10. LA CHARPENTE DE L’ANNEAU

Un instant de lumière blanc-violet, intense comme un flash photographique. Cent soixante kilomètres d’atmosphère, comprimés en une demi-seconde dans un cône de plasma chaud comme une étoile, gonflèrent le nez du Menteur. Louis cligna des yeux.

Louis cligna des yeux, et ils furent au sol.

Il entendit Teela se plaindre, frustrée : « Tanj ! Nous avons tout raté ! »

Et la réponse du Marionnettiste « Être témoin d’événements titanesques est toujours dangereux, généralement douloureux, et souvent fatal. »

Louis entendit tout cela, et n’y prêta pas attention. Il était pris d’un vertige horrible. Ses yeux essayaient de trouver un horizon…

La transition soudaine de la chute terrible au sol immobile eût suffi à l’étourdir, et la position du Menteur n’arrangeait rien. Il s’en fallait de trente-cinq degrés que celui-ci ne fût complètement retourné. La gravité de la cabine se maintenait parfaitement, de sorte que le paysage apparaissait comme le dessous d’un chapeau incliné.

Le ciel était celui de midi dans une zone terrestre tempérée. Le paysage était surprenant : lisse et brillant, translucide, avec au loin des sillons d’un brun rougeâtre. Il faudrait sortir pour mieux voir.

Louis défit son filet de sécurité et se leva.

Son équilibre était précaire ; car ses yeux et son oreille interne n’étaient pas d’accord quant à la verticale. Il procéda lentement. Doucement. Aucune hâte. Le danger était passé.

Il se retourna. Teela était dans le sas. Elle n’avait pas revêtu de tenue spatiale. La porte intérieure venait de se refermer.

Il hurla « Teela, espèce d’idiote congénitale, sors de là ! »

Trop tard. Elle ne pouvait pas l’avoir entendu à travers la porte hermétique. Louis se précipita vers les soutes.

Les testeurs d’air, sur l’aile du Menteur, avaient été volatilisés avec le reste des senseurs externes de l’astronef. Il devrait sortir avec une tenue spatiale et utiliser les senseurs portatifs pour savoir si l’air de l’Anneau-Monde était respirable sans danger.

À moins que Teela ne meure avant qu’il eût le temps de sortir. Auquel cas, il saurait.

La porte extérieure s’ouvrait.

La gravité interne disparut automatiquement dans le sas. Teela Brown tomba la tête la première, s’agrippa désespérément au montant de la porte qu’elle retint assez longtemps pour changer son angle de chute. Elle atterrit sur les fesses au lieu de la tête.

Louis entra dans sa tenue, fit glisser la fermeture de poitrine, enfila le casque et ferma les crampons. À l’extérieur, et au-dessus, Teela était debout, se frottant l’endroit qui avait amorti sa chute. Elle respirait toujours, que le Manigant soit loué pour sa longanimité !

Louis entra dans le sas. Inutile de vérifier sa réserve d’air. Il ne porterait sa combinaison pressurisée que le temps de savoir par les instruments si l’air extérieur était respirable.

Il se rappela l’inclinaison du vaisseau juste à temps pour agripper le chambranle lorsque le sas s’ouvrit. Quand la gravité intérieure disparut, Louis bascula, resta suspendu un instant par les mains, puis se laissa tomber.

Ses pieds se dérobèrent à l’instant où il toucha le sol. Il atterrit lourdement sur son gluteus maximi.

La matière translucide, lisse et grisâtre, sur laquelle reposait le vaisseau était terriblement glissante. Louis essaya de se relever et renonça. Assis, il examina les cadrans sur sa poitrine.

De son casque vint la voix grasseyante de Parleur :

« Louis ? »

— « Ouais. »

— « L’air est-il respirable ? »

— « Ouais. Couche assez mince, je pense. Disons un kilomètre et demi au-dessus du niveau de la mer, mesure terrestre. »

— « Pouvons-nous sortir ? »

— « Certainement. Mais apportez un bout de filin dans le sas et attachez-le quelque part. Sans cela, nous ne pourrons jamais remonter dans le vaisseau. Faites attention, quand vous descendrez, la surface n’offre pratiquement aucune résistance à la friction. »

Teela n’avait pas de problème avec la surface glissante. Elle se tenait debout dans une attitude un peu gauche, les bras croisés, attendant que Louis eût fini de faire l’idiot et retirât son casque.

