8
Se préparant pour une longue route vers la prison de Vivonne, à proximité de Poitiers, tôt le lendemain, Lucie était en train d’entasser de petites bouteilles d’eau et quelques vêtements de rechange dans un sac à dos. Puis, d’un emballage, elle sortit un téléphone portable tout neuf, qu’elle montra à sa mère.
— Il est pour Juliette. Elle le mettra dans son sac, comme ça, je pourrai toujours la joindre. Je sais qu’elle est petite, mais elle ne pourra pas téléphoner avec, c’est un abonnement spécial. C’est juste pour… que je reste proche d’elle et puisse savoir où elle est quand bon me semble. Qu’est-ce que t’en penses ?
Marie Henebelle ne répondit pas. Elle restait sur le canapé, le front soucieux, les mains entre les cuisses. Depuis l’été dernier, elle était très souvent présente à l’appartement, dont elle avait fait d’ailleurs sa deuxième habitation. Lucie avait même transformé son petit bureau en chambre. Devant, le téléviseur diluait des clips musicaux. Marie se leva, éteignit et parla à sa fille d’une voix grave :
— Ne remets pas le pied dans l’engrenage, Lucie. Ne va pas dans cette prison demain, ni à l’enterrement de cette ordure. Tout cela ne ferait qu’empirer les choses. Le psy l’a dit, tu dois te détacher au maximum de… tout ça.
— Je me fiche de ce que dit le psy. Je n’ai pas le choix.
— Bien sûr que si, tu l’as.
Marie Henebelle connaissait trop bien la musique. Aller là-bas, c’était rouvrir les plaies, affronter le mal dans les yeux, chercher des réponses qui n’arriveraient jamais. Elle réfléchit longuement, les doigts crispés, et finit par lâcher :
— Il y a quelque chose que je dois te dire.
— Pas maintenant. Je vais aller faire un petit tour à la Citadelle avec Klark et Juliette.
Marie se passa une main sur le visage, soucieuse.
— Ça concerne l’histoire de notre famille, nos rapports avec la gémellité.
Piquée au vif, Lucie vérifia que Juliette ne sortait pas de sa chambre et s’approcha de sa mère.
— Quels rapports ?
Marie se pinça les lèvres. Elle observait ses ongles, hésitait à poser son regard. Elle incita sa fille à s’asseoir en face d’elle.
— Depuis ce qui est arrivé, je vois quelqu’un, Lucie…
— Un homme ?
— Une femme, à la fois psychothérapeute et généalogiste, qui s’intéresse principalement à résoudre les conflits transgénérationnels. Elle est ce qu’on appelle une psychogénéalogiste. J’aimerais que tu viennes avec moi, à l’une des séances.
Lucie sentit le sang affluer sur ses joues. Il ne manquait plus que cela.
— Encore une psy ? Pourquoi tu ne m’as jamais rien dit ?
— S’il te plaît. C’est déjà suffisamment difficile pour moi de te parler de ça.
Lucie secoua fermement la tête.
— Tu fais ce que tu veux, mais je ne mettrai pas les pieds là-bas. J’en ai ma claque des psys.
— Tu n’as pas compris, elle n’est pas psy. Elle nous aide à ouvrir les yeux sur notre passé, nous interroger sur les relations avec nos propres ancêtres. Les liens du sang.
Marie fixa le sol, l’endroit que l’on regardait toujours avant d’annoncer les sujets les plus graves, comme s’ils nous plombaient le crâne. Dans une inspiration, elle lâcha sa phrase brutalement :
— Moi aussi, j’ai eu une sœur jumelle.
Lucie eut l’impression d’un coup de poing dans l’abdomen, de ceux qui coupent la respiration. Elle se recula sur son fauteuil.
— Une… une sœur jumelle ?
— Elle s’appelait France. Sortie la première du ventre de ma mère à la maternité de Liévin, en juin 1950.
Lucie avait la gorge serrée. Sa mère ne parlait quasiment jamais de son passé, de sa jeunesse, comme si tout était enfermé dans un vieux coffre dont elle avait perdu la clé. À vrai dire, Lucie en savait très peu sur sa propre famille et ses ancêtres. Toutes ces âmes, ces corps s’étaient dispersés dans l’espace et le temps, pareils à une traînée de poussière.
