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Il pleuviotait lorsque les deux ex-flics arrivèrent devant une maison située en retrait du bourg, proche d’un silo à grains. Sous le ciel gris aux nuages laineux, devant cet horizon de champs verts et jaunes, l’habitation donnait l’impression d’un animal assoupi et blessé. Le jardin était en friche, la peinture des murs tombait en lambeaux, certaines vitres étaient brisées.

Une maison abandonnée. Sharko et Lucie se regardèrent avec surprise.

Le commissaire gara son véhicule au bout d’un chemin de terre, derrière une vieille Super 5 comme on n’en trouvait plus. Un homme en sortit et vint à leur rencontre. Ils se présentèrent et se serrèrent la main.

L’anthropologue Yves Lenoir, la cinquantaine, semblait être un homme simple. Vêtu d’habits plutôt passés – pantalon en daim marron, pull en laine rouge, chemise à carreaux –, il inspirait immédiatement confiance, avec sa barbe blanche et ses cheveux gris clairsemés. Sous le trait épais de ses sourcils clairs, brillaient des yeux d’un vert profond, en osmose avec toutes ces jungles dont il avait probablement étudié les peuples. Appuyé sur une canne – il boitait fortement de la jambe gauche –, il s’approcha du portail qui n’était pas fermé à clé : il suffisait de pousser les vantaux pour qu’il s’ouvre.

— Clémentine m’a parlé de l’importance de cette affaire pour vous. J’ai voulu vous rencontrer dans cet endroit, là où Napoléon Chimaux a vécu. En fait, cette maison appartenait initialement à son père.

— Napoléon Chimaux ? Qui est-ce ?

— Un anthropologue. Assurément, je l’ai identifié comme l’auteur du film que vous m’avez remis. C’est lui qui a découvert la tribu du DVD.

Lucie serra les poings. Une seule question l’intéressait :

— Est-il encore vivant ?

— Aux dernières nouvelles, oui.

Ils pénétrèrent tous dans l’habitation par une grande baie latérale donnant sur ce qui avait dû être le salon. Y traînaient des fantômes de meubles, des fauteuils aux housses craquelées et tapissées de poussière. L’humidité avait pris possession des lieux, gondolant les boiseries. Plus aucun bibelot, ni cadre. Les tiroirs, les portes des meubles étaient grands ouverts et complètement vides. La luminosité avait baissé, comme si le jour avait décidé de se lever plus tard ici qu’ailleurs.

— Tous les habitants du village ont dû entrer au moins une fois ici. Par curiosité. Vous connaissez les gens.

— Ils ont surtout tout dévalisé, répliqua Sharko.

— Ah, ça…

Yves Lenoir s’approcha d’une table en triste état, souffla sur la poussière et y posa sa canne ainsi qu’une sacoche marron, d’où il sortit le DVD.

— Tout d’abord, j’aimerais, dans la mesure du possible, pouvoir récupérer ce précieux film et le présenter à divers conseils et fondations d’anthropologie, notamment brésiliennes et vénézuéliennes.

Sharko comprenait mieux à présent la démarche du bonhomme. Il offrait une visite guidée dans l’univers de Napoléon Chimaux mais, en contrepartie, il avait ses petites exigences. Le commissaire décida d’entrer dans son jeu :

— Bien sûr, vous l’aurez en temps et en heure, et en exclusivité. (Il lut un bref éclat de jouissance dans les yeux de Lenoir.) Mais je vous demanderais de ne surtout rien ébruiter pour le moment, tant que notre enquête est en cours.

L’anthropologue acquiesça et déposa le DVD dans la main tendue du commissaire.

— Évidemment. Permettez-moi d’insister mais… J’aimerais comprendre comment vous avez obtenu ce document exceptionnel et d’une incroyable cruauté. D’où vient-il ? Qui vous l’a donné ?

