16. LA SALLE DES CARTES

La salle des cartes se trouvait au plus haut du château, ainsi qu’il convenait à son importance. La montée avait essoufflé Louis. Il avait eu du mal à suivre le Kzin, qui ne courait pas, mais marchait plus vite qu’aucun Homme ne pourrait le faire.

Lorsque Louis atteignit le palier, Parleur poussait une double porte en face de lui.

Par l’ouverture, Louis aperçut une bande horizontale d’un noir de jais, large de vingt centimètres et située à un mètre du sol. Il regarda au-delà, à la recherche d’une bande similaire bleu pâle alternée de carrés bleu nuit, et il la vit.

Dans le mille.

Louis s’arrêta sur le seuil, enregistrant les détails. L’Anneau-Monde miniature occupait presque toute la pièce circulaire, d’un diamètre de près de quarante mètres. Au centre de la carte circulaire se trouvait un écran rectangulaire lourdement enchâssé, dirigé du côté opposé mais conçu pour pivoter.

Haut sur les murs se trouvaient dix globes tournants. Leur taille variait et ils tournaient à des régimes différents ; mais chacun était du bleu riche empanaché de blanc caractéristique des mondes terrestres. Une carte en section conique accompagnait chaque globe.

« J’ai passé la nuit à travailler », dit Parleur. Il se tenait derrière l’écran. « J’ai beaucoup de choses à vous montrer. Venez. »

Louis faillit se baisser pour passer sous l’anneau. Une pensée l’arrêta. L’homme au profil d’aigle qui dominait la salle de banquet ne se serait jamais courbé de cette façon, même pour entrer dans ce saint des saints. Louis marcha vers l’anneau, à travers l’anneau, et s’aperçut que c’était une projection holographique.

Il prit position derrière le Kzin.

Des tableaux de commandes entouraient l’écran. Tous les boutons, gros et massifs, étaient faits d’argent ; et chacun, sculpté, représentait une tête d’animal. Les panneaux étaient soulignés d’arabesques et de courbes. Enjolivé. Décadent ?

L’écran était allumé, mais sans grossissement. L’image était celle qu’on aurait eue depuis le voisinage des carrés d’ombre. Louis eut une impression de déjà vu.

« J’avais réussi à la mettre au point », dit le Kzin. « Si j’arrive à me rappeler… » Il toucha un bouton et l’image s’agrandit, si vite que la main de Louis se crispa instinctivement sur un frein imaginaire. « Je veux vous montrer le parapet. Rrrr, un peu trop loin… » Il toucha un autre bouton au visage féroce et l’image glissa. Ils regardaient par-dessus la lisière de l’Anneau-Monde.

Quelque part se trouvaient des télescopes qui leur transmettaient cette image. Où ? Montés sur les carrés d’ombre ?

En vue plongeante, ils contemplaient des montagnes hautes de quinze cents kilomètres. Parleur avait trouvé des commandes plus précises et l’image continuait à grandir. Louis s’émerveillait de la façon dont les montagnes, d’un aspect naturel si ce n’était leur taille, se découpaient avec netteté sur l’ombre de l’espace.

Il distingua soudain quelque chose sur les pics des montagnes.

Bien que ce ne fût qu’une ligne de points argentés, il sut ce que c’était. « Un accélérateur linéaire. »

— « Oui », dit Parleur. « Sans cabines de transfert, c’est le seul moyen valable de franchir les distances de l’Anneau-Monde. Ce devait être le principal système de transport. »

— « Mais il se trouve à quinze cents kilomètres d’altitude. Des ascenseurs ? »

— « J’ai découvert des cages d’ascenseurs le long du parapet. Là, par exemple. » Le fil d’argent était maintenant une ligne de boucles minuscules largement espacées, chacune cachée du sol par un pic montagneux. Un tube, si fin qu’on le voyait à peine, partait de l’une des boucles et suivait la pente d’une montagne, pour se perdre dans la couche de nuages, au fond de l’atmosphère de l’Anneau-Monde.

Parleur expliqua : « Les boucles électromagnétiques sont plus denses autour des cages d’ascenseurs. Ailleurs, elles sont à plus d’un million de kilomètres les unes des autres. Je suppose qu’elles ne sont nécessaires que pour le démarrage, l’arrêt et le guidage. Un véhicule pourrait être accéléré jusqu’à l’apesanteur et suivre le pourtour de l’Anneau à une vitesse relative de 1 250 kilomètres/seconde, pour être arrêté près d’une cage d’ascenseur par un autre groupe de boucles. »

— « Il faudrait presque dix jours pour en faire le tour, sans compter les accélérations. »

— « Insignifiant. Il vous faut soixante jours pour atteindre Silvereyes, le monde humain le plus éloigné de la Terre. Il vous faudrait quatre fois autant de temps pour traverser l’Espace connu d’un bord à l’autre. »

C’était vrai. Et l’espace vital, sur l’Anneau-Monde, était supérieur à celui de l’Espace connu tout entier. Ils se sont ménagé de la place, lorsqu’ils ont construit cette chose.

