18. LES ÉPREUVES DE TEELA BROWN

Il faisait nuit noire lorsqu’ils émergèrent de l’œil du cyclone. Il n’y avait pas d’étoiles ; mais un faible clair d’Arche bleuté perçait parfois la couche de nuages.

« J’ai réfléchi », dit Parleur. « Nessus, vous pouvez nous rejoindre si vous le souhaitez. »

— « Je le souhaite. »

— « Nous avons besoin de votre point de vue d’étranger. Vous avez fait preuve d’une grande perspicacité. Comprenez pourtant que je n’oublierai pas le crime que votre race a commis contre la mienne. »

— « Je ne désire pas altérer votre mémoire, Parleur. »

Louis Wu remarqua à peine ce triomphe du sens pratique sur l’honneur, de l’intelligence sur la xénophobie. Il cherchait la trace du panache de vapeur de Teela, là où le banc de nuages rencontrait l’infini-horizon. Mais toute trace avait disparu.

Teela était toujours inconsciente. Sur l’intercom, son image bougea nerveusement, et Louis cria « Teela ! » Mais elle ne répondit pas.

— « Nous nous trompions à son sujet », estima Nessus. « Mais je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi. Pourquoi nous serions-nous écrasés, si sa chance était si puissante ? »

— « C’est exactement ce que je disais à Louis ! »

— « Mais », enchaîna le Marionnettiste, « si sa chance n’a aucun pouvoir, comment aurait-elle pu activer le propulseur de secours ? Je crois que j’avais raison depuis le début. Teela Brown possède une chance psychique. »

— « Alors pourquoi a-t-elle été choisie, elle d’abord, parmi tous les autres ? Pourquoi le Menteur s’est-il écrasé ? Répondez-moi ! »

— « Arrêtez ! » cria Louis.

Ils l’ignorèrent. Nessus constatait : « On ne peut apparemment pas se fier à sa chance. »

— « Si sa chance avait failli une seule fois, elle serait morte. »

— « Eût-elle été morte ou blessée, je ne l’aurais jamais choisie. Nous devons tenir compte de coïncidences possibles », dit Nessus. « Rappelez-vous, Parleur, que les lois de probabilité laissent une place aux coïncidences »

— « Mais elles ne laissent pas de place à la magie. Je ne peux pas croire à une chance génétique. »

— « Il le faudra bien », dit Louis.

Cette fois, ils l’entendirent. Il poursuivit : « J’aurais dû m’en rendre compte beaucoup plus tôt. Pas parce qu’elle échappait continuellement aux désastres. Non, c’était dans les petites choses, des détails de sa personnalité. Elle a de la chance, Parleur, croyez-le. »

— « Louis, comment pouvez-vous créditer une telle ineptie ? »

— « Elle n’a jamais souffert. Jamais. »

— « Qu’en savez-vous ? »

— « Je le sais. Elle connaissait tout du plaisir, rien de la douleur. Vous vous rappelez, lorsque les tournesols vous ont attaqué ? Elle vous a demandé si vous pouviez voir. " Je suis aveugle ", disiez-vous. Elle répondait : " Oui, mais pouvez-vous voir ? " Elle ne vous croyait pas.

» Et puis, oh ! Juste après notre crash, elle a essayé de marcher pratiquement pieds nus sur une pente de lave qui était presque en fusion. »

— « Elle n’est pas très intelligente, Louis. »

— « Elle est intelligente, tanjit ! Elle n’a simplement jamais souffert ! Quand elle s’est brûlé les pieds, elle a dévalé la pente sur une surface dix fois plus glissante que de la glace — et elle n’est pas tombée une seule fois !