Ce qu’il fit. « J’ai quelque chose à te dire », lança-t-il. Et il lui parla sévèrement.

Il lui parla des incertitudes d’une analyse spectrale faite à une distance de deux années-lumière. Il parla de poisons subtils, de composés métalliques, de poussières étranges, de déchets et de catalyses organiques, qui peuvent empoisonner une atmosphère apparemment respirable, et ne peuvent être détectés qu’au moyen d’un échantillon réel. Il parla de négligence criminelle et de stupidité coupable ; il parla de la folie qui consiste à vouloir servir de cobaye. Il dit tout cela avant que les étrangers n’eussent quitté le sas.

Parleur descendit à la force des bras, atterrit sur les pieds et fit quelques pas d’une prudence féline, équilibré comme un danseur. Nessus descendit en serrant alternativement la corde de ses deux bouches. Il atterrit sur ses trois pieds.

Si l’un d’eux remarqua la contrariété de Teela, il n’en laissa rien paraître. Debout près de la coque inclinée du Menteur, ils regardaient autour d’eux.

Ils se trouvaient dans une immense ravine peu profonde dont le sol gris translucide, parfaitement plat et lisse, ressemblait à un vaste dessus de table en verre. Des deux côtés, à environ cent mètres du vaisseau, la ravine était limitée par des pentes douces de lave noire qui semblait parcourue de frémissements. Elle devait être encore chaude, pensa Louis, de l’impact du Menteur.

En arrière du vaisseau, les murs de lave s’éloignaient, parfaitement droits, pour disparaître au-delà de l’horizon.

Louis tenta de se lever. Des quatre, il était le seul à avoir des problèmes d’équilibre. Il se mit sur pied et resta là, en équilibre précaire, incapable de bouger.

Parleur-aux-Animaux dégaina sa lampe laser et en dirigea le faisceau vers le sol. Ils observèrent le point de lumière verte… en silence. Il n’y eut aucun crépitement de matière solide volatilisée. Aucune fumée, aucune vapeur n’apparut à l’endroit où le rayon touchait le sol. Quand Parleur coupa le faisceau, la lumière disparut instantanément ; le point d’impact ne rougeoyait pas, aucune trace ne subsistait.

Le Kzin délivra ses conclusions. « Nous sommes dans un sillon creusé par notre atterrissage. Le matériau de charpente de l’Anneau nous a finalement arrêtés. Nessus, que pouvez-vous nous en dire ? »

— « C’est une matière inconnue », répondit le Marionnettiste. « Elle semble n’absorber aucune chaleur. Ce n’est pourtant pas une variante des coques des Produits Généraux ni d’un champ de stase Négrier. »

— « Il nous faudra une protection pour escalader les parois », dit Louis. La nature du matériau de charpente de l’Anneau ne l’intéressait pas particulièrement. Pas à ce moment. « Vous feriez mieux de rester ici tous, pendant que je vais voir. »

Après tout, il était le seul à porter une tenue spatiale pressurisée à régulation thermique.

— « Je t’accompagne », dit Teela. Se déplaçant sans effort. Elle vint se placer sous son bras. Il s’appuya lourdement sur elle et parvint à garder son équilibre jusqu’au versant de lave noire.

Bien qu’en pente abrupte, la lave offrait une bonne prise au pied. « Merci », dit-il, et il commença à grimper. Un instant plus tard, il s’aperçut que Teela le suivait. Il ne dit rien. Plus vite elle apprendrait à regarder avant de bondir, plus longtemps elle vivrait.

Ils avaient escaladé une dizaine de mètres quand Teela hurla et se mit à danser. Après une ruade, elle dévala la pente, glissant comme un patineur lorsqu’elle atteignit le matériau de charpente. Au bout de sa glissade, meurtrie et déroutée, elle se retourna, les mains sur les hanches, jetant vers la pente un regard furieux.

Ç’aurait pu être pire, se dit Louis. Elle aurait pu glisser, tomber et se brûler les mains — et il aurait quand même eu raison. Il poursuivit sa montée, réprimant ses sentiments de culpabilité.

