Ce n’est pas la douleur qui réveille Freddi, mais sa vessie. On dirait qu’elle va éclater. Se lever du lit est une opération d’envergure. Ça cogne dans sa tête et elle a l’impression qu’un plâtre recouvre sa poitrine. C’est pas trop douloureux, plutôt rigide et super lourd. Chaque respiration est un épaulé-jeté d’haltérophile.
La salle de bains ressemble à un décor de film gore et dès qu’elle est assise sur la cuvette elle ferme les yeux pour ne pas voir tout le sang. La chance que j’ai d’être en vie, se dit-elle tandis qu’un torrent d’urine — au moins cinquante litres, c’est son impression — s’échappe d’elle. Sacrée chance. Et pourquoi je me retrouve au milieu de ce merdier ? Parce que je lui ai apporté cette photo. Ma mère avait raison, toute bonne action mérite punition.
Mais s’il y a bien un moment pour penser clairement, c’est maintenant, et elle doit s’avouer que ce n’est pas d’avoir apporté la photo à Brady qui l’a menée là, assise dans sa salle de bains pleine de sang avec un hématome à la tête et une blessure par balle dans la poitrine. C’est d’être retournée le voir, et elle est retournée le voir parce qu’on lui a proposé de l’argent pour ça — cinquante dollars la visite. Ce qui fait d’elle une sorte de call-girl, estime-t-elle.
T’as plus d’illusions à te faire. Même si tu pourrais facilement te convaincre que t’as compris seulement quand t’as risqué un œil sur le contenu de la clé USB que Dr Z t’a apportée, celle qui active le site web flippant, tu savais déjà quand t’installais les mises à jour sur tous ces Zappit, hein que tu savais ? Assemblage à la chaîne, quarante à cinquante unités par jour, jusqu’à ce que tous ceux qui ne présentaient pas de défaut soient de vraies mines antipersonnel prêtes à exploser. Près de cinq cents. Tu savais tout du long que c’était signé Brady, et Brady Hartsfield est un malade.
Elle remonte son pantalon, tire la chasse et sort de la salle de bains. La lumière du jour qui entre par la fenêtre de la salle de séjour est voilée mais elle lui fait quand même mal aux yeux. Elle les plisse, voit qu’il commence à neiger et traîne les pieds jusqu’à la cuisine, chaque respiration exigeant d’elle un travail laborieux. Son frigo contient surtout des boîtes avec des restes de chinois à emporter, mais il y a quelques canettes de Red Bull dans la porte. Elle en sort une, en lampe la moitié et se sent un peu mieux. Sûrement un effet psychologique mais elle va pas cracher dessus.
Qu’est-ce que je vais faire ? Bon Dieu, comment je vais me sortir de ce merdier ? Y a-t-il seulement une façon de s’en sortir ?
Elle va dans son antre informatique, traînant les pieds un peu plus vite maintenant, et allume son écran. Elle passe par Google pour arriver à Z-End, espérant tomber sur le personnage de dessin animé maniant sa pioche, et son cœur plonge dans sa poitrine lorsque l’image d’un salon funéraire éclairé de cierges emplit l’écran — exactement ce qu’elle a vu quand elle a ouvert la clé USB et regardé l’écran de démarrage au lieu de tout importer sans regarder comme elle en avait reçu l’instruction. Une chanson débile de Blue Oyster Cult passe en fond.
Elle fait défiler les messages placés en dessous du cercueil, chacun palpitant comme un lent battement de cœur (LA FIN DE LA SOUFFRANCE, LA FIN DE LA PEUR) et clique sur POSTER UN COMMENTAIRE. Freddi ignore depuis combien de temps ce comprimé de poison électronique a commencé à agir mais il a déjà généré des centaines de commentaires.
Bedarkened77 : Ce site ose dire la vérité !
AliceAlways401 : J’aimerais avoir le courage de le faire, c’est tellement la merde chez moi en ce moment.
VerbenaTheMonkey : Supportez la souffrance, vous tous, le suicide c’est lâche !
KittycatGreeneyes : Non, le suicide c’est pas lâche, c’est courageux.
Verbena le Singe n’est pas le seul (ou la seule) à s’insurger, mais Freddi n’a pas besoin de faire défiler tous les commentaires pour s’apercevoir qu’il ou elle fait largement partie de la minorité. Ce truc va se répandre comme la grippe, pense Freddi.
Non, plutôt comme le virus Ebola.
Elle lève les yeux vers le répéteur juste à temps pour voir TROUVÉ 171 passer à 172. La nouvelle se propage vite et dès ce soir la plupart des Zappit trafiqués auront été activés. L’écran de la démo les hypnotise et les rend réceptifs. À quoi ? Ben, à l’idée qu’ils devraient visiter le site Z-End, pour commencer. Ou alors, les utilisateurs de Zappit n’auront même pas besoin de ça. Peut-être qu’ils s’anéantiront avant. Est-ce qu’ils peuvent obéir à un ordre hypnotique leur intimant de se foutre en l’air ? Non, sûrement que non, hein ?
Hein ?
Freddi n’ose pas débrancher le répéteur de crainte d’une visite retour de Brady, mais le site ?
« Toi, tu dégages, enculé », dit-elle et elle se met à marteler son clavier.
Moins de trente secondes plus tard, elle fixe, incrédule, le message affiché sur son écran : CETTE FONCTION N’EST PAS AUTORISÉE. Elle va pour recommencer, mais s’interrompt. Pour ce qu’elle en sait, une autre tentative d’accès au site risque de tout lui désintégrer — pas seulement son matériel informatique mais aussi ses cartes de crédit, son compte en banque, son téléphone portable, peut-être même son permis de conduire. S’il y a bien quelqu’un qui sait programmer une saloperie diabolique pareille, c’est Brady.
Merde. Faut que je me tire d’ici.
Elle va jeter quelques fringues dans une valise, appeler un taxi, filer à la banque et retirer tout le fric qu’elle a. Il doit lui rester au moins quatre mille dollars. (Au fond de son cœur, elle sait que c’est plus près de trois mille.) De la banque, direction la gare routière. La neige qui tourbillonne derrière la fenêtre est censée être le début d’une grosse tempête, ce qui pourrait prévenir une fuite rapide, mais si elle doit attendre plusieurs heures à la gare, elle attendra. Merde, si elle doit y dormir, elle y dormira. Tout ça, c’est Brady. Il a programmé un protocole sophistiqué à la Jonestown dont les Zappit trafiqués ne sont qu’un élément, et elle l’a aidé à le faire. Freddi ne sait pas du tout s’il va fonctionner, et elle n’a aucune envie de rester dans les parages pour vérifier. Elle est désolée pour les gens qui risquent de se faire hypnotiser par leur Zappit et ceux qui risquent d’être poussés au suicide par ce putain de site Z-End au lieu de seulement y penser, mais il faut d’abord qu’elle s’occupe de bibi. Personne ne le fera pour elle.
Freddi retourne dans sa chambre aussi vite qu’elle peut. Elle sort sa vieille Samsonite du placard et là, le manque d’oxygène dû à sa respiration superficielle et à l’excès d’adrénaline lui change les jambes en coton. Elle parvient à atteindre le lit, s’y assoit, penche la tête.
Doucement, se dit-elle. Reprends ton souffle. Une chose après l’autre.
Sauf qu’à cause de sa stupide tentative pour planter le site, elle ignore de combien de temps elle dispose, et quand son portable se met à jouer Boogie Woogie Bugle Boy sur sa commode, elle lâche un petit cri. Freddi n’a pas envie de répondre, mais elle se lève quand même. Des fois, il vaut mieux en avoir le cœur net.
La neige est encore fine quand Brady quitte l’autoroute à la sortie 7, mais sur la nationale 79 — il est en pleine cambrousse à présent —, elle se met à tomber un peu plus dru. L’asphalte humide est encore visible mais la neige ne va pas tarder à s’accumuler sur la chaussée et il est encore à soixante kilomètres de l’endroit où il compte se réfugier et se mettre au travail.
Lac Charles, pense-t-il. Où le vrai plaisir commence.
C’est alors que l’ordinateur portable de Babineau se réveille et carillonne trois fois — une alerte que Brady a programmée. Parce qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Il n’a pas le temps de s’arrêter, non, pas alors qu’il tente de prendre de vitesse une foutue tempête de neige, mais il ne peut pas non plus se permettre d’ignorer l’alerte. Devant lui sur la droite se profile un bâtiment barricadé avec des planches. Sur le toit, deux pin-up métalliques en bikini rouillé brandissent une pancarte proclamant PORNO PALACE, XXX, NOUS OSONS LE NU. Au milieu du parking en terre battue — que la neige commence à saupoudrer de sucre glace — il y a un panneau À VENDRE.
Brady s’y engage, s’arrête sans couper le moteur et ouvre l’ordinateur portable. Le message affiché à l’écran entame sérieusement sa bonne humeur.
Il ouvre la boîte à gants de la Malibu et le téléphone portable esquinté de Al Brooks est bien là où il le rangeait toujours. Bien, parce que Brady a oublié d’emporter celui de Babineau.
Hé, ho, se dit-il, on peut pas penser à tout, et puis j’étais très occupé.
Il ne se fatigue pas à ouvrir les contacts, il compose juste de mémoire le numéro de Freddi. Elle n’en a pas changé depuis la vieille époque de Discount Electronix.
Quand Hodges s’excuse pour aller aux toilettes, Jerome attend qu’il ait passé la porte pour rejoindre Holly, debout à la fenêtre, qui regarde la neige tomber. Il fait encore jour, ici en ville, les flocons dansent dans l’air et semblent défier la gravité. Holly a de nouveau croisé ses bras sur sa poitrine pour pouvoir cramponner ses épaules.
« C’est très grave ? demande Jerome à voix basse. Parce qu’il n’a pas bonne mine.
— C’est le cancer du pancréas, Jerome. Tu connais quelqu’un qui a bonne mine avec ce cancer-là ?
— Tu crois qu’il va pouvoir tenir la journée ? Parce qu’il veut tenir, et je crois vraiment qu’il aurait bien besoin de refermer le livre.
— Le livre Brady Hartsfield, tu veux dire. Toufu Brady Hartsfield. Même s’il est mort.
— Oui, c’est ce que je veux dire.
— Je crois que c’est très grave. » Elle se retourne et se force à croiser son regard, et c’est quelque chose qui lui donne toujours l’impression de se mettre à nu. « Tu as vu comment il porte toujours la main à son flanc ? »
Jerome fait oui de la tête.
« Il fait ça depuis des semaines en disant que c’est digestif. Il a été voir le médecin seulement parce que je l’ai harcelé. Et quand il a su ce qu’il avait, il a essayé de mentir.
— Tu n’as pas répondu à ma question ? Est-ce qu’il va pouvoir tenir la journée ?
— Je crois, oui. Je l’espère. Parce que tu as raison, il en a besoin. Mais il faut qu’on le seconde. Tous les deux. » Elle lâche une de ses épaules pour lui saisir le poignet. « Promets-moi, Jerome. De pas renvoyer la petite maigrichonne chez elle pour que les garçons puissent jouer tout seuls dans la cabane en haut de l’arbre. »
Il détache sa main de son poignet et la serre gentiment.
« T’inquiète pas, Hollyberry. Personne ne va faire éclater le groupe. »
« Allô ? C’est vous, docteur Z ? »
Brady n’a pas le temps de jouer au plus malin. La neige épaissit de seconde en seconde et la Malibu pourrie de Z-Boy, sans pneus neige et avec près de deux cent mille bornes au compteur, ne sera pas de taille face à la tempête quand elle aura commencé à se déchaîner. En d’autres circonstances, il voudrait savoir comment il se fait qu’elle soit encore en vie, mais comme il ne peut pas faire demi-tour pour rectifier le tir, la question se pose même pas.
« Tu sais qui c’est et moi je sais ce que t’as essayé de faire. Recommence et je t’envoie les types qui surveillent ton immeuble. T’as de la chance d’être en vie, Freddi. Si j’étais toi, je tenterais pas le sort une deuxième fois.
— Je regrette. »
Elle chuchote presque. C’est plus la gonzesse enragée moi-j’t’emmerde-et-j’emmerde-ta-mère avec qui Brady bossait à la Cyber Patrouille. Mais elle est pas encore brisée sans quoi elle aurait pas essayé de foutre en l’air son matos informatique.
« As-tu parlé à quelqu’un ?
— Non ! »
Elle a l’air horrifiée à cette idée. C’est bien qu’elle soit horrifiée.
« Tu comptes le faire ?
— Non !
— C’est la bonne réponse, parce que si tu le fais, je le saurai. T’es sous surveillance, Freddi. Souviens-t’en. »
Il coupe la communication sans attendre de réponse, plus furieux parce qu’elle est en vie que pour ce qu’elle a essayé de faire. Croira-t-elle que des types fictifs surveillent son immeuble alors qu’il l’a laissée pour morte ? Oui, il le pense. Elle a eu affaire à Dr Z aussi bien qu’à Z-Boy ; qui sait combien d’autres drones il a sous ses ordres ?
Dans tous les cas, il ne peut plus y faire grand-chose. Brady a longtemps reproché ses problèmes aux autres et maintenant il reproche à Freddi de ne pas être morte quand elle aurait dû.
Il enclenche le levier de vitesse de la Malibu et appuie sur le champignon. Les pneus dérapent sur le mince tapis de neige qui recouvre le parking du Porno Palace défunt mais adhèrent une fois revenus sur l’asphalte de la nationale où les bas-côtés sont en train de virer au blanc. Brady pousse la voiture de Z-Boy à cent. Bientôt ce sera trop vite pour les conditions météo, mais il est décidé à garder l’aiguille calée là aussi longtemps qu’il pourra.
Finders Keepers partage les toilettes du septième étage avec l’agence de voyages mais pour l’instant, Hodges a la partie hommes pour lui tout seul, et il en est reconnaissant. Il est penché au-dessus d’un des lavabos, main droite agrippée au rebord de faïence, main gauche pressée contre son flanc. Sa ceinture est encore dégrafée et son pantalon pend un peu en dessous de ses hanches sous le poids du contenu de ses poches : petites pièces, clés, porte-monnaie, téléphone.
Il est venu ici pour chier, une fonction d’excrétion ordinaire qu’il a pratiquée toute sa vie, mais quand il a commencé à pousser, une explosion nucléaire s’est produite dans son flanc gauche. À côté, sa douleur antérieure ressemblait à des notes d’échauffement avant que le concert lui-même commence, et si ça fait aussi mal maintenant, il a peur de penser à ce qui l’attend.
Non, se dit-il, peur n’est pas le mot qui convient. C’est terreur. Pour la première fois de ma vie, je suis terrifié par l’avenir. Quand tout ce que je suis, tout ce que j’ai pu être sera d’abord submergé, puis effacé. Et si c’est pas la douleur elle-même qui s’en charge, alors ce seront les drogues plus lourdes qu’ils me donneront pour la calmer.
Maintenant il comprend pourquoi le cancer du pancréas est appelé cancer furtif, et pourquoi il est quasiment toujours mortel. Il s’embusque, rassemblant ses troupes et envoyant des émissaires secrets aux poumons, aux ganglions lymphatiques, aux os, au cerveau. Puis il lance la guerre éclair, sans comprendre, dans sa rapacité stupide, qu’il ne récoltera que sa propre mort dans la victoire.
Sauf que c’est peut-être ce qu’il désire, se dit Hodges. Peut-être que c’est de la haine de soi, avec laquelle naît le désir non pas d’assassiner son hôte mais de se tuer soi. Ce qui fait du cancer l’authentique prince du suicide.
Il se délivre d’un long rot sonore et se sent un peu mieux, va savoir pourquoi. Ça ne durera pas, mais tout soulagement, même passager, est bon à prendre. Il secoue son flacon d’antidouleurs pour en extraire trois comprimés (déjà, il trouve que c’est comme tenter d’arrêter la charge d’un éléphant avec un pistolet à bouchon) et les avale avec l’eau du robinet. Puis il s’asperge le visage d’un peu d’eau froide, essayant de se redonner un peu de couleurs. Comme ça ne marche pas, il se gifle violemment — deux bonnes baffes sur chaque joue. Ni Holly ni Jerome ne doivent savoir à quel point ça s’est aggravé. On lui a promis cette journée et il compte en utiliser chaque minute. Jusqu’aux douze coups de minuit s’il le faut.
Il sort des toilettes, se rappelant à lui-même de se tenir droit et d’éviter de presser son flanc, quand son téléphone se met à vibrer. Pete prêt à reprendre son marathon anti-salope, se dit-il. Mais non, ce n’est pas lui. C’est Norma Wilmer.
« J’ai trouvé ce fameux fichier, annonce-t-elle. Que feu la vénérable Ruth Scapelli…
— Oui, dit-il. La liste des visiteurs. Qui y a-t-il dessus ?
— Il n’y a aucune liste. »
Il s’appuie contre le mur et ferme les yeux.
« Ah, mer…
— Mais il y a une note de service à en-tête de Babineau qui dit, je cite, “Frederica Linklatter admise pendant les heures de visite et en dehors. Sa présence facilite la guérison de B. Hartsfield.” Ça peut vous aider ? »
Une fille avec une coupe en brosse de Marine, se dit Hodges. Une nana masculine toute tatouée.
Sur le moment, ça lui avait vaguement dit quelque chose, et il sait tout à coup pourquoi. Il a rencontré une fille maigrichonne avec une coupe en porte-avions en 2010, à Discount Electronix, quand Jerome, Holly et lui refermaient les mailles du filet sur Brady. Six ans après, il se souvient encore de sa remarque : C’est rapport à sa mère, je vous parierais n’importe quoi. Il est pas clair avec elle.
« Vous êtes toujours là ? »
Norma a l’air agacé.
« Ouais, mais il faut que j’y aille.
— Vous n’aviez pas dit qu’il y aurait un peu plus d’argent si…
— Ouais. Je penserai à vous, Norma. »
Et il raccroche.
Les comprimés font leur travail et il parvient à retourner au bureau d’une démarche assez rapide. Holly et Jerome sont à la fenêtre surplombant Marlborough Street et il parierait, à voir leur mine quand ils se retournent en entendant la porte s’ouvrir, qu’ils étaient en train de parler de lui, mais il n’a pas de temps à perdre à penser à ça. Ni à le ruminer. Ce à quoi il pense, c’est à ces Zappit trafiqués. La question qui se pose, depuis le moment où ils ont commencé à piger tout le truc, c’est comment Brady, cloué dans une chambre d’hôpital et à peine capable de marcher, a pu jouer un rôle quelconque dans leur modification. Mais il connaissait quelqu’un, n’est-ce pas ? Quelqu’un possédant les compétences requises pour le faire à sa place. Quelqu’un avec qui il avait travaillé naguère. Quelqu’un qui venait lui rendre visite au Bocal, avec l’accord écrit de Babineau. Une nana, style punk, pas mal tatouée et plutôt grande gueule.
« Le visiteur de Brady — la visiteuse, sa seule visiteuse — était une jeune femme du nom de Frederica Linklatter. Elle…
— La Cyber Patrouille ! » Holly l’a presque hurlé. « Il travaillait avec elle !
— Exact. Il y avait aussi un troisième larron — leur boss, je crois bien. Est-ce que l’un de vous se rappelle son nom ? »
Holly et Jerome se regardent et secouent la tête.
« Ça fait longtemps, Bill, dit Jerome. Et on se concentrait sur Hartsfield à l’époque.
— Oui. Si je me souviens de Linklatter, c’est qu’elle était du genre inoubliable.
— Je peux utiliser ton ordinateur ? demande Jerome. Je vais essayer de retrouver le gars pendant que Holly cherche l’adresse de la fille.
— Vas-y, te gêne pas. »
Holly a déjà rejoint le sien. Assise droite comme un I, elle tape furieusement. Elle parle aussi à voix haute comme elle le fait souvent quand elle est profondément absorbée par sa tâche.
« Merdre… Pas d’adresse ni de numéro de téléphone dans les pages blanches… J’aurais dû m’en douter, beaucoup de femmes seules n’ont pas… attends, pas besoin du toufu téléphone… j’ai sa page Facebook…
— Je me fous un peu de ses photos de vacances et de savoir combien elle a d’amis, lui dit Hodges.
— Tu es sûr de ça ? Parce qu’elle a seulement six amis et l’un d’entre eux est Anthony Frobisher. Je suis quasiment sûre que c’était le nom du…
— Frobisher ! crie Jerome depuis le bureau de Hodges. Anthony Frobisher était le troisième larron de la Cyber Patrouille !
— Je t’ai battu, Jerome », dit Holly. Elle arbore un petit sourire fiérot. « Encore. »
Contrairement à Frederica Linklatter, Anthony Frobisher figure dans les pages blanches, sous son nom et sous celui de Votre Cyber Gourou. Les deux numéros de téléphone sont identiques : un portable, suppose Hodges. Il chasse Jerome de son fauteuil de bureau et s’y installe, lentement et précautionneusement. L’explosion de douleur qu’il a ressentie sur les toilettes est encore fraîche dans son esprit.