— Quand… Quand le drame est arrivé, on venait d’avoir quatre ans. On habitait encore à Calonne, à cette époque-là. Tu te rappelles les photos de la maison de jeunesse de tes grands-parents ?
Lucie acquiesça sans desserrer les lèvres. Bien sûr, elle se souvenait. Une petite maison en briques rouges, en plein bassin minier. Le feu à charbon, le carrelage moucheté, la grande bassine qui servait de baignoire à toute la famille… Son grand-père mineur, sa grand-mère distribuant les lampes au bord du puits qui avalait les hommes, à 6 heures du matin… Des ouvriers qu’elle n’avait pratiquement pas connus, emportés bien trop tôt par des maladies qui prenaient aux poumons ou à la gorge.
Marie parlait avec nostalgie, les mots qui sortaient de sa bouche semblaient polis par le temps.
— C’était en plein été. France et moi, on jouait dans le jardin. On s’amusait à creuser des trous dans la terre avec de petits bâtons, à l’endroit où il y avait les framboisiers, derrière le poulailler de ton grand-père. France était bien plus habile que moi, elle creusait deux fois plus vite cette terre si noire et si dure. Elle a alors déniché une grenade. Ton grand-père nous avait montré à quoi ça ressemblait, et nous avait expliqué que si on déterrait des armes datant de la guerre, il ne fallait surtout pas y toucher. Dans le bassin minier, il n’était pas rare que des gens trouvent des obus, des casques, et même des squelettes de Fritz, enfouis sous leur terrain.
Les doigts de Lucie se crispèrent dans le tissu, tandis que sa mère continuait à raconter :
— Alors, du haut de mes quatre ans, j’ai dit à France de rester là, le temps que j’aille prévenir nos parents. Quand je suis entrée dans le patio, j’ai entendu l’explosion.
Elle se triturait les mains comme elle avait dû le faire toutes ces années où elle repensait au drame. Lucie sentit les larmes lui monter aux yeux.
— Sa mort est devenue un objet tabou, Lucie. On n’en a plus jamais parlé entre nous. Mes parents, mes oncles, mes tantes, mes cousins ont fait comme si… comme si France n’avait jamais existé. On l’a reniée, enfouissant ce secret honteux au plus profond de notre âme. Nous n’avons pas une seule photo, rien qui rappelle sa présence. Même moi, j’ai fini par l’oublier, avec le temps, parce qu’on ne m’a pas laissé le choix. Quatre ans… J’étais si petite. J’ai même tellement douté, parfois : avait-elle réellement existé ? Je n’en étais même plus sûre.
Lucie se leva et serra sa mère dans ses bras.
— Oh maman… Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?
Marie promenait ses mains dans le dos de sa fille, l’étreignant fort. Elle était au bord des larmes.
— Et moi, la jumelle survivante, je suis tombée enceinte de toi à vingt-deux ans. Ma première échographie, où l’on m’apprend que… que…
Lucie se détacha un peu d’elle et la regarda au fond des yeux. Elle y lut de la culpabilité, des flots de tristesse. Tout son organisme se nouait et elle parla mécaniquement :
— … Que tu étais enceinte de jumelles. Mais une seule d’entre elle naîtra, absorbant durant la grossesse sa propre sœur.
— Toi… Ma fille unique.
Lucie se redressa et serra ses poings avec dégoût. Elle connaissait l’histoire, elle l’avait affrontée de plein fouet1. Il y avait d’abord eu ces horribles maux de tête, apparus dans son adolescence. Les examens, puis ces abominations, que l’on avait découvertes sous son crâne, aux alentours de ses seize ans. Un chirurgien en avait extrait un kyste dermoïde, dans lequel se trouvaient les restes organiques de sa sœur jumelle. Des dents, des ongles, des cheveux, absorbés par le jumeau dominant dans le ventre maternel, lors des premiers mois de conception. Les cas avérés dans le monde ne se comptaient plus.