Sharko prit son mal en patience et lui expliqua brièvement les grandes lignes de l’enquête, tandis que Lucie faisait le tour de la pièce. Lenoir n’avait jamais entendu parler de Stéphane Terney, ni d’Éva Louts, ni de Phénix.

— Nous aimerions à notre tour vous poser des questions, intervint Lucie en revenant auprès des deux hommes. En fait, pour être clairs, nous aimerions tout savoir sur Napoléon Chimaux et cette tribu.

Leurs voix résonnaient, alors que dehors, la pluie crépitait de plus en plus fort sur le toit. Yves Lenoir contempla le ciel quelques secondes.

— La tribu qui vous intéresse s’appelle les Ururu. Une tribu amazonienne qui reste, à ce jour, l’une des plus méconnues.

Il sortit un livre de sa besace, ainsi qu’une carte géographique qu’il rempocha aussitôt. L’ouvrage était abîmé, la couverture racornie. Il était assez épais. Un livre signé Napoléon Chimaux.

— Napoléon Chimaux… murmura Lenoir.

Il avait prononcé ce prénom et ce nom comme s’il s’agissait d’un blasphème. Il présenta la photocopie couleur d’un portrait à Sharko.

— C’est l’une des rares photos récentes que l’on possède de lui. Elle a été prise à la sauvette, au téléobjectif, il y a un an, en pleine jungle. Chimaux est l’anthropologue français qui a découvert les Ururu en 1964, dans l’une des zones les plus reculées et inexplorées de l’Amazonie. À l’époque, celle des jours les plus noirs de la dictature brésilienne, Chimaux n’avait que vingt-trois ans. Il suivait les traces de son père, Arthur, l’un des plus grands explorateurs du siècle passé, mais aussi l’un des moins recommandables. Quand Arthur revenait entre deux expéditions, c’était ici, à Vémars. En dépit de toutes les merveilles qu’il avait vues, je crois qu’il aimait retrouver la simplicité d’un endroit comme celui-ci.

Sharko considéra le cliché. Napoléon Chimaux ne regardait pas le photographe. Il était au bord d’un cours d’eau, grimé et vêtu de vêtements kaki comme ceux des militaires. Malgré sa soixantaine d’années, ses cheveux étaient d’un brun intense, son visage paraissait fin et poli comme l’acier. Sharko ne sut exprimer exactement ce qui le mettait mal à l’aise dans ce cliché. Chimaux, qui avait aujourd’hui soixante-neuf ans, en paraissait dix de moins. Il avait quelque chose de noir dans le regard, que le commissaire ne parvenait à définir.

Lenoir parlait avec une certaine forme de compassion, de respect dans la voix.

— … Arthur Chimaux, le père, connaissait bien l’Amazonie. Il était l’un des principaux acteurs du jeu politique dans le nord du Brésil et avait de nombreux soutiens, comme les exploitants de mines d’or et les principaux adversaires des droits indigènes. Il mourut dramatiquement en 1963 au Venezuela, un an avant la découverte des Ururu par son fils. Il lui a légué énormément d’argent.

Lenoir s’empara du livre et le montra au commissaire, qui le prit entre ses mains.

Comment j’ai découvert les Ururu, le peuple féroce… ça a été le seul ouvrage que Napoléon Chimaux écrivit sur les Ururu, dans les années 1964 et 1965. Il y parle de son incroyable expédition, de toutes les fois où il a failli mourir, de l’horreur de sa première rencontre avec ceux qu’il qualifie comme « le dernier groupe vivant issu de l’âge de pierre ». Il fait clairement passer ce peuple pour une relique vivante de la culture préhistorique, un peuple d’une violence inouïe. Il raconte, je le cite : « J’ai en face de moi un tableau incroyable de ce à quoi pouvait ressembler la vie pendant une bonne partie de la préhistoire. »

Lenoir donnait l’impression de connaître l’ouvrage par cœur. Sharko feuilleta les pages et s’arrêta sur la photo noir et blanc d’un indigène, complètement nu. Un colosse aux yeux belliqueux, aux lèvres charnues, qui fixait l’objectif comme s’il allait le dévorer.