Ça décroche à la première sonnerie.
« Cyber Gourou Tony Frobisher, j’écoute. Que puis-je pour vous ?
— Monsieur Frobisher, ici Bill Hodges. Vous ne vous souvenez sans doute pas de moi mais…
— Oh que si, je me souviens parfaitement de vous. » Le ton de Frobisher est méfiant. « Que voulez-vous ? Si c’est à propos de Hartsfield…
— C’est au sujet de Frederica Linklatter. Auriez-vous son adresse actuelle ?
— Freddi ? Pourquoi diable est-ce que j’aurais son adresse ? Je ne l’ai pas revue depuis la fermeture de Discount Electronix.
— Vraiment ? D’après sa page Facebook, vous êtes amis. »
Frobisher lâche un rire incrédule.
« Elle a qui d’autre dans sa liste ? Kim Jong-un ? Charles Manson ? Écoutez, monsieur Hodges, cette garce grande gueule a zéro ami. Son seul pseudo-ami c’était Hartsfield, et je viens de recevoir une notification push sur mon téléphone comme quoi il est mort. »
Hodges n’a aucune idée de ce qu’est une notification push et aucune envie de s’instruire. Il remercie Frobisher et raccroche. Il soupçonne qu’aucun des six amis Facebook de Freddi Linklatter n’est réel, qu’elle les a juste ajoutés pour éviter de se sentir comme une totale paria. Holly aurait pu faire la même chose à une époque révolue de sa vie, mais aujourd’hui elle a réellement des amis. Elle a de la chance, et ses amis aussi. Ce qui ne répond pas à sa question : comment il fait maintenant pour localiser Freddi ?
Leur boîte, à Holly et lui, ne s’appelle pas Finders Keepers pour rien, mais la plupart de leurs moteurs de recherche spécialisés sont conçus pour localiser des gens peu recommandables, avec des amis peu recommandables, des casiers judiciaires chargés et des avis de recherche colorés. Sûr, il peut la retrouver — en cette ère informatique, peu de gens arrivent à disparaître complètement du radar — mais il faut qu’il fasse vite. Chaque fois qu’un gamin allume un de ces Zappit gratuits, il télécharge des poissons roses, des flashs bleus et — d’après l’expérience vécue par Jerome — des messages subliminaux suggérant qu’une visite sur Z-End s’impose.
C’est toi le détective. Détective cancéreux, certes, mais détective quand même. Alors laisse tomber toutes les pensées annexes et détecte.
D’accord. Mais c’est dur. La pensée de tous ces gamins — que Brady a déjà essayé de tuer au concert des ’Round Here — n’arrête pas d’interférer. La sœur de Jerome en faisait partie, et sans Dereece Neville, Barbara pourrait être morte à l’heure qu’il est au lieu d’avoir seulement une jambe dans le plâtre. Peut-être que sa console était un prototype d’essai. Et celle de Mme Ellerton aussi. Ce serait logique. Mais maintenant il y a tous ces autres Zappit dans la nature, un raz-de-marée, et ils ont bien dû atterrir quelque part, nom de Dieu.
Enfin, une lumière s’allume dans son cerveau.
« Holly ! Il me faut un numéro de téléphone ! »
Todd Schneider, affable, est au bureau.
« On annonce une belle tempête par chez vous, monsieur Hodges.
— Il paraît.
— Votre chasse aux consoles défectueuses porte ses fruits ?
— C’est précisément la raison de mon appel. Auriez-vous conservé l’adresse de livraison de cette grosse commande de Zappit Commander ?
— Oui, bien sûr. Puis-je vous rappeler quand je l’aurai retrouvée ?
– Ça vous dérange si je patiente ? C’est assez urgent.
— Une affaire de droit des consommateurs urgente ? » Schneider a l’air perplexe. « Voilà qui ferait presque anti-américain. Laissez-moi voir ce que je peux faire. »
Un clic et Hodges est mis en attente, avec un ruissellement de cordes apaisantes qui n’ont rien d’apaisant. Holly et Jerome sont tous les deux là, agglutinés à son bureau. Hodges se domine pour ne pas porter la main à son flanc. Les secondes s’étirent et se changent en minutes. Une, puis deux. Hodges se dit, Soit il est en train de répondre à un autre appel et m’a oublié, soit il la trouve pas.
La musique d’attente disparaît.
« Monsieur Hodges ? Vous êtes toujours là ?
— Oui, toujours.
— J’ai l’adresse. C’est Gamez Unlimited — Gamez avec un z, vous vous souvenez — au 442 Maritime Drive. À l’attention de Mme Frederica Linklatter. Ça peut vous aider ?
— Absolument. Je vous remercie, monsieur Schneider. »
Il raccroche et regarde ses deux associés, l’une mince et d’une blancheur hivernale, l’autre noir et baraqué par son travail de manœuvre en Arizona. Avec sa fille Allie, qui vit maintenant à l’autre bout du pays, ce sont les deux êtres qu’il aime le plus en cette extrémité de sa vie.
Il leur dit : « On est parti, les enfants. »
Brady quitte la nationale 79 pour tourner sur Vale Road au niveau du Garage Thurston où plusieurs jeunes gars du pays employés au déneigement sont en train de faire le plein de leurs camions, de charger du sable salé, ou juste de boire un café en bavardant. Il traverse l’esprit de Brady de s’arrêter, voir si on peut lui monter des pneus cloutés sur la Malibu de Bibli Al, mais vu la foule que la tempête a attirée au garage, ça risque de lui prendre toute l’après-midi. Il est près de sa destination maintenant et il décide de foncer. Et s’il reste coincé par la neige une fois là-haut, qu’est-ce qu’il en a à foutre ? Rien. Il est déjà venu deux fois au camp, surtout pour examiner les lieux, mais la deuxième fois il a aussi stocké des provisions.
Il y a bien six centimètres de neige sur Vale Road et la chaussée est glissante. La Malibu dérape plusieurs fois et manque même partir dans le fossé. Brady transpire abondamment et les doigts arthritiques de Babineau palpitent, refermés sur le volant dans une étreinte mortelle.
Enfin, il aperçoit les grands poteaux rouges qui constituent son ultime repère. Il pompe sur le frein et amorce le virage au pas. Sur les trois derniers kilomètres, c’est une piste forestière sans nom et à voie unique mais sous la voûte des arbres la conduite est plus facile qu’au cours de toute l’heure écoulée. Par endroits, la piste est encore dégagée. Ça ne durera pas quand le plus fort de la tempête sera là, ce qui est prévu aux alentours de vingt heures, d’après la radio.
Il atteint un embranchement où des flèches en bois clouées à un énorme sapin centenaire indiquent des directions opposées. Celle de droite indique CAMP DE L’OURS DU GRAND BOB. Celle de gauche TÊTES ET PEAUX. À trois mètres environ au-dessus des flèches déjà recouvertes d’un petit capuchon de neige, une caméra de sécurité filme en plongée.
Brady tourne à gauche et relâche enfin son étreinte sur le volant. Il y est presque.
En ville, la neige est encore légère. Les rues sont dégagées et la circulation fluide mais, par prudence, tous trois grimpent dans la Jeep Wrangler de Jerome. Le 442 Maritime Drive est l’une de ces copropriétés qui ont poussé comme des champignons sur la rive sud du lac dans les entreprenantes années quatre-vingt. À cette époque, on se les arrachait. Aujourd’hui, la moitié des appartements sont vides. Dans le hall d’entrée, Jerome repère F. LINKLATTER au 6-A. Il tend la main pour sonner mais Hodges l’arrête avant qu’il ait pressé le bouton.
« Quoi ? » demande Jerome.
Holly lui répond d’un ton faussement guindé :
« Observe et prends-en de la graine, Jerome. Vise le style. »
Hodges appuie sur d’autres boutons au hasard et au quatrième essai, une voix masculine lui répond :
« Ouais ?
— FedEx, annonce Hodges.
— Qui peut bien m’envoyer un colis par FedEx ? »
Le type a l’air stupéfait.
« Peux pas vous dire, l’ami. C’est pas moi qui rédige les nouvelles, je les transmets juste. »
La porte du vestibule se déverrouille en renâclant. Hodges la pousse, passe et la tient ouverte pour les autres. Il y a deux ascenseurs mais une affichette EN PANNE est scotchée sur l’un d’eux. Sur l’autre quelqu’un a laissé un message : À celui ou celle qui a le chien qui aboie au 4e : je te trouverai.
« Légèrement menaçant », dit Jerome.
La porte de l’ascenseur s’ouvre et ils montent. Holly se met à fouiller dans son sac. Elle sort sa boîte de Nicorette et en glisse une dans sa bouche. Quand la porte de l’ascenseur s’ouvre au sixième, Hodges leur dit :
« Si elle est là, laissez-moi parler. »
Le 6-A est juste en face de l’ascenseur. Hodges frappe. En l’absence de réponse, il frappe plus fort. Toujours rien, alors il cogne avec le poing.
« Va-t’en. »
La voix de l’autre côté de la porte paraît faible et fragile. Une voix de petite fille qui a la grippe, se dit Hodges.
Il frappe encore.
« Ouvrez, madame Linklatter.
— Vous êtes de la police ? »
Il pourrait répondre oui, ce ne serait pas la première fois depuis qu’il a pris sa retraite qu’il se fait passer pour un officier de police en service, mais son instinct, cette fois, lui dit de ne pas le faire.
« Non. Je m’appelle Bill Hodges. Nous nous sommes déjà rencontrés, brièvement, en 2010. À l’époque où vous travailliez à…
— Ouais, je me souviens. »
Un verrou tourne, puis un autre. Une chaîne tombe. La porte s’ouvre et la senteur aromatique de l’herbe dérive dans le couloir. La femme qui leur fait face tient un gros joint à demi fumé entre deux doigts de la main gauche. Elle est d’une maigreur à la limite de la cachexie et blanche comme un linge. Elle porte un débardeur avec marqué BAD BOY BAIL BONDS, BRADENTON FLA[39] sur le devant. Et le slogan IN JAIL ? WE BAIL[40] ! en dessous, plus difficile à lire à cause de la tache de sang.
« J’aurais dû vous appeler », dit Freddi. Et elle a beau regarder Hodges en disant ça, il a le sentiment qu’elle se parle plutôt à elle-même. « Je l’aurais fait, si j’y avais pensé. Vous l’avez déjà arrêté une fois, hein ?
— Mon Dieu, mais qu’est-ce qui vous est arrivé ? demande Jerome.
— Oh, j’ai embarqué trop de fringues. » Freddi désigne de la main deux valises dépareillées posées verticalement derrière elle dans le couloir. « J’aurais dû écouter ma mère. Voyager léger, qu’elle disait.
— Je ne crois pas qu’il parle des valises », dit Hodges en désignant du doigt le sang tout frais sur le T-shirt de Freddi.
Il entre, Jerome et Holly sur les talons. Holly ferme la porte.
« Je sais de quoi il parle, dit Freddi. Le salopard m’a tiré dessus. J’ai recommencé à saigner en apportant les valises ici depuis ma chambre.
— Laissez-moi regarder », dit Hodges.
Mais quand il s’avance vers elle, Freddi fait un pas en arrière et croise les bras devant elle dans un geste à la Holly qui émeut profondément Hodges.
« Non. J’ai pas mis de soutif. Ça fait trop mal. »
Holly passe devant Hodges.
« Montrez-moi où est la salle de bains. Je vais regarder. »
Sa voix paraît naturelle à Hodges — calme — même si elle mastique à mort son chewing-gum à la nicotine.
Freddi saisit Holly par le poignet et l’entraîne au-delà des valises, s’arrêtant une seconde en chemin pour tirer sur son joint. Elle parle en exhalant une série de signaux de fumée :
« L’équipement informatique est dans la chambre d’amis. Sur votre droite. Allez voir. » Puis revenant à son premier commandement : « Si j’avais pas embarqué autant de fringues, je serais déjà plus là. »
Hodges en doute. Il pense qu’elle se serait évanouie dans l’ascenseur.
Le camp Têtes et Peaux n’est pas aussi gigantesque que le McManoir de Babineau à Sugar Heights, mais pas loin. C’est une vieille bâtisse de plain-pied, tout en longueur. Au-delà, les pentes couvertes de neige descendent vers le lac Charles qui s’est couvert d’une pellicule de glace depuis la dernière visite de Brady.
Il se gare devant la maison et la contourne prudemment à pied, les semelles des coûteux mocassins de Babineau glissant sur la neige, pour gagner la façade ouest. Le camp de chasse est situé dans une clairière et il s’y trouve beaucoup plus de neige que sous les arbres. Il a les chevilles gelées. Il regrette de ne pas avoir pensé à emporter des bottes et se répète une fois de plus qu’on peut pas penser à tout.
Dans le boîtier du compteur électrique, il récupère la clé de la remise qui abrite le groupe électrogène, puis la clé de la maison dans la remise. Le groupe électrogène est un Generac Guardian haut de gamme. Il ne tourne pas en ce moment mais il se déclenchera sûrement plus tard. Ici, au fin fond des bois, le courant saute presque à chaque tempête. Brady retourne à la voiture chercher l’ordinateur de Babineau. Le camp a la Wifi et l’ordinateur portable est tout ce dont il a besoin pour rester connecté à son projet en cours et en suivre de près l’évolution. Plus le Zappit, évidemment.
Bon vieux Zappit Zéro.
La maison est obscure et glaciale, et ses deux premiers gestes en entrant sont ceux, très prosaïques, de tout propriétaire rentrant chez lui après une longue absence : allumer les lumières et monter le thermostat. La pièce principale est immense et lambrissée de pin, éclairée par un lustre en os de caribou polis datant de l’époque où il y avait encore des caribous dans ces forêts. La cheminée en pierre est une gueule ouverte, assez grande pour y rôtir un rhinocéros entier. Au plafond, il y a de grosses poutres noircies par des années de fumée. Contre un mur se dresse un buffet en merisier aussi long que la pièce elle-même où s’alignent une bonne cinquantaine de bouteilles d’alcool, certaines presque vides, d’autres avec le cachet encore intact. Les sièges sont vieux, dépareillés et affaissés : profonds fauteuils de repos, canapé gigantesque où d’innombrables bimbos se sont fait caramboler au fil des années. En plus de la chasse et de la pêche, la baise extra-conjugale a toujours été une activité très pratiquée ici. La peau étalée devant la cheminée appartenait à un ours abattu par le Dr Elton Marchant, parti maintenant pour la vaste salle d’opération céleste. Les têtes et poissons empaillés sur les murs sont des trophées appartenant à une bonne douzaine d’autres toubibs d’hier et d’aujourd’hui. Il y a un cerf seize cors particulièrement remarquable tiré par Babineau lui-même quand il était encore Babineau. Hors saison de chasse, mais on va pas pinailler.
Brady dépose l’ordinateur sur un antique bureau à cylindre au fond de la pièce et l’ouvre avant même d’avoir ôté son manteau. Il vérifie d’abord le répéteur de signal et découvre avec ravissement qu’il annonce maintenant TROUVÉ 243.
Il pensait avoir compris le pouvoir du piège visuel, et il a vu combien l’écran de démo était addictif avant même d’avoir été boosté, mais là, c’est une réussite qui dépasse ses attentes les plus folles. Largement. Il n’a pas reçu d’autre carillon d’alerte de Z-End, mais il y va quand même, voir comment ça se passe. Et à nouveau, cela dépasse ses attentes. Plus de sept mille visiteurs à cette heure, sept mille, et le nombre augmente régulièrement sous ses yeux.
Il se défait de son manteau et esquisse un petit pas de danse sur la peau d’ours. Ça le fatigue vite — quand il fera son prochain échange, il faudra qu’il choisisse quelqu’un de vingt, trente ans, pas plus — mais ça le réchauffe agréablement.
Il attrape la télécommande de la télé sur le buffet et clique en direction de l’écran plat géant, l’une des rares allégeances du camp de chasse à la vie au vingt et unième siècle. La parabole satellite capte Dieu sait combien de chaînes et l’image HD est à se pâmer, mais aujourd’hui, Brady est plus intéressé par la programmation locale. Il appuie sur le bouton source de la télécommande jusqu’à ce qu’il ait vue sur la piste menant du camp au monde extérieur. Il n’attend aucune visite mais il a deux ou trois jours de travail intensif devant lui, les jours les plus importants et les plus productifs de sa vie, et si quelqu’un s’avise de vouloir l’interrompre, il veut le savoir à l’avance.
La vitrine contenant les armes est à quelques pas seulement : sur le mur lambrissé de planches de pin noueuses sont alignés fusils et carabines, et les pistolets sont suspendus à des crochets. La pièce maîtresse, de l’avis de Brady, c’est le FN SCAR 17S à crosse en polymère. Capable de tirer six cent cinquante coups par minute — et illégalement converti en mode automatique par un proctologue qui est aussi un cinglé des armes —, c’est la Rolls Royce des fusils d’assaut. Brady le descend de son support, avec quelques chargeurs supplémentaires et plusieurs lourdes boîtes de munitions .308 Winchester, et va l’appuyer contre le mur à côté de la cheminée. Il pense allumer le feu — du bois sec est déjà prêt dans l’âtre — mais il a encore une chose à faire avant. Il va sur le site de la ville pour avoir les dernières nouvelles et fait rapidement défiler l’écran, cherchant d’éventuels suicides. Aucun pour le moment, mais il peut y remédier.
« Appelons ça les Zamuse-gueules », dit-il en souriant et il allume la console.
Il se met à l’aise dans l’un des fauteuils de repos et commence à suivre les poissons roses. Quand il ferme les yeux, il les voit encore. Au début, en tout cas. Puis ils se transforment en points rouges qui se déplacent sur un fond noir.
Brady en choisit un au hasard et se met au travail.
Quand Holly revient avec Freddi, Hodges et Jerome ont les yeux fixés sur un écran digital qui affiche TROUVÉ 244.
« Elle va bien, glisse doucement Holly à Hodges. Incroyable, mais vrai. Elle a un trou dans la poitrine qui ressemble à…
— Qui ressemble à ce que j’ai dit que c’est. » Freddi a le ton un peu plus assuré maintenant. Elle a les yeux rouges mais c’est sans doute l’effet de l’herbe qu’elle vient de fumer. « Il m’a tiré dessus.
— Elle avait des mini-protections hygiéniques, je lui en ai fixé une sur le trou avec du sparadrap, dit Holly. Il était trop gros pour un simple pansement. » Elle fronce le nez. « Arrghh.
— L’enculé m’a tiré dessus. »
C’est comme si Freddi essayait encore de se faire à cette idée.
« Et de quel enculé s’agirait-il ? demande Hodges. Felix Babineau, peut-être ?
— Ouais, lui. Enculé de Dr Z. Sauf qu’en fait c’est Brady. Comme l’autre, là. Z-Boy.
— Z-Boy ? répète Jerome. C’est qui ce Z-Boy ?
— Un type plus vieux ? demande Hodges. Plus vieux que Babineau ? Cheveux blancs qui frisottent ? Conduit un vieux clou avec des couches d’apprêt dessus ? Porte peut-être une parka déchirée rafistolée avec du scotch ?
— Pour la voiture, je sais pas, mais je connais sa parka, répond Freddi. C’est lui, c’est mon pote Z-Boy. »
Elle s’installe devant son Mac de bureau — où des fractales tournoient sur l’économiseur d’écran — et tire la dernière bouffée de son joint avant de l’écraser dans un cendrier plein de mégots de Marlboro. Elle est encore pâle mais elle a repris du poil de la bête, et aussi de ce mordant dont Hodges se souvient bien.
« Dr Z et son fidèle acolyte Z-Boy. Sauf que tous les deux, c’est Brady. Des putains de poupées russes, voilà ce que c’est.
— Madame Linklatter ? intervient Holly.
— Oh, allez-y, appelez-moi Freddi. Une nénette qu’a vu les tasses à thé que j’ai à la place des seins a gagné le droit de m’appeler Freddi. »
Holly rougit mais ne se démonte pas. Quand elle est sur une piste, elle ne se démonte jamais.
« Brady Hartsfield est mort. Il a fait une surdose de médicaments la nuit dernière, ou tôt ce matin.
— Ah ? Elvis a quitté les lieux ? » Freddi réfléchit à ça et secoue la tête. « Comme ce serait sympa. Si c’était vrai. »
Et comme ce serait sympa si je pouvais me convaincre qu’elle est folle, se dit Hodges.
Jerome désigne du doigt l’écran numérique au-dessus de l’ordinateur, qui affiche maintenant TROUVÉ 247.
« Est-ce que ce truc fait de la recherche ou du téléchargement ?
— Les deux. » À travers le T-shirt, la main de Freddi presse son bandage de fortune dans un geste automatique qui rappelle à Hodges le sien. « C’est un répéteur de signal. Je peux le désactiver — du moins, je pense pouvoir le faire — mais il faut que vous me promettiez de me protéger des types qui surveillent l’immeuble. Le site internet, par contre… problème. J’ai l’adresse IP et le mot de passe, mais l’accès m’est refusé. »
Hodges a mille questions à poser mais, tandis que TROUVÉ 247 passe à TROUVÉ 248, seulement deux lui semblent d’une importance capitale.
