Z JANVIER 2016

1

Un carreau se brise dans la poche de pantalon de Bill Hodges. Un bris de verre suivi d’un chœur de garçons claironnant : « Et c’est un HOME RUN[2] ! »

Hodges grimace et bondit de son siège. Le Dr Stamos est membre d’une cabale très prisée de quatre médecins et, ce lundi matin, la salle d’attente est pleine. Tout le monde se tourne vers Hodges. Il se sent rougir.

« Désolé, dit-il à la salle. C’est un texto.

— Et un texto très bruyant », fait remarquer une vieille dame aux cheveux blancs clairsemés avec des bajoues de beagle.

Hodges se sent comme un petit garçon devant elle, or il approche les soixante-quinze ans. Cela dit, elle s’y connaît en matière de convenances technologiques.

« Vous devriez baisser le volume dans des endroits publics comme celui-ci, ou mettre votre téléphone en silencieux.

— Vous avez raison, absolument. »

La vieille dame retourne à son livre de poche (Cinquante nuances de Grey, et, à en juger par l’aspect usé du machin, elle n’en est pas à sa première lecture). Hodges extirpe son iPhone de sa poche. Le message est de Pete Huntley, son ancien coéquipier du temps où il était flic. Pete s’apprête désormais à tirer sa révérence lui aussi, difficile à croire mais vrai. Fin de ronde, ils appellent ça, mais Hodges lui-même s’est découvert incapable de cesser de monter la garde. Il dirige maintenant une petite agence de deux employés appelée Finders Keepers[3]. Il se qualifie lui-même de dépisteur car il y a quelques années de cela, il s’est attiré de légers ennuis qui lui interdisent d’obtenir sa licence de détective privé. Dans cette ville, il te faut une caution. Mais il est bel et bien détective privé, du moins une partie du temps.

Kermit, appelle-moi. ASAP. Important.

Kermit est le premier prénom de Hodges mais il se fait souvent appeler par le deuxième : ça limite les blagues de grenouille au minimum. Cependant, Pete prend un malin plaisir à l’appeler Kermit, comme la marionnette. Trouve ça hilarant.

Hodges envisage de remettre le téléphone dans sa poche (après l’avoir mis en mode silencieux, s’il arrive à trouver son chemin jusqu’à la commande NE PAS DÉRANGER). Il va être appelé dans le bureau du Dr Stamos d’une minute à l’autre et il veut en avoir fini le plus vite possible avec cette entrevue. Comme la plupart des vieux gars qu’il connaît, il n’aime pas aller chez le médecin. Il a toujours peur qu’on lui diagnostique non pas quelque chose de grave, mais quelque chose de très grave. De plus, c’est pas comme s’il ne savait pas de quoi son ancien associé veut lui parler : la grosse fête de départ à la retraite de Pete le mois prochain. Ça se fera au Raintree Inn, du côté de l’aéroport. Même endroit que pour Hodges, mais cette fois, il a l’intention de boire beaucoup moins. Peut-être même pas du tout. Il avait des problèmes de boisson quand il était dans la police, c’est en partie pourquoi son mariage avait capoté, mais aujourd’hui il semble avoir perdu son goût pour l’alcool. C’est un soulagement. Une fois, il avait lu un livre de science-fiction intitulé The Moon Is a Harsh Mistress[4]. Il ne sait pas pour la lune mais il est prêt à témoigner devant la cour que le whisky est bien une maîtresse sans pitié, et il est fabriqué ici sur terre.

Il réfléchit, envisage de lui envoyer un texto, puis rejette l’idée et se lève. Les vieilles habitudes ont la vie dure.

À en croire son badge, la femme derrière le bureau de la réception s’appelle Marlee. On lui donnerait dix-sept ans et elle lui adresse un sourire éclatant de pom-pom girl.

« Il est à vous dans un instant, monsieur Hodges, c’est promis. On est juste un tantinet en retard. C’est lundi, vous savez.

— Lundi, lundi, peut pas faire confiance au lundi[5]. »

Marlee a l’air perdu.

« Je sors juste une minute. J’ai un appel à passer.

— Entendu, répond Marlee. Restez devant la porte. Je vous ferai un grand signe si vous êtes encore dehors quand c’est à vous.

– Ça marche. » En chemin vers la porte, Hodges s’arrête près de la vieille dame. « Bon livre ? »

Elle lève les yeux.

« Non, mais c’est très vigoureux.

– À ce qu’il paraît. Vous avez vu le film ? »

Elle le dévisage, surprise et intéressée.

« Il y a un film ?

— Oui. Vous devriez le voir. »

Pas que Hodges l’ait vu, même si Holly Gibney — jadis son assistante, à présent son associée —, fan enragée de cinéma depuis son enfance difficile, a essayé de l’y traîner. Deux fois. C’est Holly qui a mis la sonnerie verre brisé/home run sur son téléphone. Elle trouvait ça amusant. Hodges aussi… au début. Maintenant il trouve ça carrément chiant. Il ira voir sur Internet comment la changer. Il sait maintenant qu’on peut tout trouver sur Internet. Des trucs utiles. Des trucs intéressants. Des trucs drôles.

Et des trucs plus qu’horribles.

2

Le portable de Pete sonne deux fois, et son ancien coéquipier répond :

« Ici Huntley. »

Hodges enchaîne :

« Écoute-moi bien parce que tu pourrais être interrogé là-dessus plus tard. Oui, je viendrai à ta fête. Oui, je ferai quelques remarques après le repas, drôles mais pas grasses, et je porterai le premier toast. Oui, je sais, ton ex et ta copine actuelle seront toutes les deux là, mais non, à ma connaissance personne n’a engagé de strip-teaseuse. Et si quelqu’un l’a fait, c’est probablement Hal Corley, qui est un sombre idiot, et faudra que tu t’adresses à lu…

— Bill, arrête. C’est pas à propos de la fête. »

Hodges se tait aussitôt. Et pas seulement à cause du brouhaha derrière Pete : des voix de policiers, il le sait, même s’il ne sait pas ce qu’elles disent. Ce qui le stoppe net, c’est que Pete l’a appelé Bill, et ça, ça veut dire qu’il déconne pas. Les pensées de Hodges filent d’abord vers Corinne, son ex-femme, puis vers sa fille Alison, qui vit à San Francisco, et enfin vers Holly. Seigneur, s’il est arrivé quelque chose à Holly…

« C’est à propos de quoi, Pete ?

— Je suis sur les lieux de ce qui a tout l’air d’un meurtre-suicide. J’aimerais que tu viennes jeter un œil. Amène ton acolyte avec toi, si elle est disponible et disposée. Désolé de te dire ça, mais je pense qu’elle est un tout petit peu plus futée que toi. »

Ouf, aucun des siens. Les abdominaux de Hodges, contractés comme pour encaisser un coup, se relâchent. Mais la douleur constante qui l’a poussé à aller consulter le Dr Stamos est toujours là.

« Bien sûr qu’elle est plus futée que moi. Elle est plus jeune. Après soixante ans, tu commences à perdre des neurones par millions, un phénomène que tu pourras constater par toi-même d’ici deux ans. Pourquoi t’as besoin d’un vieux cheval de retour comme moi sur une scène de crime ?

— Parce que c’est probablement ma dernière enquête, parce que ça va faire la une des journaux, et parce que — t’emballes pas — oui, j’attache de l’importance à ton opinion. À celle de Gibney aussi. Et étrangement, vous avez tous les deux un lien avec l’affaire. C’est probablement une coïncidence mais j’en suis pas certain.

— Quel genre de lien ?

— Est-ce que le nom de Martine Stover te dit quelque chose ? »

Pendant un instant, non, puis ça fait tilt. Par un matin brumeux de 2009, au City Center du centre-ville, un malade mental du nom de Brady Hartsfield avait foncé dans une foule de demandeurs d’emploi au volant d’une Mercedes volée. Faisant huit morts et quinze blessés graves. Au cours de leur enquête, les inspecteurs K. William Hodges et Peter Huntley avaient interrogé un grand nombre de personnes présentes sur les lieux du drame, y compris les blessés qui avaient survécu. C’était avec Martine Stover qu’il avait été le plus difficile de parler, et pas seulement parce que son visage défiguré la rendait quasi impossible à comprendre de quiconque sauf de sa mère. Stover était paralysée à partir des épaules. Plus tard, Hartsfield avait écrit une lettre anonyme à Hodges. Il y qualifiait Stover de « juste une tête sur un piquet ». Ce qui rendait l’horrible plaisanterie particulièrement cruelle, c’était son noyau radioactif de vérité.

« J’ai du mal à imaginer une tétraplégique assassiner quelqu’un… sauf peut-être dans un épisode d’Esprits criminels. Je suppose donc que…

— C’est la mère, ouais. Elle a d’abord tué Stover avant de se tuer. Tu viens ? »

Hodges n’hésite pas une seule seconde.

« J’arrive. Je récupère Holly en chemin. C’est quoi l’adresse ?

— 1601 Hilltop Court. À Ridgedale. »

Ridgedale est une banlieue pavillonnaire située au nord de la ville, pas aussi aisée que Sugar Heights mais pas trop mal non plus.

« Je peux être là dans quarante minutes, en supposant que Holly soit au bureau. »

Elle y sera. Elle est presque toujours assise à sa table dès huit heures le matin, parfois même sept, et capable de rester jusqu’à ce que Hodges lui crie de rentrer chez elle, de se préparer à dîner et de regarder un film sur son ordi. C’est principalement grâce à Holly Gibney que Finders Keepers est dans le vert. C’est une reine de l’organisation, une magicienne de l’informatique et ce boulot, c’est toute sa vie. Plus Hodges et les Robinson, bien sûr. En particulier Jerome et Barbara. Et le jour où la maman de Jerome et Barbie l’avait nommée membre honoraire de la famille Robinson, Holly avait rayonné comme le soleil par une après-midi d’été. C’est une chose qu’elle fait plus souvent à présent, mais pas encore assez au goût de Hodges.

« C’est parfait, Kerm. Merci.

— Est-ce que les corps ont été transportés ?

— En route pour la morgue au moment où je te parle, mais Izzy a tous les clichés sur son iPad. »

Il parle d’Isabelle Jaynes, sa coéquipière depuis que Hodges a pris sa retraite.

« OK. Je te rapporte un éclair.

— Y a déjà toute une boulangerie, ici. T’es où, d’ailleurs ?

— Nulle part d’important. J’arrive le plus vite possible. »

Hodges raccroche et se dépêche de longer le couloir jusqu’à l’ascenseur.

3

Le patient de huit heures quarante-cinq du Dr Stamos ressort enfin de la salle de consultation du fond. Le rendez-vous de M. Hodges était à neuf heures et il est neuf heures trente. Le pauvre homme a probablement hâte d’en avoir fini avec tout ça et de continuer le reste de sa journée. Marlee regarde vers le couloir et voit Hodges parler au téléphone.

Elle se lève et jette un coup d’œil dans le cabinet du Dr Stamos. Il est assis à son bureau avec un dossier ouvert devant lui. KERMIT WILLIAM HODGES est imprimé sur l’onglet. Le médecin est en train d’étudier quelque chose dans le dossier tout en se massant les tempes, comme pour soulager une migraine.

« Docteur ? Est-ce que je fais entrer M. Hodges ? »

Il lève la tête, surpris, puis regarde l’heure à sa petite pendule de bureau.

« Mon Dieu, oui. C’est terrible, les lundis, hein ?

— Peut pas faire confiance aux lundis », dit-elle.

Puis elle se détourne pour partir.

« J’adore mon métier mais je déteste cette partie », dit Stamos.

C’est au tour de Marlee d’être surprise. Elle se retourne pour lui faire face.

« Peu importe. Je me parlais à moi-même. Faites-le entrer. Qu’on en finisse. »

Marlee tourne la tête juste à temps pour voir la porte de l’ascenseur se refermer tout au bout du couloir.

4

Hodges téléphone à Holly du parking couvert jouxtant le centre médical et, quand il arrive au Turner Building dans le bas de Marlborough Street, où est situé leur bureau, elle l’attend dehors, sa sacoche plantée entre ses confortables chaussures plates. Holly Gibney : bientôt la cinquantaine, plutôt grande et mince, cheveux bruns d’ordinaire tirés en un chignon serré à l’arrière de la tête, emmitouflée ce matin dans une parka North Face volumineuse, capuche relevée encadrant son petit visage. Visage quelconque au premier regard, pense Hodges. Jusqu’à ce que vous voyiez ses yeux, beaux et pleins d’intelligence. Mais vous risquiez de ne pas les voir pendant longtemps car Holly Gibney évite le contact visuel.

Hodges glisse sa Prius le long du trottoir et Holly saute en voiture, retirant ses gants et approchant ses mains des bouches d’air chaud côté passager.

« T’en as mis du temps.

— Quinze minutes. J’étais à l’autre bout de la ville. Je me suis tapé tous les feux rouges.

Dix-huit minutes, corrige-t-elle alors que Hodges redémarre. Parce que tu as roulé trop vite, ce qui est contre-productif. Si tu gardes une vitesse d’exactement trente kilomètres-heures, tu peux avoir pratiquement tous les feux verts. Ils sont minutés. Je te l’ai déjà dit. Maintenant raconte-moi ton rendez-vous chez le médecin. Tu as eu tes examens avec mention ? »

Hodges réfléchit aux possibilités qui s’offrent à lui, seulement deux, en réalité : dire la vérité ou improviser. C’était Holly qui l’avait tanné pour qu’il aille consulter à cause de ses problèmes d’estomac. Une simple gêne au début, de la douleur maintenant. Holly a beau avoir des troubles de la personnalité, elle sait très bien arriver à ses fins. Comme un chien avec un os, se dit parfois Hodges.

« Les résultats ne sont pas encore arrivés. »

Ce qui n’est pas tout à fait un mensonge, se dit-il, parce qu’ils ne sont pas encore arrivés jusqu’à moi.

Holly le regarde d’un air sceptique alors qu’il débouche sur le périphérique. Hodges déteste quand elle le regarde comme ça.

« Je m’en occupe, dit-il. Fais-moi confiance.

— Je te fais confiance, dit-elle. Je te fais confiance, Bill. »

Ce qui le fait se sentir encore plus morveux.

Elle se penche en avant, ouvre sa sacoche et en sort son iPad.

« J’ai fait quelques recherches en t’attendant. Tu veux que je te dise ?

— Vas-y, balance.

— Martine Stover avait cinquante ans quand Brady l’a estropiée, ce qui fait qu’elle a cinquante-six ans aujourd’hui. Elle pourrait en avoir cinquante-sept mais comme on est seulement en janvier, je me dis que c’est très peu probable, pas toi ?

— Il y a peu de chances, en effet.

— Au moment du City Center, elle vivait avec sa mère dans Sycamore Street. Pas loin de Brady Hartsfield et sa mère, ce qui est plutôt ironique quand on y pense. »

Pas très loin non plus de Tom Saubers et sa famille, songe Hodges. Lui et Holly avaient été mêlés à une affaire impliquant les Saubers il n’y avait pas si longtemps, une affaire également en lien avec ce que le journal local s’était mis à appeler le Massacre du City Center. Il existait tout un tas de liens, quand on y pensait, le plus étrange étant peut-être que la voiture utilisée par Hartsfield comme arme du crime appartenait à la cousine de Holly.

« Comment une vieille dame et sa fille gravement handicapée ont-elles pu emménager à Ridgedale ?

— Grâce à l’argent de l’assurance. Martine Stover n’avait pas seulement une ou deux grosses polices d’assurance, mais trois. C’était une fana de l’assurance. »

Hodges trouve qu’il n’y a que Holly pour dire ça d’un ton approbateur.

« Il y a eu plusieurs articles sur elle ensuite, parce que c’était la plus grièvement blessée de tous les survivants. Elle disait qu’elle savait que si elle ne décrochait pas de boulot au City Center, elle devrait commencer à encaisser ses assurances une à une. Faut dire que c’était une femme célibataire avec à sa charge une mère veuve et sans emploi.

— Qui a fini par prendre la relève. »

Holly hoche la tête.

« Oui, très étrange, très triste. Mais au moins elles avaient un filet de sécurité financier, c’est le but d’une assurance. Elles se sont même élevées dans le monde.

— Oui, dit Hodges. Mais maintenant, elles l’ont quitté. »

À ça, Holly ne trouve rien à répondre. Ils arrivent au niveau de la sortie Ridgedale. Hodges la prend.

