20


Une femme se tenait dans l’embrasure de la chambre froide. Grande, plantée sur de solides jambes. Lunettes à monture carrée. Elle ne portait que le masque et les gants. Elle fixa Arnaud Fécamp, qui avait joint les mains sur son ventre.

— Quand il y a des visiteurs, ici, j’aimerais au moins être au courant.

Fécamp serra les mâchoires.

— Je croyais que vous étiez en réunion jusque tard ce soir et…

— Tu n’as pas à croire, Arnaud.

Le chercheur resta figé quelques secondes. Une petite veine battait au milieu de son front. Traité comme un chien, songea Lucie. Il regarda son interlocutrice une dernière fois, les lèvres serrées, puis finit par sortir. Face à la grande femme brune, Lucie essaya de conserver son assurance.

— Vous êtes ?

— Ludivine Tassin, la responsable de ce laboratoire. Mais c’est plutôt à moi de vous poser cette question. Qui êtes-vous ?

— Amélie Courtois. Brigade criminelle de Paris.

Tassin venait de baisser son masque. Elle attendait, les mains sur les hanches. Elle avait tout de la femme antipathique et autoritaire. Des traits obtus, de grands yeux marron, parfaitement ronds, des pommettes saillantes, qui lui donnaient des allures de caïman. Lucie sortit volontairement son pistolet de sa poche, puis son téléphone portable. Elle afficha son répertoire téléphonique sur l’écran, appuyant sur les touches avec ses doigts gantés.

— Ma carte de police est restée à mon hôtel. Mais vous pouvez appeler au 36 quai des Orfèvres si vous le souhaitez. Demandez le commissaire Franck Sharko.

L’instant de vérité. Lucie sentait son cœur battre fort dans sa poitrine. La femme imposante finit par abdiquer.

— C’est bon. Rangez votre arme, s’il vous plaît. Que voulez-vous, précisément ?

Lucie donna les raisons de sa visite, et après un bref échange, retrouva ses jalons.

— Je souhaiterais vraiment savoir ce qui s’est passé dans cette grotte, voilà trente mille ans, parce que je pense qu’il peut y avoir un rapport avec mon enquête d’aujourd’hui.

— Très bien. Mais sortons d’ici avant de finir congelées.

Ludivine Tassin invita Lucie à la suivre. Démarche ferme, un chef dans toute sa splendeur. Arnaud Fécamp était installé devant une énorme machine, les épaules tombantes. Lucie l’observa en silence, et put s’apercevoir, grâce au reflet d’une vitre, qu’il s’était mis à la fixer après qu’elle l’eut doublé. Un drôle de regard qui mit les sens de l’ex-flic en alerte.

Les deux femmes franchirent le sas et se dirigèrent vers le bureau de la scientifique.

— Votre laborantin m’a montré sa cicatrice. Il…

Lucie fit une pause, soudain interloquée. Au fait, pourquoi Fécamp avait-il fait cela ? Curieuse réaction. Comme s’il avait quelque chose à prouver. Lucie précisa :

— … Il a l’air d’avoir été méchamment agressé, le soir du vol.

— Ils n’y sont pas allés de main morte, en effet.

— C’est lui qui a appelé la police ?

— Depuis le laboratoire. Cette histoire nous a valu une perte inestimable. Plus jamais nous n’aurons l’occasion de trouver un tel spécimen de Cro-Magnon, si bien conservé. Quand j’ai appris la nouvelle, c’est comme si j’avais perdu un bras. Vous ne pouvez imaginer ce que ça fait.

Dans le bureau, la responsable sortit d’une armoire un paquet de photos.

— Je suis allée sur place le jour de la découverte sur le glacier. En tant que centre porteur d’un projet national, nous avons été joints dans les heures qui ont suivi.

Elle regarda ces clichés qu’elle avait déjà dû voir des centaines de fois, puis les poussa vers Lucie. Ses yeux brillaient, comme ceux d’un pirate face à un trésor.

— Quelle sublime découverte ! Le Graal pour n’importe quel chercheur qui consacre son existence à l’étude du vivant. Une famille complète de Neandertal et un Homo sapiens, dans un état de conservation au-delà de toute espérance. C’était tellement incroyable que nous avions cru, au début, qu’il s’agissait d’un coup monté de toutes pièces. Mais les procédés de datations et diverses analyses n’ont laissé aucun doute, ils étaient authentiques. Regardez…

Lucie étala les photos, prises dans les toutes premières heures de la découverte. Un plan large montrait les trois Neandertaliens d’un côté, courbés sur le sol, les mâchoires ouvertes comme s’ils criaient. Dans un autre coin, le Cro-Magnon reposait assis contre la roche, juste sous la fresque inversée des aurochs. Malgré l’état desséché des tissus, les différences morphologiques entre les individus étaient flagrantes. Cro-Magnon présentait certes un front proéminent, mais il avait un nez long et étroit, un visage aplati, une arcade sourcilière réduite : les parfaites caractéristiques de l’homme moderne.