« Que recherche-t-il ? Et que télécharge-t-il ?
— Vous devez d’abord me promettre de me protéger. Vous devez m’emmener en sécurité quelque part. Protection des Témoins ou un truc comme ça.
— Il n’a pas besoin de vous promettre quoi que ce soit parce que j’ai déjà compris », dit Holly. Il n’y a rien d’hostile dans son ton de sa voix ; au contraire, il serait plutôt réconfortant. « Cet appareil recherche les Zappit, Bill. Chaque fois que quelqu’un en allume un, le répéteur le trouve et actualise la démo du Fishin’ Hole.
— Transforme les poissons roses en poissons-chiffres et ajoute les flashs de lumière bleue », ajoute Jerome. Il regarde Freddi. « C’est bien ça qu’il fait, exact ? »
Maintenant c’est vers son front, et la bosse violette couverte de sang séché, que monte la main de Freddi. Quand ses doigts la touchent, elle grimace et les retire.
« Ouais. Sur les huit cents Zappit qu’on m’a livrés ici, deux cent quatre-vingts étaient défectueux. Soit ils plantaient dès l’allumage, soit ils faisaient crac-boum quand on essayait d’ouvrir un des jeux. Les autres étaient bons. On m’a fait installer un kit sur chacun, sans exception. Ça m’a demandé beaucoup de travail. Un travail chiant. Comme de visser des boulons sur une chaîne d’assemblage.
— Ce qui nous en fait cinq cent vingt en état de marche, dit Hodges.
— Doué pour les soustractions, le mec, offrez-lui un cigare. » Freddi jette un coup d’œil à l’affichage digital. « Et près de la moitié ont déjà été mis à jour. » Elle rigole, mais c’est un rire absolument dénué de gaieté. « Brady est peut-être barge mais il a bien bossé sur ce coup-là, vous trouvez pas ? »
Hodges dit :
« Éteignez-le.
— Pas de problème. Quand vous m’aurez promis une protection. »
Jerome, qui a personnellement fait l’expérience de la rapidité d’action des Zappit et des pensées désagréables qu’ils implantent dans le cerveau des gens, ne voit pas l’intérêt de rester planté là pendant que Freddi cherche à marchander avec Bill. Le couteau suisse qu’il avait toujours à la ceinture quand il était sur le chantier en Arizona a retrouvé sa place dans sa poche. Il déplie la plus grande lame, balaie le répéteur de son étagère et tranche les câbles qui le relient au système de Freddi. L’appareil tombe à terre avec un modeste fracas et une alarme commence à striduler dans l’unité centrale placée sous le bureau. Holly se penche, appuie sur quelque chose et l’alarme se tait.
« Y a des boutons, crétins ! gueule Freddi. Vous aviez pas besoin de faire ça !
— Eh ben, je l’ai fait, réplique Jerome. Un de ces putains de Zappit a failli tuer ma sœur. » Il fait un pas vers elle et Freddi a un mouvement de recul. « Vous aviez idée de ce que vous foutiez ? La moindre putain d’idée ? Je suis sûr que oui. Vous avez l’air défoncée mais pas débile. »
Freddi se met à pleurer.
« Je savais pas. Je le jure. Je savais pas. Parce que je voulais pas. »
Hodges prend une profonde inspiration, qui ranime la douleur.
« Commencez par le commencement, Freddi, et racontez-nous tout.
— Et en quatrième vitesse », ajoute Holly.
Jamie Winters avait neuf ans quand il a assisté au concert des ’Round Here avec sa mère. Dans le public ce soir-là, les garçons étaient peu nombreux ; les ’Round Here étaient de ces groupes que les préados de son âge méprisaient en les traitant de trucs de filles. Jamie, lui, aimait les trucs de filles. À neuf ans, il n’avait pas encore acquis la certitude qu’il était gay (il n’était même pas sûr de savoir ce que c’était). Tout ce qu’il savait, c’était que lorsqu’il voyait Cam Knowles, le chanteur des ’Round Here, ça lui faisait une drôle de sensation au creux du ventre.
Maintenant il va sur ses seize ans et il sait exactement ce qu’il est. Avec certains garçons, au lycée, il préfère se faire appeler Jami, sans e. Son père aussi sait ce qu’il est et il le traite comme une espèce de dégénéré. Lenny Winters — l’homme viril dans toute sa splendeur — est le propriétaire d’une entreprise de construction florissante, mais aujourd’hui les quatre employés des Constructions Winters ne travaillent pas à cause de la tempête annoncée. Lenny s’est installé dans son bureau à la maison, plongé jusqu’au cou dans de la paperasse, et il transpire sur les feuilles de calcul qu’affiche son écran d’ordinateur.
« Papa !
— Qu’est-ce que tu veux ? gronde Lenny sans lever les yeux. Et pourquoi t’es pas au lycée ? Ils ont annulé les cours ?
— Papa ! »
Cette fois, Lenny se retourne pour regarder le garçon qu’il appelle parfois (quand il pense que Jamie ne l’entend pas), « le petit pédé de la famille ». La première chose qu’il remarque c’est que son fils porte du rouge à lèvres, du fard à joues et de l’ombre à paupières. La deuxième chose c’est la robe. Lenny la reconnaît, c’est une de celles de sa femme. Le gamin est trop grand pour cette robe qui lui arrive à mi-cuisse.
« Putain de merde ! »
Jamie sourit. Il rayonne.
« C’est comme ça que je veux être enterré !
— Mais à quoi est-ce que… »
Lenny se lève si vite que son fauteuil se renverse. C’est alors qu’il voit le revolver dans la main du garçon. Jamie a dû le prendre dans la penderie de leur chambre, côté Lenny.
« Regarde ça, papa ! »
Toujours souriant. Comme s’il s’apprêtait à faire un tour de magie super sympa. Il lève le revolver et place le canon contre sa tempe droite. Il a l’index replié sur la détente. Son ongle est soigneusement peint de vernis pailleté.
« Pose ça tout de suite, fiston ! Pose ça… »
Jamie — ou Jami, ainsi qu’il a signé son bref mot d’adieu — appuie sur la détente. Le revolver est un .357 et la détonation est assourdissante. Du sang et de la cervelle giclent en éventail et vont décorer le chambranle de la porte de couleurs vives. Le garçon portant la robe et le maquillage de sa mère tombe en avant, le côté gauche de son visage éclaté comme un ballon.
Lenny Winters émet une série de hurlements aigus et chevrotants. Il hurle comme une fille.
Brady se déconnecte de Jamie Winters juste au moment où le garçon porte le revolver à sa tempe, soudain effrayé — terrifié, plutôt — par ce qui pourrait se passer s’il est encore là quand la balle entrera dans la tête où il est venu semer le trouble. Serait-il éjecté comme un pépin de pomme, comme quand il était à l’intérieur du débilos à demi hypnotisé qui passait la serpillière dans la Chambre 217, ou mourrait-il en même temps que le gosse ?
Un instant, il croit qu’il a trop attendu et que le carillon insistant qu’il entend est ce que tout le monde entend au moment de quitter cette vie. Puis le voici de retour dans la pièce principale de Tête et Peaux avec la console Zappit dans sa main ramollie et devant lui l’ordinateur de Babineau. C’est de celui-ci que provient le carillon. Il consulte l’écran et voit deux messages. Le premier indique TROUVÉ 248. C’est la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est l’autre :
Freddi, se dit-il. Je pensais pas qu’elle aurait les couilles. Je pensais vraiment pas.
La salope.
Sa main gauche tâtonne le long du bureau et se referme sur un crâne en céramique rempli de crayons et de stylos. Il le soulève, prêt à le balancer sur l’écran pour détruire ce message exaspérant. Ce qui l’arrête c’est une idée. Une idée horriblement plausible.
Peut-être qu’elle a pas eu les couilles. Peut-être que c’est quelqu’un d’autre qui a éteint le répéteur. Et qui donc pourrait être ce quelqu’un ? Hodges, évidemment. Le vieux flic. Sa putain de némésis.
Brady sait qu’il n’est pas tout à fait d’aplomb dans sa tête, ça fait des années qu’il le sait, et il a conscience que ça pourrait être juste de la paranoïa. Pourtant, c’est pas si dingue. Hodges a arrêté ses visites malveillantes dans la Chambre 217 depuis presque un an et demi mais, au dire de Babineau, il est venu fourrer son nez à l’hôpital pas plus tard qu’hier.
Et il a toujours su que je faisais semblant, pense Brady. Il arrêtait pas de me le dire : Je sais que t’es là, Brady. Certains des costards-cravates du bureau du procureur disaient la même chose, mais eux prenaient juste leurs désirs pour des réalités ; ils voulaient le faire passer en procès et en avoir terminé avec lui. Hodges, par contre…
« Il le disait avec conviction », dit Brady.
Et c’est peut-être pas une nouvelle si terrible, après tout. La moitié des Zappit que Freddi a équipés, et que Babineau a expédiés, sont maintenant actifs, ce qui veut dire que la majorité de leurs utilisateurs seront aussi ouverts à l’invasion que la petite tapette dont il vient de s’occuper. Et puis, il y a le site web. Une fois que le peuple Zappit commencera à se suicider — avec un petit coup de pouce de Brady Wilson Hartsfield, évidemment —, le site web incitera les autres à franchir le pas : mimétisme animal.
Au début, ça sera juste ceux qui étaient déjà à deux doigts de le faire, mais ils montreront l’exemple et bien d’autres suivront. Ils se jetteront du bord de la vie comme des bisons affolés du haut d’une falaise.
Mais quand même.
Hodges.
Brady se souvient d’un poster qu’il avait dans sa chambre quand il était gosse : Si la vie t’offre des citrons, fais de la citronnade ! Un bon slogan ça, surtout si tu gardes à l’esprit que la seule façon de les transformer en citronnade c’est de les presser bien fort !
Il attrape le vieux — mais encore utile — téléphone portable de Z-Boy et refait de mémoire le numéro de Freddi.
Freddi pousse un petit cri quand Boogie Woogie Bugle Boy se met à claironner quelque part dans l’appartement. Holly pose une main apaisante sur son épaule et questionne Hodges du regard. Hodges hoche la tête et part en direction du son, Jerome sur les talons. Le téléphone de Freddi est posé sur sa commode dans sa chambre, au milieu d’un fouillis de crème pour les mains, de papier à rouler Zig-Zag, de pinces à joint, et non pas un mais deux sachets d’herbe de belle taille.
L’écran indique Z-Boy, mais Z-Boy, connu aussi sous le nom de Bibli Al Brooks, est en ce moment même en garde à vue et pas tellement en mesure de passer des appels téléphoniques.
« Allô ? fait Hodges. C’est vous, docteur Babineau ? »
Rien… ou presque. Hodges entend une respiration.
« Ou devrais-je dire docteur Z ? »
Rien.
« Ou alors Brady, ça vous va ? » Il a encore du mal à y croire en dépit de tout ce que Freddi leur a dit, mais il peut croire que Babineau a viré schizo et s’imagine qu’il est vraiment Dr Z ou Brady.
Le bruit de respiration se prolonge encore deux ou trois secondes, puis plus rien. La communication a été coupée.
« C’est possible, vous savez », dit Holly, elle les a rejoints dans la chambre encombrée de Freddi, « que ça soit Brady, je veux dire. La projection de personnalité est bien documentée. En fait, c’est la deuxième cause la plus courante de ce qu’on appelle la possession démoniaque. La plus courante étant la schizophrénie. J’ai vu un documentaire là-dessus à…
— Non, dit Hodges. C’est pas possible. Pas possible.
— Ne te voile pas la face. Fais pas ta Miss Jolis Yeux Gris.
– Ça veut dire quoi, ça ? »
Oh Seigneur, maintenant les tentacules de douleur se déploient carrément jusqu’à ses couilles.
« Que tu ne devrais pas fuir l’évidence simplement parce qu’elle t’entraîne dans une direction où tu ne veux pas aller. Tu sais que Brady avait changé quand il a repris conscience. Il est sorti du coma avec des capacités que la plupart des gens n’ont pas. La télékinésie pourrait n’en être qu’une parmi d’autres.
— Je l’ai jamais vraiment vu déplacer des objets par la pensée.
— Mais tu as cru les infirmières qui l’ont vu. Non ? »
Hodges se tait, tête baissée, il réfléchit.
« Réponds-lui », dit Jerome.
Il parle calmement mais Hodges sent l’impatience affleurer.
« Oui. J’en ai cru au moins certaines. Celles qui avaient la tête sur les épaules comme Becky Helmington. Leurs histoires s’accordaient trop pour avoir été inventées.
— Regarde-moi, Bill. »
Cette requête — non, cet ordre — proféré par Holly Gibney est tellement inhabituel qu’il lève la tête.
« Tu crois vraiment que Babineau a reconfiguré les Zappit et monté le site web ?
— J’ai pas besoin de le croire. Il a demandé à Freddi de le faire pour lui.
— Pas le site web », intervient une voix fatiguée.
Tous trois se retournent. Freddi est debout sur le seuil.
« Si je l’avais créé, je pourrais le fermer. Dr Z m’a juste donné une clé USB avec toutes les coordonnées du site. Je l’ai branchée et j’ai transféré les données. Mais une fois qu’il est parti, j’ai fait ma petite enquête.
— En commençant par lancer une résolution DNS, c’est ça ? » dit Holly.
Freddi fait oui de la tête.
« Elle touche, la nénette. »
À Hodges, Holly explique :
« Le DNS c’est le système de noms de domaines. La résolution permet de trouver l’adresse IP correspondant au nom d’un hôte. L’application saute d’un serveur à un autre, comme d’une pierre à une autre pour passer à gué, et à chaque fois elle demande : “Connaissez-vous ce site ?” Elle continue comme ça jusqu’à ce qu’elle tombe sur le bon serveur. » Puis se tournant vers Freddi : « Mais une fois trouvée l’adresse IP, vous n’avez toujours pas pu entrer ?
— Niet. »
Holly reprend :
« Je suis sûre que Babineau en connaît un rayon sur le cerveau humain, mais je doute fort qu’il soit assez calé en informatique pour verrouiller un site web comme ça.
— J’ai juste été embauchée comme assistante, dit Freddi. C’est Z-Boy qui m’a apporté le programme pour reconfigurer les Zappit. Il l’avait recopié sur un bout de papier comme une recette de gâteau, et je vous parierais mille dollars que tout ce qu’il sait sur les ordinateurs c’est comment les allumer — à condition qu’il trouve le bouton Marche/Arrêt — et naviguer sur ses sites porno préférés. »
Sur ce point, Hodges la croit. Il n’est pas sûr que la police fera de même quand ils finiront par mettre la main sur tout ce matos, mais Hodges la croit, oui. En plus… Fais pas ta Miss Jolis Yeux Gris.
Ça, ça l’a blessé. Ça l’a blessé comme c’est pas possible.
« Et puis, dit Freddi, il y avait deux points de suspension après chaque ligne de commande. Brady avait l’habitude d’écrire ses programmations comme ça. Je crois qu’il avait appris à le faire en cours d’informatique au lycée. »
Holly saisit Hodges par les poignets. Elle a du sang sur une main. En plus de tous ses tics et ses tocs, Holly est une obsédée de la propreté, et qu’elle ait négligé de se laver scrupuleusement les mains après avoir soigné la blessure de Freddi en dit long sur sa féroce résolution à résoudre cette affaire.
« Babineau donnait des médicaments expérimentaux à Brady, ce qui est contraire à l’éthique, mais c’est tout ce qu’il faisait, parce que la seule chose qui l’intéressait c’était de le faire sortir du coma.
— Tu ne peux pas en être absolument sûre », dit Hodges.
Elle le tient toujours, et plus par le regard que par les mains. Comme elle répugne généralement au contact visuel, il est facile d’oublier combien son regard peut être intense quand elle pousse l’ampli jusqu’à onze.
« En fait, la seule vraie question, poursuit Holly, c’est qui est le prince du suicide dans l’histoire ? Felix Babineau ou Brady Hartsfield. »
Freddi parle d’une voix rêveuse, un peu chantante :
« Des fois Dr Z était juste Dr Z et des fois Z-Boy était juste Z-Boy, sauf que dans ces cas-là c’était comme s’ils étaient shootés tous les deux. Mais quand ils étaient bien réveillés, c’était pas eux. Quand ils étaient bien réveillés, c’était Brady en eux. Croyez ce que vous voudrez, mais c’était lui. C’est pas juste les deux points de suspension, ni l’écriture penchée en arrière, c’est tout. J’ai bossé avec cet enculé de pervers. Je le sais. »
Elle entre dans la chambre.
« Et maintenant, si vous autres, détectives amateurs, n’y voyez pas d’inconvénient, je vais me rouler un autre joint. »
Sur les jambes de Babineau, Brady arpente la grande salle du camp Têtes et Peaux. Il réfléchit furieusement. Il veut retourner dans le monde Zappit, se choisir une nouvelle cible et répéter cette délicieuse expérience qui consiste à pousser quelqu’un par-dessus bord, mais il doit être calme et serein pour ça, et il est loin de l’être.
Hodges.
Hodges dans l’appartement de Freddi.
Et Freddi crachera-t-elle le morceau ? Dites, voisins et amis, le soleil se lève-t-il à l’est ?
Deux questions se posent, du point de vue de Brady. Hodges peut-il ou non démanteler le site web ? Et Hodges peut-il ou non le retrouver, lui, perdu ici en pleine pampa ?
Brady pense que la réponse aux deux questions est oui, mais plus il provoquera de suicides entre-temps, plus Hodges en souffrira. Quand il regarde les choses sous cet angle, il se dit que si Hodges se ramenait ici, ça pourrait être pas mal finalement. Ça pourrait lui donner l’occasion de presser des citrons. Dans tous les cas, il a le temps. Il est à plusieurs dizaines de kilomètres au nord de la ville et il a la tempête hivernale Eugénie de son côté.
Brady reprend l’ordinateur et a la confirmation que Z-End est toujours actif. Il vérifie le décompte des visiteurs. Plus de neuf mille maintenant et la plupart d’entre eux (quoique certainement pas tous) seront des adolescents intéressés par le suicide. Intérêt porté à son comble en janvier et février, quand la nuit tombe tôt et que le printemps semble devoir ne jamais arriver. Et puis, il a Zappit Zéro, avec lequel il peut travailler personnellement sur plein de gosses. Avec Zappit Zéro, les atteindre est aussi facile que flinguer des poissons dans un tonneau.
Des poissons roses, se dit-il, et il ricane.
Brady prend son Zappit et l’allume, plus calme maintenant qu’il entrevoit un moyen de régler son compte au vieux flic, si ce dernier s’avise de se pointer comme la cavalerie dans la dernière bobine d’un western de John Wayne. Tandis qu’il examine les poissons, un fragment de poème appris au lycée lui revient et il le dit à voix haute :
« Oh, chasse cette pensée parasite, et allons faire notre visite[41] ».
Il ferme les yeux. Le ballet de poissons roses devient un ballet de points rouges, tous ex-spectateurs d’un concert d’antan qui au même moment regardent leur Zappit gratuit dans l’espoir de remporter des prix.
Brady en choisit un, l’immobilise et le regarde s’épanouir.
Comme une rose.
« Oui, bien sûr qu’ils ont une brigade d’informatique légale, dit Hodges en réponse à la question de Holly. Si tu veux appeler brigade une équipe de trois gus à mi-temps. Et non, ils m’écouteront pas. Je suis rien de plus qu’un civil aujourd’hui. »
Mais ce n’est pas ça le pire. Il est un civil qui a été flic et quand un flic à la retraite se mêle des affaires de ses collègues en service, on appelle ça un tonton. Et c’est pas un terme respectueux.
« Alors appelle Pete et demande-lui de le faire, dit Holly. Parce que ce toufu site de suicide doit disparaître. »
Tous deux sont revenus dans la version de Mission Control de Freddi Linklatter. Jerome est dans la salle de séjour avec Freddi. Hodges ne la croit pas en état de s’enfuir — Freddi est terrorisée par les types, probablement fictifs, postés devant son immeuble — mais le comportement des fumeurs de hasch est imprévisible. Outre celui qui les pousse habituellement à vouloir se défoncer encore plus, bien sûr.
« Appelle Pete. Qu’il demande à un de leurs bidouilleurs informatiques de m’appeler. N’importe quel informaticien pas trop neuneu doit être capable de lancer une attaque DoS sur le site pour le neutraliser.
— Une attaque d’os ?
— D majuscule, o minuscule, S majuscule. Ça signifie déni de service. Il faut que le gars se connecte à un botnet et… » Elle voit l’expression perplexe de Hodges et corrige : « Oublie. L’idée c’est d’inonder le site de requêtes de service — des milliers, des millions. Pour étouffer cette saloperie de truc et faire planter le serveur.
— On peut faire ça ?
