Cora Babineau s’éponge la nuque avec une serviette à ses initiales et fronce les sourcils en regardant l’écran de surveillance de la salle de sport du sous-sol. Elle n’a fait que six kilomètres sur dix sur le tapis de course, elle déteste être interrompue, et le tordu est de retour.
Ding-dong fait la sonnette. Cora tend l’oreille mais elle n’entend rien, aucun bruit de pas de son mari à l’étage. Sur l’écran, le vieux en parka miteuse reste planté. Il ressemble à un de ces vagabonds qu’on voit aux feux rouges, tenant des pancartes du style J’AI FAIM, SANS EMPLOI, VÉTÉRAN, SVP AIDEZ-MOI.
« Bon sang », grommelle-t-elle en arrêtant le tapis de course. Elle monte les escaliers, ouvre la porte donnant sur le couloir du fond et crie : « Felix ! C’est ton copain le tordu ! Ton AL ! »
Pas de réponse. Il est encore enfermé dans son bureau, probablement plongé dans cette espèce de jeu dont il semble s’être amouraché. Les premières fois où elle avait mentionné la nouvelle obsession étrange de Felix à ses amies du country club, c’était en plaisantant. Ce n’est plus très drôle, à présent. Il a soixante-trois ans, trop vieux pour jouer à des jeux vidéo d’enfants, trop jeune pour perdre la mémoire à ce point, et elle commence à se demander s’il ne serait pas en train de présenter des signes avant-coureurs de la maladie d’Alzheimer. Il lui a aussi traversé l’esprit que le copain tordu de Felix est une espèce de dealer, mais n’est-il pas affreusement vieux pour ça ? Et si son mari veut de la drogue, il peut certainement se fournir lui-même : selon lui, la moitié des médecins de Kiner sont shootés au moins la moitié du temps.
Ding-dong fait la sonnette.
« Oh, la barbe ! » dit-elle, et elle se rend elle-même à la porte, un peu plus irritée à chacune de ses longues enjambées.
C’est une femme grande et émaciée dont les formes féminines ont été réduites comme peau de chagrin par l’exercice. Son bronzage de terrain de golf tient même au plus profond de l’hiver, prenant juste une nuance jaune pâle qui lui donne l’air de souffrir d’une maladie chronique du foie.
Elle ouvre la porte. La nuit de janvier s’engouffre à l’intérieur, glaçant son visage et ses bras couverts de sueur.
« Je crois que j’aimerais bien savoir qui vous êtes, dit-elle, et ce que vous et mon mari trafiquez ensemble. Serait-ce trop demander ?
— Pas du tout, madame Babineau, dit-il. Des fois je suis Al. Des fois je suis Z-Boy. Ce soir je suis Brady. Et punaise, ce que c’est bon d’être dehors, même par un froid pareil. »
Elle baisse les yeux sur sa main.
« Qu’y a-t-il dans cette bouteille ?
— La fin de tous vos problèmes », répond l’homme à la parka rapiécée.
Il y a une détonation étouffée. Le fond de la bouteille de soda vole en éclats, accompagnés de brins roussis de laine d’acier. Ils flottent dans l’air comme des duvets de laiteron.
Cora sent quelque chose la frapper juste en dessous de son sein gauche ratatiné et pense, Ce déséquilibré de fils de pute vient de me donner un coup de poing. Elle essaie de prendre une inspiration mais n’y parvient pas. Son torse semble étrangement mort ; de la chaleur s’accumule au-dessus de l’élastique de son pantalon de jogging. Elle baisse les yeux, essayant toujours de prendre cette inspiration vitale, et voit une tache s’élargir sur le nylon bleu.
Elle lève un regard incrédule vers le type sur le seuil. Il tend les vestiges de la bouteille comme s’il s’agissait d’un présent, un petit cadeau pour se faire pardonner d’arriver à l’improviste à huit heures du soir. Ce qui reste de la laine d’acier sort de la bouteille telle une fleur calcinée d’une boutonnière. Elle réussit enfin à prendre une inspiration, qui est surtout liquide. Elle tousse et du sang jaillit de sa bouche.
L’homme en parka entre chez elle et claque la porte derrière lui. Il lâche la bouteille. Puis il pousse Cora. Elle chancelle, renverse un vase décoratif sur la petite console près du porte-manteau et tombe. Le vase se fracasse comme une bombe sur le parquet. Cora va chercher une autre de ces inspirations liquides — je suis en train de me noyer, pense-t-elle, de me noyer, là, dans l’entrée de ma maison — et tousse un peu plus de sang.
« Cora ? » appelle Babineau depuis les profondeurs de la maison. Il a la voix de quelqu’un qui vient de se réveiller. « Cora, ça va ? »
Brady lève le pied de Bibli Al et pose soigneusement la lourde chaussure de travail noire sur les tendons saillants du cou maigrelet de Cora Babineau. Un peu plus de sang gicle de sa bouche ; ses joues boucanées par le soleil en sont maintenant éclaboussées. Il appuie fort. Quelque chose craque en elle. Ses yeux enflent… enflent… puis deviennent vitreux.
« Coriace, la bonne femme », remarque Brady, presque affectueusement.
Une porte s’ouvre. Des pieds chaussés de pantoufles accourent et, la seconde d’après, Babineau est là. Il porte un peignoir sur un pyjama en soie ridicule façon Hugh Hefner. Ses cheveux d’argent, d’ordinaire sa fierté, sont sauvagement ébouriffés. Sa barbe a bien plus de trois jours, maintenant.
À la main, il a un Zappit vert d’où s’échappe la petite mélodie du Fishin’ Hole : À la mer, à la mer, près de la magnifique mer… Il regarde fixement sa femme allongée sur le sol de l’entrée.
« Plus d’exercice pour elle, dit Brady du même ton affectueux.
— Qu’avez-vous FAIT ? » hurle Babineau, comme si ça n’était pas évident.
Il se précipite vers Cora et veut s’agenouiller à côté d’elle mais Brady le crochète sous l’aisselle et le relève. Bibli Al n’a rien d’un Charles Atlas mais il est nettement plus fort que le corps décharné de la Chambre 217.
« Pas de temps à perdre, dit Brady. La fille Robinson est vivante, ce qui nécessite un changement de plan. »
Babineau le fixe du regard, essayant de remettre de l’ordre dans ses pensées qui lui échappent. Son esprit, jadis si affûté, a été émoussé. Et c’est la faute de cet homme.
« Regardez les poissons, dit Brady. Vous regardez vos poissons et moi je regarde les miens. On se sentira mieux tous les deux.
— Non », réplique Babineau.
Il a envie de regarder les poissons, il a toujours envie de les regarder, mais il a peur de le faire. Brady veut lui déverser son esprit dans la tête comme une espèce d’eau étrange, et à chaque fois que cela se produit, Babineau perd un peu plus de son être essentiel.
« Si, dit Brady. Ce soir vous devez être Dr Z.
— Je refuse !
— Vous n’êtes pas en position de refuser. Tout se barre en couilles. La police sera bientôt à votre porte. Ou Hodges, ce qui serait encore pire. Il ne vous récitera pas vos droits, lui, il se contentera de vous assommer avec son casse-tête maison. Parce que c’est un vil connard. Et parce que vous aviez raison. Il sait.
— Je ne veux pas… je ne peux pas… » Babineau regarde sa femme. Oh mon Dieu, ses yeux. Ses yeux exorbités. « La police ne voudra jamais croire… je suis un médecin respectable ! Nous sommes mariés depuis trente-cinq ans !
— Hodges le croira. Et quand Hodges prend le mors aux dents, il se transforme en un putain de Wyatt Earp. Il montrera votre photo à la fille Robinson. Elle la regardera et dira, Oh mais oui, c’est l’homme qui m’a donné le Zappit au centre commercial. Et si vous lui avez donné un Zappit, vous en avez probablement donné un à Janice Ellerton aussi. Oups ! Et n’oublions pas Scapelli. »
Babineau le fixe, incrédule, tâchant de mesurer l’ampleur du désastre.
« Et puis il y a les médicaments que vous m’avez filés. Peut-être que Hodges est déjà au courant, parce qu’il n’hésite pas à user de corruption, et la plupart des infirmiers du Bocal savent. C’est un secret de polichinelle : vous n’avez jamais cherché à le cacher. » Brady secoue tristement la tête de Bibli Al. « Votre arrogance.
— Des vitamines ! »
C’est tout ce que Babineau parvient à dire.
« Même la police ne le croira pas s’ils réquisitionnent vos dossiers et fouillent dans vos ordinateurs. » Brady jette un coup d’œil au corps sans vie de Cora. « Et il y a votre femme, bien sûr. Comment allez-vous expliquer ça ?
— Je regrette que vous ne soyez pas mort avant d’arriver à l’hôpital », dit Babineau. Sa voix monte dans les aigus, se muant en plainte : « Ou sur la table d’opération. Vous êtes un Frankenstein !
— Ne confondez pas le monstre avec son créateur », dit Brady, bien qu’il n’accorde pas réellement de crédit à Babineau sur le plan de la création. Le traitement expérimental du Dr B a peut-être quelque chose à voir avec ses nouvelles aptitudes, mais rien ou pas grand-chose avec son rétablissement. Brady est persuadé que c’est venu de lui. Un acte de pure volonté. « En attendant, on a une visite à faire, et on ne veut pas être en retard.
– À la femme-homme… »
Il y a un mot pour ça, Babineau le connaissait avant, mais ça ne lui revient plus. Comme le nom de cette personne. Ou ce qu’il a mangé pour le dîner. À chaque fois que Brady entre dans sa tête, il en emporte un peu plus avec lui en partant. La mémoire de Babineau. Ses connaissances. Son être.
« C’est ça, la femme-homme. Ou, pour donner à ses préférences sexuelles son nom scientifique, Brutus Minus.
— Non… » La plainte est devenue un murmure. « Je vais rester ici. »
Brady lève son revolver, le canon désormais visible dans le silencieux de fortune explosé.
« Si vous pensez que j’ai vraiment besoin de vous, vous faites la plus grosse erreur de votre vie. Et la dernière. »
Babineau ne dit rien. C’est un cauchemar et il va bientôt se réveiller.
« Obéissez, ou demain la femme de ménage vous trouvera mort à côté de votre femme, deux malheureuses victimes d’un cambriolage. J’aimerais mieux terminer ce que j’ai à faire dans la peau de Dr Z — votre corps a dix ans de moins que celui de Brooks, et il est pas mal conservé —, mais s’il faut vous tuer, je le ferai. Et puis, ce ne serait pas gentil de ma part de vous laisser affronter Kermit Hodges. C’est vraiment un sale type, Felix. Vous n’avez pas idée. »
Babineau regarde le vieux bonhomme en parka rafistolée et voit Hartsfield dans les yeux bleus larmoyants de Bibli Al. Les lèvres de Babineau tremblent, humides de salive. Il a les yeux bordés de larmes. Brady trouve qu’avec ses cheveux blancs hérissés comme ça, le Babi ressemble à Albert Einstein sur la photo où le célèbre physicien tire la langue.
« Comment je me suis mis là-dedans ? gémit-il.
— Comme tout le monde, dit Brady gentiment. Un pas après l’autre.
— Pourquoi a-t-il fallu que vous vous en preniez à la fille ? éclate Babineau.
— C’était une erreur de ma part », dit Brady. Plus facile à admettre que la vérité tout entière : il ne pouvait pas attendre. Il voulait que la sœur du nègre tondeur de pelouse dégage la première. « Maintenant, arrêtez de faire chier et regardez les poissons. Vous savez que vous en avez envie. »
Et il en a envie. C’est ça le pire. En dépit de tout ce que Babineau sait, il en a envie.
Il regarde les poissons.
Il écoute la mélodie.
Quelques minutes plus tard, il se rend dans sa chambre pour se changer et prendre de l’argent dans le coffre-fort. Il fait un dernier arrêt avant de partir. L’armoire à pharmacie de la salle de bains est bien approvisionnée, du côté de Madame comme du sien.
Il prend la BMW de Babineau, laissant la vieille Malibu où elle est pour le moment. Il laisse aussi Bibli Al, qui s’est endormi sur le canapé.
À peu près au moment où Cora Babineau ouvre la porte de sa maison pour la dernière fois de sa vie, Hodges est assis dans le salon des Scott sur Allgood Place, à une rue seulement de Teaberry Lane, où habitent les Robinson. Il a avalé deux anti-douleur avant de descendre de voiture et, réflexion faite, il ne se sent pas trop mal.
Dinah Scott est sur le canapé, entourée de ses deux parents. Elle fait un peu plus de quinze ans ce soir car elle revient d’une répétition pour Les Romanesques, une pièce que le Club Théâtre du lycée de North Side donnera bientôt. Elle joue le rôle de Luisa, a expliqué Angie Scott à Hodges, un rôle en or. (Ce qui a fait lever les yeux au ciel à Dinah.) Hodges est assis en face d’eux, dans un fauteuil La-Z-Boy qui ressemble fortement à celui qu’il a dans son propre salon. À en juger par le profond creux dans l’assise, il en déduit que c’est le nid habituel de Carl Scott les soirs de semaine.
Il y a un Zappit vert clair sur la table basse en face du canapé. Dinah l’a descendu aussitôt de sa chambre, ce qui permet à Hodges de déduire qu’il n’était pas enfoui sous du matériel de sport au fond de son placard, ou perdu sous le lit à prendre la poussière. Il n’était pas non plus abandonné dans son casier au lycée. Ce qui veut dire que, démodé ou non, elle l’utilise.
« Je suis là à la demande de Barbara Robinson, leur dit-il. Elle a été renversée par une camionnette aujourd’hui…
– ÔMONDIEU, s’écrie Dinah en portant une main à sa bouche.
— Elle va bien, dit Hodges. Juste une jambe cassée. Ils la gardent en observation pour la nuit mais elle sera rentrée demain, et de retour à l’école probablement la semaine prochaine. Tu pourras signer son plâtre, si ça se fait toujours. »
Angie passe un bras autour des épaules de sa fille.
« Quel rapport y a-t-il avec le jeu de Dinah ?
— Eh bien, Barbara avait le même et il a provoqué un choc chez elle. » D’après ce que lui a dit Holly quand il était en chemin, c’est la vérité. « Elle était en train de traverser la rue à ce moment là, elle a perdu ses repères l’espace d’une minute et bam. Un garçon a réussi à la pousser sur le côté, lui évitant bien pire.
— Seigneur », dit Carl.
Hodges se penche en avant, le regard posé sur Dinah.
« Je ne sais pas combien de ces gadgets sont défectueux, mais d’après ce qui est arrivé à Barb, et certains autres incidents dont nous avons connaissance, il est évident que certains le sont.
— Que cela te serve de leçon, dit Carl à sa fille. La prochaine fois que quelqu’un te dit que quelque chose est gratuit, méfie-toi. »
Ce qui provoque un nouveau roulement d’yeux typiquement adolescent.
« Ce que j’aimerais savoir, dit Hodges, c’est comment tu t’es procuré le tien. Ça reste un mystère pour moi parce que la compagnie Zappit n’en a pas vendu beaucoup. Quand le Zappit a fait un flop, elle a été rachetée par une autre compagnie, qui elle-même a fait faillite en avril, il y a deux ans. On aurait pu penser qu’ils auraient gardé les Zappit pour les revendre, pour aider à payer les factures…
— Ou qu’ils les auraient détruits, dit Carl. C’est ce qu’ils font avec les invendus des livres de poche, vous savez.
— Oui, je suis au courant, dit Hodges. Alors dis-moi, Dinah, où as-tu trouvé le tien ?
— Je suis allée sur le site, dit-elle. Je vais pas avoir d’ennuis, hein ? Je veux dire, je savais pas, mais papa dit toujours que nul n’est censé ignorer la loi.
— Tu n’as absolument rien à craindre, la rassure Hodges. De quel site parles-tu ?
— Mauvaisconcert.com. J’ai essayé de le trouver sur mon portable quand maman m’a appelée pendant la répétition pour me dire que vous veniez, mais il existe plus. J’imagine qu’ils ont donné tous les Zappit qu’ils avaient.
— Ou qu’ils ont découvert que ces machins-là étaient dangereux et qu’ils ont plié bagage sans prévenir personne, dit Angie Scott, l’air sombre.
— Le choc est-il si violent que ça ? demande Carl. Je l’ai ouvert quand Dee l’a descendu de sa chambre. Il n’y a rien là-dedans à part quatre piles AA rechargeables.
— Moi, je n’y connais rien à ces machins », dit Hodges.
Son estomac recommence à le faire souffrir malgré les médocs. Pas que son estomac soit le réel problème ; non, c’est un organe adjacent d’à peine quinze centimètres de long. Après son rendez-vous avec Norma Wimer, il a pris le temps de chercher le taux de survie des patients atteints d’un cancer du pancréas. Seulement six pour cent arrivent à vivre cinq ans. Pas ce qui s’appelle une nouvelle réjouissante.
« Je n’ai toujours pas réussi à changer la sonnerie de mes messages sur mon iPhone pour qu’elle arrête d’effrayer les passants, poursuit-il.
— Je peux le faire pour vous, propose Dinah. Fastoche. Moi, j’ai Crazy Frog sur le mien.
— Parle-moi du site d’abord.
— Bon, y a eu un tweet, OK ? C’est quelqu’un au lycée qui m’en a parlé. Il a été repris sur pas mal de réseaux sociaux. Facebook… Pinterest… Google +… enfin, vous voyez, quoi. »
Hodges ne voit pas mais il fait oui de la tête.
« Je me souviens pas du tweet mot pour mot mais presque. Parce que ça peut pas faire plus de cent quarante caractères. Vous savez ça, hein ?
— Bien sûr », dit Hodges, quoiqu’il saisisse à peine ce qu’est un tweet.
Sa main gauche essaye de se glisser sur le côté, à l’endroit de la douleur. Il la retient.
« Il disait un truc du genre… » Dinah ferme les yeux d’une manière quelque peu théâtrale, mais faut dire qu’elle revient tout juste d’une répétition. « Mauvaise nouvelle, un taré a gâché le concert des ’Round Here. Mais vous voulez une bonne nouvelle ? Peut-être même un cadeau ? Allez sur mauvaisconcert.com. » Elle ouvre les yeux. « C’est probablement pas exact, mais vous voyez l’idée.
— Je vois, oui. » Il note le nom du site sur son carnet. « Donc tu y es allée…
— Ouais. On est beaucoup à y être allés. C’était plutôt drôle, en fait. Y avait un Vine des ’Round Here en train de chanter leur gros tube d’il y a quelques années, Des Bisous sur la Grande Roue, ça s’appelait, et au bout de vingt secondes environ, y avait un bruit d’explosion et une voix de canard qui disait, “Oh zut alors, concert annulé.”
— Je ne trouve pas ça drôle du tout, dit Angie. Vous auriez pu tous vous faire tuer.
— Il devait y avoir autre chose, dit Hodges.
— Ouais, bien sûr. Ça disait qu’y avait genre deux mille gamins là-bas, pour beaucoup à leur premier concert, et que ça avait pourri l’expérience de leur vie. Sauf que, bon, c’est pas pourri qu’y avait écrit.
— Je crois qu’on avait compris, ma chérie, dit Carl.
— Et puis ça disait que les sponsors des ’Round Here avaient reçu un lot de Zappit et qu’ils voulaient en faire cadeau. Vous savez, pour se faire pardonner, genre.
— Six ans après ? »
Angie paraît sceptique.
« Oui. C’est bizarre quand on y pense.
— Mais tu n’y as pas pensé », dit Carl.
Dinah hausse les épaules, l’air renfrogné.
« Si, mais ça m’a pas paru grave.
— Ben voyons, dit son père.
— Donc… quoi ? demande Hodges. Tu as juste envoyé ton nom et ton adresse et reçu ça », il pointe le Zappit du doigt, « dans ta boîte aux lettres ?
— Non, c’était un peu plus compliqué, répond Dinah. Il fallait genre prouver que t’étais bien au concert. Donc je suis allée voir la maman de Barbara. Vous savez, Tanya.
— Pourquoi ?
— Pour les photos. Je dois avoir les miennes quelque part par là mais je les trouvais pas.
— Sa chambre », dit Angie, et cette fois, c’est elle qui lève les yeux au ciel.
Dans le flanc de Hodges, la palpitation a repris, lente et régulière.
« Quelles photos, Dinah ?
— Ben, c’est Tanya — ça la dérange pas qu’on l’appelle Tanya — qui nous a emmenées au concert. Y avait Barb, moi, Hilda Craver et Betsy.
— Betsy… qui ?
— Betsy DeWitt, répond Angie. On avait décidé de tirer à la courte paille pour savoir qui emmènerait les filles. Tanya a perdu. Elle a pris le monospace de Ginny Carver parce que c’était le plus grand. »
Hodges hoche la tête.
« Bref, quand on est arrivées, reprend Dinah, Tanya nous a prises en photo. Il fallait qu’on ait des photos. Ça peut paraître bête mais on était petites. Maintenant j’écoute Mendoza Line et les Raveonettes mais à l’époque on était complètement folles des ’Round Here. Surtout de Cam, le chanteur principal. Tanya a utilisé nos téléphones. Ou peut-être le sien, je me rappelle plus trop. En tout cas, elle nous en a fait des copies à toutes, sauf que j’ai pas retrouvé les miennes.
— Tu as dû envoyer une photo sur le site pour prouver que tu étais au concert.
— C’est ça, par mail. J’avais peur que ce soit pas suffisant, qu’on voie que nous devant la voiture de Mme Carver, mais y en avait deux où on voyait l’Auditorium Mingo en arrière-plan, avec tous les gens qui faisaient la queue. Même ça, je pensais que ce serait pas suffisant, parce qu’on voyait pas l’enseigne avec le nom du groupe, mais ça a marché et j’ai reçu le Zappit une semaine plus tard. Dans une grosse enveloppe matelassée.
— Y avait-il une adresse d’expéditeur ?
— Mmh-mmh. Je me souviens pas de la boîte postale mais le nom c’était Sunrise Solutions. J’imagine que c’était le sponsor de la tournée. »
C’est possible, pense Hodges, la compagnie n’était pas encore en faillite à l’époque, mais il a de sérieux doutes.
« Est-ce qu’il a été envoyé d’ici, en ville ?
— Je me rappelle pas.
— J’en suis presque sûre, dit Angie. J’ai jeté l’enveloppe qui traînait par terre. C’est moi la bonne à tout faire, ici, vous savez. »
Elle lance un regard à sa fille.
« Désoléée », dit Dinah.
Dans son carnet, Hodges écrit Sunrise Solutions basé à NYC mais colis envoyé d’ici.
« Et ça remonte à quand, tout ça, Dinah ?
— Je suis allée sur le site l’année dernière. Je me rappelle plus quand exactement, mais je sais que c’était avant les vacances de Thanksgiving. Et comme je vous l’ai dit, il est arrivé super vite.
— Donc tu l’as depuis à peu près deux mois.
— Oui.
— Et aucun choc ?
— Non, rien du tout.
— Pendant que tu jouais — disons à Fishin’ Hole —, est-ce qu’il t’est déjà arrivé d’être désorientée ? »
La question a l’air d’inquiéter M. et Mme Scott, mais elle fait sourire Dinah.
« Vous voulez dire comme être hypnotisée ? Esprit es-tu là et tout ça ?
— Je ne sais pas exactement ce que je veux dire, mais OK, si tu veux.
— Non, répond gaiement Dinah. Et puis de toute façon, Fishin’ Hole, c’est vraiment bête comme jeu. C’est pour les petits. Faut se servir des flèches à côté du clavier pour déplacer le filet de Fisherman Joe, vous voyez ? On marque des points en attrapant les poissons. Mais c’est trop facile. La seule raison pour laquelle j’y vais de temps en temps, c’est pour voir s’il y a les poissons roses avec les chiffres.
— Les chiffres ?
— Oui. La lettre qui est arrivée avec le jeu en parlait. Je l’ai punaisée sur mon tableau d’affichage parce que j’ai vraiment envie de gagner la mobylette. Vous voulez la voir ?
— Certainement. »
Quand elle file à l’étage pour aller la chercher, Hodges demande s’il peut utiliser les toilettes. Une fois dans la salle de bains, il déboutonne sa chemise et regarde son flanc gauche qui le lance. Celui-ci semble un peu enflé et chaud au toucher, mais il se dit que ça peut tout aussi bien être le fruit de son imagination. Il tire la chasse et prend deux autres cachets blancs. C’est bon ? demande-t-il à son flanc douloureux. Tu peux la mettre un sourdine un moment et me laisser terminer ?
Dinah a effacé presque tout son maquillage de scène et il est maintenant facile pour Hodges de les imaginer, elle et ses trois copines, à l’âge de neuf ou dix ans, aller à leur premier concert, aussi excitées que des pois sauteurs mexicains au micro-ondes. Elle lui tend la lettre arrivée avec le jeu.
En haut de la feuille, il y a un soleil qui se lève avec les mots SUNRISE SOLUTIONS écrits en arc de cercle au-dessus, ce à quoi on aurait pu s’attendre, sauf que ça ne ressemble à aucun logo d’entreprise que Hodges ait jamais vu. Ça fait étrangement amateur, comme si l’original avait été dessiné à la main. C’est une lettre type où le nom de Dinah a été rajouté pour lui donner une touche plus personnelle. Pas qu’aujourd’hui les gens se fassent encore avoir par ce genre de technique commerciale, pense Hodges, alors que même les envois de masse de compagnies d’assurances ou d’avocats chasseurs de victimes arrivent personnalisés.
Chère Dinah Scott !
Félicitations ! Nous espérons que tu apprécieras ta console Zappit et ses 65 jeux préinstallés tout aussi amusants que stimulants. Ton Zappit est également équipé de la Wifi pour te permettre de visiter tes sites internet préférés et de télécharger des livres en tant que membre du Cercle des Lecteurs Sunrise ! Ce CADEAU GRATUIT t’est offert en compensation du concert que tu as manqué et nous espérons que tu feras part à tes amis de ta merveilleuse expérience Zappit. Et il y a plus ! N’oublie pas de te rendre régulièrement sur l’écran de démo de Fishin’ Hole pour attraper les poissons roses parce qu’un jour viendra — tu le sauras uniquement lorsqu’il arrivera ! — où les poissons roses se transformeront en chiffres ! Si la somme de ces chiffres est égale à l’un des nombres inscrits ci-dessous, tu gagneras un SUPER PRIX ! Mais les chiffres ne seront visibles que pendant une courte période de temps, alors VÉRIFIE RÉGULIÈREMENT ! Pour encore plus d’amusement, échange avec d’autres joueurs au sein du « Zappit Club » en te connectant sur Z-End.com où tu pourras également réclamer ton prix si tu es l’un(e) des heureux gagnants ! Un grand merci de nous tous à Sunrise Solutions et de toute l’équipe Zappit !
Il y avait une signature illisible, à peine plus qu’un gribouillis. Et en dessous :
Les numéros de la chance pour Dinah Scott :
1034 = $25 en bon d’achat chez Deb
1781 = $40 en bon d’achat chez Atom Arcade
1946 = $50 en bon d’achat chez Carmike Cinemas
7459 = 1 mobylette-scooter 50cc Wave (Grand Prix)
« Et tu as réellement cru à ces âneries ? » demande Carl Scott.
La question a beau être accompagnée d’un sourire, Dinah fond en larmes.
« OK, je suis débile, vas-y flingue-moi. »
Carl la serre contre lui et lui fait un bisou sur la tempe.
« Tu sais quoi ? À ton âge, moi aussi j’aurais avalé ça.
— As-tu essayé d’attraper les poissons roses, Dinah ? demande Hodges.
— Oui, une ou deux fois par jour. C’est plus dur que le jeu en fait parce que les roses vont super vite. Il faut se concentrer. »
Naturellement, pense Hodges. Tout ça lui plaît de moins en moins.
« Mais aucun chiffre, si ?
— Non, toujours pas.
— Puis-je l’avoir ? » demande-t-il en désignant le Zappit. Un instant, il pense lui dire qu’il le lui rendra plus tard, puis s’abstient. Il doute qu’il le fera. « Et la lettre ?
– À une condition », répond Dinah.
Hodges, dont la douleur reflue, réussit à sourire.
« Je t’écoute, ma grande.
— Continuez à vérifier les poissons roses, et si un de mes nombres sort, c’est moi qui gagne.
— Marché conclu », dit Hodges, pensant, Quelqu’un veut te faire gagner quelque chose, Dinah, mais je doute fort qu’il s’agisse d’une mobylette-scooter ou de places de cinéma. Il prend le Zappit et la lettre et se lève. « Je tiens à vous remercier pour le temps que vous m’avez accordé.
— Avec plaisir, dit Carl. Et quand vous aurez élucidé à quoi rime tout ça, vous nous le direz ?
— Entendu, dit Hodges. Encore une question, Dinah, et si elle te paraît stupide, n’oublie pas que je vais sur mes soixante-dix ans. »
Dinah sourit :
« En classe, M. Morton dit toujours que la seule question stupide…
— Est celle qu’on ne pose pas. C’est ce que j’ai toujours pensé aussi. Alors la voici. Tout le monde au lycée de North Side est au courant de ça ? Les consoles gratuites, les numéros à trouver en attrapant les poissons et les prix à gagner ?
— Pas juste notre lycée, tous les autres aussi. Twitter, Facebook, Pinterest, Yik Yak… ça marche comme ça.