Sapiens et Neandertal ont cohabité pendant huit mille ans, et la période pendant laquelle ont vécu ces individus-ci correspond aux dernières années de l’existence de Neandertal. Ceux que vous voyez là sont, en quelque sorte, les derniers représentants de l’espèce. Divers éléments, des analyses méticuleuses, nous ont permis de reconstituer les ultimes heures de ces individus…

Lucie écoutait avec attention, presque incrédule. Elle allait entendre l’analyse d’une scène de crime vieille de trente millénaires. La police scientifique moderne n’aurait pas fait mieux.

— Tout d’abord, les analyses d’ADN fossile ont prouvé que nous avions bien affaire à une famille de Neandertal. Le père, la mère, le fils, dont l’ADN comportait le bagage génétique des deux êtres qui l’accompagnaient. L’homme avait environ trente-trois ans, ce qui était quasiment l’âge limite à cette période.

— Trente-trois ans ? Ils mouraient extrêmement jeunes.

— Et se reproduisaient très tôt, en conséquence, entre quinze et vingt ans. Les caractéristiques de l’Évolution biologique étant de…

— … perpétrer les gènes et assurer la survie du plus apte, si j’ai bien compris. Ils devaient absolument se reproduire avant de mourir.

— En effet. À l’époque, cependant, rares étaient les individus qui passaient l’âge de sept ans. Les conditions de vie étaient extrêmement rudes, chaque maladie, chaque blessure était souvent fatale. Jamais la sélection naturelle n’a été aussi intransigeante. On a relevé pour chaque membre de notre famille des traces de rachitisme, d’arthrite, d’abcès dentaires, de nombreuses fractures, ce qui ne les a pas pourtant empêchés de survivre. Ils étaient solides. L’analyse des fossiles de pollen trouvés dans leurs intestins a montré qu’il s’agissait de pollen de hêtre. En combinant ce résultat à l’analyse des isotopes, nous avons pu reconstituer l’endroit où cette famille a passé une grande partie de sa vie : dans les Alpes du Sud, à la frontière italienne. Nous pensons qu’elle était en migration, peut-être à cause du grand froid. À cette époque, les avatars climatiques ont réduit à peu de chose le peuplement humain de l’Europe, dispersant les tribus. Cette famille voulait assurément rejoindre une région bénéficiant d’un climat plus favorable, le nord des Alpes dans un premier temps, puis les plaines, s’ils en trouvaient la force et le courage. Ils avaient des armes, de la nourriture, des conteneurs utilisés pour les longues marches, des vêtements en peau de bête. Ils ont habité cette grotte probablement plusieurs jours, comme en témoignent les nombreux restes de feu, d’excréments, les ossements d’animaux. L’homme en a profité pour tailler des outils, chasser. Ils attendaient la fin des intempéries avant de reprendre la route… Jusqu’à l’arrivée de l’intrus.

— Cro-Magnon.

— En effet. Notre futur homme moderne et civilisé. Homo sapiens sapiens…

Son ton était, à présent, teinté d’amertume.

— Nous ignorons le pourquoi de la présence de cet individu isolé, à cet endroit. A-t-il repéré les traces de pas dans la neige et les a-t-il suivies ? Était-il en migration lui aussi, ou en fuite ? Avait-il été chassé de son village, condamné à l’exil ? Toujours est-il qu’il disposait de très peu de matériel, contrairement à Neandertal. Juste un itinérant. Un marginal.

Le ton avait changé. Dassin parlait à présent avec passion, vivait son récit. Lucie n’éprouvait aucune difficulté à visualiser la scène de l’époque : des conditions climatiques atroces, des êtres courbés combattant le souffle du vent et les flocons. Des chasseurs qui souvent mouraient de faim ou de froid, quand les blessures, les infections ne les tuaient pas. Une époque qui avait dû être l’enfer sur terre. Pourtant, ces êtres s’étaient démenés, poussés par une force reproductrice inébranlable, ce qui nous a permis d’exister aujourd’hui.