5

Pete Huntley a pris du poids — son ventre déborde de son pantalon — mais Isabelle Jaynes est plus époustouflante que jamais dans son jean moulant délavé et son blazer bleu. Ses yeux gris ténébreux vont de Hodges à Holly puis reviennent sur Hodges.

« Tu as maigri », dit-elle.

Ce pourrait être un compliment aussi bien qu’une accusation.

« Il a des problèmes d’estomac, dit Holly. Il est allé faire des examens et les résultats devaient arriver aujourd’hui mais…

— Parlons d’autre chose, Hol, la coupe Hodges. On est pas en consultation, là.

— Vous ressemblez de plus en plus à un vieux couple, vous deux », dit Izzy.

Holly répond d’un ton pragmatique :

« La vie de couple gâcherait notre entente professionnelle. »

Pete rigole et Holly lui jette un regard perplexe alors qu’ils franchissent le seuil de la maison.

C’est une magnifique demeure de style Cape Cod, et bien qu’elle soit située au sommet d’une colline et que ce soit l’hiver, il fait bien chaud à l’intérieur. Dans l’entrée, tous les quatre enfilent une fine paire de gants en caoutchouc et des surchaussures. C’est fou comme tout revient, pense Hodges. Comme si j’étais jamais parti.

Dans le salon, il y a un tableau représentant deux petits enfants aux yeux immenses accroché à un mur et un grand écran de télé sur un autre. Il y a un fauteuil de repos installé en face de la télé avec une table basse à côté. Sur la table basse, un soigneux éventail de magazines people style OK ! et de torchons à scandale style Inside View. Au milieu de la pièce, Hodges remarque deux profondes rainures dans le tapis. C’est là qu’elles s’installaient le soir pour regarder la télé, se dit-il. Ou peut-être toute la journée. Maman dans son fauteuil de repos, Martine dans son fauteuil roulant. Qui devait peser une tonne à en juger par ces empreintes.

« Comment s’appelait la mère ? demande Hodges.

— Janice Ellerton. Mari, James, mort il y a vingt ans, selon… » De la vieille école comme Hodges, Pete utilise un carnet au lieu d’un iPad. Il le consulte. « … selon Yvonne Carstairs. C’est elle et Georgina Ross, l’autre aide à domicile, qui ont trouvé les corps quand elles sont arrivées ce matin peu avant six heures. Elles étaient payées plus si elles arrivaient plus tôt. Ross n’a pas été d’une grande aide…

— Elle ne faisait que bredouiller, dit Izzy. Mais Carstairs a été bien. Elle a gardé la tête froide. Appelé la police aussitôt, on était sur les lieux à six heures quarante.

— Quel âge avait maman ? demande Hodges.

— On sait pas encore exactement, répond Pete, mais plus toute jeune.

— Elle avait soixante-dix-neuf ans, dit Holly. L’un des articles que j’ai lus en attendant que Bill vienne me chercher disait qu’elle avait soixante-treize ans au moment du Massacre du City Center.

— Ouais, plus toute jeune pour s’occuper d’une fille tétraplégique, commente Hodges.

— Elle était en forme pour son âge, dit Isabelle. Du moins d’après Carstairs. Une femme de tête. Et elle avait toute l’aide dont elle avait besoin. Elle pouvait se le permettre grâce…

– À l’argent de l’assurance, finit Hodges. Holly m’a mis au courant sur la route. »

Izzy jette un œil à Holly. Holly ne remarque rien. Elle examine la pièce. En fait l’inventaire. Renifle l’air. Passe une main sur le dossier du fauteuil de maman. Holly souffre de troubles émotionnels, elle prend irrationnellement tout au pied de la lettre, mais elle a aussi les sens en alerte comme personne.

Pete dit :

« Il y avait deux aides à domicile le matin, deux l’après-midi et deux le soir. Sept jours sur sept. Une compagnie privée qui s’appelle… » — retour à ses notes — « … Home Helpers. Elles se chargeaient du lourd. Il y a aussi une femme de ménage, Nancy Alderson, mais apparemment elle est en congé. Le calendrier de la cuisine dit : Nancy à Chagrin Falls. Avec aujourd’hui, mardi et mercredi barrés. »

Deux hommes, portant eux aussi des gants et des surchaussures, arrivent du fond du couloir. La partie de la maison qu’occupait la défunte Martine Stover, suppose Hodges. Ils transportent des caisses de collecte de preuves.

« C’est bon pour la salle de bains et la chambre, dit l’un d’eux.

— Vous avez trouvé quelque chose ?

– À peu près ce à quoi on pouvait s’attendre, répond l’autre. On a retiré pas mal de cheveux blancs de la baignoire, pas étonnant étant donné que c’est là que la vieille dame l’a fait. Il y avait aussi des traces d’excréments dans la baignoire, mais peu. Ce à quoi on s’attendait aussi. » En voyant le regard interrogateur de Hodges, le technicien ajoute : « Elle portait une couche. Elle s’était préparée.

— Beurk », lâche Holly.

Le premier technicien dit :

« Il y a une chaise de douche, mais elle est dans un coin avec une pile de serviettes propres dessus. On dirait qu’elle n’a jamais servi.

— On devait lui faire sa toilette au gant », dit Holly.

Elle a toujours l’air dégoûtée, soit à l’idée de la couche, soit par les traces de merde dans la baignoire, mais ses yeux continuent de scanner la pièce. Il se peut qu’elle pose une question ou deux, ou qu’elle lâche un commentaire, mais la plupart du temps elle restera silencieuse car les gens l’intimident, surtout en tête à tête. Mais Hodges la connaît bien — du moins autant qu’on le peut — et il peut voir qu’elle est aux aguets.

Elle parlera plus tard, et Hodges écoutera attentivement. L’an passé, durant l’affaire Saubers, Hodges a appris qu’écouter Holly porte ses fruits. Elle pense en dehors des clous, parfois carrément à l’opposé, et elle est dotée d’une intuition troublante. Et, bien que craintive par nature — Dieu sait qu’elle a ses raisons —, elle sait être courageuse. Holly est la raison pour laquelle Brady Hartsfield, alias le Tueur à la Mercedes, se trouve maintenant au Kiner Memorial, à la Clinique des Traumatisés du Cerveau de la région des Grands Lacs. Elle lui a défoncé le crâne avec une chaussette bourrée de billes de roulement avant que Hartsfield ait pu déclencher une catastrophe bien plus vaste que celle du City Center. Il vit maintenant dans une quatrième dimension que le neuro en chef de la clinique appelle « état végétatif persistant ».

« Les tétraplégiques peuvent prendre des douches, précise Holly, mais ça leur est difficile à cause de tout le matériel médical auquel ils sont rattachés. Donc pour eux c’est plutôt des toilettes au gant.

— Allons dans la cuisine, où il y a du soleil », dit Pete, et dans la cuisine ils vont.

La première chose que remarque Hodges, c’est l’égouttoir, où une unique assiette — ayant contenu le dernier repas de Mme Ellerton — a été mise à sécher. Les plans de travail sont étincelants et on pourrait manger sur le sol tellement il est propre. Hodges a dans l’idée que son lit à l’étage est soigneusement fait. Elle a peut-être même aspiré les moquettes. Et puis il y a la couche. Elle a pris soin de tout ce qu’elle a pu. Ayant lui-même à une époque sérieusement envisagé le suicide, Hodges peut comprendre.

6

Pete, Izzy et Hodges s’installent à la table de la cuisine. Holly ne tient pas en place, tantôt debout derrière Isabelle pour regarder la série de photos intitulée ELLERTON/STOVER sur l’iPad d’Izzy, tantôt furetant dans les divers placards, ses doigts gantés aussi légers que des papillons.

Tout en commentant, Izzy fait défiler les photos sur l’écran.

La première montre deux femmes d’âge mûr. Elles sont toutes les deux balèzes et baraquées dans leur uniforme Home Helpers en nylon rouge. L’une d’elles — Georgina Ross, suppose Hodges — pleure en se tenant les épaules si bien que ses avant-bras sont pressés contre son buste. L’autre, Yvonne Carstairs, ne semble pas faite du même bois.

« Elles sont arrivées sur les lieux à cinq heures quarante-cinq, dit Izzy. Elles ont une clé pour pouvoir entrer sans avoir à frapper ou sonner. Selon Carstairs, Martine dormait parfois jusqu’à six heures trente. Mme Ellerton était toujours debout, levée depuis cinq heures. La première chose qu’elle faisait, c’était prendre son café, mais ce matin, pas de Mme Ellerton, ni d’odeur de café. Donc elles pensent que la vieille dame dort encore, pour une fois, tant mieux pour elle. Elles entrent sur la pointe des pieds dans la chambre de Stover, au bout du couloir, pour voir si elle est réveillée. Et voici ce qu’elles trouvent. »

Izzy passe à la photo suivante. Hodges s’attend à un autre beurk de la part de Holly, mais elle se contente d’étudier la photo en silence. Stover est dans son lit, les couvertures repliées sur les genoux. Son visage n’a pas subi de chirurgie réparatrice mais ce qu’il en reste paraît assez paisible. Elle a les paupières closes et ses mains tordues sont jointes. Une sonde gastrique sort de son abdomen décharné. Son fauteuil roulant — qui de l’avis de Hodges ressemble plus à une capsule spatiale — est à proximité.

« Il y avait bien une odeur dans la chambre de Stover. Pas de café, cela dit. Mais d’alcool. »

Izzy fait glisser son doigt sur l’écran. Voici maintenant un gros plan de la table de chevet de Stover. On y voit des rangées bien alignées de comprimés. Il y a un petit broyeur pour les réduire en poudre afin que Stover puisse les ingérer. Au milieu de tout ça, détonnant complètement, se tiennent une bouteille de vodka Smirnoff Triple Distillation de 75 cl et une seringue en plastique. La bouteille de vodka est vide.

« La mère n’a pris aucun risque, dit Pete. La Smirnoff Triple Distillation est sûre à cent cinquante pour cent.

— J’imagine qu’elle voulait que ce soit le plus rapide possible pour sa fille, fait remarquer Holly.

— Bien vu », dit Izzy, mais avec une froideur notable.

Elle n’aime pas Holly, et Holly ne l’aime pas. Hodges en a conscience mais ignore pourquoi. Et comme ils ne voient Isabelle que rarement, il n’a jamais embêté Holly avec ça.

« Vous avez un gros plan du broyeur ? demande Holly.

– Évidemment. »

Izzy change de photo et, sur le cliché suivant, le broyeur de comprimés paraît aussi gros qu’une soucoupe volante. Il y a des restes de poudre blanche dedans.

« On ne saura pas exactement avant la fin de la semaine, mais on pense que c’est de l’oxycodone. D’après l’étiquette, l’ordonnance a été renouvelée il y a à peine trois semaines, mais le flacon est aussi vide que la bouteille de vodka. »

Elle retourne à la photo de Martine Stover, paupières closes, mains chétives jointes comme dans une prière.

« Sa mère a moulu les cachets, mélangé la poudre à la vodka et versé le contenu de la bouteille dans la sonde gastrique. Probablement plus efficace que l’injection létale. »

Izzy continue de faire défiler les photos. Cette fois, Holly lâche un « Beurk » mais ne détourne pas le regard.

La première photo de la salle de bains médicalisée de Martine est un plan d’ensemble montrant le lavabo et les porte-serviettes surbaissés, les toilettes surélevées et la baignoire-douche surdimensionnée. La porte coulissante devant la douche est fermée, la baignoire bien visible au premier plan. Janice Ellerton y est étendue, de l’eau jusqu’aux épaules, vêtue d’un peignoir de bain rose. Hodges suppose que le peignoir a dû gonfler autour d’elle quand elle est entrée dans l’eau, mais sur ce cliché de scène de crime, il est collé à son corps mince. Elle a un sac plastique autour de la tête, fermé par le genre de ceinture en éponge qui va avec un peignoir de bain. Une longueur de tuyau sinueuse en sort, reliée à une petite bonbonne posée sur le sol carrelé. Il y a une image d’enfants rieurs sur le côté de la bonbonne.

« Kit de suicide, dit Pete. Elle a dû apprendre ça sur Internet. Il y a plein de sites qui expliquent comment faire, avec photos à l’appui. L’eau de la baignoire était froide quand on est arrivés mais probablement chaude quand elle y est entrée.

— C’est supposé détendre », intervient Izzy et, même si elle ne dit pas beurk, son visage se crispe en une expression de dégoût momentanée alors qu’elle passe à la photo suivante : un gros plan de Janice Ellerton.

Sous le sac plastique embué par ses ultimes respirations, Hodges peut voir qu’elle a les yeux fermés. Elle aussi est partie avec une expression paisible sur le visage.

« La bonbonne contenait de l’hélium, dit Pete. On peut en acheter dans n’importe quel grand magasin discount. On s’en sert pour gonfler les ballons aux fêtes d’anniversaire des petits mioches, mais ça marche aussi bien pour se tuer une fois que t’as un sac sur la tête. L’étourdissement est suivi de désorientation, à ce stade il est probablement impossible d’enlever le sac même si on changeait d’avis. Puis vient la perte de connaissance, et la mort.

— Revenez à la photo précédente, dit Holly. Celle où on voit toute la salle de bains.

— Ah, dit Pete. Dr Watson a vu quelque chose ? »

Izzy retourne en arrière. Hodges se penche sur la photo en plissant les yeux — sa vision de près n’est plus ce qu’elle était. Et puis, il voit ce qu’a vu Holly. À côté d’un fin câble gris branché à l’une des prises, il y a un marqueur. Et quelqu’un — Ellerton, présume Hodges, car l’époque où sa fille écrivait était depuis longtemps révolue — a tracé une seule grande lettre sur le meuble du lavabo : Z.

« Vous en pensez quoi ? » demande Pete.

Hodges réfléchit.

« C’est sa lettre d’adieu, finit-il par dire. Z est la dernière lettre de l’alphabet. Si elle avait su le grec, elle aurait aussi bien pu écrire oméga.

— C’est aussi ce que je crois, dit Izzy. Plutôt élégant, quand on y pense.

— Z est aussi la marque de Zorro, fait remarquer Holly. Le cavalier mexicain masqué. Il y a eu des tas de films de Zorro, dont un avec Anthony Hopkins dans le rôle de Don Diego, mais il n’était pas très réussi.

— Vous trouvez ça pertinent ? » demande Izzy.

Son visage exprime un intérêt poli mais il y a de la raillerie dans sa voix.

« Il y a eu aussi une série télé », poursuit Holly. Elle regarde la photo comme si celle-ci l’hypnotisait. « Produite par Walt Disney à l’époque du noir et blanc. Peut-être que Mme Ellerton la regardait quand elle était petite.

– Êtes-vous en train de dire qu’elle se serait réfugiée dans des souvenirs d’enfance alors qu’elle se préparait à se foutre en l’air ? » Pete est dubitatif, tout comme Hodges. « J’imagine que c’est possible.

— Des conneries, oui », dit Izzy en levant les yeux au ciel.

Holly l’ignore.

« Je peux aller voir dans la salle de bains ? Je ne toucherai à rien, même avec ça. »

Elle lève ses petites mains gantées.

« Je vous en prie », répond aussitôt Izzy.

Autrement dit, pense Hodges, fous le camp et laisse causer les grands. Il n’aime pas l’attitude d’Izzy envers Holly, mais puisque ça n’a pas l’air d’atteindre Holly, il ne voit pas de raison de s’en mêler. De plus, Holly est réellement intenable ce matin, à remuer comme ça dans tous les sens. Hodges imagine que ce sont les photos. Les morts n’ont jamais l’air plus morts que sur des clichés de police.

Holly s’éclipse pour aller voir la salle de bains. Hodges se carre sur sa chaise, mains croisées derrière la nuque, coudes largement écartés. Son estomac récalcitrant n’est pas si récalcitrant que ça, ce matin, peut-être parce qu’il a pris du thé plutôt que du café. Si c’est le cas, il va falloir qu’il fasse le stock de TG Tips[6]. Qu’il achète carrément des actions, oui. Il en a vraiment marre de cette constante douleur à l’estomac.

« Tu veux bien me dire ce qu’on fait ici, Pete ? »

Pete hausse les sourcils et essaie de prendre un air innocent.

« Qu’est-ce que tu veux dire, Kermit ?

— T’avais raison quand tu disais que ça ferait la une des journaux. C’est le genre de tragédie style feuilleton télé à la con que les gens adorent, ça rend leur vie moins misérable…

— Cynique mais sans doute vrai, soupire Izzy.