— Et si tu pouvais prouver que tu étais au concert, tu étais en droit de recevoir un de ces gadgets.
— Mmh-mmh, c’est ça.
— Et Betsy de Witt alors ? Elle en a eu un ? »
Dinah fronce les sourcils.
« Non, et c’est drôle parce qu’elle, elle avait encore ses photos du concert et elle en a envoyé une au site. Mais elle l’a pas fait aussi vite que moi — elle attend toujours le dernier moment pour faire les choses —, alors peut-être qu’ils avaient déjà tout écoulé. C’est ce qui arrive, si t’es pas réactif. »
Hodges remercie à nouveau les Scott, souhaite bonne chance à Dinah pour sa pièce de théâtre et retourne à sa voiture. Quand il se glisse au volant, il fait assez froid pour que son haleine se condense. La douleur refait surface : quatre palpitations violentes. Mâchoires serrées, il attend qu’elles passent tout en essayant de se dire que ces douleurs nouvelles et plus aiguës sont psychosomatiques, parce qu’il sait maintenant de quoi il souffre, mais cette idée n’arrive pas à s’imposer. Deux jours supplémentaires, ça semble soudain très long pour attendre le traitement, mais il attendra, il le faut, car une terrible idée est en train de se faire jour dans son esprit. Pete Huntley ne voudrait pas le croire et Izzy Jaynes penserait sûrement qu’une ambulance et des hommes en blanc devraient l’embarquer sans tarder pour l’asile le plus proche. Hodges lui-même n’y croit pas tout à fait mais les pièces du puzzle sont en train de s’assembler et l’image qui apparaît a beau être insensée, elle a aussi sa désagréable logique.
Il démarre sa Prius et lui fait prendre le chemin de la maison d’où il appellera Holly pour lui demander d’essayer de savoir si Sunrise Solutions a déjà sponsorisé un concert des ’Round Here. Après, il regardera la télé. Et quand il ne pourra plus se persuader que ce qu’il y a au programme l’intéresse, il ira se coucher et restera allongé sans dormir en attendant le matin.
Sauf que ce Zappit vert l’intrigue.
L’intrigue trop, apparemment, pour qu’il attende. À mi-chemin entre Allgood Place et Harper Road, il bifurque sur le parking d’une zone commerciale, s’arrête devant un pressing fermé pour la nuit et pousse le bouton Marche/Arrêt. Le gadget s’éclaire d’une vive lumière blanche puis un Z rouge apparaît en grossissant jusqu’à ce que la barre oblique du Z colore tout l’écran en rouge. Une seconde plus tard, la vive lumière blanche revient et un message apparaît : BIENVENUE SUR ZAPPIT ! LE PLAISIR DE JOUER ! POUR COMMENCER, PRESSE UNE TOUCHE OU FAIS DÉFILER L’ÉCRAN !
Du doigt, Hodges effleure l’écran et des icônes de jeux apparaissent en rangées bien alignées. Certains sont des versions de poche des jeux d’arcade auxquels il regardait Allie jouer au centre commercial quand elle était petite : Space Invaders, Donkey Kong, Pac Man, et aussi Miz Pac Man, la copine officielle du petit diable jaune. Il y a aussi les divers jeux de solitaire auxquels Janice Ellerton était accro, et plein d’autres trucs dont Hodges n’a jamais entendu parler. Il fait à nouveau glisser l’écran, et le voilà, entre SpellTower et Barbie Fashion Show : Fishin’ Hole. Il prend une profonde inspiration et tapote l’icône.
EN ATTENTE DE FISHIN’ HOLE indique l’écran. Un petit cercle tournicote pendant dix secondes ou plus (ça semble plus long) puis l’écran de démo apparaît. Des poissons nagent d’un côté à l’autre, ou décrivent des boucles, ou montent et descendent en diagonale. Des bulles s’échappent de leurs bouches et de leurs queues qui claquent. L’eau, verdâtre en haut, devient progressivement bleue en descendant. Une petite musique résonne, mais Hodges ne la reconnaît pas. Il observe et attend de ressentir quelque chose : une somnolence, vraisemblablement.
Les poissons sont rouges, verts, bleus, dorés, jaunes. C’est censé être des poissons tropicaux mais il leur manque cet hyperréalisme que Hodges a vu dans les pubs télé pour Xbox et PlayStation. Ces poissons sont des poissons de dessins animés, et plutôt rudimentaires en plus. Pas étonnant que le Zappit ait fait un bide, se dit-il, mais ouais, c’est sûr, il y a quelque chose de vaguement hypnotique dans la manière qu’ils ont de bouger, parfois seuls, parfois en couples et, de temps en temps, en bancs arc-en-ciel d’une demi-douzaine.
Et bingo, voici un poisson rose. Hodges le tape du doigt mais le poisson bouge un poil trop vite et il le loupe. Hodges marmonne « Merde ! » dans sa barbe. Il lève un instant les yeux vers la vitrine obscurcie du pressing, parce qu’il se sent en effet un peu somnolent. Il se donne une petite tape sur la joue gauche, puis sur la droite et rabaisse les yeux. Il y a davantage de poissons maintenant qui se croisent et s’entrecroisent en dessinant des motifs compliqués.
Ah, un autre rose, et cette fois il réussit à l’attraper avant qu’il ait disparu à gauche de l’écran. Le poisson lui fait un clin d’œil (un peu comme pour dire OK, Bill, tu m’as eu pour cette fois) mais aucun chiffre n’apparaît. Il attend, observe, et quand un autre poisson rose apparaît, il l’attrape aussi. Toujours aucun chiffre, juste un poisson rose qui ne ressemble à rien dans le monde réel.
La musique semble plus forte maintenant, et en même temps plus lente. Hodges pense, Elle a vraiment un effet, pas de doute. Un effet léger et sans doute complètement accidentel, mais bien réel.
Il pousse le bouton d’arrêt. L’écran s’illumine d’un MERCI D’AVOIR JOUÉ, À BIENTÔT avant de s’éteindre. Hodges regarde l’horloge du tableau de bord et découvre avec surprise qu’il est resté assis là à contempler le Zappit pendant plus de dix minutes. Il aurait dit plutôt deux ou trois. Cinq à tout casser. Dinah n’a pas parlé de perdre la notion du temps devant l’écran de démo du Fishin’ Hole, mais faut dire qu’il ne lui a pas demandé non plus. Et faut dire aussi qu’il se shoote aux antalgiques lourds et que ça n’est sûrement pas étranger à ce qui vient d’arriver. S’il est arrivé quoi que ce soit, cela dit.
Mais aucun chiffre.
Ces poissons roses étaient juste des poissons roses.
Hodges éteint le Zappit, le glisse dans la poche de son manteau avec son téléphone et rentre chez lui.
Freddi Linklatter — dépanneuse informatique et collègue de Brady avant que le monde découvre que Brady Hartsfield était un monstre — est assise à sa table de cuisine à faire tournicoter une flasque en argent en attendant l’homme à l’attaché-case classe.
Il se fait appeler Dr Z mais Freddi n’est pas idiote. Elle sait le nom qui se cache derrière les initiales dorées gravées sur l’attaché-case : Felix Babineau, chef neurologue au Kiner Memorial.
Est-ce qu’il sait qu’elle sait ? Elle suppose que oui, et s’en fiche. Mais c’est bizarre. Très bizarre. Il a la soixantaine, c’est le vieux friqué de base, mais il lui rappelle quelqu’un de beaucoup plus jeune. Quelqu’un, en fait, qui est le patient le plus célèbre (tristement célèbre) de ce Dr Babineau.
Et la flasque tourne, tourne. Elle porte, gravée sur le côté, la mention GH & FL 4Ever[28]. 4Ever n’a duré que deux ans, et Gloria Hollis a déserté depuis un petit moment déjà. Babineau — ou Dr Z comme il se présente lui-même, style méchant de bande dessinée — n’y est pas étranger.
« Il fout les jetons, disait Gloria. L’autre vieux aussi. Et tout ce fric, c’est flippant. C’est beaucoup trop. Je sais pas dans quoi tu t’es fourrée, Fred, mais tôt ou tard, ça va te péter à la gueule et je veux pas être victime des retombées. »
Évidemment, Gloria a aussi rencontré quelqu’un d’autre — quelqu’un d’un peu plus joli que Freddi avec son corps anguleux, son menton en galoche et ses joues grêlées — mais de ce détail, Gloria n’avait pas voulu parler, oh non.
Et la flasque tourne, tourne.
Tout paraissait tellement simple au départ. Et comment aurait-elle pu refuser l’argent ? Elle n’a jamais beaucoup économisé du temps de la Cyber Patrouille chez Discount Electronix, et le travail qu’elle avait réussi à se dégoter en tant que TI indépendante quand la boîte avait fermé suffisait à peine à lui épargner la mendicité. Les choses auraient pu être différentes si elle avait eu ce qu’Anthony Frobisher, son ancien boss, aimait appeler des « compétences sociales », mais les compétences sociales n’ont jamais été le fort de Freddi. Quand le vieux bonhomme qui se fait appeler Z-Boy lui avait fait son offre (et bon sang, son blaze à lui fait vraiment personnage de bédé), ç’avait été comme un cadeau du ciel. Elle vivait dans un appartement pourri du South Side, dans le secteur de la ville couramment surnommé le Paradis des Pedzouilles, et elle avait encore un mois de loyer en retard malgré le fric en liquide que lui avait déjà filé le gars. Qu’est-ce qu’elle était censée faire ? Refuser cinq mille dollars ? T’es pas sérieuse.
Elle se souvient du vieux bonhomme promenant le regard sur son T2, la plupart de ses affaires entassées dans des cabas en papier (trop facile de s’imaginer dormir sous un pont du périphérique avec ces sacs rassemblés autour d’elle).
« Vous aurez besoin d’un endroit plus grand, avait-il dit.
— Ouais, et les horticulteurs de Californie auraient besoin de pluie. »
Elle se rappelle avoir lorgné dans l’enveloppe qu’il lui tendait. Feuilleté la liasse de coupures de cinquante. Le bruit sympa que ça faisait.
« C’est cool, mais le temps que je rembourse tous les gens à qui je dois, il restera plus grand-chose. »
Elle pouvait gruger la plupart d’entre eux, mais le vieux bonhomme avait pas besoin de savoir ça.
« Y en aura d’autres, et mon patron s’occupera de vous trouver un appartement, il pourra vous être demandé d’y recevoir certaines livraisons. »
Là, quelques sirènes d’alarme s’allumèrent.
« Si c’est à de la drogue que vous pensez, laissez tomber. »
Elle avait rendu l’enveloppe bourrée de billets, même si ça lui faisait mal de le faire.
Le vieux l’avait repoussée avec une petite grimace de dégoût.
« Pas de drogue. Vous n’aurez à signer pour rien d’illégal. »
Donc voilà où elle se trouve : un appart’ en copropriété près du lac. Pas qu’il y ait une folle vue sur le lac depuis le sixième étage ni que l’endroit soit un palace, loin de là, surtout en hiver. On a juste un aperçu d’un coin d’eau qui scintille entre les tours plus récentes et plus chouettes, mais le vent s’engouffre sans problème, lui, merci bien, et en ce mois de janvier, qu’est-ce qu’il est froid. Elle a monté ce naze de thermostat à vingt-six et il faut encore qu’elle porte trois couches de vêtements et des caleçons longs sous son jean de travail cinq poches. Le Paradis des Pedzouilles est dans le rétroviseur, cela dit, et ça c’est cool, mais la question demeure : est-ce suffisant ?
Et tourne, tourne la flasque en argent. GH & FL, 4Ever. Sauf que rien ne dure 4Ever.
La sonnette de l’entrée retentit et elle sursaute. Elle ramasse la flasque — son seul souvenir du glorieux temps de Gloria — et va répondre à l’interphone. Elle réfrène son envie de lui ressortir son accent d’espion russe. Qu’il se fasse appeler Dr Babineau ou Dr Z, ce type est un peu effrayant. Pas autant qu’un dealer de crystal meth du Paradis des Pedzouilles, mais effrayant quand même. Mieux vaut la jouer direct et malin, et prier Dieu pour pas se retrouver dans trop d’embrouilles si tout le truc lui pète à la gueule.
« Est-ce le célèbre Dr Z ?
— Bien sûr que c’est lui.
— Vous êtes en retard.
— Compromettrais-je d’autres rendez-vous importants, Freddi ? »
Non, rien d’important. Elle n’a aucun rendez-vous et rien de ce qu’elle fait n’est particulièrement important, ces temps-ci.
« Vous avez apporté l’argent ?
— Naturellement. »
Ton impatient. Le vieux mec qui l’avait entraînée dans toute cette histoire dingue avait le même ton de voix impatient. Lui et le Dr Z ne se ressemblent pas du tout, mais ils ont la même façon de parler, à se demander s’ils ne sont pas frères. Mais ils parlent aussi comme quelqu’un d’autre. L’ancien collègue avec qui elle bossait. Celui qui, au final, s’était révélé être Mr Mercedes.
Freddi n’a pas envie de penser à ça, pas plus qu’elle n’a envie de penser à tous les craquages informatiques qu’elle a effectués pour le compte de Dr Z. Elle enfonce le bouton près de l’interphone.
En allant l’attendre à la porte, elle avale une goutte de whisky pour se donner du courage, glisse la flasque dans la poche de poitrine de sa deuxième chemise puis attrape ses dragées à la menthe dans la poche du T-shirt en dessous. Elle imagine que Dr Z n’en aura rien à cirer si son haleine empeste le whisky, mais quand elle bossait chez Discount Electronix, elle avait l’habitude de sucer une dragée après chaque rasade, et les vieilles habitudes ont la vie dure. Elle sort ses Marlboro de la poche de sa chemise du dessus et en allume une. Ça masquera un peu plus l’odeur d’alcool, et la calmera aussi un peu plus, et si ça lui plaît pas d’être fumeur passif, qu’il aille se faire voir.
« Ce type t’a installée dans un chouette appart’ et t’a filé près de trente mille dollars en dix-huit mois, avait dit Gloria. Tout ça pour faire des trucs que n’importe quelle hackeuse qui touche un peu pourrait faire dans son sommeil, c’est toi-même qui l’as dit. Alors pourquoi toi ? Et pourquoi autant ? »
Encore des trucs auxquels Freddi n’a pas envie de penser.
Tout ça a commencé avec la photo de Brady et sa mère. Elle était tombée dessus dans le débarras de Discount Electronix, à l’époque où le personnel venait d’apprendre que la boîte allait fermer. Leur boss, Anthony « Tones » Frobisher, devait l’avoir trouvée dans le casier de Brady et bazardée là quand la nouvelle était tombée que Brady était l’infâme Tueur à la Mercedes. Freddi ne portait pas Brady dans son cœur (même s’ils avaient eu quelques discussions sympas, tous les deux, sur l’identité de genre). C’était sur une impulsion qu’elle avait emballé la photo et l’avait apportée à l’hôpital. Et puis la curiosité avait fait le reste et motivé ses quelques visites suivantes. Plus la petite fierté que lui avait causée la réaction de Brady en la voyant. Il avait souri.
« Il réagit à votre présence, lui avait dit l’infirmière-chef — Scapelli — après une de ses visites. C’est très inhabituel. »
Le temps que Scapelli remplace Becky Helmington, Freddi avait déjà compris que le mystérieux Dr Z qui avait pris le relais pour la renflouer en cash était en réalité le Dr Felix Babineau. À ça non plus, elle préférait ne pas penser. Ni aux cartons qui avaient commencé à arriver de Terre Haute, dans l’Indiana, livrés par UPS. Elle était devenue une experte en non-pensée, parce qu’une fois qu’on commençait, certaines connexions devenaient évidentes. Et tout ça à cause de cette maudite photo. Freddi regrette maintenant de ne pas avoir résisté à son impulsion, mais sa mère avait un dicton : Trop tard arrive toujours trop tôt.
Elle entend le bruit de ses pas dans le couloir. Ouvre la porte avant qu’il ait le temps de sonner. Et la question sort de sa bouche avant qu’elle ait su qu’elle allait la poser :
« Dites-moi la vérité, docteur Z… est-ce que vous êtes Brady ? »
Hodges a à peine passé la porte et pas fini de retirer son manteau que son portable sonne.
« Hé, Holly.
– Ça va, Bill ? »
Il voit déjà arriver tous ses appels commençant par cette sempiternelle question. Bon, ça vaut mieux que Crève, charogne.
« Ouaip, ça va.
— Encore un jour et tu attaques ton traitement. Et une fois que tu l’auras commencé, tu l’arrêteras plus. Tu feras tout ce que le docteur te dira.
— Arrête de t’inquiéter. Une promesse est une promesse.
— J’arrêterai de m’inquiéter quand tu seras guéri du cancer. »
Non, Holly, se dit-il, et il ferme les yeux pour lutter contre la brûlure inattendue des larmes. Non, non, non.
« Jerome arrive ce soir. Il a appelé de l’avion pour demander des nouvelles de Barbara et je lui ai raconté tout ce qu’elle m’a dit. Il atterrit à vingt-trois heures. C’est bien qu’il soit parti aussitôt, parce qu’ils annoncent une tempête. Et une mauvaise. J’ai proposé de lui réserver une voiture comme je fais pour toi quand tu pars en déplacement, c’est facile maintenant avec le compte de l’agence…
— Qu’on n’aurait pas si tu ne m’avais pas harcelé jusqu’à ce que je cède, je sais, crois-moi, j’ai pas oublié.
— Mais il n’avait pas besoin de voiture. Son père va le chercher à l’aéroport. Ils iront voir Barbara demain matin à huit heures et la ramèneront à la maison si le médecin donne son feu vert. Jerome dit qu’il peut être au bureau à dix heures, si ça nous convient.
– Ça me paraît bien », dit Hodges en s’essuyant les yeux. Il ne sait pas quelle aide pourra leur apporter Jerome mais il sait que ça sera super chouette de le revoir. « Je pense que tout ce qu’il apprendra d’elle concernant ce foutu gadget…
— … c’est ce que je lui ai demandé de faire. Tu as récupéré celui de Dinah ?
— Oui, et je l’ai essayé. Il y a un truc avec la démo de Fishin’ Hole, c’est sûr. Ça t’endort si tu la regardes trop longtemps. Purement accidentel, à mon avis, et je ne vois pas comment ça pourrait affecter la majorité des gosses parce qu’ils auront qu’une envie : aller directement au jeu. »
Il lui raconte tout ce qu’il a appris de Dinah, et Holly observe :
« Donc Dinah n’a pas obtenu son Zappit de la même manière que Barbara et Mme Ellerton.
— Non.
— Et n’oublie pas Hilda Carver. Le dénommé Myron Zakim lui en a donné un aussi. Sauf que le sien ne marchait pas. Barb a dit qu’il a juste lancé un éclair bleu et qu’il est mort. Est-ce que tu as vu des éclairs bleus ?
— Non. » Hodges est en train d’inspecter le maigre contenu de son frigo à la recherche de quelque chose que son estomac pourrait accepter et se décide pour un yaourt à la banane. « Il y avait des poissons roses. Mais j’en ai attrapé deux — et c’était pas facile — et aucun chiffre n’est apparu.
— Je parie que Mme Ellerton, elle, a eu droit aux chiffres. »
C’est aussi ce que pense Hodges. Il est un peu tôt pour les généralités, mais il commence à se dire que les poissons-chiffres apparaissent seulement sur les Zappit remis de la main à la main par l’homme à l’attaché-case, Myron Zakim. Hodges pense aussi que quelqu’un s’amuse à jouer avec la lettre Z et, outre son intérêt morbide pour le suicide, le jeu faisait partie du modus operandi de Brady Hartsfield. Sauf que Brady est coincé dans sa chambre à Kiner, bon sang. Hodges ne cesse de se heurter à ce fait irréfutable. Si Brady Hartsfield a des pantins pour faire le sale boulot à sa place — et ça commence à y ressembler de plus en plus —, comment fait-il pour les manipuler ? Et pourquoi ceux-ci acceptent-ils de se laisser manipuler ?
« Holly, j’ai besoin que tu fasses chauffer l’ordi et que tu me vérifies un truc. Pas énorme, mais ça nous ôtera d’un doute.
— Vas-y, dis.
— Je veux savoir si Sunrise Solutions a sponsorisé la tournée des ’Round Here en 2010, l’année où Hartsfield a essayé de faire sauter l’Auditorium Mingo. Ou toute autre tournée des ’Round Here.
— Je peux faire ça. Tu as dîné ?
— Je m’y mets, là.
— Bien. Tu manges quoi ?
— Steak, frites allumettes et salade, répond Hodges en contemplant le pot de yaourt avec un mélange de dégoût et de résignation. Et j’ai un reste de tarte aux pommes pour le dessert.
— Fais-le tiédir au micro-ondes et pose une boule de glace vanille dessus. Miam !
— Je vais y penser. »
Il ne devrait pas être étonné qu’elle le rappelle cinq minutes plus tard avec le renseignement demandé — c’est du Holly tout craché — mais il l’est quand même.
« Déjà ? T’es incroyable, Holly ! »
Sans se douter qu’elle se fait l’écho de Freddi Linklatter presque mot pour mot, Holly répond :
« Demande-moi quelque chose de plus dur la prochaine fois. Tu seras peut-être content d’apprendre que les ’Round Here se sont séparés en 2013. Ces boys bands n’ont pas l’air de durer très longtemps.
— Non, répond Hodges, une fois qu’ils commencent à se raser, les petites filles s’en désintéressent.
– Ça je ne sais pas, dit Holly. Moi j’ai toujours été fan de Billy Joel. Et de Michael Bolton aussi. »
Oh, Holly, se lamente Hodges. Pour la x-ième fois.
« Entre 2007 et 2012, le groupe a fait six tournées nationales. Les quatre premières étaient sponsorisées par les céréales Sharp qui ont distribué des échantillons gratuits à chaque concert. Les deux derniers, y compris celui du Mingo, ont été sponsorisés par Pepsi.
— Pas Sunrise Solutions.
— Non.
— Merci, Holly. On se voit demain.
— Oui. T’es en train de manger, là ?
— Je m’installe juste.
— Très bien. Et tu essaieras d’aller revoir Barbara avant de démarrer ton traitement. Elle a besoin de voir des visages amicaux parce que ce qui la travaille ne s’est pas encore dissipé. Elle dit que c’est comme si ça lui avait laissé une traînée de bave dans le cerveau.
— J’y veillerai », dit Hodges, mais c’est une promesse qu’il ne sera pas en mesure de tenir.
Est-ce que vous êtes Brady ?
Felix Babineau, qui parfois s’intitule Myron Zakim et parfois Dr Z, répond à la question en souriant. Ça creuse ses joues pas rasées d’une manière décidément flippante. Ce soir il porte une chapka de fourrure au lieu de son trilby et ses cheveux blancs rebiquent en bas tout autour. Freddi regrette d’avoir posé la question, regrette d’avoir dû le laisser entrer, regrette d’avoir même jamais entendu parler de lui. S’il est Brady, alors il est aussi une maison hantée ambulante.
« Ne posez pas de questions et je ne raconterai pas de mensonges », dit-il.
Elle voudrait en rester là mais n’y arrive pas.
« Parce que vous parlez comme lui. Et le craquage que l’autre m’a demandé de faire après l’arrivée des colis… c’était signé Brady, je l’aurais reconnu entre mille.
— Brady Hartsfield est en état semi-catatonique et peut à peine marcher, encore moins rédiger un craquage informatique à réaliser sur une poignée de consoles obsolètes. Certaines étaient défectueuses en plus d’être obsolètes. Ces enfoirés de Sunrise Solutions m’ont entubé et ça me fait chier un max. »
Ça me fait chier un max. Une formule que Brady utilisait tout le temps, à l’époque de la Cyber Patrouille, généralement en référence à leur boss ou à un de ces cons de clients qui avait réussi à renverser son expresso sur son ordinateur.
« Vous avez été très bien payée, Freddi, et votre travail est bientôt terminé. N’insistez pas, voulez-vous ? »
Il la dépasse sans attendre de réponse, va poser son attaché-case sur la table et fait sauter les fermoirs. Il en retire une enveloppe portant ses initiales, FL. Les lettres sont inclinées vers l’arrière. Pendant ses années de travail chez Discount Electronix, elle a vu cette même écriture penchée sur des centaines de bons de commande. Ceux que Brady remplissait.
« Dix mille, dit Dr Z. Dernier paiement. Maintenant, au boulot. »
Freddi tend la main vers l’enveloppe.
« Vous n’êtes pas obligé de rester si vous voulez pas. Le reste est quasiment automatique. C’est comme programmer une alarme réveil. »
Et si tu es vraiment Brady, tu pourrais le faire toi-même. Je suis bonne, mais t’étais encore meilleur.
Il lui laisse frôler l’enveloppe des doigts et la retire brusquement.
« Je vais rester. Pas que je ne vous fasse pas confiance, mais… »
C’est ça, pense Freddi. Tu parles.
Les joues du vieux se fripent, encore ce même sourire inquiétant.
« Et qui sait ? Nous pourrions être chanceux et assister à la première capture.
— Je vous parie que tous les gens qui ont reçu des Zappit les ont déjà jetés. C’est un putain de jouet, et y en a qui marchent même pas. Comme vous l’avez dit vous-même.
– Ça, c’est mon problème », répond Dr Z.
À nouveau, ses joues se rident et se creusent. Il a les yeux rouges, comme s’il avait fumé du crack. Elle pense un instant lui demander à quoi ils jouent exactement, et quel résultat il espère obtenir… mais elle a déjà sa petite idée, et tient-elle vraiment à en être sûre ? En plus, si c’est vraiment Brady, quel mal est-ce que ça peut bien faire ? Il avait des centaines d’idées, et toutes plus nazes les unes que les autres.
Enfin.
Presque toutes.
Elle le précède dans ce qui devait être à l’origine une chambre d’amis et qui est devenu son atelier, le genre de refuge électronique dont elle a toujours rêvé sans jamais pouvoir se l’offrir — une planque dont Gloria, avec sa belle gueule, son rire contagieux et ses « compétences sociales », n’a jamais compris le besoin. Dans cette piaule, les convecteurs marchent à peine et il fait trois degrés de moins que dans le reste de l’appartement. Mais ça dérange pas les ordinateurs. Ils aiment ça.
« Allez-y, dit-il. Faites-le. »
Elle s’assoit devant le premier Mac de bureau de la rangée, avec son écran de soixante-dix centimètres qu’elle réactive, et tape son mot de passe — une suite de chiffres pris au hasard. Il y a un dossier simplement intitulé Z qu’elle ouvre à l’aide d’un autre mot de passe. Les sous-dossiers sont nommés Z-1 et Z-2. Elle utilise un troisième mot de passe pour ouvrir Z-2 puis commence à pianoter rapidement sur le clavier. Dr Z reste posté au-dessus de son épaule gauche. C’est une présence négative et dérangeante au début, puis elle s’absorbe dans sa tâche, comme toujours.
D’ailleurs, ça ne prend pas longtemps ; Dr Z lui a remis le programme, et l’exécuter est un jeu d’enfant. À droite de son ordinateur, sur une étagère, est posé un répéteur de signal Motorola. Lorsqu’elle termine en pressant simultanément Commande et la touche Z, le répéteur se lance. Un mot apparaît en pointillés jaunes : RECHERCHE. Il clignote comme un feu à un carrefour désert.
Ils attendent, et Freddi se rend compte qu’elle retient son souffle. Elle le relâche d’un coup, gonflant momentanément ses joues creuses. Elle commence à se lever mais Dr Z pose une main sur son épaule.
« Donnons-lui un petit peu plus de temps. »
Ils lui donnent encore cinq minutes ; on n’entend que le bourdonnement léger de l’équipement électronique et la mélopée du vent en provenance du lac gelé. RECHERCHE n’arrête pas de clignoter.
« Très bien, dit enfin Dr Z. Je savais qu’il ne fallait pas en espérer autant. Chaque chose en son temps, Freddi. Retournons à côté. Je vais vous remettre le dernier paiement et vous lais… »
RECHERCHE jaune se transforme soudain en TROUVÉ vert.
« Ça y est ! hurle-t-il, la faisant sursauter. Ça y est, Freddi ! On a le premier ! »
Ses ultimes doutes sont balayés ; maintenant elle en est sûre. Il a suffi de ce hurlement de triomphe. C’est Brady, il n’y a plus aucun doute. Il s’est transformé en poupée russe vivante, ce qui va parfaitement bien avec sa chapka en fourrure. Regardez à l’intérieur de Babineau, il y a Dr Z. Regardez à l’intérieur de Dr Z et là, actionnant toutes les manettes, il y a Brady Hartsfield. Dieu sait comment c’est possible, mais c’est pourtant ce qui est.
TROUVÉ vert est remplacé par CHARGEMENT rouge. Au bout de quelques secondes à peine, CHARGEMENT est remplacé par TÂCHE TERMINÉE. Après quoi, le répéteur se remet en mode RECHERCHE.
« Très bien, dit-il. Je suis satisfait. Il est temps pour moi de partir. La soirée a été chargée et je n’ai pas encore terminé. »
Elle le suit dans la pièce principale, refermant la porte de son antre électronique derrière elle. Elle est parvenue à une décision qu’elle aurait sans doute dû prendre depuis longtemps. Dès qu’il sera parti, elle ira éteindre le répéteur et supprimer le dernier programme. Cela fait, elle bouclera une valise et se trouvera un motel. Demain, elle fout le camp de cette ville et file chercher le soleil en Floride. Elle en a eu sa dose, du Dr Z, et de son acolyte Z-Boy, et de l’hiver dans le Midwest.