Louis demanda : « Avez-vous remarqué un signe quelconque d’activité ? L’accélérateur linéaire est-il encore utilisé ? »

— « La question n’a pas de sens. Attendez, je vais vous montrer. » L’image convergea, glissa sur le côté, s’agrandit lentement. Il faisait nuit. Au-dessus d’une terre obscure, de sombres nuages s’écartèrent, et alors…

— « Les lumières d’une ville. Eh bien ! » Louis déglutit.

C’était venu trop soudainement. « Tout n’est donc pas mort. Nous pouvons trouver de l’aide. »

— « Je ne pense pas. Je vais peut-être avoir du mal à trouver ceci… ah ! »

— « Par l’Esprit Noir du Manigant ! »

Le château, de toute évidence leur propre château, flottait sereinement au-dessus d’un champ de lumière. Fenêtres, néons, rivières de points lumineux volants qui devaient êtres des véhicules… des constructions flottantes aux formes étranges… Merveilleux.

« Des bandes. Tanjit ! Ce sont de vieilles bandes que nous regardons. Je pensais que c’était une transmission permanente. » L’espace d’un instant exaltant, il avait semblé que leurs recherches avaient abouti. Des villes illuminées, affairées, pointées pour eux sur une carte… mais ces images devaient avoir franchi des siècles, des civilisations.

— « Pendant quelques heures, la nuit dernière, c’est ce que j’ai pensé. Je n’ai soupçonné la vérité que lorsqu’il me fut impossible de trouver les milliers de kilomètres du sillon météorique creusé par le Menteur. »

Louis, sans voix, assena une claque sur l’épaule rose et lavande du Kzin. C’était aussi haut qu’il pouvait tendre son bras.

Le Kzin ignora la familiarité. « Dès que j’eus localisé le château, j’ai progressé rapidement. Regardez. » Il fit glisser vivement l’image vers bâbord. La terre sombre devint floue, les détails disparurent. Ils arrivèrent au-dessus d’un océan noir.

La caméra sembla reculer vers le haut…

« Vous voyez ? Une baie de l’un des océans majeurs se trouve sur notre route. Cet océan est plusieurs fois aussi grand que n’importe lequel sur Kzin ou sur la Terre. La baie elle-même est aussi grande que notre plus grand océan. »

— « Encore un obstacle ! Ne pouvons-nous le survoler ? »

— « Peut-être. Mais un détour plus grand nous attend. » Le Kzin tendit la main vers un bouton.

— « Attendez ! Je voudrais regarder ce groupe d’îles de plus près. »

— « Pourquoi, Louis ? Des escales pour nous approvisionner ? »

— « Non… Voyez-vous comme elles ont tendance à former des archipels séparés les uns des autres ? Prenez ce groupe, là. » Louis entoura du doigt des images sur l’écran. « Maintenant, regardez cette carte. »

— « Je ne comprends pas. »

— « Et ce groupe, dans ce que vous appelez une baie, et cette carte, derrière vous. Les continents sont un déformés sur la projection conique… Vous voyez, maintenant ? Dix planètes, dix groupes d’îles. Elles ne sont pas grandeur nature ; mais je parie que cette île est aussi grande que l’Australie, alors que le continent original n’a pas l’air plus grand que l’Eurasie, sur le globe. »

— « Quelle plaisanterie macabre ! Louis, est-ce là un aspect typique du sens de l’humour humain ? »

— « Non, non, non. Sentimentalité ! A moins… »

— « Oui ? »

— « Je n’y avais pas pensé. La première génération — ils devaient sacrifier leurs planètes, mais ils voulaient garder quelque chose de ce qu’ils perdaient. Trois générations plus tard, ce serait drôle. C’est toujours ainsi. »

Lorsque le Kzin fut sûr que Louis avait terminé, il lui demanda avec un certain embarras : « Vous, Humains, pensez-vous comprendre les Kzinti ? »

Louis sourit et secoua la tête.