Le talus de lave était haut d’une douzaine de mètres. Au sommet, la lave faisait place à du sable blanc et propre.

Ils avaient atterri dans un désert. Il n’aperçut aucun signe d’eau ni de végétation, aucune tache bleue ou verte. C’était une chance. Le Menteur aurait aussi bien pu éventrer une ville.

Ou plusieurs villes ! Le vaisseau avait creusé un sacré sillon…

Celui-ci s’allongeait sur des kilomètres au milieu du sable blanc. À l’horizon, au-delà de l’extrémité de cette rainure, une autre commençait. Le vaisseau avait rebondi plusieurs fois. Le sillon de l’atterrissage du Menteur n’en finissait pas, se réduisant à une ligne pointillée, une trace imperceptible… Louis la suivit des yeux et se retrouva regardant à l’infini.

L’Anneau-Monde n’avait pas d’horizon. Aucune ligne ne séparait le ciel de la terre. Plus exactement, ils semblaient se fondre l’un dans l’autre, dans une région où des détails de la taille d’un continent n’auraient été que des points, où toutes les couleurs se dissolvaient graduellement dans le bleu du ciel. Ses yeux restaient captifs du point de convergence. Quand il finit par cligner, ce fut par un effort conscient.

Comme la brume du vide au Mont Lookitthat, des décennies plus tôt, à des siècles-lumière de là… comme la profondeur inaltérée de l’espace, vue par un mineur de la Ceinture dans un vaisseau monoplace… l’horizon de l’Anneau-Monde pouvait s’emparer de l’œil et de l’esprit d’un homme avant qu’il fût conscient du danger.

Louis se pencha vers la ravine. Il cria : « Le monde est plat ! »

Ils levèrent les yeux vers lui.

« Nous avons fait une belle déchirure en atterrissant. Je ne vois aucun signe de vie alentour, nous avons eu de la chance. Mais il y a eu des éclaboussures, aux endroits où nous avons percuté ; j’aperçois un tas de petits cratères secondaires au long de notre ligne d’atterrissage. »

Il se retourna. « Dans l’autre direction… » Et il s’interrompit.

— « Louis ? »

— « Tanj ! C’est la montagne la plus haute que j’aie jamais vue. »

— « Louis ! »

Il avait parlé trop bas. « Une montagne ! » hurla-t-il. « Attendez de la voir. Les Ingénieurs ont dû décider de doter l’Anneau-Monde d’une montagne colossale, trop haute pour un usage quelconque. Trop haute pour y faire pousser des arbres, y cultiver du café, ou même pour y faire du ski. C’est magnifique ! »

C’était magnifique. Une montagne grossièrement conique, complètement isolée. On aurait dit un volcan, une imitation de volcan, car il n’y avait sous l’Anneau-Monde aucun magma qui pût créer une éruption. Sa base se perdait dans la brume. La pente supérieure apparaissait clairement dans l’air raréfié et la pointe avait un aspect neigeux : de la neige sale, ce n’était pas assez brillant pour de la neige propre. Peut-être du givre permanent.

Les arêtes du pic étaient d’une clarté de cristal. Jaillissaient-elles hors de l’atmosphère ? Une montagne réelle de cette taille se serait effondrée sous son propre poids ; mais celle-ci devait être une simple coquille constituée par le matériau de charpente de l’Anneau.

« Je crois que les Ingénieurs de l’Anneau-Monde commencent à me plaire », dit Louis Wu. Sur un monde construit dans un but bien précis, une telle montagne n’avait aucune raison logique d’exister. Pourtant, chaque monde devrait avoir au moins une montagne inviolable.

Ils l’attendaient sous la coque arrondie. Toutes leurs questions tournaient autour du même sujet. « Avez-vous vu des signes de civilisation ? »

— « Non. »

Ils lui firent décrire tout ce qu’il avait vu. Ils se mirent d’accord sur les directions. L’orient, ou sens de rotation, dans la direction du sillon laissé par le Menteur. Le ponant était dans la directoire opposée, du côté de la montagne. Bâbord et tribord étaient à la gauche et à la droite d’un homme faisant face à l’orient.

« Avez-vous aperçu l’un des parapets, à bâbord ou à tribord ? »

— « Non. Je ne comprends pas pourquoi. J’aurais dû les voir. »

— « Fâcheux », dit Nessus.