Dr Z endosse son manteau mais dérive vers la fenêtre au lieu d’aller vers la porte.
« Pas terrible comme vue. Trop de tours sur le passage.
— Ouais, ça craint grave.
— Elle vaut quand même mieux que la mienne, dit-il sans se retourner. Tout ce que j’ai à me mettre sous la dent depuis cinq ans et demi, c’est un garage couvert. »
Soudain, Freddi a atteint ses limites. Si dans soixante secondes il est encore dans la pièce, elle va piquer une crise de nerfs.
« Donnez-moi mon argent. Donnez-le-moi et foutez le camp. C’est terminé. »
Il se retourne. À la main, il a le pistolet à canon court qu’il a utilisé pour la femme de Babineau.
« Tu as raison, Freddi. C’est terminé. »
Elle réagit instantanément : un revers dans le pistolet pour l’éjecter, un coup de pied dans les parties, un mouvement de karaté en cisaille à la Lucy Liu pour l’achever quand il se plie en deux, et fuite en courant par la porte en hurlant comme une possédée. Ce petit clip mental passe en couleurs et en Dolby stéréo dans sa tête pendant qu’elle reste clouée sur place. Le pistolet fait bang. Elle trébuche de deux pas en arrière, heurte le fauteuil dans lequel elle s’assoit pour regarder la télé, s’affale dessus et roule par terre, la tête la première. Le monde commence à s’obscurcir et à se retirer. Sa dernière sensation est une chaleur en haut, où elle commence à saigner, et en bas, où sa vessie s’est relâchée.
« Dernier paiement, comme promis. »
Les mots lui parviennent de très, très loin.
La noirceur engloutit le monde. Freddi bascule dedans et disparaît.
Brady se tient parfaitement immobile, observant le sang se répandre sous elle. Il écoute, au cas où quelqu’un viendrait frapper à la porte pour demander si tout va bien. Il n’y croit pas vraiment, mais mieux vaut se tenir prêt.
Au bout de quatre-vingt-dix secondes environ, il remet le revolver dans la poche de son manteau avec son Zappit. Il ne résiste pas à l’envie de jeter un dernier regard dans la salle des ordinateurs avant de partir et constate que le répéteur de signal continue sa recherche automatique sans fin. Contre vents et marées, il a accompli une incroyable odyssée. Ce qu’en seront les ultimes résultats est impossible à prévoir, mais il y aura des résultats, c’est certain. Et ça rongera le vieux flic comme de l’acide. La vengeance est vraiment un plat qui se mange froid.
Il a tout l’ascenseur pour lui en redescendant. Le hall de l’immeuble est tout aussi désert. Il tourne le coin de la rue, remontant le col du coûteux manteau d’hiver de Babineau pour se protéger du vent, bipant pour déverrouiller la BM du médecin. Il monte et démarre, mais seulement pour avoir le chauffage. Il a encore quelque chose à faire avant de rallier sa prochaine destination. Il n’a pas vraiment envie de le faire, parce que nonobstant ses failles d’être humain, Babineau est doté d’un esprit suprêmement intelligent, dont une grande partie est encore intacte. Détruire cet esprit-là ressemble trop à ce que font ces connards débiles et superstitieux d’ISIS en pulvérisant des trésors d’art et de culture à coups de masse. Pourtant, ce doit être fait. Il s’agit de ne prendre aucun risque, car le corps aussi est un trésor. Certes, Babineau a une tension artérielle un peu élevée et son ouïe a considérablement baissé ces dernières années, mais la pratique du tennis et ses séances bi-hebdomadaires à la salle de sport de l’hôpital lui ont garanti une bonne musculature. Son cœur bat à soixante-dix pulsations-minute, sans le moindre raté. Il ne souffre pas de sciatique, ni de goutte, ni de cataracte, ni d’aucun autre outrage qu’inflige le temps à beaucoup d’hommes de son âge.
En plus, le bon docteur est tout ce que Brady a, du moins pour le moment.
Avec cela en tête, Brady se replie vers l’intérieur et trouve ce qui reste de la conscience profonde de Felix Babineau — le cerveau à l’intérieur du cerveau. Celui-ci a été diminué, ravagé, scarifié par les occupations répétées de Brady, mais il est toujours là, toujours Babineau, toujours capable (théoriquement du moins) de reprendre le contrôle. Il est néanmoins sans défense, comme une créature sans carapace, décortiquée et à vif. Dessous, ce n’est pas exactement de la chair : l’être profond de Babineau ressemble plutôt à un dense réseau de câbles faits de lumière.
Non sans regrets, Brady les empoigne avec sa main fantôme et les arrache.
Hodges passe sa soirée à manger lentement son yaourt tout en regardant la chaîne météo. La tempête annoncée, ridiculement baptisée Eugénie par les grosses têtes de la chaîne, continue d’arriver et devrait frapper la ville à un moment ou à un autre demain.
« Difficile d’être plus précis en l’état actuel des choses, affirme la première grosse tête, un chauve à lunettes, à l’autre grosse tête, une bombe blonde. On n’avait jamais vu une tempête aussi capricieuse. »
La blonde rit comme si son partenaire en météorologie avait dit un truc follement spirituel et Hodges pointe sa télécommande pour leur couper le sifflet.
La zapette, se dit-il en la regardant. C’est comme ça que tout le monde appelle ce machin. Sacrée invention, quand on y pense. On peut accéder à des centaines de chaînes différentes par une commande à distance. Plus la peine de se lever. Comme si on était à l’intérieur de la télévision et pas dans son fauteuil. Ou aux deux endroits en même temps. Un genre de miracle, quoi.
Au moment où il entre dans la salle de bains pour se laver les dents, son portable vibre. Il consulte l’écran et ne peut s’empêcher de rire, même si c’est douloureux. C’est maintenant qu’il est chez lui, dans l’intimité de son propre domicile où personne ne risque d’être dérangé par la sonnerie du Home Run, que son vieux coéquipier décide plutôt de lui téléphoner.
« Hé, Pete, sympa de savoir que tu te souviens encore de mon numéro. »
Pete n’a pas le temps de déconner.
« J’ai un truc à te dire, Kermit, et si tu décides de t’en servir, moi je suis comme le sergent Schultz dans Stalag 13. Tu t’souviens ?
— Ouaip. » Ce qui vrille tout à coup le ventre de Hodges n’est pas une crampe de douleur mais d’excitation. Étrange comme les deux se ressemblent. « Tu ne sais rien.
— Exact. Bien obligé, parce que en ce qui concerne nos services, le meurtre de Martine Stover et le suicide de sa mère sont une affaire classée. Et on ne va certainement pas rouvrir le dossier à cause d’une coïncidence, et les ordres viennent d’en haut. On est clairs là-dessus ?
— Comme de l’eau de roche, répond Hodges. C’est quoi, cette coïncidence ?
— L’infirmière-chef de la clinique des traumas de Kiner s’est suicidée la nuit dernière. Ruth Scapelli.
— J’ai appris ça, dit Hodges.
— Lors d’un de tes petits pèlerinages à l’hôpital pour rendre visite au charmant M. Hartsfield, je présume.
— Mouais. »
Inutile de signaler à Pete qu’il n’a même pas pu aller jusqu’à la porte du charmant M. Hartsfield.
« Scapelli avait un de ces gadgets, là. Un Zappit. Apparemment, elle l’a jeté à la poubelle avant de se trancher les veines. L’un des gars de la scientifique l’a trouvé.
— Ah. » Hodges retourne au salon et s’assoit, grimaçant lorsque son corps se plie en deux. « Et c’est l’idée que tu te fais d’une coïncidence ?
— Pas nécessairement, répond Pete gravement.
— Mais ?
— Mais je veux prendre ma retraite en paix, bon sang de bois ! S’il y a une balle à récupérer sur ce coup-là, Izzy peut le faire.
— Mais Izzy n’a aucune envie de récupérer une balle puante.
— Non. Et le capitaine non plus, sans parler du commissaire. »
En entendant ça, Hodges est forcé de réviser son opinion sur son ancien coéquipier : c’est pas un vieux flic fatigué, en fin de compte.
« T’as vraiment été leur parler ? Essayé de garder la balle en jeu ?
— Au capitaine, oui. En dépit des objections d’Izzy Jaynes, dois-je préciser. Ses objections stridentes. Le capitaine a parlé au commissaire. Et là, en fin de soirée, on me notifie de laisser tomber, et tu sais pourquoi.
— Ouais. Parce que c’est connecté à Brady, d’un côté comme de l’autre. Martine Stover étant l’une de ses victimes du City Center. Ruth Scapelli étant son infirmière. Il faudrait environ six minutes à un journaliste modérément futé pour faire le lien et pondre une belle grosse histoire à sensation. C’est ce que t’a dit le capitaine Pedersen ?
— Exactement. Personne à la police ne tient à ce que le projecteur soit de nouveau braqué sur Hartsfield, surtout si on considère qu’il est toujours jugé incompétent pour organiser sa défense et donc inapte à comparaître. Merde, personne à la mairie n’y tient. »
Hodges reste silencieux, à réfléchir de toutes ses forces — comme peut-être il n’a jamais réfléchi de toute sa vie. Il a appris l’expression franchir le Rubicon il y a belle lurette, quand il était au lycée, et compris sa signification sans avoir besoin de l’explication de Mme Bradley : prendre une décision irrévocable. Ce qu’il a appris par la suite, parfois à ses dépens, c’est que l’on rencontre la plupart de ces Rubicon sans y avoir été préparé. S’il dit à Pete que Barbara Robinson aussi avait un Zappit et qu’elle aussi avait peut-être des idées suicidaires quand elle a séché les cours pour descendre à Lowtown, Pete sera presque obligé d’en référer de nouveau à Pedersen. Deux suicides liés à des Zappit peuvent être rétrogradés au rang de coïncidence, mais trois ? Bon, d’accord, Barbara n’a pas exactement réussi, Dieu merci, mais elle a aussi un lien avec Brady. Elle était au concert des ’Round Here, non ? En compagnie d’Hilda Carver et de Dinah Scott qui elles aussi ont reçu des Zappit. Mais la police est-elle capable de croire ce que lui-même commence à croire ? C’est une question importante parce que Hodges aime Barbara Robinson et il ne tient pas à ce qu’on porte atteinte à sa vie privée si rien de concret n’en sort.
« Kermit ? T’es là ?
— Oui. Je réfléchissais. Est-ce que Mme Scapelli a reçu de la visite hier soir ?
— Peux pas te dire parce qu’on a pas interrogé les voisins. C’était un suicide, pas un meurtre.
— Olivia Trelawney aussi s’est suicidée, dit Hodges. Tu t’souviens ? »
C’est au tour de Pete de se taire. Évidemment qu’il se souvient, et il se souvient aussi qu’il s’agissait d’un suicide assisté. Hartsfield avait implanté un ver malveillant dans l’ordinateur d’Olivia Trelawney pour lui faire croire qu’elle était hantée par le fantôme d’une jeune mère tuée au City Center. Que la plupart des habitants de la ville en soient venus à la considérer comme en partie responsable du massacre parce qu’elle avait été négligente avec ses clés de voiture y avait aussi contribué.
« Brady a toujours adoré…
— Je sais ce qu’il a toujours adoré, dit Pete. Pas besoin d’en rajouter. J’ai encore un morceau de choix pour toi, si tu veux.
— Vas-y, balance.
— J’ai parlé à Nancy Alderson cet après-midi vers cinq heures. »
Bien, Pete, pense Hodges. Tu te crèves un peu le cul pour tes dernières semaines.
« Elle m’a dit que Mme Ellerton avait déjà acheté le nouvel ordinateur pour sa fille. Pour ses cours en ligne. Il est encore dans son emballage sous l’escalier menant au sous-sol. Ellerton s’apprêtait à l’offrir à Martine pour son anniversaire, le mois prochain.
— Préparatifs pour l’avenir, en d’autres termes. Pas ce qu’on attendrait d’une femme suicidaire, si ?
— Non, j’imagine que non. Faut que j’y aille, Kermit. La balle est dans ton camp. Joue-la ou laisse-la filer. À toi de voir.
— Merci, Pete. J’apprécie que tu m’aies mis au courant.
— Je regrette le bon vieux temps, dit Pete. On aurait suivi la piste tous les deux et tant pis pour les conséquences.
— Mais ce temps est révolu. »
Hodges se masse le flanc.
« Oui. Révolu. Prends soin de toi. Tâche de reprendre un peu de poids, nom de Dieu.
— Je fais de mon mieux », répond Hodges mais il parle dans le vide, Pete a déjà raccroché.
Il se brosse les dents, prend un antidouleur et enfile lentement son pyjama. Puis il se met au lit et regarde fixement l’obscurité, attendant le sommeil, ou l’aube, selon ce qui se présentera en premier.
Après avoir enfilé les vêtements de Babineau, Brady a veillé à récupérer son badge d’identité sur son bureau, car la bande magnétique au dos en fait un passe universel. À vingt-deux heures trente ce soir-là, à peu près au moment où Hodges finit par être rassasié de météo, il l’utilise pour la première fois pour entrer dans le parking clôturé du personnel, derrière le bâtiment principal de l’hôpital. De jour, le parking est plein à craquer, mais à cette heure, il a l’embarras du choix. Il choisit de se garer aussi loin que possible de l’éclat envahissant des lampes à arcs de sodium. Il abaisse le dossier du siège de la tire de luxe du Dr B et coupe le contact.
Il se laisse aller au sommeil et se retrouve à naviguer à travers un léger brouillard de souvenirs déconnectés, tout ce qui reste de Felix Babineau. Il sent le goût de menthe du baume à lèvres de la première fille qu’il a embrassée, Marjorie Patterson, au collège de Joplin Est, dans le Missouri. Il voit un ballon de basket avec le mot VOIT écrit en lettres noires râpées. Il sent la chaleur dans son pantalon de jogging alors qu’il se fait pipi dessus pendant qu’il est en train de colorier derrière le vieux canapé de mémé, un énorme dinosaure recouvert de velours vert fané.
Apparemment, les souvenirs d’enfance sont les derniers à s’en aller.
Peu après deux heures du matin, il tressaille sous l’effet d’une vive réminiscence : son père lui administrant une gifle pour avoir joué avec des allumettes dans leur grenier, et il se réveille en sursaut dans le siège-baquet de la BM. Une seconde, le détail le plus net de ce souvenir subsiste : une veine palpitant dans le cou congestionné de son père, juste au-dessus du col de son polo de golf bleu Izod.
Puis il redevient Brady, revêtu du costume de peau de Babineau.
Confiné en Chambre 217, et dans un corps qui ne fonctionne plus, Brady a eu des mois pour dresser ses plans, les réviser et réviser leurs révisions. Il a commis des erreurs en cours de route (il regrette, par exemple, d’avoir utilisé Z-Boy pour envoyer un message à Hodges sous le Parapluie Bleu de Debbie et il aurait dû attendre avant de se lancer après Barbara Robinson), malgré tout il a persévéré, et voilà où il en est, au seuil de la réussite.
Il a répété mentalement cette partie de l’opération une bonne douzaine de fois, ce qui fait qu’il avance maintenant avec confiance. Un coup de carte magnétique lui donne accès à une porte marquée ENTRETIEN A. Aux étages supérieurs, les machines qui font tourner l’hôpital sont à peine audibles, un bourdonnement étouffé, si tant est qu’on les entende. Ici, elles font un grondement de tonnerre régulier, et le corridor carrelé est étouffant. Mais il est désert, comme escompté. Un hôpital de grande ville ne dort jamais d’un sommeil profond, mais aux petites heures du jour il ferme les yeux et somnole.
La salle de pause de l’équipe d’entretien est déserte aussi, tout comme la zone douches et vestiaires au-delà. Certains casiers sont fermés avec des cadenas mais la plupart sont ouverts. Il les essaie les uns après les autres, vérifiant les tailles, jusqu’à ce qu’il trouve une chemise grise et un pantalon de travail de la taille approximative de Babineau. Il ôte les habits du Babi et endosse la tenue d’agent d’entretien, sans oublier de transférer le flacon de comprimés qu’il a pris dans la salle de bains du toubib. Prescription pour Madame et Monsieur, mélange puissant. À l’une des patères près des douches, il aperçoit la touche finale : une casquette de baseball rouge et bleu des Groundhogs. Il la prend, ajuste la bande élastique à l’arrière et la rabat sur son front, veillant à bien rentrer tous les cheveux d’argent de Babineau.
Il remonte toute la longueur de l’Entretien A et tourne à droite dans la laverie de l’hôpital, humide en plus d’être étouffante. Deux femmes de ménage sont assises sur des chaises en plastique entre deux rangées de séchoirs Foshan gigantesques. Elles dorment, l’une avec une boîte de crackers en forme d’animaux renversée dans le creux de sa jupe en nylon vert. Plus loin, après les machines à laver, deux chariots de linge sont rangés contre un mur en parpaings. L’un est plein de chemises d’hôpital, l’autre chargé de piles de draps propres. Brady attrape une poignée de chemises, les pose par-dessus les draps soigneusement pliés et pousse le chariot devant lui dans le couloir.
Il lui faut changer d’ascenseur et remonter à pied la passerelle pour atteindre le Bocal, et il croise exactement quatre personnes sur son chemin. Deux infirmiers en train de chuchoter devant une armoire de fournitures médicales ; deux internes dans le salon des médecins occupés à rire silencieusement devant un écran de portable. Aucun d’eux ne prête attention à l’agent d’entretien de nuit qui passe, tête baissée, en poussant son lourd chariot de linge.
Le moment où il risque le plus de se faire remarquer — et peut-être reconnaître —, c’est quand il franchira le bureau de l’accueil au centre du Bocal. Mais sur les deux infirmières de garde, l’une est en train de jouer au solitaire sur son ordinateur et l’autre rédige des notes, soutenant sa tête de sa main libre. Celle-ci, apercevant un mouvement du coin de l’œil, salue l’homme qui passe sans lever la tête et lui demande comment il va.
« Bien, répond Brady. Froid quand même, cette nuit.
— Mmh-mmh, et il paraît que la neige arrive. »
Elle bâille et reprend ses notes.
Brady continue à pousser son chariot dans le couloir et s’arrête un peu avant la 217. L’un des petits secrets du Bocal, c’est que les chambres ont deux portes, l’une numérotée et l’autre non. Les portes non numérotées ouvrent sur les placards, permettant ainsi le réassortiment en draps et autres fournitures sans déranger le repos des patients… ou leur cerveau dérangé. Brady attrape quelques chemises, jette un rapide coup d’œil alentour pour s’assurer qu’il est toujours seul et se glisse par la porte anonyme. Un instant plus tard, il a les yeux posés sur lui-même. Des années durant, il a trompé tout son monde, leur faisant croire que Brady Hartsfield était ce que les personnels soignants appellent (uniquement entre eux) un légume, une larve, ou carrément un cata, comme catatonique. Là, c’est vraiment ce qu’il est.
Il se penche et caresse une joue légèrement piquetée de barbe. Passe le gras du pouce sur une paupière close, palpant la courbe du globe oculaire en dessous. Soulève une main, la retourne et la repose doucement, paume en l’air, sur le couvre-lit. De la poche du pantalon gris, il sort le flacon de comprimés et en verse une poignée dans la paume ouverte. Prenez et mangez, pense-t-il. Ceci est mon corps, brisé pour vous.
Il entre une dernière fois dans ce corps brisé. Il n’a plus besoin du Zappit pour le faire, pas plus qu’il n’a à s’inquiéter que Babineau reprenne le contrôle et s’enfuie comme le Petit Bonhomme en pain d’épice. Vidé de l’esprit de Brady, c’est Babineau le légume. Plus rien là-dedans qu’un souvenir du polo de golf de son père.
Brady inspecte l’intérieur de sa tête, comme un voyageur s’apprêtant à quitter une chambre d’hôtel après un séjour de longue durée. Rien oublié dans la penderie ? Un tube de dentifrice dans la salle de bains ? Peut-être un bouton de manchette sous le lit ?
Non. Tout est bouclé dans la valise et la chambre est vide. Il referme sa main, déteste la lenteur avec laquelle ses doigts se traînent, comme si ses articulations étaient pleines de boue. Il ouvre la bouche, approche les comprimés, et les laisse choir à l’intérieur. Il mâche. Le goût est amer. Babineau, pendant ce temps, s’est écroulé sur le sol comme un pantin désarticulé. Brady avale une fois. Deux fois. Voilà. C’est fait. Il ferme les yeux et, quand il les rouvre, il a le regard perdu sous le lit, fixé sur une paire de chaussons dont Brady Hartsfield ne se servira plus jamais.
Il se remet sur les pieds de Babineau, s’époussette, et jette un dernier regard au corps qui l’a véhiculé pendant presque trente ans. Ce corps qui ne lui sert plus à rien depuis qu’à l’Auditorium Mingo il a reçu le deuxième coup à la tête qui l’a empêché d’actionner le détonateur des explosifs scotchés sous son fauteuil roulant. Il fut un temps où il aurait pu s’inquiéter que cette ultime étape, cruciale, ne lui claque entre les doigts, que sa conscience et tous ses plans grandioses ne meurent en même temps que ce corps. Ce n’est plus le cas. Le cordon ombilical est tranché. Il a franchi le Rubicon.
Ciao, Brady, pense-t-il, content de t’avoir connu.
Cette fois, quand il repasse en poussant son chariot devant le bureau des infirmières, celle qui jouait au solitaire est partie, sans doute aux toilettes. L’autre s’est endormie sur ses notes.
Mais il est quatre heures moins le quart à présent, et il y a encore fort à faire.
Après avoir remis les habits de Babineau, Brady quitte l’hôpital comme il y est entré et prend la voiture jusqu’à Sugar Heights. Le silencieux artisanal de Z-Boy est kaput (et un coup de feu sans silencieux est susceptible d’être signalé, surtout dans le quartier le plus huppé de la ville où les flics privés de Vigilant Guard Service ne sont jamais à plus d’une rue de distance), alors il s’arrête à Valley Plaza, qui se trouve sur son chemin. Il vérifie le parking désert, à l’affût de véhicules de police, n’en voit aucun, contourne le centre commercial pour rejoindre la zone de chargement de Discount Home Furnishings.
Bon Dieu, ce que c’est bon d’être dehors ! Merveilleux, putain !
Il respire profondément l’air froid de l’hiver et marche vers l’avant de la BM, enroulant la manche du manteau classe de Babineau autour du petit canon du .32. Ça sera pas aussi efficace que le silencieux de Z-Boy, et il sait qu’il prend un risque, mais pas trop gros. Rien qu’une détonation. Il lève d’abord les yeux, désireux de voir les étoiles, mais une couverture de nuages bouche le ciel. Ah, bah, il aura d’autres nuits. Beaucoup. Des milliers, possible. Après tout, il est pas limité au corps de Babineau.
Il vise et tire. Un petit trou rond apparaît dans le pare-brise de la voiture. Maintenant, c’est le moment de prendre un autre risque : rouler le dernier kilomètre jusqu’à Sugar Heights avec un impact de balle juste au-dessus du volant, mais c’est aussi l’heure de la nuit où les rues des banlieues sont les plus désertes et où les flics somnolent, surtout dans les quartiers les plus chics.
Par deux fois, des phares approchent et il retient son souffle, mais les deux véhicules le croisent sans ralentir. L’air de janvier siffle à travers le trou dans le pare-brise. Le retour se fait sans encombre jusqu’au McManoir de Babineau. Cette fois, pas besoin de taper le code ; il déclenche l’ouverture du portail grâce au bouton fixé au pare-soleil. Arrivé au bout de l’allée, il dévie vers la pelouse couverte de neige, rebondit sur une dure croûte de neige déblayée, éborgne un buisson et s’arrête.
Bienvenue chez moi, tralala !
Le seul problème c’est qu’il a oublié d’emporter un couteau. Il pourrait aller en chercher un dans la maison, il a encore un truc à y faire, mais il ne tient pas à se farcir deux voyages. Il a encore des kilomètres à parcourir avant de pouvoir dormir et il est pressé de prendre la route. Il ouvre la console centrale et tâtonne à l’intérieur. Sûr qu’un dandy comme Babineau gardait un nécessaire de toilette quelque part, un coupe-ongles ferait l’affaire… mais il n’y a rien. Il essaie la boîte à gants et, dans le porte-documents (cuir, évidemment) contenant les livrets d’entretien de la BM, il trouve une carte d’assurance Allstate en plastique laminé. Ça va le faire. Après tout, est-ce qu’on est pas entre de Bonnes Mains, avec eux ?
Brady remonte la manche du manteau en cachemire de Babineau, celle de la chemise en dessous, puis s’enfonce un coin de la carte dans l’avant-bras. Il n’obtient rien qu’un mince trait rouge. Il recommence, appuie plus fort, et grimace. Cette fois, la peau se déchire et du sang coule. Il secoue une pluie de gouttelettes, d’abord sur le siège, puis sur la partie inférieure du volant. Il n’y en a pas beaucoup mais il n’en faut pas beaucoup. Surtout associé à l’impact de balle dans le pare-brise.
En quelques bonds, il gravit les marches du porche ; chaque élan ressemble à un petit orgasme. Cora, toujours aussi morte, gît sous les patères de l’entrée. Bibli Al ronfle sur le canapé. Brady le secoue, ne parvient à lui tirer que quelques grognements étouffés, le chope alors à deux mains et l’envoie rouler par terre. Les yeux de Al s’ouvrent péniblement.
« Heh ? Kwa ? »
Il a le regard hébété mais pas complètement vide. Il ne reste probablement rien de Al Brooks à l’intérieur de ce cerveau pillé, mais il reste encore un peu de l’alter ego que Brady a créé. Suffisamment.
« Hé ho, Z-Boy, dit Brady en s’accroupissant.
— Eh, croasse Z-Boy en s’efforçant de se redresser. Eh salut, docteur Z. Je surveille cette maison, là, comme vous m’avez dit. La femme — celle qui peut encore marcher —, elle se sert tout le temps du Zappit, là. Je la surveille du garage de la maison d’en face.
— Vous n’avez plus besoin de le faire.
— Non ? Mais où on est ?
— Chez moi, dit Brady. Vous avez tué ma femme. »
Mâchoire décrochée, Z-Boy regarde fixement l’homme aux cheveux blancs en manteau. Son haleine est atroce mais Brady ne recule pas. Lentement, le visage de Z-Boy se décompose. C’est comme regarder de la tôle se froisser au ralenti.
« Tuée ?… non, pas moi !
— Si.
— Non ! Pas moi, jamais !
— Pourtant vous l’avez fait. Mais seulement parce que je vous l’avais demandé.
— Vous êtes sûr ? Me souviens pas. »
Brady le prend par l’épaule.
« Ce n’était pas votre faute. Vous étiez hypnotisé. »
Le visage de Z-Boy s’éclaire.
« Par le Fishin’ Hole !
— Oui, par le Fishin’ Hole. Et pendant que vous étiez hypnotisé, je vous ai dit de tuer Mme Babineau. »
Le regard de Z-Boy est rempli de doute et de chagrin.
« Si je l’ai fait, c’était pas ma faute. J’étais hypnotisé et je me souviens même pas.
— Prenez ça. »
Brady tend le revolver à Z-Boy. Z-Boy le tient en l’air, sourcils froncés comme devant un objet exotique.
« Mettez-le dans votre poche et donnez-moi vos clés de voiture. »
Z-Boy glisse le .32 dans la poche de son pantalon d’un geste absent et Brady se crispe, s’attendant à ce que le coup parte et que le vieux con se retrouve avec une balle dans la jambe. Enfin, Z-Boy lui tend son porte-clés. Brady l’empoche, se lève et traverse le salon.
« Où vous allez, docteur Z ?
— Je ne serai pas long. Pourquoi ne restez-vous pas assis sur le canapé en attendant mon retour ?
— Je vais rester assis sur le canapé en attendant votre retour, dit Z-Boy.
— Bonne idée. »
Brady va dans le bureau de Babineau. Il y a tout un ego-mur tapissé de photos encadrées, y compris celle d’un Felix Babineau plus jeune échangeant une poignée de main avec le second président Bush, tous deux souriant comme des idiots. Brady ne s’intéresse pas aux photos ; il les a déjà vues x fois au cours des mois où il apprenait à piloter le corps d’un autre — ce qu’il considère maintenant comme sa période « jeune conducteur ». Ce n’est pas non plus l’ordinateur de bureau qui l’intéresse. Ce qu’il veut, c’est le MacBook Air posé sur le meuble. Il l’ouvre, l’allume et tape le mot de passe de Babineau, qui se trouve être CEREBELLIN.
« Ton traitement m’a fait que dalle », dit Brady tandis que l’écran d’accueil apparaît.
Il n’en est pas tout à fait sûr mais c’est ce qu’il choisit de croire.
Ses doigts martèlent le clavier avec une rapidité de pro dont Babineau aurait été incapable, et un programme caché, que Brady a installé lui-même lors d’une précédente visite dans la tête du bon docteur, s’ouvre. Il s’intitule FISHIN’ HOLE. Brady continue à taper et le programme se connecte au répéteur de signal dans l’antre informatique de Freddi Linklatter.
EN FONCTIONNEMENT indique l’écran du portable, et en dessous : TROUVÉ 3.
Trouvé trois ! Déjà trois !
