Louis Wu connaissait des gens qui fermaient les yeux lorsqu’ils utilisaient une cabine de transfert. Le changement brusque de décor leur donnait le vertige. Louis trouvait cela absurde ; il est vrai que certains de ses amis étaient encore plus bizarres.
Il garda les yeux ouverts en composant son numéro. Les étrangers qui l’observaient disparurent. Quelqu’un cria : « Hé ! Il est de retour ! »
Un attroupement se forma autour de la porte. Il fut obligé de forcer pour l’ouvrir. « Que le Manigant vous berne tous ! Nul d’entre vous n’est-il encore rentré chez lui ? » Il étendit les bras pour les englober et poussa en avant comme un chasse-neige, les forçant à reculer. « Dégagez la porte, bande de butors ! J’ai de nouveaux invités qui arrivent. »
— « Fantastique ! » cria une voix dans son oreille. Des mains anonymes prirent la sienne et ajustèrent ses doigts autour d’un verre-ampoule. Louis étreignit les sept ou huit de ses invités qui se trouvaient dans le cercle de ses bras et sourit à leur accueil.
Louis Wu. Vu d’une certaine distance, c’était un Oriental, avec une peau jaune clair et une chevelure blanche flottante. Sa riche toge bleue était négligemment drapée et, malgré l’apparence, elle n’entravait pas ses mouvements.
De près, la supercherie devenait apparente. Sa peau n’était pas d’un brun-jaune pâle, mais d’un jaune chrome moelleux, couleur d’un Fu Manchu de bande dessinée. Sa natte était trop épaisse ; sa blancheur n’était pas celle des ans, mais un blanc pur avec une touche subliminale de bleu, couleur de la lumière d’une étoile naine. Comme tous les plats-terriens, Louis Wu devait ses couleurs aux teintures épidermiques.
Un plat-terrien. On pouvait en juger d’un coup d’œil. Ses traits n’étaient ni caucasiens, ni mongoliques, ni négroïdes, bien qu’il y eût des traces des trois : un mélange uniforme qui avait dû requérir des siècles. Sous une gravité de 9,81 mètres par seconde, sa façon de se tenir était inconsciemment naturelle. Il empoigna le verre-ampoule et sourit à la ronde à ses invités.
Il s’aperçut soudain qu’il souriait dans une paire d’yeux argentés et réfléchissants à trois centimètres des siens.
Une certaine Teela Brown avait abouti là, nez à nez et poitrine contre poitrine avec lui. Sa peau était bleue, avec un réseau de fils d’argent ; sa coiffure était le flot embrasé d’un feu de joie ; ses yeux étaient des miroirs convexes. Elle avait vingt ans. Louis avait parlé avec elle quelques heures plus tôt. Sa conversation était superficielle, pleine de clichés et d’enthousiasmes faciles ; mais elle était très jolie.
Il fallait que je vous demande », dit-elle très vite. « Comment êtes-vous parvenu à faire venir un Trinoc ? »
— « Ne me dites pas qu’il est encore ici. »
— « Oh non ! Sa provision d’air s’épuisait et il a dû rentrer chez lui. »
— « Un petit mensonge de politesse », lui expliqua Louis.
Le générateur d’air d’un Trinoc se suffit pour des semaines. Bien, si vous tenez vraiment à le savoir, ce Trinoc-là fut une fois mon hôte pendant deux semaines. Son vaisseau et son équipage avaient été détruits à la lisière de l’Espace connu, et j’avais dû le transporter jusqu’à Margrave afin qu’on puisse lui installer un caisson contenant un milieu vivable.
Les yeux de la jeune fille reflétaient un intérêt émerveillé. Louis était agréablement surpris qu’ils fussent au niveau de ses propres yeux, car la beauté fragile de Teela Brown la faisait paraître plus petite qu’elle n’était en réalité. Ses yeux glissèrent par-dessus l’épaule de Louis et s’agrandirent encore plus. Louis se retourna en souriant.
Nessus le Marionnettiste sortait en trottinant de la cabine de transfert.
Louis avait eu cette idée alors qu’ils quittaient le Krushenko. Il avait essayé de persuader Nessus de leur donner des détails sur leur destination. Mais le Marionnettiste avait peur des faisceaux espions.
« Alors, venez chez moi », avait suggéré Louis.