» Mais vous n’avez pas besoin de détails », abrégea Louis. « Il vous suffit de la regarder marcher. Elle est gauche. À tout instant, on a l’impression qu’elle va tomber. Mais elle ne tombe jamais. Elle ne bouscule pas de choses avec ses coudes. Elle ne renverse rien, elle ne laisse rien tomber. Elle ne l’a jamais fait. Elle n’a jamais appris à ne pas le faire, ne voyez-vous pas ? Ce n’est donc ni de la grâce ni de l’élégance. »

— « Ceci n’est pas évident pour des non-Humains », observa Parleur d’un air de doute. « Je dois vous croire sur parole, Louis. Mais enfin… comment puis-je croire à la chance psychique ? »

— « J’y crois, moi. Je suis bien obligé. »

— « Si elle pouvait compter sur sa chance », dit Nessus, « elle n’aurait jamais essayé de marcher sur du roc quasiment en fusion. Malgré tout, la chance de Teela Brown nous protège sporadiquement. Rassurant, n’est-ce pas ? Vous seriez morts tous les trois, si les nuages ne vous avaient pas protégés lorsque vous traversiez le champ de tournesols. »

— « Ouais » dit Louis ; mais il n’oubliait pas que les nuages s’étaient écartés juste assez pour griller la fourrure de Parleur-aux-Animaux. Il se rappelait les escaliers du Paradis qui avaient transporté Teela Brown sur neuf étages, alors qu’il avait dû les monter à pied. Il sentait le bandage sur sa main et se rappelait celle de Parleur brûlée jusqu’à l’os, alors que le disque traducteur de Teela avait chauffé dans son étui de selle. « Sa chance semble la protéger un peu mieux qu’elle ne nous protège », soupira-t-il.

— « Et pourquoi pas ? Vous avez l’air contrarié, Louis. »

— « Peut-être le suis-je… » Ses amis avaient dû cesser de lui confier leurs ennuis depuis longtemps. Teela ne comprenait rien aux ennuis. Décrire la souffrance à Teela Brown reviendrait à vouloir décrire la couleur à un aveugle.

Coup de fouet au cœur ? Elle n’avait jamais connu d’amour malheureux. L’homme qu’elle désirait venait à elle et restait jusqu’au moment où elle en était presque lassée, puis il s’en allait de lui-même, sans éclats.

Sporadique ou non, le pouvoir bizarre de Teela la rendait… légèrement différente des Humains, peut-être. Une femme, certainement, mais avec des points forts et des talents différents, et aussi des points faibles… Et c’était une femme que Louis avait aimée. Très bizarre.

« Elle m’a aimé aussi », marmonna Louis. « Étrange. Je ne suis pas son genre. Et si elle ne m’avait pas aimé, alors… »

— « Quoi ? Louis, me parlez-vous ? »

— « Non, Nessus, je me parle à moi-même… » Était-ce là son véritable motif de se joindre à Louis Wu et son Équipage Composite ? En ce cas, le mystère se compliquait. Sa chance rendait Teela amoureuse d’un homme qui ne lui convenait pas, lui donnant une raison de se joindre à une expédition dont la réussite était plus qu’incertaine, et qui s’était révélée désastreuse en fait, de sorte qu’elle avait frôlé plusieurs fois une mort violente. Cela n’avait aucun sens.

Sur l’image de l’intercom, Teela leva les yeux. Des yeux vides dans un visage inexpressif… hagard… qui s’emplit soudain d’une terreur indicible. Ses yeux, blancs et écarquillés, regardèrent vers le bas. Son beau visage ovale était enlaidi par la folie.

« Ça va », dit Louis. « Laisse-toi aller. Détends-toi. Tout va bien, maintenant. »

— « Mais… » La voix de Teela était un couinement de fausset.

— « Nous en sommes sortis. C’est loin derrière nous. Regarde derrière toi. Tanj, regarde derrière toi ! »

Elle se retourna. Pendant un long moment, Louis ne vit que sa douce chevelure noire. Quand elle refit face, elle était plus maîtresses d’elle-même.

« Nessus », dit Louis. « Expliquez-lui. »

Le Marionnettiste dit : « Il y a plus d’une demi-heure que vous volez à Mach 4. Pour ramener votre cycloplane à vitesse normale, enfoncez votre index dans le trou cerclé de vert… » Bien qu’encore effrayée, Teela pouvait suivre les ordres.