— Le feu, l’odeur de viande séchée ou de poissons d’eau douce l’attirent. Lorsqu’il pénètre dans la grotte, le mâle Neandertal se lève, prend une arme. Il a peur pour les siens. Qui pénètre sur son territoire ? Les récentes recherches en paléontologie et paléoanthropologie ont montré que Neandertal n’était pas cet être arriéré, grotesque, sujet de toutes les moqueries. Il enterrait ses morts, jouait de la musique, cultivait une certaine forme d’art primitif. Il n’était pas, non plus, forcément agressif et violent. Nous ne pensons pas qu’il ait déclenché les hostilités. Il a dû y avoir un échange de signes, de sons, d’articulations, signalant clairement à Cro-Magnon de poursuivre sa route.

Dassin désigna les différents gros plans des corps figés.

— Les trois Neandertal, y compris l’enfant, présentaient des marques défensives sur leurs avant-bras, ils n’ont pas été surpris mais ont été attaqués de front par Cro-Magnon. Ils ont littéralement été massacrés, sans demi-mesure. Frappés encore, et encore, à coups de harpon. Bras, flancs, jambes. Tout y est passé.

Lucie fronça les sourcils, puis porta une main sur son crâne. Elle imaginait parfaitement la scène. Une famille réunie autour d’un feu. Une ombre qui s’approche, arme à la main. Puis le massacre. Un instant bref, d’une violence explosive. On tue d’abord l’homme, puis la femme. L’enfant, apeuré, est recroquevillé dans un coin. L’ombre s’approche, couverte de sang et de peaux de bêtes, elle brandit son arme et frappe, frappe, frappe, sans aucune pitié.

Éprouvée, Lucie ferma les yeux. Dès lors, les images de ses cauchemars récurrents lui revinrent en tête, à l’identique. La salle d’autopsie géante… Les centaines de corps carbonisés…

Dassin constata son trouble et se pencha par-dessus le bureau.

— Ça va, mademoiselle ?

Lucie rouvrit les yeux et acquiesça. Ses mains s’étaient mises à trembler, elle les glissa entre ses jambes. Elle aurait bien bu un grand verre d’eau, respiré un bon bol d’air frais et regardé le petit médaillon transparent au fond de sa poche.

— Oui, oui. Continuez, je vous en prie.

— Cro-Magnon, quant à lui, présentait très peu de marques de blessures. Il a largement dominé le combat. Pourtant, Neandertal n’est pas un faiblard. Un mètre soixante, quatre-vingts kilos de muscles, vous avez là des chasseurs exceptionnels, très puissants, aux membres lourds et à la grande force, qui se sont fait massacrer par un individu plus grand et certainement encore plus féroce qu’eux. Se passe ensuite un épisode que nous avons du mal à saisir. C’est la fresque rupestre de ces aurochs inversés.

— C’est donc Cro-Magnon qui les a peints ?

— Après le massacre, probablement. Il a utilisé des pigments et a tranquillement réalisé son ouvrage, tandis que les corps gisaient à ses pieds. Je n’avais jamais vu une telle peinture de ma vie. Une pure curiosité scientifique, qui suscite bien des débats. Et personne n’a réellement la réponse au jour d’aujourd’hui.

— Peinte par un gaucher, là encore.

Dassin inclina la tête.

— Éva Louts m’a aussi fait cette remarque. Vous semblez avoir les mêmes réactions qu’elle.

— J’essaie de me mettre dans sa peau et de bien mener mon enquête.

— Je confirme, il s’agissait d’un gaucher, en témoignent les mains en négatif qu’il avait aussi peintes sur la caverne. Cro-Magnon voulait assurément s’approprier cette grotte. Par la suite, nous pensons qu’il y a eu une grosse avalanche, qui a piégé le sapiens à l’intérieur de la grotte et immédiatement congelé les corps, évitant toute dégradation de l’ADN. Les couches de glace qui obstruaient l’entrée ont exactement le même âge que nos momies. Cro-Magnon y est mort congelé ou de faim, dans le noir, au beau milieu du carnage qu’il avait réalisé pour une raison que nous ignorerons probablement toujours et qui prouve, déjà, qu’il n’était pas un être paisible et peu belliqueux comme continuent à l’affirmer certains. Cela remet en cause pas mal d’idées en place, et ramène au-devant de la scène l’extinction de Neandertal par une domination de sapiens.

Elle soupira, empilant des feuilles.

— Au moins, nous savons de qui nous tenons. Si beaucoup de choses ont évolué, la violence, elle, est restée intacte, traversant les millénaires. Comme si elle se propageait de façon verticale.

— De façon verticale, vous voulez dire génétique ? Le fameux gène de la violence, transmis de père en fils ?