— « Mais… vos invités !… »
— « Pas dans mon bureau. Et mon bureau est à l’épreuve de tout système d’écoute. En outre, pensez au succès que vous aurez à ma fête ! En supposant que tout le monde n’est pas encore rentré chez soi… »
L’impact fut tout ce que Louis eût pu désirer. Le tap-tap-tap des sabots du Marionnettiste fut soudain le seul bruit audible. Derrière lui, Parleur-aux-Animaux se matérialisa. Le Kzin considéra la mer de visages humains qui entourait la cabine. Puis, doucement, il découvrit ses dents.
Quelqu’un vida la moitié de son verre dans le pot d’un palmier. Le grand geste. De l’une des branches, une chose-orchidée de Gummidgy se mit à jacasser avec colère. Les gens s’écartaient furtivement de la cabine de transfert. Des commentaires fusaient : « Non, non, vous êtes normal, je les vois aussi. » « Des pilules pour dégriser ? Attendez que je regarde dans mon sporan. » « C’est vraiment une sacrée partie, vous ne trouvez pas ? » « Ce bon vieux Louis. » « Comment appelez-vous cette chose ? »
Ils ne savaient que penser de Nessus. La plupart ignorèrent le Marionnettiste ; ils avaient peur d’émettre une opinion, peur de passer pour des sots. Leur réaction envers Parleur-aux-Animaux fut encore plus curieuse. Autrefois l’ennemi le plus dangereux de l’Homme, le Kzin fut traité là avec une déférence craintive, comme une sorte de héros.
— « Suivez-moi », dit Louis au Marionnettiste. Avec un peu de chance, le Kzin les suivrait tous les deux. Il hurla : « Excusez-nous ! » et se fraya un chemin dans la foule. En réponse à diverses questions excitées et (ou) intriguées, il se contenta de sourire d’un air énigmatique.
Une fois en sécurité dans son bureau, Louis barricada la porte et brancha le dispositif anti-écoute. « Ouf ! Qui veut prendre un verre ? »
— « Si vous pouvez faire chauffer un peu de bourbon, je pourrai le boire », dit le Kzin. « Si vous ne pouvez pas le chauffer, je pourrai le boire quand même. »
— « Nessus ? »
— « N’importe quel jus végétal conviendra. Avez-vous du jus de carotte chaud ? »
— « Pouah ! » fit Louis ; mais il programma le bar, qui produisit des ampoules de jus de carotte chaud.
Tandis que Nessus s’asseyait sur sa jambe postérieure repliée, le Kzin se laissa tomber lourdement sur un coussin gonflable. Sous son poids, celui-ci aurait dû exploser comme la moindre baudruche. En équilibre sur un coussin trop petit pour lui, le plus vieil ennemi en second de l’Homme paraissait curieux et ridicule.
Les guerres entre Hommes et Kzinti avaient été nombreuses et terribles. Si les Kzinti avaient seulement gagné la première d’entre elles, l’espèce humaine eût été esclave et viande de boucherie pour le reste de l’éternité. Mais les Kzinti avaient souffert des guerres qui suivirent. Ils avaient tendance à attaquer avant d’être prêts. Ils avaient un concept limité de la patience, et aucun sentiment de pitié ni le sens de la guerre restreinte. Chaque guerre leur avait coûté une perte considérable de population et la confiscation, en représailles, de deux mondes kzinti.
Depuis deux cent cinquante ans, les Kzinti n’avaient pas attaqué l’espace humain. Ils n’avaient rien avec quoi attaquer. Depuis deux cent cinquante ans, les Hommes n’avaient pas attaqué les mondes kzinti ; et aucun Kzin ne pouvait le comprendre. Les Hommes les déconcertaient terriblement.
Ils étaient rudes et coriaces, et Nessus, un poltron notoire, avait insulté quatre Kzinti adultes dans un restaurant public.
« Parlez-moi encore », dit Louis, « de la prudence proverbiale des Marionnettistes, J’ai oublié. »
— « Je n’ai peut-être pas été très honnête avec vous. Ceux de ma race me considèrent comme fou. »
— « Oh, très bien ! » Louis aspira le contenu du verre-ampoule qu’un donneur anonyme lui avait forcé dans la main. C’était de la vodka avec de la grenadine et de la glace pilée.