Dès qu’elle avait su, le caractère de Lucie avait changé. Là où certains n’y avaient vu qu’un simple problème de conception, l’adolescente s’était sentie sale, honteuse, et monstrueuse. Quels ignobles instincts en gestation l’avaient poussée à conquérir le ventre maternel ? Plus tard, elle avait découvert un fait naturel qui l’avait profondément marquée : le cannibalisme intra-utérin chez les requins-taureaux. Chez cette espèce, les embryons les plus développés dévorent les plus faibles. Un phénomène qui sélectionne, avant la naissance, les individus les plus résistants et qui démontre la puissance de l’instinct et des gènes. Lucie avait longtemps réfléchi à ce phénomène naturel. Avait-elle, à l’instar de ces requins, les plus vils instincts de prédation ? Avait-elle gardé à la surface ces traces animales, préhistoriques, d’ordinaire profondément enfouies au fin fond de chaque individu ? Était-ce pour cette raison incroyable, incompréhensible, qu’elle était devenue flic et traquait d’autres prédateurs comme elle ?
Elle considéra à nouveau sa mère, profondément perturbée par leur discussion.
— Et l’année dernière, Clara… Mon Dieu ! Non, maman, je ne peux pas croire que…
Elle se mura dans le silence, incapable d’affronter l’évidence. Sa mère lui prit les mains.
— Les faits sont là. Quelque chose frappe les jumeaux de notre famille. J’ignore si… si des jumeaux ont existé à un moment donné dans les générations précédentes, il faudrait faire de difficiles recherches, mais une chose est certaine : les conflits non résolus, les secrets, les non-dits, rejaillissent toujours, se répétant de génération en génération. Tu ne peux imaginer le nombre de cas que cette thérapeute m’a exposés. Freud évoquait déjà la possibilité de transmission d’un mal, par un inconscient reliant les membres d’une même famille. Jung, Dolto, parlaient d’inconscient collectif, de synchronies. Tout cela existe bel et bien.
— C’est impossible.
— De grands cas ont marqué l’histoire. Arthur Rimbaud par exemple, qui n’arrivait pas à résoudre ses problèmes familiaux et qui a pris la fuite, abandonnant son fils. Comme son père, son arrière-grand-père l’avaient fait avant lui… Et que dire de toutes ces malédictions, les Kennedy, les Rockefeller ? Il y a des choses qui ne s’expliquent pas, Lucie, mais elles existent. Chez la thérapeute, j’ai discuté avec un jeune adulte qui faisait des cauchemars récurrents depuis son enfance, où il voyait des gens brûler. Il a rêvé jusqu’à ce que son grand-père lui avoue qu’il avait réchappé aux camps de concentration, secret qu’il n’avait jamais révélé à personne. Depuis ce jour-là, le jeune homme n’a plus jamais fait de mauvais rêves. Il se passe quelque chose dans les gènes, dans la machine biologique, qui fait que nous payons les dettes de nos aïeux tant que celles-ci ne sont pas révélées. Quelque chose d’autre que l’ADN transite d’une génération à l’autre, j’en suis persuadée.
Lucie secouait la tête. Son esprit trop rationnel d’ancien flic ne pouvait se résoudre à croire à ces histoires folles où il était question de malédiction. Un policier se basait sur des faits, des preuves concrètes, et non des suppositions complètement tordues.
— Alors d’après toi, s’il n’y avait pas eu ce secret de gémellité dans notre famille, je n’aurais pas absorbé ma jumelle pendant ta grossesse, et Carnot aurait choisi quelqu’un d’autre ? C’est complètement débile.
— Je ne dis pas ça, c’est tellement plus compliqué… Mais je te le demande : ne va pas voir Carnot demain. Viens avec moi rendre visite à cette femme. Elle t’ouvrira les yeux sur ton propre passé.
— Tout cela n’a aucun sens.
— Tu refuses qu’on t’aide.
— Et toi, tu cherches des explications où il n’y en a pas. Je ne vois là que de bien tristes coïncidences. J’ai été flic, je sais à quoi ressemble la mort. Il n’y a rien de magique ou de maudit là-dedans. C’est juste de la biologie et de la chimie, maman. Et maintenant, si tu permets…
Dans un soupir, Lucie se dirigea vers la chambre de Juliette, avec l’impression d’être complètement vidée.
1- Voir La mémoire fantôme, Pocket, 2010.