« Bon », dit le Kzin, et il changea de sujet. « J’ai passé un moment la nuit dernière à examiner le spatioport le plus proche. »

Ils se tenaient au pivot de l’Anneau-Monde miniature, regardant dans le passé par une fenêtre rectangulaire.

Le passé qu’ils contemplaient était d’une réalisation remarquable. Parleur avait réglé l’écran sur le spatioport, une large saillie ouverte sur l’espace, à l’extérieur du parapet. Ils observèrent un énorme cylindre aux extrémités arrondies, illuminé de milliers de baies, atterrir dans les champs magnétiques automatiques. Les champs étaient irradiés de tons pastel, sans doute pour que les opérateurs puissent les manœuvrer visuellement.

« Il s’agit d’une bande sans fin », avertit Parleur. « Je l’ai regardée pendant un certain temps, la nuit dernière. Les passagers semblent s’enfoncer directement dans la paroi du parapet, comme s’ils utilisaient un processus d’osmose.

— « Ouais. » Louis se sentait très déprimé. La plate-forme du spatioport était loin d’eux vers l’orient — la distance qu’ils avaient déjà parcourue en paraissait insignifiante.

— « J’ai observé le décollage d’un vaisseau. Ils n’utilisent pas le canon électromagnétique. Ils l’utilisent seulement à l’atterrissage, pour égaler la vitesse du vaisseau à celle du spatioport. Pour les décollages, ils se contentent de laisser le vaisseau tomber dans l’espace.

» C’est ce qu’avait supposé le mangeur-de-feuilles, Louis. Vous vous souvenez du système de trappe basculante ? La rotation de l’Anneau-Monde est assez rapide pour qu’un propulseur fusion-écope puisse entrer en action. Louis, vous m’écoutez ? »

Louis se secoua. « Désolé. Tout ce que je puis penser est que cela allonge notre voyage de plus d’un million de kilomètres. »

— « Peut-être pouvons-nous utiliser le système de transport, le petit accélérateur linéaire qui longe le sommet du parapet. »

— « Aucune chance, il est certainement hors d’usage. Toute civilisation tend à s’étendre, s’il y a un système de transport pour la propager. Et même si nous pouvions le faire fonctionner, nous ne nous dirigeons pas vers une cage d’ascenseur. »

— « C’est vrai », reconnut le Kzin. « J’en ai cherché une. » Sur l’écran rectangulaire, le vaisseau avait atterri. Des tracteurs volants amenaient un tube articulé jusqu’au sas principal du vaisseau. Les passagers se déversaient dans le tube.

« Devons-nous changer notre but ? »

— « Impossible. Le spatioport est encore notre meilleure chance. »

— « Est-ce bien sûr ? »

— « Oui, tanjit ! Si grand qu’il soit, l’Anneau-Monde est un monde-colonie. La civilisation se centre toujours autour du spatioport, sur un monde-colonie. »

— « Parce que les vaisseaux viennent de la planète-mère, apportant des nouvelles des progrès technologiques, oui. Mais nous avons supposé que les habitants de l’Anneau-Monde avaient abandonné leur planète d’origine. »

— « Mais des vaisseaux peuvent encore venir », dit Louis d’un ton obstiné. « Depuis les mondes abandonnés ! Depuis les siècles passés ! Les vaisseaux-navette ou d’exploration sont sujets à la relativité, à la dilatation du temps. »

— « Vous espérez trouver de vieux astronautes essayant d’inculquer les anciennes connaissances aux sauvages qui les ont oubliées. Peut-être avez-vous raison », dit Parleur. « Mais je me méfie de ce raisonnement, et le spatioport est loin. Que puis-je vous montrer d’autre sur la carte ? »

Louis demanda soudain : « Quelle distance avons-nous parcourue depuis que nous avons quitté le Menteur ? »

— « Je vous ai dit que je n’avais pu trouver le sillon météorique de notre impact. Vous pouvez évaluer aussi bien que moi. Mais je sais ce qu’il nous reste à parcourir. Il y a approximativement cinq cent mille kilomètres du château au parapet. »

— « C’est long… Mais vous avez bien dû trouver la montagne ? »

— « Non. »

— « La grande. Poing-de-Dieu. Nous nous sommes écrasés presque sur son versant. »

— « Non. »

— « Je n’aime pas cela. Parleur, est-il possible que nous nous soyons écartés de notre direction ? Vous auriez dû trouver Poing-de-Dieu, simplement en reculant vers tribord, à partir du château. »

— « Mais je ne l’ai pas trouvé », assura Parleur d’un ton décisif. « Y a-t-il autre chose que vous vouliez voir ? Il y a des espaces vierges, par exemple. Ils sont peut-être dus simplement à l’usure de la bande, mais je me demandais s’ils ne pourraient pas dissimuler des endroits de l’Anneau-Monde dont la nature est secrète. »

— « Il nous faudrait y aller nous-mêmes pour nous rendre compte. »

Parleur se retourna soudain vers la double porte, les oreilles écartées comme des éventails. Il tomba silencieusement à quatre pattes et bondit.