La queue du Kzin battait sans arrêt. « Pourquoi devrions-nous nous embarquer avec un dément reconnu ? Vous devez bien être le plus fou de tous, pour vouloir voyager avec un Kzin. »
— « Vous vous alarmez trop facilement », rétorqua Nessus de sa voix douce et persuasive, et insupportablement sensuelle. « Les Hommes n’ont jamais rencontré un Marionnettiste qui ne fût pas fou aux yeux des siens. Aucun étranger n’a jamais vu le monde des Marionnettistes, et aucun Marionnettiste sain d’esprit ne confierait sa vie au fragile système de subsistance d’un astronef, ou aux dangers inconnus et peut-être mortels d’un monde étranger. »
— « Un Marionnettiste fou, un Kzin adulte, et moi. Le quatrième membre de notre équipage ferait mieux d’être un psychiatre. »
— « Non, Louis. Aucun de nos candidats n’est psychiatre. »
— « Ah ? Et pourquoi pas ? »
— « Je n’ai pas choisi au hasard. » Le Marionnettiste suçait son ampoule d’une bouche et parlait de l’autre. « D’abord, il y eut moi. Le voyage que nous projetons doit bénéficier à notre race, nous devons donc y inclure un représentant. Celui-ci devait être assez fou pour s’aventurer dans un monde inconnu, mais assez sensé pour survivre grâce à son intelligence. Comme il se trouve, j’étais juste à la limite. »
« Nous avions des raisons d’inclure un Kzin. Parleur-aux-Animaux, ce que je vous dis maintenant est secret. Nous avons observé votre race depuis un temps considérable. Nous connaissions votre existence bien avant que vous n’attaquiez l’Humanité. »
— « Vous avez bien fait de ne pas vous montrer », gronda le Kzin.
— « Sans aucun doute. Au début, nous avions jugé que la race kzinti était à la fois inutile et dangereuse. Des recherches furent entreprises pour déterminer si elle pouvait être éliminée sans risques. »
— « Je vais prendre vos cous et en faire un nœud. »
— « Vous ne commettrez pas de violences ! »
Le Kzin se leva.
— « Il a raison », dit Louis. « Asseyez-vous, Parleur. Vous ne tireriez aucun profit du meurtre d’un Marionnettiste. » Le Kzin se rassit. Cette fois encore, le coussin résista.
— « Le projet fut annulé », reprit Nessus. « Nous découvrîmes que les guerres entre Hommes et Kzinti réduisaient suffisamment l’expansion kzinti et vous rendaient moins dangereux. Nous poursuivîmes notre surveillance.
» Six fois, au cours de plusieurs siècles, vous avez attaqué les mondes des Hommes. Six fois, vous avez été vaincus, perdant à peu près les deux tiers de votre population mâle dans chaque guerre. Dois-je commenter le niveau d’intelligence que cela révèle ? Non ? De toute façon, vous n’avez jamais été en danger réel d’extermination. Vos femelles non pensantes n’étaient pratiquement pas touchées par la guerre, de sorte que la génération suivante remplaçait en partie le nombre des disparus. Vous avez quand même perdu progressivement un empire que vous aviez mis des milliers d’années à bâtir.
» Il devint évident que les Kzinti évoluaient à pas de géant. »
— « Évoluaient ? »
Nessus feula un mot dans la Langue Héroïque. Louis sursauta. Il n’avait pas soupçonné que les gorges du Marionnettiste fussent capables de cela.
— « Oui », dit Parleur-aux-Animaux, « c’est bien ce que j’avais entendu. Mais je ne comprends pas l’implication. »
— « L’évolution dépend de la survivance du mieux adapté. Depuis des centaines d’années kzinti, les mieux adaptés de votre race furent ceux qui eurent l’esprit ou l’indulgence d’éviter de combattre les Humains. Les résultats sont évidents. Depuis près de deux cents années kzinti, la paix a régné entre Hommes et Kzinti. »
— « Mais ce serait inutile ! Nous ne pourrions pas gagner une seule guerre ! »
— « Cela n’a pas arrêté vos ancêtres »
Parleur-aux-Animaux lampa son bourbon chaud. Sa queue nue et rose, pareille à celle d’un rat, battait furieusement.
« Votre espèce a été décimée », continua le Marionnettiste. « Tous les Kzinti vivant aujourd’hui descendent de ceux qui échappèrent à la mort au cours des guerres avec les Hommes. Certains d’entre nous estiment que les Kzinti ont maintenant l’intelligence — ou le contrôle de soi — nécessaire pour traiter avec des races qui leur sont étrangères. »
— « Alors, vous risquez votre vie en voyageant avec un Kzin… »
— « Oui », dit Nessus, et il frissonna des têtes aux sabots. « Mes motifs sont puissants. Il a été entendu que si je pouvais prouver la valeur de mon courage, en l’utilisant pour rendre un service important à ma race, je serais autorisé à procréer. »
— « Ce n’est certes pas un engagement compromettant », remarqua Louis.