— … mais s’il y a un lien avec le Massacre du City Center, il est plus casuel que causal. » Hodges n’est pas totalement sûr du sens qu’il a voulu donner à cette phrase, mais elle sonne bien. « Ce qu’on a là, c’est un cas classique d’euthanasie compassionnelle commise par une mère qui ne supportait plus de voir sa fille souffrir. Probable que sa dernière pensée avant d’ouvrir la bouteille d’hélium a été On sera bientôt réunies, ma chérie, et quand je marcherai dans les rues du paradis, tu marcheras à mes côtés. »

Izzy ricane mais Pete est pâle et pensif. Hodges se rappelle soudain qu’il y a très longtemps de ça, peut-être trente ans, Pete et sa femme ont perdu leur premier enfant, une petite fille : mort subite du nourrisson.

« C’est triste, et les journaux vont s’en gaver pendant un jour ou deux, mais ça arrive partout dans le monde tous les jours. Toutes les heures, pour ce que j’en sais. Alors dis-moi pourquoi tu m’as fait venir ?

— C’est probablement rien. Izzy dit que c’est rien.

— Izzy confirme, dit-elle.

— Izzy pense sûrement que je ramollis du cerveau à mesure que j’approche de la ligne d’arrivée.

— Izzy réfute. Izzy pense seulement qu’il est grand temps que t’arrêtes de te laisser piquer par cette mouche nommée Brady Hartsfield. »

Elle pose sur Hodges ses yeux gris ténébreux.

« Mme Gibney, là-bas, a beau être une boule de tics nerveux et se livrer à d’étranges associations d’idées, elle a neutralisé Hartsfield en beauté, et je lui accorde tout le crédit qu’elle mérite. Il est maintenant HS à Kiner dans cette clinique des traumas du cerveau où il restera probablement jusqu’à ce qu’il attrape une pneumonie et en meure, économisant ainsi un paquet de fric à l’État. Il ne sera jamais jugé pour ce qu’il a fait, on le sait tous. Vous avez pas réussi à le coincer pour le City Center mais Gibney l’a empêché de faire sauter deux mille gosses à l’Auditorium Mingo un an plus tard. Faut vous y résoudre, les gars. Considérez ça comme une victoire et tournez la page.

— Waouh, lâche Pete. Depuis combien de temps tu gardais ça ? »

Izzy essaye de ne pas sourire mais ne peut s’en empêcher. Pete sourit en retour et Hodges se dit : C’est un duo qui fonctionne aussi bien que Pete et moi à l’époque. Quel dommage de mettre un terme à si belle association. Vraiment dommage.

« Un bon moment, répond Izzy. Allez, dis-lui, maintenant. » Elle se tourne vers Hodges. « Au moins, c’est pas des petits hommes gris comme dans X-Files.

— Quoi ? demande Hodges.

— Keith Frias et Krista Countryman, dit Pete. Ils se trouvaient aussi au City Center le matin du 10 avril. Frias, dix-neuf ans, a perdu une bonne partie de son bras, plus quatre côtes cassées et des lésions internes. Il a aussi perdu soixante-dix pour cent de sa vision à l’œil droit. Countryman, vingt et un ans, côtes cassées, bras cassé, et traumatisme rachidien qui s’est résorbé après toutes sortes de thérapies douloureuses auxquelles je ne veux même pas penser. »

Hodges non plus, mais il a souvent broyé du noir en pensant aux victimes de Brady Hartsfield. Surtout la façon dont soixante-dix secondes atroces ont pu changer la vie de tellement de gens pour des années… ou, dans le cas de Martine Stover, pour toujours.

« Ils se sont rencontrés à des séances de thérapie hebdomadaires, dans un endroit qui s’appelle La Guérison C’est Vous, et ils sont tombés amoureux. Ils commençaient à aller mieux… tout doucement… et ils envisageaient de se marier. Et puis, en février de l’année dernière, ils se sont suicidés ensemble. Pour reprendre les paroles d’une vieille chanson punk je crois, ils ont pris beaucoup de cachets et ils sont morts[7]. »

Hodges revoit le petit broyeur sur la table à côté du lit médicalisé de Stover. Le broyeur avec ses résidus d’oxycodone. Maman a dissout toute l’oxy dans la vodka, mais il devait rester plein d’autres narcotiques sur cette table de nuit. Pourquoi s’est-elle compliqué la tâche avec le sac plastique et l’hélium alors qu’elle aurait pu avaler une poignée de Vicodin, la faire passer avec une poignée de Valium, et s’en tenir à ça ?

« Les suicides de jeunes gens comme Frias et Countryman, ça se produit aussi tous les jours, dit Izzy. Leurs parents ne croyaient pas tellement à ce mariage. Ils voulaient qu’ils attendent. Et ils pouvaient difficilement s’enfuir ensemble, pas vrai ? Frias pouvait à peine marcher et ni l’un ni l’autre n’avaient de travail. L’assurance leur permettait juste de payer les séances de thérapie et de participer pour les courses, mais rien de comparable avec la couverture royale que touchait Martine Stover. Tout ça pour dire qu’il y a des fois où ça merde. On peut même pas appeler ça une coïncidence. Les gens gravement blessés dépriment, et parfois, les gens déprimés se suicident.

— Où ont-ils fait ça ?

— Dans la chambre de Frias, répond Pete. Ses parents étaient au parc d’attractions Six Flags pour la journée avec son petit frère. Ils ont pris les cachets, se sont mis au pieu et sont morts dans les bras l’un de l’autre, comme Roméo et Juliette.

— Roméo et Juliette sont morts dans un tombeau, dit Holly en revenant dans la cuisine. Dans le film de Zeffirelli, qui est franchement le meilleur…

— OK, d’accord, pigé, la coupe Pete. Pas une chambre, un tombeau. »

Holly a le Inside View qui se trouvait sur la table basse à la main, plié de telle sorte que sur la photo de couverture, Johnny Depp a l’air bourré, défoncé ou mort. Était-elle au salon en train de lire un magazine à scandale pendant tout ce temps ? Si c’est le cas, alors Holly a vraiment un passage à vide ce matin.

Pete demande :

« Vous avez toujours la Mercedes, Holly ? Celle que Hartsfield a volée à votre cousine Olivia ?

— Non. » Holly s’assoit, tenant le magazine plié sur ses genoux sagement serrés. « Je l’ai changée contre une Prius comme celle de Bill en novembre dernier. Elle consommait énormément d’essence et n’était pas respectueuse de l’environnement. Et puis ma thérapeute me l’avait recommandé. Elle disait qu’après un an et demi, j’avais certainement exorcisé son emprise sur moi, et qu’elle n’avait plus de valeur thérapeutique. Pourquoi cette question ? »

Pete se penche en avant sur sa chaise, mains jointes entre ses genoux écartés :

« Hartsfield est entré dans la Mercedes grâce à un gadget électronique qui déverrouillait les portières. Le double des clés était dans la boîte à gants. Peut-être qu’il savait qu’elles étaient là, ou peut-être que la tuerie du City Center a été un concours de circonstances. On ne le saura jamais vraiment. »

Et Olivia Trelawney, pense Hodges, ressemblait beaucoup à sa cousine Holly : nerveuse, sur la défensive, tout sauf sociable. Loin d’être bête mais pas facile à aimer. On était sûrs qu’elle avait laissé sa voiture ouverte avec les clés sur le contact parce que c’était l’explication la plus simple. Et parce que, à un niveau primitif où la pensée logique n’a aucun pouvoir, on voulait que ce soit l’explication. C’était une emmerdeuse. On voyait ses démentis répétés comme un refus arrogant de reconnaître sa propre négligence. La clé qu’elle avait dans son sac ? Celle qu’elle nous a montrée ? On a présumé que c’était son double. On l’a harcelée, et quand la presse a su son nom, les journalistes l’ont harcelée à leur tour. Finalement, elle a fini par croire qu’elle avait fait ce que nous croyions qu’elle avait fait : permis à un monstre de réaliser son désir de massacre. Aucun de nous n’avait envisagé l’idée qu’un geek ait pu bricoler pareil gadget. Y compris Olivia Trelawney.

« Mais on n’a pas été les seuls à la harceler. »

Hodges n’a pas conscience d’avoir parlé tout haut jusqu’à ce qu’ils se tournent tous vers lui. Holly lui adresse un petit hochement de tête, comme s’ils avaient suivi le même fil de pensées. Ce qui ne serait pas complètement étonnant.

Hodges poursuit :

« C’est vrai, on l’a jamais crue, peu importe le nombre de fois où elle nous a répété avoir pris ses clés et verrouillé la voiture. On a donc notre part de responsabilité dans sa mort. Mais Hartsfield, lui, s’en est pris à elle avec préméditation. C’est là que tu veux en venir, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Pete. Ça ne lui suffisait pas d’avoir volé sa Mercedes et de s’en être servi comme arme de crime. Il est rentré dans sa tête, il a même piraté son ordinateur avec un programme audio truffé de cris et d’accusations. Et puis il y a eu toi, Kermit. »

Oui. Il y avait eu lui.

Hartsfield lui avait envoyé une lettre de menace anonyme quand il était au plus bas. À l’époque, il vivait seul, dormait mal, ne voyait quasiment personne excepté Jerome Robinson, le gamin qui tondait sa pelouse et faisait diverses réparations pour lui. Il souffrait d’un mal répandu chez les flics : la dépression post-fin de ronde.

Il y a un taux de suicide extrêmement élevé chez les policiers retraités, avait écrit Brady Hartsfield. C’était avant qu’ils ne se mettent à communiquer par la méthode préférée du vingt et unième siècle : l’Internet. Je ne voudrais pas que vous vous mettiez à penser à votre arme. Mais vous y pensez déjà, n’est-ce pas ? C’était comme si Hartsfield avait flairé les pensées suicidaires de Hodges et cherché à le pousser à bout. Ça avait marché avec Olivia Trelawney, après tout, et il y avait pris goût.

« Quand j’ai commencé à travailler avec toi, dit Pete, tu m’as dit que les criminels récidivistes étaient un peu comme des tapis turcs. Tu te souviens ?

— Oui. »

C’était une théorie qu’il avait exposée à bon nombre de flics. Peu l’écoutaient et, à en juger par son air ennuyé, il supposait qu’Isabelle Jaynes aurait fait partie de ceux qui n’écoutaient pas. Pete lui, l’avait écouté.

« Ils recréent les mêmes motifs, encore et encore. Ne fais pas attention aux légères variations, tu disais, et recherche la similitude sous-jacente. Car même les criminels les plus intelligents — comme Turnpike Joe, qui a assassiné toutes ces femmes sur des aires de repos — semblent avoir un bouton coincé sur le mode REPEAT dans le cerveau. Hartsfield était amateur de suicide…

— C’était un architecte du suicide », dit Holly.

Elle regarde le magazine sur ses genoux, sourcils froncés, le visage plus pâle que jamais. C’est dur pour Hodges de revivre l’affaire Hartsfield (au moins, il a enfin réussi à arrêter d’aller voir le fils de pute dans sa chambre de la clinique des traumas du cerveau), mais c’est encore plus dur pour Holly. Il espère qu’elle ne va pas rechuter et se remettre à fumer, mais ça l’étonnerait pas.

« Appelez ça comme vous voulez mais les motifs étaient là. Il a poussé sa propre mère au suicide, pour l’amour du ciel ! »

À ça, Hodges ne répond rien, bien qu’il ait toujours douté de la théorie de Pete selon laquelle Deborah Hartsfield se serait suicidée en apprenant — peut-être par accident — que son fils était le Tueur à la Mercedes. D’une part, rien ne prouve que Mme Hartsfield ait découvert quoi que ce soit. D’autre part, la pauvre femme avait ingéré du poison pour rongeurs, et ça avait dû être une façon atroce de partir. Il est possible que Brady ait assassiné sa mère, mais Hodges n’y a jamais vraiment cru non plus. S’il aimait quelqu’un, c’était elle. Non, Hodges pense que le poison était peut-être destiné à quelqu’un d’autre… et peut-être pas une personne du tout. D’après l’autopsie, le poison avait été mélangé à du steak haché, et s’il y a bien une chose que les chiens adorent, c’est une boulette de viande hachée crue.

Les Robinson ont un chien, un adorable cabot aux oreilles tombantes. Brady l’aurait vu plus d’une fois, parce qu’il observait la maison de Hodges et que Jerome amenait généralement son chien avec lui quand il venait tondre la pelouse. Le poison pour rongeurs aurait pu être destiné à Odell. C’est une idée qu’il n’a jamais partagée avec les Robinson. Ni avec Holly, d’ailleurs. Et puis, hé, c’est peut-être que des conneries, mais selon Hodges, c’est tout aussi plausible que la théorie de Pete.

Izzy ouvre la bouche pour parler puis la referme quand Pete lève la main pour la couper — après tout, c’est lui le doyen dans ce binôme, et de loin.

« Izzy s’apprête à dire que le cas Martine Stover est un meurtre, pas un suicide, mais je pense qu’il y a de fortes chances pour que l’idée soit venue de Martine elle-même, ou qu’elle et sa mère en aient discuté ensemble et soient parvenues à un accord. Ce qui de mon point de vue équivaut à deux suicides, même si ce n’est pas ce qui figurera dans le rapport.

— J’imagine que tu es allé voir du côté des autres survivants du City Center ? demande Hodges.

— Tous en vie sauf Gerald Stansbury, qui est mort l’an dernier juste après Thanksgiving, dit Pete. Crise cardiaque. Sa femme m’a dit qu’il y avait pas mal de cas de maladies cardio-vasculaires dans sa famille, et qu’il avait vécu plus longtemps que son père et son frère. Izzy a raison, c’est probablement rien, mais j’ai pensé que vous devriez savoir, toi et Holly. » Il les regarde tour à tour. « Vous, vous avez pas eu des idées suicidaires, ces derniers temps, hein ?

— Non, dit Hodges. Pas dernièrement. »

Holly secoue simplement la tête, les yeux toujours posés sur son magazine.

Hodges demande :

« Je suppose que personne n’a trouvé de mystérieuse lettre Z dans la chambre du jeune Frias après son suicide avec Mlle Countryman ?

— Bien sûr que non, répond Izzy.

– À ta connaissance, la corrige Hodges. C’est pas ce que tu veux dire ? Étant donné que tu viens juste de découvrir celle-ci ?

— Oh, je t’en prie, dit Izzy. Tout ça est absurde. »

Elle regarde ostensiblement sa montre et se lève.

Pete se lève aussi. Holly reste assise, regardant son numéro d’Inside View volé. Hodges ne bouge pas non plus, du moins pour le moment.

« Tu iras vérifier les photos Frias-Countryman, hein, Pete ? Juste pour être sûr ?

— Oui. Mais Izzy a raison, c’est absurde, j’aurais pas dû vous demander de venir.

— Je suis content que tu l’aies fait.

— Et… je m’en veux toujours de la façon dont on a traité Mme Trelawney, OK ? » Pete regarde Hodges mais Hodges a dans l’idée que c’est à la femme frêle et pâle avec le magazine people sur les genoux qu’il s’adresse réellement. « Dès le début je me suis persuadé qu’elle avait laissé ses clés sur le contact. Je me suis fermé à toute autre possibilité. Je me suis promis de ne plus jamais faire ça.

— Je comprends, dit Hodges.

— Une chose sur laquelle on peut tous se mettre d’accord, dit Izzy, c’est que le temps où Hartsfield écrasait des gens, essayait de les faire sauter ou de les pousser au suicide est loin derrière lui. Donc à moins qu’on ait tous atterri dans un film appelé Le Fils de Brady, je suggère qu’on quitte la maison de feu Mme Ellerton et que chacun reprenne ses petites affaires. Des objections ? »

Aucune objection.

7

Hodges et Holly restent un moment dans l’allée avant de monter en voiture, laissant le vent froid de janvier les malmener. Il vient du nord, directement du Canada, aussi l’odeur habituelle du grand lac pollué à l’est est agréablement absente. Il n’y a que quelques maisons de ce côté-ci de Hilltop Court, et la plus proche porte un panneau À VENDRE. Hodges s’aperçoit que l’agent immobilier est Tom Saubers et il sourit. Tom aussi a été grièvement blessé au City Center mais il a réussi à remonter quasiment toute la pente. Hodges est toujours stupéfait de la résilience dont sont capables certains hommes et certaines femmes. Ça ne lui redonne pas exactement espoir en la race humaine mais…

En fait, si.