— « Impossible, on peut voir à des milliers de kilomètres, là-haut. »

— « Pas impossible. Fâcheux. »

Et encore… Vous n’avez rien vu au-delà du désert ? »

— « Non. Très loin sur bâbord, j’ai aperçu un soupçon de bleu. Peut-être un océan, peut-être seulement la distance. »

— « Aucune construction ? »

— « Rien. »

— « Des traînées parallèles dans le ciel ? Des lignes droites qui pourraient être des voies rapides ? »

— « Rien. »

— « Vous n’avez vu aucun signe de civilisation ? »

— « Je vous l’aurais dit. Vous vouliez savoir ? Ils sont tous allés dans une vraie sphère de Dyson le mois dernier, les dix billions qu’ils étaient. »

— « Louis, il faut que nous trouvions une civilisation. »

— « Je sais. »

Ce n’était que trop évident. Il faudrait qu’ils quittent l’Anneau-Monde ; et ils ne pourraient déplacer eux-mêmes le Menteur. De vrais barbares ne pourraient pas les aider, quels que soient leur nombre et leur bonne volonté.

« Il y a un bon côté à tout cela », remarqua Louis Wu. « Nous n’avons pas besoin de réparer le vaisseau. Si nous parvenons à le faire tomber de l’Anneau, la rotation le projettera, et nous avec, au-delà du champ d’attraction de l’étoile. Et là, nous pourrons utiliser l’hyperpropulsion. »

— « Mais il faut d’abord trouver de l’aide. »

— « Ou l’obtenir de force », grommela Parleur.

— « Mais pourquoi restez-vous tous à bavarder ? » intervint brusquement Teela. Elle avait attendu patiemment à l’écart, tandis que les autres retournaient le problème. « Il faut que nous sortions d’ici, n’est-ce pas ? Pourquoi ne tirons-nous pas les cycloplanes du vaisseau ? Allons-y, nous parlerons ensuite ! »

— « Je répugne à quitter le vaisseau », avoua le Marionnettiste.

— « Vous répugnez ! Attendez-vous de l’aide ? Est-ce que quelqu’un s’intéresse à nous le moins du monde ? Quelqu’un a-t-il répondu à nos appels radio ? Louis dit que nous sommes au milieu d’un désert. Combien de temps allons-nous rester ici, à attendre ? »

Elle ne pouvait pas comprendre que Nessus devait rassembler son courage. Et, pensa Louis, elle n’avait aucune patience.

— « Nous allons partir, évidemment », admit le Marionnettiste. « Je ne faisais que formuler ma répugnance. Mais nous devons décider dans quelle direction aller. Sans cela, nous ne saurons pas quoi prendre ou quoi laisser. »

— « Dirigeons-nous vers le parapet le plus proche ! »

— « Elle a raison », acquiesça Louis. « S’il y a des traces de civilisation quelque part, ce sera près du parapet. Mais nous ne savons pas où il se trouve. J’aurais dû le voir, de là-haut. »

— « Non », dit le Marionnettiste.

— « Vous n’y étiez pas, tanjit ! On peut voir à l’infini, là-haut ! Des milliers de kilomètres sans interruption ! Attendez une minute… »

— « L’Anneau-Monde est large de plus d’un million et demi de kilomètres. »

— « Je commençais tout juste à y penser », convint Louis Wu. « Les proportions… Je n’arrive pas à m’y faire. Je n’arrive pas à visualiser quelque chose d’aussi grand ! »

— « Cela viendra tout seul », lui assura le Marionnettiste.

— « Je me le demande. Mon cerveau n’est peut-être pas assez grand pour le contenir. Je ne cesse de me rappeler comme l’Anneau avait l’air étroit, vu du fond de l’espace. Comme un mince ruban bleu. Un ruban bleu », répéta Louis, et il frissonna.

Si chaque parapet était haut de quinze cents kilomètres, à quelle distance minimum devraient-ils se trouver pour que Louis Wu puisse les voir ?

En supposant qu’il pût voir à travers quinze cents kilomètres d’air à peu près terrestre chargé de poussière et de vapeur d’eau, et que cet air cède la place au vide complet à soixante-dix kilomètres d’altitude…

Le parapet le plus proche devait donc se trouver à au moins quarante mille kilomètres.