Chimaux commenta le cliché.

— Les Ururu ont la peau claire, les yeux noisette, Chimaux les appelait les « Indiens blancs ». Il a ramené ici même, en 1965, des fragments de squelette qui suggèrent des traits « caucasoïdes ».

— Les Ururu viendraient donc de l’Europe ?

— Comme tous les Indiens natifs d’Amérique. Ils descendent des premiers chasseurs du paléolithique, qui ont franchi le détroit de Béring il y a au moins vingt-cinq mille ans. Ils seraient néanmoins la seule tribu restée morphologiquement et culturellement très proche de Cro-Magnon.

Le commissaire tendit le livre à Lucie. En silence, ils échangèrent un regard inquiet, dans lequel tournait toujours le même cheminement incompréhensible : Cro-Magnon, les Ururu, Carnot et Lambert… Cro-Magnon, les Ururu, Carnot et Lambert…

La chaîne du temps.

Aidé de sa canne, Lenoir se mit à marcher dans la maison, vers l’escalier, tout en poursuivant ses explications :

— Dans son ouvrage, Napoléon Chimaux n’est pas tendre avec les Ururu. Il les décrit comme un peuple sanguinaire, une horde de tueurs qui ne cesse de livrer des guerres tribales. La plupart des individus sont jeunes, puissants, agressifs. Ils pratiquent des rites d’une grande barbarie, avec, à la clé, une mort affreuse. Chimaux décrit avec beaucoup d’emphase leur violence extrême, la manière très archaïque et directe dont ils tuent, et ce dès le plus jeune âge. Si vous regardez les clichés, vous verrez que les outils, les armes sont en bois ou en pierre. En 1965, ils ne connaissaient pas le métal.

Sharko, qui avait continué à feuilleter le livre, pointa du doigt la photo de quatre hommes Ururu, armés de haches.

— Viens voir, Lucie. Viens voir de quelle main ils tiennent leur hache.

Lucie s’approcha et avant même de regarder, elle avait la réponse.

— Quatre guerriers, trois gauchers… Chimaux parle-t-il de cette particularité ?

L’anthropologue regarda la photo, comme s’il la voyait pour la première fois.

— Des gauchers ? Tiens, vous avez raison. Non, il n’en parle pas. C’est curieux qu’ils soient si nombreux.

Direction l’étage. L’escalier… Des pas grinçants… L’impression de violer une intimité… Lenoir avait allumé une lampe de poche. Sur les murs, des jeunes avaient laissé un tas de messages, du genre « Marc + Caroline » dans un cœur. Lucie ne se sentait plus du tout à l’aise dans cette maison malsaine, silencieuse, sans vie. Ils pénétrèrent dans une petite chambre dont la fenêtre donnait sur les champs. Un matelas traînait au sol, à côté de son sommier délabré.

— C’est ici que Napoléon Chimaux a grandi avec sa mère.

On pouvait encore deviner la tapisserie d’une chambre d’enfant, les motifs de bateaux et de palmiers qui se répétaient régulièrement. Des avant-goûts de voyage.

— … Dans son livre, Napoléon Chimaux dresse un parallèle étroit entre la structure des Ururu et celles de nombreux primates. Comme pour les troupes de babouins, les villages se scindent en deux dès qu’ils dépassent une certaine taille. Selon Chimaux, les « Féroces » ressemblent à ces singes : des primates amazoniens dont la parfaite amoralité fait du meurtre et des rites sanguinaires des idéaux tribaux.

Au milieu de la pièce, Lucie feuilleta le livre, s’arrêtant chaque fois qu’elle tombait sur une photo. Les Indiens présentaient des visages effrayants, parfois maquillés. Lucie ne pouvait s’empêcher de penser aux films de cannibales qu’elle avait vus quand elle était plus jeune, et elle frissonna.