Dans la voiture, Holly pose le Inside View par terre le temps d’accrocher sa ceinture et le ramasse aussitôt. Ni Pete ni Isabelle ne se sont opposés à ce qu’elle le prenne. Hodges n’est même pas sûr qu’ils aient remarqué. Ça serait pas étonnant. Pour eux, la maison de Mme Ellerton n’est pas vraiment une scène de crime, même si c’est bien ce qu’elle est aux yeux de la loi. Pete était troublé, certes, mais Hodges ne met pas ça sur le compte de l’intuition policière, plutôt une espèce de réaction superstitieuse.

Hartsfield aurait dû mourir quand Holly l’a frappé avec mon Happy Slapper, se dit Hodges. Ça aurait été mieux pour tout le monde.

« Je connais Pete, il ira vérifier les photos du suicide Frias-Countryman, dit-il à Holly. Diligence de rigueur et tout ça. Mais s’il trouve un Z griffonné quelque part — sur une plinthe, un miroir —, alors là je tomberai vraiment des nues. »

Elle ne répond pas. Son regard est perdu au loin.

« Holly ? T’es là ? »

Elle sursaute légèrement.

« Oui. Je réfléchis juste à comment localiser Nancy Alderson à Chagrin Falls. Ça ne devrait pas prendre trop de temps avec tous les logiciels de recherche que j’ai, mais c’est toi qui devras lui parler. Je peux téléphoner moi-même si j’y suis absolument obligée, tu sais bien que…

— Oui. Tu t’en sors très bien maintenant. »

Ce qui est vrai, bien qu’elle téléphone toujours avec sa fidèle boîte de Nicorette à portée de la main. Sans parler de la réserve de Twinkies qu’elle garde dans son bureau en renfort.

« Mais ce n’est pas moi qui lui dirai que ses employeuses — ses amies, pour ce qu’on en sait — sont mortes. Tu devras le faire. Tu es doué pour ce genre de choses. »

Hodges croit que personne n’est vraiment doué pour ce genre de choses mais ne se fatigue pas à le dire.

« Pourquoi tu veux joindre la femme de ménage ?

— Elle mérite de savoir, dit Holly. La police va contacter les membres de la famille, c’est leur boulot, mais ils ne vont sûrement pas appeler la femme de ménage. En tout cas, je ne pense pas. »

Hodges ne pense pas non plus et Holly a raison : Alderson mérite de savoir, ne serait-ce que pour lui éviter de se retrouver face à une maison condamnée par la police en retournant travailler. Mais d’une certaine manière, il ne pense pas que ce soit l’unique motif de l’intérêt de Holly pour Nancy Alderson.

« Ton ami Pete et Miss Jolis Yeux Gris n’ont quasiment rien fait, dit Holly. Il y a de la poudre à empreintes dans la chambre de Martine Stover, oui, d’accord, et sur le fauteuil roulant, et aussi dans la salle de bains où Mme Ellerton s’est suicidée, mais rien à l’étage, où elle dormait. Ils sont sans doute montés assez longtemps pour s’assurer qu’il n’y avait pas de cadavre planqué sous le lit ou dans le placard et ils n’ont pas cherché plus loin.

— Attends une minute. T’es montée à l’étage ?

— Bien sûr. Il fallait bien que quelqu’un enquête consciencieusement, ce que ces deux-là n’ont certainement pas fait. En ce qui les concerne, ils n’ont aucun doute sur ce qui s’est passé. Pete t’a appelé parce que ça l’a glacé, c’est tout. »

Glacé. Oui, c’est ça. C’est exactement le mot qu’il cherchait et qu’il n’avait pas trouvé.

« Moi aussi ça m’a glacée, poursuit Holly sur un ton d’évidence, mais j’ai pas perdu mon sang-froid pour autant. Ils ont faux sur toute la ligne. Faux faux faux, et tu dois parler à la femme de ménage. Je te dirai quoi lui demander si tu vois pas.

— C’est à propos de ce Z dans la salle de bains ? Si tu sais quelque chose que je ne sais pas, j’aimerais bien que tu me mettes au courant.

— C’est pas ce que je sais, c’est ce que j’ai vu. Tu n’as pas remarqué ce qu’il y avait à côté du Z ?

— Un marqueur ? »

Elle lui jette un regard qui dit : Tu peux mieux faire.

Hodges a recours à une vieille technique de flic particulièrement pratique lors de témoignages devant le tribunal : il regarde à nouveau la photo, dans sa tête cette fois.

« Il y avait un câble d’alimentation branché au mur à côté du lavabo.

— Oui ! J’ai d’abord cru que c’était pour une liseuse et que Mme Ellerton le laissait branché là parce que c’était dans cette partie de la maison qu’elle passait le plus clair de son temps. Ç’aurait été un endroit pratique pour la recharger parce que toutes les prises de la chambre de Martine étaient utilisées par les appareils médicaux. Tu crois pas ?

— Ouais, c’est possible.

— Sauf que j’ai un Nook et un Kindle… »

Bien sûr que t’as ces machins-là, pense Hodges.

« … et aucun des deux n’a de chargeur comme celui-là. Ils sont noirs. Celui-là était gris.

— Peut-être qu’elle avait perdu l’original et qu’elle s’en était racheté un à Tech Village. »

À peu près le seul magasin d’électronique de la ville depuis que Discount Electronix, l’ancien employeur de Brady Hartsfield, a fait faillite.

« Non. Les liseuses ont des chargeurs à deux broches. La fiche de celui-là était plus large, comme pour une tablette électronique. Sauf que mon iPad a aussi ce genre de chargeur et que celui de la salle de bains était bien plus petit. C’était un câble pour un appareil portable plus petit. Alors je suis allée à l’étage pour voir ce que je pouvais trouver.

— Et tu as trouvé… ?

— Rien qu’un vieux PC sur le bureau près de la fenêtre dans la chambre de Mme Ellerton. Je veux dire vraiment vieux. Il était raccordé à un modem.

— Oh mon Dieu, non ! s’exclame Hodges. Pas un modem !

— C’est pas drôle, Bill. Ces femmes sont mortes. »

Hodges lève une main du volant et fait un signe d’apaisement.

« Désolé. Je t’écoute. C’est la partie où tu me dis que tu as allumé l’ordinateur ? »

Holly a l’air légèrement embarrassée.

« Euh, oui. Mais seulement pour les besoins d’une enquête que la police n’a clairement pas l’intention de mener. J’étais pas en train de fouiner. »

Hodges pourrait discuter mais s’abstient.

« Il n’y avait pas besoin de mot de passe alors je suis allée voir l’historique de Mme Ellerton. Elle visitait pas mal de sites de vente en ligne et surtout beaucoup de sites médicaux sur la paralysie. Elle semblait particulièrement s’intéresser aux cellules souches, ce qui paraît logique étant donné l’état de santé de sa…

— Tu as fait tout ça en dix minutes ?

— Je lis vite. Mais tu sais ce que je n’ai pas trouvé ?

— De sites sur le suicide, j’imagine ?

— Oui. Alors comment pouvait-elle savoir pour l’hélium ? Et comment a-t-elle eu l’idée de dissoudre les comprimés dans la vodka et de la verser dans la sonde gastrique de sa fille ?

— Eh bien, dit Hodges, il y a cet ancien rituel ésotérique que l’on appelle lire des livres. Tu en as peut-être entendu parler.

— T’as vu des livres dans leur salon, toi ? »

Il se remémore le salon tout comme il s’est remémoré la photo de la salle de bains de Martine Stover, et Holly a raison. Il y avait des étagères de bibelots, le tableau des petits enfants aux yeux immenses et l’écran plat de la télé. Il y avait des magazines sur la table basse, mais étalés d’une façon qui suggérait davantage un élément de décoration qu’une réelle passion pour la lecture. Et puis, il ne s’agissait pas exactement de l’Atlantic[8].

« Non, dit-il, pas de livres dans le salon, mais j’en ai vu quelques-uns sur la photo de la chambre de Stover. L’un d’eux ressemblait à une bible. » Il regarde le Inside View plié sur les genoux de Holly. « Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, Holly ? Qu’est-ce que tu caches ? »

Quand Holly rougit, elle passe en état d’alerte DEFCON 1[9], le sang lui montant aux joues de façon alarmante. C’est le cas maintenant.

« C’est pas du vol, dit-elle. C’est un emprunt. Je ne vole jamais, Bill. Jamais !

— Relax. Qu’est-ce que c’est ?

— Le truc qui va avec le chargeur dans la salle de bains. »

Elle déplie le magazine et dévoile un gadget rose fluo avec un écran gris éteint. C’est plus gros qu’une liseuse et plus petit qu’une tablette.

« Quand je suis redescendue, je me suis assise dans le fauteuil de Mme Ellerton pour réfléchir une minute. J’ai passé mes mains entre les accoudoirs et les coussins. J’étais même pas en train de chercher quoi que ce soit. J’ai fait ça comme ça, c’est tout. »

L’une de ses nombreuses techniques d’auto-réconfort, en déduit Hodges. Il lui en a vu beaucoup depuis sa première rencontre avec elle en compagnie de sa mère sur-protectrice et de son oncle à la sociabilité agressive. En leur compagnie ? Non, pas vraiment. Cela supposait une égalité. Charlotte Gibney et Henry Sirois la traitaient plus comme une enfant attardée mentale de sortie pour la journée. Holly est une tout autre femme à présent, mais il reste des traces de l’ancienne Holly. Et Hodges comprend. Après tout, on se traîne tous notre ombre.

« C’est là que je l’ai trouvé, du côté droit. C’est un Zappit. »

Ce nom lui dit vaguement quelque chose, même si du point de vue gadgets électroniques à puces, Hodges est largué. Il fait toujours planter son propre ordinateur, et maintenant que Jerome n’est plus là, c’est généralement Holly qui vient chez lui, dans Harper Road, pour une leçon de remise à niveau.

« Un za quoi ?

— Un Zappit Commander. J’ai vu la pub sur Internet, bien que pas récemment. Ils sont livrés avec une centaine de jeux vidéo pré-installés du genre Tetris, Simon, et SpellTower. Rien d’aussi compliqué que Grand Theft Auto. Alors dis-moi ce que ça fichait là, Bill ? Dis-moi ce que ça fichait dans une maison où vivaient une femme de presque quatre-vingts ans et une tétraplégique qui pouvait même pas allumer les lumières, et certainement pas jouer à des jeux vidéo.

— C’est vrai, c’est curieux. Pas insensé mais curieux, oui.

— Et le chargeur était branché juste à côté du Z, dit-elle. Pas Z comme fin, genre lettre d’adieu, mais Z comme Zappit. Du moins c’est ce que je crois. »

Hodges réfléchit.

« Peut-être. »

À nouveau, Hodges se demande s’il a déjà entendu ce nom quelque part ou si c’est seulement ce que les Français appellent un faux souvenir*[10]. Il pourrait jurer que ça a quelque chose à voir avec Brady Hartsfield, mais il ne peut pas vraiment faire confiance à son intuition car aujourd’hui, il pense beaucoup à Brady.

Depuis combien de temps je suis pas allé le voir ? Six mois ? Huit ? Non, plus longtemps. Bien plus longtemps.

La dernière fois, c’était peu de temps après l’affaire Pete Saubers et la valise d’argent et de carnets volés que Pete avait découverte, pratiquement enterrée dans son jardin de derrière. Ce jour-là, Hodges avait trouvé un Brady inchangé : le même jeune homme réduit à l’état de mollusque, vêtu d’une chemise à carreaux et d’un jean qui ne se salissaient jamais. Il était assis devant la fenêtre, dans le fauteuil où Hodges le trouvait à chaque fois qu’il venait faire une visite à la Chambre 217 de la Clinique des Traumatisés du Cerveau, à fixer le parking couvert de l’autre côté de la rue.

La seule nouveauté se trouvait en dehors de la Chambre 217. Becky Helmington, l’infirmière-chef, avait été transférée à l’unité chirurgicale du Kiner Memorial, coupant ainsi court à tout échange avec Hodges concernant les rumeurs qui circulaient sur Brady. La nouvelle chef de service était une femme aux scrupules rigides et au visage fermé comme un poing. Ruth Scapelli avait refusé les cinquante dollars que lui offrait Hodges en échange du moindre petit potin qu’elle pourrait récolter sur Brady. Elle avait même menacé de le signaler à l’administration s’il s’avisait à nouveau de lui proposer de l’argent contre des informations confidentielles.

« Vous n’êtes même pas sur sa liste de visiteurs.

— Ce ne sont pas des informations sur lui que je vous demande, avait dit Hodges. J’ai déjà toutes les infos dont j’ai besoin sur Brady Hartsfield. Je veux seulement savoir ce que le personnel dit de lui. Parce qu’il y a des rumeurs qui circulent, vous savez. Des rumeurs assez folles. »

Scapelli l’avait gratifié d’un regard dédaigneux.

« Il y a des ragots dans tous les hôpitaux, monsieur Hodges, surtout s’agissant de patients célèbres. Tristement célèbres en l’occurrence. J’ai organisé une petite réunion du personnel peu après le transfert de Mme Helmington à son poste actuel, et j’ai informé mon équipe que les commérages sur M. Hartsfield devaient cesser immédiatement, et que si j’avais encore vent de rumeurs, je remonterais à la source et je veillerais à ce que la ou les personnes concernées soient renvoyées. Quant à vous… » Elle le toisa d’un air condescendant, le poing serré de son visage se contractant encore davantage. « Je n’arrive pas à croire qu’un ancien officier de police, décoré qui plus est, ait recours à la corruption. »

Peu de temps après cette entrevue plutôt humiliante, Holly et Jerome avaient coincé Hodges et mis en scène une mini-intervention pour le sommer de mettre fin à ces visites. Jerome avait été particulièrement sérieux ce jour-là, oubliant un instant sa verve enjouée habituelle.

« Il n’y a rien pour toi dans cette chambre. Tu ne peux que te faire du mal en allant là-bas, avait dit Jerome. On sait quand tu es allé le voir. À chaque fois que tu reviens, il y a un petit nuage gris qui plane au-dessus de toi pendant deux jours.

— Plutôt une semaine », avait ajouté Holly. Elle ne le regardait pas, et elle se tordait les doigts d’une façon qui donnait envie à Hodges de la faire cesser avant qu’elle ne se casse quelque chose. Sa voix, en revanche, était ferme et assurée : « Il n’y a plus rien à l’intérieur de lui, Bill. Il faut que tu l’acceptes. Et s’il lui reste un peu de conscience, il doit être ravi de te voir revenir à chaque fois. Il voit le mal qu’il te fait et ça le fait bicher. »

C’est ce qui l’avait convaincu, parce que Hodges savait que c’était la vérité. Alors il se tient à distance. C’est un peu comme arrêter de fumer : difficile au début, de plus en plus facile avec le temps. Aujourd’hui, il arrive que des semaines entières se passent sans qu’il pense à Brady et aux terribles crimes de Brady.

Il ne reste rien à l’intérieur de lui.

C’est ce que Hodges se dit alors qu’il les ramène vers leur bureau au cœur de la ville, où Holly fera tourner son ordinateur à plein régime et commencera à traquer Nancy Alderson. Quoi qu’il se soit passé dans cette maison en haut de Hilltop Court — l’enchaînement de pensées et de conversations, les larmes et les promesses, le tout se soldant par les cachets dissous dans la sonde gastrique et la bouteille d’hélium avec son image d’enfants rieurs —, Brady Hartsfield n’a rien à voir là-dedans. Parce que Holly lui avait littéralement explosé le cerveau. S’il arrive que Hodges en doute parfois, c’est qu’il ne supporte pas l’idée que Brady ait en quelque sorte échappé au châtiment. Qu’au final, le monstre lui ait filé entre les doigts. Ce n’était même pas Hodges qui avait balancé le coup de chaussette remplie de billes d’acier qu’il appelle son Happy Slapper ; il était trop occupé à se débattre avec une petite crise cardiaque à ce moment-là.

Quand même, l’ombre d’un souvenir : Zappit.

Il sait qu’il a déjà entendu ce nom quelque part.

Son ventre lui lance un avertissement de douleur et il repense au lapin qu’il a posé à son médecin. Va falloir qu’il s’occupe de ça, mais ça peut attendre demain. Il a dans l’idée que le Dr Stamos va lui annoncer qu’il a un ulcère, et ce genre de nouvelle peut attendre.

