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Le soleil avait commencé à décliner à travers les frondaisons lorsque les véhicules de police envahirent la propriété isolée des Lambert. Camionnette de la police scientifique, photographe de scène de crime, voitures de fonction des officiers de la judiciaire. En ce jeudi soir aux températures encore estivales, les hommes étaient à cran : ils avaient déjà affronté un début de semaine bien chargé en horreurs et la situation ne semblait franchement pas s’améliorer, avec ces deux nouveaux cadavres sur les bras et une demeure qui faisait penser aux scènes les plus sombres de Amytiville, la maison du diable.

Sharko était assis contre un arbre, devant la bâtisse, la tête dans les mains. Les ombres descendaient sur son visage, se pressaient contre lui comme pour l’engloutir. En silence, il observait le fourmillement des différentes équipes, cette espèce de ballet morbide commun à toutes les scènes de crime. Quels que fussent l’endroit, la situation, la mort changeait peut-être de costume, mais jamais de visage.

Après le travail minutieux de la police scientifique, le cadavre de Félix Lambert avait été recouvert d’un drap, puis son corps embarqué pour l’IML en même temps que celui de son père. Aux premières indications fournies par la résorption de la rigidité cadavérique, le décès de Bernard Lambert remontait à quarante-huit heures, au moins. Deux jours, que le père avait passés, étalé sur le carrelage d’une salle à manger, baignant dans son sang, avec la télé à fond et l’eau qui coulait du lavabo de la salle de bains à l’étage.

Bon Dieu… Que s’était-il passé dans la tête de Félix Lambert ? Quels démons avaient pu le pousser à accomplir de tels actes ?

Avec un soupir, Sharko se redressa. Il se sentait fébrile, vide, usé jusqu’à la corde par une trop longue journée et une enquête sinueuse, où rien n’était simple. D’un pas traînant, il rejoignit Levallois et Bellanger, qui discutaient avec virulence devant l’entrée. La tension entre les deux coéquipiers était perceptible. Plus le temps passait, et plus les hommes, fatigués, à bout de nerfs montaient en pression. Des couples exploseraient peut-être, et les zincs des bars verraient des officiers en bout de course tenter d’oublier.

Le chef de groupe en termina avec Levallois et emmena le commissaire à l’écart, à proximité d’un gros hortensia bleu.

— Ça va mieux ? demanda-t-il.

— Un petit coup de fatigue, mais ça va. J’ai vidé un Thermos de café sucré apporté par l’équipe, ça m’a redonné un peu d’énergie. À vrai dire, je n’ai pas mangé grand-chose ces derniers temps.

— C’est surtout le manque de sommeil. Il te faudrait un peu de repos.

Sharko hocha le menton vers la zone entourée de rubans « Police nationale ». Il s’agissait de l’endroit maudit où le cadavre de Félix Lambert gisait, quelques minutes plus tôt.

— Le repos, ce sera pour plus tard. Vous avez pu prévenir leurs proches ?

— Pas encore. On sait que la sœur aînée de Félix Lambert habite à Paris.

— Et la mère ?

— Pas de trace pour le moment. On débarque, et il y a tant à faire…

Il soupira, apparemment abattu. Sharko avait été à sa place, naguère. La fonction de chef de groupe criminel n’était qu’un nid à emmerdements, un poste où l’on se faisait taper dessus par en haut et par en bas.

— Qu’est-ce que tu penses de tout ce bordel ?

Sharko leva les yeux vers la vitre brisée de l’étage.

— J’ai croisé le regard du fils avant qu’il ne saute, j’ai vu dans ses yeux quelque chose que je n’avais jamais vu dans les yeux d’un être humain : de la souffrance à l’état pur. Il se labourait la peau des joues, il s’était pissé dessus, comme une bête. Quelque chose le rongeait de l’intérieur jusqu’à le rendre dingue, le déconnecter de la réalité. Un mal qui le poussait à accomplir des actes d’une violence démesurée, y compris massacrer des randonneurs et son propre père. J’ignore de quoi il s’agit, mais je suis de plus en plus persuadé que ce qu’on cherche se cache en lui, dans son organisme. Quelque chose de génétique. Et Stéphane Terney savait de quoi il s’agissait.

Le silence les cernait. Nicolas Bellanger se frottait le menton, le regard dans le vague.

— Dans ce cas, on verra ce que nous raconte l’autopsie.

— Quand aura-t-elle lieu ?

Son chef ne répondit pas tout de suite. Son esprit devait ressembler à un champ de bataille après le combat.

— Euh… Chénaix attaque à 20 heures. Il commencera par le père et enchaînera avec le fils. Chouette soirée en perspective.

Le jeune flic se racla la voix, il paraissait ennuyé et mal à l’aise. Sharko constata son trouble et demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est au sujet du livre de Terney, La Clé et le Cadenas… Les empreintes génétiques ont évidemment orienté notre attention sur Grégory Carnot, le dernier prisonnier de la liste d’Éva Louts. De ce fait, Robillard a appelé lui-même la prison de Vivonne. Et devine…

Sharko se sentit pâlir. Alors voilà, ils y étaient… Alors qu’il restait silencieux, Bellanger poursuivit :

— Il a découvert que tu n’avais pas juste donné un coup de fil chez eux, mais que tu étais allé sur place pour interroger le prisonnier pendant ta journée de congé. Tu connais Robillard, il a creusé un peu, pour se rendre compte qu’une autre personne s’était rendue là-bas aussi, le même jour. Il s’agissait de la mère des petites enlevées par Carnot, elle s’appelle – il sortit un papier – Lucie Henebelle… Tu la connais ?