— Moi non, et Freddi non plus, mais un hacker de la police aura accès à davantage de puissance informatique. Et si le système de la police n’est pas suffisant, il demandera à la Sécurité Intérieure de s’en charger. Parce que c’est une question de sécurité intérieure, non ? Des vies sont en jeu. »
C’est indiscutable et Hodges passe l’appel mais le portable de Pete est sur messagerie. Il essaie ensuite sa vieille copine Cassie Sheen mais l’officier à la réception lui dit que la mère de Cassie a eu un genre de crise de diabète ou quelque chose et Cassie l’a emmenée chez le médecin.
En panne d’autres solutions, il appelle Isabelle.
« Izzy, c’est Bill Hodges. J’ai essayé d’appeler Pete mais…
— Pete est parti. Fini. Kaput. »
Durant un effroyable instant, Hodges pense qu’elle veut dire qu’il est mort.
« Il a laissé un mémo sur mon bureau disant qu’il rentrait chez lui, éteignait son portable, débranchait la prise du fixe et se mettait au lit pour dormir vingt-quatre heures d’affilée. Il précisait aussi qu’aujourd’hui est son dernier jour dans les forces de police. Il peut le faire, tu sais, sans même avoir à prendre sur son temps de congé, et il en a accumulé des tonnes. Il a assez de jours de récupération en retard pour tenir jusqu’à sa retraite. Et je crois que tu peux barrer sa fête de départ de ton calendrier. Toi et ton associée excentrique, vous pourrez vous faire une soirée ciné à la place.
— Tu me fais porter le chapeau ?
– À toi et ta fixette sur Brady Hartsfield. Tu as infecté Pete avec ça.
— Non. Il voulait poursuivre l’enquête. C’est toi qui as voulu te débarrasser de ce dossier et te planquer ensuite dans le premier terrier à lapins venu. Je dois dire que je me sens plutôt du côté de Pete sur ce coup-là.
— Tu vois ! Tu vois ! C’est exactement le genre d’attitude dont je parle. Réveille-toi, Hodges, on est dans le monde réel, là. Je te redis pour la dernière fois d’arrêter de venir fourrer ton long nez dans ce qui ne te regarde…
— Et moi, bordel, je te dis que si tu espères la moindre chance de promotion, tu ferais mieux de te sortir la tête du cul et de m’écouter. »
Les mots ont jailli avant qu’il ait eu le temps de mieux les choisir. Il a peur qu’elle raccroche, et si elle le fait, qui d’autre lui restera-t-il ? Mais il n’entend qu’un silence choqué.
« D’autres suicides ont-ils été rapportés depuis que tu es rentrée de Sugar Heights ?
— Je ne sais p…
— Eh ben, vérifie ! Tout de suite ! »
Pendant environ cinq secondes il entend le faible cliquetis des touches du clavier d’Izzy puis :
« On vient juste d’en signaler un. Un gamin à Lakewood, il s’est tiré une balle. Devant son père, c’est le père qui a appelé. Complètement paniqué, comme tu peux t’y attendre. Mais qu’est-ce que ça a à voir avec…
— Dis aux flics sur les lieux de chercher une console de jeux Zappit. Comme celle que Holly a trouvée chez Ellerton et Stover.
— Encore ça ? Tu pourrais pas changer de dis…
— Ils vont en trouver une. Et tu risques d’avoir d’autres suicides liés à des Zappit d’ici la fin de la journée. Peut-être même beaucoup. »
Site web, articule silencieusement Holly. Parle-lui du site web !
« C’est pas tout, il y a aussi un site web appelant au suicide qui s’appelle Z-End. Il a ouvert aujourd’hui. Il doit être neutralisé. »
Izzy soupire et lui répond comme on parle à un enfant :
« Il y a toutes sortes de sites appelant au suicide. On a eu un mémo là-dessus des Services de Protection de la Jeunesse pas plus tard que l’année dernière. Ils surgissent sur le Net comme des champignons, créés le plus souvent par des gamins qui portent des T-shirts noirs et passent tout leur temps libre enfermés dans leur chambre. Ça contient beaucoup de mauvaise poésie et des conseils sur les moyens de procéder sans souffrir. Sans compter les récriminations habituelles sur les parents qui ne les comprennent pas, évidemment.
— Celui-ci est différent. Il pourrait déclencher une hécatombe. Il est rempli de messages subliminaux. Demande à quelqu’un de l’informatique légale d’appeler Holly Gibney aussi vite que possible.
— Ce serait agir en dehors du protocole, dit-elle d’un ton froid. Je vais jeter un coup d’œil, puis suivre la procédure habituelle.
— Demande à un de vos hackers d’appeler Holly dans les cinq minutes ou alors, dès que le raz-de-marée de suicides va commencer à déferler — et j’ai de bonnes raisons de croire que ça va pas tarder —, je dirai haut et fort à qui veut bien l’entendre que je t’ai prévenue et que tu m’as opposé des formalités administratives. Mes auditeurs incluront les journalistes de la presse locale et de la chaîne 8 Alive. La police n’a beaucoup d’amis ni chez les uns ni chez les autres, surtout depuis que deux de vos uniformes ont abattu un gamin noir sans arme sur MLK l’été dernier. »
Silence. Puis, d’une voix plus calme — une voix blessée, peut-être —, elle dit :
« Tu es censé être de notre côté, Billy. Pourquoi tu agis comme ça ? »
Parce que Holly avait raison sur ton compte, pense-t-il.
Tout haut, il dit :
« Parce que le temps presse. »
Dans la salle à manger, Freddi se roule un autre joint. Elle dévisage Jerome par-dessus le papier qu’elle est en train de lécher.
« T’es grand, toi, hein ? »
Jerome ne répond pas.
« Tu fais combien ? Un quatre-vingt-dix ? Deux mètres ? »
Jerome n’a rien à répondre à ça non plus.
Sans se laisser démonter, elle allume son joint, inhale et le lui tend. Jerome secoue la tête.
« T’as tort, le grand. C’est de la bonne. Je sais, elle sent la pisse de chien, mais c’est de la super bonne. »
Jerome ne dit rien.
« T’as perdu ta langue ?
— Non. Je pensais à un cours de sociologie que j’ai pris en année de terminale. On a eu un module de quatre semaines sur le suicide et il y avait une statistique que j’ai jamais oubliée. Chaque suicide d’ado dont on parle sur les réseaux sociaux engendre sept autres tentatives, cinq manquées et deux réussies. Peut-être que tu devrais réfléchir à ça au lieu de t’acharner à jouer les dures. »
La lèvre inférieure de Freddi tremble.
« Je savais pas. Pas vraiment.
— Oh, si, tu savais. »
Elle pose les yeux sur son joint. C’est son tour de ne rien dire.
« Ma sœur a entendu une voix. »
À ces mots, Freddi relève la tête.
« Quel genre de voix ?
— Une voix qui sortait du Zappit. Elle lui disait tout un tas de saloperies. Comme quoi elle essayait de vivre comme une blanche. Comme quoi elle reniait sa race. Comme quoi elle était une mauvaise personne sans aucune valeur.
— Et ça te rappelle quelqu’un ?
— Oui. » Jerome se rappelle les glapissements accusateurs que Holly et lui avaient entendus sortir de l’ordinateur d’Olivia Trelawney longtemps après la disparition de la malheureuse. Des glapissements programmés par Brady Hartsfield dans l’intention de pousser Mme Trelawney au suicide comme on pousse une vache à l’abattoir. « Oui, ça me rappelle quelqu’un.
— Brady était fasciné par le suicide, dit Freddi. Il lisait toujours des trucs là-dessus sur Internet. Il avait l’intention de mourir avec les autres, tu sais, à ce concert. »
Jerome sait. Il y était.
« Est-ce que tu penses qu’il a pu entrer en contact avec ma sœur par télépathie ? En utilisant le Zappit comme… quoi ? Un genre de canal ?
— S’il a pu prendre le contrôle de Babineau et de l’autre vieux mec — et c’est ce qu’il a fait, que vous le croyiez ou non —, alors ouais, je pense qu’il a aussi pu faire ça.
— Et tous les autres, ceux qui ont des Zappit reconfigurés ? Ces deux cent quarante et quelques victimes potentielles ? »
Freddi se contente de le regarder à travers son voile de fumée.
« Même si nous démantelons le site… eux, que vont-ils devenir ? Quand cette voix commencera à leur dire qu’ils sont comme de la merde de chien collée sous la godasse du monde et que la seule solution c’est de se foutre en l’air ? »
Avant qu’elle puisse répondre, Hodges le fait pour elle :
« Il faut qu’on fasse taire cette voix. C’est-à-dire le faire taire lui. Allez viens, Jerome. On rentre au bureau.
— Et moi alors ? demande Freddi d’un ton plaintif.
— Vous venez. Et… dites-moi, Freddi ?
— Quoi ?
— Le cannabis, c’est efficace contre la douleur, non ?
— Les opinions varient sur le sujet, comme vous devez vous en douter. L’ordre établi étant ce qu’il est, dans ce pays détraqué, tout ce que je peux vous dire c’est que pour moi, ça facilite grandement la période du mois la moins facile.
— Alors, emportez-le, dit Hodges. Et n’oubliez pas le papier à rouler. »
Ils retournent au siège de Finders Keepers dans la Jeep de Jerome. Comme l’arrière est rempli de son bazar, Freddi doit s’asseoir sur les genoux de quelqu’un, et il n’est pas question que ce quelqu’un soit Hodges. Pas dans son état de santé actuel. Il prend donc le volant et Jerome prend Freddi sur ses genoux.
« Waouh, c’est un peu comme décrocher un rencart avec John Shaft, dit Freddi avec un petit sourire moqueur. Le grand détective privé que toutes les filles voient comme une bête de sexe.
— Rêve pas trop », conseille Jerome.
Le portable de Holly sonne. C’est un gars du nom de Trevor Jeppson de la Brigade d’Informatique Légale. Holly parle bientôt dans un jargon que Hodges ne comprend pas — il est question de bots et de darknet. Ce que le gars lui raconte en retour semble la ravir, parce que lorsqu’elle raccroche, elle sourit.
« Il n’a jamais lancé d’attaque DoS sur un site web de toute sa vie. On dirait un gosse le matin de Noël !
– Ça va prendre longtemps ?
— En ayant déjà le mot de passe et l’adresse IP ? Non, pas très longtemps. »
Hodges se gare sur l’un des emplacements Trente Minutes Gratuites devant le Turner Building. Ils ne vont pas y rester très longtemps — si la chance lui sourit, cela dit — et compte tenu de la malchance qui le poursuit depuis peu, il estime que l’univers lui doit bien ça.
Il va dans son bureau, ferme la porte et écume son vieux carnet d’adresses en lambeaux pour retrouver le numéro de Becky Helmington. Holly lui a proposé d’importer son carnet d’adresses dans son téléphone mais Hodges n’a pas cessé de remettre ça à plus tard. Il aime bien son vieux carnet. N’aura sans doute plus le loisir de faire le transfert maintenant, se dit-il. Dernière enquête de Trent et tout ça.
Becky lui rappelle qu’elle ne travaille plus au Bocal.
« Vous l’aviez peut-être oublié ?
— Non, j’ai pas oublié. Vous êtes au courant pour Babineau ? »
Elle baisse la voix :
« Mon Dieu, oui. J’ai entendu dire que Al Brooks — Bibli Al — avait assassiné la femme de Babineau et qu’il pourrait avoir assassiné Babineau aussi. J’ai du mal à le croire. »
Je pourrais vous raconter beaucoup de choses que vous auriez du mal à croire, se dit Hodges.
« Ne mettez pas encore Babineau hors course, Becky. Je pense qu’il est peut-être en fuite. Il administrait des drogues expérimentales à Brady Hartsfield, lesquelles ont pu jouer un rôle dans son décès.
— Non ! Sérieusement ?
— Sérieusement. Mais il ne peut pas être allé bien loin, pas avec la tempête qui menace. Vous avez une idée d’un endroit où il aurait pu se réfugier ? Babineau possède-t-il une résidence secondaire ou quelque chose comme ça ? »
Elle n’a pas besoin de réfléchir pour répondre.
« Pas une résidence secondaire, non, mais un camp de chasse. Et il n’est pas qu’à lui. Quatre ou cinq toubibs se le partagent. » Sa voix reprend le ton de la confidence : « Je me suis laissé dire qu’ils font plus que chasser là-bas. Si vous voyez ce que je veux dire.
— Et c’est où ce là-bas ?
— Lac Charles. Le camp a un nom branché assez horrible. J’arrive pas à me rappeler, là tout de suite, mais je parie que Violet Tranh saura. Elle y a passé tout un week-end une fois. Elle m’a dit que c’était les quarante-huit heures les plus alcoolisées de sa vie et elle est revenue avec une chlamydia.
— Vous voulez bien l’appeler ?
— Bien sûr. Mais s’il est en fuite, il a pu prendre un avion, vous savez. Pour la Californie ou même l’étranger. Les aéroports tournaient encore ce matin.
— Je pense pas qu’il aurait osé l’aéroport avec la police à ses trousses. Merci, Becky. Rappelez-moi. »
Il se dirige vers le coffre-fort et tape la combinaison. La chaussette remplie de billes d’acier — son Happy Slapper — est chez lui, mais ses deux revolvers sont là. Le Glock .40 qui était son arme de service et le .38 modèle Victory qui était celui de son père. Il prend un sac de toile sur l’étagère supérieure du coffre, y range les deux armes et quatre boîtes de munitions, puis tire d’un coup sec sur le cordon de serrage.
Cette fois, pas de crise cardiaque pour m’arrêter, Brady, pense-t-il. Cette fois, c’est juste le cancer, et je peux vivre avec.
La formule l’amuse et il rit. Ça fait mal.
De l’autre pièce lui parviennent les applaudissements de trois personnes. Hodges est quasi sûr de savoir ce que ça veut dire, et il ne se trompe pas. Le message sur l’ordinateur de Holly indique : Z-END RENCONTRE DES PROBLÈMES TECHNIQUES. Et en-dessous : APPELEZ 1-800-273-TALK.
« C’est l’idée de ce gars, Jeppson, dit Holly sans lever les yeux de ce qui l’occupe. C’est le numéro national de prévention contre le suicide des jeunes.
— Impeccable, dit Hodges. Et ceux-là aussi sont impeccables. Tu es une femme aux multiples talents. »
Une ribambelle de joints sont alignés devant Holly. Avec celui qu’elle rajoute, elle atteint pile la douzaine.
« Elle est rapide, commente Freddi avec admiration. Et regardez comme ils sont réguliers. Comme faits à la machine. »
Holly lance un regard plein de défi à Hodges.
« Ma thérapeute dit qu’une cigarette de marijuana de temps en temps, c’est très bien. Du moment que je n’en abuse pas. Comme certaines personnes. » Ses yeux dévient vers Freddi, puis reviennent sur Hodges. « En plus, ceux-là ne sont pas pour moi. Ils sont pour toi, Bill. Si tu en as besoin. »
Hodges la remercie et a une seconde pour s’émerveiller du chemin qu’ils ont parcouru tous les deux et combien le voyage a été agréable. Trop court cependant. Beaucoup trop court. Puis son téléphone sonne. C’est Becky.
« L’endroit s’appelle Têtes et Peaux. Je vous l’avais dit : un nom branché horrible. Violet ne se souvient pas comment on y arrive — j’imagine qu’elle avait bu quelques coups en route, histoire de se mettre en jambes — mais elle se rappelle qu’ils ont pris l’autoroute vers le nord et qu’ils se sont arrêtés prendre de l’essence juste après la sortie, une station appelée Garage Thurston. Ça vous est utile ?
— Oui, énormément. Merci, Becky. » Il coupe la communication. « Holly, j’ai besoin que tu me trouves le Garage Thurston, en montant vers le nord. Puis je veux que tu appelles Hertz à l’aéroport et que tu réserves le plus gros 4 × 4 qu’il leur reste. On part en excursion.
— Ma Jeep…, commence Jerome.
— … est trop petite, trop légère et trop vieille, termine Hodges (même si ce ne sont pas les seules raisons pour lesquelles il veut un véhicule différent). Mais elle sera parfaite pour nous conduire jusqu’à l’aéroport.
— Et moi alors ? demande Freddi.
— Protection des Témoins, dit Hodges. Comme promis. Ce sera un rêve devenu réalité. »
Jane Ellsbury était un bébé parfaitement normal à la naissance — à deux kilos neuf, elle était même un peu en dessous de la normale — mais à l’âge de sept ans, elle pesait quarante-cinq kilos et le refrain qui la hante encore aujourd’hui lui était devenu familier : la grosseuh, la grosseuh, passe plus la porte des cabinets, fait caca sur le plancher. En juin 2010, quand sa mère l’avait emmenée au concert des ’Round Here pour ses quinze ans, elle en pesait cent cinq. Elle pouvait encore passer la porte des cabinets sans problème mais elle commençait à avoir du mal à nouer ses lacets de soulier. Aujourd’hui elle a vingt ans, son poids est monté à cent soixante, et quand la voix commence à lui parler dans le Zappit gratuit qu’elle a reçu par la poste, tout ce qu’elle lui dit lui semble parfaitement logique. La voix est basse, calme, raisonnable. Elle lui dit que personne ne l’aime et que tout le monde se moque d’elle. Elle lui fait remarquer qu’elle ne peut pas s’arrêter de manger — même là, alors que les larmes ruissellent sur son visage, elle est en train d’engloutir tout un paquet de sablés hollandais au chocolat, ceux avec plein de guimauve collante à l’intérieur. Telle une version plus aimable de l’Esprit des Noëls à Venir qui avait dit ses quatre vérités à Ebenezer Scrooge[42] a voix lui esquisse un avenir qui se résume à grosse, encore plus grosse, toujours plus grosse. Aux rires dans Carbine Street au Paradis des Pedzouilles, où elle vit avec ses parents au deuxième étage d’un immeuble sans ascenseur. Aux regards dégoûtés. Aux vannes comme Tiens, c’est la Bonne Femme Michelin et Fais gaffe qu’elle te tombe pas dessus ! La voix explique, logique et raisonnable, qu’elle n’aura jamais de petit copain, qu’elle ne trouvera jamais de bon boulot maintenant que le politiquement correct a fait disparaître les femmes obèses des cirques, qu’à l’âge de quarante ans il faudra qu’elle dorme assise parce que ses énormes seins empêcheront ses poumons de faire leur travail, et qu’avant de mourir d’une crise cardiaque à cinquante ans, elle aura besoin d’un aspirateur à main pour atteindre les miettes coincées entre ses plis de graisse les plus profonds. Quand elle essaye de suggérer à la voix qu’elle pourrait perdre un peu de poids — aller dans une de ces cliniques spécialisées, peut-être —, la voix ne rigole pas. La voix lui demande seulement, avec douceur et compassion, où elle trouvera l’argent alors que les revenus combinés de son père et de sa mère suffisent à peine à satisfaire son appétit insatiable. Et quand la voix suggère qu’ils se porteraient mieux sans elle, elle peut seulement en convenir.
Jane — Grosse Jane pour les habitants de Carbine Street — gagne la salle de bains d’un pas lourd et attrape le flacon de comprimés d’OxyContin que son père prend pour ses douleurs de dos. Elle les compte. Il en reste trente, ce qui devrait suffire largement. Elle les avale par cinq, avec du lait, en mangeant un sablé hollandais après chaque gorgée. Elle commence à planer. Je commence un régime, pense-t-elle. Je commence un long, très long régime.
C’est ça, lui répond la voix dans le Zappit. Et à celui-là tu ne feras aucune entorse, Jane — pas vrai ?
Elle prend les cinq derniers comprimés d’Oxy. Elle veut ramasser le Zappit mais ses doigts ne veulent plus se refermer sur la fine console. Et quelle importance ? Dans cet état, elle ne pourrait même plus attraper les poissons roses qui filent si vite. Mieux vaut regarder par la fenêtre la neige qui est en train d’ensevelir le monde sous un linceul propre.
Fini la grosseuh, la grosseuh, pense-t-elle, et, quand elle sombre dans l’inconscience, elle s’en va avec soulagement.
Avant d’aller chez Hertz, Hodges prend le rond-point qui les mène devant le Hilton de l’aéroport.
« C’est ça, votre Protection des Témoins ? » demande Freddi.
Hodges répond :
« Vu que j’ai pas de maison sécurisée à ma disposition, cet endroit devra faire l’affaire. Je vais vous enregistrer sous mon nom. Vous vous enfermez dans la chambre, vous regardez la télé, et vous attendez que tout ça soit terminé.
— Et vous n’oubliez pas de changer votre pansement », ajoute Holly.
Freddi ne lui prête aucune attention. Elle s’adresse exclusivement à Hodges :
« Qu’est-ce que j’aurai comme ennuis ? Quand tout sera terminé ?
— Je l’ignore, et je n’ai pas le temps d’en discuter avec vous maintenant.
— Je pourrai au moins utiliser le room service ? » Une faible étincelle luit dans les yeux injectés de sang de Freddi. « J’ai moins mal maintenant et je commence à avoir la dalle.