— « Et puis, il y a d’autres raisons d’emmener un Kzin. Nous rencontrerons d’étranges environnements recelant des dangers inconnus. Qui me protégera ? Qui serait mieux équipé pour cela qu’un Kzin ? »
— « Protéger un Marionnettiste ? »
— « Cela vous paraît-il insensé ? »
— « Oui », dit Parleur-aux-Animaux. « Et cela séduit aussi mon sens de l’humour. Et celui-là, ce Louis Wu ? »
— « Pour nous, la coopération avec les Hommes a été largement profitable. Nous avons donc naturellement choisi au moins un Humain. Louis Gridley Wu est un survivant-type affirmé, à sa façon désinvolte et téméraire. »
— « Désinvolte, il l’est ; et téméraire. Il m’a défié en combat singulier. »
— « Auriez-vous accepté si Hroth n’avait pas été présent ? Auriez-vous porté la main sur lui ? »
— « Pour être renvoyé chez moi en disgrâce, ayant causé un incident grave entre races ? Mais là n’est pas la question », insista le Kzin. « N’est-ce pas ? »
— « Peut-être que si. Louis est vivant. Vous savez maintenant que vous ne pouvez pas le dominer par la peur. Croyez-vous aux résultats ? »
Louis observa un silence discret. Si le Marionnettiste voulait le créditer de froide réflexion, il n’y voyait pas d’inconvénient.
— « Vous avez évoqué vos propres mobiles » , dit Parleur. « Examinons maintenant les miens. Quel profit puis-je espérer en me joignant à votre équipée ? »
Et ils se mirent à discuter de l’entreprise.
Pour les Marionnettistes, le second quantum d’hyperpropulsion était un éléphant blanc. Il déplacerait un vaisseau d’une année-lumière en une minute un quart, quand les appareils conventionnels mettaient trois jours à franchir cette distance. Mais les appareils conventionnels, eux, avaient place pour une cargaison.
« Nous avons construit le moteur dans une coque Taille 4 des Produits Généraux, la plus grande fabriquée par notre compagnie. Quand nos savants et nos ingénieurs eurent terminé leur travail, presque tout l’espace intérieur était occupé par les appareils du shunt hyperspatial. Nous serons un peu à l’étroit pour le voyage aller. »
— « Un véhicule expérimental ? » s’étonna le Kzin. « A-t-il été testé à fond ? »
— « Il a fait un aller et retour jusqu’au noyau de la galaxie. »
Mais cela avait été un seul vol ! Les Marionnettistes ne pouvaient pas procéder eux-mêmes aux essais, ni trouver d’autres races pour le faire ; car ils étaient en pleine migration. Le vaisseau ne transporterait pratiquement aucune cargaison, bien qu’il fît près d’un kilomètre de circonférence. De plus, il ne pouvait pas ralentir sans retomber dans l’espace normal.
« Nous, nous n’en avons pas besoin », assura Nessus. « Mais vous, si. Nous avons l’intention de remettre le vaisseau à notre équipage, accompagné de plans qui vous permettront d’en fabriquer d’autres. Vous pourrez sans aucun doute en améliorer vous-mêmes la conception. »
— « Voilà qui m’achèterait un nom », rêva le Kzin. « Un nom. Je dois voir votre vaisseau en action. »
— « Pendant notre voyage aller. »
— « Le Patriarche me donnerait un nom, pour un tel vaisseau. J’en suis sûr. Quel nom choisir ? Peut-être… » Le Kzin émit un feulement ascendant.
Le Marionnettiste répliqua dans le même langage.
Louis eut un mouvement d’irritation. Il ne pouvait suivre la Langue Héroïque. Il envisagea de les abandonner à leur conversation, mais il lui vint une meilleure idée. Il sortit de sa poche l’hologramme du Marionnettiste et, à travers la pièce, l’envoya avec précision sur les genoux soyeux du Kzin.
Celui-ci le prit délicatement entre ses doigts noirs capitonnés. « On dirait une étoile avec un anneau », observa-t-il. « Qu’est-ce que c’est ? »
— « C’est en rapport avec notre destination », répondit le Marionnettiste. « Je ne peux pas vous en dire plus ; pas maintenant. »
— « Plutôt énigmatique ! Eh bien, quand pourrons-nous partir ? »
— « Je pense que ce n’est plus qu’une question de jours. En ce moment même, mes agents sont en quête d’un quatrième membre qualifié pour notre équipe d’exploration.