En couvrant cette distance sur la Terre, on revient à son point de départ. Mais le plus proche parapet pouvait être beaucoup plus loin que cela.

« Nous ne pouvons pas remorquer le Menteur derrière nos cycloplanes », disait Parleur. « Si nous étions attaqués, nous serions obligés de le larguer. Il vaut mieux le laisser ici, près d’un repère de taille. »

— « Qui a parlé de remorquer le vaisseau ? »

— « Un bon guerrier pense à tout. Il se peut que nous ayons à le remorquer de toute façon, si nous ne trouvons pas d’aide à la bordure. »

— « Nous trouverons de l’aide », assura Nessus.

— « Il a sans doute raison », dit Louis. « Les spatioports se trouvent à la lisière. Si tout l’Anneau est retourné à l’âge de pierre et si la civilisation a commencé à se répandre de nouveau, cela a dû se faire à partir de vaisseaux qui rentraient. Il doit en être ainsi.

— « C’est de la haute spéculation », remarqua Parleur.

— « Peut-être. »

— « Mais je suis d’accord avec vous. J’ajouterai que, même si l’Anneau a perdu tous ses grands secrets, il est possible que nous trouvions des machines au spatioport. Des machines en bon état, ou qui peuvent être réparées. »

Mais quelle était la plus proche arête ?

— « Teela a raison », dit soudain Louis. « Mettons-nous au travail. Ce soir, nous pourrons voir plus loin. »

Ils travaillèrent d’arrache-pied pendant les heures qui suivirent. Ils déplacèrent les appareils, les trièrent, descendirent du sas quelques objets pesants à l’aide d’un câble. Le passage entre les deux gravités posait quelques problèmes, mais aucun instrument n’était particulièrement fragile.

Au cours de ces heures de travail, Louis se trouva un moment seul avec Teela, tandis que les étrangers étaient à l’extérieur. « On dirait que quelqu’un a empoisonné ta chose-orchidée favorite. On peut en parler ? »

Elle secoua la tête, évitant son regard. Il vit que ses lèvres étaient parfaites pour la moue. Elle était une de ces rares femmes que pleurer n’enlaidit pas.

« Alors, moi j’en parlerai. Quand tu es sortie du sas sans tenue adéquate, j’ai décidé de te donner une leçon. Quinze minutes plus tard, tu as essayé d’escalader une pente de lave en refroidissement sans autre chose aux pieds qu’une paire de sandales. »

— « Tu voulais que je me brûle les pieds ! »

— « Exactement. N’aie pas l’air si surpris. Nous avons besoin de toi. Nous ne voulons pas que tu te fasses tuer. Je veux que tu apprennes la prudence. Tu n’as jamais appris avant, il faut que tu apprennes maintenant. Tu te rappelleras tes pieds douloureux plus longtemps que mes conseils. »

— « Besoin de moi ! Il y a de quoi rire ! Tu sais pourquoi Nessus m’a amenée ici. Je suis un porte-chance qui ne porte rien du tout. »

— « J’admets que, de ce côté, c’est fichu. Comme porte-bonheur, tu es révoquée. Allons, souris. Nous avons besoin de toi. Pour me maintenir heureux, et que je ne viole pas Nessus. Nous avons besoin de toi pour faire toutes les corvées pendant que nous nous laisserons rôtir au soleil. Nous avons besoin de toi pour émettre des suggestions intelligentes. »

Elle força un sourire qui se transforma soudain en sanglots. Elle enfouit son visage dans l’épaule de Louis et se mit à pleurer à chaudes larmes, enfonçant ses ongles dans son dos.

Ce n’était pas la première fois qu’une femme pleurait sur l’épaule de Louis Wu ; mais Teela avait sans doute plus de raisons qu’aucune autre. Louis l’étreignit, faisant courir ses doigts le long des muscles de son dos dans un geste automatique de massage, et il attendit.

Elle parla, la bouche appuyée sur sa combinaison de vol.