— Ne vous privez pas », lui dit Hodges.
Et Jerome ajoute :
« Jette quand même un œil par le judas avant d’ouvrir au serveur. Des fois que ça soit les Hommes en Noir de Brady Hartsfield.
— Tu déconnes ? lui dit Freddi. Hein ? »
Par cette après-midi enneigée, le hall de l’hôtel est mortellement désert. Hodges, qui a l’impression d’avoir été réveillé par le coup de fil de Pete il y a environ trois ans, se dirige vers la réception, fait ce qu’il a à faire, puis rejoint les autres où ils sont assis. Holly est occupée à taper sur son iPad et ne lève pas la tête. Freddi tend la main pour avoir la clé de la chambre mais Hodges la remet à Jerome.
« Chambre 522. Tu veux bien l’y conduire ? Il faut que je parle à Holly. »
Jerome lève les sourcils mais Hodges n’en dit pas plus, alors il hausse les épaules et prend Freddi par le bras.
« John Shaft va maintenant vous escorter vers votre suite. »
Freddi se dégage.
« J’aurai de la chance si y a un minibar. »
Mais elle se lève et le suit jusqu’aux ascenseurs.
« J’ai trouvé le Garage Thurston, dit Holly. Il est à quatre-vingt-dix kilomètres au nord sur l’I-47, la direction d’où arrive la tempête, malheureusement. Après ça, c’est la nationale 79. Le temps ne promet rien de b…
– Ça va aller, lui dit Hodges. On a un Ford Expedition qui nous attend chez Hertz. C’est un bon véhicule bien lourd. Et tu me donneras toutes les indications en cours de route. Je veux te parler d’autre chose. »
Doucement, il lui prend son iPad des mains et l’éteint.
Holly le regarde et, les mains jointes sur ses genoux, attend.
Brady revient de Carbine Street au Paradis des Pedzouilles, rajeuni et exalté — avec la grosse Ellsbury ç’a été facile et amusant. Il se demande combien il faudra de croque-morts pour descendre son corps du deuxième étage. Au moins quatre, se dit-il. Et t’imagines le cercueil ! Taille XXL !
Quand il va vérifier le site, et le trouve hors ligne, sa bonne humeur s’effondre à nouveau. Certes, il s’attendait à ce que Hodges le trouve et le neutralise, mais il ne s’attendait pas à ce que ça arrive si vite. Et le numéro de téléphone affiché à l’écran est aussi rageant que les messages provocateurs que lui avait laissés Hodges sous le Parapluie Bleu de Debbie lors de leur match aller. C’est un numéro d’urgence anti-suicide. Il n’a même pas besoin de vérifier. Il sait.
Eh, oui, Hodges va venir. Plein de gens à Kiner connaissent cet endroit : il est comme qui dirait légendaire. Mais va-t-il venir directement ? Brady n’y croit pas une seule seconde. Et d’un, le vieux Off-Ret n’est pas sans savoir que beaucoup de chasseurs laissent leurs fusils de chasse à leur camp (même si peu sont aussi bien fournis que Têtes et Peaux). Et de deux — et c’est le plus important —, le vieux flic est une hyène rusée. Plus vieux de six ans depuis sa première rencontre avec Brady, certes, assurément plus poussif et moins ferme sur ses jambes, mais rusé. Le genre d’animal sournois qui ne s’en prend pas directement à toi mais te chope aux jarrets quand t’as le dos tourné.
Donc je suis Hodges. Qu’est-ce que je fais ?
Après avoir mûrement réfléchi à la question Brady va ouvrir le placard de l’entrée, et une brève incursion dans la mémoire de Babineau (ce qu’il en reste) lui suffit pour choisir un équipement d’extérieur appartenant au corps qu’il habite. Tout lui va à la perfection. Il rajoute une paire de gants pour protéger ses doigts arthritiques et sort. La neige chute encore modérément et les branches des arbres sont immobiles. Tout cela changera plus tard mais pour l’instant c’est encore assez agréable et propice à une balade autour de la propriété.
Il marche jusqu’à un tas de bois recouvert d’une vieille bâche en toile et d’une dizaine de centimètres de poudreuse. Au-delà s’étendent un ou deux hectares de vieux pins et d’épicéas centenaires qui séparent Têtes et Peaux du Camp de l’Ours du Grand Bob. C’est parfait.
Une nouvelle visite à la vitrine des armes s’impose. Le SCAR est super, mais la vitrine contient d’autres choses qui pourraient lui être utiles.
Ah, inspecteur Hodges, pense Brady en se dépêchant de rebrousser chemin. J’ai une sacrée surprise. Une sacrée surprise pour toi.
Jerome écoute attentivement ce que Hodges lui dit puis secoue la tête.
« Pas question, Bill. Il faut que je vienne.
— Ce qu’il faut que tu fasses, c’est rentrer chez toi pour être avec ta famille, dit Hodges. Et tout particulièrement avec ta sœur. Elle l’a échappé belle hier. »
Ils sont assis dans un coin du hall d’entrée du Hilton et ils parlent à voix basse même si l’employé de la réception a lui aussi déserté les lieux. Jerome se penche en avant, mains plantées sur les cuisses, visage figé en une moue opiniâtre.
« Si Holly vient…
— C’est différent pour nous, Jerome, dit Holly. Tu dois bien t’en rendre compte. Moi je ne m’entends pas avec ma mère, on ne s’est jamais entendues. Je la vois une ou deux fois par an, maximum. Je suis toujours contente de repartir et je suis sûre qu’elle est contente de me voir partir. Quant à Bill… tu sais qu’il combattra la maladie mais nous savons aussi bien l’un que l’autre quelles sont ses chances. Ton cas n’a rien à voir avec le nôtre.
— Hartsfield est dangereux, dit Hodges. Et on peut pas compter sur l’effet de surprise. S’il se doute pas que j’arrive, c’est qu’il est stupide. Or on sait qu’il l’a jamais été.
— On était trois au Mingo, dit Jerome. Et quand t’as eu ton problème cardiaque, on était plus que deux, Holly et moi. Et on s’est bien débrouillés.
— C’était différent la dernière fois, dit Holly. La dernière fois, il n’était pas capable de ces diableries mentales.
— Je veux quand même venir. »
Hodges hoche la tête.
« Je comprends, mais c’est encore moi le chef de meute, et le chef de meute dit non.
— Mais…
— Il y a une autre raison, dit Holly. Plus importante. Le répéteur est désactivé et le site internet est démantelé mais il reste encore près de deux cent cinquante Zappit en activité. Il y a déjà eu au moins un suicide et nous ne pouvons pas dire à la police tout ce que nous savons. Isabelle Jaynes considère Bill comme un enquiquineur et n’importe qui d’autre nous prendrait pour des fous. S’il nous arrive quoi que ce soit, il ne restera plus que toi. Tu comprends ça ?
— Ce que je comprends, c’est que vous m’excluez », dit Jerome.
D’un seul coup, Hodges a l’impression d’entendre le gamin monté en graine qui venait lui tondre sa pelouse il y a tant d’années.
« Et c’est pas tout, dit Hodges. Je serai peut-être contraint de le tuer. En fait, je pense que c’est l’issue la plus probable.
— Bon sang, Bill, je le sais.
— Mais pour la police et le reste du monde, l’homme que j’aurai tué sera un neurochirurgien respecté nommé Felix Babineau. Je me suis tiré de quelques chausse-trapes juridiques particulièrement épineuses depuis que j’ai ouvert Finders Keepers mais celle-ci pourrait être différente. Tu veux risquer d’être inculpé de complicité de meurtre avec circonstances aggravantes, parmi lesquelles, dans notre État, figure la négligence coupable ? Peut-être même d’homicide volontaire ? »
Jerome fait la grimace.
« Et tu es prêt à laisser Holly prendre ce risque. »
Holly répond :
« Tu es le seul d’entre nous à avoir encore ta vie devant toi. »
Hodges se penche en avant, même si le mouvement le fait souffrir, et referme sa main sur la large nuque de Jerome.
« Je sais que ça ne te plaît pas. Je ne m’attendais pas à une autre réaction de ta part. Mais c’est la meilleure chose à faire, pour les raisons les meilleures. »
Jerome réfléchit encore et soupire.
« Je comprends votre argument. »
Hodges et Holly attendent, sachant que ce n’est pas encore une adhésion franche.
« OK, finit par dire Jerome. Je déteste ça, mais OK. »
Hodges se lève, main sur le flanc pour contenir la douleur.
« Alors filons chercher ce 4 × 4. La tempête arrive et j’aimerais avoir fait le plus de route possible sur l’I-47 avant qu’on se la prenne de plein fouet. »
Quand ils ressortent du bureau de location avec les clés d’un 4 × 4 Expedition, Jerome est appuyé au capot de sa Jeep Wrangler. Il étreint Holly et lui chuchote à l’oreille :
« Dernière chance. Emmenez-moi. »
Elle secoue la tête contre son torse.
Il la relâche et se tourne vers Hodges, qui porte son vieux borsalino au bord déjà blanc de neige. Hodges l’arrête d’un geste de la main.
« En d’autres circonstances, j’aurais pas dit non à une accolade, mais là, elles me sont douloureuses. »
Jerome se contente d’une solide poignée de main. Il a les larmes aux yeux.
« Fais attention, mec. Tiens-moi au courant. Et ramène-nous notre Hollyberry.
— J’y compte bien », dit Hodges.
Jerome les regarde grimper dans l’Expedition, Bill s’installe au volant avec une gêne évidente. Jerome sait qu’ils ont raison — des trois, il est le moins dispensable. Ce qui ne veut pas dire qu’il apprécie, ou qu’il ne se sente pas moins comme un gamin qu’on renvoie chez maman. Il les aurait bien suivis, se dit-il, si ce n’était ce que Holly a dit dans le hall de l’hôtel désert. S’il nous arrive quoi que ce soit, il ne restera plus que toi.
Jerome monte dans sa Jeep et prend le chemin du retour. Alors qu’il s’engage sur le périphérique, il a une forte prémonition : il ne reverra jamais ses deux amis. Il tente de se persuader que c’est de la superstition débile, mais ça ne marche pas vraiment.
Le temps que Hodges et Holly quittent le périphérique pour rejoindre l’I-47 Nord, la tempête de neige ne rigole plus. Foncer à sa rencontre rappelle à Hodges un film de science-fiction qu’il a vu avec Holly — le moment où l’USS Enterprise se met en hyperpropulsion, ou peu importe comment ils appellent ça. Les panneaux de limitation de vitesse lumineux signalent ALERTE NEIGE, 60 KM/H en clignotant, mais Hodges cale son compteur sur 95 et l’y maintiendra aussi longtemps que la météo le permettra. Peut-être cinquante kilomètres, peut-être seulement trente. Quelques voitures le klaxonnent pour l’inciter à ralentir. Et doubler les poids lourds, dont chacun traîne un brouillard de neige dans son sillage, est un exercice de frayeur contrôlée.
Au bout d’une petite demi-heure, Holly rompt le silence :
« Tu as pris tes pistolets, n’est-ce pas ? C’est ça que tu as dans ton sac.
— Ouaip. »
Holly détache sa ceinture (ce qui le rend nerveux) et repêche le sac sur la banquette arrière.
« Ils sont chargés ?
— Le Glock oui. Tu devras charger le .38 toi-même. C’est le tien.
— Je sais pas comment on fait. »
Un jour, Hodges lui avait proposé de venir avec lui au champ de tir, commencer le processus en vue de la qualifier pour le permis de port d’arme dissimulée, mais Holly avait refusé catégoriquement. Il n’a jamais renouvelé sa proposition, persuadé qu’elle n’aurait jamais besoin de porter une arme à feu. Persuadé qu’il ne la mettrait jamais dans une telle situation.
« Tu vas y arriver. C’est pas compliqué. »
Elle examine le Victory, gardant les mains bien éloignées de la détente et le canon bien éloigné de son visage. Au bout de quelques secondes, elle parvient à faire tourner le barillet.
« OK, les balles maintenant. »
Il y a deux boîtes de Winchester .38 SP — 130 Grains, Full Metal Jacket[43]. Elle en ouvre une, regarde les ogives qui pointent, telles des mini-têtes d’obus, et grimace.
« Bouh.
— Tu peux le faire ? » Il est en train de doubler un autre camion, leur Ford Expedition enveloppé dans un brouillard de neige. Il reste des bandes de chaussée dénudée sur la voie de circulation mais la voie de gauche est couverte de neige et le poids lourd sur leur droite semble interminable. « Si tu peux pas, c’est pas grave.
— Si je peux charger ce truc ? dit-elle, l’air fâchée. Je vois très bien comment on fait, un enfant saurait le faire. »
Et des fois ils le font, pense Hodges.
« Ce que tu veux savoir en fait, c’est si je peux lui tirer dessus.
— On aura sans doute pas besoin d’en arriver là, mais si c’était le cas, tu pourrais ?
— Oui », répond Holly, et elle charge les six chambres du Victory. Elle remet le cylindre du barillet en place avec précaution, les coins de la bouche baissés, les yeux plissés, comme si elle craignait que le revolver lui explose dans la main. « Bon, où est le cran de sûreté ?
— Il n’y en a pas. Pas sur les revolvers. Le chien est abaissé, c’est tout ce dont tu as besoin. Range-le dans ton sac à main. Les munitions aussi. »
Elle fait comme il dit puis dépose son sac entre ses pieds.
« Et arrête de te mordre les lèvres, tu vas te faire saigner.
— Je vais essayer, mais tout ça est très stressant, Bill.
— Je sais. »
Ils sont de retour sur la voie de droite. Les bornes kilométriques semblent défiler avec une atroce lenteur et la douleur dans son flanc est une méduse brûlante aux longs tentacules qu’il sent s’accrocher partout à présent, et jusque dans sa gorge. Une fois, il y a vingt ans de ça, un voleur coincé dans un terrain vague lui avait tiré une balle dans la jambe. La douleur était similaire mais elle avait fini par passer. Il ne pense pas que celle-ci passera un jour. Il se peut que les traitements la mettent en sourdine un moment, mais sans doute pas bien longtemps.
« Et si on trouve l’endroit mais qu’il n’y est pas, Bill ? Tu y as pensé ? Hein ? »
Il y a pensé, oui, et il n’a aucun plan B pour cette éventualité.
« On s’inquiétera de ça en temps voulu. »
Son téléphone portable sonne. Il le prend dans la poche de son manteau et le tend à Holly sans quitter la route des yeux.
« Holly à l’appareil. » Elle écoute, puis articule Miss Jolis Yeux Gris à l’adresse de Hodges. « Mmh-mmh… oui… OK, je comprends… non il ne peut pas, il a les mains prises, mais je transmettrai. » Elle écoute encore, puis lâche : « Je pourrais vous le dire, Izzy, mais vous ne me croiriez pas. »
Elle raccroche et lui remet le téléphone dans la poche.
« Des suicides ? demande Hodges.
— Trois jusqu’à présent, en comptant le garçon qui s’est tué devant son père.
— Des Zappit ?
— En deux endroits. Sur le troisième, les premiers intervenants n’ont pas eu le temps de regarder. Ils étaient occupés à essayer de sauver l’enfant mais c’était trop tard. Il s’est pendu. On dirait qu’Izzy est en train de perdre les pédales. Elle voulait tout savoir.
— S’il nous arrive quoi que ce soit, Jerome racontera tout à Pete, et Pete lui racontera. Je pense qu’elle est presque mûre pour écouter.
— Nous devons arrêter Hartsfield avant qu’il en tue d’autres. »
Il est sans doute déjà en train d’en tuer d’autres, se dit Hodges.
« C’est ce qu’on va faire. »
Les kilomètres défilent. Hodges est contraint de réduire sa vitesse à quatre-vingts kilomètres-heure, et quand il sent l’Expedition zigzaguer un peu dans le sillage d’un semi-remorque Walmart, il descend à soixante-dix. Il est quinze heures passées et la lumière de cette journée neigeuse commence à décliner quand Holly parle à nouveau.
« Merci. »
Il tourne rapidement la tête vers elle, l’interrogeant du regard.
« Pour ne pas avoir eu à te supplier de t’accompagner.
— Je fais seulement ce que ton psy conseillerait, dit Hodges. Je t’aide à tourner la page.
— C’est une blague ? Je ne sais jamais quand tu plaisantes. Tu es extrêmement pince-sans-rire, Bill.
— Non, c’est pas une blague. C’est notre affaire, Holly. Et celle de personne d’autre. »
Un panneau vert se profile dans l’opacité blanche.
« N-79, dit Holly. C’est notre sortie.
— Dieu merci, dit Hodges. Je déteste la conduite sur autoroute même quand il fait beau. »
Selon l’iPad de Holly, le Garage Thurston se trouve à vingt-cinq kilomètres à l’est. L’Expedition adhère sans problème à la route enneigée, mais le vent est en train de forcir — la radio a annoncé qu’il atteindra force 8 aux alentours de vingt heures — et avec les bourrasques qui balaient des nappes de neige sur la route, Hodges doit descendre à vingt-cinq kilomètres-heure pour y voir quelque chose.
Alors qu’il tourne au niveau de la grande enseigne au coquillage jaune, le téléphone de Holly se met à sonner.
« Réponds, dit Hodges. Je reviens tout de suite. »
Il descend de voiture, enfonçant bien fort son borsalino sur sa tête pour ne pas qu’il s’envole. Alors qu’il marche lourdement dans la neige jusqu’au bureau du garage, le vent, comme une mitrailleuse, fait claquer le col de son manteau contre son cou. Son abdomen tout entier palpite ; il a l’impression d’avoir avalé des charbons ardents. À part l’Expedition, dont le moteur tourne au ralenti, les pompes à essence et le parking adjacent sont déserts. Les déneigeurs sont partis pour une longue nuit de labeur alors que la première grosse tempête de l’année commence à faire rage.
L’espace d’une seconde surnaturelle, Hodges croit voir Bibli Al derrière le comptoir : même pantalon vert Dickies, même pop-corn de cheveux blancs explosant sous sa casquette John Deere.
« Qu’est-ce qui vous amène par une après-midi aussi épouvantable ? » demande le vieux bonhomme. Puis il scrute derrière Hodges. « Ou c’est déjà la nuit ?
— Un peu des deux », répond Hodges. Il n’a pas le temps de faire la conversation — là-bas en ville, des gamins sont peut-être en train de se jeter par la fenêtre ou d’avaler des cachets —, mais ça fait partie du boulot. « Vous êtes M. Thurston ?
— En personne. Comme vous ne vous êtes pas arrêté aux pompes, j’ai presque cru que vous veniez me cambrioler, mais vous paraissez un peu trop prospère pour ça. Z’êtes de la ville ?
— En effet, dit Hodges. Et légèrement pressé.
— Les gens de la ville sont souvent pressés. » Thurston pose le Field & Stream[44] qu’il était en train de lire. « Alors c’est pour quoi ? Vous indiquer la route ? Mon gars, j’espère que c’est près d’ici, vu ce qui s’annonce.
— Je crois qu’on est pas loin, oui. Un camp de chasse qui s’appelle Têtes et Peaux. Ça vous dit quelque chose ?
— Oh, oui, bien sûr, dit Thurston. Le chalet des médecins, juste à côté du Camp de l’Ours, la cabane du Grand Bob. Ces messieurs viennent faire le plein de leurs Jaguar et de leurs Porsche ici, soit en arrivant, soit en repartant. » Il dit porche comme s’il parlait de l’endroit où les vieux s’assoient le soir pour regarder le soleil se coucher. « Mais doit y avoir personne là-bas. La saison de la chasse se termine le 9 décembre, et c’est de tir à l’arc que je vous parle, là. Le tir à balle est fermé depuis le dernier jour de novembre, et tous ces toubibs tirent au fusil. Des gros calibres. Je crois qu’ils aiment bien s’imaginer qu’ils sont en Afrique.
— Personne s’est arrêté plus tôt dans la journée ? Une vieille voiture avec pas mal de taches d’apprêt ?
— Non. »
Un jeune homme sort du garage en s’essuyant les mains sur un chiffon.
« Si, grand-père, j’l’ai vue moi. Une Chev’oley. J’étais dehors, en train de causer avec Spider Willis, quand elle est passée. » Il se tourne vers Hodges. « Si je l’ai remarquée, c’est parce qu’y a pas grand-chose du côté où elle allait, et c’était pas un gros Husky comme ç’ui que vous avez là.
— Vous pouvez m’indiquer le chemin jusqu’au camp ?
— Y a pas plus simple, dit Thurston. Du moins par une belle journée. Vous continuez votre route sur à peu près… » Il se tourne vers le jeune homme. « D’après toi, Duane ? Cinq kilomètres ?
— Plutôt six, répond Duane.
— Bon, coupons la poire en deux et disons cinq et demi. Vous allez guetter deux poteaux rouges sur votre gauche. Ils sont hauts, deux mètres environ, mais le chasse-neige est déjà passé deux fois là-bas, donc ouvrez l’œil parce qu’y doivent plus être trop visibles. Z’allez devoir forcer le passage dans la neige du bas-côté, vous savez. Sauf si vous avez apporté une pelle.