Brady est enchanté mais pas réellement surpris, même si on est en plein milieu de la nuit. Dans tout groupe, on trouve des insomniaques, y compris le groupe qui a reçu des Zappit gratuits sur mauvaisconcert.com. Quelle meilleure façon de tuer ces heures d’insomnie d’avant l’aube qu’en jouant avec une petite console qui tient dans la main ? Et avant de jouer au solitaire ou à Angry Birds, pourquoi ne pas vérifier si les poissons roses de la démo du Fishin’ Hole sont enfin programmés pour se transformer en chiffres quand on les touche ? Une bonne combinaison de chiffres vaut un prix mais, à quatre heures du matin, c’est peut-être pas la motivation principale. Quatre heures du mat’, c’est généralement une heure pas trop sympa pour se réveiller. C’est là que des pensées désagréables et des idées pessimistes s’imposent, et l’écran de la démo est apaisant. Il est aussi hypnotisant. Al Brooks le savait avant de devenir Z-Boy ; Brady l’a su à l’instant où il l’a vu. Rien qu’une coïncidence géniale, mais ce que Brady a fait depuis — ce qu’il a préparé — n’a rien d’une coïncidence. C’est le résultat d’une longue et minutieuse préparation dans la prison de sa chambre d’hôpital et de son corps délabré.
Il referme le portable, le glisse sous son bras et s’apprête à partir. À la porte, il a une idée et retourne au bureau de Babineau. Il ouvre le tiroir central et trouve tout de suite ce qu’il veut — il n’a même pas besoin de fouiller. Quand la chance est de ton côté, elle est de ton côté.
Brady retourne au salon. Z-Boy est assis sur le canapé, tête baissée, épaules voûtées, mains pendantes entre les cuisses. Une indicible lassitude paraît l’accabler.
« Je dois y aller maintenant, dit Brady.
— Où ça ?
— Pas vos affaires.
— Pas mes affaires.
— Parfaitement. Vous devriez vous rendormir.
— Là sur le canapé ?
— Ou dans une des chambres à l’étage. Mais il faut que vous fassiez quelque chose d’abord. » Il lui tend le stylo-feutre qu’il a trouvé dans le tiroir. « Laissez votre marque, Z-Boy, comme vous l’avez laissée dans la maison de Mme Ellerton.
— Elles étaient en vie quand je surveillais depuis le garage, ça je le sais, mais peut-être qu’elles sont mortes à présent.
— Oui, elles le sont sûrement.
— Je les ai pas tuées, elles aussi ? Parce qu’on dirait que j’ai été dans leur salle de bains. Et que j’ai écrit un Z.
— Non, non, rien de tel…
— Je cherchais le Zappit comme vous m’aviez dit, ça j’en suis sûr. J’ai bien regardé mais je l’ai trouvé nulle part. Je crois que peut-être elle l’avait jeté.
– Ça n’a plus d’importance maintenant. Laissez juste votre marque ici, OK ? Dans au moins dix emplacements différents. » Une pensée lui vient. « Savez-vous encore compter jusqu’à dix ?
— Un… deux… trois… »
Brady jette un coup d’œil à la Rolex de Babineau. Quatre heures et quart. Les visites du matin commencent à cinq heures dans le Bocal. Le temps file avec des ailes aux talons…
« C’est formidable. Laissez votre marque dans au moins dix endroits différents. Puis vous pourrez aller vous rendormir.
— OK. Je laisse ma marque dans au moins dix endroits différents puis je vais me rendormir puis je vais en voiture jusqu’à la maison que je surveille pour vous. Ou est-ce que je dois arrêter de faire ça maintenant qu’elles sont mortes ?
— Je pense que vous pouvez arrêter maintenant. On révise, OK ? Qui a tué ma femme ?
— Moi, mais c’était pas ma faute. J’étais hypnotisé et j’arrive même pas à me rappeler. » Z-Boy commence à pleurer. « Vous allez revenir, docteur Z ? »
Brady sourit, exposant le travail dentaire coûteux dans la bouche de Babineau.
« Bien sûr. »
Son regard va se perdre en haut à gauche.
Il regarde le vieux bonhomme traîner les pieds jusqu’à la géante télé putain-c’que-j’suis-riche fixée au mur et tracer un grand Z sur l’écran. Des Z partout sur la scène du crime ne sont pas absolument nécessaires, mais Brady pense que ce sera une jolie touche, surtout quand la police demandera son nom à l’ex-Bibli Al et qu’il leur répondra Z-Boy. Juste un peu de filigrane en plus sur une pièce d’orfèvrerie déjà magnifiquement ouvragée.
Brady rejoint la porte d’entrée, enjambant Cora au passage. Il descend les marches du porche en sautillant et esquisse un petit pas de danse en arrivant en bas, claquant les doigts de Babineau pour s’accompagner. Ça lui fait un peu mal, un petit début d’arthrite, mais quoi ? Brady sait ce que c’est la vraie douleur, et c’est pas quelques élancements dans des vieilles phalanges qui lui font peur.
Il trotte jusqu’à la Malibu de Al. Pas terrible comme caisse comparée à la BM de feu Dr Babineau, mais elle le conduira là où il doit aller. Il démarre et grimace quand de la merde classique dégouline des haut-parleurs intégrés au tableau de bord. Il va sur BAM-100 et tombe sur du Black Sabbath de l’époque où Ozzy était encore un mec cool. Il regarde une dernière fois la BM garée en travers de la pelouse et décarre.
Des kilomètres à parcourir avant de pouvoir dormir, et puis la touche finale, la cerise sur le sundae. Il n’aura pas besoin de Freddi Linklatter pour ça, seulement du MacBook de Dr B. Il court sans laisse à présent.
Il est libre.
À peu près au moment où Z-Boy est en train d’apporter la preuve qu’il sait encore compter jusqu’à dix, les cils poisseux de sang de Freddi Linklatter se décollent de sa peau poisseuse. Elle regarde au fond d’un œil brun écarquillé. Il lui faut quelques secondes pour décider que ce n’est pas un œil, en fait, seulement un nœud dans les veines du bois qui ressemble à un œil. Elle est couchée sur le parquet et elle a la pire gueule de bois de sa vie, pire encore qu’après cette fiesta d’apocalypse pour ses vingt et un ans quand elle avait mélangé crystal meth et Ronrico. Après coup, elle s’était dit qu’elle avait eu de la chance de survivre à cette petite expérience. Là, elle regretterait presque de pas y être restée, tellement c’est pire. Et c’est pas seulement sa tête ; elle a mal dans le torse comme si Marshawn Lynch s’était servi d’elle comme mannequin d’entraînement au tacle.
Elle enjoint à ses mains de bouger et celles-ci obéissent à contrecœur. Elle les ramène sous elle comme pour faire des pompes et pousse. Son buste se soulève, mais sa chemise du dessus reste collée au parquet dans ce qui ressemble à du sang et dégage une odeur suspecte de whisky. C’est donc ça qu’elle buvait, et elle s’est cassé la gueule comme une idiote. Cogné la tête et évanouie. Mais bon Dieu, elle en avait sifflé combien ?
Non, c’est pas ça, se dit-elle. Quelqu’un est venu, et tu sais qui.
Simple déduction. Dernièrement, elle n’a eu que deux visiteurs, les deux sbires Z, et ça fait un moment qu’elle n’a plus revu celui en parka miteuse.
Elle tente de se mettre debout et échoue. Elle ne peut respirer que superficiellement. Des inspirations plus profondes lui causent une douleur au-dessus du sein gauche. On dirait que quelque chose y est incrusté.
Ma flasque ?
Je la faisais tournicoter en attendant qu’il rapplique. Pour me filer mon dernier paiement et sortir de ma vie.
« M’a flinguée, croasse-t-elle. Putain de Dr Z, m’a flinguée. »
Elle gagne la salle de bains en chancelant et peine à croire l’épave cabossée qu’elle voit dans la glace. Le côté gauche de son visage est couvert de sang et une boule violette a enflé au niveau d’une coupure au-dessus de la tempe gauche, mais c’est pas ça le pire. Sa chemise bleue en toile chambray est aussi imbibée de sang — dont une grande partie provient de sa blessure à la tête, c’est ce qu’elle espère, les blessures à la tête saignent comme c’est pas possible — et il y a un trou rond et noir dans la poche de poitrine gauche. Il l’a flinguée, pas de doute. Maintenant elle se souvient de la détonation et de l’odeur de poudre juste avant qu’elle perde connaissance.
Respirant toujours tout doucement, elle insère deux doigts tremblants dans sa poche et en retire son paquet de Marlboro Lights. La balle l’a transpercé, le trou est là en plein milieu du M. Elle lâche le paquet de clopes dans le lavabo, défait les boutons de la chemise et la laisse tomber par terre. L’odeur de whisky est plus forte maintenant. Sa deuxième chemise est kaki avec de grandes poches à revers. Lorsqu’elle essaie de retirer la flasque de la poche gauche, un rauque miaulement d’agonie lui échappe — c’est tout ce qu’elle peut se permettre sans respirer trop fort —, mais quand elle parvient à la libérer, sa douleur dans la poitrine diminue un peu. La balle l’a aussi transpercée et, sur la face en contact avec sa peau, les échardes de métal retournées sont brillantes de sang. Elle laisse choir la flasque foutue sur les Marlboro et s’attelle aux boutons de la chemise kaki. Ça prend un peu plus longtemps mais finalement la deuxième chemise tombe à terre. En dessous elle porte un T-shirt American Giant, le genre avec une poche aussi. Elle glisse les doigts à l’intérieur et en ressort une petite boîte de pastilles Altoids. Elle aussi est percée d’un trou. Le T-shirt n’a pas de boutons, Freddi glisse donc son petit doigt dans le trou laissé par la balle et tire. Le tissu se déchire et enfin elle peut voir sa peau, mouchetée de sang.
Elle a un trou juste où commence la faible courbure de son sein et à l’intérieur, elle distingue une chose noire. Ça ressemble à un insecte mort. Avec trois doigts cette fois, elle déchire le reste du T-shirt, puis les enfonce dans le trou et pince l’insecte. Elle le fait aller et venir comme une dent branlante.
« Ouuu… ouuuuh… ouuuh, PUTAAAIN ! »
Ça sort : pas un insecte, mais une balle. Elle la regarde puis la lâche dans le lavabo avec les autres trucs. En dépit de son mal de tête et du palpitement dans sa poitrine, Freddi réalise la chance absurde qu’elle a eue. C’était rien qu’un petit revolver, mais à bout portant, même un petit revolver aurait pu faire le boulot. Et il l’aurait fait, sans ce coup de bol incroyable. D’abord les cigarettes puis la flasque — c’est elle qui a le plus amorti —, ensuite la boîte d’Altoids et ensuite elle. Quelle distance du cœur ? Deux centimètres ? Moins ?
Son estomac se contracte, envie de vomir. Non, pas question, surtout pas. Le trou dans sa poitrine recommencerait à saigner mais ça serait pas ça le plus emmerdant. Sa tête exploserait. Ce serait ça le pire.
Maintenant qu’elle a dégagé la flasque et ses horribles griffes de métal (qui lui ont quand même sauvé la vie), elle respire un peu plus facilement. Elle se traîne au salon d’un pas lourd et contemple la mare de sang et de whisky. S’il s’était penché pour lui coller le canon dans la nuque… juste au cas où…
Alors que des vagues de nausée et de faiblesse la submergent, Freddi ferme les yeux et lutte pour ne pas perdre connaissance. Quand ça lui passe un peu, elle va jusqu’à son fauteuil et s’assoit très lentement. Comme une vieille avec le dos niqué, se dit-elle. Elle contemple fixement le plafond. Et maintenant ?
Sa première idée est d’appeler les secours, qu’une ambulance l’emmène à l’hôpital, mais qu’est-ce qu’elle leur dira ? Qu’un type se prétendant mormon ou témoin de Jéhovah a frappé à sa porte, qu’elle lui a ouvert et qu’il lui a tiré dessus ? Tiré dessus pourquoi ? Pour quelle raison ? Et pourquoi une femme seule comme elle irait-elle ouvrir à un inconnu à dix heures et demie du soir ?
Et c’est pas tout. La police viendrait. Et dans sa chambre, elle a trente grammes d’herbe et plusieurs doses de cocaïne. Elle pourrait se débarrasser de cette merde mais quid du matos dans sa salle informatique ? Elle a une demi-douzaine de logiciels craqués plus une tonne d’équipement ultra-cher qu’elle n’a pas exactement acheté. Les flics voudront savoir si, par hasard, madame Linklatter, l’homme qui vous a tiré dessus n’avait pas quelque chose à voir avec ce matériel électronique ? Peut-être que vous lui deviez un peu d’argent ? Peut-être que vous travailliez avec lui, à voler des numéros de cartes bancaires et autres données personnelles sur Internet ? Et ils pourront pas louper le répéteur en train de clignoter comme une machine à sous à Las Vegas tandis qu’il envoie indéfiniment son signal par Wifi et inocule un ver malveillant à chaque fois qu’il rencontre un Zappit connecté.
Qu’est-ce que c’est que ça, madame Linklatter ? À quoi cela sert-il exactement ?
Et qu’est-ce qu’elle leur racontera ?
Elle regarde autour d’elle, espérant voir l’enveloppe de fric abandonnée par terre ou sur le canapé, mais évidemment elle n’y est pas, il l’a emportée avec lui. En admettant qu’elle ait contenu du fric et pas juste des bandes de papier journal découpées… Et voilà où elle en est ; elle s’est pris une balle, elle a un traumatisme crânien (par pitié, Seigneur, pas une fracture), et elle est à court de pognon. Quoi faire ?
Éteindre le répéteur, voilà la première chose à faire. Dr Z est parasité par Brady Hartsfield, et Brady est un sale engin. Quoi que soit en train de faire le répéteur, c’est une saloperie. De toute manière, elle allait l’éteindre, non ? Tout ça est un peu vague, mais c’était bien ça le plan ? L’éteindre et sortir de scène côté jardin ? Il lui manque ce dernier paiement pour financer sa fuite mais, malgré ses tendances dépensières, elle a encore quelques milliers de dollars à la banque, et la Corn Trust ouvre à neuf heures. Et puis elle a sa carte de retrait. Donc éteindre le répéteur, étouffer dans l’œuf ce flippant site Z-End, se nettoyer la figure et foutre le camp en quatrième vitesse. Pas par avion — par les temps qui courent les aéroports ressemblent à des pièges à souris —, mais par le premier train ou bus en partance pour l’Eldorado à l’ouest. C’est pas ça la meilleure idée ?
Elle est debout et se traîne vers l’antre aux ordinateurs quand la raison évidente pour laquelle ce n’est pas la meilleure idée la frappe. D’accord, Brady est parti, mais il ne serait pas parti s’il n’avait pas la possibilité de surveiller ses projets à distance, tout spécialement le répéteur, et rien de plus facile. Ce mec est doué en informatique — génial même, ça lui arrache la gueule de l’admettre mais c’est la vérité — et il s’est sûrement ménagé une porte d’entrée dans son système. Dans ce cas, il peut venir le contrôler à n’importe quel moment ; tout ce qu’il lui faut, c’est un ordinateur portable. Si elle lui éteint tout son bordel, il le saura, et il saura qu’elle est encore en vie.
Il reviendra.
« Alors je fais quoi ? » chuchote Freddi. Elle se traîne jusqu’à la fenêtre en frissonnant — il fait un putain de froid dans cet appartement une fois que l’hiver est là — et regarde dans la nuit. « Je fais quoi maintenant ? »
Hodges est en train de rêver de Bowser, le petit bâtard querelleur qu’il a eu quand il était petit. Son père avait embarqué Bowser chez le véto pour le faire piquer — en dépit des pleurs véhéments de Bill — quand le pauvre vieux Bowz avait mordu le petit livreur de journaux assez profondément pour nécessiter des points de suture. Dans son rêve, Bowser est en train de le mordre, lui, de lui mordre le flanc. Il ne veut pas lâcher, même quand le jeune Bill Hodges lui offre la meilleure friandise du sac, et la douleur est atroce. La sonnette retentit et il pense C’est le livreur de journaux. Va le mordre lui, c’est lui que t’es censé mordre.
Seulement, quand il remonte à la surface du rêve et émerge dans le monde réel, il s’aperçoit que ce n’est pas la sonnette, mais le téléphone à côté de son lit. Son téléphone fixe. Il tâtonne pour l’attraper, le fait tomber, le ramasse sur la couette et réussit un allô approximatif et pâteux.
« Je me suis dit que t’avais mis ton portable en silencieux », lui dit Pete Huntley.
Il a le ton bien réveillé et bizarrement jovial. Hodges cligne des yeux en direction de son réveil digital mais n’arrive pas à lire. Son flacon d’antalgiques, déjà à moitié vide, lui cache la vue. Bon sang, combien en a-t-il pris depuis hier ?
« Ça non plus, je sais pas faire », répond Hodges en luttant pour se redresser.
Il n’arrive pas à croire que la douleur ait empiré si vite. C’est comme si elle attendait d’être identifiée pour bondir toutes griffes dehors.
« T’as besoin d’apprendre à vivre, Kerm. »
Un peu tard pour ça, se dit-il tout en balançant ses jambes hors du lit.
« Pourquoi est-ce que tu m’appelles à… » Il déplace le flacon de calmants. « À sept heures moins vingt ?
— Pouvais pas attendre pour t’annoncer la bonne nouvelle, répond Pete. Brady Hartsfield est mort. Une infirmière l’a trouvé en faisant sa tournée du matin. »
Hodges se dresse comme un ressort, s’infligeant un coup de poignard qu’il ressent à peine.
« Quoi ? Comment ?
— L’autopsie sera pratiquée dans la journée mais le toubib qui l’a examiné penche pour le suicide. Il avait un résidu de quelque chose sur la langue et les gencives. Le médecin de garde en a prélevé un échantillon et l’assistant du légiste est en train d’en prélever un autre à l’heure où je te parle. Ils vont accélérer les analyses, vu que Hartsfield est une rock star et tout ça.
— Suicide », répète Hodges en triturant ses cheveux déjà électriques. La nouvelle est assez simple, mais il n’arrive pas à l’assimiler. « Suicide ?
— Il en a toujours été fan, dit Pete. Je crois bien que tu l’as dit toi-même, et plus d’une fois.
— Oui, mais… »
Mais quoi ? Pete a raison, Brady était un fan du suicide, et pas seulement de celui des autres. Il était prêt à mourir en 2009 si les choses avaient mal tourné pour lui au City Center, et un an plus tard il entrait en fauteuil roulant dans l’Auditorium Mingo avec un kilo et demi d’explosifs scotchés sous son siège. Autrement dit, le cul à ground zero. Sauf que ça, c’était avant, et depuis les choses ont changé. Non ?
« Mais quoi ?
— Je sais pas, dit Hodges.
— Moi, oui. Il a finalement trouvé un moyen de le faire. Aussi simple que ça. En tout cas, si tu pensais que Hartsfield était d’une manière ou d’une autre impliqué dans la mort d’Ellerton, Stover et Scapelli — et je dois te dire que moi-même j’y pensais —, tu peux arrêter de t’en faire. Il a déposé le bilan, lâché la rampe, fermé le parapluie, et on crie tous hourra.
— Pete, j’ai besoin d’un peu de temps pour assimiler.
– Ça, j’imagine, répond Pete. T’as une longue histoire avec lui. En attendant, faut que j’appelle Izzy. Lui faire commencer sa journée du bon pied.
— Tu me rappelleras quand tu auras le résultat des analyses ?
— J’y manquerai pas. En attendant, sayonara Mister Mercedes, exact ?
— Exact, exact. »
Hodges raccroche, va dans la cuisine et met la cafetière en route. Il devrait prendre un thé, le café va foutre le feu à ses pauvres entrailles en lutte, mais là tout de suite, il s’en fiche. Et il ne prendra aucun calmant, au moins pendant un moment. Il a besoin d’avoir les idées aussi claires que possible.
Il attrape son iPhone sur le chargeur et appelle Holly. Elle répond tout de suite et il se demande brièvement à quelle heure elle se lève. Cinq heures ? Même plus tôt ? Peut-être vaut-il mieux que certaines questions restent sans réponse. Il lui annonce ce que Pete vient de lui annoncer et pour une fois dans sa vie, Holly Gibney en oublie les euphémismes.
« Putain, tu déconnes !
— Non, sauf si Pete déconnait, et je crois pas, non. Il essaie jamais de déconner avant le milieu de l’après-midi et à cette heure-là, ses blagues sont jamais très bonnes. »
Silence d’une seconde, puis Holly demande :
« Tu y crois ?
— Qu’il est mort, oui. Il pourrait difficilement y avoir confusion d’identité. Qu’il s’est suicidé ? Ça me semble… » Il essaie de repêcher l’expression adéquate, ne la trouve pas, et répète ce qu’il a dit à son ancien coéquipier il y a moins de cinq minutes. « Je sais pas.
— C’est fini ?
— Peut-être pas.
— C’est aussi mon avis. Il faut qu’on trouve ce qui est arrivé à tous ces Zappit invendus au moment de la faillite de la compagnie. Je ne comprends pas le lien que Brady Hartsfield pouvait avoir avec eux, mais toutes les pistes mènent à lui. Et au concert où il a essayé de se faire sauter.
— Je sais. »
Hodges se représente à nouveau une toile d’araignée avec une belle grosse araignée en son centre, une grosse araignée bien venimeuse. Sauf que l’araignée est morte.
Et on crie tous hourra, pense-t-il.
« Holly, est-ce que tu pourrais être à l’hôpital quand les Robinson iront chercher Barbara ?
— Oui, je peux faire ça. » Après une pause, elle reprend : « Je serai heureuse de le faire. Je vais appeler Tanya, voir si ça ne les dérange pas, mais je suis sûre que non. Pourquoi ?
— Je veux que tu montres à Barb un tapissage photographique de six. Cinq vieux mecs blancs en costume, plus le Dr Felix Babineau.
— Tu penses que Myron Zakim était le médecin de Hartsfield ? Que c’est lui qui aurait donné leurs Zappit à Barbara et Hilda ?
— Pour l’instant, c’est juste une intuition. »
L’affirmation est modeste. C’est un peu plus que ça, en fait. Babineau a foutu un bobard à Hodges pour l’empêcher d’entrer dans la chambre de Brady, puis il a failli péter les plombs quand Hodges lui a demandé s’il se sentait bien. Et puis Norma Wilmer prétend qu’il conduisait des expériences non autorisées sur Brady. Enquêtez sur Babineau, elle a dit au Bar-Bar. Coincez-le. Je vous mets au défi. À un homme qui n’a probablement plus que quelques mois à vivre, ça ne semble pas un bien grand défi.
« OK, Bill. Je respecte tes intuitions. Et je dois pouvoir trouver une photo du Dr Babineau dans les pages mondaines d’une de ces soirées de bienfaisance qu’ils organisent toujours pour l’hôpital.
— Bien. Rappelle-moi le nom de ce fiduciaire, déjà ?
— Todd Schneider. Tu dois l’appeler à huit heures et demie. Si je suis avec les Robinson, j’arriverai plus tard. Je viendrai avec Jerome.
— Oui, bien. Tu as le numéro de Schneider ?
— Je te l’ai envoyé par e-mail. Tu n’as pas oublié comment ouvrir tes e-mails ?
— J’ai le cancer, Holly, pas la maladie d’Alzheimer.
— Dernier jour avant le traitement. N’oublie pas, non plus. »
Comment peut-il oublier ? Ils vont l’hospitaliser dans l’établissement où Brady est mort, et le tour sera joué, la dernière affaire de Hodges restera non résolue. Il déteste cette idée mais il n’y a aucun moyen de la contourner. Les choses vont trop vite.
« Fais-toi un bon petit-déjeuner.
— C’est ce que je vais faire. »
Il coupe la communication et jette un regard nostalgique à la verseuse remplie de café tout chaud. L’odeur est divine. Il la vide dans l’évier et va s’habiller. Il se passera de petit-déjeuner.
Finder Keepers semble bien vide sans Holly, mais au moins, le septième étage du Turner Building est silencieux ; la bruyante équipe de l’agence de voyages au bout du couloir n’arrivera pas avant au moins une heure.
Hodges réfléchit mieux avec un bloc à feuilles jaunes devant lui, notant les idées comme elles viennent, cherchant à débrouiller les connexions afin d’obtenir une image cohérente. C’était sa façon de bosser quand il était flic, et il était capable d’établir ces connexions plus souvent qu’à son tour. Il a reçu un grand nombre de décorations au fil des années mais elles sont rangées en vrac sur une étagère de son placard plutôt qu’accrochées au mur. Les décorations n’ont jamais compté pour lui. La récompense, c’était l’éclair de lumière quand la connexion se faisait. Il s’était découvert incapable d’y renoncer. D’où Finders Keepers plutôt que la retraite.
Ce matin, aucune note, seulement des gribouillis de bonshommes-allumettes grimpant une colline, de tornades et de soucoupes volantes. Il est quasi certain que la majorité des pièces du puzzle sont maintenant sur la table, tout ce qu’il a à faire, c’est trouver comment les ajuster, mais la mort de Brady Hartsfield lui fait l’effet d’un carambolage bloquant tout le trafic au beau milieu de son autoroute d’informations personnelles. Chaque fois qu’il jette un œil à sa montre, cinq minutes de plus se sont écoulées. Il devra bientôt appeler Schneider. Le temps qu’il ait terminé son entretien téléphonique avec lui, la bruyante équipe de l’agence de voyages sera là. Après eux, Holly et Jerome. Toute chance de réfléchir dans le calme sera envolée.
Réfléchis aux connexions, a suggéré Holly. Toutes les pistes mènent à lui. Et au concert où il a essayé de se faire sauter.
Oui. Oui, c’est vrai. Les seules personnes éligibles à recevoir des Zappit via le site internet étaient celles — petites filles à l’époque, adolescentes aujourd’hui — pouvant prouver qu’elles étaient au concert, et le site internet est maintenant défunt. Comme Brady, mauvaisconcert.com a déposé le bilan, lâché la rampe, fermé le parapluie, et on crie tous hourra.
Enfin, il écrit deux mots au milieu des gribouillis et les entoure. L’un est concert. L’autre résidu.
Il appelle Kiner Memorial et on lui passe le Bocal. Oui, lui apprend-on, Norma Wilmer est de garde, mais elle est occupée et ne peut répondre au téléphone. Hodges la devine très occupée ce matin, et il espère qu’elle n’a pas trop la gueule de bois. Il laisse un message demandant qu’elle le rappelle dès qu’elle pourra, et ajoute que c’est urgent.
Il continue de gribouiller jusqu’à huit heures vingt-cinq (maintenant c’est des Zappit qu’il dessine, peut-être bien parce qu’il a celui de Dinah dans la poche), puis il appelle Todd Schneider, qui décroche en personne.
Hodges se présente en tant qu’avocat à la consommation pro bono pour le Better Business Bureau[29] et explique qu’il a reçu mission d’enquêter sur certaines consoles Zappit ayant récemment fait leur apparition en ville. Il adopte un ton naturel, presque décontracté :
« Ce n’est pas d’une extrême gravité, d’autant plus que ces Zappit ont été remis gracieusement, mais il semblerait que certains bénéficiaires téléchargent des livres à partir d’une plateforme nommée Cercle des Lecteurs Sunrise et que les contenus arrivent corrompus.
— Le Cercle des Lecteurs Sunrise ? »
Ça a l’air de surprendre Schneider, qui ne brandit cependant aucun bouclier de jargon juridique, et c’est exactement le but recherché par Hodges.
« Comme dans Sunrise Solutions ?
— Eh bien oui, d’où mon appel. D’après ce que je sais, Sunrise Solutions a racheté Zappit, Inc. avant leur faillite.
— C’est exact, mais j’ai épluché des tonnes de documents Sunrise et je n’ai aucun souvenir d’un Cercle des Lecteurs. Et ça m’aurait sauté aux yeux. La vocation de Sunrise étant essentiellement d’avaler des compagnies électroniques plus petites dans l’espoir de tomber sur le coup du siècle. Ce qui malheureusement n’est jamais arrivé.
— Et un Club Zappit ? Ça vous dit quelque chose ?
— Jamais entendu parler.
— Ou alors un site internet appelé Z-End.com ? »
En même temps qu’il pose la question, Hodges se frappe le front. Il aurait dû vérifier ce site lui-même au lieu de remplir une page de gribouillis stupides.
« Non, jamais entendu non plus. » Et voilà que discrètement tinte l’airain du fameux bouclier de jargon juridique. « Parlons-nous d’une fraude à la consommation ? Parce que la législation sur la faillite est très claire à ce sujet et…
— Non, rien de tel, intervient Hodges, calmant le jeu. La seule raison pour laquelle nous avons été saisis est cette histoire de téléchargements corrompus. Et un Zappit au moins était déjà mort à l’arrivée. La personne qui l’a reçu souhaite le renvoyer et peut-être en recevoir un autre.
— Un Zappit mort, ça ne m’étonne guère, s’il faisait partie du dernier lot, dit Schneider. Un grand nombre étaient défectueux, peut-être trente pour cent.
– À titre de curiosité personnelle, à combien de pièces se montait ce dernier lot ?
— Il faudrait que je vérifie les chiffres pour être sûr, mais autour de quarante mille unités, je pense. Zappit a attaqué le fabricant en justice, même si attaquer en justice des compagnies chinoises est un jeu perdu d’avance, mais à l’époque ils cherchaient à rester à flot par tous les moyens. Si je vous donne cette information, c’est uniquement parce que tout ça, c’est de l’histoire ancienne.