— « Nous attendrons donc leur bon plaisir. Louis, allons-nous rejoindre vos invités ? »
Louis se leva en s’étirant. « Certainement, allons leur donner un frisson. Parleur, avant de sortir, j’ai une suggestion à vous faire. Mais ne le prenez pas comme une atteinte à votre dignité. C’est juste une idée… »
La fête s’était scindée en deux parties : les spectateurs de tri-D, les tables de poker et de bridge, des amoureux par paires et des groupes plus importants, conteurs d’histoires, victimes d’ennui, à l’intérieur. À l’extérieur, sur la pelouse, sous le soleil embrumé du petit matin, se trouvait un groupe composé d’autres victimes d’ennui et de xénophiles ; car le groupe du dehors comprenait Nessus et Parleur-aux-Animaux. Il incluait aussi Louis Wu, Teela Brown et un barman surmené.
La pelouse était de celles soignées selon la vieille formule anglaise : semez, et roulez pendant cinq cents ans. Ces cinq cents ans s’étaient achevés par un krach du marché des changes, à la suite duquel Louis Wu avait eu de l’argent alors qu’une certaine vénérable famille d’aristocrates s’en était trouvée dépourvue. L’herbe était verte et luisante ; de toute évidence, la chose authentique ; personne n’avait jamais altéré ses gènes aux fins d’améliorations douteuses. Au bas de la pente verte ondulée se trouvait un court de tennis où des silhouettes minuscules couraient et sautaient, balançant leurs chasse-mouches démesurés avec une énergie remarquable.
« Il n’y a rien de tel que l’exercice », approuva Louis. « Je pourrais rester assis à les regarder toute la journée. »
Le rire de Teela le surprit. Il pensa rêveusement aux millions de bons mots qu’elle n’avait jamais entendus, les vieux, vieux, que personne ne disait plus jamais. Des millions que Louis connaissait par cœur, bien que sûrement quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’entre eux dussent être complètement démodés. Le passé et le présent se mélangent mal.
Le barman s’approcha de Louis en flottant dans une position inclinée. La tête de Louis reposait sur les genoux de Teela, et le barman s’inclinait pour lui permettre d’atteindre son clavier sans avoir à se redresser. Il composa un ordre pour deux mokas, attrapa les ampoules à leur sortie de la fente du distributeur et en tendit une à Teela.
« Vous ressemblez à une jeune fille que j’ai connue dans le temps », dit-il. « Jamais entendu parler d’une certaine Paula Cherenkov ? »
— « La dessinatrice ? De Boston ? »
— « Oui. Elle vit sur Nous-Y-Voilà, maintenant. »
— « Mon arrière-arrière-grand-mère. Nous lui avons rendu visite, une fois. »
— « Elle m’a donné un sérieux coup de fouet au cœur, il y a longtemps. Vous pourriez être sa jumelle. »
Le gloussement de Teela fit se répercuter d’agréables vibrations le long de sa colonne vertébrale. « Je promets de ne pas vous donner de coup de fouet au cœur si vous me dites ce que c’est. »
Louis réfléchit. L’expression était de lui, créée pour se décrire ce qui lui était arrivé à ce moment-là. Il ne l’avait pas utilisée souvent, mais il n’avait jamais eu besoin de l’expliquer. On comprenait toujours ce qu’il voulait dire.
Un matin calme et paisible. S’il s’endormait maintenant, il dormirait douze heures d’affilée. Les toxines de la fatigue le plongeaient dans une euphorie lasse. Les genoux de Teela formaient un oreiller confortable. La moitié des invités de Louis étaient des femmes, et beaucoup d’entre elles avaient été ses épouses ou ses maîtresses dans le temps. Pendant la première partie de sa réception, il avait fêté son anniversaire en privé avec trois d’entre elles, trois femmes qui avaient eu une grande place dans sa vie, et vice versa.
Trois ? Quatre ? Non, trois. Il semblait maintenant être immunisé contre le coup de fouet au cœur. Deux cents ans avaient laissé sur sa personnalité trop de cicatrices. Et voilà que sa tête reposait paresseusement et confortablement sur les genoux d’une inconnue qui ressemblait trait pour trait à Paula Cherenkov.
« J’étais tombé amoureux d’elle », commença-t-il. « Nous nous connaissions depuis des années. Nous étions même sortis ensemble. Puis, un soir, nous nous sommes mi à parler, et vlan ! J’étais amoureux. Je pensais qu’elle m’aimait aussi.