— Où est-il ? demanda-t-elle. Où est aujourd’hui Napoléon Chimaux ?

— J’y viens, je termine juste ce que je vous racontais. Entre 1964 et 1965, Napoléon a parcouru le monde pour faire part de sa découverte et écrire son livre. Il se rendait dans les universités, les instituts de recherche avec ses photos, ses ossements. De nombreux scientifiques étaient intéressés par ses découvertes.

— Des scientifiques ? Pourquoi ?

— Parce que la « valeur marchande » d’un groupe tribal est d’autant plus grande qu’il est éloigné ou isolé. Pour les scientifiques, les biologistes, les généticiens, le sang de telles tribus vaut plus que de l’or. Ce sang issu d’un autre âge a un caractère génétique unique, vous comprenez ?

— Je comprends très bien.

— Mais que ce soit dans son livre ou ses voyages, jamais, jamais Napoléon ne dévoile l’endroit où vivent les Ururu en Amazonie, si bien que personne n’est capable de lui « voler » son peuple. Lui seul, ainsi que son équipe d’expédition, des marginaux, des chercheurs d’or qu’il protège jalousement, sont capables de retrouver leurs traces… En 1966, Chimaux disparaît brusquement de la civilisation. D’après les gens d’ici, il ne revenait dans cette maison que de temps à autre, juste quelques jours.

— 1966, c’est justement la date du film, fit remarquer Lucie.

Yves Lenoir acquiesça, le visage grave.

— On sait qu’il vit depuis toutes ces années dans le plus gros village des Ururu, où apparemment, il règne en maître sur l’ensemble du peuple. Vous savez, le temps qui passe a eu raison des terres vierges. Aujourd’hui, il n’est plus un kilomètre carré de cette planète qui n’ait été exploré. Photos satellites, avions, expéditions de plus en plus spectaculaires, à renfort de gros moyens. L’endroit où vivent les Ururu est géographiquement connu, il se situe dans les alentours du haut rio Negro, on peut désormais s’y rendre relativement facilement. Mais les Ururu font partie des soixante communautés indiennes qui n’ont aucun contact avec l’extérieur. Les aventuriers ont longtemps eu peur de tenter un voyage, à cause de la férocité de ce peuple, décrite dans le livre de Chimaux. Mais le goût de la découverte a été plus fort. Les expéditions se sont multipliées. Cependant, ceux qui se sont hasardés dans ces régions pour tenter d’étudier les Ururu se sont fait chasser à la manière forte, avec un message pour le moins direct de Napoléon Chimaux : « Ne revenez plus jamais ici. »

Chacun de ses mots était envoyé comme une fléchette empoisonnée. Le peuple, la région qu’il décrivait ressemblaient à l’enfer. Pourtant, Lucie était persuadée que Louts avait réussi à aborder Chimaux, et qu’elle s’apprêtait à retourner le voir.

Dans l’intimité de cette chambre, Lenoir frappa sa canne contre un mur, faisant tomber un peu de plâtre.

— Les anthropologues que nous sommes se sont toujours demandé comment Chimaux avait réussi à si bien s’intégrer parmi ce peuple, à se hisser au sommet de leur hiérarchie et à y imposer sa loi. Avec votre film, j’ai désormais la réponse, et c’est pour cette raison que ce documentaire est primordial. Il ne fait désormais aucun doute que Chimaux est revenu en 1966 avec le virus de la rougeole dans son sac.

Il y eut un silence seulement perturbé par la pluie et le vent. Sharko prit la mesure de la cruauté et de la folie de Chimaux.

— Vous voulez dire que… qu’il l’aurait amené volontairement, dans un flacon ou un truc dans le genre, pour anéantir certains Ururu ?