— Compris.
— Bon, le fabricant chinois — Yicheng Electronics — a riposté vertement. Sans doute pas pour des raisons financières mais par crainte pour sa réputation. Et peut-on les blâmer, dites-moi ?
— Non. » Hodges ne peut plus tenir sans antalgique. Il sort son flacon de comprimés, en fait tomber deux, en remet un à contrecœur dans le flacon. Il glisse l’autre sous sa langue, espérant qu’ainsi, il fera plus vite effet. « Non, j’imagine qu’on ne peut pas.
— Yicheng a prétendu que les unités défectueuses avaient été endommagées pendant le transport, certainement par de l’eau. Ils ont soutenu que s’il avait été question d’un problème logiciel, tous les jeux auraient été défectueux. Moi je trouve ça assez logique mais je suis pas un génie en électronique. En tout cas, le Zappit a fait un flop et Sunrise Solutions a décidé de ne pas poursuivre. Ils avaient déjà de plus gros problèmes à ce moment-là. Pris à la gorge par leurs créanciers. Investisseurs quittant le navire.
— Qu’est devenu ce dernier lot ?
— Bon, évidemment, cela représentait un actif, quoique sans beaucoup de valeur étant donné le problème du défaut. Je les ai conservés un temps, nous avons fait de la publicité auprès de revendeurs spécialisés en articles discount. Des chaînes comme Dollar Store et Economy Wizard. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui, oui. »
Hodges avait acheté au Dollar Store du coin une paire de pantoufles sorties d’usine avec un défaut. Elles lui avaient coûté un peu plus de un dollar mais elles étaient pas mal. Bien même.
« Naturellement, nous avons dû préciser que jusqu’à trois sur dix de ces Zappit Commander — c’était le nom de la dernière gamme — risquaient d’être défectueux, ce qui impliquait que chacun devrait être vérifié par l’acheteur. Et excluait toute chance de vendre la totalité du lot. Les vérifier nous-mêmes un par un était impensable.
— Hmm-hmm.
— Donc, en tant que fiduciaire, j’ai décidé de faire procéder à leur destruction et d’obtenir un crédit d’impôt qui se serait monté à… une belle somme. Pas du calibre General Motors mais dans les dizaines de milliers, quand même. Afin d’équilibrer les comptes, vous comprenez.
— Oui. Logique.
— Mais avant que j’aie pu m’en occuper, j’ai reçu un appel d’un gars qui bossait pour une compagnie du nom de Gamez Unlimited, basée dans votre ville, justement. « Gamez » comme « games[30] » mais avec un z à la place du s. S’est présenté comme le directeur. Sans doute directeur d’une entreprise de trois personnes travaillant dans deux pièces ou un garage. » Schneider glousse — le gloussement du chargé de grosses affaires new-yorkais. « Depuis que la révolution informatique a vraiment pris son essor, ces petites boîtes fleurissent comme des pissenlits, mais je n’ai jamais entendu dire qu’aucune ait jamais remis gracieusement ses produits. Ça sent un brin l’arnaque, non, vous ne trouvez pas ?
— Ouais », répond Hodges. Le comprimé qui fond est affreusement amer, mais le soulagement est doux. Il se dit que c’est le cas de bon nombre de choses dans la vie. C’est de la sagesse Reader’s Digest, mais ça ne la rend pas moins valable. « Ça sent un brin l’arnaque. »
Le bouclier de jargon juridique a disparu. Schneider est lancé maintenant, tout excité par sa petite histoire.
« Le gars offrait d’acheter huit cents Zappit à quatre-vingts dollars pièce, soit environ cent dollars de moins que le prix de vente conseillé. Après avoir marchandé un peu, on s’est mis d’accord sur cent.
— Cent dollars l’un.
— Oui.
— Ce qui fait quatre-vingts mille dollars », dit Hodges. Il pense à Brady, poursuivi par Dieu sait combien de parties civiles pour des sommes se montant à des dizaines de millions de dollars. Brady qui avait — si sa mémoire est bonne — dans les mille dollars sur son compte en banque. « Et vous avez reçu ce montant en chèque ? »
Il n’est pas sûr d’obtenir une réponse — à ce stade, beaucoup d’avocats mettraient un terme à la discussion — mais si, il l’obtient. Sans doute parce que la faillite de Sunrise Solutions est de l’histoire ancienne. Pour Schneider, cet entretien ressemble à une interview de troisième mi-temps.
« Exact. Payable sur le compte de Gamez Unlimited.
— Et il est passé sans problème ? »
Todd Schneider glousse de son gloussement de chargé de grosses affaires.
« S’il y avait eu un problème, ces huit cents consoles Zappit auraient pris le même chemin que les autres : recyclage pour de nouveaux joujoux informatiques. »
Hodges griffonne quelques opérations rapides sur son bloc tout gribouillé. Si trente pour cent étaient défectueuses, ça laisse cinq cent soixante consoles en état de marche. Ou peut-être pas autant. Hilda Carver en a reçu une qui, logiquement, aurait dû avoir été vérifiée — pourquoi la lui avoir remise, sinon ? — mais d’après Barbara, sa console avait lancé un seul flash bleu avant de rendre l’âme.
« Donc vous les avez envoyées.
— Oui, par UPS depuis un entrepôt à Terre Haute. Faible compensation, mais c’est toujours ça. Nous faisons notre possible pour nos clients, monsieur Hodges.
— J’en suis persuadé. » Et on crie tous hourra, pense Hodges. « Vous souvenez-vous de l’adresse du destinataire de ces huit cents Zappit ?
— Non, mais elle est quelque part dans les dossiers. Donnez-moi votre adresse mail et je serai heureux de vous l’envoyer, à condition que vous me rappeliez pour me raconter le genre d’arnaque que Gamez Unlimited avait montée.
— Avec plaisir, monsieur Schneider. » Ce sera une boîte postale, se dit Hodges, et le détenteur aura depuis longtemps décampé. Mais bon, il faudra quand même s’en assurer. Holly pourra s’en charger pendant qu’il sera à l’hôpital, à se faire soigner pour un truc qui, dans quasiment cent pour cent des cas, ne peut pas être soigné. « Vous m’avez été d’une grande aide, monsieur Schneider. Encore une question et je vous libère. Est-ce que par hasard vous vous rappelez le nom du directeur de Gamez Unlimited ?
— Oh oui, répond Schneider. Je me suis d’ailleurs dit que c’était pour ça que la compagnie s’appelait Gamez avec un z et pas avec un s.
— Je vous demande pardon ?
— Il s’appelait Myron Zakim. »
Hodges raccroche et ouvre Firefox. Il tape Z-End et se retrouve devant un personnage de dessin animé maniant une pioche de dessin animé. Des nuages de poussière s’élèvent, formant indéfiniment le même message :
« Nous sommes destinés à persister,
c’est ainsi que nous découvrons qui nous sommes. »
Tobias Wolfe
Encore une pensée digne du Reader’s Digest, se dit Hodges, et il va se poster à la fenêtre. La circulation du matin est rapide sur Marlborough Avenue. Il s’aperçoit, avec émerveillement et gratitude, que sa douleur au flanc a entièrement disparu pour la première fois depuis des jours. Il pourrait presque croire que rien ne cloche chez lui, mais le goût amer dans sa bouche est là pour le contredire.
Le goût amer, pense-t-il. Le résidu.
Son portable sonne. C’est Norma Wilmer, qui parle d’une voix si basse qu’il doit se boucher l’autre oreille pour entendre.
« Si c’est pour la soi-disant liste des visiteurs, j’ai pas encore eu le temps de chercher. Cet endroit grouille de flics et de complets-vestons bas de gamme du bureau du procureur. On croirait que Hartsfield s’est évadé au lieu d’avoir cané.
— Non, c’est pas pour la liste, même si j’ai toujours besoin de l’info. Si vous pouvez me la procurer aujourd’hui, ça vous vaudra cinquante dollars de plus. Avant midi, je monte à cent.
— Eh ben, ça rigole plus ! J’ai posé la question à Georgia Frederick — ça fait dix ans qu’elle fait la navette entre le Bocal et l’Orthopédie —, elle dit que la seule personne qu’elle ait vue rendre visite à Hartsfield, à part vous, c’était une nana plutôt masculine avec des tatouages et une coupe en brosse de Marine. »
Hodges ne voit pas, même si ça lui dit vaguement quelque chose. Encore qu’il ne se fasse pas confiance. Il veut tellement résoudre cet imbroglio qu’il doit vraiment y aller avec la plus grande prudence.
« Vous voulez quoi, Bill ? Je suis enfermée dans un foutu placard à balais. Je crève de chaud et j’ai la migraine.
— Mon ancien coéquipier m’a appelé pour me dire que Brady s’est enfilé une drogue quelconque et qu’il s’est tué. J’en conclus qu’il a dû se constituer un stock de came assez conséquent au fil du temps. C’est possible ?
— Possible, oui. Comme il serait possible que je fasse atterrir un Boeing 767 si tout l’équipage mourait d’intoxication alimentaire, mais les deux choses sont carrément improbables. Je vais vous dire ce que j’ai dit aux flics et aux deux aboyeurs les plus agaçants du bureau du procureur. Brady avait de l’Anaprox-DS ses jours de rééducation, un comprimé au repas avant la séance, un autre en fin de journée s’il en demandait, ce qu’il faisait rarement. Question douleur, l’Anaprox n’est pas tellement plus puissant que l’Advil, que vous pouvez vous procurer sans ordonnance. Il avait aussi du Tylenol Extra Fort inscrit sur sa fiche médicale, mais il n’en demandait pas souvent.
— Comment les gars du procureur ont réagi à ça ?
— Pour le moment, ils retiennent la théorie du stock d’Anaprox.
— Mais vous n’y croyez pas ?
— Ben, non, j’y crois pas ! Où est-ce qu’il aurait caché autant de comprimés, dans le trou de son pauvre cul osseux plein d’escarres ? Faut que j’y aille. Je vous rappellerai pour la liste des visiteurs. Si tant est qu’il y en ait une.
— Merci, Norma. Et prenez un peu d’Anaprox pour votre migraine.
— Allez vous faire foutre, Bill. »
Mais elle rigole en disant ça.
La première pensée qui vient à Hodges, quand Jerome entre, c’est Nom de Dieu, petit, ce que t’as grandi !
À l’époque où Jerome Robinson avait commencé à travailler pour lui — d’abord en tant que petit voisin venant tondre sa pelouse, puis en tant qu’homme à tout faire, enfin en tant qu’ange gardien informatique maintenant son ordinateur en état de marche —, c’était un adolescent monté en graine, un mètre quatre-vingts, soixante-dix kilos. Le jeune géant qui franchit la porte doit faire pas loin de deux mètres et peser au moins quatre-vingt-quinze kilos. Il a toujours été beau gosse mais là, c’est un beau gosse au look de star de cinéma et à la musculature pleinement développée.
L’individu en question se fend d’un grand sourire, traverse le bureau en deux enjambées et donne l’accolade à Hodges. Il le serre dans ses bras, mais relâche promptement son étreinte en le voyant grimacer.
« Oh, pardon.
— Tu ne m’as pas fait mal, c’est juste que je suis heureux de te voir, mon gars. » Sa vue est un peu brouillée et il s’essuie les yeux de la paume des mains. « Tu es un régal pour les yeux.
— Toi aussi. Comment tu te sens ?
— Là tout de suite, bien. J’ai des comprimés pour la douleur, mais tu es un meilleur remède. »
Holly est restée debout sur le seuil, manteau d’hiver déboutonné, petites mains nouées devant elle. Elle les observe avec un sourire mécontent. Hodges n’imaginait pas qu’une telle chose puisse exister, mais apparemment si.
« Approche, Holly, lui dit-il. Pas de câlin de groupe, je te promets. Tu as briefé Jerome sur notre affaire ?
— Il est au courant pour la partie Barbara, mais j’ai jugé préférable de te laisser lui raconter le reste. »
Jerome pose brièvement une grande main chaude sur la nuque de Hodges.
« Holly dit que t’entres à l’hôpital demain pour faire d’autres examens et démarrer un traitement, et que si tu discutes, je suis chargé de te dire de la boucler.
— Pas de la boucler, dit Holly avec un regard sévère pour Jerome. Je n’ai jamais employé cette expression. »
Jerome sourit gaiement.
« Tes lèvres disaient se taire mais tu avais la boucler dans les yeux.
— Idiot », dit-elle, mais son sourire est revenu.
Heureuse qu’on soit tous ensemble, se dit Hodges, mais triste de ce qui en est la cause. Il coupe court à leur fraternelle, et étrangement plaisante, rivalité, en demandant comment va Barbara.
« Bien. Double fracture du tibia et du péroné dans la partie médiane. Ça aurait pu lui arriver sur le terrain de foot ou au ski. Devrait se ressouder sans problème. Elle a un plâtre et commence déjà à se plaindre que ça la démange. Maman est allée lui acheter un truc pour se gratter.
— Holly, tu lui as montré le tapissage ?
— Oui, et elle a choisi le Dr Babineau. Sans une seconde d’hésitation. »
J’ai quelques questions pour toi, Doc, se dit Hodges, et j’ai bien l’intention d’obtenir quelques réponses avant la fin de mon dernier jour. Et si je dois t’essorer pour que ça sorte, te faire sortir les yeux de la tête, je ne vais pas me gêner.
Jerome se pose sur un coin du bureau de Hodges, son perchoir habituel.
« Raconte-moi tout depuis le début. Je repérerai peut-être quelque chose de nouveau. »
Hodges se lance. Holly va à la fenêtre et contemple Marlborough Street, bras croisés, mains refermées sur ses épaules. De temps à autre elle ajoute un détail, sinon elle aussi écoute.
Quand Hodges a terminé, Jerome demande :
« Cette histoire de “pouvoir de l’esprit sur la matière”, t’y crois, toi ? »
Hodges réfléchit.
« Oui, à quatre-vingts pour cent. Peut-être plus. Je sais, c’est dingue, mais trop d’événements se sont produits pour ne pas en tenir compte.
— S’il a pu le faire, c’est de ma faute, déclare Holly sans se détourner de la fenêtre. Quand je l’ai frappé avec ton Happy-Slapper, Bill, il est possible que ça ait réorganisé ses neurones, lui donnant accès aux quatre-vingt-dix pour cent de matière grise que nous n’utilisons jamais.
— Peut-être, dit Hodges, mais si tu l’avais pas assommé, Jerome et toi seriez morts.
— Et pas que nous, des tas d’autres gens aussi, dit Jerome. Et peut-être que les coups à la tête n’y sont pour rien. Par contre, les machins que lui a administrés Babineau ont pu faire plus que le sortir du coma. Les molécules expérimentales ont parfois des effets secondaires inattendus, tu sais.
— Ou ça pourrait être une combinaison des deux », dit Hodges.
Il n’en revient pas qu’ils aient cette conversation, mais s’ils ne l’avaient pas, ce serait contrevenir à la règle numéro un de la profession d’enquêteur : tu vas où les faits te conduisent.
« Il te haïssait, Bill, dit Jerome. Au lieu de te suicider comme il le souhaitait, tu l’as pourchassé.
— En te servant de son arme, ajoute Holly sans se retourner et en étreignant toujours ses épaules. Tu as utilisé le Parapluie Bleu de Debbie pour le forcer à se dévoiler. C’est lui qui t’a envoyé ce message il y a deux nuits, je sais que c’est lui. Brady Hartsfield, sous le pseudonyme de Z-Boy. » Elle se retourne. « C’est gros comme le nez au milieu de la figure. Tu l’as arrêté au Mingo…
— Non, je faisais une crise cardiaque au rez-de-chaussée. C’est toi qui l’as arrêté, Holly. »
Elle secoue férocement la tête.
« Ça il l’ignore, il ne m’a jamais vue. Tu crois que je pourrais oublier ce qui s’est passé ce soir-là ? Jamais je ne l’oublierai. Barbara était assise quelques rangs plus haut, de l’autre côté de l’allée, et c’était elle qu’il regardait, pas moi. Je lui ai crié quelque chose et je l’ai frappé dès qu’il a commencé à tourner la tête vers moi. Et je l’ai frappé encore. Oh là là, ce que je l’ai frappé. »
Jerome a un mouvement vers elle mais elle l’arrête d’un geste. Le contact visuel lui coûte mais là, elle regarde Hodges droit dans les yeux, et les siens flamboient.
« C’est toi qui l’as poussé hors de ses retranchements, toi qui as deviné son mot de passe pour qu’on puisse pirater son ordinateur et découvrir ce qu’il allait faire. C’est à toi qu’il en a toujours voulu. Je le sais. Et ensuite tu as continué à aller le voir dans sa chambre, à t’asseoir avec lui et à lui parler.
— Et tu crois que c’est la raison pour laquelle il a fait ça, peu importe ce que recouvre ce ça ?
— Non ! » Elle le crie presque. « Il a fait ça parce que c’est un toufu malade mental ! »
Il y a un bref silence puis, d’une voix tremblotante, elle dit qu’elle est désolée d’avoir levé la voix.
« T’excuse pas, Hollyberry, dit Jerome. Tu m’éclates quand t’es à fond. »
Elle lui fait une grimace. Jerome lâche un petit rire moqueur et demande à Hodges où est le Zappit de Dinah Scott.
« J’aimerais y jeter un coup d’œil.
— Dans la poche de mon manteau, lui dit Hodges. Mais fais gaffe à la démo de Fishin’ Hole. »
Jerome fouille dans le manteau de Hodges, écarte un rouleau de Tums et l’immuable bloc-notes de l’enquêteur, et extrait le Zappit vert de Dinah.
« Oh purée, je croyais que ces machins étaient morts en même temps que les magnétoscopes et les modems analogiques.
— Ils le sont pour la plupart, dit Holly. Et leur prix n’a pas aidé. J’ai vérifié. Cent quatre-vingt-neuf dollars, prix de vente conseillé en 2012. Ridicule. »
Jerome fait passer le Zappit d’une main dans l’autre. Son visage est fermé, il a l’air fatigué. Normal, se dit Hodges. Hier encore il construisait des maisons en Arizona. Il a dû rentrer dare-dare à la maison parce que sa petite sœur d’ordinaire si joyeuse a tenté de se tuer.
Peut-être Jerome a-t-il lu une partie de ces pensées sur le visage de Hodges.
« Ça va aller, pour sa jambe. C’est son esprit qui m’inquiète un peu. Elle parle de flashs bleus et d’une voix qu’elle a entendue. Une voix qui sortait du jeu.
— Elle dit qu’elle a encore cette voix dans la tête, ajoute Holly. Comme une chanson qui se transforme en leitmotiv obsédant. Ça passera sûrement avec le temps, maintenant que son jeu est détruit. Mais les autres ? Ceux qui ont encore leur console gratuite entre les mains ?
— Le site mauvaisconcert.com ayant fermé, dit Hodges, y a-t-il un autre moyen de savoir combien ont été distribuées ? »
Holly et Jerome échangent un regard et secouent la tête de façon identique.
« Merde, dit Hodges. Enfin, pas que ça me surprenne vraiment mais… merde quand même.
— Est-ce que celle-là émet des flashs de lumière bleue ? »
Jerome n’a pas encore allumé le Zappit, qu’il continue à faire passer d’une main dans l’autre comme dans le jeu de la patate chaude.
« Non, et les poissons roses ne se transforment pas en chiffres. Essaie-le, tu verras. »
Au lieu de ça, Jerome retourne l’objet et ouvre le compartiment des piles.
« Piles AA toutes bêtes, dit-il. Des rechargeables. Aucune magie là-dedans. Mais tu dis que la démo de Fishin’ Hole t’endort ?
— C’est ce qu’elle m’a fait », confirme Hodges. Il ne précise pas qu’il était shooté aux médocs en même temps. « À l’heure qu’il est, dit-il, c’est plus Babineau qui m’intéresse. Il est mouillé dans l’histoire. J’ignore comment leur association a commencé, mais s’il est encore en vie, il nous le dira. Et il y a un deuxième homme impliqué.
— Celui que la femme de ménage a vu, dit Holly. Qui conduit une vieille voiture avec des taches d’apprêt. Vous voulez savoir ce que je pense ?
— Vas-y, balance.
— L’un des deux, soit le Dr Babineau, soit l’homme à la vieille voiture, a rendu visite à l’infirmière qui s’est suicidée, Ruth Scapelli. Hartsfield devait avoir une dent contre elle.
— Comment aurait-il pu envoyer quelqu’un quelque part ? demande Jerome en refermant le compartiment des piles. Contrôle mental ? D’après ce que tu sais, Bill, ouvrir l’eau dans sa salle de bains était le max qu’il pouvait faire avec sa télémachinchose, et même ça, j’ai du mal à le croire. Ça pourrait être juste une rumeur. Une légende hospitalière, comme il y a des légendes urbaines.
– Ça doit être les consoles de jeux, fait Hodges, pensif. Il les a trafiquées. Les a boostées d’une manière ou d’une autre.
— De sa chambre d’hôpital ? »
Jerome lui décoche un regard qui dit allons, sois sérieux.
« Je sais, ça tient pas debout, même si on prend en compte la télékinésie. Mais c’est forcément les jeux. Forcément.
— Babineau crachera le morceau, dit Holly.
— Elle fait des rimes sans le savoir », dit Jerome d’un ton admiratif.
Il continue à jongler avec le Zappit. Hodges a le sentiment qu’il résiste à l’envie féroce de le jeter par terre et de le piétiner, et ce serait raisonnable. Après tout, c’est un engin comme celui-là qui a failli provoquer la mort de sa sœur.
Non, se dit Hodges. Pas exactement comme celui-là. La démo de Fishin’ Hole du Zappit de Dinah ne produit qu’un léger effet hypnotique, mais rien de plus. Et c’est sûrement…
Il se redresse brusquement, se décochant une flèche de douleur au côté.
« Holly, tu as fait des recherches internet à propos du jeu Fishin’ Hole ?
— Non, dit-elle. Je n’y ai même pas pensé.
— Tu veux bien le faire ? J’aimerais savoir…
— S’il y a des discussions à propos de l’écran de démo. J’aurais dû y penser. Je vais voir de suite. »
Elle sort précipitamment pour rejoindre son bureau dans l’entrée.
« Ce qui m’échappe, dit Hodges, c’est pourquoi Brady aurait voulu se suicider avant de voir le résultat.
— Tu veux dire combien de jeunes il pourrait pousser au suicide, dit Jerome. Des jeunes qui étaient à ce putain de concert. Parce que c’est bien de suicide qu’on parle, hein ?
— Ouais, dit Hodges. Il y a trop de zones d’ombre, Jerome. Beaucoup trop. Je ne sais même pas comment lui-même s’est tué. S’il l’a réellement fait. »
Jerome presse ses paumes sur ses tempes comme pour empêcher son cerveau d’enfler.
« S’il te plaît, me dis pas que tu le crois encore en vie.
— Non, il est mort, c’est un fait. Pete n’aurait pas fait une erreur pareille. Ce que je veux dire, c’est que peut-être quelqu’un l’a assassiné. Sachant ce qu’on sait, Babineau serait le suspect numéro un.
— Nom de Zeus ! » clame Holly dans la pièce voisine.
Un instant de divine harmonie passe entre Hodges et Jerome alors qu’ils luttent contre le fou rire.
« Quoi ? » lance Hodges.
C’est tout ce qu’il arrive à dire sans exploser en sauvages braiments d’hilarité qui meurtriraient son abdomen tout autant que l’amour-propre de Holly.
« J’ai trouvé un site appelé Hypnose Fishin’ Hole ! La page d’accueil avertit les parents de ne pas laisser leurs enfants regarder l’écran de démo trop longtemps ! Le phénomène a été constaté pour la première fois dans la version arcade du jeu en 2005 ! Ils l’ont résolu sur la Game Boy, mais sur Zappit… attendez… si, ils disent qu’ils l’ont résolu, mais c’est faux ! Il y a un long fil de discussion ! »
Hodges consulte Jerome du regard.
« Elle veut dire que les gens discutent en ligne, dit Jerome.
— Un gamin à Des Moines a perdu connaissance, il s’est cogné la tête contre l’angle de son bureau et s’est fracturé le crâne ! » Elle a presque le ton extatique tandis qu’elle se lève comme un ressort et vient les rejoindre en toute hâte. Ses joues sont roses d’excitation. « Il a dû y avoir des plaintes ! Et des procès ! Je parie que c’est pour ça que la compagnie Zappit a coulé ! C’est même peut-être pour ça que Sunrise Solutions… »
Sur son bureau, le téléphone se met à sonner.
« Oh, crotte, dit-elle en se tournant pour aller répondre.
— Dis-leur qu’on est fermés. »
Mais après avoir dit Finders Keepers, j’écoute, Holly se contente effectivement d’écouter. Puis elle se retourne en tendant le combiné.
« C’est Pete Huntley. Il dit qu’il doit te parler immédiatement et il a l’air… drôle. Genre triste ou en rogne ou quelque chose. »
Hodges s’avance pour découvrir ce qui rend Pete triste ou en rogne ou quelque chose.
Derrière lui, Jerome finit par allumer le Zappit de Dinah.
Dans le nid à ordinateurs de Freddi (elle-même a pris quatre Excedrin avant d’aller dormir), TROUVÉ 44 passe à TROUVÉ 45. Le répéteur clignote : EN CHARGE.
Puis il clignote : TÂCHE TERMINÉE.
Pete ne dit pas bonjour. Il dit :
« Écoute ça, Kerm. Écoute ça et fais-en tes choux gras. La salope est dans la maison avec une paire de SKIDs et moi je suis dehors derrière, dans une cabane à rempoter les fleurs ou je sais pas quoi. Et il fait un froid de loup. »
D’abord, Hodges est trop surpris pour répondre, et pas parce qu’une paire de SKIDs (c’est le nom que les flics de la ville donnent aux enquêteurs de la Division d’Investigation Criminelle de l’État) est présente sur une scène de crime où Pete a été appelé. Il est surpris (pour tout dire estomaqué) parce qu’au cours de leur long partenariat, il n’a entendu Pete traiter une femme de s… qu’une seule fois. C’était en parlant de sa belle-mère, laquelle avait encouragé l’épouse de Pete à le quitter, et l’avait prise chez elle, avec leurs gosses, quand elle avait fini par se décider. La salope dont il parle cette fois ne peut être que sa coéquipière, alias Miss Jolis Yeux Gris.
« Kermit ? T’es là ?
— Oui, je t’écoute, dit Hodges. T’es où ?
— Sugar Heights. Sur la panoramique Lilac Drive, au domicile du Dr Felix Babineau. À son putain de domaine, oui. Tu sais qui est Babineau, je sais que tu sais. Personne ne suivait Brady Hartsfield de plus près que toi. Un moment, il a même été ton putain de passe-temps.
— Concernant celui dont tu parles, oui. Concernant ce dont tu parles, non.
— Tout ce truc va finir par péter, mon vieux, et Izzy n’a pas envie de se prendre des éclats d’obus quand ça arrivera. Elle a des ambitions, tu vois ? Inspecteur en chef dans dix ans, pourquoi pas chef de la police dans quinze. Je peux comprendre, mais ça veut pas dire que j’apprécie. Elle a appelé le chef Horgan dans mon dos, et Horgan a appelé les SKIDs. Si c’est pas déjà officiellement leur affaire, ça le sera d’ici midi. Ils tiennent leur coupable, mais ça colle pas, merde. Je le sais, et Izzy le sait aussi. Sauf qu’elle s’en fout comme de l’an quarante.
— Ralentis, Pete. Et dis-moi ce qui se passe. »
Holly plane anxieusement au-dessus de lui. Hodges hausse les épaules et, de son doigt en l’air, lui signifie, Attends.
« La femme de ménage est arrivée ici à sept heures trente, OK ? Elle s’appelle Nora Everly. Elle découvre la BMW de Babineau au bout de l’allée, arrêtée sur la pelouse, avec un impact de balle dans le pare-brise. Elle regarde à l’intérieur, voit du sang sur le volant et sur le siège et appelle le 911. Il y a une voiture de patrouille à cinq minutes — aux Heights il y en a toujours une à cinq minutes — et quand ils arrivent, ils trouvent Everly barricadée dans sa propre voiture, tremblant comme une feuille. Les uniformes lui disent de pas bouger et vont voir à la porte. La maison est ouverte. Mme Babineau — Cora — est couchée par terre dans l’entrée, morte, et je suis sûr que la balle que le légiste va extraire sera la même que celle trouvée dans la BM. Sur le front — t’es prêt ? — elle a un Z écrit au feutre noir. Il y en a d’autres un peu partout au rez-de-chaussée, dont un sur l’écran de télé géant. Exactement le même que chez Ellerton, et je crois que c’est à ce moment précis que ma coéquipière a décidé qu’elle ne voulait surtout pas être mêlée à ce sac d’embrouilles. »
Hodges répond : « Ouais, probablement », juste pour que Pete continue à parler.
Il attrape le bloc à côté de l’ordinateur de Holly et écrit FEMME BABINEAU ASSASSINÉE en grandes capitales, comme un titre de journal. La main de Holly s’envole vers sa bouche.