» Nous n’avons pas dormi ensemble, cette nuit-là. Je lui ai demandé des m’épouser. Elle refusa. Elle était prise par sa carrière. Elle n’avait pas le temps de se marier, affirma-t-elle. Mais nous avons arrangé un voyage au Parc National de l’Amazone, une sorte d’ersatz de lune de miel d’une semaine.
» La semaine suivante fut pleine de hauts et de bas. D’abord les hauts. J’avais les billets et les réservations d’hôtel. Avez-vous jamais été tellement amoureuse de quelqu’un que vous ne vous trouviez pas digne de lui ? »
— « Non. »
— « J’étais jeune. J’ai passé deux jours à me convaincre que j’étais digne de Paula Cherenkov. J’y suis parvenu. Alors, elle a téléphoné pour annuler le voyage. Je ne me rappelle même plus pourquoi. Elle avait quelque bonne raison.
» Je l’ai emmenée dîner deux fois, cette semaine-là. Rien ne se passa. J’essayais de ne pas être trop pressant. Il est vraisemblable qu’elle ne devina jamais quelle contrainte je m’imposais. Je montais et je descendais comme un yo-yo. Puis elle amena la voile. Elle m’aimait bien. Nous nous amusions bien ensemble. Nous devions rester bons amis.
Je n’étais pas son genre », acheva Louis. « Je pensais que nous étions amoureux. Peut-être l’a-t-elle pensé aussi, pendant à peu près une semaine. Elle n’était pas cruelle. Elle ne se rendait simplement compte de rien. »
— « Mais qu’était le coup de fouet ? »
Louis tourna son regard vers Teela Brown. Les yeux argent étaient totalement vides, et il réalisa qu’elle n’avait pas compris un mot.
Louis avait pratiqué les étrangers. Par instinct ou par entraînement, il avait appris à sentir quand un concept était trop différent pour être absorbé ou communiqué. Il y avait là un fossé similaire et aussi fondamental de traduction.
Quel gouffre énorme séparait Louis Wu d’une jeune fille de vingt ans ! Pouvait-il vraiment avoir vieilli d’une façon aussi radicale ? » Et, dans ce cas, Louis Wu était-il encore humain ?
Teela, les yeux vides, attendait ses explications.
— « Tanj ! » jura Louis, et il se remit sur ses pieds. Des fragments de boue glissèrent lentement le long de sa toge et tombèrent par-dessus l’ourlet.
Nessus le Marionnettiste était lancé sur le sujet de l’éthique. Il s’interrompit (littéralement, parlent avec deux bouches, à la joie de ses admirateurs) pour répondre à la question de Louis. Il n’avait toujours pas de nouvelles de ses agents.
Parleur-aux-Animaux, tout aussi entouré, s’étalait sur l’herbe comme une colline orange. Deux femmes grattaient la fourrure, derrière ses oreilles. Les étranges oreilles kzinti, qui pouvaient se déployer comme des ombrelles chinoises roses ou se replier à plat contre la tête, étaient maintenant grandes ouvertes ; et Louis en distinguait le motif tatoué sur chaque surface.
Il l’interpella. « Alors, n’ai-je pas eu une bonne idée ? »
— « En effet », gronda le Kzin sans bouger.
Louis rit intérieurement. Un Kzin est une bête effrayante, non ? Mais qui peut avoir peur d’un Kzin dont on est en train de gratter les oreilles ? Cela mettait les invités à l’aise, et le Kzin également. Tout animal, au-dessus du niveau d’une souris des champs, aime qu’on le gratte derrière les oreilles.
« Elles se sont relayées », ronronna le Kzin d’un ton langoureux. « Un mâle approche de la femelle qui me gratte et lui fait remarquer qu’il aimerait bénéficier de la même attention. Tous deux s’éloignent ensemble. Une autre femelle s’approche en remplacement. Cela doit être très intéressant d’appartenir à une race où les deux sexes sont pensants. »
— « Cela rend parfois les choses terriblement compliquées. »
— « Vraiment ? »
La fille qui grattait l’oreille gauche du Kzin — peau noire comme l’espace, brodée d’étoiles et de galaxies, flot de cheveux d’un blanc froid comme la queue d’une comète — détacha les yeux de son travail. « Teela, remplace-moi », dit-elle gaiement. « J’ai faim. »
Teela s’agenouilla obligeamment près de l’imposante tête orange. Louis dit : « Teela Brown, je vous présente Parleur-aux-Animaux. Puissiez-vous tous deux être… »
De tout près parvint une explosion de musique discordante. « … très heureux ensemble. Qu’est-ce que c’était que cela ? Oh ! Nessus ! Qu’est-ce… ? »
La musique était sortie des remarquables gorges du Marionnettiste. Nessus venait de se glisser brusquement entre Louis et la jeune fille. « Êtes-vous Teela Jandrova Brown, lettres d’identification IKLUGGTYN ? »
Teela fut surprise, mais pas effrayée : « C’est mon nom. Je ne me souviens pas de mes lettres d’identification. Que se passe-t-il ? »
— « Nous ratissons la Terre depuis près d’une semaine pour vous trouver. Et voilà que je vous rencontre à une réunion dans laquelle je suis arrivé par hasard ! Il faudra que j’en touche un mot à mes agents. »
— « Oh non ! » dit Louis, faiblement.