8

Holly a une boîte toute neuve de Nicorette à côté de son téléphone, mais elle n’a pas besoin d’en croquer une seule. La première Alderson qu’elle appelle se trouve être la belle-sœur de la femme de ménage, qui veut savoir bien sûr pourquoi une agence appelée Finders Keepers cherche à joindre Nan.

« S’agit-il d’un legs ? demande-t-elle avec espoir.

— Un instant, dit Holly. Veuillez patienter le temps que je vous mette en ligne avec mon supérieur. »

Hodges n’est pas son supérieur, il a fait d’elle son associée à part entière après l’affaire Pete Saubers l’année dernière, mais c’est une fiction à laquelle elle a souvent recours quand elle est stressée.

Hodges, qui s’est installé à son propre ordinateur pour faire des recherches sur la société Zappit Games System, décroche le téléphone pendant que Holly se plante à côté de lui tout en mâchonnant le col de son pull-over. Hodges garde Alderson en attente le temps de dire à Holly que manger de la laine n’est probablement pas bon pour sa santé, ni pour le Fair Isle qu’elle porte. Puis il prend la communication.

« J’ai bien peur d’avoir une mauvaise nouvelle pour Nancy, dit-il, et il met rapidement la belle-sœur au courant.

— Seigneur, dit Linda Alderson (Holly a griffonné le nom sur le carnet de Hodges). Ça va l’anéantir, et pas seulement parce que ça signifie la fin de son emploi. Elle travaillait pour ces dames depuis 2012, et elle les appréciait vraiment beaucoup. Tenez, elle a passé le dîner de Thanksgiving avec elles en novembre dernier. Vous êtes de la police ?

— Retraité, dit-il, mais je travaille avec l’équipe affectée à l’enquête. On m’a chargé de contacter Mme Alderson. » Il ne pense pas que ce mensonge reviendra le hanter puisque Pete lui-même lui a ouvert la porte en l’invitant sur les lieux du crime. « Savez-vous où je peux la joindre ?

— Je vais vous donner son numéro de portable. Elle est partie à Chagrin Falls samedi dernier pour l’anniversaire de son frère. C’était ses quarante ans alors la femme de Harry a mis les petits plats dans les grands. Elle y reste jusqu’à mercredi ou jeudi, je crois — c’est ce qui était prévu, en tout cas. Je suis sûre qu’elle reviendra plus tôt en apprenant la nouvelle. Nan vit seule avec son chat depuis que Bill est mort — Bill était le frère de mon mari. Mme Ellerton et sa fille représentaient en quelque sorte une famille de substitution pour elle. Vraiment, ça va l’anéantir. »

Hodges note le numéro et appelle aussitôt. Nancy Alderson décroche à la première sonnerie. Il se présente et lui annonce la nouvelle.

Après un moment de silence dû au choc, elle dit :

« Oh, non, c’est impossible. Vous faites erreur, inspecteur Hodges. »

Il ne se fatigue pas à la corriger parce que sa réaction l’intéresse.

« Et pourquoi cela ?

— Parce qu’elles sont heureuses. Elles s’entendent si bien, elles adorent regarder la télé ensemble — surtout des DVD, et des émissions de cuisine, ou le genre avec des femmes qui papotent de choses et d’autres et qui invitent des célébrités sur leur plateau. Vous ne le croiriez pas mais il y a beaucoup de rires dans cette maison. » Nancy Alderson a un moment d’hésitation puis dit : « Êtes-vous sûr de parler des bonnes personnes ? De Jan Ellerton et Marty Stover ?

— J’ai bien peur que oui.

— Mais… elle avait accepté sa condition ! Marty, je veux dire. Martine. Elle disait même que s’habituer à la paralysie était plus facile que de s’habituer au célibat. On parlait souvent de ça toutes les deux — de la solitude. Car j’ai perdu mon mari, vous comprenez.

— Donc, il n’y a jamais eu de M. Stover ?

— Si, bien sûr, Janice s’était mariée très jeune. Un mariage très court, me semble-t-il, mais elle disait n’avoir jamais regretté parce qu’elle avait eu Martine. Marty a bien eu un petit ami peu de temps avant son accident mais il a eu un infarctus. Il est mort sur le coup. Selon Marty, il était en très bonne santé, il faisait de l’exercice trois fois par semaine dans un club de remise en forme en ville. Elle disait que c’était d’être en si bonne santé qui l’avait tué. Car il avait un cœur très solide, vous voyez, et le jour où il s’est retourné contre lui, il a tout simplement éclaté. »

Hodges, lui-même rescapé d’une crise cardiaque, pense Note pour plus tard : pas de club de fitness.

« Marty disait que de se retrouver seule après la mort de quelqu’un que l’on aime était la pire forme de paralysie. Je ne ressentais pas exactement la même chose après la perte de mon Bill mais je voyais ce qu’elle voulait dire. Le révérend Henreid venait souvent lui rendre visite — elle l’appelle son conseiller spirituel — et même quand il ne venait pas, elle et Jan faisaient leurs prières quotidiennes. Tous les jours à midi. Et Marty envisageait de suivre un cours de comptabilité en ligne — il existe des cours spéciaux pour les gens atteints de son handicap, le saviez-vous ?

— Non, je ne le savais pas », dit Hodges.

Sur son carnet, il écrit : STOVER ENVISAGEAIT COURS COMPTABILITÉ EN LIGNE, puis il le tourne vers Holly pour qu’elle puisse lire. Elle hausse les sourcils.

« Bien sûr, il y avait des larmes et de la tristesse de temps à autre, mais dans l’ensemble elles étaient heureuses. Du moins… je ne sais pas…

– À quoi pensez-vous, Nancy ? »

Il l’appelle par son prénom — une autre vieille technique de flic — sans même s’en rendre compte.

« Oh, c’est sûrement rien. Marty semblait aussi heureuse que d’habitude — c’est une vraie boule d’amour, celle-ci, et tellement de spiritualité, vous ne le croiriez pas, elle voit toujours le bon côté de tout — mais Jan avait l’air un peu absente, ces jours-ci, comme si quelque chose la tracassait. Je me disais que c’était peut-être des soucis d’argent, ou bien simplement le cafard d’après Noël. Je n’aurais jamais imaginé… » Elle renifle. « Excusez-moi, il faut que je me mouche.

— Bien sûr. »

Holly s’empare de son carnet. Son écriture est petite — constipée, comme il le pense souvent — et il doit presque coller son nez à son carnet pour arriver à lire : demande-lui pour le Zappit !

Alderson fait un bruit de trompette alors qu’elle se mouche dans son oreille.

« Désolée.

— Ce n’est rien. Nancy, sauriez-vous si par hasard Mme Ellerton possédait une petite console de jeu portable ? Une rose ?

— Bonté divine, comment savez-vous cela ?

— Je ne sais pas grand-chose, à vrai dire, dit Hodges avec sincérité. Je ne suis qu’un inspecteur retraité avec une liste de questions à vous poser.

— Elle a dit qu’un homme la lui avait donnée. Il lui avait assuré que le gadget était gratuit tant qu’elle promettait de remplir un questionnaire et de le renvoyer à la compagnie. C’était à peine plus grand qu’un livre de poche. Ça a traîné dans la maison pendant un moment…

— Quand était-ce ?

— Je ne me rappelle pas exactement mais avant Noël, ça c’est certain. La première fois que je l’ai vu, il était sur la table basse du salon. Il est resté là avec le questionnaire plié à côté jusqu’après Noël — je m’en souviens car il n’y avait déjà plus leur petit sapin. Et puis un jour, je l’ai aperçu sur la table de la cuisine. Jan disait qu’elle l’avait allumé par curiosité et qu’elle avait découvert tout un tas de jeux de solitaire dessus, une douzaine peut-être, du genre Klondike, Picture et Pyramid. Et comme elle s’est mise à l’utiliser, elle a rempli le questionnaire et l’a renvoyé.

— Le chargeait-elle dans la salle de bains de Marty ?

— Oui, c’était le plus pratique. Elle était très souvent dans cette partie de la maison, vous savez.

— Mmh-mmh. Vous disiez que Mme Ellerton était devenue absente… ?

Un peu absente, corrige aussitôt Alderson. Elle était le plus souvent égale à elle-même. Très affectueuse, comme Marty.

— Mais quelque chose la tracassait.

— Oui, je pense.

— La tourmentait.

— Eh bien…

— Cela correspond-il à peu près à l’époque où elle a reçu cette console de jeux ?

— Je suppose que oui, maintenant que vous me le dites, mais pourquoi diable jouer au solitaire sur une petite tablette rose l’aurait-il déprimée ?

— Je ne sais pas », dit Hodges, et il écrit DÉPRIMÉE sur son carnet.

Il trouve qu’il y a une différence significative entre être absent et être déprimé.

« La famille a-t-elle été prévenue ? demande Alderson. Elles n’avaient pas de proches en ville mais je sais qu’elles avaient des cousins dans l’Ohio, et dans le Kansas aussi, je crois. Vous devriez trouver leurs noms dans le carnet d’adresses de Jan.

— La police doit s’en charger à l’heure où je vous parle », dit Hodges, mais il appellera Pete plus tard pour s’en assurer. Ça agacera sûrement son ancien coéquipier mais Hodges s’en fiche. Il perçoit de la détresse dans chaque mot que prononce Nancy Alderson et il veut la réconforter du mieux qu’il peut. « Puis-je vous poser une dernière question ?

— Oui, bien sûr.

— Auriez-vous aperçu quelqu’un en train de traîner autour de la maison, par hasard ? Quelqu’un qui n’aurait pas eu de raison particulière de se trouver là ? »

Holly hoche vigoureusement la tête.

« Pourquoi me demandez-vous cela ? » Alderson semble étonnée. « Vous ne pensez quand même pas qu’un intrus… ?

— Je ne pense rien, répond doucement Hodges. J’aide seulement la police à cause des réductions d’effectifs de ces dernières années dans notre ville. Grosses coupes budgétaires.

— Je sais, c’est terrible.

— On m’a remis une liste de questions et ce sera la dernière.

— Eh bien, je n’ai vu personne. Je l’aurais remarqué s’il y avait eu quelqu’un, à cause du passage couvert entre la maison et le garage. Le garage est chauffé, donc c’est là qu’il y a le cellier et la buanderie. Je suis constamment en train de faire des va-et-vient et je peux voir la rue depuis le passage. Il n’y a pratiquement personne qui monte jusque-là, parce que la maison de Jan et Marty est la dernière au bout de Hilltop Court. Après, c’est rien que le cul-de-sac. Bien sûr, il y a le facteur et UPS, et parfois FedEx, mais à part ça, sauf si quelqu’un se perd, nous avons le bout de la rue pour nous.

— Donc vous n’avez vu absolument personne ?

— Non, monsieur, personne du tout.

— Pas même l’homme qui a donné la console à Mme Ellerton ?

— Non, il l’a abordée à Ridgeline Foods. C’est l’épicerie qu’il y a en bas de la colline, au croisement de City Avenue et de Hilltop Court. Il y a un Kroger environ un kilomètre plus loin, dans le centre commercial de City Avenue, mais Janice ne voulait pas y aller, même si c’est un peu moins cher. Elle disait qu’on devrait toujours acheter local si… si… » Elle lâche brusquement un gros sanglot. « Mais peu importe, n’est-ce pas, elle n’ira plus jamais faire les courses, à présent ! Oh, je ne peux pas le croire ! Jan n’aurait jamais fait de mal à Marty, pour rien au monde !

— C’est très triste, dit Hodges.

— Je vais devoir rentrer aujourd’hui. » Nancy Alderson se parle maintenant à elle-même plus qu’elle ne parle à Hodges. « Il se peut que leurs proches mettent du temps à arriver, et il faut bien que quelqu’un s’occupe de prendre les dispositions nécessaires. »

Dernier devoir d’une femme de ménage, se dit Hodges, et il trouve cette pensée à la fois touchante et horriblement sinistre.

« Je vous remercie pour le temps que vous m’avez accordé, Nancy. Je vais vous laisser et…

— Bien sûr, il y avait ce vieux monsieur, là, dit Alderson.

— Quel vieux monsieur ?

— Je l’ai vu plusieurs fois devant le 1588. Il se garait le long du trottoir et il restait là, debout, à regarder la maison. Celle qui se trouve de l’autre côté de la rue, un peu plus bas. Vous n’avez peut-être pas remarqué mais elle est à vendre. »

Hodges avait remarqué, oui, mais il ne dit rien. Il ne veut pas l’interrompre.

« Une fois, il a traversé la pelouse pour aller regarder par la baie vitrée — c’était avant la dernière grosse tempête. Il voulait peut-être acheter. » Elle lâche un petit rire mouillé. « L’espoir fait vivre, comme disait ma mère. Parce qu’il n’avait pas du tout l’air du genre de bonhomme qui peut s’offrir une maison pareille.

— Non ?

— Oh non. Il était toujours en pantalon de travail — vous savez, vert, dans le genre Dickies — et sa parka était rafistolée avec du ruban adhésif. Et puis sa voiture avait l’air très vieille, il y avait des couches d’apprêt par endroits. Mon mari appelait ça le vernis des pauvres.

— Vous ne vous rappelez pas la marque de la voiture, par hasard ? »

Il tourne une page de son carnet et écrit DATE DERNIÈRE GROSSE TEMPÊTE ? sur une page vierge. Holly regarde et acquiesce.

« Non, désolée, je ne m’y connais pas en voitures. Je ne me souviens même pas de la couleur, juste de ces taches de sous-couche. Monsieur Hodges, vous êtes sûr qu’il ne s’agit pas d’une erreur ? »

Elle le supplie presque.

« J’aimerais pouvoir vous dire que oui, Nancy. Vous avez été d’une grande aide. »

Dubitative : « Vous trouvez ? »

Hodges lui donne son numéro, celui de Holly et celui du bureau. Il lui dit de téléphoner au cas où quoi que ce soit lui reviendrait. Il lui rappelle que la presse pourrait s’intéresser à l’affaire parce que Martine a été paralysée au City Center en 2009, et qu’elle ne doit en aucun cas se sentir obligée de répondre aux journalistes ou aux reporters télé.

Quand il coupe la communication, Nancy Alderson s’est remise à pleurer.

9

Il emmène Holly déjeuner au Panda Garden, à quelques rues de leur bureau. Il est encore tôt et ils ont la salle presque pour eux. Holly ne mange plus de viande et commande un chow mein végétarien. Hodges adore l’émincé de bœuf épicé mais son estomac ne le supportera pas alors il se décide pour un agneau Ma La. Ils mangent tous les deux avec les baguettes : Holly parce qu’elle sait s’en servir et Hodges parce qu’elles le ralentissent et diminuent les risques d’incendie abdominal post-prandial.

Holly attaque :

« La dernière grosse tempête a eu lieu le 19 décembre. Les services météo ont enregistré vingt-cinq centimètres de neige à Government Square et trente-cinq à Branson Park. Pas non plus énorme mais il n’en est tombé que dix lors de la seule autre tempête de cet hiver.

— Six jours avant Noël. À peu près le moment où on a donné le Zappit à Janice Ellerton, si les souvenirs d’Alderson sont bons.

— Penses-tu que l’homme qui le lui a donné et celui qui regardait la maison à vendre ne font qu’un ? »

Hodges capture un bout de brocoli. C’est censé être bon pour la santé, comme tous les légumes qui ont mauvais goût.

« Je ne pense pas qu’Ellerton aurait accepté quoi que ce soit d’un type à la parka rafistolée au ruban adhésif. Je n’exclus pas la possibilité mais ça me paraît peu probable.

— Mange, Bill. Si je termine avant toi, j’aurai l’air d’un glouton. »

Hodges mange, mais il n’a pas trop d’appétit ces jours-ci, même quand son ventre ne lui fait pas souffrir le martyre. Quand il a du mal à avaler, il fait descendre le tout avec une gorgée de thé. Peut-être une bonne idée puisque le thé a l’air d’aider. Il pense à ses résultats d’examens qu’il n’a pas encore vus. Il lui vient à l’esprit que ce qu’il a est peut-être pire qu’un ulcère, qu’un ulcère pourrait être en réalité le meilleur des scénarios. Il existe des médicaments pour traiter les ulcères. Pour d’autres trucs, pas tant que ça.

Quand il peut voir le milieu de son assiette (mais Seigneur, il en reste tellement sur les bords), il pose ses baguettes et dit :

« J’ai découvert quelque chose pendant que tu traquais Nancy Alderson.