Louis fronça les sourcils. Qu’est-ce qui avait pu causer cette réaction ? Puis il entendit…

Considérant son âge, la machinerie du château avait été remarquablement silencieuse. Maintenant, de derrière la porte double, parvenait un ronflement de basse.

Parleur était hors de vue. Louis tira sa lampe laser — celle que le Kzin lui avait passée après qu’il eut perdu la sienne à Zignamuclickclick, Parleur se réservant l’usage du désintégrateur Négrier — et suivit prudemment.

Il trouva le Kzin au haut de l’escalier. Il remisa son arme et tous deux regardèrent Teela, portée par l’escalier en mouvement.

« Ils ne font que monter », dit Teela. « Ils ne descendent pas. Celui qui se trouve entre les sixième et septième étages ne fonctionne pas du tout. »

Louis posa la question évidente « Comment les met-on en route ? »

— « On tient la rampe et on pousse en avant. De cette façon, il ne marche que si l’on se tient. C’est plus sûr. Je l’ai découvert par hasard. »

— « Toi, bien sûr. J’ai grimpé dix étages, ce matin. Combien en as-tu monté avant de découvrir le système ? »

— « Aucun. Je voulais monter pour prendre mon petit déjeuner, j’ai trébuché sur la première marche et j’ai agrippé la rampe. »

— « Évidemment. Ça ne m’étonne pas. »

Teela parut blessée. « Ce n’est pas ma faute si tu… »

— « Pardon. As-tu pris ton petit déjeuner ? »

— « Non. J’ai observé les gens rassemblés sous le château. Sais-tu qu’il y a une place publique, juste au-dessous de nous ? »

Les oreilles de Parleur s’ouvrirent toutes grandes. « Oui ? Et elle n’est pas déserte ? »

— « Non. Ils arrivent de toutes les directions depuis ce matin. Ils doivent être des centaines, maintenant. » Elle sourit comme un lever de soleil. « Et ils chantent. »

Tous les corridors du château comportaient des niches élargies. Chacune de ces alcôves était meublée de tapis, de fauteuils et de tables, apparemment pour permettre à n’importe quel groupe de flâneurs de prendre leur repas à quelque moment que ce fût, où bon leur semblait. Dans un de ces recoins, près du « sous-sol » du château, se trouvait une longue fenêtre courbée à angle droit pour former sol et mur.

Louis haletait un peu d’avoir descendu dix étages. La table de la niche le fascina. Le dessus en semblait … sculpté ; mais la forme et l’emplacement des contours suggéraient des assiettes creuses ou plates, des beurriers, des saladiers, des réceptacles pour le fond des chopes. Des décennies ou des siècles d’usage avaient patiné la matière blanche et dure.

Pas besoin d’assiettes. On pose la nourriture dans les creux et on arrose la table ensuite pour la nettoyer.

Cela paraissait peu hygiénique, mais ? »… Ils n’auront apporté ni mouches, ni moustiques, ni loups. Pourquoi auraient-ils apporté des bactéries ?

Bactéries intestinales, se répondit-il tout seul. Pour la digestion. Et si une seule bactérie mutait, devenait pernicieuse… À ce moment, il n’y aurait plus d’immunité contre quoi que ce soit. La civilisation de l’Anneau-Monde avait-elle disparu de cette façon ? Toute civilisation requiert un nombre minimum d’individus, pour se maintenir.

Teela et Parleur ne s’occupaient pas de lui. Agenouillés dans la courbure de la fenêtre, ils regardaient en bas. Louis les rejoignit.

« Ils sont toujours là », dit Teela. Ils y étaient. Louis estima qu’un millier de personnes regardaient vers le château. Ils ne chantaient plus.

— « Ils ne peuvent pas savoir que nous sommes ici », dit-il.

— « Peut-être adorent-ils le bâtiment ? » suggéra Parleur.