La scientifique réagit comme si elle avait entendu un blasphème.

— J’ai dit « comme si ». Le gène de la violence n’est qu’un artifice, poussé par le délire de quelques-uns. Il n’existe pas.

Lucie avait déjà entendu parler de cette histoire de gène de la violence, comme le syndrome XYY par exemple : dans les années cinquante, des chercheurs avaient émis l’hypothèse que nombre de criminels, auteurs de crimes atroces, avaient un chromosome Y supplémentaire. Évidemment, il ne s’agissait là que de pure spéculation qui s’appuyait sur une tare génétique, et qui avait été mise à mal par d’autres recherches. Depuis ce temps, toutes les théories qui avaient émis l’hypothèse de l’existence d’un gène de la violence avaient été ébranlées.

Lucie continua à observer attentivement les photos. Une scène de crime ultra-violente. Un tueur ancestral, qui n’avait épargné ni la femme, ni un enfant sans défense. Un massacre sans motif apparent. Une peinture étrange, réalisée à l’envers. Lucie ne parvenait pas à se détacher de l’image de Grégory Carnot, qui occupait le fond de sa tête. Ses yeux noirs, sa mèche plaquée sur son front, son regard de fou. Le fait qu’il fût un gaucher, aussi, très costaud. Tant de points communs avec l’horreur qui s’était produite, voilà si longtemps. Elle releva ses yeux bleus vers son interlocutrice.

— Éva Louts vous avait-elle signalé qu’elle avait vu un dessin inversé dans une cellule de prison ?

— Elle m’en a parlé, en effet. C’est d’ailleurs la raison qui l’a menée jusqu’à notre laboratoire, semble-t-il. Elle voulait également les explications que je viens de vous donner. Ce qui la subjuguait avant tout, c’était la violence et l’étrangeté de cette scène. Une scène qui n’avait rien de logique.

Lucie repensa à la cellule de Carnot. La terreur qu’elle avait éprouvée en découvrant le dessin à l’envers.

— Rien n’est jamais logique, quand il s’agit de crimes. Et… Est-ce que votre employé, Arnaud Fécamp, était présent lorsqu’elle vous a parlé de ce dessin inversé ?

— Absolument. Nous l’avons reçue à deux. Louts était extrêmement curieuse. Elle voulait tout savoir de cette découverte, elle nous a même enregistrés avec un dictaphone. Un véritable travail d’enquêtrice. Comme le vôtre aujourd’hui.

Lucie se recula un peu sur son siège. Fécamp lui avait menti sur plusieurs points. Les dessins inversés d’abord, dont il prétendait ne pas avoir entendu parler, puis l’intérêt de Louts pour cette histoire. Pourquoi ? Que voulait-il cacher ? Lucie se rappela l’ensemble des événements, depuis son arrivée dans l’établissement. Le chercheur s’était arrangé pour la recevoir, lui faire visiter rapidement les locaux, lui donner quelques explications purement scientifiques pour l’embrouiller, avant d’essayer de la renvoyer à ses pénates sans même lui montrer les momies. Peut-être ne s’attendait-il absolument pas à ce qu’un flic débarque dans son laboratoire, dix jours après la visite de Louts.

— Arnaud Fécamp m’a dit que les résultats concernant Cro-Magnon avaient été dérobés juste avant que vous ne commenciez à les exploiter, c’est bien cela ?

— Exactement. Peu de temps après le séquençage de son génome.

— Les voleurs sont arrivés pile au bon moment, pour ainsi dire.

— Au plus mauvais moment, je dirais plutôt.

Lucie n’ajouta rien, mais elle avait une petite idée derrière la tête. Elle se leva et salua la responsable du laboratoire. Avant de sortir, elle posa une dernière question :

— Vos employés finissent à quelle heure ?

— Ils n’ont pas vraiment d’horaires, mais de manière générale, vers 19 heures, 19 h 30. Pourquoi ?

— Juste comme ça.

Encore une petite heure à patienter, planquée dans sa voiture… Si Fécamp avait quelque chose à cacher, il allait probablement réagir.

— Une dernière chose : pouvez-vous me photocopier ces photos de la scène de crime, si je puis parler ainsi ? J’aimerais les conserver avec moi.

La femme acquiesça et s’exécuta.

Lorsque, quelques minutes plus tard, Lucie se retrouva dans le couloir, elle comprit qu’elle n’aurait même pas à attendre 19 heures.

En tenue civile, à l’autre bout de l’allée, le petit rouquin joufflu venait de disparaître précipitamment dans l’ascenseur.

Il paraissait poursuivi par le diable en personne.

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