— Dis-moi.

— Je me suis renseigné sur ces Zappit. Incroyable la vitesse à laquelle ces entreprises numériques poussent puis disparaissent. Comme les pissenlits en juin. Le Zappit Commander n’a pas comme qui dirait monopolisé le marché. Trop simple, trop cher, trop de concurrence plus évoluée. Zappit Inc. a chuté en Bourse et a été rachetée par une compagnie appelée Sunrise Solutions. Il y a deux ans, c’est cette compagnie-là qui a fait faillite et quitté le marché. Ce qui veut dire qu’on ne vend plus de Zappit depuis longtemps et que le type qui en distribuait a dû monter une espèce d’arnaque. »

Holly en déduit rapidement la suite :

« Donc il a fabriqué un questionnaire à la noix juste pour ajouter un peu de, comment on dit, de plausibilité. Mais ce type n’a pas essayé de lui soutirer de l’argent, n’est-ce pas ?

— Non. Pas qu’on sache, en tout cas.

— Il y a quelque chose de pas net, là-dedans, Bill. Est-ce qu’on va en parler à l’inspecteur Huntley et à Miss Jolis Yeux Gris ? »

Hodges a pris le plus petit bout d’agneau qui reste dans son assiette et voilà un bon prétexte pour le lâcher.

« Pourquoi tu l’aimes pas, Holly ?

— Eh bien, elle pense que je suis folle, répond-elle d’un ton détaché.

— Je suis sûr que no…

— Si. Elle le pense. Elle doit aussi penser que je suis dangereuse, à cause de la façon dont j’ai frappé Brady Hartsfield au concert des ’Round Here. Mais je m’en fiche. Je le referais. Un millier de fois ! »

Hodges pose sa main sur la sienne. Dans le poing de Holly, les baguettes vibrent comme un diapason.

« Je sais, et tu aurais raison à chaque fois. Tu as sauvé des milliers de vies, et c’est une estimation prudente. »

Elle extrait sa main de dessous la sienne et se met à ramasser des grains de riz.

« Oh, elle peut penser que je suis folle tant qu’elle veut. Les gens ont pensé ça de moi toute ma vie, à commencer par mes parents. Mais il y a autre chose. Isabelle ne voit que ce qu’elle voit, et elle n’aime pas les gens qui voient plus, ou qui cherchent plus. Elle pense pareil de toi, Bill. Elle est jalouse. De toi et Pete. »

Hodges ne dit rien. Il n’avait jamais envisagé une telle possibilité.

Holly pose ses baguettes.

« Tu n’as pas répondu à ma question. Est-ce que tu vas leur dire ce qu’on a découvert jusqu’ici ?

— Pas encore. Il y a quelque chose que j’aimerais faire avant, si tu veux bien tenir le bureau cet après-midi. »

Holly sourit aux restes de son chow mein.

« Je tiendrai toujours le bureau. »

10

Bill Hodges n’est pas le seul à avoir ressenti une aversion immédiate envers la remplaçante de Becky Helmington. Le personnel soignant qui travaille à la Clinique des Traumas du Cerveau a rebaptisé l’endroit le Bocal, et il n’a pas fallu longtemps pour que Ruth Scapelli devienne Miss Ratched[11]. Au bout de trois mois, elle avait déjà fait muter trois infirmières pour diverses petites infractions et renvoyé une aide-soignante pour avoir fumé dans un placard à fournitures. Elle avait interdit certains uniformes colorés jugés « trop distrayants » ou « trop suggestifs ».

En revanche, les médecins l’apprécient. Ils la trouvent efficace et compétente. Elle est également efficace et compétente avec les patients, mais elle est froide, et il y a comme du mépris dans sa voix. Elle ne permettra jamais qu’on traite même le plus cataclysmiquement atteint d’entre eux de comateux, de légume ou de mollusque, du moins en sa présence, mais elle a une certaine arrogance.

« Elle connaît son boulot, avait confié une infirmière à une autre en salle de repos peu après la prise de poste de Scapelli. Pas de doute là-dessus, mais il lui manque quelque chose. »

L’autre infirmière, trente ans de service, était une vétérante qui avait tout vu. Elle avait réfléchi, puis prononcé un seul mot… mais c’était le mot juste* :

« La compassion. »

Scapelli ne se montre jamais froide ou méprisante quand elle accompagne Felix Babineau, le neurologue en chef, lors de ses visites quotidiennes. Et si elle le faisait, il ne le remarquerait probablement pas. Certains médecins l’ont remarqué, mais peu s’en soucient : les faits et gestes d’êtres aussi insignifiants que les infirmières — même cadres —, sont bien en deçà de leurs nobles préoccupations.

C’est comme si Scapelli avait le sentiment que les patients de la Clinique des Traumatisés du Cerveau, peu importe leur condition, étaient en partie responsables de leur état, et que si seulement ils faisaient plus d’efforts, ils retrouveraient forcément au moins un peu de leurs facultés. Elle fait son travail, cela dit, et dans l’ensemble, elle le fait bien, peut-être même mieux que Becky Helmington, qui était beaucoup plus aimée. Si quelqu’un venait à le lui dire, Scapelli répondrait sans doute qu’elle n’est pas là pour qu’on l’aime. Elle est là pour s’occuper de ses patients, point barre, fin de l’histoire.

Cependant, il y a un patient de longue date du Bocal qu’elle déteste. Ce patient c’est Brady Hartsfield. Ce n’est pas parce qu’elle a perdu un ami ou un proche au City Center ; c’est parce qu’elle pense qu’il joue la comédie. Évitant ainsi le châtiment qu’il mérite tant. En règle générale, elle se tient à distance et laisse les autres membres du personnel s’occuper de lui, parce que bien souvent, rien que de le voir la met en rage pour la journée. Elle n’arrive pas à croire que le système puisse se laisser si facilement duper par cette vile créature. Elle se tient aussi à distance pour une autre raison : elle ne se fait pas entièrement confiance lorsqu’elle se trouve dans sa chambre. À deux reprises, elle a fait quelque chose. Le genre de choses qui, si elles venaient à se savoir, pourraient conduire à son licenciement. Mais en cet après-midi de début janvier, alors que Hodges et Holly sont en train de terminer leur déjeuner, elle est attirée comme par un câble invisible jusqu’à la Chambre 217. Pas plus tard que ce matin, elle avait été forcée d’y entrer, parce que le Dr Babineau insiste pour qu’elle l’accompagne pendant ses visites. Brady est le petit protégé du neurologue. Il s’émerveille de ses progrès spectaculaires.

« Il n’aurait jamais dû se réveiller de son coma », lui avait confié Babineau peu de temps après son arrivée au Bocal. Babineau est un pisse-froid, mais lorsqu’il parle de Brady, il devient presque jovial. « Et regardez-le aujourd’hui ! Il peut faire quelques pas — avec de l’aide, je vous le concède —, il peut manger tout seul et il peut répondre à de simples questions, soit verbalement, soit par signes. »

Il est aussi apte à se planter la fourchette dans l’œil, aurait pu ajouter Ruth Scapelli (mais elle n’en fait rien), et ses réponses verbales résonnent plus comme des beu-beu et des gah-gah à ses oreilles. Et puis il y a la question de ses sphincters. Mettez-lui une couche et il se retient. Enlevez-lui et il urine dans son lit, réglé comme une horloge. Défèque dedans, s’il peut. C’est comme s’il savait. Et elle pense bien qu’il sait.

Autre chose qu’il sait — aucun doute là-dessus —, c’est que Scapelli ne l’aime pas. Ce matin, alors que l’examen était terminé et que le Dr Babineau se lavait les mains dans la salle de bains attenante, Brady avait redressé la tête pour la regarder et élevé une main à hauteur de sa poitrine. Il avait replié ses doigts en un poing lâche et tremblotant. Puis son majeur s’était lentement déroulé.

D’abord, Scapelli n’en avait pas cru ses yeux : Brady Hartsfield lui faisant un doigt d’honneur. Puis, alors qu’elle entendait l’eau cesser de couler dans la salle de bains, deux boutons de sa blouse d’uniforme avaient sauté, dévoilant le centre de son solide soutien-gorge Playtex 18 Heures « Comfort Strap ». Elle ne croit pas à toutes ces rumeurs qu’elle a entendues à propos de ce déchet humain, refuse d’y croire, mais là…

Il lui avait souri. Jusqu’aux oreilles.

À présent, elle se dirige vers la Chambre 217 au son de la musique douce qui flotte dans les couloirs. Elle porte son uniforme de rechange, le rose qu’elle garde dans son casier et n’aime pas tellement. Elle regarde des deux côtés pour s’assurer que personne ne lui prête attention, fait semblant d’étudier la fiche médicale de Brady au cas où une paire d’yeux indiscrets traînerait dans les parages, puis se glisse dans la chambre. Brady est assis dans son fauteuil près de la fenêtre, là où il est toujours assis. Il est vêtu d’une de ses quatre chemises à carreaux et d’un jean. Ses cheveux sont peignés et ses joues sont aussi lisses que des joues de bébé. Sur sa poche de poitrine, un badge proclame J’AI ÉTÉ RASÉ PAR L’INFIRMIÈRE BARBARA !

Il vit comme Donald Trump, se dit Ruth Scapelli. Il a tué huit personnes et en a blessé Dieu sait combien, il a tenté de tuer des milliers d’adolescents lors d’un concert de rock, et il est assis là, propre et rasé, à attendre que son personnel lui apporte ses repas. Il se fait masser trois fois par semaine. Il va au spa quatre fois par semaine et passe du temps dans le jacuzzi.

Comme Donald Trump ? Hum. Plutôt comme un chef de clan dans un de ces riches pays pétroliers du Moyen-Orient.

Et si elle disait à Babineau qu’il lui a fait un doigt d’honneur ?

Oh non, dirait-il. Non, non, non, infirmière Scapelli. Ce que vous avez vu n’était qu’une contraction involontaire du muscle. Il n’est toujours pas capable du processus de réflexion nécessaire à l’exécution d’un tel geste. Et quand bien même, pourquoi vous ferait-il un doigt d’honneur ?

« Parce que vous ne m’aimez pas, dit-elle en se penchant, les mains posées sur sa jupe rose. N’est-ce pas, monsieur Hartsfield ? Et nous sommes quittes, parce que moi non plus je ne vous aime pas. »

Il ne la regarde pas, ni ne montre le moindre signe de réaction. Il fixe seulement des yeux le parking couvert d’en face. Mais il l’entend, elle en est sûre, et son indifférence totale vis-à-vis d’elle la rend encore plus furieuse. Quand elle parle, les gens écoutent.

« Est-ce que je suis censée croire que vous avez fait craquer les boutons de ma blouse ce matin par la force de votre esprit ? »

Rien.

« Je ne suis pas aussi stupide. J’avais l’intention de la changer, elle était un peu trop serrée. Vous pouvez berner des membres du personnel plus crédules, mais moi, on me la fait pas, monsieur Hartsfield. Tout ce que dont vous êtes capable, c’est de rester assis là. Et de salir votre lit dès que vous en avez l’occasion. »

Rien.

Elle se retourne vers la porte pour s’assurer qu’elle est bien fermée, puis ôte sa main gauche de son genou et l’approche de lui.

« Tous ces gens que vous avez blessés, dont certains souffrent encore. Ça vous fait plaisir, hein que ça vous fait plaisir ? Et vous, vous apprécieriez ? Pourquoi ne pas essayer pour voir ? »

Elle touche d’abord le doux renflement d’un téton sous la chemise, puis le pince entre le pouce et l’index. Ses ongles sont courts mais elle plante ce qu’elle a dans la chair. Elle tourne d’abord dans un sens, puis dans l’autre.

« Ça, c’est de la douleur, monsieur Hartsfield. Vous aimez ? »

Le visage de Hartsfield reste aussi inexpressif que d’habitude, ce qui accroît encore sa fureur. Elle se penche plus près, jusqu’à ce que leurs nez se touchent presque. Son visage plus que jamais fermé comme un poing. Ses yeux bleus exorbités derrière ses lunettes. De minuscules perles de salive bourgeonnent aux commissures de ses lèvres.

« Je pourrais faire ça à vos testicules, murmure-t-elle. Peut-être que je le ferai. »

Oui. Elle pourrait tout à fait. Ce n’est pas comme s’il pouvait le répéter à Babineau, après tout. Il possède une cinquantaine de mots tout au plus, et peu de gens sont capables de comprendre ce qu’il arrive à baragouiner. Un peu plus de carottes devient Euh peuh puh kwoteuh, ce qui ressemble à un faux dialecte indien dans un vieux western. La seule chose qu’il parvient à dire parfaitement bien c’est Je veux ma mère et, à plusieurs reprises, Scapelli a pris un malin plaisir à lui rappeler que sa mère était morte.

Elle tourne et retourne le téton. Dans le sens des aiguilles d’une montre, puis en sens inverse. Pinçant aussi fort qu’elle peut, et ses mains sont des mains d’infirmière, ce qui implique qu’elles ont de la force.

« Vous pensez que Babineau est votre joujou mais vous vous fourrez le doigt dans l’œil. C’est vous son joujou. Son cobaye. Il croit que je ne suis pas au courant à propos du traitement expérimental qu’il vous donne. Des vitamines, qu’il dit. Des vitamines, mes fesses ! Je suis au courant de tout ce qui se passe ici. Il croit qu’il peut vous faire revenir jusqu’à nous, mais ça n’arrivera jamais. Vous êtes parti trop loin. Et même s’il y arrivait, vous seriez jugé et passeriez le reste de votre vie en prison. Et il n’y a pas de jacuzzi à la prison d’État de Waynesville. »

Elle pince son téton si fort que les tendons de son poignet ressortent, mais il ne manifeste toujours aucun signe de sensation — il regarde simplement le parking couvert, le visage dénué d’expression. Si elle continue, un des infirmiers est susceptible de remarquer un bleu ou une boursouflure, et ce sera mentionné sur sa fiche médicale.

Elle le lâche et recule, la respiration lourde. Derrière elle, les stores vénitiens s’entrechoquent brusquement dans un grelottement d’os. Elle sursaute et regarde autour d’elle. Quand elle se retourne vers Hartsfield, il n’est plus en train de regarder le parking. Il la regarde elle. Ses yeux sont brillants et pénétrants. Scapelli ressent une vive étincelle de frayeur et fait un pas en arrière.

« Je pourrais le signaler à Babineau, dit-elle. Mais les médecins ont le chic pour esquiver certains problèmes, surtout lorsqu’il s’agit de leur parole contre celle d’une infirmière, même cadre. Pourquoi me fatiguer ? Qu’il fasse autant d’expériences qu’il veut. Même Waynesville est trop bien pour vous, monsieur Hartsfield. Peut-être qu’il va finir par vous donner quelque chose qui vous tuera. C’est tout ce que vous méritez. »

Un chariot à repas gronde dans le couloir ; quelqu’un n’a pas encore déjeuné. Ruth Scapelli sursaute comme une femme s’éveillant d’un rêve et recule vers la porte, son regard passant de Hartsfield aux stores vénitiens, maintenant silencieux, pour revenir sur Hartsfield.

« Je vous laisse avec vos pensées, mais laissez-moi vous dire une dernière chose avant de partir. Si vous me refaites un doigt d’honneur, ce sera vraiment vos testicules. »

La main de Brady monte de ses genoux à sa poitrine. Elle tremble mais c’est seulement un problème de motricité ; grâce à ses dix séances de kinésithérapie par semaine, il a récupéré au moins un peu de tonicité musculaire.

Scapelli le dévisage, abasourdie, alors que le majeur se déploie et se tend vers elle.

Accompagné de ce sourire obscène.

« Vous êtes un monstre, dit-elle d’une voix basse. Une aberration. »

Mais elle ne s’approche plus de lui. Elle est tout à coup prise d’une peur irrationnelle de ce qui pourrait arriver si elle le faisait.

11

Tom Saubers est plus que disposé à rendre à Hodges le service qu’il lui a demandé, même si ça veut dire décaler deux rendez-vous de cet après-midi. Il doit à Bill Hodges bien plus qu’une visite de maison vide là-haut à Ridgedale ; après tout, l’ancien inspecteur de police — avec l’aide de ses amis Holly et Jerome — a sauvé la vie de son fils et de sa fille. Et très certainement de sa femme, aussi.