— « Même en ce cas, ils ne peuvent pas le faire tous les jours. Nous sommes trop loin des limites de la ville. Ils ne pourraient pas aller aux champs. »

— « Peut-être sommes-nous arrivés un jour exceptionnel. Un jour saint. »

Teela intervint. « Quelque chose est peut-être arrivé la nuit dernière. Quelque chose de spécial, comme nous, si quelqu’un nous a vus. Ou comme cela. » Elle pointa un doigt.

— « Je m’interrogeais à ce sujet », remarqua Parleur. Depuis combien de temps cette chose tombe-t-elle ?

— « Depuis que je suis réveillée, pour le moins. On dirait de la pluie, ou une sorte de neige inconnue. C’est du fil des carrés d’ombre, des kilomètres et des kilomètres. Pourquoi pensez-vous qu’il soit tombé ici ? »

Louis pensa aux dix millions de kilomètres entre chaque carré d’ombre… à un fil ininterrompu de dix millions de kilomètres, coupé par l’impact du Menteur… descendant avec le Menteur vers le sol de l’Anneau-Monde, presque sur la même trajectoire. Il était à peine surprenant qu’ils fussent tombés sur une partie de ce fil immense.

Il ne se sentait pas d’humeur bavarde. « Coïncidence », lâcha-t-il.

— « En tout cas, il s’est drapé tout autour de nous, et il tombe au moins depuis hier soir, sans doute. Déjà auparavant, les indigènes devaient adorer le château, parce qu’il flotte. »

— « Écoutez », dit doucement le Kzin. « Si les Ingénieurs de l’Anneau-Monde apparaissaient aujourd’hui, descendant de ce château flottant, cela ne leur paraîtrait pas tellement surprenant ; plutôt approprié, en fait. Louis, essayons le Gambit de Dieu. »

Louis se retourna pour répondre — et ne le put. Tout ce qu’il pouvait faire était d’essayer de garder son sérieux. Il aurait pu y arriver, mais Parleur expliquait à Teela :

« Louis a suggéré que notre meilleure chance de succès avec les indigènes était de nous faire passer pour des Ingénieurs de l’Anneau-Monde. Vous et Louis seriez des acolytes. Nessus devait jouer le démon captif ; mais nous pourrons essayer sans lui. Je devais être plus un Dieu qu’un Ingénieur, une sorte de Dieu de la Guerre… »

Teela se mit à rire, et Louis ne put résister plus longtemps. Haut de deux mètres cinquante, avec des épaules et des hanches d’une largeur inhumaine, le Kzin était trop gros et trop armé pour ne pas être effrayant, malgré sa fourrure absente. Sa queue de rat avait toujours été son attribut le moins impressionnant. Sa peau était maintenant de la même couleur : rose, entrecroisée de vaisseaux capillaire lavande. Sans fourrure pour arrondir sa tête, ses oreilles devenaient des parasols roses un peu grotesques. Sa fourrure orange lui faisait un domino sur les yeux, et on aurait dit qu’il s’était fait pousser son propre coussin pour s’asseoir.

Le danger qu’il y avait à rire d’un Kzin ne le rendait que plus drôle. Plié en deux, les bras autour de la taille, riant silencieusement parce qu’il ne pouvait pas respirer, Louis recula vers ce qu’il espérait être un fauteuil.

Une main gigantesque se referma sur son épaule et le souleva du sol. Toujours convulsé de rire, Louis se trouva face aux yeux du Kzin. Il entendit « En vérité, Louis, vous devez m’expliquer votre comportement. »

Louis fit un effort énorme. « Une s… sorte de Dieu de la Guerre », dit-il, et il repartit de plus belle. Teela émettait des bruits de hoquet.

Le Kzin le reposa et attendit que la crise fût passée.

« Vous n’êtes pas assez impressionnant pour jouer à Dieu », dit Louis quelques minutes plus tard. « Pas tant que votre fourrure n’aura pas repoussé. »

— « Mais, si je déchirais de mes mains quelques Humains, peut-être me respecteraient-ils, alors ? »

— « Ils vous respecteraient à distance, en se cachant. Cela ne nous serait pas très utile. Non, il faut attendre que votre fourrure repousse. Et, même à ce moment, le tasp de Nessus nous sera nécessaire. »

— « Le Marionnettiste n’est pas disponible. »

— « Mais… »

— « J’ai dit qu’il n’était pas disponible. Comment allons-nous contacter les indigènes ? »

— « Il faudra que vous restiez ici. Voyez ce que vous pourrez apprendre de la salle des carte. Teela et moi » dit Louis, et il se rappela soudain. « Teela tu n’as pas vu la salle des cartes. »

— « À quoi ressemble-t-elle ? »

— « Reste ici et demande à Parleur de te la montrer. Je vais descendre seul. Vous pourrez écouter tous les deux par l’intermédiaire des disques traducteurs et venir à mon secours si j’ai des ennuis. Parleur, j’ai besoin de votre lampe laser. »

Le Kzin grogna, mais il acquiesça. Il avait toujours le désintégrateur Négrier.