Le sang de Sharko ne fit qu’un tour. Il ne vacilla pourtant pas.

— Non. Je me suis rendu là-bas pour discuter avec un psy au sujet d’un des prisonniers figurant sur une liste, c’est tout.

— Et tu ne nous as rien dit. Ce qui m’embête, c’est que tu sais depuis des lustres que Carnot a été retrouvé mort dans son cachot. Alors pourquoi tu ne nous en as jamais parlé ? Pourquoi, à personne, tu n’as raconté cette histoire de monde à l’envers, d’accès de violence ou d’intolérance au lactose ?

— C’étaient des détails. Je ne pensais pas qu’il y avait un lien avec notre affaire. Louts est allée le voir et lui a posé des questions classiques, comme elle l’a fait dans tous les autres établissements.

— Des détails ? C’est pourtant ces détails qui t’ont mené jusqu’ici ! Tu as menti, tu as tout gardé pour toi, égoïstement, au détriment de notre enquête et des collègues qui travaillent avec toi. Tu en as fait une affaire personnelle.

— C’est faux. Je cherche à attraper un meurtrier et à comprendre, comme n’importe lequel d’entre nous.

Bellanger secoua la tête vivement.

— Tu es sorti des rails trop, bien trop de fois. Tu pénètres sur une propriété privée sans informer les collègues ni avoir l’autorisation. Ce sont des vices de procédure qui peuvent foutre en l’air tout notre travail. Le comble, c’est que tu entres par effraction, et on se retrouve avec deux cadavres sur le dos. Il va falloir justifier tout ça maintenant.

— Je…

— Laisse-moi finir. À cause de toi, Levallois va s’en prendre plein la gueule et probablement ressortir avec un blâme. Moi, je vais me récolter trois tonnes d’emmerdes. La section de recherche de Versailles est sur les dents, ils vont se pointer pour essayer de comprendre comment, bordel, on en est arrivés là. Qu’est-ce qui t’a pris de les court-circuiter ?

Il allait et venait, très nerveux.

— Et pour enfoncer le clou, Manien s’y est mis.

Sharko vit rouge. Rien que d’entendre le nom de cette ordure lui donnait envie de gerber.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il m’a remis sur le tapis ton comportement sur la scène de crime de Frédéric Hurault. Ta négligence, ton je-m’en-foutisme… Il a répété que tu voulais lui pourrir sa scène de crime parce que vous ne vous aimiez pas, tous les deux.

— Manien n’est qu’un enfoiré. Il va profiter de la situation pour me plomber.

— C’est déjà fait.

Il fixa Sharko bien au fond des yeux.

— Tu comprends que je ne peux pas laisser passer ?

Le commissaire serra les mâchoires et s’achemina vers la demeure.

— On verra plus tard. Pour l’instant, on a du travail.

Il sentit une pression sur son épaule, qui le contraignit à se retourner.

— Tu n’as pas l’air de bien comprendre, fit Bellanger d’une voix forte.

Sharko se dégagea.

— Si, je comprends parfaitement. Mais je te le demande : laisse-moi sur le coup encore quelques jours. J’ai le feeling avec cette affaire, je sens qu’on peut y arriver. Laisse-moi assister à l’autopsie, creuser les nouvelles pistes qui s’ouvrent à nous. J’ai besoin d’aller au bout. Après, promis, je ferai tout ce que tu voudras.

Le jeune chef secoua la tête.

— Ça aurait été entre toi et moi, à la rigueur, j’aurais pu faire traîner les choses. Mais…

— Encore Manien, c’est ça ?

Nicolas Bellanger acquiesça.

— Il est déjà au courant, pour le bordel ici et à Vivonne. Il a ameuté qui il fallait au 36, il ne me laisse pas le choix.

Le commissaire serra les poings, observant Marc Leblond, le bras droit de Manien, qui discutait au loin au téléphone en le regardant.

— Ses espions ont parlé…

— C’est à croire. Je suis obligé de prendre les mesures qu’on applique dans ce cas-là, pour me blinder et protéger l’équipe. Je ne veux pas que tout le monde trinque à cause de toi, surtout pas Levallois.

Sharko regarda tristement en direction du môme qui faisait les cent pas, les bras croisés et les yeux baissés. Il devait s’inquiéter pour son avenir, ses ambitions qui pouvaient tomber à l’eau en un claquement de doigts.

— Surtout pas, non. C’est un bon flic.

— Je le sais… Mais rien n’est perdu pour toi. Des gens vont statuer sur ton cas. Ils tiendront forcément compte de tes états de service, de toutes ces affaires que tu as résolues. On sait tous ce que tu as fait pour la PJ, depuis tout ce temps.

Sharko haussa les épaules avec un rire nerveux.

— J’ai passé ces cinq dernières années entre mon bureau et un hôpital psychiatrique, où l’on me suivait pour une foutue schizophrénie. Chaque lundi, chaque vendredi, de chaque semaine, je me retrouvais face à un psychiatre qui essayait de comprendre ce qui ne marchait pas dans ma tête. Si je suis ici aujourd’hui, c’est grâce au soutien d’un grand homme qui n’est plus dans les effectifs. Plus personne ne m’appuiera. Je suis définitivement grillé.

Bellanger tendit sa main ouverte. Avec un soupir, le commissaire sortit sa carte de police et son arme de service, et les lui plaqua dans la paume. Ce geste lui arracha le cœur. Il regarda son chef sans parvenir à cacher sa tristesse.

— Ce métier, c’était tout ce qu’il me restait. Dis-toi bien que tu viens d’enterrer un homme aujourd’hui.

Sur ces mots, il s’éloigna dans le parc, sans jamais se retourner.

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