Composant le code qui figure sur un bout de papier clippé à son dossier, Tom coupe l’alarme dans l’entrée. Alors qu’il fait visiter les pièces du bas à Hodges, leurs pas résonnant dans la maison vide, il ne peut s’empêcher de réciter son baratin d’agent immobilier. Oui, c’est plutôt loin du centre, je vous l’accorde, mais du coup, vous avez accès à tous les services de la ville — eau, déneigement, ramassage des ordures, bus scolaires, bus municipaux — sans tout le bruit de la ville.

« La maison est équipée pour le câble et dépasse de loin les normes de construction standard, dit-il.

— C’est super, mais je suis pas là pour l’acheter. »

Tom le regarde avec curiosité.

« Vous êtes là pour quoi, alors ? »

Hodges ne voit aucune raison de ne pas lui dire.

« Pour savoir si quelqu’un ne l’aurait pas utilisée pour observer la maison de l’autre côté de la rue. Il y a eu un meurtre-suicide en face le week-end dernier.

— Au 1601 ? Mon Dieu, Bill, c’est horrible. »

Oui, pense Hodges, c’est horrible, et je suis sûr que tu te demandes déjà à qui tu devrais t’adresser pour devenir l’agent immobilier de cette maison-là.

Pas qu’il en tienne rigueur à Tom, qui a lui-même vécu son propre enfer à la suite du Massacre du City Center.

« Je vois que vous n’avez plus besoin de votre canne, remarque Hodges alors qu’ils montent au premier étage.

— Je m’en sers parfois le soir, surtout si le temps est pluvieux, dit Tom. Les scientifiques soutiennent que le truc des articulations plus douloureuses par temps humide est une connerie, mais moi je peux vous dire que c’est un de ces contes de bonne femme sur lesquels vous pouvez parier. Donc nous avons ici la chambre principale, vous noterez qu’elle est orientée est pour capter toute la lumière du matin. La salle de bains est agréable et spacieuse — la douche est équipée de jets massants — et juste au bout du couloir vous avez… »

Oui, c’est une belle maison, Hodges n’en attendait pas moins de Ridgedale, mais rien n’indique que quelqu’un soit passé par là récemment.

« Vous avez vu tout ce que vous vouliez voir ? demande Tom.

— Je pense, oui. Vous n’avez rien remarqué de spécial ?

— Rien du tout. Et l’alarme est de qualité. Si quelqu’un était entré par effraction…

— Ouais, dit Hodges. Désolé de vous avoir fait sortir par un froid pareil.

— Ne soyez pas ridicule, je devais sortir de toute manière. Et ça m’a fait plaisir de vous voir. » Ils sortent par la porte de la cuisine, que Tom verrouille derrière lui. « Même si vous avez l’air affreusement mince.

— Ben, vous savez ce qu’on dit, on est jamais trop mince ni trop riche. »

Tom, qui à la suite de ses blessures a été à la fois trop mince et trop pauvre, sourit poliment et commence à contourner la maison. Hodges le suit sur quelques pas puis s’arrête.

« Est-ce qu’on peut regarder dans le garage ?

— Bien sûr, mais il n’y a rien là-dedans.

— Rien qu’un petit coup d’œil.

— Jamais trop vigilant, hein ? Je comprends, laissez-moi juste attraper la bonne clé. »

Sauf qu’il n’a pas besoin de clé : la porte du garage est entrouverte de cinq centimètres. Les deux hommes regardent en silence la serrure endommagée et les éclats de bois brisé. Enfin, Tom dit :

« Eh ben. Ça alors.

— Le garage n’est pas protégé par le système d’alarme, j’imagine ?

— Vous imaginez bien. Il n’y a rien à protéger là-dedans. »

Hodges pénètre dans une pièce rectangulaire aux murs en bois nus et au sol en béton coulé. Il y a des empreintes de bottes sur le béton. Hodges voit son souffle se condenser, et autre chose aussi. En face de la porte basculante de gauche, il y a une chaise. Quelqu’un s’est assis là pour regarder dehors.

Depuis quelque temps, Hodges ressent une gêne croissante du côté gauche de l’estomac, une gêne d’où percent des tentacules allant s’enrouler autour de ses reins. Mais cette douleur est presque une vieille amie à présent, et pour l’instant, elle est momentanément éclipsée par l’excitation.

Quelqu’un s’est assis là pour regarder le 1601, pense-t-il. Je serais prêt à parier ma ferme là-dessus — si j’en avais une.

Il marche jusqu’à l’avant du garage et s’assoit à la place de l’observateur. Trois fenêtres horizontales occupent le milieu de la porte, et celle de droite a été dépoussiérée. La vue donne directement sur la grande baie vitrée du salon du 1601.

« Hé, Bill, dit Tom. Il y a quelque chose sous la chaise. »

Hodges se penche pour regarder, même si ce mouvement rallume l’incendie dans son abdomen. Ce qu’il aperçoit, c’est un disque noir d’environ sept centimètres de diamètre. Il le ramasse en le pinçant par les côtés. Estampé dessus en lettres dorées figure un seul mot : STEINER.

« Ça vient d’un appareil photo ? demande Tom.

— D’une paire de jumelles. Certains services de police à gros budget utilisent des Steiner. »

Avec une bonne paire de Steiner — et à ce qu’il sait, une mauvaise paire de Steiner, ça n’existe pas —, on pouvait se retrouver directement dans le salon d’Ellerton et Stover, en supposant que les stores soient levés… et ils l’étaient ce matin quand lui et Holly se sont rendus chez elles. Bon sang, si les deux femmes étaient en train de regarder CNN, l’observateur aurait carrément pu lire les nouvelles défilant au bas de l’écran.

Hodges n’a pas de sachet en plastique où déposer la preuve mais il a un petit paquet de mouchoirs dans la poche de son manteau. Il en sort deux, enveloppe délicatement le capuchon de protection dedans et le glisse dans la poche intérieure de son manteau. Il se lève de la chaise (déclenchant un nouvel élancement ; cet après-midi, la douleur est aiguë) et repère autre chose. Quelqu’un a gravé une lettre dans le bois entre les deux portes basculantes. Peut-être avec un canif.

C’est la lettre Z.

12

Ils sont presque revenus dans l’allée quand Hodges est la proie de quelque chose de nouveau : une morsure fulgurante derrière le genou gauche. Il a l’impression qu’on vient de le poignarder. Il crie de surprise autant que de douleur et se penche en avant, malaxant le nœud de douleur lancinante, essayant de le faire céder. Du moins de le desserrer un peu.

Tom se baisse à côté de lui, et c’est ainsi qu’aucun d’eux ne voit passer la vieille Chevrolet remontant lentement Hilltop Court. Sa peinture bleu délavée est parsemée de taches d’apprêt rouge. Le vieux monsieur derrière le volant ralentit encore pour pouvoir observer les deux hommes. Puis la Chevrolet accélère, relâchant un nuage de gaz d’échappement bleu, et dépasse la maison d’Ellerton et Stover en direction du demi-tour en épingle à cheveux à l’extrémité de la rue.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demande Tom. Qu’est-ce qui se passe ?

— Crampe, souffle Hodges à travers ses dents serrées.

— Massez-la. »

Les cheveux dans les yeux, Hodges lui lance un regard douloureusement amusé.

« Vous croyez que je fais quoi ?

— Donnez. »

Tom Saubers, vétéran de la kinésithérapie du fait de sa simple présence à certain salon de l’emploi il y a six ans, écarte la main de Hodges. Il retire un de ses gants et appuie avec les doigts. Fort.

« Aouh ! Bordel ! Ça fait super mal !

— Je sais, dit Tom. C’est comme ça. Essayez de mettre tout votre poids sur l’autre jambe. »

Hodges obéit. La Malibu avec ses taches d’apprêt rouge délavé repasse lentement, se dirigeant vers le bas de la colline cette fois. Le conducteur s’autorise un autre long regard dans leur direction, puis réaccélère.

« Ça passe, dit Hodges. Dieu soit loué pour ses petites faveurs. »

Oui, ça passe, mais son estomac est en feu et il a l’impression de s’être fait un tour de reins.

Tom le regarde d’un air soucieux.

« Vous êtes sûr que ça va ?

— Oui. Rien qu’une crampe.

— Ou peut-être une thrombose veineuse profonde. Vous n’êtes plus tout jeune, Bill. Vous devriez aller faire examiner ça. S’il vous arrivait quoi que ce soit pendant que vous êtes avec moi, Pete ne me le pardonnerait jamais. Sa sœur non plus. On vous doit beaucoup.

— Oui, je m’en occupe, j’ai rendez-vous chez le docteur demain, dit Hodges. Allez, partons d’ici. On se les gèle. »

Il boite sur les deux ou trois premiers pas puis la douleur disparaît complètement et il arrive à marcher normalement. Plus normalement que Tom. Grâce à sa rencontre avec Brady Hartsfield en avril 2009, Tom Saubers boitera pendant le restant de sa vie.

13

Quand Hodges arrive chez lui, son estomac va mieux mais il est claqué. Il se fatigue vite ces jours-ci et il se dit que c’est parce qu’il n’a plus d’appétit, mais au fond de lui, il se demande si c’est vraiment ça. Sur le chemin du retour, il a entendu deux fois le bruit de verre brisé suivi de la joyeuse annonce du Home Run, mais il ne regarde jamais son téléphone quand il est au volant, en partie parce que c’est dangereux (et illégal dans cet État), surtout parce qu’il refuse de devenir l’esclave de son portable.

De plus, pas besoin d’être médium pour savoir qui lui a envoyé au moins un des textos. Il attend d’avoir accroché son manteau dans le placard de l’entrée, touchant brièvement sa poche intérieure pour s’assurer que le capuchon de l’objectif est toujours là.

Le premier message est de Holly. Faudrait qu’on parle à Pete et Isabelle. Appelle-moi d’abord. J’ai une Q.

L’autre n’est pas d’elle. Il dit : Le Dr Stamos doit vous parler d’urgence. Vous avez rendez-vous demain à 9 h. Ne le ratez pas, s’il vous plaît !

Hodges consulte sa montre et bien que cette journée semble déjà avoir duré au moins un mois, constate qu’il est seulement quatre heures et quart. Il appelle le cabinet du Dr Stamos et tombe sur Marlee. Il la reconnaît à sa voix enjouée de pom-pom girl qui devient grave lorsqu’il se présente. Il ne sait pas ce que donnent ses examens mais ça ne peut pas être bon. Comme l’a dit Bob Dylan, on a pas besoin d’un Monsieur Météo pour savoir d’où vient le vent.

Il essaie de négocier pour neuf heures trente au lieu de neuf heures car il veut d’abord discuter avec Holly, Pete et Isabelle. Il ne veut pas croire que sa consultation avec Stamos puisse être suivie d’une admission à l’hôpital, mais il est réaliste, et cette douleur soudaine à la jambe lui a foutu une sacrée trouille.

Marlee le fait patienter. Hodges écoute les Young Rascals un moment (qui doivent être de sacrés vieux scélérats[12] maintenant, se dit-il) puis elle revient vers lui.

« C’est bon pour neuf heures trente, monsieur Hodges, mais le Dr Stamos me fait dire qu’il est impératif que vous vous teniez à ce rendez-vous.

— C’est grave ? demande-t-il sans pouvoir se retenir.

— Je n’ai pas d’informations sur votre dossier, mais quoi qu’il en soit, je pense que vous devriez vous occupez de ce qui ne va pas le plus vite possible. Vous ne croyez pas ?

— Vous avez raison, dit Hodges gravement. Je serai là demain sans faute. Et merci. »

Il raccroche et fixe son téléphone. En photo de fond d’écran, il y a sa fille à l’âge de sept ans, lumineuse et souriante, voltigeant haut dans les airs sur la balançoire qu’il avait installée dans le jardin quand ils vivaient sur Freeborn Avenue. Quand ils étaient encore une famille. Aujourd’hui, Allie a trente-six ans, elle est divorcée, en thérapie, et en train de se remettre d’une relation douloureuse avec un homme qui lui a raconté une histoire aussi ancienne que la Genèse : Je vais la quitter bientôt, mais là, c’est pas le bon moment.

Hodges pose son téléphone et soulève sa chemise. Sa douleur au côté gauche est redevenue un léger murmure, et c’est une bonne chose, mais il n’aime pas le gonflement qu’il voit sous son sternum. C’est comme s’il venait d’engloutir un énorme repas alors qu’en fait il n’a pu avaler que la moitié de son déjeuner, et un bagel au petit-déjeuner.

« Qu’est-ce tu nous fais ? demande-t-il à son estomac enflé. J’aimerais bien avoir une petite idée avant mon rendez-vous de demain. »

Il imagine qu’il pourrait avoir tous les renseignements qu’il veut en allumant son ordinateur et en allant sur WebMD, mais il est porté à croire que l’auto-diagnostic par Internet est un piège à cons. Il appelle plutôt Holly. Elle veut savoir s’il a découvert quoi que ce soit d’intéressant au 1588.

« De très intéressant, comme disait ce type dans Laugh-In[13], mais pose ta question avant que je me lance.

— Est-ce que tu penses que Pete peut essayer de savoir si Martine Stover était en train de s’acheter un ordinateur ? Vérifier ses cartes de crédit ou quoi ? Parce que celui de sa mère était une antiquité. Si c’est le cas, ça veut dire qu’elle était sérieuse à propos de ce cours en ligne. Et si elle était sérieuse, alors…

— Les chances pour qu’elle ait conclu un pacte suicidaire avec sa mère baissent considérablement.

— Oui.

— Mais ça n’exclut pas le fait que sa mère ait pu prendre la décision seule. Elle a pu verser les médicaments et la vodka dans la sonde gastrique de Stover pendant qu’elle dormait, puis terminer le travail dans la baignoire.

— Mais Nancy Alderson dit…

— Qu’elles étaient heureuses, ouais, je sais. Je tenais à le souligner, c’est tout. J’y crois pas vraiment.

— Tu as l’air fatigué.

— Juste le petit coup de barre de fin de journée. Je vais manger un bout, ça va me requinquer. »

Jamais de sa vie il n’a eu aussi peu envie de manger.

« Mange beaucoup. Tu es trop maigre. Mais dis-moi d’abord ce que tu as trouvé dans cette maison vide.

— Pas dans la maison. Dans le garage. »

Il lui raconte. Elle ne l’interrompt pas. Et ne dit toujours rien quand il a fini. Holly oublie parfois qu’elle est au téléphone, alors il la relance :

« Qu’est-ce que t’en penses ?

— Je sais pas. Je sais vraiment pas. C’est juste… complètement bizarre, tout ça. Tu trouves pas ? Ou je me trompe ? Peut-être que je dramatise. Ça m’arrive des fois. »

Sans blague, pense Hodges, mais il ne pense pas que ce soit le cas cette fois, et le lui dit.

Elle répond :

« Tu m’as dit que tu doutais que Janice Ellerton ait pu accepter quoi que ce soit d’un homme en parka rapiécée et pantalon d’ouvrier.

— En effet.

— Alors ça veut dire… »

Maintenant c’est lui qui reste silencieux.

« Ça veut dire qu’ils étaient deux. Deux. Un pour lui donner le Zappit et le questionnaire bidon pendant qu’elle faisait les courses, l’autre pour espionner sa maison. Et avec des jumelles ! Des jumelles coûteuses ! Il est possible que ces deux hommes ne travaillaient peut-être pas ensemble mais… »

Il attend. Un petit sourire aux lèvres. Quand Holly fait travailler ses méninges à fond, il peut presque entendre les rouages s’engrener derrière son front.

« Bill, tu es toujours là ?

— Ouaip. J’attends juste que tu craches le morceau.

— Eh bien, je pense que si justement, ils travaillaient ensemble. En tout cas, c’est mon avis. Et qu’ils ont peut-être quelque chose à voir avec la mort de ces deux femmes. Voilà, t’es content ?

— Oui, Holly. Je suis content. J’ai rendez-vous chez le docteur demain à neuf heures trente…

— Les résultats de tes examens sont arrivés ?

— Ouaip. J’aimerais organiser une entrevue avec Pete et Isabelle avant. Est-ce que huit heures trente c’est bon pour toi ?

— Bien sûr.

— On va tout leur dire. Alderson, la console de jeux que t’as trouvée au 1588. Voir ce qu’ils en pensent. Ça te va ?

— Oui, mais elle, elle en pensera rien.

— Tu as peut-être tort.