À trois cents mètres au-dessus d’eux, il entendit leur silence respectueux se muer en un murmure d’étonnement ; il sut qu’ils l’avaient vu, point lumineux qui se détachait de la fenêtre du château. Il descendit vers eux.

Le murmure ne s’éteignit pas. Il fut supprimé. Il put saisir la différence.

Puis ils se mirent à chanter.

« Ça traîne », avait dit Teela. « Ils ne gardent pas la mesure », et : « Ils chantent faux. » L’imagination de Louis était partie de là, si bien que le chant le prit par surprise. C’était beaucoup mieux qu’il ne s’y attendait.

Il devina qu’ils chantaient sur une gamme de douze tons. L’ « octave » de la plupart des mondes humains était aussi une gamme à douze tons, mais avec des différences. Pas étonnant que cela eût semblé faux à Teela.

Oui, cela traînait. C’était de la musique d’église, lente et solennelle, répétitive et sans harmonie. Mais elle avait une certaine grandeur.

La place était immense. Mille personnes étaient une foule énorme après des semaines de solitude, mais la place aurait pu en contenir dix fois autant. Des haut-parleurs auraient pu les aider à garder la mesure, mais il n’y avait pas de haut-parleurs. Un homme isolé remuait, les bras depuis un piédestal, au centre de la place. Mais ils ne le regardaient pas. Ils regardaient tous Louis Wu.

Malgré tout cela, la musique était belle.

Teela ne pouvait percevoir cette beauté. La musique dont elle avait l’expérience venait d’enregistrements et de postes de tri-D, toujours à travers un système de micros. Une telle musique pouvait être amplifiée, rectifiée, les voix multipliées ou accrues, les mauvais sons éliminés. Teela n’avait jamais entendu de musique vivante.

Louis Wu en avait entendu. Il ralentit son cyclo pour donner à ses nerfs sensitifs le temps de s’adapter aux rythmes. Il se rappela les gens chantant sur les falaises au-dessus de Crashlanding City, des foules deux fois plus nombreuses, dont la musique était différente pour une autre raison également : Louis Wu chantait alors avec la foule. Maintenant qu’il laissait la musique vibrer en lui, ses oreilles commencèrent à s’ajuster aux notes légèrement trop aiguës ou trop basses, au flou des voix, à la répétition, à la lente majesté de l’hymne.

Il se reprit à temps pour ne pas se joindre aux chanteurs. Ce n’est pas une bonne idée. Et il laissa son cyclo descendre sur la place.

Le piédestal, au centre de la place, avait autrefois supporté une statue. Louis identifia les empreintes de pieds humains, longues chacune d’un mètre vingt, qui marquaient l’emplacement de la statue disparue. Une sorte d’autel rectangulaire occupait maintenant le piédestal, et un homme se tenait le dos à l’autel, battant la mesure de ses bras.

Un éclair de rose au-dessus d’une tunique grise… Louis supposa que l’homme portait une toque, sans doute de soie rose.

Il décida d’atterrir sur le piédestal lui-même. Il allait toucher le sol, lorsque le chef d’orchestre se retourna vers lui, et il faillit en rater son atterrissage.

Ce qu’il avait pris pour un couvre-chef était un crâne nu et rose. Unique dans cette foule de têtes pareilles à des fleurs d’or, ces visages où les yeux perçaient à travers une toison blonde, le visage de l’homme était aussi glabre que celui de Louis Wu.

Les bras tendus, les paumes tournées vers le bas, l’homme maintint la dernière note du chant… la prolongea pendant quelques secondes… puis la coupa. Une fraction de seconde plus tard, les derniers échos lui parvinrent depuis les confins de la place. Le prêtre — prêtre ? — fit face à Louis Wu dans le silence soudain.

Il était aussi grand que lui, grand pour un indigène. La peau de son cuir chevelu et de son visage était pâle, presque translucide, comme celle d’un albinos de Nous-Y-Voilà. Il avait dû se raser quelques heures plus tôt avec un rasoir émoussé, et les poils commençaient à repousser, posant partout une touche de gris, à l’exception de deux cercles autour des yeux.