— Exactement. Les peuples primitifs ont leurs croyances, leurs dieux, leur magie. Porteur d’une telle arme de destruction, l’anthropologue s’est imposé comme l’être capable d’anéantir sans même rien toucher. Un dieu, un sorcier, un diable… Dès lors, les Ururu ont dû le vénérer tout autant qu’ils le craignaient.

— C’est monstrueux, murmura Lucie.

— C’est pour cette raison que ce document devra être connu des fondations d’anthropologie. Les gens doivent savoir, afin de réagir en conséquence. Aujourd’hui, aucune fondation, aucune ONG ne sait comment intégrer le sort des Ururu dans le paysage indien amazonien. Tous ont peur de les approcher.

— Cela est certes monstrueux, mais n’explique pas Phénix n° 1, noté sur la tranche de la cassette, fit remarquer Sharko. Il n’y a pas que cette histoire de rougeole, Phénix suggère quelque chose de plus vaste, de plus monstrueux encore. La contamination n’était que le début de quelque chose

Lucie prit le relais, restant sur la même longueur d’onde que son coéquipier.

— Napoléon Chimaux a été vu à plusieurs reprises en France, à Vincennes, entre 1984 et 1985, accompagné d’un autre homme. Ces deux individus étaient en relation avec un gynécologue-obstétricien, à qui ils ont remis plusieurs cassettes de ce genre. Ça vous dit quelque chose ?

L’anthropologue réfléchit quelques secondes.

— Chimaux sortait souvent de sa jungle. On l’a vu au Brésil, au Venezuela, en Colombie, et souvent ici même. Il gardait des relations avec la France, ça c’est sûr. En 1967, il a été intercepté au Venezuela avec une cargaison d’éprouvettes venant de France justement, qu’il comptait utiliser pour recueillir des échantillons de sang des Ururu. Il n’avait aucune autorisation d’une quelconque commission de surveillance scientifique, aucun papier. Il a prétendu vouloir prélever le sang pour aider ses Indiens, afin d’étudier les différentes formes de malaria qui infestaient la région. Ça a fait du bruit mais Chimaux s’en est sorti, certainement en glissant quelques billets dans les bonnes poches et aussi grâce à l’aura que son père avait laissée dans le pays.

Lucie allait et venait, sa main au menton. La rupture de Napoléon Chimaux avec le monde civilisé en 1966, la cassette la même année, les éprouvettes en 1967… À l’époque, Stéphane Terney ne pouvait pas être impliqué, il était revenu d’Algérie quelques années plus tôt pour se lancer dans la carrière de gynécologue-obstétricien, dans l’anonymat. À quel sombre trafic s’était livré Napoléon au cœur de la forêt amazonienne ? Qui l’avait aidé ? Qui lui avait fourni le virus de la rougeole ? Et qui allait analyser le sang des Ururu ? Un scientifique ? Un biologiste ? Un généticien ?

C’était forcément le deuxième homme de l’hippodrome.

Trois hommes connaissaient les secrets de Phénix.

Terney l’obstétricien… Chimaux l’anthropologue… Et le scientifique inconnu…

— Sait-on précisément de quel laboratoire français venaient les éprouvettes ? demanda Lucie, nerveuse.

— Pas à ma connaissance. Un avion avait décollé de France avec ce colis, mais Chimaux n’a jamais donné davantage d’informations. Il devait travailler avec un laboratoire, ça c’est sûr. Mais il savait protéger ses sources.

Lucie s’appuya sur le bord de la fenêtre. Derrière elle, la pluie claquait contre la vitre, comme des petites mains d’enfants. Elle soupira :

— Il s’est fait prendre cette fois-là, mais il est évident qu’il a continué son trafic. Que revenait-il faire ici, dans cette maison ?

— On l’ignore aussi. Mais depuis qu’on a tenté de le tuer, il a cette fois définitivement disparu dans la jungle, et n’est plus jamais revenu.

— Tenté de le tuer ? Comment ça ?