« Maintenant, il faut que vous nous rejoigniez. Mon localisateur indique que vous avez décrit une courbe. Vous êtes à bâbord et à l’orient par rapport à nous. Comme vous ne disposez pas vous-même d’un tel instrument de bord, je vais devoir vous guider oralement. Pour l’instant, tournez directement vers le ponant. »

— « De quel côté est-ce ? »

— « Tournez à gauche, jusqu’à ce que vous soyez orientée vers la base de l’Arche. »

— « Je ne vois pas l’Arche. Il va falloir que je monte au-dessus des nuages. » Elle avait l’air presque calme, maintenant.

Tanj, avait-elle eu peur ! Louis ne se rappelait pas avoir jamais vu quelqu’un aussi effrayé. Il n’avait certainement jamais vu Teela aussi effrayée.

Avait-il jamais vu Teela effrayée ?

Louis regarda par-dessus son épaule. Sous les nuages, la terre était sombre ; mais, loin derrière eux, l’ouragan en forme d’œil luisait en bleu au clair d’Arche. Il les regardait s’éloigner avec une parfaite concentration, sans aucun signe de regret.

Louis était perdu dans ses pensées lorsqu’une voix prononça son nom. « Ouais », fit-il.

— « Tu n’es pas fâché ? »

— « Fâché ? » Il réfléchit. Il lui vint à l’esprit que, d’un point de vue « normal », le fait de plonger avec son cyclo comme elle l’avait fait était incroyablement stupide. Il chercha donc sa colère comme il aurait cherché un vieux mal de dents depuis longtemps calmé. Et il ne trouva rien.

Les points de vue normaux ne s’appliquaient pas à Teela Brown.

La dent était morte.

« Je crois que non. Qu’as-tu vu en bas, au fait ? »

— « J’aurais pu être tuée », dit Teela d’un ton où montait la colère. « Ne secoue pas la tête, Louis Wu ! J’aurais pu être tuée ! Ne t’en soucies-tu pas ? »

— « Et toi ? »

Elle sursauta, comme s’il l’avait giflée. Puis… il vit sa main bouger, et elle disparut.

Elle revint un instant plus tard. « Il y avait un trou », cria-t-elle furieusement. « Et de la brume dans le fond. Alors ?

— « Grand ? »

— « Qu’est-ce que j’en sais ? » Et elle disparut de nouveau. C’était vrai. Comment aurait-elle pu juger de sa taille, dans cette lumière de néon tremblotante ?

Elle a risqué sa vie, puis elle me reproche de ne pas être en colère. Un système pour capter l’attention ? Depuis combien de temps fait-elle cela ?

N’importe qui mourrait jeune, avec de telles habitudes !

« Mais pas elle », dit Louis Wu. « Pas…, »

Ai-je peur de Teela Brown ?

« Ou suis-je dingue, finalement ? » C’était arrivé à d’autres, à son âge. Un homme aussi vieux que Louis Wu avait vu des choses impossibles arriver trop souvent. Pour un tel homme, la ligne entre fantasme et réalité se brouillait parfois. Il pouvait devenir ultra-conservateur, rejetant l’impossible même lorsque c’était devenu un fait établi… comme Kragen Perel, qui refusait de croire au servo-propulseur parce qu’il violait la seconde loi du mouvement. Ou il pouvait croire n’importe quoi… comme Zéro Hale, qui achetait continuellement de fausses reliques des Négriers.

Des deux côtés, c’était la décrépitude et la folie.

« Non ! » Lorsque Teela Brown échappe à une mort certaine en se cognant la tête sur le tableau de bord de son cycloplane, c’est plus qu’un coïncidence !

Mais alors, pourquoi le Menteur s’était-il écrasé ?

Une pointe argentée apparut entre Louis et la tache brillante plus petite, sur sa droite. « Bienvenue », dit Louis.