Il parla, et Louis perçut une note de reproche. Le disque traducteur dit aussitôt : « Ainsi, vous êtes enfin venus. »

— « Nous ne savions pas que nous étions attendus », dit Louis sincèrement. Il n’était pas assez sûr de lui pour tenter seul le Gambit de Dieu. Durant sa longue vie, il avait appris qu’un tissu de mensonges pouvait devenir diablement embarrassant.

— « Des cheveux poussent sur votre tête », dit le prêtre. « On peut en conclure que votre sang n’est pas des plus purs, ô Ingénieur. »

C’était donc cela ! La race des Ingénieurs devait être complètement chauve ; et ce prêtre devait les imiter en rasant sa peau sensible avec une lame émoussée. Ou bien… les Ingénieurs utilisaient-ils une crème dépilatoire ou un autre procédé, sans autre raison que la mode ? Le prêtre ressemblait beaucoup au portrait de fil étiré dans la salle de banquet.

— « Mon sang ne vous regarde pas », dit Louis, écartant le problème. « Nous nous dirigeons vers la bordure du monde. Quels renseignements pouvez-vous me donner sur notre route ? »

Le prêtre était apparemment interloqué. « Vous me demandez des renseignements à moi ? Vous, un Ingénieur ? »

— « Je ne suis pas un Ingénieur. » Louis se tenait prêt à activer l’enveloppe sonique.

Mais le prêtre n’en parut que plus interdit. « Pourquoi alors êtes-vous à moitié glabre ? Pourquoi vous déplacez-vous dans les airs ? Avez-vous dérobé des secrets du Paradis ? Que voulez-vous ici ? Êtes-vous venu pour m’enlever ma congrégation ? »

La dernière question paraissait la plus importante. « Nous nous dirigeons vers la bordure. Nous n’avons besoin que de renseignements.

— « Je pense que vos réponses se trouvent au Paradis. »

— « Ne soyez pas impertinent avec moi », dit Louis d’un ton égal.

— « Mais vous êtes venu tout droit du Paradis ! Je vous ai vu ! »

— « Ah ! Le château ! Nous avons visité le château, mais il ne nous a pas appris grand-chose. Entre autres, les Ingénieurs étaient-ils vraiment chauves ? »

— « J’ai pensé parfois qu’ils se rasaient, comme moi. Votre menton semble pourtant naturellement imberbe.

— « Je m’épile. » Louis regarda autour de lui, la mer de visages blonds respectueux. « En quoi croient-ils ? Ils ne semblent pas partager vos doutes. »

— « Ils nous voient parler en égaux, dans la langue des Ingénieurs. J’aimerais poursuivre ainsi, si vous le voulez bien. » Les manières du prêtre semblaient maintenant plus conspiratrices qu’hostiles.

— « Cela renforcera-t-il votre position vis-à-vis d’eux ? Je suppose que oui », estima Louis. Le prêtre avait réellement eu peur de perdre sa congrégation — comme n’importe quel prêtre, si son dieu venait à prendre forme et décidait de le relever. « Peuvent-ils nous comprendre ? »

— « Peut-être un mot sur dix. »

Louis commençait à regretter l’efficacité de son disque traducteur. Il ne savait pas si le prêtre parlait le langage de Zignamuclickclick. Sachant cela, sachant combien les deux langues avaient divergé depuis la rupture des communications, il aurait peut-être pu dater la chute de la civilisation.

— « Qu’était ce château que vous appelez Paradis ? » demanda-t-il. « Le savez-vous ? »

— « Les légendes parlent de Zrillir », expliqua le prêtre.« Elles disent qu’il gouvernait toutes les terres sous le Paradis. Sur ce piédestal s’élevait la statue de Zrillir, grandeur nature. Les terres fournissaient au Paradis des plantes et des fruits que je puis nommer, si vous le désirez, car je connais leurs noms par cœur ; mais elles ne poussent plus de nos jours. Puis-je ?… »

— « Non, merci. Que s’est-il passé ? »

La voix de l’homme avait pris un ton chantant. Il avait dû entendre souvent ce récit, il avait dû le redire souvent…

— « Le Paradis fut fait lorsque les Ingénieurs créèrent le monde et l’Arche. Celui qui règne sur le Paradis règne sur la terre d’un bord à l’autre. Ainsi régna Zrillir, durant de nombreuses vies, envoyant le feu du soleil depuis le Paradis lorsqu’il était mécontent. Puis on murmura que Zrillir ne pouvait plus jeter le feu du soleil.

» Les gens cessèrent alors de lui obéir. Ils n’envoyèrent plus de nourriture. Ils abattirent la statue. Lorsque les anges de Zrillir jetèrent des rocs de là-haut, les gens les esquivèrent en riant.