— Ça a fait la une des journaux, c’était en… 2004, si j’ai bonne mémoire. Je me suis beaucoup intéressé à cette affaire, car je suivais la carrière de Chimaux. Napoléon a reçu un coup de couteau ici – il désigna son aine gauche. Mais il dormait avec une prostituée, cette nuit-là, qui a surpris l’assassin au moment où ce dernier intervenait. Cela lui a sauvé la vie. L’artère iliaque a été à peine touchée. Le tueur a pris la fuite, et Chimaux a eu une chance phénoménale de s’en sortir.

Lucie et Sharko échangèrent un regard entendu. La manière de tuer ne laissait aucun doute : celui qui avait éliminé Terney en lui tranchant l’artère iliaque avait cherché à tuer Chimaux quatre ans plus tôt.

— Qu’a donné l’enquête de police ? demanda Lucie.

— Pas grand-chose. Chimaux a toujours certifié qu’il s’agissait d’un voleur. Toujours est-il qu’à peine rétabli, il est reparti dans sa jungle, avec ses « Féroces », pour toujours.

Finalement, Sharko voulut lui rendre le livre, mais il refusa.

— Je vous le laisse ainsi que la photo de Chimaux, vous me remettrez le tout avec le DVD.

Il haussa les épaules, dépité.

— Tout cela, c’est un beau gâchis. Aujourd’hui, il est évident que les Ururu sont de plus en plus contaminés par la civilisation qui, même si elle ne les a pas encore tout à fait atteints, se rapproche d’eux. Ils ne sont plus purs et savent que le monde existe ailleurs. Ils ont découvert le métal, la technologie, ils ont vu les avions dans le ciel. En les gardant pour lui, Napoléon Chimaux a privé le monde d’une découverte primordiale, de ce qu’est réellement l’histoire de ce peuple et de ce que fut, peut-être, la préhistoire… Voilà, grosso modo, tout ce que je puis vous dire sur lui.

Ils redescendirent dans le salon en silence, moralement éprouvés. Cette maison avait abrité un enfant comme un autre, qui avait grandi et était devenu un monstre. À quels sombres forfaits s’était-il livré au cœur de la tribu Ururu ? Quelles horreurs contenaient les fameuses cassettes Phénix ? Combien de litres de sang, de prélèvements avaient transité à travers la jungle, par avion, vers la France ? Et dans quel but ?

Alors qu’Yves Lenoir s’apprêtait à sortir, Lucie l’interpella.

— Attendez… On voudrait se rendre là-bas, comme l’a fait Éva Louts. Dites-nous comment procéder.

Il écarquilla les yeux.

— Aller sur le territoire des Ururu ? Vous deux ?

— Nous deux, répéta Sharko d’une voix qui ne prêtait à aucun commentaire.

Après une hésitation, l’anthropologue revint au centre de la pièce.

— Ce n’est pas une mince affaire, vous savez ?

— Nous le savons.

Il sortit une carte du nord du Brésil de son sac et la déploya sur la table. Sharko et Lucie se serrèrent à ses côtés.

— Aller au Brésil ne pose aucun problème. Pas de visa, un passeport suffit. Les vaccins ne sont même pas obligatoires, mais je vous conseillerais celui contre la fièvre jaune ainsi qu’une antipaludéen. Si votre étudiante est allée à la rencontre des Ururu, elle est partie à huit cents kilomètres au nord de la capitale, en direction de la frontière vénézuélienne. Elle a assurément pris l’avion de Manaus jusque São Gabriel da Cachoeira, la dernière ville avant nulle part. Depuis Charles-de-Gaulle, il y a deux ou trois vols par semaine, c’est un trajet emprunté par les touristes qui partent en trek vers le Pico da Neblina, la plus haute montagne brésilienne.

— Vous avez l’air de bien connaître.