— « Merci », dit Nessus. Il avait dû utiliser la propulsion de secours, pour les rattraper aussi vite. Il y avait seulement dix minutes que Parleur avait formulé son invitation.

Deux têtes triangulaires, petites et transparentes, observaient Louis au-dessus du tableau de bord. « Je me sens en sécurité, maintenant. Quand Teela Brown nous aura rejoints, dans une demi-heure, je me sentirai encore plus tranquille. »

— « Pourquoi ? »

— « La chance de Teela Brown nous protège, Louis. »

— « Je ne le pense pas », dit Louis Wu.

Parleur, silencieux, les observait tous deux dans l’intercom. Seule Teela était hors circuit.

« Votre arrogance m’inquiète », reprit Louis Wu. « Engendrer des Humains chanceux était arrogant comme le Diable. Avez-vous entendu parler du Diable ? »

— « Dans des livres. »

— « Prétentieux ! Mais votre stupidité est pire que votre arrogance. Vous assumez gaiement que ce qui est bon pour Teela Brown est bon pour vous. Pourquoi le serait-ce ? »

Nessus bredouilla. Puis : « Je pense que c’est naturel. Si nous nous trouvons tous deux dans la coque du même astronef, une rupture serait désastreuse pour nous deux. »

— « Bien sûr. Mais supposez que vous survoliez un endroit où Teela veut aller et que vous ne vouliez pas atterrir. Une panne à ce moment-là serait une chance pour Teela, mais pas pour vous. »

— « Quelle absurdité, Louis ! Pourquoi Teela voudrait-elle venir sur l’Anneau-Monde ? Elle n’a jamais su qu’il existait avant que je lui en parle ! »

— « Mais elle a de la chance. Si elle devait venir ici sans le savoir, elle y viendrait de toute façon. En ce cas, sa chance ne serait pas sporadique, n’est-ce pas, Nessus ? Elle aurait agi tout le temps. Chanceuse que vous l’ayez trouvée. Chanceuse que vous n’ayez trouvé aucune autre personne qualifiée. Toutes ces mauvaises connexions téléphoniques, vous vous rappelez ? »

— « Mais… »

— « Chanceuse que nous nous soyons écrasés. Vous vous rappelez que Parleur discutait pour savoir qui dirigeait l’expédition ? Eh bien, vous le savez, maintenant ! »

— « Mais pourquoi ? »

— « Je ne sais pas. » Louis se ratissa les cheveux avec ses ongles, complètement dépité. Ses cheveux noirs et raides avaient poussé en brosse, à l’exception de sa natte.

— « La question ne vous tracasse-t-elle pas, Louis ? Elle me tracasse, moi. Que peut-il y avoir ici, sur l’Anneau-Monde, pour attirer Teela Brown ? Cet endroit n’est pas sûr. D’étranges tempêtes, des dispositifs mal programmés, des champs de tournesols et des indigènes aux réactions imprévisibles concourent à menacer notre vie. »

— « Ah ! » s’écria Louis. « D’accord. C’en est au moins une partie. Le danger n’existe pas pour Teela Brown, ne le voyez-vous pas ? Quel que soit le jugement que nous émettions sur l’Anneau-Monde, il doit prendre cela en considération. »

Le Marionnettiste ouvrit et referma rapidement ses bouches, plusieurs fois.

« Cela rend les choses difficiles, hein ? » railla Louis en pouffant. Pour Louis Wu, résoudre des problèmes était en soi-même un plaisir. « Mais ce n’est là que la moitié de la réponse. Si vous supposez… »

Le Marionnettiste hurla.

Louis fut surpris. Il n’avait pas pensé que le Marionnettiste le prendrait si mal. Nessus gémissait sur deux tons ; puis, sans hâte apparente, il ramassa ses têtes sous lui. Louis ne vit que la crinière ébouriffée qui recouvrait le logement de son cerveau.

Et Teela était sur l’intercom.