Teela se leva, quelque peu embarrassée. « Je ne me cachais pas, ni de vous ni d’aucun autre… extra-terrestre. Alors, qu’est-ce qu’il y a ? »
— « Attendez ! » Louis s’interposa entre Nessus et la jeune fille. « Nessus, il est évident que Teela Brown n’est pas une exploratrice. Cherchez quelqu’un d’autre. »
— « Mais, Louis… »
— « Une seconde ! » Le Kzin s’était assis. « Louis, laissez l’herbivore choisir les membres de son équipe. »
— « Mais regardez-la ! »
— « Regardez-vous, Louis. À peine un mètre quatre-vingts de long, mince, même pour un Humain. Êtes-vous un explorateur ? Et Nessus ? »
— « Mais que tanj se passe-t-il ? » insista Teela.
Nessus dit d’une voix pressante : « Louis, allons dans votre bureau. Teela Brown, nous devons vous faire une proposition. Vous n’êtes nullement obligée d’accepter, ni même d’écouter, mais vous pourriez la trouver intéressante. »
La discussion se poursuivit dans le bureau de Louis. « Elle répond à mes qualifications, insista Nessus. « Nous devons la prendre en considération. »
— « Mais elle ne doit pas être la seule, sur la Terre ! »
— « Non, Louis. Loin de là. Mais nous n’avons pu contacter aucun des autres. »
— « Pour quoi au juste me prend-on en considération ? »
Le Marionnettiste entreprit de le lui expliquer. Il en ressortit que l’espace n’intéressait pas Teela Brown, qu’elle n’était même pas allée jusqu’à la Lune, et n’avait aucunement l’intention d’aller au-delà des frontières de l’Espace connu. Le second quantum d’hyperpropulsion n’éveillait pas sa convoitise. Quand elle commença à paraître agacée et embrouillée, Louis intervint à nouveau.
« Nessus, quelles sont exactement les qualifications auxquelles Teela répond si bien ? »
— « Mes agents ont recherché les descendants des gagnants aux Loteries de Droits de Naissance. »
— « J’abandonne. Vous êtes authentiquement fou. »
— « Non, Louis. Mes ordres viennent de l’Ultime lui-même, de notre guide à tous. Sa raison ne peut pas être mise en doute. Puis-je vous expliquer ? »
Pour les êtres humains, le contrôle des naissances était depuis longtemps une simple routine. De nos jours, un minuscule cristal était inséré sous la peau, sur l’avant-bras du patient. Le cristal mettait un an à se dissoudre. Durant cette année, le patient ne pouvait pas concevoir d’enfant. Au cours des siècles précédents, des méthodes plus grossières avaient été utilisées.
Vers le milieu du vingt et unième siècle, la population de la Terre avait été stabilisée à dix-huit milliards. Le Conseil de Fertilité, une subdivision des Nations Unies, avait créé et appliqué des lois sur le contrôle des naissances. Pendant plus d’un demi-millier d’années, ces lois étaient demeurées les mêmes : deux enfants par couple, sous réserve du jugement du Conseil de Fertilité. Ce Conseil décidait qui pouvait être parent, et combien de fois. Il pouvait accorder des enfants supplémentaires à un couple et refuser tout enfant à un autre couple, tout cela sur la base des gènes désirables ou indésirables.
« Incroyable ! » souffla le Kzin.