— Tous les anthropologues du monde sont déjà allés là-bas, on y trouve les plus grandes réserves indiennes. Certains tentent même leur chance vers les Ururu, sans succès évidemment. Plutôt que de prendre vos billets isolément, accrochez-vous à un tour-opérateur. Ainsi, vos trajets seront gérés jusqu’à São Gabriel, et surtout, on se chargera pour vous de récupérer les autorisations par la FUNAI, la Fondation nationale de l’Indien. Des policiers, des militaires naviguent sur les rivières et ne sont pas tendres, mieux vaut être en règle pour traverser les territoires indigènes qui longent le rio Negro. Là-bas, lâchez le tour-opérateur et prenez votre propre guide. Les habitants ont l’habitude des étrangers, vous trouverez facilement.

Il marqua précisément l’endroit sur son plan détaillé. Un véritable no man’s land.

— De là, comptez une journée de bateau, et une autre de marche pour atteindre le territoire des Ururu. Les guides vous y amèneront si vous les payez bien. Je ne dirais pas que les demandes sont fréquentes, mais elles existent. En tout cas, à ma connaissance, les résultats sont toujours les mêmes : Chimaux et les Ururu chassent quiconque s’approche de leurs villages, et parfois avec des conséquences tragiques.

Lucie observait attentivement la carte. Des aplats verts à perte de vue, des montagnes, des fleuves immenses, déchirant la végétation. Loin, si loin de Juliette.

— Nous essaierons quand même.

— Je vous aurais bien accompagné si je n’avais pas cette jambe foutue. Je connais bien la jungle, elle n’est pas une forêt comme les autres. C’est un monde mouvant, fait de faux-semblants et de pièges, où la mort peut vous attendre à chaque pas. Gardez bien cela en tête.

— C’est notre quotidien.

Ils se saluèrent et se souhaitèrent bonne chance, puis ils se quittèrent sous la pluie et partirent dans leurs voitures respectives. Avant de mettre le contact, Sharko considéra la photo de Napoléon Chimaux.

— Tentative d’assassinat en 2004… L’époque où Stéphane Terney entame la rédaction de son livre La Clé et le Cadenas, pour y cacher les codes génétiques. Nul doute qu’il a pris peur, et qu’il a commencé à se protéger. Ce scientifique tueur devait le terroriser.

— Après sa tentative d’assassinat, Chimaux a prétexté un voleur, pour se protéger aussi. Il connaissait forcément l’identité de son assassin. Mais s’il parlait…

— … Il se grillait, à cause de Phénix. J’ai l’impression que ça explique le rôle de Louts là-dedans. Emprisonné dans sa jungle, Chimaux s’en est peut-être servi comme… d’un éclaireur, ou d’un pigeon voyageur. Il l’a envoyée récupérer quelque chose pour lui.

— Des noms, des caractéristiques et des portraits d’assassins gauchers ?

— Peut-être oui. Des assassins gauchers ultra-violents, entre vingt et trente ans.

Sharko fit gronder le moteur.

— Il y a une dernière chose que j’aimerais vérifier.

Dans l’animalerie du centre de primatologie, Sharko et Lucie suivaient Clémentine Jaspar en silence. Cette dernière se présenta face à Shery, et lui montra le portrait récent de Napoléon Chimaux. À l’aide de ses gestes en Ameslan, elle posa la question suivante : « Toi connaître homme ? »

Comme l’aurait fait n’importe quel humain, Shery prit la photo entre ses grandes mains, l’observa et secoua négativement la tête. Elle ne l’avait jamais vu.

Lucie considéra Sharko dans un soupir.

— On a Terney, on a Chimaux. Il nous manque le troisième homme : le scientifique…

— … Qui élimine allègrement tous ceux qui se trouvent sur son passage. Un individu extrêmement dangereux, un animal acculé, prêt à tout pour survivre.

— Et vu l’état des choses, je ne vois plus malheureusement qu’un endroit où on peut aller chercher son identité.

— Sur les lèvres du monstre : Napoléon Chimaux.

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