— « Vous parliez de moi », dit-elle sans reproche. (Louis réalisa qu’elle était incapable de garder rancune. Cela faisait-il de la rancune un facteur de survie ?) « J’ai essayé de suivre votre conversation, mais je n’ai pas pu. Qu’est-il arrivé à Nessus ? »

— « Ma grande gueule. Je lui ai fait peur. Comment allons-nous te retrouver, maintenant ?

— « Ne peux-tu pas me dire où je suis ? »

— « Nessus a le seul localisateur. Sans doute pour la même raison qui lui a fait garder secrète la manœuvre du propulseur de secours. »

— « Je me posais la question », dit Teela.

— « Il voulait être sûr de pouvoir distancer un Kzin en colère. Peu importe. Qu’as-tu compris ? »

— « Peu de chose. Vous vous demandiez mutuellement pourquoi je voulais venir ici. Louis, je ne voulais pas. Je suis venue avec toi, parce que je t’aime. »

Louis hocha la tête. Évidemment, si Teela devait venir sur l’Anneau-Monde, il lui fallait un motif pour accompagner Louis Wu. Ce n’était pas très flatteur.

Elle l’aimait en vertu de sa chance à elle. Il avait pensé un moment qu’elle l’aimait pour lui-même.

« Je passe au-dessus d’une ville », dit soudain Teela. « Je vois des lumières. Pas beaucoup. Il devait y avoir une source d’énergie énorme, et durable. Parleur devrait pouvoir la trouver sur la carte. »

— « Vaut-elle la peine d’une visite ? »

— « Je t’ai dit, il y a des lumières. Peut-être… » Le ton s’éteignit sans un déclic, sans avertissement.

Louis fixa l’espace vide au-dessus de son tableau de bord. Puis il appela « Nessus. »

Il n’y eut pas de réponse.

Louis actionna la sirène.

Nessus bondit comme une famille de serpents dans un zoo en feu. En d’autres circonstances, c’eût été drôle : les deux cous qui se dénouaient frénétiquement, posant deux points d’interrogation au-dessus du tableau de bord ; puis il cria « Louis ! Qu’y a-t-il ? »

Parleur avait répondu immédiatement à l’appel. Assis en alerte, il attendait des instructions et des éclaircissements.

— « Quelque chose est arrivé à Teela. »

— « Bon », dit Nessus. Et les têtes disparurent.

D’un air sinistre, Louis coupa la sirène, attendit un instant puis l’actionna de nouveau. Nessus réagit de la même façon. Cette fois, Louis parla le premier.

— « Si nous ne découvrons pas ce qui est arrivé à Teela, je vous tuerai », dit-il.

— « J’ai le tasp », lui rappela Nessus. « Il est conçu pour agir sur un Humain aussi bien que sur un Kzin. Vous avez vu son effet sur Parleur. »

— « Pensez-vous vraiment que cela m’empêcherait de vous tuer ? »

— « Oui, Louis. Je le pense. »

— « Que pariez-vous ? » demanda Louis, prudemment.

Le Marionnettiste réfléchit. « Secourir Teela ne peut pas être plus dangereux que relever le pari. J’avais oublié qu’elle était votre compagne. » Il baissa les yeux. « Je ne la vois plus sur mon localisateur. Impossible de dire où elle est. »

— « Cela signifie-t-il que son cyclo a été endommagé ? »

— « Oui, et sérieusement. L’émetteur se trouvait près de l’un des blocs propulseurs de son cycloplane. Peut-être a-t-elle été victime d’un autre appareil en fonctionnement, du genre de celui qui a grillé nos disques traducteurs. »

— « Hum. Mais vous savez où elle était quand elle a été interrompue. »

— « À dix degrés de bâbord, vers l’orient. Je ne connais pas la distance, mais nous pouvons l’évaluer en fonction des tolérances de vitesse de son cycloplane. »

Ils volèrent à dix degrés de bâbord vers l’orient, suivant une ligne inclinée sur la carte dessinée à la main par Parleur. Depuis deux heures, ils n’avaient vu aucune lumière, et Louis commençait à se demander s’ils ne s’étaient pas égarés.