— Je pense que ce que je conduis fera l’affaire, dit Hodges.
— Sûrement, ouais, et sans dommage pour votre 4 × 4 puisque la neige a pas encore eu le temps de se tasser. Bref, au bout d’un kilomètre, ou plus, la piste se divise en deux. D’un côté vous avez le camp du Grand Bob et de l’autre Têtes et Peaux. Je me rappelle plus lequel mène où, mais y avait des flèches dans le temps.
— Elles y sont toujours, dit Duane. Grand Bob c’est sur la droite, et Têtes et Peaux sur la gauche. Je l’sais, j’ai refait le toit en bardeaux de Bob Rowan en octobre. Ça doit être une urgence, m’sieur. Pour vous faire sortir par un temps pareil.
— Vous pensez que mon 4 × 4 passera sur cette piste ?
— Bien sûr, dit Duane. Les arbres retiendront encore une bonne partie de la neige, et la piste est en descente jusqu’au lac. Le retour risque d’être un peu plus difficile. »
Hodges sort son portefeuille de sa poche arrière — Seigneur, même ça, c’est douloureux — et en extrait sa carte de police avec le tampon RETRAITÉ dessus. Il y ajoute une de ses cartes de visite de Finders Keepers et les pose toutes les deux sur le comptoir.
« Messieurs, pouvez-vous garder un secret ? »
Les deux hommes hochent la tête, le regard brillant de curiosité.
« Bon, j’ai une assignation à comparaître à remettre. Affaire civile, montant à sept chiffres en jeu. L’homme que vous avez vu passer en Chevrolet badigeonnée d’apprêt est un médecin du nom de Babineau.
— Je le vois tous les ans en novembre, dit le vieux Thurston. Il a une sorte de morgue, voyez ? Il vous regarde toujours de haut. Mais il roule en BM.
— Aujourd’hui, il roule avec ce qu’il peut, dit Hodges, et si je ne lui remets pas ces papiers avant minuit, l’affaire est close et une vieille dame qui ne possède déjà pas grand-chose peut dire au revoir à son jour de paye.
— Faute professionnelle ? demande Duane.
— Je n’en dirai pas plus, mais je dois m’y rendre. »
Et vous vous en souviendrez, se dit Hodges. De ça, et du nom de Babineau.
Le vieux lui dit :
« On a quelques motoneiges derrière. Je peux vous en prêter une, si vous voulez, et l’Arctic Cat a un grand pare-brise. Certes, vous seriez pas au chaud, mais vous êtes sûr de pouvoir rentrer. »
Hodges est touché par la proposition, faite comme ça à un parfait inconnu, mais il secoue la tête. Les motoneiges sont des bêtes bruyantes. Et il a dans l’idée que l’homme actuellement en résidence à Têtes et Peaux — que ce soit Brady, Babineau ou un curieux mélange des deux — sait qu’il arrive. L’avantage de Hodges, c’est que sa proie ignore quand.
« Ma coéquipière et moi allons commencer par y aller, dit-il. On se souciera de revenir plus tard.
— Discrétos, c’est ça ? dit Duane en posant un doigt sur ses lèvres ourlées d’un sourire.
— C’est l’idée. Si on reste coincés, il y a quelqu’un que je pourrais appeler pour venir nous chercher ?
— Appelez-nous. » Thurston lui tend une carte qu’il prend dans le petit présentoir en plastique à côté de la caisse. « Je vous enverrais Duane ou Spider Willis. Ça sera peut-être pas avant tard ce soir et ça vous coûtera quarante dollars, mais pour une affaire qu’en vaut des millions, j’imagine que vous pouvez vous le permettre.
— Les portables fonctionnent là-bas ?
— Cinq barres même par sale temps, répond Duane. Y a une antenne relais sur la rive sud du lac.
— C’est bon à savoir. Merci. Merci à vous deux. »
Il se retourne pour partir quand le vieux lui dit :
« Votre chapeau fera pas l’affaire par un temps pareil. Tenez, prenez ça. » Il lui tend un bonnet en laine tricoté surmonté d’un gros pompon orange. « Peux rien faire pour vos chaussures, par contre. »
Hodges le remercie, prend le bonnet, puis retire son borsalino et le pose sur le comptoir. Il a un mauvais pressentiment en faisant ça ; et le sentiment que c’est exactement ce qu’il doit faire.
« En garantie », dit-il.
Tous les deux lui sourient, le plus jeune avec un petit peu plus de dents.
« Ça fera l’affaire, dit le vieux, mais vous êtes bien certain de vouloir aller jusqu’au lac, monsieur… » — il baisse les yeux sur la carte de visite — « … monsieur Hodges ? Vous m’avez l’air un chouïa patraque.
— C’est la bronchite, dit Hodges. Chaque hiver j’y ai droit. Merci, merci à vous deux. Et si à tout hasard le Dr Babineau venait à repasser par ici…
— Je saurais le recevoir, croyez-moi, dit Thurston. Ce snobinard. »
Hodges se dirige vers la porte quand, surgie de nulle part, une douleur comme qu’il n’en a encore jamais ressenti le traverse du ventre à la mâchoire. C’est comme se faire transpercer par une flèche enflammée et il chancelle.
« Vous êtes sûr que ça va ? demande le vieux Thurston en contournant le comptoir.
— Oui, ça va. » C’est loin d’aller. « Une crampe à la jambe. D’avoir conduit. Je repasserai pour mon chapeau. »
Avec un peu de chance, se dit-il.
« T’en a mis du temps, dit Holly. J’espère que tu as trouvé une bonne histoire à leur raconter.
— Assignation à comparaître. » Hodges n’a pas besoin d’en dire plus : ils ont déjà utilisé l’histoire de l’assignation plus d’une fois. Du moment qu’ils ne sont pas les principaux intéressés, les gens sont toujours prêts à donner un coup de main. « C’était qui au téléphone ? » Pensant Jerome, pour s’assurer qu’ils allaient bien.
« Izzy Jaynes. Ils ont reçu deux autres appels, un suicide et une tentative. Une fille qui a sauté du deuxième étage, elle a atterri sur une congère et s’en sort avec quelques fractures. Et un garçon qui s’est pendu dans son placard. Il a laissé un mot sur son oreiller, juste un prénom, Beth, avec un cœur brisé. »
Les roues de l’Expedition dérapent légèrement quand Hodges enclenche la marche avant et reprend la nationale. Il doit conduire avec ses feux de croisement allumés. Les pleins phares transforment la neige qui tombe en un mur blanc scintillant.
« On doit lui régler son compte nous-mêmes, dit-elle. Si c’est Brady, jamais personne ne le croira. Il se fera passer pour Babineau et inventera une histoire comme quoi il a pris peur et s’est enfui.
— Sans appeler la police alors que Bibli Al avait assassiné sa femme ? dit Hodges. Je suis pas sûr que ça tienne.
— Peut-être que non. Mais… imagine qu’il puisse entrer dans la peau de quelqu’un d’autre ? S’il a pu sauter dans Babineau, qui sait à qui d’autre il pourra s’en prendre ? On doit lui régler son compte nous-mêmes, Bill, même si on se fait arrêter pour meurtre. Tu crois que ça pourrait arriver, dis ? Tu crois tu crois tu crois ?
— On s’inquiétera de ça plus tard.
— Je suis pas sûre de pouvoir tirer sur quelqu’un. Même pas sur Brady Hartsfield s’il ressemble à quelqu’un d’autre. »
Il lui répète :
« On s’inquiétera de ça plus tard.
— Bon, d’accord. D’où tu sors ce bonnet ?
— Je l’ai échangé contre mon borsalino.
— Le pompon est ridicule, mais il a l’air bien chaud.
— Tu le veux ?
— Non. Mais… Bill ?
— Bon sang, Holly, quoi ?
— Tu as une mine affreuse.
— La flatterie ne te mènera nulle part.
— C’est ça. Moque-toi. On est encore loin ?
— De l’avis général là-bas, cinq kilomètres et demi sur cette route. Puis c’est la piste qui mène au camp. »
Silence pendant cinq minutes alors qu’ils progressent à travers la neige cinglante. Et le plus gros de la tempête est encore à venir, se rappelle Hodges.
« Bill ?
— Quoi encore ?
— Tu n’as pas de bottes et je n’ai plus de Nicorette.
— Pourquoi tu t’allumes pas un joint ? Mais continue à surveiller la route et guette deux poteaux rouges sur la gauche. Ils devraient plus être loin. »
Holly ne s’allume pas de joint, se contente de s’avancer sur son siège et de regarder à gauche. Quand l’Expedition dérape à nouveau, l’arrière se déportant d’abord à gauche puis à droite, elle ne paraît pas le remarquer. Une minute plus tard, elle pointe du doigt.
« C’est eux ? »
Oui, c’est bien eux. Ils ont été ensevelis par le chasse-neige et ne dépassent plus que d’une cinquantaine de centimètres, mais ce rouge vif est impossible à rater ou à confondre. Hodges caresse la pédale de frein, met l’Expedition à l’arrêt, puis manœuvre de manière à se placer face à la congère. Puis il dit à Holly ce qu’il disait parfois à sa fille quand il montait avec elle dans les Tasses Folles au parc d’attractions de Lakewood :
« Tiens bien ton dentier ! »
Holly — qui prend toujours tout au pied de la lettre — réplique :
« Je n’ai pas de dentier. »
Mais elle se cramponne d’une main au tableau de bord.
Hodges appuie en douceur sur l’accélérateur et roule en direction de la congère. Le heurt auquel il s’attendait ne se produit pas ; Thurston avait raison, la neige n’a pas eu le temps de se tasser et de durcir. Elle cède, s’éparpillant de part et d’autre de la voiture et sur le pare-brise, aveuglant momentanément Hodges. Il pousse les essuie-glaces à la vitesse maximale et, quand la vitre s’éclaircit, l’Expedition est engagé sur une piste forestière s’emplissant rapidement de neige. De temps à autre, des paquets dégringolent des branches alourdies. Il ne voit aucune trace de passage d’une voiture avant la leur, mais ça ne veut rien dire. Elles doivent être effacées à présent.
Il éteint ses phares et avance lentement. La bande de blanc entre les deux rangées d’arbres est juste assez visible pour servir de repère et le guider. La piste semble interminable — descendant, virant, descendant à nouveau — mais ils finissent par arriver à l’embranchement. Hodges n’a pas besoin de sortir vérifier les flèches. Au loin sur la gauche, à travers la neige et les arbres, il perçoit une faible lueur. C’est Têtes et Peaux, et il y a quelqu’un à la maison. Il braque le volant et emprunte lentement la voie de droite.
Ni l’un ni l’autre ne lèvent la tête pour voir la caméra de surveillance. Mais la caméra les voit.
Au moment où Hodges et Holly franchissent la congère laissée par le chasse-neige, Brady est assis devant la télé, vêtu du manteau d’hiver et des bottes de Babineau. Il a retiré les gants, il veut avoir les mains nues au cas où il devrait se servir du SCAR, mais une cagoule noire est posée sur sa cuisse. Quand le moment sera venu, il l’enfilera pour couvrir le visage de Babineau et ses cheveux d’argent. Ses yeux ne quittent jamais la télévision tandis qu’il tripote nerveusement les stylos et les crayons qui dépassent du crâne en céramique. Une vigilance accrue est absolument nécessaire. Quand Hodges arrivera, il éteindra ses phares.
Aura-t-il son nègre tondeur de pelouse avec lui ? se demande Brady. Ce serait pas chouette, ça ! Deux pour le prix d’…
Et quand on parle du loup.
Il craignait que le véhicule du vieux flic ne passe inaperçu dans la neige de plus en plus drue, mais il s’inquiétait pour rien. La neige est blanche ; le 4 × 4 est un rectangle noir massif glissant au travers. Brady se penche plus près, plissant les yeux, mais il est incapable de dire s’il y a une seule personne dans l’habitacle, ou deux, ou une putain de demi-douzaine. Il a le SCAR et avec, il pourrait descendre une escouade entière s’il le fallait, mais ça gâcherait tout le plaisir. Il veut Hodges vivant.
Du moins pour commencer.
Une question demeure — prendra-t-il directement à gauche, ou bien à droite ? Brady parie que K. William Hodges choisira la bifurcation qui mène au camp du Grand Bob, et il a raison. Alors que le 4 × 4 disparaît dans la neige (avec un bref coup de freins qui allume ses feux arrière lorsque Hodges négocie le premier virage), Brady repose le crâne porte-crayons à côté de la télécommande et s’empare d’un objet qui attendait sur la table basse. Un objet tout à fait légal si utilisé de manière appropriée… ce qui n’a jamais été le cas de Babineau et consorts. Ils étaient peut-être de bons médecins mais, loin dans les bois, ils étaient bien souvent de vilains garnements. Brady passe le précieux accessoire autour de sa tête et le laisse pendre par l’élastique sur le devant de son manteau. Puis il enfile la cagoule, attrape le SCAR et sort. Son cœur bat vite et fort, et, pour le moment du moins, l’arthrite semble avoir totalement disparu des doigts de Babineau.
La vengeance est une hyène, et la hyène est de retour.
Holly ne demande pas à Hodges pourquoi il a pris à droite. Elle est névrosée mais pas stupide. Il roule au pas, regardant sur la gauche, se situant par rapport aux lumières. Quand il arrive au même niveau, il s’arrête et coupe le moteur. Il fait nuit noire à présent et, lorsqu’il se retourne pour la regarder, Holly a l’impression fugace de ne pas voir une tête mais un crâne.
« Reste là, dit-il à voix basse. Écris à Jerome. Dis-lui que tout va bien. Je vais couper par les bois et l’attraper.
— Tu veux pas dire vivant, si ?
— Non, pas si je le vois avec un Zappit. » Et même si je le vois sans, se dit-il. « On ne peut pas prendre le risque.
— Alors tu crois que c’est lui. Brady.
— Même si c’est Babineau, il est impliqué. Jusqu’au cou. »
Mais c’est vrai, il est maintenant convaincu que l’esprit de Brady Hartsfield pilote le corps de Babineau. Son intuition est trop forte pour être niée, et elle a acquis la valeur d’un fait.
Que Dieu me vienne en aide si je le tue et que je me suis trompé, pense-t-il. Seulement comment le saurais-je ? Comment pourrais-je jamais en être certain ?
Il s’attend à ce que Holly proteste et veuille l’accompagner, mais tout ce qu’elle dit c’est :
« Je ne suis pas sûre de pouvoir conduire ce machin hors d’ici s’il t’arrive quelque chose, Bill. »
Il lui tend la carte de Thurston.
« Si je ne suis pas de retour dans dix minutes, non, disons quinze, appelle ce type.
— Et si j’entends des coups de feu ?
— Si c’est moi et que je vais bien, je klaxonnerai sur la voiture de Bibli Al. Deux petits coups. Si tu ne les entends pas, roule jusqu’à l’autre camp, celui de Grand Bob Machin-Chose. Force l’entrée, trouve un endroit où te planquer et appelle Thurston. »
Hodges se penche par-dessus la console centrale et, pour la première fois depuis qu’ils se connaissent, pose ses lèvres sur les siennes. Holly est trop surprise pour répondre à son baiser mais elle ne se recule pas. Quand il s’écarte, elle baisse les yeux, confuse, et dit la première chose qui lui vient à l’esprit :
« Bill, tu es en chaussures ! Tu vas geler !
— Y a pas tellement de neige sous les arbres, juste quelques centimètres. »
Et franchement, avoir froid aux pieds est la dernière de ses préoccupations à ce stade.
Il trouve l’interrupteur à bascule pour neutraliser le plafonnier. Alors qu’il descend de l’Expedition, poussant un grognement de douleur contenue, Holly entend le murmure croissant du vent dans les sapins. Si c’était une voix, ce serait une lamentation. Puis la portière se referme.
Elle reste assise sans bouger, regardant la forme sombre de Hodges se fondre dans les formes sombres des arbres, et quand elle n’arrive plus à les distinguer les unes des autres, elle sort et suit ses traces. Le Victory .38, qui était l’arme de service du père de Hodges dans les années cinquante, du temps où Sugar Heights était encore un bois, est dans la poche de son manteau.
Un pas lourd après l’autre, Hodges se dirige vers les lumières du camp Têtes et Peaux. La neige poudroie sur son visage et couvre ses paupières. La flèche enflammée est de retour, incendiant ses entrailles. Le grillant de l’intérieur. Son visage ruisselle de sueur.
Au moins, j’ai pas chaud aux pieds, se dit-il, et c’est là qu’il trébuche sur un tronc couvert de neige et s’étale. Il atterrit en plein sur le flanc gauche et enfouit son visage au creux de sa manche pour ne pas hurler de douleur. Un liquide chaud se répand dans son entrejambe.
Me suis pissé dessus, se dit-il. Pissé dessus comme un bébé.
Quand la douleur passe un peu, il rassemble ses jambes sous lui et tente de se relever. Il n’y arrive pas. Son entrejambe mouillé est en train de refroidir. Il peut carrément sentir sa bite se ratatiner pour échapper à l’humidité. Il attrape une branche basse et tente à nouveau de se relever. La branche se brise. Il la regarde bêtement avec l’impression d’être un personnage de dessin animé — Vil Coyote, peut-être —, et la jette sur le côté. Au même moment, une main le crochète sous l’aisselle.
Sa surprise est si grande qu’il manque crier. L’instant d’après, Holly murmure à son oreille :
« Allez hop, Bill, debout. »
Avec son aide, il est enfin capable de se remettre sur ses pieds. Les lumières sont proches à présent, pas plus de quarante mètres à travers le rideau des arbres. Il peut voir la neige givrant les cheveux de Holly et se posant sur ses joues. Tout à coup, le voilà qui se souvient du bureau d’un libraire spécialisé en livres anciens nommé Andrew Halliday, et du moment où lui, Holly et Jerome avaient découvert Halliday étendu mort par terre. Il leur avait dit de rester en arrière, mais…
« Holly, si je te demandais de retourner à la voiture, tu le ferais ?
— Non. » Elle chuchote. Ils chuchotent tous les deux. « Tu vas sûrement devoir l’abattre, et tu n’arriveras pas là-bas sans aide.
— Tu es censée être mon renfort, Holly. Ma police d’assurance. »
Il est inondé de sueur. Dieu merci, il a un long manteau. Il ne veut pas que Holly sache qu’il a pissé sur lui.
« Jerome est ta police d’assurance, dit-elle. Moi je suis ta coéquipière. C’est pour ça que tu m’as emmenée, que tu en aies conscience ou non. Et c’est ce que je veux. C’est ce que j’ai toujours voulu. Allez, appuie-toi sur moi, maintenant. Finissons-en. »
Ils progressent lentement à travers les derniers arbres. Hodges n’en revient pas de tout le poids qu’elle supporte. Ils s’arrêtent à l’orée de la clairière qui entoure le chalet. Deux pièces sont éclairées. À en juger par la lueur tamisée émanant de la pièce la plus proche, Hodges dirait que c’est la cuisine. Une seule lumière y est allumée, peut-être celle au-dessus de la gazinière. De l’autre fenêtre provient une lueur vacillante qui suggère un feu de cheminée.
« C’est là qu’on va, dit-il en désignant cette fenêtre du doigt. Et à partir de maintenant, on est des soldats en patrouille de nuit. Ce qui veut dire qu’on rampe.
— Tu vas pouvoir ?
— Ouais. » Il se peut même que ce soit plus facile que de marcher. « Tu aperçois le lustre ?
— Oui. On dirait des os. Brrr !
— C’est la salle de séjour, et c’est probablement là qu’il se trouve. S’il y est pas, on attend jusqu’à ce qu’il se pointe. S’il a un Zappit à la main, j’ai bien l’intention de l’abattre. Pas de les mains en l’air, pas de à terre et les mains derrière le dos. Tu y vois un inconvénient ?
— Absolument aucun. »
Ils se mettent à quatre pattes. Hodges laisse le Glock dans la poche de son manteau pour ne pas le traîner dans la neige.
« Bill. »
Son murmure est si bas qu’il l’entend à peine par-dessus le vent.
Il se retourne pour la regarder. Elle lui tend un de ses gants.
« Trop petit », dit-il, et il pense à Johnnie Cochran disant, S’il ne peut l’enfiler, vous devez l’acquitter[45]. Insensé tout ce qui peut vous passer par la tête dans des moments pareils. Seulement, a-t-il déjà vécu un moment pareil dans sa vie ?
« Force, chuchote-t-elle. Tu dois garder ta main au chaud pour tirer. »
Elle a raison, et il arrive à l’enfiler presque entièrement. Le gant est trop court pour couvrir toute sa main mais ses doigts sont protégés, et c’est tout ce qui compte.
Ils rampent, Hodges légèrement en tête. La douleur est toujours pénible mais, maintenant qu’il n’est plus debout, la flèche qui transperce ses entrailles se consume doucement au lieu de flamber.
Faut que j’économise un peu d’énergie, se dit-il. Juste ce qu’il faut.