« Comment pouvais-je savoir que le rocher me brûlerait ? »

— « Rappelle-toi les lois du Manigant. La perversité de l’univers tend vers un maximum. L’univers est hostile. »

— « Mais j’ai eu mal ! »

— « Le roc s’est retourné contre toi. Il t’a attaquée. Écoute », essaya-t-il de lui expliquer. « Il faut que tu penses d’une façon paranoïaque. Pense comme Nessus. »

— « Je ne peux pas. Je ne sais pas comment il pense. Je ne comprends pas du tout. » Elle releva son visage baigné de larmes. « Je ne te comprends pas. »

— « Ouais. » Il passa ses pouces en appuyant autour de ses omoplates, puis le long de son épine dorsale. « Écoute », dit-il. « Si je dis que l’univers est mon ennemi, penses-tu que je suis dingue ? »

Elle opina vigoureusement, d’un air irrité.

« L’univers est contre moi », insista-t-il. « L’univers me hait. L’univers n’a que faire d’un homme vieux de deux cents ans.

» Qu’est-ce qui modèle une espèce ? L’évolution, n’est-ce pas ? L’évolution donne à Parleur sa vision nocturne et son équilibre. L’évolution donne à Nessus son réflexe qui l’éloigne du danger. L’évolution interrompt la vie sexuelle d’un homme à cinquante ou soixante ans, puis elle l’abandonne.

» Parce que l’évolution n’a que faire d’un organisme une fois que celui-ci est trop vieux pour se reproduire. Tu me suis ? »

— « Bien sûr. Tu es trop vieux pour procréer », se moqua-t-elle amèrement.

— « Exactement. Il y a quelques siècles, des biologistes ont décomposé les gènes d’une certaine algue et on inventé l’épice survolteur. Le résultat est que j’ai deux cents ans et que je suis en bonne santé. Mais ce n’est pas parce que l’univers m’aime.

» L’univers me hait », martela-t-il. « Il a souvent essayé de me tuer. J’aimerais pouvoir te montrer les cicatrices. Mais j’essaierai. »

— « Parce que tu es trop vieux pour procréer. »

— « Par le Manigant, hystérique de femme ! C’est toi qui ne sais pas faire attention ! Nous sommes en territoire inconnu ; nous en ignorons les règles, et nous ne savons pas ce que nous pouvons rencontrer. La prochaine fois que tu essaieras de marcher sur de la lave brûlante, tu pourrais bien te retrouver avec pire que des pieds douloureux. Sois sur tes gardes. Tu comprends ? »

— « Non », dit Teela. « Non… »

Après qu’elle se fut lavé le visage, ils transportèrent le quatrième cycloplane dans le sas. Pendant une demi-heure, les étrangers les avaient laissés seuls. Peut-être avaient-ils décidé de se tenir à l’écart des discussions de problèmes strictement humains ? » Peut-être. Peut-être…

Une bande du matériau de charpente, aussi plate qu’un dessus de table, s’étendait à l’infini entre deux murs de lave noire. Au premier plan, un énorme tube cathodique gisait sur le côté. Sous le flanc incurvé du cylindre transparent, un fouillis d’appareils et quatre silhouettes qui paraissaient un peu perdues.

« Et l’eau ? » demandait Louis. « Je n’ai aperçu aucun lac. Devrons-nous transporter nos provisions d’eau ? »

— « Non. » Nessus ouvrit la partie arrière de son cycloplane pour leur montrer le réservoir et l’extracteur-refroidisseur qui condenserait la vapeur d’eau contenue dans l’air.

Les cycloplanes étaient des miracles de compacité. À l’exception des selles spécialement aménagées pour chacun d’entre eux, la conception était identique : deux sphères d’un mètre vingt, jointes par l’étranglement qui supportait la selle. La moitié de la section arrière était un coffre à bagages, et il y avait des accessoires pour attacher des équipements supplémentaires. Quatre pieds plats, étendus pour l’atterrissage, se repliaient en vol contre les deux sphères.

Le cycloplane du Marionnettiste avait une selle allongée, une sorte de couchette ventrale munie de trois orifices pour les jambes. Nessus reposerait sur le ventre, contrôlant le véhicule avec ses bouches.