À six mille kilomètres de l’Œil-Cyclone, la ligne qui traversait la carte de Parleur aboutissait à un port de mer. Au-delà du port, se trouvait une baie de la taille de l’océan Atlantique. Teela ne pouvait pas avoir volé plus loin que cela. Le port serait leur dernière chance…

Soudain, au-delà d’une colline aux pentes d’une douceur trompeuse, des lumières apparurent.

« Arrêtez », chuchota Louis brusquement ; sans savoir pourquoi, il chuchotait. Mais Parleur les avait déjà immobilisés en l’air.

Ils flottaient sur place, étudiant les lumières et le terrain.

Le terrain : une ville. De la ville partout. Au-dessous d’eux, découpant leurs ombres dans le clair d’Arche, des maisons en forme de ruche aux fenêtres arrondies, séparées par des allées sinueuses trop étroites pour mériter le nom de rues. En avant et autour, des maison identiques et, plus loin, des constructions plus élevées, jusqu’au point où tout était gratte-ciel et bâtiments flottants.

« Ils ont construit de façon différente », murmura Louis. « L’architecture… ce n’est pas la même qu’à Zignamuclickclick. Des styles différents… »

— « Des gratte-ciel », s’étonna Parleur. « Pourquoi construire si haut, avec toute la place dont ils disposaient ? »

— « Pour prouver qu’ils pouvaient le faire. Non, c’est idiot », se reprit Louis. « Ça n’a pas de sens. S’ils ont pu construire une chose comme l’Anneau-Monde. »

— « Les constructions élevées sont peut-être apparues plus tard, durant le déclin de la civilisation. »

Les lumières : des rangées de fenêtres brillamment éclairées, une douzaine de tours isolées illuminées de haut en bas. Elles formaient un groupe que Louis identifia pour le Centre Administratif, car les six bâtiments flottants s’y trouvaient également.

Autre chose une petite tache de banlieue, à l’orient du Centre Administratif, répandait une faible lueur d’un blanc orangé.

Au second étage de l’une des maisons-ruches, ils s’assirent en triangle autour de la carte de Parleur.

Celui-ci avait insisté pour qu’ils entrent là avec les cycloplanes. « Sécurité. » Les phares du cyclo de Parleur les éclairaient, réfléchis et adoucis par un mur incurvé. Une table, bizarrement sculptée de creux en formes d’assiettes et de plats, s’était effondrée en poussière dès que Louis l’avait effleurée. Le sol était recouvert de trois bons centimètres de poussière. La peinture s’était détachée du mur incurvé et formait une traînée bleu ciel tout au long de la plinthe.

Louis sentait l’âge de la ville peser sur lui.

« Lorsque les bandes de la salle des cartes furent enregistrées, ceci était une des plus grandes ville de l’Anneau-Monde », expliqua Parleur. Sa griffe recourbée décrivit une ligne sur la carte. « À l’origine, la ville correspondait en gros à un demi-cercle dont le diamètre faisait face à la mer. Le château appelé Paradis dut être construit beaucoup plus tard, lorsque la ville se fut étendue loin sur la côte. »

— « Dommage que vous n’en ayez pas dessiné un plan », regretta Louis. Tout ce qu’on voyait sur la carte était un demi-cercle ombré…

Parleur ramassa la carte et la plia. « Une telle capitale abandonnée doit receler de nombreux secrets. Nous devrons être prudents, ici. Si une civilisation est susceptible de se développer sur cette terre — sur cette structure — ce doit être là où des indices révèlent une activité de la technologie disparue. »

— « Et les métaux disparus ? » objecta Nessus. « Une civilisation éteinte ne pourrait se relever sur l’Anneau-Monde. Il n’y a pas de métaux à extraire, pas de combustibles fossiles. Les outils eux-mêmes seraient réduits à des morceaux de bois ou d’os.