Une quinzaine de mètres séparent la lisière du bois de la fenêtre où on voit le lustre et, à mi-parcours, sa main nue a déjà perdu toute sensibilité. Il n’arrive pas à croire qu’il a entraîné sa meilleure amie jusqu’ici, à ramper avec lui dans la neige comme des gosses qui jouent à la guerre, à des kilomètres de tout secours. Il avait ses raisons et elles lui paraissaient sensées tout à l’heure à l’hôtel Hilton de l’aéroport. Plus tellement, à présent.
Il regarde à gauche, la forme silencieuse de la Malibu de Al. Il regarde à droite, et voit un tas de bois couvert de neige. Il commence à ramener la tête vers la fenêtre éclairée quand il la retourne brusquement vers le tas de bois, sa sonnette d’alarme se déclenchant un poil trop tard.
Il y a des traces de pas dans la neige. L’angle était mauvais pour les voir depuis la lisière du bois, mais il les distingue très nettement à présent. Elles partent de l’arrière de la maison et vont jusqu’à la réserve de bois. Il est sorti par la porte de la cuisine, se dit Hodges. C’est pour ça que la lumière est allumée. J’aurais dû m’en douter. Je m’en serais douté si j’avais pas été aussi malade.
Il cherche son Glock à tâtons mais le gant trop petit ralentit sa prise et, quand il l’empoigne enfin et qu’il tente de l’extraire, l’arme se coince dans la doublure. Pendant ce temps, une forme noire s’est levée derrière le tas de bois. La forme noire franchit en quatre bonds les quatre mètres qui les séparent. Son visage, vide à part les yeux ronds et saillants, est celui d’un extraterrestre dans un film d’horreur.
« Holly, attention ! »
Elle lève la tête à l’instant où la crosse du SCAR s’abat sur son crâne. On entend un craquement écœurant et elle s’écroule la tête la première dans la neige, les bras en croix : une marionnette aux fils sectionnés. Hodges libère le Glock de la poche de son manteau à l’instant où la crosse s’abat à nouveau. Hodges sent, et entend, son propre poignet se briser ; il voit le Glock atterrir dans la neige et disparaître.
Toujours à genoux, Hodges lève les yeux et voit un homme grand — bien plus grand que Brady Hartsfield — debout devant le corps inerte de Holly. L’homme porte une cagoule et des lunettes de vision nocturne.
Il nous a repérés dès qu’on est sortis du bois, se dit Hodges, lugubre. Pour ce que j’en sais, il nous a repérés dans le bois, quand j’enfilais le gant de Holly.
« Bonjour, inspecteur Hodges. »
Hodges ne répond pas. Il se demande si Holly est toujours en vie, et si elle récupérera jamais du coup qu’elle vient de recevoir. Mais c’est idiot, bien sûr, Brady ne lui laissera aucune chance de récupérer.
« Tu vas venir avec moi à l’intérieur, dit Brady. Reste à savoir si on l’emmène avec nous ou si on la laisse là, à geler comme un bâtonnet glacé. » Et, comme s’il venait de lire dans ses pensées (pour autant que Hodges le sache, il en est capable) : « Oh, elle vit encore. Pour l’instant, du moins. Je vois son dos se soulever quand elle respire. Sauf qu’avec un coup pareil et le nez dans la neige, qui sait pour combien de temps elle en a ?
— Je vais la porter », dit Hodges, et il est prêt à le faire, qu’importe la douleur.
« OK. »
Il a répondu sans réfléchir, et Hodges comprend que c’est ce que Brady attendait, ce qu’il voulait. Il a une longueur d’avance. Depuis le début. Et la faute à qui ?
La mienne. Entièrement la mienne. Voilà ce que je récolte à jouer une fois de plus au Cow-Boy Solitaire… mais qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Qui est-ce qui m’aurait cru ?
« Ramasse-la, dit Brady. Voyons voir si t’en es capable. Parce que pour tout te dire, tu m’as l’air sacrément flagada. »
Hodges passe les bras sous le corps de Holly. Dans les bois, il n’avait pas réussi à se relever après sa chute, mais là, il rassemble toutes ses forces et exécute un épaulé-jeté avec le corps inerte de Holly. Il chancelle, s’écroule presque, puis retrouve l’équilibre. La flèche enflammée a disparu, avalée par l’incendie qui fait rage en lui. Malgré tout, il serre fort Holly contre sa poitrine.
« C’est bien. » Brady a le ton sincèrement admiratif. « Maintenant voyons voir si tu arrives jusqu’à la maison. »
Étonnamment, Hodges y arrive.
Dans la cheminée, le bois flambe et dégage une chaleur léthargique. Suffoquant, de la neige fondue ruisselant de son bonnet sur son visage, Hodges avance jusqu’au centre de la pièce et tombe à genoux. À cause de son poignet cassé qui enfle comme une saucisse, il doit soutenir la nuque de Holly dans le creux de son coude. Il parvient à éviter que sa tête ne heurte le plancher, et c’est une bonne chose. Le crâne de Holly a été assez maltraité comme ça.
Brady a enlevé son manteau, les lunettes infrarouges et la cagoule. Dessous, c’est le visage de Babineau et les cheveux d’argent (inhabituellement hirsutes) de Babineau, mais c’est bien de Brady Hartsfield qu’il s’agit. Les derniers doutes de Hodges sont dissipés.
« Est-elle armée ?
— Non. »
L’homme qui ressemble à Felix Babineau sourit.
« Bon, voilà ce qu’on va faire, Bill. Je vais fouiller ses poches, et si je trouve un flingue, je lui fais sauter son petit cul jusqu’à l’État voisin. Qu’est-ce que t’en dis ?
— Elle a un Victory .38, dit Hodges. Elle est droitière, donc si elle l’a pris, il doit être dans la poche droite de son manteau. »
Brady se baisse tout en gardant le fusil d’assaut braqué sur Hodges, le doigt sur la détente, l’amortisseur de crosse appuyé contre le côté droit de son torse. Il trouve le revolver, l’examine rapidement puis le glisse sous sa ceinture dans le creux de ses reins. Malgré sa douleur et son désespoir, Hodges éprouve un certain amusement amer. Brady a dû voir des gros durs faire ça dans une centaine de séries télé et de films d’action, mais ça ne marche vraiment qu’avec les automatiques, qui sont plats.
Un ronflement guttural sort de la gorge de Holly, étendue sur le tapis au crochet. Son pied est pris d’une secousse spasmodique puis s’immobilise.
« Et toi ? demande Brady. D’autres armes sur toi ? Le fameux flingue de secours attaché à la cheville, peut-être ? »
Hodges fait non de la tête.
« Juste pour être sûr, pourquoi tu remontes pas les jambes de ton pantalon que je voie ? »
Hodges obéit, révélant des chaussures trempées, des chaussettes mouillées, et rien d’autre.
« Parfait. Maintenant, enlève ton manteau et jette-le sur le canapé. »
Hodges ouvre son manteau et parvient à se contenir le temps de s’en extraire, mais lorsqu’il le lance, une corne de taureau le transperce de l’aine jusqu’au cœur et il pousse un grognement.
Les yeux de Babineau s’agrandissent.
« Douleur réelle ou simulée ? Live ou Memore[46] ? À voir ton impressionnante perte de poids, je dirais réelle. Qu’est-ce qui t’arrive, inspecteur Hodges ?
— Cancer. Pancréas.
— Oh là là, pas bon. Même Superman peut pas le vaincre, celui-là. Mais t’inquiète, je vais peut-être pouvoir abréger tes souffrances.
— Fais ce que tu veux de moi, dit Hodges. Laisse-la tranquille. »
Brady regarde la femme allongée par terre avec grand intérêt.
« Ne serait-ce pas, à tout hasard, la femme qui fracassa ce qui me servait jadis de tête ? » La formule le fait rire.
« Non », fait Hodges. Le monde s’est réduit à une focale d’appareil photo, zoomant et dézoomant à chaque laborieux battement de son cœur assisté par pacemaker. « C’est Holly Gibney qui t’a frappé. Elle est retournée vivre chez ses parents dans l’Ohio. Ça c’est Kara Winston, mon assistante. » Il sort ce nom de nulle part, et il n’a pas une seconde d’hésitation en le prononçant.
« Une assistante qui décide, comme ça, de t’accompagner en mission tuer ou être tué ? J’ai un peu de mal à le croire.
— Je lui ai promis une prime. Elle a besoin d’argent.
— Et où, dis-moi, se trouve ton nègre tondeur de pelouse ? »
Hodges envisage momentanément de lui dire la vérité : que Jerome est retourné en ville, qu’il sait que Brady s’est probablement réfugié au camp de chasse, qu’il va bientôt en informer la police, si ce n’est déjà fait. Mais tout cela arrêtera-t-il Brady ? Bien sûr que non.
« Jerome est en Arizona, il construit des maisons. Habitat for Humanity.
— Quel altruisme ! J’espérais qu’il serait avec toi. Comment va sa sœur ?
— Une jambe cassée. Elle sera sur pied en un rien de temps.
— C’est pas de bol.
— Elle était un de tes sujets expérimentaux, c’est ça ?
— Elle avait un des Zappit d’origine, oui. Ils étaient douze. Comme les douze Apôtres, pourrait-on dire, lancés pour répandre la bonne parole. Assieds-toi dans le fauteuil face à la télé, inspecteur Hodges.
— J’aime autant pas. Mes émissions préférées passent le lundi. »
Brady sourit poliment.
« Assis. »
Hodges s’assoit, prenant appui de sa bonne main sur la table à côté du fauteuil. Se baisser le met à l’agonie mais une fois qu’il est assis, c’est un peu plus confortable. La télé est éteinte mais il la contemple quand même.
« Où est la caméra ?
— Sur le poteau, là où la piste se sépare en deux. Au-dessus des flèches. Tu n’as pas à t’en vouloir de l’avoir ratée. Elle était couverte de neige, juste l’objectif qui dépasse, et puis t’avais éteint tes phares à ce moment-là.
— Reste-t-il du Babineau en toi ? »
Brady hausse les épaules.
« Quelques bribes. De temps en temps, j’entends hurler la part de lui qui pense être encore en vie. Ça va s’arrêter.
— Seigneur », souffle Hodges.
Brady pose un genou à terre, le canon du fusil d’assaut posé sur sa cuisse toujours braqué sur Hodges. Il retourne l’étiquette du manteau de Holly et l’examine.
« “H. Gibney”, lit-il. Écrit au feutre indélébile. Pour pas que ça parte au lavage. Très méticuleuse. J’aime les gens qui prennent soin de leurs affaires. »
Hodges ferme les yeux. La douleur irradie et il donnerait tout ce qu’il a pour y échapper, et échapper à ce qui va se passer ensuite. Il donnerait n’importe quoi pour seulement dormir, dormir, dormir. Mais il les rouvre et se force à regarder Brady, parce qu’on n’abandonne pas la partie. C’est ça le jeu ; on n’abandonne pas la partie.
« J’ai un paquet de trucs à faire dans les deux ou trois jours qui viennent, inspecteur Hodges, mais je vais mettre tout ça en suspens le temps de m’occuper de toi. Ça te donne l’impression d’être spécial ? Ça devrait. Je te dois tellement pour m’avoir foutu en l’air comme ça.
— Je te rappelle que c’est toi qui es venu me chercher, dit Hodges. C’est toi qui as lancé la machine, en faisant le malin avec cette lettre à la con. Pas moi. Toi. »
Le visage de Babineau — le visage buriné d’un acteur de genre plus âgé que lui — s’assombrit.
« Tu marques peut-être un point, là, mais regarde qui a le dessus, maintenant. Regarde qui gagne, inspecteur Hodges.
— Si t’appelles ça gagner, de pousser des ados débiles et largués à se suicider, alors j’imagine que t’es gagnant, ouais. Moi, je trouve que c’est aussi balèze que de sortir le lanceur en trois coups.
– Ça s’appelle le contrôle mental ! J’ai le contrôle ! T’as été incapable de m’arrêter ! Absolument incapable ! Et elle aussi ! » Il donne un coup de pied dans les côtes de Holly. Le corps inerte de Holly roule vers la cheminée puis reprend sa place. Son visage est blême, ses yeux fermés profondément enfoncés dans leurs orbites. « En fait, elle m’a rendu service ! Je suis meilleur qu’avant ! Meilleur que jamais !
— Alors pour l’amour du Ciel, arrête de lui donner des coups de pied ! » s’écrie Hodges.
La colère et l’excitation de Brady ont empourpré le visage de Babineau. Ses mains sont crispées sur le fusil d’assaut. Il prend une profonde inspiration pour se calmer, puis une autre. Et il sourit.
« Un petit faible pour Mme Gibney, peut-être ? » Il lui file un autre coup de pied, dans la hanche cette fois. « Tu te la tapes ? C’est ça ? C’est pas un top-modèle mais j’imagine qu’un type de ton âge doit faire avec ce qu’il a. Tu sais ce qu’on disait ? Fous-lui le drapeau américain sur la tête et baise-la pour la bannière étoilée. »
Il balance encore un coup de pied à Holly et montre ses dents à Hodges dans ce qu’il imagine être un sourire.
« T’avais l’habitude de me demander si je me tapais ma mère, tu te souviens ? Toutes les fois où tu t’es pointé dans ma chambre pour me demander si je me tapais la seule personne qu’ait jamais eu de l’affection pour moi. Me dire qu’elle était sexy et me demander si c’était une super-chaudasse. Savoir si je faisais semblant. Espérer que je souffre. Et moi obligé de rester là sans bouger et d’encaisser. »
Il s’apprête à donner un autre coup de pied à la pauvre Holly. Pour détourner son attention, Hodges dit :
« Il y avait une infirmière. Sadie MacDonald. C’est toi qui l’as poussée à se suicider ? C’est ça, hein ? C’était la première. »
Ça, ça plaît à Brady, dont le sourire exhibe un peu plus des coûteux soins dentaires du Dr Babineau.
« Ç’a été facile. C’est toujours facile une fois que t’es à l’intérieur et que tu commences à actionner les manettes.
— Comment tu fais ça, Brady ? Comment tu rentres à l’intérieur ? Et comment t’as réussi à mettre la main sur tous ces Zappit et à les modifier ? Ah, et le site internet, alors ? Raconte ! »
Brady rigole.
« T’as lu trop de romans policiers où le petit malin de privé fait parler l’assassin psychopathe jusqu’à ce que les renforts arrivent. Ou jusqu’à ce que l’assassin baisse un peu sa garde et que le privé puisse l’empoigner et lui prendre son flingue. Mais je pense pas que les renforts vont arriver, et t’as pas l’air en état de pouvoir attraper un poisson rouge. Et puis, tu sais déjà quasiment tout. Tu serais pas là, sinon. Freddi a craché le morceau et — sans vouloir plagier Snidely Whiplash[47] — elle va payer. Un jour ou l’autre.
— Freddi prétend qu’elle n’a pas créé le site.
— J’ai pas eu besoin d’elle. J’ai fait ça tout seul, dans le bureau de Babineau, sur son ordinateur portable. Pendant une de mes petites virées loin de la Chambre 217.
— Et pour…
— Ta gueule. Tu vois la table, là, inspecteur Hodges ? »
Elle est en bois de merisier, comme le buffet, et elle paraît hors de prix, mais elle est souillée de cercles délavés, traces de verres posés négligemment sans sous-bocks. Les médecins propriétaires de cet endroit sont peut-être méticuleux en salle d’opération, mais ici, ce sont de vrais crados. Actuellement, une télécommande et un porte-crayons en forme de crâne sont posés sur la table.
« Ouvre le tiroir. »
Hodges s’exécute. Dedans, il y a un Zappit Commander rose sur un vieux magazine télé avec Hugh Laurie en couverture.
« Prends-le et allume-le.
— Non.
— OK, d’accord. Je vais m’occuper de Gibney, alors. » Il abaisse le canon du fusil d’assaut et le braque sur la nuque de Holly. « En mode automatique, ça va carrément lui arracher la tête. Peut-être qu’elle va voltiger jusque dans la cheminée ? Voyons voir.
— OK, dit Hodges. OK, OK, d’accord. Arrête. »
Il prend le Zappit et trouve le bouton sur le dessus de la console. L’écran de bienvenue s’allume ; la diagonale du Z rouge remplit tout l’écran. Il est invité à faire glisser l’écran pour accéder aux jeux. Il le fait sans attendre l’injonction de Brady. Son visage est dégoulinant de sueur. Il n’a jamais eu aussi chaud. Son poignet cassé l’élance.
« Tu vois l’icône Fishin’ Hole ?
— Oui. »
Ouvrir Fishin’ Hole est la dernière chose dont il a envie. Mais quand l’alternative qui se présente à lui est de rester assis là, avec son poignet cassé et son abdomen enflé qui palpitent, à regarder une rafale de munitions de gros calibre séparer la tête du corps menu de Holly, pas vraiment le choix. Et puis, il a lu qu’on ne peut pas être hypnotisé contre son gré. Il est vrai que la console de Dinah Scott a failli l’endormir, mais il ignorait alors de quoi il retournait. Maintenant il sait. Et si Brady le croit en transe et qu’il ne l’est pas, alors peut-être… peut-être seulement…
« Je suis sûr que tu sais comment ça marche maintenant », dit Brady.
Il a les yeux qui brillent et qui pétillent, les yeux d’un garçon qui s’apprête à mettre le feu à une toile d’araignée pour voir ce que fera la bestiole. Essaiera-t-elle de trouver une issue et de se carapater de sa toile en feu ou brûlera-t-elle ?
« Appuie sur l’icône. Les poissons vont se mettre à nager et la musique va démarrer. Attrape les poissons roses et additionne les numéros. Pour gagner, il faut marquer cent vingt points en cent vingt secondes. Si tu gagnes, j’épargne la vie de Gibney. Si tu perds, on verra bien ce dont ce petit automatique est capable. Babineau l’a vu démolir une pile de blocs en béton un jour, alors imagine avec de la chair humaine.
— Même si je fais cinq mille points, tu la laisseras pas en vie, dit Hodges. J’y crois pas une seule seconde. »
Les yeux bleus de Babineau s’agrandissent dans une mimique de fausse indignation.
« Mais tu devrais ! Tout ce que je suis devenu, je le dois à cette salope étalée à mes pieds ! Le moins que je puisse faire, c’est lui laisser la vie sauve. En supposant qu’elle soit pas déjà en train de crever d’une hémorragie cérébrale. Maintenant, arrête de jouer la montre. Joue plutôt au jeu. Le compte à rebours commence à l’instant où ton doigt se pose sur l’icône. »
N’ayant pas d’autre choix, Hodges appuie sur l’icône. L’écran se vide. Il y a un flash bleu si lumineux qu’il doit plisser les yeux et, l’instant d’après, les poissons sont là, allant et venant, en haut, en bas, se croisant, lâchant des chapelets de bulles argentées. La musique se met à tinter : À la mer, à la mer, près de la magnifique mer…
Sauf que c’est pas juste de la musique. Il y a des mots intégrés. Et il y a aussi des mots dans les flashs bleus.
« Dix secondes, dit Brady. Tic-tac, tic-tac. »
Hodges essaye d’attraper un poisson rose et le manque. Il est droitier et l’élancement dans son poignet empire à chaque mouvement de sa main, mais cette douleur n’est rien comparée à celle qui l’incendie de l’aine à la gorge. Au troisième coup, il attrape un petit rose — c’est le nom qu’il leur donne, maintenant — et le poisson devient un 5. Il le dit à haute voix.
« Seulement cinq points en vingt secondes ? dit Brady. Va falloir mettre les bouchées doubles, inspecteur. »
Hodges tape plus vite, ses yeux bougeant de gauche à droite, de haut en bas. Il n’a plus besoin de les plisser à la vue des flashs bleus car il y est habitué. Et ça devient plus facile. Les poissons paraissent plus gros à présent, et un peu plus lents. La musique moins tintinnabulante. Plus ronde, d’une certaine manière. Toi et moi, toi et moi, oh comme nous serons heureux. Est-ce la voix de Brady, qui chante avec la musique, ou est-ce seulement son imagination ? Live ou Memorex ? Pas le temps de penser à ça maintenant. Tempus fugit.
Il attrape un poisson-sept, puis un quatre, et — jackpot ! — un douze. Il dit : « J’en suis à vingt-sept. » Mais est-ce bien ça ? Il a perdu le fil.
Brady ne le renseigne pas, Brady lui dit seulement : « Plus que quatre-vingts secondes », et sa voix semble entourée d’un léger écho, comme si elle lui parvenait du fin fond d’un long couloir. Pendant ce temps, une chose merveilleuse est en train de se produire : la douleur dans son abdomen commence à se dissiper.
Waouh, l’ordre des médecins devrait être mis au courant d’un truc pareil.
Il attrape un autre petit rose. Un 2. Pas terrible mais il y en a plein d’autres. Plein, plein d’autres.