— « Pourquoi ? » La Terre devenait tanj encombrée, avec dix-huit milliards d’habitants enfermés dans une technologie primitive. »
— « Si le Patriarcat tentait d’imposer une telle loi aux Kzinti, nous exterminerions le Patriarcat pour son insolence. »
Mais les Hommes n’étaient pas des Kzinti. Pendant cinq cents ans, les lois avaient tenu bon. Puis, deux cents ans plus tôt, des rumeurs de dissensions au sein du Conseil de Fertilité avaient commencé à filtrer. L’affaire avait finalement abouti à des changements radicaux dans les lois sur le contrôle des naissances.
Tout être humain avait maintenant le droit d’être parent au moins une fois, quel que fût l’état de ses gènes. En outre, les Droits de Naissance Second et Troisième pouvaient être automatiquement attribués pour un Q.I. élevé, pour des pouvoirs psychiques utiles reconnus, tels que direction absolue ou yeux Plateau, ou pour des gènes de survivance, comme la télépathie, la longévité naturelle ou des dents parfaites.
On pouvait acheter les Droits de Naissance pour un million de stars pièce. Pourquoi pas ? Le don de gagner de l’argent était un facteur de survivance prouvé et reconnu. De plus, cela diminuait les tentatives de corruption.
On pouvait combattre dans l’arène pour des Droits de Naissance, à condition de n’avoir pas encore utilisé son Droit Premier. Le gagnant recevait ses Droits de Naissance Second et Troisième ; le vaincu perdait son Droit Premier et sa vie. Tout s’égalisait.
« J’ai vu de tels combats lors de spectacles officiels », remarqua Parleur. « Je pensais qu’ils combattaient pour s’amuser. »
— « Pas du tout, ils sont sérieux », affirma Louis. Teela gloussa.
— « Et les Loteries ? »
— « Tout cela n’était quand même pas suffisant », reprit Nessus. « Même avec l’épice survolteur pour empêcher le vieillissement chez les Humains, il y a plus de morts que de naissances chaque année sur la Terre… »
Alors, chaque année, le Conseil de Fertilité additionnait les morts et les émigrations de l’année, soustrayait les naissances et les immigrations, et mettait le nombre résultant de Droits de Naissance dans la Loterie du Jour de l’An. N’importe qui pouvait participer. Avec de la chance, vous pouviez avoir dix ou vingt enfants — si c’était là de la chance. Même les criminels condamnés ne pouvaient être exclus des Loteries de Droits de Naissance.
« J’ai eu moi-même quatre enfants », intervint Louis Wu. « Dont un par Loterie. Vous en auriez rencontré trois si vous étiez venus douze heures plus tôt. »
— « Cela paraît étrange et très complexe. Quand la population kzinti devient trop importante, nous… »
— « Vous attaquez le monde humain le plus proche. »
— « Pas du tout, Louis. Nous combattons entre nous. Plus nous sommes nombreux, plus il y a de chances pour un Kzin de prendre offense d’un autre Kzin. Notre problème de population se résout de lui-même. Nous n’avons jamais approché l’ordre de grandeur de vos dix-huit fois dix à la puissance huit êtres humains sur une même planète ! »
— « Je crois que je commence à comprendre », intervint à son tour Teela Brown. « Mes parents ont tous deux gagné à la Loterie. » Elle eut un rire un peu nerveux. « Autrement, je ne serais même jamais née. Mais j’y pense, mon grand-père… »
— « Tous vos ancêtres depuis cinq générations sont nés grâce à des billets de Loterie. »
— « Vraiment ? Je n’en savais rien ! »
— « Les registres sont affirmatifs », lui assura Nessus.
— « La question n’en demeure pas moins », insista Louis. « Et alors ? »
— « Ceux-qui-dirigent, dans la flotte marionnettiste, ont estimé que les gens de la Terre travaillaient à créer une espèce dont la chance est un trait dominant ?
— « Quoi ? »
Teela Brown se pencha en avant avec une curiosité intense. Elle n’avait certainement jamais vu un Marionnettiste fou.
— « Pensez aux Loteries, Louis. Pensez à l’évolution. Pendant sept cents ans, tous vos congénères se reproduisirent selon la loi : deux Droits de Naissance par personne, deux enfants par couple. Ici et là, on pouvait gagner un troisième Droit de Naissance, ou se faire refuser le Premier pour certaines raisons : des gènes diabétiques ou autres choses similaires. Mais la plupart des gens avaient deux enfants.
» Puis les lois changèrent. Depuis deux siècles, entre dix et treize pour cent de chaque génération humaine sont nés de par la grâce d’un billet de Loterie gagnant. Qu’est-ce qui détermine survivance et procréation ? Sur la Terre, c’est la chance.
» Et Teela Brown est la fille de six générations de joueurs gagnants… »