« Pendant qu’un flic appelait la Division, l’autre a entendu des ronflements à l’étage. Comme une tronçonneuse au ralenti, il a dit. Alors ils montent, arme au poing, et dans l’une des trois chambres d’amis, compte bien, trois, cette baraque est géante putain, ils trouvent un vieux mec qui dort à poings fermés. Ils le réveillent et il leur dit qu’il s’appelle Alvin Brooks.
— Bibli Al ! s’écrit Hodges. De l’hôpital ! Le premier Zappit que j’ai vu, c’est lui qui me l’a montré !
— Ouais, c’est lui. Il avait un badge de Kiner dans la poche de sa chemise. Et sans qu’on lui demande rien, il dit qu’il a tué Mme Babineau. Prétend l’avoir fait pendant qu’il était hypnotisé. Alors ils le menottent, l’emmènent au rez-de-chaussée et l’assoient sur le canapé. C’est là qu’Izzy et moi l’avons trouvé en arrivant sur les lieux une demi-heure plus tard. Je sais pas ce qui cloche chez ce gars, s’il est en dépression nerveuse ou quoi, mais il est perché sur la Planète Violette. Il arrête pas de divaguer, de sortir des tas de trucs bizarres. »
Hodges repense à quelque chose que Al lui a dit lors d’une de ses dernières visites à Brady — autour du week-end de Labor Day, ça devait être.
« Jamais aussi bien que ce qu’on voit pas.
— Ouais. » Pete a l’air surpris. « Des trucs comme ça. Et quand Izzy lui a demandé qui l’avait hypnotisé, il a dit que c’était les poissons. Près de la magnifique mer. »
Ça, pour Hodges, c’est compréhensible maintenant.
« Sur interrogatoire plus poussé — c’est moi qui m’en suis chargé, Izzy devait déjà être dans la cuisine en train de se débarrasser de tout le truc sans me demander mon avis —, il a dit que c’était le Dr Z qui, je cite, lui avait demandé “de laisser sa marque”. En dix endroits différents, a-t-il dit, et effectivement, il y a dix lettres Z, en comptant celle que la victime a sur le front. Je lui ai demandé si le Dr Z était le Dr Babineau et il m’a dit non, le Dr Z c’est Brady Hartsfield. Dingo, tu vois ?
— Ouais, dit Hodges.
— Je lui ai demandé s’il avait aussi tué le Dr Babineau. Il a juste fait non de la tête et dit qu’il voulait retourner dormir. C’est là qu’Izzy revient à petits pas me dire que le chef Horgan appelait les SKIDs vu que Dr B est un type en vue et que cette affaire sera très médiatisée, et en plus, deux d’entre eux traînaient comme par hasard dans le coin, attendant d’être appelés pour témoigner dans une autre affaire, ça tombe pas à pic, ça ? Elle me regarde même pas en face, elle devient toute rouge et quand je commence à lui montrer tous les Z en lui demandant si elle a pas déjà vu ça quelque part, elle refuse d’en parler. »
Hodges n’a jamais entendu autant de colère et de frustration dans la voix de son ancien coéquipier.
« C’est là que mon portable sonne et… tu te souviens quand je t’ai appelé ce matin, je t’ai dit que le médecin de garde avait prélevé un échantillon du résidu dans la bouche de Hartsfied ? Avant même que l’assistant du légiste arrive ?
— Oui.
— Bon, c’était ce toubib qui m’appelait. Simonson, il s’appelle. On n’aura pas le résultat du légiste avant deux jours au plus tôt, mais Simonson m’a communiqué le sien. Le produit retrouvé dans la bouche de Hartsfield était un mélange de Vicodin et d’Ambien. Or on ne lui avait prescrit ni l’un ni l’autre et il pouvait difficilement, d’un petit tour de danse, aller s’en chercher dans l’armoire à médocs la plus proche, pas vrai ? »
Hodges, qui sait déjà ce que prenait Brady pour la douleur, en convient.
« En ce moment Izzy est dans la maison, sans doute en train de la boucler et d’observer de loin pendant que les SKIDs interrogent ce pauvre Brooks qui, parole, se rappelle même plus son nom à moins qu’on le lui souffle à l’oreille. Sinon, il s’intitule lui-même Z-Boy. Comme un truc sorti d’une bédé de Marvel. »
Serrant son stylo presque assez fort pour le casser en deux, Hodges trace de nouvelles capitales de une sur son bloc pendant que Holly se penche et lit : BIBLI AL = Z-BOY PARAPLUIE DEBBIE.
Holly le dévisage, les yeux écarquillés.
« Juste avant que les SKIDs arrivent — putain, ils ont pas mis longtemps —, j’ai demandé à Brooks s’il avait aussi tué Brady Hartsfield et Izzy lui a dit : “Ne répondez pas !”
— Elle a dit quoi ? » s’exclame Hodges.
Il n’a pas vraiment la tête à s’inquiéter de la détérioration des relations de Pete et de sa coéquipière, mais il est tout de même choqué. Izzy est inspecteur de police, après tout, pas l’avocate de Bibli Al.
« Tu m’as bien compris. Alors elle me regarde et me dit : “Tu ne lui as pas récité ses droits.” Alors je me tourne vers les uniformes et je leur demande : “Dites, les gars, vous avez récité ses droits à ce monsieur ?” Et évidemment, ils répondent oui. Je regarde Izzy, qu’est plus rouge que jamais, mais elle en démordra pas. Elle me sort : “Si on merde là-dessus, c’est pas sur toi que ça retombera, dans deux semaines t’es plus là, mais sur moi, et pas qu’un peu.”
— Donc les gars de l’État débarquent…
— Ouais, et moi maintenant je suis là, dehors, à me geler le cul dans la putain de cabane de jardin de feu Mme Babineau. Le quartier le plus riche de la ville, Kerm, et je suis coincé dans un cabanon plus froid que les miches d’un singe en bronze. Et je parie qu’Izzy sait que je suis en train de te téléphoner. De cafter à mon vieux tonton Kermit. »
Pete a probablement raison sur ce point. Mais si Miss Jolis Yeux Gris est aussi déterminée à grimper les barreaux de l’échelle que le croit Pete, elle aura sûrement un autre mot en tête : balancer.
« Ce pauvre Brooks, le peu de cerveau qui lui reste est en vrac, ce qui fait de lui le parfait bouc émissaire pour les médias. Tu sais comment ils vont présenter ça ? »
Hodges le sait mais il laisse Pete le dire.
« Brooks s’est mis en tête qu’il était une sorte de justicier appelé Z-Boy. Il est venu ici, il a tué Mme Babineau quand elle lui a ouvert, avant de tuer le docteur lui-même lorsque Babineau est monté dans sa BM pour tenter de fuir. Ensuite Brooks a roulé jusqu’à l’hôpital où il a fait avaler à Hartsfield une poignée de comprimés pris dans la réserve personnelle des Babineau. J’ai aucun doute là-dessus parce qu’ils avaient une putain de pharmacie dans leur salle de bains. Et ouais, il aurait pu monter à la clinique des traumas sans problème, il a un badge et il fait partie du décor à l’hôpital depuis cinq ou six ans, mais pourquoi il aurait fait ça ? Et qu’est-ce qu’il a fait du corps de Babineau ? Parce qu’il est pas ici.
— Bonne question. »
Pete enchaîne :
« Ils diront que Brooks l’a embarqué dans sa voiture et jeté quelque part, dans un fossé ou une ravine, sans doute en revenant de faire bouffer ses comprimés à Hartsfield, mais pourquoi il aurait fait ça et laissé le corps de la femme étendu ici, dans l’entrée ? Et pourquoi être revenu ici, pour commencer ?
— Ils diront…
— Ouais, qu’il est fou ! Ils vont pas s’en priver ! Réponse parfaite à tout ce qui tient pas debout ! Et si le sujet Ellerton/Stover est évoqué — et il le sera sans doute pas —, ils diront qu’il les a tuées aussi ! »
S’ils font ça, se dit Hodges, Nancy Alderson appuiera cette thèse, du moins dans une certaine mesure. Parce que c’est indubitablement Bibli Al qu’elle a vu tourner autour de la maison de Hilltop Court.
« Ils vont clouer le pauvre Brooks au pilori, se tireront du battage médiatique sans trop se mouiller et tourneront la page. Mais il y a plus, Kerm. Il y a forcément plus. Si tu sais quelque chose, si t’as ne serait-ce qu’un fil à tirer, tire-le. Promets-moi de le faire. »
J’en ai plus d’un, pense Hodges, mais c’est Babineau la clé, et Babineau a disparu.
« Y avait beaucoup de sang dans la voiture, Pete ?
— Non, pas beaucoup, mais la scientifique a déjà confirmé que c’était le groupe sanguin de Babineau. Rien de concluant mais… merde. Faut que j’y aille. Izzy et un des SKIDs viennent de sortir par la porte de derrière. Ils me cherchent.
— D’accord.
— Appelle-moi. Et si t’as besoin de quoi que ce soit, demande.
— Je le ferai. »
Hodges raccroche et lève les yeux, prêt à briefer Holly, mais Holly n’est plus à côté de lui.
« Bill. » Elle parle à voix basse. « Viens là. »
Surpris, il la rejoint à la porte de son bureau, où il s’arrête net. Jerome est installé derrière sa table de travail, assis dans le fauteuil pivotant de Hodges. Ses longues jambes sont étendues devant lui et il regarde le Zappit de Dinah Scott. Ses yeux sont grands ouverts mais vides. Il a la bouche béante. De fines gouttes de salive perlent sur sa lèvre inférieure. Une petite musique sort du minuscule haut-parleur du gadget, mais ce n’est pas le même air qu’hier soir — Hodges en est sûr.
« Jerome ? »
Il fait un pas en avant mais il n’a pas le temps d’en faire un deuxième que Holly l’agrippe par la ceinture. Sa poigne est étonnamment forte.
« Non, dit-elle de cette même voix basse. Il ne faut pas le faire sursauter. Pas quand il est comme ça.
— Quoi, alors ?
— J’ai fait un an d’hypnothérapie quand j’avais trente ans. J’avais des problèmes de… bon, peu importent les problèmes que j’avais. Laisse-moi essayer.
— Tu es sûre ? »
Elle le regarde, les joues pâles, de la frayeur dans les yeux.
« Non, mais on ne peut pas le laisser comme ça. Pas après ce qui est arrivé à Barbara. »
Entre les mains de Jerome, le Zappit émet un flash bleu étincelant. Jerome ne réagit pas, ne cille pas, il continue seulement à fixer l’écran pendant que la musique tintinnabule.
Holly avance d’un pas, puis d’un autre.
« Jerome ? »
Pas de réponse.
« Jerome, est-ce que tu m’entends ?
— Oui, dit Jerome sans lever les yeux de l’écran.
— Jerome, où es-tu ? »
Et Jerome répond :
« À mon enterrement. Tout le monde est là. C’est magnifique. »
La fascination de Brady pour le suicide a commencé à l’âge de douze ans, alors qu’il lisait Raven, un livre sur les suicides de masse de Jonestown, au Guyana, où plus de neuf cents personnes étaient mortes — dont un tiers d’enfants — après avoir bu du jus de fruits additionné de cyanure. Ce qui l’avait intéressé, au-delà de l’excitante quantité de morts, c’était la progression ayant abouti à l’orgie finale. Bien avant le jour où des familles entières avaient avalé ensemble le poison et où des infirmières (ouais, de vraies infirmières !) avaient injecté la mort à coups de seringues hypodermiques directement dans la gorge de nourrissons hurlants, Jim Jones avait préparé ses adeptes pour l’apothéose à coups de sermons enflammés et de répétitions de suicide qu’il appelait ses Nuits Blanches. Il les avait d’abord gavés de paranoïa pour les hypnotiser ensuite avec l’attrait séduisant de la mort.
En terminale, Brady avait rédigé la seule dissertation qui lui ait valu un A, pour un cours de sociologie à la con intitulé La Vie Américaine. Le titre de sa dissertation était : « Les voies mortifères américaines : brève étude du suicide aux États-Unis ». Dans son devoir, il citait les statistiques de 1999, année disponible la plus récente. Plus de quarante mille personnes s’étaient suicidées cette année-là, généralement avec des armes à feu (méthode la plus fiable pour en finir), les comprimés arrivant juste derrière. Elles s’étaient également pendues, noyées, tranché les veines, flanqué la tête dans des fours à gaz, immolées, et jetées en voiture sur des piles de ponts. Un type inventif (que Brady avait évité de mentionner ; déjà à l’époque il prenait soin d’éviter de se faire cataloguer comme bizarre) s’était électrocuté en s’introduisant une ligne à 220 volts dans le rectum. En 1999, le suicide était la dixième cause de mortalité aux États-Unis, et si on y ajoutait les cas classés « morts naturelles ou accidentelles », probable qu’il arriverait tout en haut de la liste avec les maladies coronariennes, le cancer et les accidents de la route. Sans doute toujours après ces trois-là, mais pas loin derrière.
Brady avait cité Albert Camus : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. »
Il avait aussi cité le célèbre psychiatre Raymond Katz qui avait déclaré tout net : « Tout être humain naît avec le gène du suicide. » Brady ne s’était pas embarrassé à ajouter la deuxième partie de la déclaration de Katz parce qu’il estimait qu’elle lui enlevait de sa théâtralité : « Chez la plupart d’entre nous, ce gène demeure latent. »
Au cours des dix années écoulées entre l’obtention de son bac et le moment fatidique à l’Auditorium Mingo, la fascination de Brady pour le suicide — y compris le sien, toujours vu comme partie intégrante d’un geste historique et grandiose — avait persisté.
Aujourd’hui, contre toute attente, cette graine a pleinement germé.
Il sera le Jim Jones du vingt et unième siècle.
À une soixantaine de kilomètres de la ville, Brady ne peut plus attendre. Il bifurque sur une aire de repos de l’I-47, coupe le moteur poussif de la Malibu de Z-Boy et allume l’ordinateur portable de Babineau. Il n’y a pas de Wifi ici, comme c’est le cas sur d’autres aires, mais grâce à Super Maman Verizon, une haute tour de relais se détache à moins de 6 kilomètres sur un fond de nuages de plus en plus épais. Avec le MacBook Air de Babineau, il peut aller où il veut sans avoir à quitter ce parking presque désert. Il pense (et pas pour la première fois) qu’un petit don de télékinésie n’est rien comparé au pouvoir d’Internet. Il est persuadé que des milliers de suicides ont incubé dans la soupe puissante de ses réseaux sociaux où les trolls galopent sans frein et les injures volent sans trêve. C’est ça le vrai pouvoir de l’esprit sur la matière.
Il n’arrive pas à taper aussi vite qu’il aimerait — l’air froid et humide qui descend à l’approche de la tempête a aggravé l’arthrite dans les doigts de Babineau — mais enfin, le portable est accouplé à l’appareillage de haut vol, là-bas, dans la salle informatique de Freddi Linklatter. Il n’aura pas besoin de rester accouplé longtemps. Brady clique sur un fichier caché qu’il a placé dans l’ordinateur lors d’une de ses précédentes visites dans la tête de Babineau.
Il centre le curseur sur OUI, appuie sur Entrée et attend. Le cercle d’attente tourne, tourne, tourne. Juste au moment où Brady commence à se demander si quelque chose est détraqué, l’ordinateur affiche le message qu’il attendait :
Bien. Z-End c’est juste le glaçage sur le gâteau. Il n’a pu disséminer qu’un nombre limité de Zappit — et une partie significative de la livraison était défectueuse, merde — mais les adolescents sont des créatures grégaires, et l’instinct grégaire, ça vous fige dans des procédures mentales et émotionnelles. Raison pour laquelle les poissons vont en bancs et les abeilles en essaims. Raison pour laquelle les hirondelles reviennent chaque année à Capistrano. Raison pour laquelle, dans le comportement humain, la « olla » déferle dans les stades de foot et de baseball, et les individus se noient dans la foule simplement parce que la foule est là.
Sous peine d’être exclus du troupeau, les garçons ont tendance à porter les mêmes shorts baggy et à se laisser pousser les mêmes trois poils sur la figure. Les filles adoptent le même style de robes et deviennent dingues des mêmes groupes. Cette année, c’est les We R Your Bruthas[31], il n’y a pas si longtemps c’était les ’Round Here et les One Direction. À l’époque, c’était les New Kids on the Block. Les modes se propagent chez les jeunes comme les épidémies de rougeole et, de temps en temps, l’une de ces modes c’est le suicide. Dans le sud du pays de Galles, des dizaines d’ados se sont pendus entre 2007 et 2009 ; et les messages sur les réseaux sociaux avaient attisé la folie. Même les adieux qu’ils avaient laissés : Me2 et CU L8er[32], étaient rédigés en jargon internet.
Des feux de prairie assez vastes pour brûler des milliers d’hectares peuvent être démarrés en jetant une seule allumette dans les broussailles. Les Zappit que Brady a distribués par l’intermédiaire de ses drones humains sont l’équivalent de centaines d’allumettes. Tous ne s’allumeront pas, et certains de ceux qui s’allumeront ne le resteront pas longtemps. Brady le sait, mais il a Z-End.com pour lui servir à la fois d’accélérateur et de mur de défense. Est-ce que ça marchera ? Il est loin d’en être certain mais le temps manque pour se livrer à des tests approfondis.
Et si ça marche ?
Des suicides d’adolescents à travers tout l’État, peut-être à travers tout le Midwest. Des centaines, peut-être des milliers. Qu’est-ce que tu dirais de ça, ex-inspecteur Hodges ? Ça améliorerait ta retraite, espèce de vieux connard de fouille-merde ?
Il échange le MacBook de Babineau contre le Zappit de Z-Boy. Se servir de celui-là est parfait. Il aime l’appeler Zappit Zéro parce que c’est le tout premier qu’il ait jamais vu, le jour où Al Brooks l’a apporté dans sa chambre en imaginant que Brady pourrait l’aimer. Il l’a aimé. Oh, oui alors, il l’a adoré.
Sur celui-ci, le programme supplémentaire avec les poissons-chiffres et les messages subliminaux n’a pas été ajouté parce que Brady n’en a pas besoin. Ces choses-là sont strictement destinées aux cibles. Il regarde les poissons aller et venir, se servant d’eux pour se détendre et se concentrer, puis il ferme les yeux. D’abord, il y a seulement l’obscurité, mais au bout de quelques instants, des lumières rouges commencent à s’allumer — plus de cinquante à présent. On dirait des points sur une carte informatisée, sauf qu’elles ne sont pas fixes. Elles vont et viennent, nagent de gauche à droite, en haut et en bas, se croisent et se recroisent. Il en choisit une au hasard, ses yeux roulant sous ses paupières closes tandis qu’il suit sa progression. Elle commence à ralentir, ralentir, ralentir. Elle s’immobilise, puis se met à grossir. Elle s’ouvre comme une fleur.
Il est dans une chambre. Une fille est là, qui regarde fixement les poissons sur l’écran de son propre Zappit, obtenu gratuitement sur le site mauvaisconcert.com. Elle est au lit parce qu’elle n’est pas allée à l’école aujourd’hui. Peut-être qu’elle a prétendu être malade.
« Comment tu t’appelles ? » demande Brady.
Des fois, ils entendent juste une voix qui sort de la machine, mais les plus réceptifs d’entre eux le voient carrément, lui, comme une espèce d’avatar dans un jeu vidéo. C’est le cas de cette fille ; bon début. Mais ils réagissent toujours mieux à leur prénom, donc Brady le répétera régulièrement. Elle regarde sans surprise le jeune homme assis à côté d’elle sur le lit. Elle a le teint blême. Le regard vague.
« Je m’appelle Ellen, dit-elle. Je cherche les bons chiffres. »
Bien sûr que tu les cherches, se dit-il, et il se glisse en elle. Elle est à soixante kilomètres de lui mais une fois que l’écran de démo les a fait s’ouvrir, la distance ne compte plus. Il pourrait la contrôler, la transformer en un autre de ses drones, mais il n’a pas plus envie de faire ça qu’il n’avait envie de s’introduire par une nuit noire chez Mme Trelawney pour lui trancher la gorge. Le meurtre, c’est pas le contrôle ; le meurtre, c’est juste le meurtre.
Le suicide, c’est le contrôle.
« Tu es heureuse, Ellen ?
— Avant, oui, dit-elle. Je pourrais le redevenir, si je trouve les bons chiffres. »
Brady lui fait un sourire à la fois triste et charmant.
« Oui, mais les chiffres c’est comme la vie, dit-il. Ça n’a pas vraiment de sens. C’est pas vrai ?
— Mmh-mmh.
— Dis-moi, Ellen : qu’est-ce qui t’inquiète ? »
Il pourrait le découvrir tout seul, mais ce sera mieux si c’est elle qui le dit. Il sait qu’il y a quelque chose, parce que tout le monde s’inquiète, et les adolescents encore plus que les autres.
« Là tout de suite ? Mon examen d’entrée à l’université. »
Ah ah, pense-t-il, l’odieux test d’évaluation scolaire par lequel le ministère de l’Agronomie Universitaire sépare les moutons des chèvres.
« Je suis tellement mauvaise en Maths, dit-elle. Chuis nulle.
— Mauvaise avec les chiffres, dit-il avec un hochement de tête compatissant.
— Si j’obtiens pas au moins 650 points, je pourrai pas entrer dans une bonne fac.
— Et tu auras de la chance si tu arrives à 400, dit-il. C’est pas vrai, Ellen ?
— Oui. »
Des larmes gonflent ses yeux et commencent à rouler sur ses joues.
« Et tu vas aussi rater le test d’Anglais », lui dit Brady. Il la fait s’ouvrir, et c’est le meilleur moment. C’est comme plonger la main dans un animal assommé mais encore vivant et l’étriper. « Tu vas sécher lamentablement.
— Je vais probablement sécher, oui », dit Ellen.
Elle sanglote tout haut à présent. Brady vérifie sa mémoire à court terme et découvre que ses parents sont partis travailler et que son petit frère est en classe. Donc elle peut pleurer. Laissons la petite conne faire tout le bruit qu’elle veut.
« Pas probablement. Tu vas sécher, Ellen. Parce que tu ne supportes pas la pression. »
Elle sanglote.
« Dis-le, Ellen.
— Je supporte pas la pression. Je vais sécher, et si j’entre pas dans une bonne fac, mon père sera trop déçu et ma mère sera trop vénère.
— Et si tu ne peux entrer dans aucune fac ? Si le seul boulot que tu arrives à décrocher c’est faire le ménage chez des gens ou plier des habits dans un pressing ?
— Ma mère me détestera !
— Elle te déteste déjà, c’est pas vrai, Ellen ?
— Non, je… je crois pas…
— Si, elle te déteste, bien sûr qu’elle te déteste. Dis-le, Ellen. Dis “Ma mère me déteste”.
— Ma mère me déteste. Oh, mon Dieu, j’ai tellement peur et ma vie est tellement horrible ! »
Voici le grand cadeau offert par l’hypnose sous Zappit associée à sa propre capacité d’invasion des esprits une fois qu’il les a mis dans cet état d’ouverture et de suggestibilité. Les peurs ordinaires, avec lesquelles les ados comme celle-ci vivent au quotidien, comme une espèce de désagréable bruit de fond, peuvent être changées en monstres affamés. De petits ballons de paranoïa peuvent être gonflés jusqu’à devenir aussi gros que les chars de carnaval de la parade de Thanksgiving de Macy’s.
« Tu pourrais arrêter d’avoir peur, dit Brady. Et tu pourrais vraiment, vraiment le faire regretter à ta mère. »
Ellen sourit à travers ses larmes.
« Tu pourrais laisser tout ça derrière toi.
— Oui. Je pourrais laisser tout ça derrière moi.
— Tu pourrais être en paix.
— En paix », dit-elle, et elle soupire.
C’est vraiment merveilleux. Ça a pris des semaines avec la mère de Martine Stover, qui passait toujours l’écran de démo pour aller jouer à son foutu solitaire, et des jours avec Barbara Robinson. Mais avec Ruth Scapelli et cette chochotte à la tronche pleine de boutons dans sa chambre de gonzesse rose bonbon ? À peine quelques minutes. Mais faut dire, pense Brady, que j’ai toujours appris vite.
« Tu as ton téléphone avec toi, Ellen ?
— Oui, ici. »
Elle passe la main sous un coussin décoratif. Son téléphone aussi est rose bonbon.
« Tu devrais poster sur Facebook et Twitter. Pour que tous tes amis le voient.
— Poster quoi ?
— Ben, disons : “Je suis en paix maintenant. Vous aussi, vous pouvez. Allez sur Z-End.com.” »
Elle le fait, mais avec une lenteur exaspérante. Quand ils sont dans cet état, c’est comme s’ils se mouvaient sous l’eau. Brady se force à se rappeler que tout va comme sur des roulettes et essaie de ne pas se laisser gagner par l’impatience. Quand elle a fini et que les messages sont partis — d’autres allumettes jetées dans de l’amadou bien sec — il lui suggère d’aller jusqu’à la fenêtre.
« Je crois que de l’air frais te ferait du bien. Ça t’éclaircirait les idées.
— De l’air frais me ferait du bien, dit-elle en rejetant sa couette et balançant ses pieds nus hors du lit.
— N’oublie pas ton Zappit », dit-il.
Elle le prend et gagne la fenêtre.
« Avant de l’ouvrir, va sur l’écran d’accueil où il y a toutes les icônes. Tu peux faire ça, Ellen ?
— Oui… » Un long silence. Cette pétasse est plus lente que la mélasse froide. « OK, je vois les icônes.
— Super. Maintenant va sur WipeWords. C’est l’icône du tableau noir et de la brosse.
— Je le vois.
— Tape deux fois dessus, Ellen. »
Elle le fait et le Zappit lui renvoie un flash bleu de confirmation. Si quelqu’un essaie d’utiliser cette console-là, elle émettra un ultime flash bleu et s’éteindra à tout jamais.
« Maintenant, tu peux ouvrir la fenêtre. »
L’air froid s’engouffre, lui rabattant les cheveux en arrière. Elle vacille, semble sur le point de s’éveiller et, l’espace d’une seconde, Brady la sent lui échapper. Le contrôle reste dur à maintenir à distance, même quand ils sont en transe hypnotique, mais il est certain qu’il peaufinera sa technique jusqu’à la rendre hyper pointue. C’est en forgeant qu’on devient forgeron.
« Saute, chuchote Brady. Saute et tu n’auras pas à passer ton examen d’entrée. Saute et ta mère ne te détestera pas. Elle le regrettera. Saute et tous tes chiffres tomberont juste. Tu recevras le grand prix. Le grand prix c’est le sommeil.
— Le grand prix c’est le sommeil, convient Ellen.
— Vas-y, fais-le », murmure Brady, les yeux fermés, assis au volant de la vieille bagnole de Al Brooks.
Soixante kilomètres au sud, Ellen saute par la fenêtre de sa chambre. Ce n’est pas haut et il y a de la neige accumulée contre la maison. De la vieille neige dure, mais qui amortit quand même sa chute, si bien qu’au lieu de mourir, elle se casse seulement trois côtes et la clavicule. Elle se met à hurler de douleur et Brady est éjecté de sa tête tel un pilote sanglé dans le siège éjectable d’un F-111.
« Merde ! » hurle-t-il et, du poing, il martèle le volant. L’arthrite de Babineau irradie dans tout son bras, ce qui augmente encore sa fureur. « Merde, merde, merde ! »
Dans le quartier agréablement chic de Branson Park, Ellen Murphy se remet péniblement sur ses pieds. La dernière chose dont elle se souvient c’est d’avoir dit à sa mère qu’elle était trop malade pour aller en classe — un mensonge pour pouvoir rester à attraper les poissons roses et essayer de gagner des prix sur la démo agréablement addictive du jeu Fishin’ Hole. Son Zappit gît à côté d’elle, écran fêlé. Il ne l’intéresse plus. Elle l’abandonne là et, pieds nus, commence à tituber vers la porte d’entrée. Chaque inspiration est un coup de poignard dans les côtes.
Mais je suis vivante, pense-t-elle. Au moins je suis vivante. Qu’est-ce qui m’a pris ? Qu’est-ce qui m’a pris, Seigneur Dieu ?
La voix de Brady est toujours en elle : le goût baveux de quelque chose d’écœurant qu’elle aurait avalé encore vivant.
« Jerome ? appelle Holly. M’entends-tu toujours ?
— Oui.
— Je veux que tu éteignes ce Zappit et que tu le poses sur le bureau de Bill. » Puis, comme elle est le genre de fille à ne rien laisser au hasard, elle ajoute : « Écran vers le bas. »
Un pli barre le large front de Jerome.
« Je suis obligé ?
— Oui. Tout de suite. Et sans regarder ce satané machin. »
Avant que Jerome ait pu obtempérer, Hodges a un ultime aperçu des poissons qui nagent et d’un nouvel éclair bleu. Un étourdissement passager — causé ou non par ses antidouleurs — le déstabilise. Puis Jerome pousse le bouton Marche/Arrêt sur le dessus de la console, et les poissons disparaissent.
Ce n’est pas du soulagement que Hodges ressent mais de la déception. C’est peut-être fou, mais compte tenu de ses problèmes de santé actuels, peut-être pas tant que ça. Il a vu l’hypnose utilisée de temps à autre sur des témoins pour les aider à mieux se souvenir, mais il n’en a jamais saisi le plein pouvoir jusqu’à cet instant. L’idée lui vient, sans doute blasphématoire vu les circonstances, que les poissons du Zappit pourraient mieux soulager la douleur que les drogues prescrites par le Dr Stamos.