C’est là qu’il commence à sentir comme des doigts papillonner délicatement à l’intérieur de sa tête. Et ce n’est pas son imagination. Il est envahi. Ç’a été facile, a dit Brady à propos de l’infirmière MacDonald. C’est toujours facile une fois que t’es à l’intérieur et que tu commences à actionner les manettes.
Que se passera-t-il quand Brady commencera à actionner ses manettes à lui ?
Il sautera dans ma peau comme il a sauté dans celle de Babineau, se dit Hodges… sauf que, comme la voix et la musique, cette certitude semble lui parvenir du fin fond d’un long couloir. Au bout du couloir, il y a la porte de la Chambre 217, et la porte est ouverte.
Pourquoi voudrait-il faire ça ? Pourquoi voudrait-il habiter un corps qui s’est changé en usine à cancer ? Parce qu’il veut que je tue Holly. Pas avec le fusil, cela dit, jamais il ne me le confierait. Il se servira de mes mains, poignet cassé ou pas, pour l’étrangler. Puis il quittera mon corps pour me laisser face à mon acte.
« Tu t’améliores, inspecteur Hodges, et il te reste encore une minute. Détends-toi et continue à taper. C’est plus facile si tu te détends. »
La voix ne résonne plus du fond d’un couloir : bien que Brady se tienne maintenant juste en face de lui, elle provient d’une galaxie fort, fort lointaine. Brady se penche et fixe avidement le visage de Hodges. Mais il y a des poissons qui nagent entre eux. Des petits roses, des petits bleus, des petits rouges. Parce que Hodges se trouve dans l’écran du Fishin’ Hole à présent. C’est un aquarium et il est le poisson. Il sera bientôt dévoré. Dévoré vivant.
« Allez, Billy Boy, attrape les poissons roses ! »
Je ne peux pas le laisser entrer, se dit Hodges, mais je ne peux pas non plus l’en empêcher.
Il attrape un poisson rose qui se change en 9, et ce n’est plus seulement des doigts qu’il sent à présent, mais une autre conscience qui se déverse dans son esprit. Elle se répand comme l’encre dans l’eau. Hodges essaye de se débattre mais il sait qu’il va perdre. La force de cette personnalité envahissante est phénoménale.
Je vais me noyer. Me noyer dans l’aquarium. Me noyer dans Brady Hartsfield.
À la mer, à la mer, près de la magnifique m…
Un carreau se brise non loin. « Et c’est un HOME RUN ! » claironne un joyeux chœur de garçons.
Le lien unissant Hodges à Hartsfield est rompu par l’effet de surprise, brut et inattendu. Hodges sursaute dans son fauteuil et lève la tête alors que Brady pivote vers le canapé, les yeux écarquillés et la bouche béante d’effarement. Le Victory .38, que seul son petit canon maintient contre ses reins (le barillet l’empêche de s’enfoncer plus profond), s’échappe de sa ceinture et tombe sur le tapis en peau d’ours.
Hodges n’hésite pas une seule seconde. Il balance le Zappit dans le foyer de la cheminée.
« T’as pas intérêt ! » beugle Brady en se retournant. Il lève le SCAR. « Fais pas ça, mer… »
Hodges attrape l’objet le plus proche, pas le .38 mais le porte-crayons en céramique. Son poignet gauche va très bien et la distance est courte. Il le jette au visage que Brady a volé, le jette de toutes ses forces et atteint sa cible, en plein dans le mille. Le crâne en céramique se fracasse. Brady hurle — de douleur, oui, mais surtout de stupéfaction — et du sang jaillit de son nez. Quand il essaie de redresser le fusil, Hodges déplie les jambes, essuyant un autre violent encornement, et balance ses pieds dans l’estomac de Brady. Brady titube en arrière, retrouve presque l’équilibre, trébuche sur un pouf et s’étale sur la peau d’ours.
Hodges tente de se propulser hors du fauteuil mais ne réussit qu’à renverser la table basse. Il tombe à genoux au moment où Brady se redresse sur son séant en ramenant le SCAR contre lui. Une détonation retentit avant qu’il ait le temps de le braquer sur Hodges, et Brady hurle à nouveau. Uniquement de douleur, cette fois. Incrédule, il tourne la tête vers son épaule où du sang coule par un trou dans sa chemise.
Holly est assise. Elle a un bleu monstrueux au-dessus de l’œil gauche, quasiment au même endroit que celui de Freddi. Son œil gauche est rouge, injecté de sang, mais l’autre est brillant et aux aguets. Elle tient le Victory .38 à deux mains.
« Tire encore ! rugit Hodges. Tire, Holly ! »
Alors que Brady se met debout dans une embardée — le visage hébété, une main plaquée sur sa blessure, l’autre tenant le SCAR —, Holly tire encore. La balle part trop haut, ricoche sur la cheminée en pierres apparentes au-dessus du feu qui ronfle.
« Arrête ! » crie Brady, se baissant pour esquiver. Il se démène en même temps pour redresser le SCAR. « Arrête ça, espèce de salo… »
Holly tire une troisième fois. La manche de Brady tressaute et il hurle. Hodges ne sait pas si la balle l’a transpercé mais elle l’a au moins éraflé.
Hodges se remet debout et tente de s’élancer vers Brady qui se débat toujours avec son fusil automatique. Il ne parvient qu’à se traîner d’un pas lourd.
« T’es sur le passage ! crie Holly. Bill, pousse-toi, t’es sur le toufu passage ! »
Hodges tombe à genoux et rentre la tête. Brady pivote et court. Le .38 claque. Des éclats de bois giclent de l’encadrement de la porte trente centimètre sur sa droite. Puis il a disparu. La porte d’entrée est ouverte. De l’air froid s’engouffre, excitant la danse du feu.
« Je l’ai raté ! s’écrie Holly, accablée. Idiote et bonne à rien que je suis ! Idiote et bonne à rien ! »
Elle lâche le Victory et se gifle le visage.
Hodges intercepte sa main avant qu’elle puisse recommencer et s’agenouille près d’elle.
« Non, tu l’as touché au moins une fois, peut-être deux. C’est grâce à toi si on est encore en vie. »
Mais pour combien de temps ? Brady s’est enfui avec son maudit fusil d’assaut, il se peut qu’il ait une ou deux recharges en rab, et Hodges sait qu’il ne mentait pas sur la capacité du MK 17 à démolir des blocs de béton. Il a vu un fusil d’assaut similaire, le HK 416, faire exactement ça sur un champ de tir privé dans les collines du comté de Victory. Il y était allé avec Pete et, sur le chemin du retour, ils avaient plaisanté comme quoi le HK devrait être une arme de police réglementaire.
« Qu’est-ce qu’on fait ? demande Holly. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »
Hodges récupère le .38 et fait tourner le barillet. Plus que deux cartouches, et de toute façon, le .38 n’est efficace qu’à bout portant. Holly souffre d’un traumatisme crânien, à tout le moins, et lui est quasiment invalide. L’amère vérité, c’est qu’ils avaient une chance de l’avoir et que Brady s’est échappé.
Il la serre dans ses bras et répond :
« Je sais pas.
— Peut-être qu’on devrait se cacher.
— Je pense pas que ça marcherait », dit-il, mais il ne précise pas pourquoi, et il est soulagé qu’elle ne demande pas.
C’est parce qu’il reste encore un peu de Brady en lui. Ça ne durera probablement pas longtemps, mais Hodges a dans l’idée que pour le moment, c’est aussi efficace qu’une balise radar.
Brady titube, enfoncé dans la neige jusqu’à mi-mollet, les yeux hagards, le cœur de soixante-trois ans de Babineau battant la chamade dans sa poitrine. Il a un goût métallique sur la langue, son épaule le brûle et une pensée tourne en boucle dans sa tête : Cette pute, cette pute, cette sale petite pute, pourquoi je l’ai pas tuée tant que je pouvais ?
Et en plus, il n’a plus le Zappit. Ce bon vieux Zappit Zéro, et c’est le seul qu’il a apporté. Sans lui, il n’a aucun moyen d’atteindre les esprits des gens connectés à leur propre Zappit. Il est là, pantelant, debout devant le chalet Têtes et Peaux, sans manteau dans le vent froid et la neige cinglante. Les clés de la voiture de Z-Boy sont dans sa poche — avec une recharge de munitions pour le SCAR — mais à quoi lui serviraient-elles ? Ce tacot pourri n’aurait pas monté la moitié de la première côte qu’il serait déjà enlisé.
Je dois leur régler leur compte, se dit-il, et pas seulement parce qu’ils le méritent. Le 4 × 4 avec lequel Hodges est arrivé est le seul moyen de repartir, et soit c’est lui, soit c’est la salope qui a les clés. Ils les ont peut-être laissées sur le contact mais c’est un risque que je peux pas me permettre de prendre.
Et puis, ça voudrait dire les laisser en vie.
Il sait ce qui lui reste à faire, alors il enclenche le mode automatique du fusil d’assaut. Il cale la crosse contre sa bonne épaule et commence à tirer, mitraillant le chalet de gauche à droite mais se concentrant sur la pièce principale où il les a laissés.
Les rafales d’arme automatique illuminent la nuit, fixant la chute rapide de la neige en une série de photos au flash. L’écho superposé des détonations est assourdissant. Les fenêtres explosent. Les bardeaux de la façade s’envolent telles des chauves-souris. La porte qu’il a laissée entrouverte dans sa fuite est violemment projetée en arrière, elle rebondit, puis revient claquer dans l’autre sens. Le visage de Babineau est tordu par une expression de haine joyeuse qui n’appartient qu’à Brady Hartsfield, et il n’entend pas le grondement du moteur qui approche, ni le ferraillement des chenilles d’acier derrière lui.
« À terre ! hurle Hodges. Holly, à terre ! »
Il n’attend pas de voir si elle obéit, il se jette sur elle et recouvre son corps du sien. Au-dessus d’eux, le salon est une tempête de copeaux de bois, de verre brisé et d’éclats de pierre provenant de la cheminée. Une tête d’élan tombe du mur et atterrit dans l’âtre. Un des yeux de verre a été crevé par une balle Winchester et on dirait que l’animal leur fait un clin d’œil. Holly pousse un cri strident. Sur le buffet, une demi-douzaine de bouteilles explosent, libérant une odeur âcre de bourbon et de gin. Une balle touche une bûche dans la cheminée, la sectionnant en deux et faisant monter un tourbillon d’étincelles.
Mon Dieu, faites qu’il n’ait que cette recharge, pense Hodges. Et s’il vise bas, faites qu’il me touche moi et pas Holly. Sauf qu’une munition Winchester .308 qui l’atteindrait les traverserait tous les deux, et il le sait.
Les tirs cessent. Est-il en train de recharger ou est-il à court de munitions ? Live ou Memorex ?
« Bill, pousse-toi, j’arrive pas à respirer.
— Vaut mieux pas, dit-il. Je…
— C’est quoi ? C’est quoi ce bruit ? » Puis répondant à sa propre question : « Quelqu’un arrive ! »
Maintenant qu’il a un peu retrouvé l’ouïe, Hodges entend aussi. D’abord il pense au petit-fils Thurston pilotant une des motoneiges que le vieux a mentionnées et sur le point de se faire massacrer pour avoir voulu jouer au bon Samaritain. Mais peut-être pas. Le bruit du moteur qui approche est trop puissant pour une motoneige.
Un flot de lumière blanc-jaune inonde la pièce par les fenêtres brisées, pareille aux projecteurs d’un hélicoptère de police. Mais ça n’est pas un hélicoptère.
Brady est en train d’insérer sa nouvelle recharge de munitions quand il perçoit enfin le grondement et le claquement métallique du véhicule à l’approche. Il pivote, son épaule blessée l’élançant comme une dent infectée, au moment où une énorme silhouette apparaît à l’entrée de la piste. Les phares l’éblouissent. Son ombre s’étire sur la neige scintillante alors que l’engin roule vers le chalet canardé, projetant des gerbes de neige derrière ses chenilles de métal. Et il ne fonce pas juste sur la maison. Il fonce sur lui.
Brady presse la détente et le SCAR déchire à nouveau l’air de son bruit de tonnerre. Il voit maintenant que c’est une espèce d’engin à neige avec une cabine orange vif perchée au-dessus des chenilles tressautantes. Le pare-brise explose juste au moment où quelqu’un plonge par la portière ouverte côté conducteur pour échapper à la mitraille.
La monstruosité continue d’avancer. Brady veut courir mais il dérape dans les bottes de Babineau. Il perd l’équilibre, les yeux fixés sur les phares, et tombe sur le dos. L’envahisseur orange se profile au-dessus de lui. Il voit une chenille en acier s’approcher en grondant. Il veut la repousser, comme il poussait parfois les objets dans sa chambre — les stores, les draps, la porte de la salle de bains —, mais c’est comme essayer de stopper la charge d’un lion avec une brosse à dents. Il lève la main et veut hurler. Mais la chenille gauche du Tucker Sno-Cat ne lui en laisse pas le temps. Elle lui passe sur l’abdomen et l’éventre.
Holly n’a aucun doute sur l’identité de leur sauveteur et elle n’hésite pas une seule seconde. Elle traverse en courant le salon criblé de balles et franchit la porte en criant son nom, encore et encore. Quand il se relève, on dirait que Jerome a été roulé dans du sucre glace. Holly se jette dans ses bras en poussant des sanglots entrecoupés de rires.
« Comment as-tu su ? Comment as-tu su qu’il fallait venir ?
— C’est pas moi, dit-il. C’est Barbara. J’ai appelé pour avertir que je rentrais à la maison et elle m’a dit de faire demi-tour sinon Brady allait vous tuer… sauf qu’elle disait que la Voix allait vous tuer. Elle délirait à moitié. »
Hodges s’approche lentement, titubant, mais il est assez près pour entendre et il se souvient que Barbara a confié à Holly avoir encore en elle un peu de cette voix du suicide. Comme une traînée de bave. Hodges comprend, maintenant, car lui aussi a encore de cette écœurante morve mentale dans la tête. Barbara était peut-être encore juste assez connectée avec Brady pour savoir qu’il les attendait au tournant.
Ou alors, c’était peut-être de la pure intuition féminine. Hodges croit réellement à ça. Il est de la vieille école.
« Jerome », dit-il. Il a la voix enrouée. « Mon gars. » Ses genoux le lâchent. Il va tomber.
Jerome se libère de l’étreinte féroce de Holly et referme un bras autour de Hodges pour le soutenir.
« Tu vas bien ? Enfin… je sais que tu vas pas bien, mais t’as pris une balle ?
— Non. » À son tour, Hodges referme un bras autour de Holly. « J’aurais dû savoir que vous alliez me suivre. Vous en faites qu’à votre tête, vous deux.
— On allait pas quitter le groupe avant le dernier concert, pas vrai ? dit Jerome. Allez, viens, monte dans… »
Un son animal s’élève sur leur gauche, un grognement guttural qui cherche à devenir des mots mais n’y parvient pas.
Hodges est plus exténué qu’il ne l’a été de toute sa vie mais il se dirige quand même vers ce grognement, parce que…
Eh bien, parce que.
Quelle est la formule qu’il a employée avec Holly en venant ici ? Tourner la page ?
Le corps piraté par Brady gît, éventré jusqu’à la colonne vertébrale, ses viscères déployés autour de lui telles les ailes d’un dragon rouge. Des nappes de sang fumantes s’enfoncent dans la neige. Mais il a les yeux ouverts et conscients, et tout à coup, Hodges sent ces doigts revenir farfouiller dans son esprit. Et cette fois, ils ne se contentent plus de l’explorer nonchalamment. Cette fois ils tâtonnent frénétiquement à la recherche d’une prise. Hodges les éjecte aussi facilement que le pousse-serpillière a un jour expulsé la présence de cet homme de son esprit.
Il recrache Brady comme un vulgaire pépin de pastèque.
« Aidez-moi, souffle Brady. Vous devez m’aider.
— Je pense qu’on ne peut plus rien pour vous, dit Hodges. Vous avez été écrasé. Par un véhicule extrêmement lourd. Maintenant vous savez l’effet que ça fait. N’est-ce pas, Brady ?
– Ça fait mal, chuchote Brady.
— Oui, dit Hodges. Oui, j’imagine.
— Si vous ne pouvez pas m’aider, achevez-moi. »
Hodges tend la main et Holly y dépose le Victory .38 telle une infirmière passant un scalpel à un médecin. Hodges fait tourner le barillet et éjecte l’une des deux balles restantes. Puis il referme le revolver. Bien qu’il ait mal partout à présent, un mal de chien, il s’agenouille et place l’arme de son père dans la main de Brady.
« À vous de le faire, dit-il. C’est ce que vous avez toujours désiré. »
Jerome se tient prêt, au cas où Brady déciderait d’utiliser cette dernière balle contre Hodges. Mais non. Brady tente de diriger le canon vers sa tête. Il n’y parvient pas. Son bras tressaute mais ne se soulève pas. Il grogne à nouveau. Du sang déborde de sa bouche, suintant entre les dents parfaites de Felix Babineau. On pourrait presque avoir pitié de lui, se dit Hodges, si on ignorait ce qu’il a fait au City Center, ce qu’il a essayé de faire à l’Auditorium Mingo, et la machine à suicide qu’il a mise en marche aujourd’hui. Cette machine va ralentir et cesser de fonctionner maintenant que son agent principal est hors course, mais avant ça, elle avalera encore quelques adolescents tristes. Hodges en est plus que certain. Le suicide a beau être douloureux, il est contagieux.
On pourrait avoir pitié de lui s’il n’était pas un monstre, se dit Hodges.
Holly s’agenouille, soulève la main de Brady et applique le canon du revolver contre sa tempe.
« Voilà, monsieur Hartsfield, dit-elle. Vous devez faire le reste vous-même. Et que Dieu ait pitié de votre âme.
— Que dalle », dit Jerome.
Dans l’éclat des feux arrière du Sno-Cat, son visage a la dureté de la pierre.
Durant un long moment, les seuls bruits sont le ronflement du gros moteur du véhicule à neige et le vent de plus en plus violent de la tempête hivernale.
« Oh, mon Dieu, dit Holly. Il n’a même pas le doigt sur la détente. L’un de vous deux doit m’aider, je ne pense pas pouvoir… »
Puis un coup de feu.
« Seigneur, dit Jerome. Le dernier petit tour de magie de Brady. »
Hodges est absolument incapable de rejoindre leur véhicule à pied, mais Jerome parvient à le hisser dans la cabine du Sno-Cat. Holly s’installe à côté de lui. Jerome remonte au volant et enclenche la vitesse. Bien qu’il recule, et contourne ensuite largement les restes du corps de Babineau, il conseille à Holly de ne pas regarder.
« On laisse des traces de sang.
— Beurk.
— Ouais, beurk. Tu peux le dire.
— Thurston m’avait parlé d’une motoneige, dit Hodges. Il ne m’a jamais dit qu’il avait un tank Sherman.
— C’est un Tucker Sno-Cat, et tu ne lui as pas laissé ta MasterCard en garantie. Ni une Jeep Wrangler de compète qui m’a amené ici dans le trou du cul du monde sans le moindre ennui, merci.
— Il est vraiment mort ? » demande Holly. Son visage blafard est tourné vers Hodges et l’énorme œuf de pigeon qu’elle a sur le front semble carrément palpiter. « Mort-mort ?
— Tu l’as vu se coller une balle dans la cervelle.
— Oui, mais est-ce qu’il est mort-mort ? Pour de bon ? »
La réponse qu’il ne lui donnera pas est non, pas encore. Pas tant que les traînées de bave qu’il a laissées dans la tête de Dieu sait combien de gens n’auront pas été effacées par la remarquable capacité d’autoguérison du cerveau. Mais d’ici une semaine, un mois tout au plus, Brady aura définitivement disparu.
« Oui, dit-il. Et… Holly ? Merci de m’avoir programmé cette sonnerie pour les messages. Celle du Home Run. »
Elle sourit.
« C’était quoi, au fait ? Le texto, je veux dire ? »
Hodges extirpe tant bien que mal son portable de la poche de son manteau, vérifie et dit :
« Alors ça, c’est la meilleure. » Il se met à rire. « J’avais complètement oublié.
— Quoi ? Montre montre montre ! »
Il incline le portable vers elle pour qu’elle puisse lire le texto que sa fille Alison lui a envoyé depuis la Californie, où le soleil brille certainement :
Pour la première fois depuis que Jerome est rentré de l’Arizona, Tyrone Feelgood Delight fait une apparition :
« Vous avoi’ soixan’-dix ans, missié Hodges ? Ça alo’ ! Vous pas fai’ un jou’ de plus que soixan’-cinq !
– Ça suffit, Jerome, dit Holly. Je sais que ça t’amuse mais ce genre d’accent est ridicule et stéréotypé. »
Hodges rigole. C’est douloureux mais c’est plus fort que lui. Au prix d’un effort, il reste conscient jusqu’au Garage Thurston ; il arrive même à tirer quelques petites bouffées sur le joint que Holly allume et lui fait passer. Puis le noir commence à l’envelopper.
C’est peut-être la fin, se dit-il.
Bon anniversaire, vieux.
Puis il perd pied.