» Vint un jour où les gens tentèrent de prendre d’assaut le Paradis par l’escalier en spirale. Mais Zrillir le détruisit. Puis les anges quittèrent le Paradis dans des véhicules volants.

» Plus tard, la perte de Zrillir fut regrettée. Le ciel était toujours couvert ; les récoltes périclitèrent. Nous avons prié pour le retour de Zrillir… »

— « Quel degré de vérité y a-t-il dans tout cela, à votre avis ? »

— « J’aurais dénié tout cela jusqu’à ce matin, lorsque vous êtes descendu du Paradis. Vous m’inquiétez terriblement, ô Ingénieur. Peut-être Zrillir a-t-il vraiment l’intention de revenir, et envoie-t-il son bâtard en avant pour écarter de son chemin les faux prêtres. »

— « Je pourrais me raser le crâne. Serait-ce mieux ? »

— « Non. Ne vous inquiétez pas. Posez vos questions. »

— « Que pouvez-vous me dire de la chute de la civilisation de l’Anneau-Monde ? »

Le prêtre parut encore plus inquiet. « La civilisation est-elle près de s’écrouler ? »

Louis soupira et — pour la première fois — se retourna pour examiner l’autel.

Celui-ci occupait le centre du piédestal sur lequel ils se trouvaient. Il était fait de bois sombre. Sa surface rectangulaire plate était sculptée pour figurer une carte en relief, avec des collines, des rivières et un lac unique, et deux lisières recourbées vers le haut. Les autres bords, plus courts, formaient les bases d’une arche d’or parabolique.

L’or de cette arche était terni. Mais, depuis le sommet de la courbe, pendait une petite boule d’or ; et cet or était finement poli.

« La civilisation est-elle en danger ? Il s’est passé tant de choses. Le fil du soleil, votre venue — est-ce le fil du soleil ? Le soleil tombe-t-il sur nous ? »

— « J’en doute fortement. Vous parlez du fil qui tombe depuis ce matin ? »

— « Oui. Notre religion nous enseigne que le soleil est suspendu à l’Arche par un fil très solide. Et ce fil est solide, nous le savons », dit le prêtre. « Une jeune fille a voulu en ramasser et le démêler, et il lui a tranché les doigts. »

Louis hocha la tête. « Rien ne tombe », dit-il. Pas même les carrés d’ombre. Même en coupant tous les fils, les carrés ne percuteraient pas l’Anneau-Monde. Les Ingénieurs avaient dû donner à leur orbite une aphélie à l’intérieur de l’Anneau.

Il demanda sans beaucoup d’espoir : « Que savez-vous du système de transport qui longe la bordure ? » À cet instant, il sut que quelque chose n’allait pas. Il avait perçu quelque chose, quelque preuve de désastre ; mais quoi ?

Le prêtre dit : « Voulez-vous répéter cela ? »

Louis répéta.

Le prêtre répondit : « Votre objet qui parle a dit autre chose, la première fois. À propos d’une chose… interdite. »

— « Bizarre », dit Louis. Cette fois, il l’entendit. Le traducteur parlait d’un ton différent, et longuement.

« Vous utilisez une longueur d’ondes interdite, en violation — je ne me rappelle pas le reste », dit le prêtre. « Nous ferions mieux d’en finir avec cette conversation. Vous avez réveillé une chose ancienne, une chose mauvaise… » Le prêtre s’interrompit pour écouter, car le traducteur de Louis parlait à nouveau dans sa langue. « … en violation du décret douze, interférant avec la surveillance. Vos pouvoirs peuvent-ils empêcher… »

Le reste ne fut pas traduit.

Car, dans la main de Louis, le disque chauffa soudain au rouge. Il le jeta aussitôt le plus loin qu’il put. Il était chauffé à blanc et brillait intensément lorsqu’il atteignit le sol — sans blesser personne, autant qu’il put s’en rendre compte. Il ressentit alors le contrecoup de la douleur et les larmes l’aveuglèrent à moitié.

Il parvint à voir le prêtre, qui lui adressait un hochement de tête solennel.

Il lui retourna le salut, le visage aussi impassible. Il était toujours sur son cyclo ; il manœuvra les commandes et s’éleva vers le Paradis.

Dès qu’il fut hors de vue, il se laissa aller à une grimace de douleur et prononça un mot qu’il avait entendu un jour sur Wunderland, d’un homme qui avait laissé tomber un cristal de Steuben vieux d’un millier d’années.

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