— « Nous avons vu des lumières. »

— « Elles semblaient dispersées au hasard — sans doute de nombreuses sources d’énergie individuelles qui tombent en panne les unes après les autres. Mais vous avez peut-être raison », dit Nessus. « Si on a recommencé à fabriquer des outils ici, nous devons contacter ceux qui les fabriquent. Mais selon nos propres conditions et à notre seule initiative. »

— « Peut-être avons-nous déjà été repérés grâce à nos émissions intercom. ?

— « Non, Parleur. Nos émissions intercom sont en faisceaux fermés. »

Louis, écoutant d’une oreille distraite, pensait : Elle est peut-être blessée. Étendue quelque part, incapable de bouger, à nous attendre.

Mais il ne parvenait pas à y croire.

Il semblait que Teela eût été interceptée par quelque ancien dispositif de l’Anneau-Monde : peut-être une arme automatique perfectionnée, si les habitants de l’Anneau-Monde avaient de tels appareils. Peut-être n’avait-elle détruit que l’intercom et l’émetteur, laissant intact le système de propulsion. Mais c’était peu probable.

Pourquoi alors ne parvenait-il pas à se sentir plus inquiet ? Louis Wu, aussi calme qu’un ordinateur alors que sa maîtresse courait un danger inconnu.

Sa maîtresse… oui, mais quelque chose de plus, et quelque chose de différent.

Quelle stupidité de la part de Nessus, de supposer qu’un Humain doué de chance psychique penserait de la même façon que les Humains auxquels il était accoutumé ! Un Marionnettiste chanceux penserait-il de la même façon que, disons, Chiron le Marionnettiste sain d’esprit ?

Peut-être la peur existait-elle dans les gènes des Marionnettistes.

Mais, chez les Humains, la peur était une chose apprise.

Nessus disait : « Nous devons admettre un manquement passager de la chance sporadique de Teela. Cela m’amène à supposer qu’elle n’est pas blessée. »

— « Quoi ? » Louis avait reçu un choc. Le Marionnettiste semblait avoir suivi un raisonnement parallèle au sien.

— « Une panne totale de cycloplane causerait probablement sa mort. Si elle n’a pas été tuée instantanément, elle a dû être secourue dès que sa chance a repris son influence. »

— « C’est ridicule. Vous ne pouvez pas escompter qu’un pouvoir psychique suive de telles règles ! »

— « La logique en est irréprochable, Louis. A mon avis, Teela n’a pas besoin de secours immédiat. Et elle est vivante, elle peut attendre. Nous pouvons remettre nos recherches à demain. »

— « Et alors, comment la trouverons-nous ? »

— « Si sa chance a tenu, elle est en mains sûres. Nous chercherons ces mains. S’il n’y a pas de mains, nous le saurons demain ; espérons qu’elle nous fera des signaux. Elle peut utiliser divers moyens. »

Parleur intervint. « Mais tous ces moyens supposent l’usage de la lumière. »

— « Et alors ? »

— « J’y ai réfléchi. Il est possible que ses phares fonctionnent toujours. Si c’est le cas, elle les aura laissés allumés. Vous prétendez qu’elle est intelligente, Louis. »

— « Elle l’est. »

— « Et elle n’a aucun sens de la prudence. Peu lui importe ce qui la trouvera, pourvu que nous la trouvions. Si ses phares sont hors d’usage, elle peut utiliser sa lampe laser pour avertir tout ce qui bouge — ou pour allumer un feu. »

— « Vous voulez dire que nous ne pourrons pas la trouver de jour. Et vous avez raison », admit Louis.