Les cyclos prévus pour Louis et Teela avaient des sièges enveloppants rembourrés, avec des appuie-tête et des commandes de maintien assistées. Comme ceux de Nessus et de Parleur, les sièges étaient placés sur la partie étranglée reliant les deux sphères et comportaient des ouvertures pour les jambes. La selle de Parleur était beaucoup plus grande et plus large, et ne comportait pas d’appuie-tête. Il y avait des attaches pour des outils, des deux côtés de la selle. Ou pour des armes ?

« Nous devons emporter tout ce qui peut servir d’arme » dit Parleur, qui ne cessait de fouiner parmi les appareils éparpillés.

— « Nous n’avons apporté aucune arme », répondit Nessus. « Nous voulions venir en messagers de paix, nous n’avons donc pas d’armes. »

— « Et tout cela ? » Parleur avait déjà rassemblé une petite collection d’instruments légers.

— « Ce ne sont que des outils », dit Nessus. Il montra quelque chose. « Ceci est une lampe laser à faisceau variable. Elle permet de voir très loin la nuit, car on peut réduire à volonté le diamètre du faisceau en tournant cet anneau. Il faut prendre garde de ne pas faire de trous dans des objets ou des personnes proches, car on peut rendre le faisceau parfaitement parallèle et extrêmement intense.

» Ces tétaniseurs sont prévus pour vider nos querelles personnelles. Ils ont une charge de dix secondes. Il faut prendre garde à ce bouton de sûreté, car… »

— « Car ils ont en fait une charge d’une heure. C’est un modèle jinxien, n’est-ce pas ? »

— « Oui, Louis. Et cet appareil est un outil de forage. Peut-être avez-vous entendu parler de l’outil de forage trouvé dans une boîte de stase Négrier… »

Il parlait du désintégrateur Négrier, pensa Louis. Le désintégrateur était bien un outil de forage. Au point d’impact de l’étroit faisceau, la charge de l’électron était temporairement supprimée. Toute matière solide, rendue subitement et violemment positive, tendait à se désagréger en un brouillard de poussière monoatomique.

— « Il est inutile en tant qu’arme », gronda le Kzin. « Nous l’avons étudié. Il agit trop lentement pour être efficace contre un ennemi. »

— « Exactement. Un jouet inoffensif. Cet outil… » L’outil que le Marionnettiste tenait maintenant dans sa bouche ressemblait à un fusil de chasse à canon double, à part la poignée, qui avait l’aspect caractéristique des choses construites par les Marionnettistes, comme du mercure figé à son passage d’une forme dans une autre.

» Cet outil est identique au désintégrateur Négrier, mais l’autre faisceau, lui, supprime la charge positive sur le proton. Il faut prendre garde de ne pas utiliser les deux faisceaux à la fois, car ils sont parallèles et séparés. »

— « Je comprends », dit le Kzin. « Si les deux faisceaux tombaient l’un près de l’autre, un courant s’établirait. »

— « Exactement. »

— « Pensez-vous que ces expédients nous suffiront ? Nous ignorons ce que nous allons rencontrer. »

— « Ce n’est pas tout à fait vrai », dit Louis Wu. « Après tout, ceci n’est pas une planète. S’il y a des animaux qu’ils n’aimaient pas, il y a des chances pour que les constructeurs de l’Anneau-Monde les aient laissés chez eux. Nous ne rencontrerons pas de tigres. Ni de moustiques. »

— « Suppose que les gens de l’Anneau-Monde aimaient les tigres ? » remarqua Teela.

C’était une hypothèse raisonnable, malgré son air de plaisanterie. Que savaient-ils de la physiologie des habitants de l’Anneau-Monde ? Seulement qu’ils venaient d’un monde pourvu d’eau qui vivait dans la lumière d’une étoile K9. Se basant sur cela, ils pouvaient ressembler à des Humains, des Marionnettistes, des Kzinti, des dauphins, des épaulards ou des cachalots. Mais ils ne ressemblaient sans doute à rien de tout cela.