Holly annonce :
« Je vais compter à rebours, Jerome, de dix à un. Chaque fois que tu entendras un chiffre, tu seras un peu plus réveillé. OK ? »
Pendant quelques secondes, Jerome ne dit rien. Il est assis calmement, paisiblement, voyageant dans une autre réalité et cherchant peut-être à décider s’il aimerait y vivre de façon permanente. Holly, quant à elle, vibre comme un diapason, et Hodges serre les poings au point de sentir ses ongles mordre dans ses paumes.
Enfin, Jerome dit :
« OK, oui. Puisque c’est toi, Hollyberry.
— On y va. Dix… neuf… huit… tu reviens, Jerome… sept… six… cinq… tu te réveilles… »
Jerome lève la tête. Ses yeux sont braqués sur Hodges, mais Hodges n’est pas sûr que le garçon le voie.
« Quatre… trois… tu y es presque… deux… un… réveille-toi ! »
Elle claque une fois dans ses mains.
Jerome sursaute violemment. De la main, il balaie le Zappit de Dinah et l’expédie par terre. Il dévisage Holly avec une mine effarée qui serait amusante en d’autres circonstances.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? Je me suis endormi ? »
Holly s’affale dans le fauteuil réservé d’ordinaire aux clients. Elle inspire profondément et essuie ses joues moites de sueur.
« En quelque sorte, dit Hodges. Le jeu t’a hypnotisé. Comme il a hypnotisé ta sœur.
— Vous en êtes sûrs ? » demande Jerome. Il consulte sa montre. « J’imagine que oui. J’ai perdu quinze minutes sans m’en rendre compte.
— Plutôt vingt. De quoi te souviens-tu ?
— D’avoir attrapé les poissons roses qui se transformaient en chiffres. C’est étonnamment dur à faire. Il faut observer attentivement, se concentrer vraiment, et les flashs bleus n’aident pas. »
Hodges ramasse le Zappit par terre.
« Je ne l’allumerais pas si j’étais toi, dit vivement Holly.
— Pas l’intention de le faire. Mais je l’ai fait hier soir et je peux vous garantir qu’il n’y avait aucun flash bleu, et tu pouvais taper sur des poissons roses à en avoir mal au doigt sans qu’ils se transforment en chiffres. Et la musique a changé. Pas trop, mais un peu. »
Holly entonne, parfaitement dans le ton :
« “À la mer, à la mer, près de la magnifique mer, toi et moi, toi et moi, oh comme nous serons heureux.” Ma mère me la chantait quand j’étais petite. »
Jerome la dévisage avec plus d’intensité qu’elle ne peut supporter et elle détourne le regard en rougissant.
« Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Il y avait des paroles, mais c’était pas ça. »
Hodges lui n’a entendu aucune parole, seulement la musique, mais il ne le dit pas. Holly demande à Jerome s’il peut se les rappeler.
Il n’est pas tout à fait dans le ton comme elle, mais il chante quand même assez juste pour les convaincre que oui, c’est bien la mélodie qu’ils ont entendue.
« Tu peux dormir, tu peux dormir, d’un magnifique sommeil… » Il s’interrompt. « C’est tout ce que je me rappelle. Si j’invente pas, cela dit. »
Holly commente :
« Maintenant nous pouvons en être sûrs. Quelqu’un a dopé la démo du Fishin’ Hole.
— Dopé aux stéroïdes, ajoute Jerome.
— Si vous pouviez m’expliquer », dit Hodges.
Jerome adresse un signe de tête à Holly et elle enchaîne :
« Un programme furtif a été chargé dans la démo déjà légèrement hypnotique à la base. Le programme était inactif quand Dinah s’est servie de son Zappit, et toujours inactif quand tu l’as regardé hier soir, Bill… heureusement pour toi… mais quelqu’un l’a activé depuis.
— Babineau ?
— Lui ou un autre, si la police a raison et que Babineau est mort.
– Ça pourrait aussi être un préréglage », dit Jerome à Holly. Puis se tournant vers Hodges : « Tu sais, comme une alarme de réveil.
— Si je comprends bien, dit Hodges, le programme était là depuis le début, mais il n’a été activé qu’ensuite, quand le Zappit de Dinah a été allumé aujourd’hui ?
— Oui, c’est ça, dit Holly. Il doit y avoir un répéteur de signal quelque part, qu’en penses-tu, Jerome ?
— Ouais, je pense aussi. Un programme qui fait des mises à jour en permanence et attend qu’un ballot — moi, en l’occurrence — allume son Zappit et active la Wifi.
— Et ça pourrait se produire avec tous les Zappit ?
— Oui, bien sûr, dit Jerome, si le programme furtif a été placé dans tous.
— C’est Brady qui a monté le coup. » Hodges commence à faire les cent pas, sa main se portant instinctivement à son flanc comme pour contenir la douleur et l’empêcher de sortir. « Cet enculé de Brady Hartsfield.
— Comment ? demande Holly.
— J’en sais rien, mais y a que ça qui colle. Il essaye de faire péter le Mingo pendant le concert. On l’en empêche. Le public, des gamines pour la plupart, est sauvé…
— Par toi, Holly, précise Jerome.
— Tais-toi, Jerome. Laisse-le raconter. »
Les yeux de Holly suggèrent qu’elle sait où Hodges veut en venir.
« Six ans s’écoulent. Ces gamines, écolières ou collégiennes en 2010, sont maintenant au lycée. Certaines même en fac. Les ’Round Here n’existent plus depuis longtemps et ces jeunes filles sont devenues des jeunes femmes, elles ont évolué vers d’autres styles de musique, mais voilà qu’on leur fait une offre qu’elles ne peuvent refuser. Une console de jeux gratuite, et tout ce qu’elles ont à faire, c’est prouver qu’elles étaient au concert des ’Round Here ce soir-là. Cette console doit leur paraître aussi démodée qu’une télé en noir et blanc, mais bah, puisqu’elle est gratuite.
— Oui ! renchérit Holly. Brady en avait encore après elles. Voilà sa revanche. Mais pas seulement contre elles. C’est sa revanche contre toi, Bill. »
Donc je suis responsable, se dit sombrement Hodges. Mais que pouvais-je faire ? Qu’aurions-nous pu faire, tous les trois ? Il allait faire sauter cette salle de spectacle.
« Babineau, sous le nom de Myron Zakim, a acheté huit cents de ces consoles. Ça peut être que lui parce qu’il est blindé. Brady était fauché et je doute que Bibli Al ait pu avancer ne serait-ce que vingt mille dollars sur sa pension de retraite. Ces consoles sont dans la nature maintenant. Et si elles sont toutes dopées par ce programme dès qu’on les allume…
— Attends une minute, reviens en arrière, demande Jerome. T’es vraiment en train de dire qu’un neurochirurgien respecté s’est laissé embarquer dans cette saloperie ?
— Ouais, c’est bien ce que je dis. Ta sœur l’a reconnu formellement et nous savons déjà que le neurochirurgien respecté utilisait Brady Hartsfield comme un rat de laboratoire.
— Mais maintenant Hartsfield est mort, dit Holly. Reste Babineau, qui est peut-être mort lui aussi.
— Ou pas, dit Hodges. Il y avait du sang dans sa voiture mais pas de corps. Ce serait pas la première fois que l’auteur d’un crime mettrait fictivement en scène sa propre mort.
— Il faut que je vérifie quelque chose sur mon ordinateur, dit Holly. Si un nouveau programme est apparu aujourd’hui sur ces Zappit gratuits, alors peut-être que… »
Elle se dépêche de sortir.
Jerome commence à dire :
« Je comprends pas comment un truc pareil est possible mais…
— Babineau saura nous le dire, termine Hodges. S’il est encore en vie.
— Oui mais attends une minute. Barb a parlé d’une voix qu’elle a entendue, qui lui racontait tout un tas d’horreurs. Moi je n’ai entendu aucune voix, et j’ai absolument aucune envie de me foutre en l’air.
— Peut-être que t’es immunisé.
— Non, je le suis pas. J’ai été happé par l’écran, Bill, je suis parti loin. J’ai entendu des mots dans la petite musique, et je crois qu’il y avait aussi des mots dans les flashs bleus. Comme des messages subliminaux. Mais… aucune voix. »
Il pourrait y avoir toutes sortes de raisons à cela, se dit Hodges, et ce n’est pas parce que Jerome n’a pas entendu la voix du suicide que la majorité des gamins qui ont reçu ces Zappit gratuits ne l’entendront pas.
« Imaginons que ce répéteur n’ait été activé qu’au cours des quatorze dernières heures, dit Hodges. On sait que ça peut pas être avant le moment où j’ai essayé le jeu de Dinah, sans quoi j’aurais vu les poissons-chiffres et les flashs bleus. Donc voici ma question : est-ce que l’écran de cette démo peut être dopé même quand le jeu est éteint ?
— Non, impossible, dit Jerome. Il faut qu’il soit allumé. Mais une fois qu’il l’est… »
« Il est en service ! hurle Holly. Ce toufu site Z-End est en service ! »
Jerome se précipite pour la rejoindre à son bureau. Hodges suit plus lentement.
Holly monte le son de son haut-parleur et la musique envahit les bureaux de Finders Keepers. Ce n’est pas By the Beautiful Sea cette fois mais Don’t Fear the Reaper[33]. Tandis que les paroles se dévident — quarante mille hommes et femmes chaque jour, encore quarante mille à venir tous les jours —, Hodges voit un salon funéraire éclairé de cierges et un cercueil enseveli sous les fleurs. Au-dessus, de jeunes hommes et femmes souriants passent et repassent, allant d’un bord à l’autre, se croisant, s’estompant, réapparaissant. Certains disent au revoir de la main ; d’autres font le signe de la paix. En dessous du cercueil figure une série de messages dont les lettres se dilatent et se contractent comme un cœur qui bat lentement :
LA FIN DE LA SOUFFRANCE
LA FIN DE LA PEUR
PLUS DE COLÈRE
PLUS D’ANGOISSE
PLUS DE BAGARRE
LA PAIX
LA PAIX
LA PAIX
Puis une série de flashs bleus stroboscopiques. Incrustés à l’intérieur, il y a des mots. Ou, autant leur donner le nom qu’ils méritent, se dit Hodges, des gouttes de poison.
« Éteins ça, Holly. »
Hodges n’aime pas la façon qu’elle a de regarder l’écran : ce regard aux yeux dilatés si semblable à celui de Jerome il y a quelques minutes.
Holly ne réagit pas assez vite au goût de Jerome. Il tend le bras par-dessus son épaule et force son ordinateur à s’éteindre.
« Tu n’aurais pas dû faire ça, s’insurge Holly. Je risque de perdre des données.
— C’est exactement l’objectif de cette saloperie de site, réplique Jerome. Te faire perdre tes données. Te faire perdre la boule. J’ai pu lire le dernier message, Bill. Dans le flash bleu. Ça disait Fais-le maintenant. »
Holly hoche la tête.
« Il y en avait un autre qui disait Partage en ligne avec tes amis.
— Est-ce que les Zappit les dirigent vers ce… ce truc ? demande Hodges.
— Pas besoin, répond Jerome. Parce que ceux qui le trouvent — et ils vont être nombreux, y compris des gamins qu’ont jamais reçu de Zappit gratuit — vont répandre la nouvelle via Facebook et le reste.
— Il a voulu déclencher une épidémie de suicides, dit Holly. Il s’est débrouillé pour mettre le processus en route, puis il s’est suicidé.
— Sans doute pour arriver de l’autre côté avant eux, dit Jerome. Les accueillir à la porte. »
Hodges reprend :
« Suis-je censé croire qu’une chanson rock et une photo d’enterrement vont pousser des jeunes à se suicider ? Les Zappit, d’accord, je peux accepter. J’ai vu comment ça marche. Mais ça ? »
Holly et Jerome échangent un regard que Hodges n’a aucun mal à interpréter : Comment lui expliquer ? Comment expliquer un rouge-gorge à quelqu’un qui n’a jamais vu d’oiseau ? Leur regard seul suffirait presque à le convaincre.
« Les adolescents sont sensibles à ce genre de choses, dit Holly. Pas tous, certes, mais beaucoup. Je l’aurais été quand j’avais dix-sept ans.
— Et c’est contagieux, dit Jerome. Une fois que ça commence… si ça commence… »
Il termine avec un haussement d’épaules.
« Nous devons trouver cet engin, ce répéteur, et l’éteindre, dit Hodges. Limiter les dégâts.
— Il est peut-être chez Babineau, dit Holly. Appelle Pete. Demande-lui s’il y a du matériel informatique là-bas. Si oui, demande-lui de tout débrancher.
— S’il est avec Izzy, je vais tomber sur sa boîte vocale », dit Hodges, mais il appelle quand même et Pete répond à la première sonnerie.
Il informe Hodges qu’Izzy est retournée au commissariat avec les SKIDs attendre les premiers rapports du légiste. Bibli Al a déjà été emmené en garde à vue par les premiers flics arrivés sur les lieux qui se verront attribuer une part du mérite.
Pete a la voix lasse.
« On s’est engueulés. Izzy et moi. Méchamment. J’ai essayé de lui dire ce que tu m’as dit quand on a commencé à bosser ensemble : que c’est l’affaire qui commande et qu’on doit aller où elle nous mène. Pas d’esquive, pas de déni, on s’en empare et on remonte le fil rouge jusqu’à son origine. Elle est restée là à m’écouter, les bras croisés, en hochant la tête de temps en temps. Je pensais vraiment avoir réussi à me faire entendre. Et puis tu sais ce qu’elle me demande ? Si je peux lui dire la dernière fois qu’il y a eu une femme à la direction de la police municipale. Je réponds que non et elle me dit que c’est parce que la réponse c’est jamais. Et elle me sort que la première, ce sera elle. Oh, mec, moi qui croyais la connaître. » Pete lâche le rire le plus sinistre que Hodges ait jamais entendu. « Je la croyais engagée dans la police. »
Hodges compatira plus tard, s’il a le temps. Là, il l’a pas. Il pose la question concernant le matériel informatique.
« On n’a rien trouvé à part un iPad avec une batterie morte, dit Pete. Everly, la femme de ménage, dit qu’il avait un ordinateur portable dans son bureau, quasiment neuf, mais il n’y est plus.
— Comme Babineau, commente Hodges. Il l’a peut-être avec lui.
— Peut-être. Souviens-toi, Kermit, si je peux t’aider…
— Je t’appellerai, fais-moi confiance. »
Il veut bien accepter toute l’aide qu’on pourra lui apporter.
Avec la fille appelée Ellen, le résultat est rageant — exactement comme avec cette salope de Robinson — mais Brady se calme enfin. Ça a marché, c’est ce qu’il doit se dire. La faible hauteur de la chute, associée à la congère qui l’a amortie, n’était qu’un coup de malchance. Il en chopera plein d’autres. Il a beaucoup de travail en perspective, beaucoup d’allumettes à gratter, mais une fois que le feu brûlera, il pourra se détendre et observer.
Ça brûlera jusqu’à épuisement faute de combustible.
Il démarre la voiture de Z-Boy et quitte l’aire de repos. Alors qu’il intègre la circulation clairsemée qui monte vers le nord par l’I-47, les premiers flocons tourbillonnent dans le ciel blanc et frappent le pare-brise de la Malibu. Brady accélère. Le tas de boue de Z-Boy n’est pas équipé pour affronter une tempête de neige et, dès qu’il aura quitté l’autoroute, l’état de la chaussée empirera. Il doit prendre le mauvais temps de vitesse.
Oh, pas de problème, pense Brady, et un grand sourire lui vient en même temps qu’une merveilleuse idée. Peut-être que Ellen est paralysée à partir du cou, une tête sur un piquet, comme la Stover. C’est peu probable, mais c’est possible, un agréable rêve éveillé pour rendre la route moins longue.
Il allume la radio, se trouve un bon Judas Priest, et monte le son. Comme Hodges, il aime les trucs qui déménagent.
Brady avait remporté de nombreuses victoires dans la Chambre 217 mais avait dû, par la force des choses, les garder secrètes. Son retour de la mort vivante qu’était le coma ; sa découverte qu’il était capable — grâce au médicament administré par Babineau ou en raison de quelque altération fondamentale de ses ondes cérébrales, ou peut-être une combinaison des deux — de déplacer de menus objets par le simple fait de penser à eux ; l’invasion du cerveau de Bibli Al et la création en lui d’une seconde personnalité, Z-Boy. Sans oublier sa vengeance contre le gros tas de graisse de flic qui l’avait frappé dans les parties alors qu’il ne pouvait pas se défendre. Mais le mieux, le mieux absolu, c’était d’avoir poussé Sadie MacDonald à se suicider. Ça, c’était le pouvoir.
Il avait envie de recommencer.
La question posée par ce désir était simple : qui, ensuite ? Il serait facile de pousser Al Brooks à se jeter du haut d’un pont d’autoroute, ou à avaler du déboucheur d’évier, mais alors Z-Boy disparaîtrait avec lui et sans Z-Boy, Brady resterait coincé dans la Chambre 217, qui n’était vraiment rien de plus qu’une cellule de prison avec vue sur un parking couvert. Non, il avait besoin de Al Brooks exactement là où il était. Et tel qu’il était.
Plus cruciale était la question de savoir ce qu’il allait faire du salopard qui l’avait envoyé ici. Ursula Haber, la nazie qui dirigeait le service Orthopédie, disait que les patients avaient besoin de BPG : de buts pour grandir. Bon, pour grandir, il grandissait, et se venger de Hodges était un sacré but, mais comment l’atteindre ? Pousser Hodges à se suicider n’était pas la réponse, même s’il existait une façon de tenter le coup. Il avait déjà joué au jeu du suicide avec Hodges. Et il avait perdu.
Le jour où Freddi Linklatter s’était pointée avec la photo de lui et de sa mère, Brady était encore à un an et demi d’imaginer comment il pourrait en finir avec Hodges. La vue de Freddi lui avait donné le coup de jus dont il avait cruellement besoin. Mais il lui faudrait être prudent. Très prudent.
Une étape à la fois, se disait-il alors qu’il gisait sans dormir aux petites heures de la nuit. Un pas à la fois. J’ai de grands obstacles à franchir mais je dispose aussi d’armes extraordinaires.
L’étape numéro un avait consisté à faire retirer de la bibliothèque de l’hôpital tous les Zappit restants par Al Brooks. Il les avait emportés chez son frère, où il vivait dans un appartement au-dessus du garage. Ç’avait été facile parce que de toute façon, personne n’en voulait. Pour Brady, ces Zappit étaient des munitions. Il finirait par trouver l’arme permettant de les utiliser.
Brooks avait pris les Zappit de sa propre initiative tout en agissant sur commande — par les poissons-pensées que Brady avait implantées dans la personnalité superficielle, mais utile, de Z-Boy. Brady avait renoncé à envahir complètement Brooks afin de le diriger, car les invasions répétées brûlaient trop vite la cervelle du vieux. Il avait dû rationner ces épisodes d’immersion totale et les utiliser à bon escient. C’était dommage, ses vacances en dehors de l’hôpital l’enchantaient, mais les gens avaient commencé à s’apercevoir que Bibli Al avait de plus en plus la tête dans le brouillard. Et s’il était trop dans le brouillard, on l’obligerait à lâcher son travail de volontaire à l’hôpital. Pire encore, Hodges pourrait s’en rendre compte. Et ça, ce serait mauvais. Le vieux flic pouvait aspirer toutes les rumeurs de télékinésie qu’il voulait, ça ne dérangeait pas Brady outre mesure, mais il ne tenait pas à ce que Hodges flaire le moindre effluve de ce qui se tramait véritablement.
Au printemps 2013, malgré le risque d’effondrement mental, Brady avait entièrement pris les commandes de Brooks pour pouvoir utiliser l’ordinateur de la bibliothèque. Regarder l’écran pouvait être accompli sans immersion totale, mais s’en servir était une autre paire de manches. Et l’excursion avait été brève. Tout ce qu’il voulait, c’était programmer une alerte Google en se servant des mots-clés Zappit et Fishin’ Hole.
Tous les deux ou trois jours, il envoyait Z-Boy vérifier l’alerte puis revenir faire son rapport. Z-Boy avait pour instruction de basculer vers le site d’ESPN[34] si quelqu’un s’amenait pour voir sur quels sites il surfait (ce qui arrivait rarement, la bibliothèque étant pour ainsi dire un placard, et les rares visiteurs qui passaient par là cherchaient en général la chapelle voisine).
Les alertes s’étaient révélées intéressantes et instructives. Il semblait qu’un grand nombre de gens avaient fait l’expérience d’états de semi-hypnose ou de réelle activité épileptique après avoir regardé trop longtemps l’écran de démo du Fishin’ Hole. L’effet était plus puissant que Brady ne l’aurait cru. Un article à ce sujet avait même paru dans la section Affaires du New York Times, et la compagnie Zappit avait maintenant des problèmes à cause de ça.
Problèmes dont elle se serait passée car sa situation était déjà flageolante. Pas besoin d’être un génie (ce que Brady pensait être) pour savoir que Zappit, Inc. ferait faillite ou serait avalée par une plus grosse compagnie. Brady pariait sur la faillite. Quelle compagnie serait assez stupide pour jeter son dévolu sur une boîte fabriquant des consoles de jeux désespérément démodées et outrageusement chères, surtout sachant qu’un des jeux présentait un défaut dangereux ?
En attendant, son problème à lui était de savoir comment s’y prendre pour trafiquer celles qu’il possédait (elles étaient rangées dans le placard de l’appartement de Z-Boy mais Brady les considérait comme sa propriété) et inciter les gens à les regarder plus longtemps. Il bloquait là-dessus lorsque Freddi était venue le voir. Et quand elle était partie, une fois accomplie sa bonne action chrétienne (même si Frederica Bimmel Linklatter n’était pas et n’avait jamais été chrétienne), Brady avait cogité dur et longtemps.
Puis, fin août 2013, après une visite particulièrement horripilante du vieux Off-Ret, il avait envoyé Z-Boy à l’appartement de Freddi.
Freddi avait compté le fric puis observé le vieux en pantalon de travail debout, épaules voûtées, au milieu de ce qui lui tenait lieu de salle de séjour. L’argent provenait des maigres économies de Al Brooks. C’était le premier retrait effectué sur son compte à la Midwest Federal, mais loin d’être le dernier.
« Deux cents balles pour quelques questions ? Ouais, ça peut se faire. Mais si vous espérez que je vous taille une pipe, vous pouvez aller voir ailleurs, mon vieux, parce que je suis lesbienne.
— Juste des questions », avait dit Z-Boy. Il lui tendit un Zappit et lui demanda de regarder l’écran de démo du Fishin’ Hole. « Mais pas plus de trente secondes, hein. Parce qu’il est, hmm, bizarre.
— Ah ouais ? Bizarre ? »
Elle lui avait consenti un sourire indulgent avant de reporter son attention sur le ballet des poissons. Trente secondes s’étaient changées en quarante. Ce qui était tolérable, étant donné les directives que Brady lui avait données avant de l’envoyer en mission (il les appelait toujours des missions, ayant découvert que Brooks associait ce mot à héroïsme). Mais au bout de quarante-cinq, il le lui reprit.
Freddi leva la tête en clignant des yeux.
« Woouh. Ça détraque le cerveau, c’est ça ?
— Oui. C’est à peu près ça.
— J’ai lu dans Gamer Programming que la version arcade de Star Smash fait un truc dans le genre, mais faut y jouer genre une demi-heure avant que l’effet se fasse sentir. Ça c’est vachement plus rapide. Est-ce que les utilisateurs le savent ? »
Z-Boy avait ignoré la question.
« Mon chef veut savoir comment vous pourriez arranger ça pour que les gens regardent l’écran de la démo plus longtemps au lieu d’aller directement au jeu. Qui n’a pas le même effet. »
C’est là que Freddi avait pris son faux accent russe pour la première fois.
« Et qui être leader sans peurrr, Z-Boy ? Toi gentil garçon et dire kamarad X, da ? »
Z-Boy avait plissé le front.
« Hein ? »
Freddi soupira.
« C’est qui votre chef, beau gosse ?
— Dr Z. »
Brady avait anticipé la question — il connaissait Freddi Linklatter de longue date — et c’était une autre de ses directives. Il avait des projets concernant le Dr Babineau mais ils étaient encore vagues. Il tâtait encore le terrain. Naviguait à vue.
« Dr Z et son acolyte Z-Boy ! avait dit Freddi en allumant une cigarette. Dans la course pour conquérir le monde ! Mazette. Est-ce que ça fait de moi Z-Girl ? »
Ça, ça ne faisait pas partie de ses directives, aussi avait-il gardé le silence.
« Laissez tomber, j’ai pigé, dit-elle en recrachant la fumée. Votre chef veut un piège visuel. La solution, c’est de convertir l’écran de démo en jeu. Ça devrait être simple. Pas besoin de se perdre dans une tonne de programmation complexe. » Elle souleva le Zappit désormais éteint. « Ce machin a pas vraiment de cervelle.
— Quel genre de jeu ?
— Me demandez pas, mon vieux. Ça, c’est la partie créative. Ça a jamais été mon fort. Dites à votre chef de se débrouiller. De toute façon, une fois que ce machin est allumé et que vous avez un bon signal Wifi, il vous faut installer un kit de dissimulation d’activité. Vous voulez que je vous note ça par écrit ?
— Non. »
Brady avait alloué à cette fin un petit espace de la capacité de stockage mémoire rapidement décroissante de Al Brooks. De plus, quand viendrait l’heure de faire le boulot, ce serait Freddi qui le ferait.
« Une fois que le kit est installé, le code source peut être téléchargé depuis un autre ordinateur. » Elle reprit son accent russe. « Depuis Base Sekrrett’ Zéro sous calotte glaciaire.
— Dois-je lui dire ceci ?
— Non. Dites-lui juste kit plus code source. Pigé ?
— Oui.
— Autre chose ?
— Brady Hartsfield veut que vous reveniez le voir. »
Les sourcils de Freddi montèrent presque jusqu’à la racine de ses cheveux en brosse.
« Il vous parle ?
— Oui. D’abord c’est dur de le comprendre, mais au bout d’un moment on y arrive. »
Freddi regarda autour d’elle — sa salle de séjour encombrée, plongée dans la pénombre, encore imprégnée des relents de chinois à emporter de la veille — comme si elle y trouvait de l’intérêt. Elle commençait à trouver cette conversation de plus en plus inquiétante.
« Je sais pas, mon vieux. J’ai fait ma BA alors que j’ai jamais été Girl Scout.
— Il vous paiera, dit Z-Boy. Pas beaucoup mais…
— Combien ?
— Cinquante dollars la visite ?
— Pourquoi ? »
Z-Boy l’ignorait mais, en 2013, il restait encore une bonne partie de Al Brooks derrière ce front, et c’est cette partie-là qui comprenait.
« Je crois que… c’est parce que vous avez fait partie de sa vie. Vous savez, quand vous alliez réparer les ordinateurs des gens, tous les deux. Au bon vieux temps. »
Brady ne haïssait pas le Dr Babineau avec la même intensité qu’il haïssait Hodges, mais ça ne signifiait pas que Dr B ne figurait pas sur sa liste de pourris. Babineau l’avait utilisé comme cobaye, ce qui était dégueulasse. Puis il s’était désintéressé de lui quand son médicament expérimental avait semblé inefficace, ce qui était encore plus dégueulasse. Le pire, c’est que dès que Brady avait repris connaissance, les injections avaient recommencé et qui sait l’effet qu’elles avaient ? Elles pouvaient le tuer, mais lui-même ayant jadis envisagé son propre suicide, ce n’était pas ça qui l’empêchait de dormir la nuit. Ce qui le tracassait, c’était que les injections puissent interférer avec ses nouvelles capacités. En public, Babineau se gaussait des pouvoirs supposés de contrôle mental de Brady, mais en fait il y croyait, même si Brady avait eu soin de ne jamais faire la démonstration de ses talents à son médecin en dépit des pressions répétées de celui-ci. Car Babineau croyait aussi que toute capacité psychokinétique était un autre résultat du produit qu’il appelait Cerebellin.
Les examens IRM et TDM avaient également repris.
« Vous êtes la huitième merveille du monde », lui avait dit Babineau après un scanner — c’était à l’automne 2013. Il marchait à côté du fauteuil roulant de Brady qu’un aide-soignant poussait dans le couloir pour le ramener dans la Chambre 217. Babineau arborait ce que Brady appelait intérieurement son sourire de coq. « Les protocoles en cours ont fait plus que suspendre la destruction de vos cellules cérébrales : ils ont stimulé la croissance de cellules nouvelles. Et plus robustes. Vous rendez-vous compte à quel point tout ceci est remarquable ? »
Tu l’as dit, connard, pensa Brady. Alors planque bien le résultat de tes petits scans. Si le bureau du procureur les découvre, je serai mal barré.
Babineau tapota l’épaule de Brady, un geste possessif que Brady détestait. Comme s’il flattait son chien de compagnie.
« Le cerveau humain est constitué d’environ cent milliards de cellules nerveuses. Celles situées dans votre aire de Broca avaient été gravement endommagées, mais elles ont récupéré. En fait, elles ont recréé des neurones comme je n’en ai jamais vu. Un de ces jours, vous allez être célèbre non pas pour avoir supprimé des vies, mais pour avoir aidé à en sauver. »
Si ce jour arrive, se dit Brady, tu seras plus là pour le voir.