Nessus insista : « Nous devons d’abord explorer la ville de jour. Si nous rencontrons des habitants, parfait. Sinon, nous partirons à la recherche de Teela demain soir. »

— « Vous la laisseriez étendue quelque part pendant trente heures ? Vous êtes d’un cynisme — Tanjit, cette tache de lumière orangée que nous avons vue, c’est peut-être elle ! Non pas un éclairage public, mais des maisons en flammes ! »

Parleur se leva. « C’est vrai. Nous devons aller voir. »

— « Je suis l’Ultime de cette formation ! J’estime que la valeur de Teela ne mérite pas le risque d’un vol de nuit au-dessus d’une ville inconnue. »

Parleur-aux-Animaux avait enfourché son cycloplane. « Nous sommes sur un territoire qui peut être hostile. Donc, je prends le commandement. Nous partons à la recherche de Teela Brown, membre de notre équipage. »

Le Kzin s’éleva, dirigeant son cycloplane vers la grande fenêtre ovale. Au-delà de celle-ci se trouvaient un porche en ruine, puis la banlieue d’une ville sans nom. Les autres cycloplanes se trouvaient au rez-de-chaussée. Louis descendit les escaliers rapidement mais avec précaution ; une partie en était effondrée, et le mécanisme de l’escalator depuis longtemps rouillé à mort.

Nessus se pencha vers lui par-dessus la rampe. « Je reste ici, Louis. Je considère ceci comme une mutinerie. »

Louis ne répondit pas. Son cycloplane s’éleva, glissa par la porte ovale et s’éloigna dans la nuit.

La nuit était fraîche. Le clair d’Arche posait sur la ville des ombres bleu marine. Louis aperçut la lueur du cyclo de Parleur et la suivit vers la banlieue éclairée, à l’orient du Centre Administratif brillamment illuminé.

De la ville partout, des centaines de kilomètres carrés de ville. Il n’y avait même pas de parcs. Avec tout l’espace qu’offrait l’Anneau-Monde, pourquoi construire si dense ? Même sur Terre, les hommes tenaient à leur espace vital.

Mais la Terre disposait de cabines de transfert. C’était sans doute cela : les habitants de l’Anneau-Monde appréciaient davantage la durée des voyages que l’espace vital.

« Restons à basse altitude », dit Parleur dans l’intercom. « Si les lumières de la banlieue ne sont dues qu’à un éclairage public, nous rejoindrons Nessus. Si Teela a été abattue, mieux vaut êtres prudents. »

— « D’accord » acquiesça Louis. Mais il pensait : Écoutez-le, inquiet de sa sécurité face à un ennemi purement hypothétique. Un Kzin, téméraire au naturel, paraissait prudent comme un Marionnettiste, en comparaison de Teela Brown.

Où était-elle maintenant ? Indemne, blessée ou morte ?

Avant que le Menteur ne s’écrase, ils étaient déjà à la recherche d’habitants civilisés. Les avaient-ils finalement trouvés ? C’est sans doute ce qui avait empêché Nessus d’abandonner complètement Teela. La menace de Louis ne signifiait rien, ce dont Nessus devait être conscient.

S’il se trouvait que les habitants civilisés étaient leurs ennemis, eh bien, ce ne serait pas tout à fait imprévu…

Son cyclo dérivait vers la gauche. Louis corrigea.

« Louis. » Parleur-aux-Animaux semblait lutter contre quelque chose. « On dirait qu’il y a une interférence… » Puis, d’un ton pressant, avec l’injonction de commandement dont il avait l’habitude : « Louis ! Faites demi-tour ! Tout de suite ! »

Le ton de commandement semblait s’adresser directement à son subconscient. Louis fit immédiatement demi-tour.

Son cycloplane continua droit sur sa lancée.

Louis pesa de tout son poids sur la barre de direction. Aucun résultat. Le cyclo continuait à dériver vers les lumières du Centre Administratif.

« Quelque chose nous tient ! » cria Louis ; et la terreur le submergea. Ils étaient des marionnettes ! Énorme, sombre et pensant, le Maître des Marionnettes manœuvrait leurs bras et leurs jambes au gré d’un scénario invisible. Et Louis Wu connaissait le nom du Maître des Marionnettes.

La chance de Teela Brown.

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