— « Les gens de l’Anneau-Monde sont plus à craindre que leur faune », prédit Parleur. « Nous devons nous munir de toutes les armes possibles. Je suggère qu’on me confie la responsabilité de cette expédition jusqu’au moment où nous pourrons quitter l’Anneau. »

— « J’ai le tasp. »

— « Je ne l’ai pas oublié, Nessus. Vous pouvez tenir le tasp pour un pouvoir de veto absolu. Mais je vous conseille de l’utiliser avec circonspection. Réfléchissez, tous ! » Le Kzin les dominait, un quart de tonne de dents, de griffes et de fourrure orange. « Nous sommes en principe des êtres intelligents. Réfléchissez à notre situation ! Nous avons été attaqués. Notre vaisseau est à moitié détruit. Nous devons franchir une distance inconnue dans un territoire Inconnu. Les habitants de l’Anneau-Monde ont détenu autrefois une puissance énorme. L’ont-ils encore, ou n’utilisent-ils rien de plus complexe qu’une lance faite d’un os aiguisé ?

» Mais ils peuvent aussi détenir la transmutation, des faisceaux de conversion totale, ce qu’il a fallu pour construire ce… » Le Kzin regarda autour de lui, le sol miroitant et les murs de lave noire ; et peut-être frissonna-t-il. « … cette incroyable construction. »

— « J’ai le tasp », maintint Nessus. « Je dirige cette expédition. »

— « Êtes-vous satisfait des résultats ? Je ne veux pas vous insulter, ni vous provoquer. Vous devez me confier le commandement. De nous quatre, je suis le seul à avoir une formation guerrière. »

— « Attendons », suggéra Teela. « Peut-être ne rencontrerons-nous rien à combattre. »

— « D’accord », dit Louis. Il n’avait pas envie d’être sous les ordres d’un Kzin.

— « Très bien. Mais nous devons tout de même prendre des armes », grommela le Kzin. Et, d’autorité, il plaça le désintégrateur Négrier à double canon dans le coffre de son cycloplane.

Ils se mirent alors tous à charger leur véhicule.

Outre les armes, ils emportaient des équipements de camping, des appareils testeurs et reconstitueurs de nourriture, des fioles de vitamines synthétiques, des filtres à air portatifs…

Des disques de communication pouvaient s’adapter au poignet humain, ou kzinti et au cou du Marionnettiste. Ils étaient volumineux et inconfortables.

« Pourquoi ces disques ? » demanda Louis. Le Marionnettiste leur avait déjà montré le système d’intercommunication incorporé aux cycloplanes.

— « À l’origine, ils étaient prévus pour communiquer avec le cerveau de bord du Menteur, afin de pouvoir disposer du vaisseau à n’importe quel moment. »

— « À quoi nous serviront-ils, maintenant ?

— « À traduire, Louis. Si nous rencontrons des êtres intelligents, ce qui est vraisemblable, nous aurons besoin du cerveau de bord pour traduire. »

— « Ah, bon ! »

Ils avaient terminé. Il restait encore des choses, sous la coque du Menteur, mais ils n’en avaient que faire ; des équipements d’apesanteur pour l’espace, les tenues spatiales — sauf Nessus qui, toujours prudent, gardait la sienne, Teela et Louis avaient revêtu de simples combinaisons à contrôle thermique —, des pièces de rechange pour les appareils volatilisés par le système de défense de l’Anneau-Monde. Ils avaient même emporté les filtres à air, plus parce qu’ils étaient aussi peu encombrants que des mouchoirs que par réelle nécessité.

Louis était éreinté. Il enfourcha son cycloplane et regarda autour de lui, se demandant s’il avait oublié quelque chose. Il vit Teela regarder vers le ciel et, malgré la brume de l’échappement, il se rendit compte qu’elle avait l’air horrifié.

« Y a pas de justice », jura-t-elle. « Il est toujours midi ! »

— « Ne t’affole pas. Le… »

— « Louis ! Il y a six bonnes heures que nous travaillons, j’en suis sûre ! Comment peut-il être encore midi ? »

— « Ne t’inquiète pas. Le soleil ne se couche pas, tu te rappelles ?

— « Ne se couche pas ? » Sa panique disparut aussi soudainement qu’elle avait commencé. « Oh ! Bien sûr, il ne se couche pas. »

— « Il faudra nous y habituer. Mais regarde ; n’est-ce pas la lisière d’un carré d’ombre contre le soleil ? »

Quelque chose commençait en effet à déborder sur le disque lumineux. Ils observèrent le soleil qui diminuait.

— « Nous ferions bien de décoller », dit Parleur. « Nous devons être en l’air quand viendra l’obscurité. »

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