Compte là-dessus, duchnok.
La partie créative n’a jamais été mon fort, avait dit Freddi à Z-Boy. Vrai, en revanche ça avait toujours été celui de Brady, et alors que 2014 succédait à 2013, il eut tout le temps de réfléchir aux différentes façons dont l’écran de démo du Fishin’ Hole pourrait être dopé et transformé en piège visuel, comme avait dit Freddi. Mais aucune des solutions envisagées ne semblait être la bonne.
Durant les visites de Freddi, ils ne parlaient pas de l’effet hypnotique des Zappit ; ils passaient surtout leur temps à se souvenir (Freddi se chargeant forcément du gros de la conversation) du bon vieux temps de la Cyber Patrouille. Tous les gens cinglés qu’ils avaient rencontrés au cours de leurs interventions. Et Anthony « Tones » Frobisher, leur con de boss. Freddi revenait constamment à lui, transformant ce qu’elle aurait dû lui dire en ce qu’elle lui avait dit, et sans mâcher ses mots. Les visites de Freddi étaient monotones mais réconfortantes. Elles contrebalançaient ses nuits de désespoir, quand il s’imaginait passer le reste de sa vie confiné dans la Chambre 217, à la merci du Dr Babineau et de ses « injections de vitamines ».
Je dois le stopper, se dit Brady. Je dois le contrôler.
Pour ce faire, la version amplifiée de l’écran de démo devait être parfaitement aboutie. S’il foirait sa première occasion de pénétrer dans l’esprit de Babineau, il n’en aurait peut-être pas une deuxième.
Dans la Chambre 217, la télé était désormais allumée au moins quatre heures par jour. Ceci par décret de Babineau qui avait informé l’infirmière-chef Helmington qu’il « exposait M. Hartsfield à des stimuli externes ».
Le journal du midi, News at Noon, ne dérangeait pas M. Hartsfield (il y avait toujours une explosion excitante ou une tragédie de masse quelque part dans le monde), mais le reste — émissions de cuisine, débats, mauvais feuilletons et faux guérisseurs — n’était que du radotage. Un jour pourtant, alors qu’assis dans son fauteuil près de la fenêtre il regardait Prize Surprise (regardait du moins dans cette direction), il eut une révélation. La candidate qui avait survécu au Tour de Bonus pouvait maintenant gagner un voyage en jet privé à Aruba. Placée devant un écran d’ordinateur géant où de gros points de différentes couleurs se déplaçaient dans tous les sens, elle devait toucher cinq points rouges qui se changeraient aussitôt en chiffres. Si l’addition des chiffres qu’elle faisait apparaître donnait un total compris entre 95 et 105, elle gagnait.
Brady regarda les yeux écarquillés de la femme bouger d’un côté à l’autre tandis qu’elle scrutait l’écran et sut qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Les poissons roses, se dit-il. Ce sont ceux qui bougent le plus vite, et puis, le rouge est synonyme de colère. Le rose est… quoi ? C’était quoi le mot ? Le mot lui vint, et il sourit. C’était le sourire radieux qui lui donnait l’air d’avoir à nouveau dix-neuf ans.
Le rose est lénifiant.
Parfois, quand Freddi venait le voir, Z-Boy abandonnait son chariot de livres dans le couloir pour se joindre à eux. Un jour, au cours de l’été 2014, il tendit à Freddi une recette informatique. Celle-ci avait été rédigée sur l’ordinateur de la bibliothèque au cours d’une des incursions de plus en plus rares de Brady dans le cerveau de Bibli Al lorsqu’il ne se contentait pas de donner des instructions mais se glissait à la place du conducteur pour prendre complètement les commandes. Il l’avait fallu parce que la marche à suivre devait être impeccable. Il n’avait pas le droit à l’erreur.
Intéressée, Freddi parcourut les requêtes, puis les lut plus attentivement.
« Ben dis donc, dit-elle, c’est plutôt malin. Et ajouter des messages subliminaux c’est cool. Pas cool mais… cool quand même. Est-ce le mystérieux Dr Z qui a pondu ça ?
— Ouais », répondit Z-Boy.
Freddi se tourna vers Brady.
« Tu sais qui c’est, toi, ce Dr Z ? »
Brady secoua lentement la tête d’un côté à l’autre.
« T’es sûr que c’est pas toi ? Parce que ça ressemble à ton style. »
Brady se contenta de la fixer d’un regard vide jusqu’à ce qu’elle détourne le sien. Il avait laissé Freddi voir de lui bien davantage que Hodges ou n’importe qui parmi le personnel hospitalier, mais il n’avait aucune intention de la laisser voir en lui. Pas à ce stade, en tout cas. Trop de risques qu’elle parle. En plus, il ne savait pas encore très bien ce qu’il était en train de faire. Si tu fabriques un meilleur piège à souris que ton voisin, il paraît que les clients se pressent à ta porte. Mais comme il ne savait pas encore si son piège attraperait des souris, mieux valait pour le moment ne rien dire. Et Dr Z n’existait pas encore.
Mais ça viendrait.
Un après-midi, peu de temps après avoir remis à Freddi la recette informatique expliquant comment introduire un virus dans l’écran de démo du Fishin’ Hole, Z-Boy était allé rendre visite à Felix Babineau dans son bureau. Presque tous les jours où il venait à l’hôpital, le médecin y passait une heure à boire le café en lisant le journal. Sa porte-fenêtre donnait sur un green de golf intérieur (pas de vue sur parking couvert pour Babineau) où il pratiquait parfois ses balles courtes. C’était là qu’il se trouvait lorsque Z-Boy était entré sans frapper.
Babineau l’avait toisé froidement.
« Puis-je vous aider ? Êtes-vous perdu ? »
Z-Boy lui avait tendu Zappit Zéro, que Freddi avait actualisé (au prix de plusieurs nouveaux composants électroniques payés sur les deniers en rapide diminution de Al Brooks).
« Regardez ça, avait-il dit. Je vous dirai quoi faire.
— Je vous demande de sortir, avait répliqué Babineau. J’ignore quelle mouche vous a piqué mais vous êtes ici dans mon espace privé et vous empiétez sur mon temps privé. Ou voulez-vous que j’appelle la sécurité ?
— Regardez ça sinon vous allez vous voir aux actualités du soir. “Un médecin se livre à des expérimentations de médicaments sud-américains non homologués sur Brady Hartsfield, accusé de meurtre de masse.” »
Babineau l’avait dévisagé, bouche bée, ressemblant beaucoup en cet instant à ce qu’il deviendrait lorsque Brady commencerait à éroder sa conscience profonde.
« Je ne sais absolument pas de quoi vous parlez.
— Je parle du Cerebellin. Qui ne sera pas homologué par la FDA[35] avant des années, si tant est qu’il le soit un jour. J’ai accédé à votre fichier et pris une vingtaine de photos avec mon téléphone. J’ai aussi pris des photos des scans du cerveau que vous avez tenus secrets. Vous avez enfreint de nombreuses lois, Doc. Regardez l’écran du jeu et tout restera entre nous. Refusez, et votre carrière est finie. Je vous donne cinq secondes pour vous décider. »
Babineau prit le jeu vidéo et regarda le ballet de poissons. La petite musique tintait. De temps en temps, il y avait un flash de lumière bleue.
« Commencez à attraper les poissons roses, docteur. Ils vont se transformer en chiffres. Additionnez-les dans votre tête.
— Pendant combien de temps est-ce que je dois faire ça ?
— Vous le saurez.
– Êtes-vous fou ?
— Vous fermez votre bureau à clé quand vous partez, ce qui est futé, mais il y a des tas de cartes magnétiques d’accès universel qui circulent au sein de l’hôpital. Et vous laissez votre ordinateur allumé, ce qui pour moi, est assez fou. Regardez les poissons. Attrapez les roses. Et additionnez les chiffres. C’est tout ce que vous avez à faire, et je vous laisserai tranquille.
— C’est du chantage.
— Non, le chantage c’est pour de l’argent. Ça c’est juste un échange. Regardez les poissons. Je ne vous le redemanderai pas. »
Babineau regarda les poissons. Il tapa du doigt sur un rose et le manqua. Il tapa encore, rata encore. « Merde », marmonna-t-il dans sa barbe. C’était un peu plus dur qu’il y paraissait, et ça commençait à l’intéresser. Les flashs bleus auraient dû être agaçants, mais non. Ils semblaient même l’aider à se concentrer. L’inquiétude provoquée par ce que savait ce vieux zigoto commença à s’estomper à l’arrière-plan de ses pensées.
Il réussit à attraper un poisson rose avant qu’il ne disparaisse du côté gauche de l’écran et obtint un neuf. C’était bien. Un bon début. Il oublia pourquoi il faisait ça. Ce qui comptait, c’était d’attraper les poissons roses.
La musique tintait.
À l’étage au-dessus, dans la Chambre 217, Brady regardait fixement son propre Zappit et sentait sa respiration ralentir. Il ferma les yeux et fixa un seul point rouge. C’était Z-Boy. Il attendit… attendit… et puis, juste au moment où il commençait à se dire que sa cible était peut-être immunisée, un deuxième point rouge apparut. D’abord flou, puis de plus en plus clair et lumineux.
Comme regarder une rose s’ouvrir, pensa Brady.
Les deux points rouges se mirent à nager d’un côté à l’autre, comme pour jouer. Brady se concentra sur celui qui était Babineau. Ce dernier ralentit et devint stationnaire.
J’te tiens, se dit Brady.
Mais il devait être prudent. C’était une mission furtive.
Les yeux qu’il ouvrit étaient ceux de Babineau. Le médecin fixait toujours les poissons du regard mais il avait cessé de taper dessus du bout de son doigt. Il était devenu… c’était quoi le mot qu’ils utilisaient ? Cata. Ouais, Babineau était devenu cata.
Brady ne s’attarda pas, lors de cette première incursion, mais il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre les merveilles auxquelles il avait désormais accès. Al Brooks était une tirelire. Felix Babineau une chambre forte. Brady avait accès à ses souvenirs, ses connaissances stockées, ses capacités. À l’intérieur de Al, il aurait pu recâbler un circuit électrique. À l’intérieur de Babineau, il aurait pu pratiquer une craniectomie et recâbler un cerveau humain. En outre, il avait la preuve de quelque chose qu’il avait seulement théorisé et espéré jusque-là : il pouvait prendre possession des autres à distance. Tout ce qu’il fallait pour les faire s’ouvrir, c’était cet état d’hypnose induit par le Zappit. Celui que Freddi avait modifié fonctionnait comme un piège visuel très efficace, et bon Dieu, il agissait tellement vite.
Il était impatient de l’utiliser sur Hodges.
Avant de partir, Brady relâcha quelques poissons-pensées dans le cerveau de Babineau, mais seulement quelques-uns. Il avait l’intention d’agir très prudemment avec le toubib. Il fallait que Babineau soit parfaitement familiarisé avec l’écran — qui était désormais ce que les spécialistes de l’hypnose appelaient un dispositif d’incitation — avant que Brady se déclare. L’un des poissons-pensées du jour était l’idée que les TDM et les IRM pratiqués sur Brady ne révélaient rien qui fût d’un réel intérêt et devaient donc cesser. Les injections de Cerebellin devaient également cesser.
Parce que Brady ne fait pas suffisamment de progrès. Parce que je cours à l’impasse. Et puis aussi, je pourrais me faire prendre.
« Ça serait moche de me faire prendre, murmura Babineau.
— Oui, confirma Z-Boy. Ça serait moche pour tous les deux de se faire prendre. »
Babineau avait lâché son club de golf. Z-Boy le ramassa et le lui remit dans la main.
Alors que cet été brûlant se muait en un automne froid et pluvieux, Brady affermit son emprise sur Babineau. Il relâchait ses poissons-pensées prudemment, tel un garde-pêche empoissonnant de truites un étang. Babineau commençait à ressentir l’envie de tripoter de jeunes infirmières, au risque d’être accusé de harcèlement sexuel. Babineau volait occasionnellement des comprimés antidouleur au poste médical du Bocal, utilisant pour cela une carte d’identification magnétique au nom d’un médecin fictif — une combine que Brady avait montée par l’intermédiaire de Freddi. Babineau le faisait alors même qu’il disposait d’autres moyens, plus sûrs, de se procurer des médicaments, et qu’il risquait de se faire prendre s’il continuait. Un jour, il vola une Rolex dans le salon des neurochirurgiens (alors qu’il en possédait déjà une) et la plaça dans le tiroir inférieur de son bureau où il l’oublia sans tarder. Petit à petit, Brady Hartsfield — qui pouvait à peine marcher — prit possession du médecin qui avait cru pouvoir prendre possession de lui, et l’enferma dans un piège de culpabilité hérissé de nombreuses dents. Si jamais l’homme tentait quelque chose d’inconsidéré, comme essayer de raconter à quelqu’un ce qui se passait, le piège se refermerait brutalement.
En même temps, il commença à sculpter la personnalité de Dr Z, en s’y prenant beaucoup plus prudemment qu’avec Bibli Al. D’une part, il avait amélioré ses compétences, d’autre part, il disposait d’un matériau de meilleure qualité avec lequel travailler. En octobre de cette année-là, avec des centaines de poissons-pensées nageant dans le cerveau de Babineau, il commença à prendre le contrôle du corps du médecin aussi bien que de son esprit, l’emmenant dans des excursions de plus en plus longues. Une fois, il conduisit la BMW de Babineau jusqu’à la frontière avec l’Ohio, rien que pour voir si son emprise faiblirait avec la distance. Il constata que non. Il semblait qu’une fois qu’on était à l’intérieur, on y était. Et la balade fut géniale. Il s’arrêta dans un resto en cours de route et s’empiffra de rondelles d’oignon frit.
Un délice !
Alors qu’approchaient les fêtes de fin d’année, Brady se découvrit d’une humeur qu’il n’avait pas éprouvée depuis sa plus tendre enfance. Cette humeur lui était si étrangère que c’est seulement longtemps après que les décorations de Noël eurent disparu, et alors que la Saint-Valentin approchait, qu’il réalisa ce que c’était.
Du contentement.
Une partie de lui combattit ce sentiment, le considérant comme une petite mort, mais une autre partie de lui voulait l’accepter. L’accueillir, même. Et pourquoi pas ? C’était pas comme s’il était encore coincé dans la Chambre 217, ou même dans son propre corps. Il pouvait sortir quand il voulait, soit comme passager, soit comme conducteur. Il devait veiller à ne pas occuper la place du conducteur trop longtemps, ni à s’attarder trop longtemps. La conscience profonde, visiblement, était une ressource limitée. Quand elle était épuisée, elle était épuisée.
Dommage.
Si Hodges avait continué ses visites, Brady aurait eu un autre but pour grandir : inciter Hodges à prendre le Zappit dans le tiroir de sa table de nuit et à le regarder, entrer en lui et y implanter ses poissons-pensées suicidaires. Ç’aurait été comme réutiliser le Parapluie Bleu de Debbie pour l’influencer, sauf que cette fois les suggestions étaient beaucoup plus puissantes. Pas exactement des suggestions, plutôt des ordres.
Le seul problème avec ce plan, c’était que Hodges avait cessé de venir. Il s’était pointé début septembre, juste après la fête du Travail, il avait déballé toutes ses conneries habituelles — je sais que t’es là, Brady, j’espère que tu souffres, Brady, dis Brady, t’es vraiment capable de déplacer des objets sans les toucher, laisse-moi voir comment tu fais… — et puis terminé. Brady présumait que la disparition de Hodges de sa vie était la source réelle de ce contentement inhabituel, et pas exactement bienvenu. Hodges avait été comme un grateron coincé sous sa selle, le faisant enrager et galoper. Maintenant le grateron avait disparu et il avait tout loisir de paître en liberté, s’il voulait.
Et c’était un peu ce qu’il faisait.
Ayant désormais accès aussi bien au compte en banque du Dr B et à son portefeuille d’actions qu’à son esprit, Brady se lança dans une frénésie d’achat de matériel informatique. Le Babi retira l’argent et paya ; Z-Boy livra l’équipement à Freddi dans sa crèche crade.
Elle mérite vraiment d’être relogée, pensa Brady. Il faudrait que je m’occupe de ça.
Z-Boy livra aussi le reste des Zappit qu’il avait barbotés à la bibliothèque et Freddi amplifia les démos du Fishin’ Hole sur tous… moyennant finance, naturellement. Et même si le prix demandé était élevé, Brady le paya sans sourciller. C’était le pognon du Doc, après tout, le blé de Babineau. Quant à ce qu’il ferait des consoles modifiées, Brady ne savait pas encore. Au final, il aurait peut-être envie de se doter d’un ou deux drones de plus, mais il ne voyait pas l’intérêt de mettre la barre plus haut pour le moment. Il commençait à comprendre ce qu’était le contentement : l’équivalent émotionnel de la latitude des chevaux, où tous les vents tombent, et tu dérives.
C’est ce qui arrive quand on est à court de buts pour grandir.
Cet état de choses dura jusqu’au 13 février 2015 lorsque l’attention de Brady fut attirée par une actualité au journal télévisé News at Noon. Les deux présentateurs, hilares devant deux bébés pandas joueurs, affichèrent brusquement leur mine Oh Merde Ce Que C’est Horrible lorsque l’image changea, les pandas cédant la place à un logo en forme de cœur brisé.
« Triste Saint-Valentin dans la banlieue de Sewickley, annonça la partie féminine du duo.
— C’est exact, Betty, répondit sa contrepartie masculine. Deux survivants du Massacre du City Center, Krista Countryman, vingt-six ans, et Keith Frias, vingt-quatre ans, se sont suicidés ensemble au domicile de Mlle Countryman. »
Betty enchaîna :
« Ken, les parents sous le choc confient que le couple avait prévu de se marier en mai de cette année, mais tous deux avaient été grièvement blessés dans l’attaque perpétrée par Brady Hartsfield et leur souffrance constante, physique aussi bien que morale, s’est apparemment révélée trop dure à supporter. Nous écoutons Frank Denton, notre envoyé spécial. »
Brady était maintenant en alerte rouge, redressé dans son fauteuil autant qu’il le pouvait, le regard brillant. Pouvait-il légitimement revendiquer ces deux-là ? Il pensait que oui, ce qui signifiait que son score du City Center venait de passer de huit à dix. Pas encore la douzaine, mais oh ! Pas mal !
L’envoyé spécial Frank Denton, arborant lui aussi sa plus belle mine Oh Merde Alors, se fendit de quelques minutes de blabla, puis son visage céda la place à celui du pauv’ vieux papa de la fille Countryman qui lut le mot d’adieu laissé par le couple. Il bredouilla quasiment tout du long mais Brady pigea l’essentiel. Ils avaient eu une vision magnifique de la vie dans l’au-delà où leurs blessures seraient guéries, leur fardeau de souffrance allégé, et où ils pourraient être mariés en parfaite santé par Jésus-Christ, leur Seigneur et Sauveur.
« Oh, quelle tristesse, commenta le présentateur à la fin du reportage. Quelle tristesse.
— Vraiment terrible, Ken », renchérit Betty.
Puis l’écran derrière eux afficha l’image d’une bande d’imbéciles en robes et costumes de mariés debout dans une piscine ; leur mine triste se désintégra aussitôt, et la mine joyeuse revint :
« Mais voici de quoi nous redonner le sourire : vingt couples ont décidé de se marier dans une piscine à Cleveland où la température est de moins six degrés !
— J’espère que leur amour était aussi brûlant que le chantait Elvis Presley, commenta Ken en élargissant son sourire sur ses dents parfaites. Brrrr ! Écoutons les détails avec Patty Newfield. »
Combien je pourrais en avoir de plus ? se demanda Brady. Il était en surchauffe. J’ai neuf Zappit augmentés, plus les deux que détiennent mes drones, et celui que j’ai dans le tiroir de ma table de nuit. Qui a dit que j’en avais fini avec ces connards de chercheurs d’emploi ?
Qui a dit que je pouvais pas exploser mon score ?
Durant sa période de latence, Brady continua à s’intéresser au destin de Zappit, Inc., envoyant Z-Boy vérifier les alertes Google une ou deux fois par semaine. Les conversations à propos de l’effet hypnotique de la démo du Fishin’ Hole (et l’effet moindre de celle des Whistling Birds[36]) se calmèrent et furent remplacées par des pronostics sur le temps qui restait à la compagnie Zappit avant de couler — la question ne se posait plus de savoir si elle coulerait. Lorsque Sunrise Solutions racheta Zappit, Inc., un blogueur s’intitulant Electric Whirlwind[37] écrivit : « Waouh ! On dirait deux malades du cancer n’ayant plus que six mois à vivre décidant de convoler en justes noces ! »
La personnalité fantôme de Babineau était maintenant bien établie et ce fut Dr Z qui se chargea de rechercher les survivants du Massacre du City Center pour le compte de Brady, établissant la liste des blessés les plus graves, et par conséquent les plus vulnérables aux pensées suicidaires. Quelques-uns d’entre eux, tels Daniel Starr et Judith Loma, étaient encore confinés dans leur fauteuil roulant. Loma pourrait peut-être en sortir un jour ; Starr, jamais. Et puis il y avait Martine Stover, paralysée à partir du cou, et qui vivait avec sa mère à Ridgedale.
Ce serait leur faire une faveur, pensa Brady. Oui, une vraie faveur.
Il décida que la maman de Stover serait un bon début. Sa première idée fut de charger Z-Boy de lui envoyer un Zappit par la poste (« Un Cadeau Gratuit Pour Vous ! »), mais comment pouvait-il être sûr qu’elle ne le jette pas tout bonnement à la poubelle ? Il n’en avait que neuf et ne voulait pas courir le risque d’en perdre un seul. Les faire amplifier lui avait coûté (enfin, à Babineau) beaucoup d’argent. Mieux vaudrait envoyer Babineau en mission personnalisée. Vêtu d’un de ses costumes sur mesure mis en valeur par une sobre cravate foncée, il inspirait bien plus confiance que Z-Boy dans son Dickies vert chiffonné, et c’était le genre de vieux beau que les nénettes comme la mère de Stover avaient tendance à kiffer. Tout ce que Brady avait à faire, c’était de monter une histoire crédible. Un truc à propos d’un essai de commercialisation, peut-être ? Ou une histoire de club de livres ? Un jeu-concours ?
Il soupesait toujours les scénarios possibles — il n’y avait pas le feu — quand son alerte Google rapporta une mort annoncée : Sunrise Solutions avait dit ciao. On était début avril. Un fiduciaire avait été désigné pour mettre en vente les actifs disponibles et une liste des « biens mobiliers » serait bientôt publiée sur les sites de vente habituels. Pour ceux qui n’avaient pas la patience d’attendre, une liste de toutes les merdes invendables de Sunrise Solutions était disponible dans leur déclaration de faillite. Brady trouva ça intéressant, mais pas assez intéressant pour faire examiner cette liste par Dr Z. La liste devait probablement comprendre des cartons entiers de Zappit, mais il en avait neuf en sa possession et ça suffirait sûrement pour s’amuser.
Un mois plus tard, il se ravisa.
L’une des rubriques les plus populaires de News at Noon s’intitulait « Un Petit Mot de Jack ». Jack O’Malley était un gros vieux dinosaure qui avait dû faire ses débuts du temps de la télé en noir et blanc et qui, à la fin de chaque journal télévisé, dégoisait pendant au moins cinq minutes sur n’importe quel sujet occupant ce qui lui restait de cerveau. Il portait d’énormes lunettes à monture noire et ses bajoues tremblotaient comme de la gelée quand il parlait. D’habitude, Brady le trouvait plutôt marrant, un peu de détente comique, mais le Petit Mot de Jack de ce jour-là ne le fit pas rire. Il lui ouvrit de tout nouveaux horizons.
« Les familles de Krista Countryman et Keith Frias ont été inondées de messages de condoléances à la suite du reportage diffusé par notre chaîne il y a peu, commença Jack de sa voix nasillarde à la Andy Rooney. Leur décision de mettre fin à leurs jours alors qu’ils ne pouvaient plus supporter une souffrance constante que rien ne pouvait soulager a ranimé le débat sur l’éthique du suicide. Elle nous a aussi rappelé — malheureusement — l’existence du lâche individu qui a causé cette souffrance, un monstre du nom de Brady Wilson Hartsfield. »
C’est moi, songea Brady joyeusement. Quand ils te désignent par ton nom tout entier, tu peux être sûr que t’es un authentique croquemitaine.
« S’il existe une vie après celle-ci, poursuivit Jack (ses sourcils incontrôlables à la Andy Rooney se rejoignant au centre, ses bajoues tremblotant), Brady Wilson Hartsfield paiera le juste prix pour ses crimes lorsqu’il s’y retrouvera. En attendant, concentrons-nous plutôt sur la lueur d’espoir venue teinter ce sombre tableau de malheur, car il y en a bel et bien une.
« Un an après son lâche déchaînement de violence au City Center, Brady Wilson Hartsfield a tenté de perpétrer un crime encore plus odieux. À l’occasion d’un concert rassemblant des milliers d’adolescents, il a introduit clandestinement une grande quantité d’explosifs dans l’Auditorium Mingo avec l’intention d’assassiner les enfants venus là pour se divertir. Son plan a été déjoué par l’inspecteur de police à la retraite William Hodges, aidé par une femme courageuse du nom de Holly Gibney qui a fracassé le crâne du minable animé de tendances homicides avant qu’il ne puisse déclencher le détonateur… »
C’est là que Brady perdit le fil. Une femme nommée Holly Gibney lui avait défoncé le crâne, manquant le tuer ? C’était qui, putain, cette Holly Gibney ? Et pourquoi est-ce que personne lui en avait jamais parlé au cours des cinq ans écoulés depuis qu’elle lui avait éteint ses lumières et l’avait expédié dans cette chambre ? Comment c’était possible ?
Oh, très facile, conclut-il. Quand ça avait fait la une, il était dans le coma. Et plus tard, se dit-il, j’ai simplement présumé que c’était soit Hodges, soit son nègre tondeur de pelouse.
Dès qu’il aurait un moment, il chercherait Gibney sur Internet, mais ce n’était pas elle qui importait. Elle appartenait au passé. Le futur était une idée splendide qui lui était venue comme lui étaient venues toutes ses plus belles inventions : tout entières, achevées, ne requérant pour être parfaites que quelques rares modifications en cours de réalisation.
Il alluma son Zappit, trouva Z-Boy (occupé à distribuer des magazines aux patients dans la salle d’attente de Gynécologie-Obstétrique) et l’expédia à l’ordinateur de la bibliothèque. Puis Brady le fit dégager du siège conducteur et prit le contrôle, courbé en avant, plissant les yeux de myope de Al Brooks pour scruter l’écran. Sur un site web appelé Actifs Faillite 2015, il trouva une liste de tout le bazar que Sunrise Solutions avait laissé dans son sillage. Il y avait du bric-à-brac d’une dizaine de compagnies différentes, rangées par ordre alphabétique. Zappit était la dernière mais, de l’avis de Brady, certainement pas la plus dérisoire. En tête de liste de leurs actifs figuraient 45 872 Zappit Commander, prix de vente conseillé $189.99. Ils étaient vendus par lots de quatre cents, huit cents et mille. En dessous, en lettres rouges, figurait l’avertissement concernant les défauts que présentait une partie de la cargaison, « mais la plupart sont en parfait état de marche ».
L’excitation de Brady mettait à mal le vieux cœur de Bibli Al. Ses mains quittèrent le clavier et se contractèrent en poings. Pousser d’autres survivants du City Center à se suicider devenait dérisoire en comparaison de l’idée grandiose qui s’était emparée de lui : terminer ce qu’il avait commencé ce soir-là au Mingo. Il se voyait déjà écrire à Hodges sous le Parapluie Bleu de Debbie : Tu croyais m’avoir arrêté ? Tu t’es gouré.
Comme ce serait merveilleux !
Il était convaincu que Babineau avait largement de quoi acheter des Zappit pour tous les gens présents ce soir-là, mais comme il allait devoir gérer ses cibles une par une, inutile de prévoir trop grand.
Il se fit amener Babineau par Z-Boy. Babineau ne voulait pas venir. Il avait peur de Brady maintenant, ce que Brady trouvait délicieux.
« Vous allez m’acheter quelques marchandises, lui dit Brady.
— Vous acheter quelques marchandises. »
Docile. Toute peur envolée. Babineau était entré dans la Chambre 217, mais c’était maintenant Dr Z qui se tenait debout, épaules voûtées, devant le fauteuil de Brady.
« Oui. Vous allez déposer de l’argent sur un nouveau compte. Je crois que nous allons le prendre au nom de Gamez Unlimited. Gamez avec un Z.
— Avec un Z. Comme moi. »
Le chef du service Neurologie de Kiner réussit à esquisser un petit sourire hébété.
« Très bien. Disons cent cinquante mille dollars. Vous allez aussi installer Freddi Linklatter dans un nouvel appartement plus grand. Pour qu’elle puisse recevoir les marchandises que vous achèterez et travailler dessus. Elle va avoir du boulot.
— Je vais l’installer dans un nouvel appartement plus grand pour…
— Fermez-la et écoutez-moi. Il va aussi lui falloir plus d’équipement. »
Brady se pencha en avant. Il apercevait un avenir étincelant, un avenir dans lequel Brady Wilson Hartsfield serait couronné vainqueur des années après que le vieux flic s’imaginait avoir remporté la partie.
« L’appareil le plus important s’appelle un répéteur de signal. »