— Peut-être. Et demain le ciel peut virer au vert avec des pois rouges. Va te préparer quelque chose à manger maintenant. »

C’est ce qu’il va faire, lui dit Hodges, et il se réchauffe une soupe de poulet aux vermicelles pendant qu’il regarde les infos. Il mange presque tout, espaçant bien chaque cuillerée, s’auto-encourageant : Tu peux le faire, tu peux le faire.

Alors qu’il rince son bol, sa douleur au côté gauche revient, accompagnée de ces mêmes tentacules s’enroulant autour de ses reins. Elle semble plonger et remonter avec chaque battement de cœur. Son estomac se contracte. Il veut courir aux toilettes mais c’est trop tard. Alors il se penche au-dessus de l’évier et vomit, les yeux fermés. Il les garde ainsi pendant qu’il cherche à tâtons le robinet et le tourne au maximum pour rincer le carnage. Il ne veut pas voir ce qu’il vient d’expulser parce qu’il sent un filet de sang dans sa bouche et dans sa gorge.

Aïe, se dit-il. Là c’est grave.

C’est très grave.

14

Vingt heures.

Quand la sonnette retentit, Ruth Scapelli est en train de regarder une émission de télé-réalité idiote qui sert en fait de prétexte à montrer de jeunes hommes et femmes se baladant en petite tenue. Au lieu d’aller directement à la porte, elle traîne ses pantoufles jusqu’à la cuisine et allume l’écran de la caméra de surveillance installée sous le porche. Elle habite dans un quartier tranquille mais à quoi bon prendre des risques ? Comme aimait à le dire sa défunte mère : La vermine voyage.

C’est avec surprise et malaise qu’elle reconnaît l’homme à l’entrée. Il porte un pardessus en tweed, manifestement coûteux, et un trilby en feutre avec une plume coincée dans le ruban. Sous le chapeau, sa parfaite chevelure argentée confiée aux mains d’un grand coiffeur flotte théâtralement autour de ses tempes. Il a une fine mallette à la main. C’est le Dr Felix Babineau, responsable du Service de Neurologie et big boss de la Clinique des Traumatisés du Cerveau de la Région des Grands Lacs.

La sonnette retentit à nouveau et elle se dépêche d’aller lui ouvrir, pensant : Il ne peut pas savoir ce que j’ai fait cet après-midi, la porte était fermée et personne ne m’a vue entrer. Détends-toi. Ça doit être autre chose. Peut-être une question syndicale.

Mais bien qu’elle soit membre de l’Union Infirmière depuis cinq ans, le Dr Babineau n’a jamais discuté de questions syndicales avec elle avant. Il ne la reconnaîtrait même pas s’il la croisait dans la rue, à moins qu’elle porte son uniforme. Ce qui lui rappelle ce qu’elle porte en ce moment : une vieille robe de chambre et des pantoufles encore plus vieilles (avec des têtes de lapin dessus !), mais il est trop tard pour se changer à présent. Au moins, elle n’a pas de bigoudis dans les cheveux.

Il aurait dû téléphoner avant, se dit-elle, mais la pensée qui suit est troublante : Peut-être qu’il voulait me prendre par surprise.

« Bonsoir, docteur Babineau. Entrez, ne restez pas dans ce froid. Excusez-moi de vous accueillir en robe de chambre mais je ne m’attendais pas à votre visite. »

Il entre et reste planté dans le vestibule. Elle doit le contourner pour refermer la porte. Vu de plus près, elle se dit qu’il est peut-être aussi peu présentable qu’elle. Elle est en robe de chambre et pantoufles, certes, mais lui a les joues hérissées d’une barbe de trois jours grisonnante. Dr Babineau (il ne viendrait à l’idée de personne de l’appeler Dr Felix) a beau être du genre gravure de mode — en témoigne l’écharpe en cachemire bouffante enroulée autour de son cou —, ce soir, il aurait bien besoin d’un petit coup de rasoir. De plus, il a des valises violettes sous les yeux.

« Laissez-moi prendre votre manteau », dit-elle.

Il pose sa mallette entre ses chaussures, déboutonne son pardessus et le lui tend, ainsi que sa luxueuse écharpe. Il n’a toujours pas dit un mot. Les lasagnes qu’elle a mangées au dîner, délicieuses sur le moment, semblent sombrer et entraîner son estomac par le fond.

« Aimeriez-vous…

— Suivez-moi au salon », dit-il, et il la dépasse comme si c’était lui le propriétaire des lieux.

Ruth Scapelli lui emboîte le pas au trot.

Babineau prend la télécommande sur l’accoudoir du fauteuil, la pointe en direction de la télévision et coupe le son. Les jeunes hommes et femmes continuent de s’affairer dans tous les sens mais sans le baratin insipide du présentateur. Scapelli n’est plus seulement mal à l’aise ; elle a peur. Peur pour son boulot, oui, pour le poste qu’elle a obtenu au prix d’un travail si dur, mais aussi pour elle-même. Il a dans les yeux un regard qui n’est pas du tout un regard mais seulement une espèce de vide.

« Voulez-vous boire quelque chose ? Un soda ou une tasse de…

– Écoutez-moi, infirmière Scapelli. Et très attentivement, si vous voulez garder votre poste.

— Je… Je…

— Et ça ne s’arrêterait pas à la perte de votre emploi. »

Babineau pose sa mallette sur l’assise du fauteuil et soulève les astucieux petits fermoirs en or. Ils émettent des claquements sourds en s’ouvrant.

« Vous avez commis un acte d’agression sur un patient mentalement déficient, un acte qui pourrait recevoir la qualification d’agression sexuelle, et vous l’avez ensuite accompagné de ce que la loi appelle une menace criminelle.

— Je… Je n’ai jamais… »

Elle s’entend à peine. Elle se dit qu’elle risque de s’évanouir si elle ne s’assoit pas, mais il a posé sa mallette sur son fauteuil préféré. Elle traverse le salon pour aller jusqu’au canapé, se cognant en chemin le tibia contre la table basse, presque assez fort pour la renverser. Elle sent un mince filet de sang couler jusqu’à sa cheville mais ne regarde pas. Si elle regarde, c’est sûr, elle va s’évanouir.

« Vous avez tordu le téton de M. Hartsfield. Puis vous l’avez menacé de faire la même chose à ses testicules.

— Il m’avait fait un geste obscène ! explose Scapelli. Il m’avait fait un doigt d’honneur !

— Je veillerai à ce que vous ne retravailliez plus jamais dans le milieu médical », dit-il, le regard plongé dans les profondeurs de sa mallette alors qu’elle s’effondre sur le canapé, au bord de la syncope.

Sa mallette porte ses initiales en monogramme. Dorées à la feuille, bien sûr. Il conduit une BMW flambant neuve et sa coupe de cheveux a dû lui coûter cinquante dollars. Peut-être plus. C’est un patron dominateur et autoritaire et voilà que maintenant il menace de ruiner sa vie à cause d’une seule petite erreur. Un seul petit écart de conduite.

Le sol pourrait s’ouvrir et l’avaler que ça lui serait égal, mais sa vision est d’une clarté perverse. Elle a l’impression de voir le moindre filament de la plume dépassant du ruban de son chapeau, le moindre vaisseau écarlate dans ses yeux injectés de sang, le moindre vilain poil gris hérissant ses joues et son menton. S’il ne les teignait pas couleur argent, se dit-elle, ses cheveux seraient de cette même couleur pelage de rat.

« Je… » Des larmes commencent à couler — des larmes chaudes sur ses joues froides. « Je… je vous en prie, docteur Babineau. » Elle ne sait pas comment il sait mais ça n’a pas d’importance. Le fait est qu’il sait. « Je ne le referai plus jamais. Je vous en prie. Je vous en prie. »

Dr Babineau ne se fatigue pas à répondre.

15

Selma Valdez, l’une des quatre infirmières de garde de quinze heures à vingt-trois heures dans le Bocal, frappe un coup de pure forme à la porte de la 217 — de pure forme car les résidents ne répondent jamais — et entre. Brady est assis dans son fauteuil près de la fenêtre, le regard plongé dehors dans le noir. Sa lampe de chevet est allumée, faisant ressortir les reflets dorés de ses cheveux. Il porte toujours le badge indiquant J’AI ÉTÉ RASÉ PAR L’INFIRMIÈRE BARBARA !

Elle ouvre la bouche pour lui demander s’il veut de l’aide pour le coucher (il est incapable de déboutonner sa chemise et son pantalon, mais arrive à s’en extirper mollement une fois qu’on l’a fait pour lui), puis elle réfléchit et s’interrompt. Le Dr Babineau a ajouté une note à la fiche médicale de Hartsfield, une note écrite à l’encre rouge impérieuse : « Ne pas déranger le patient lorsqu’il se trouve en état de semi-conscience. Durant ces intermèdes, son cerveau peut, de fait, procéder à des “mises à jour” par incréments, faibles mais appréciables. Le laisser et revenir vérifier à intervalles de trente minutes. Ne pas ignorer cette directive. »

Selma ne croit pas un foutu mot de cette histoire de mises à jour, Hartsfield est juste parti au pays des légumes, mais Babineau l’effraie un peu, comme il effraie tous les infirmiers du Bocal, et elle sait qu’il a la manie de se pointer à n’importe quelle heure, même au petit jour ; pour l’instant, il est tout juste vingt heures.

La dernière fois qu’elle est passée le voir, Hartsfield avait réussi à se lever et à parcourir les trois pas qui le séparent de la table de nuit où sa petite tablette est rangée. Il n’a pas la dextérité manuelle nécessaire pour jouer aux jeux vidéo préinstallés dessus mais il peut l’allumer. Il aime bien l’avoir sur ses genoux et regarder les écrans de démo. Il peut parfois passer une heure ou deux penché dessus comme un homme révisant pour un examen important. Sa démo préférée est celle du Fishin’ Hole[14], et c’est celle-là qu’il regarde en ce moment. Un petit air sort de la console, une chanson qu’elle se rappelle de son enfance : À la mer, à la mer, près de la magnifique mer[15] Elle s’approche, s’apprête à dire Tu l’aimes vraiment ce jeu, hein, puis se souvient de la dernière injonction du Dr Babineau — Ne pas ignorer cette directive — et se penche plutôt sur l’écran de treize centimètres par huit. Elle comprend pourquoi il l’aime tant : il y a quelque chose de magnifique et de fascinant dans la façon dont les poissons exotiques apparaissent, s’arrêtent, puis filent d’un coup de queue. Il y en a des rouges… des bleus… des jaunes… oh, et il y a le joli rose…

« Arrêtez de regarder. »

La voix de Brady grince comme les gonds d’une porte rarement ouverte, et bien qu’il marque une sensible pause entre chaque mot, il articule parfaitement. Rien à voir avec sa purée de syllabes habituelle. Selma sursaute comme s’il venait de lui taper sur les fesses et pas juste de lui parler. Sur l’écran du Zappit apparaît un flash de lumière bleue qui oblitère momentanément les poissons, et puis ils réapparaissent aussitôt. Selma jette un coup d’œil à la montre épinglée à l’envers sur sa blouse et constate qu’il est maintenant vingt heures vingt. Bon sang, est-elle vraiment restée plantée là pendant vingt minutes ?

« Partez. »

Brady a toujours les yeux baissés sur l’écran où les poissons font des allers-retours et des allers-retours. Selma parvient à détourner les siens, mais au prix d’un effort.

« Revenez plus tard. » Pause. « Quand j’aurai fini. » Pause. « De regarder. »

Selma obéit et, de retour dans le couloir, elle se sent à nouveau elle-même. Il lui a parlé, la belle affaire. Et après, s’il aime regarder la démo du jeu Fishin’ Hole comme certains gars aiment regarder les filles en bikini jouer au volley-ball ? La belle affaire aussi. La vraie question c’est pourquoi on laisse les gosses avoir ces trucs-là ? Ces écrans ne peuvent pas être bons pour leurs cerveaux immatures. D’un autre côté, les gosses jouent tout le temps à des jeux vidéo, donc peut-être qu’ils sont immunisés. En attendant, elle a plein de choses à faire. Que Hartsfield reste assis dans son fauteuil à regarder son machin tant qu’il veut.

Après tout, il ne fait de mal à personne.

16

Felix Babineau se plie en deux avec raideur, comme un androïde dans un vieux film de science-fiction. Il plonge ses mains dans sa mallette et en sort un gadget plat et rose qui ressemble à une liseuse électronique. L’écran est gris et vide.

« Il y a un nombre là-dedans que je voudrais que vous trouviez, dit-il. Un nombre à neuf chiffres. Si vous arrivez à trouver ce nombre, infirmière Scapelli, l’incident d’aujourd’hui restera entre nous. »

La première chose qui vient à l’esprit de Ruth Scapelli c’est Mais vous êtes fou, mais bien sûr elle ne peut pas dire une chose pareille, pas quand il a sa vie entre ses mains.

« Comment je fais ? Je connais rien à ces gadgets électroniques ! J’arrive à peine à me servir de mon téléphone !

— Balivernes. En tant qu’infirmière de bloc, vous étiez très demandée. En raison de votre dextérité. »

C’est vrai, mais ça fait dix ans qu’elle n’a pas travaillé aux blocs opératoires de Kiner, à tendre des ciseaux, des écarteurs et des éponges. On lui avait proposé une formation de six semaines en microchirurgie — l’hôpital aurait payé soixante-dix pour cent de la formation —, mais ça ne l’avait pas intéressée. C’était du moins ce qu’elle avait prétendu ; à vrai dire, elle avait eu peur d’échouer. Mais il a raison, dans sa jeunesse, elle était rapide.

Babineau pousse un bouton en haut du gadget. Elle tend le cou pour voir. Le truc s’allume et les mots BIENVENUE SUR ZAPPIT ! apparaissent. Suivis d’un écran présentant toutes sortes d’icônes. Des jeux, présume-t-elle. Il fait défiler deux fois l’écran du bout du doigt puis lui dit de venir se placer à côté de lui. Quand il voit qu’elle hésite, il lui sourit. Peut-être que ce sourire est censé être agréable et engageant, mais il la terrifie. Parce qu’il n’y a rien dans ses yeux, absolument aucune expression humaine.

« Approchez, infirmière. Je ne vais pas vous mordre. »

Non, bien sûr que non. Mais s’il le faisait ?

Néanmoins, elle se rapproche de manière à voir l’écran où des poissons exotiques nagent de droite à gauche et de gauche à droite. Quand ils remuent la queue, des bulles remontent à la surface. Une petite musique vaguement familière tinte.

« Vous voyez ce jeu ? Ça s’appelle Fishin’ Hole.

— Ou-oui. »

Pensant Il est fou. Il a dû faire une sorte de dépression nerveuse à cause du surmenage.

« Si vous touchez le bas de l’écran, le jeu se lancera et la musique changera, mais ce n’est pas ce que je vous demande de faire. Contentez-vous de la démo. Cherchez les poissons roses. Ils ne passent pas souvent et ils sont rapides, il faut être très vigilant. Ne quittez jamais l’écran des yeux.

— Docteur Babineau, vous allez bien ? »

C’est bien sa voix, mais elle semble venir de très loin. Il ne répond pas, continue juste de regarder l’écran. Scapelli aussi regarde. Ces poissons sont intéressants. Et cette petite musique… c’est un peu hypnotique. Un flash de lumière bleue embrase l’écran. Elle cligne des yeux, et les poissons réapparaissent. Nageant d’un côté à l’autre. Donnant de petits coups de queue et lâchant des borborygmes et des bulles d’air qui remontent.

« Dès que vous voyez un poisson rose, appuyez dessus, un chiffre apparaîtra. Neuf poissons roses, neuf chiffres. Alors vous aurez terminé et tout sera oublié. Vous avez compris ? »

Elle a envie de lui demander si elle est censée écrire les chiffres ou juste les mémoriser, mais ça lui semble trop difficile, alors elle dit juste oui.

« Bien. » Il lui tend le gadget. « Neuf poissons, neuf chiffres. Mais rappelez-vous, seulement les poissons roses. »

Scapelli scrute l’écran où les poissons se promènent : rouges et verts, verts et bleus, bleus et jaunes. Ils arrivent du côté gauche du petit écran rectangulaire, puis ressortent du côté droit. Ils arrivent du côté droit de l’écran, puis ressortent du côté gauche.

Gauche, droite.

Droite, gauche.

Certains en haut de l’écran, d’autres en bas de l’écran.

Mais où sont les poissons roses ? Il faut qu’elle trouve les roses et quand elle en aura attrapé neuf, toute cette histoire sera oubliée.

Du coin de l’œil, elle voit Babineau rabaisser les fermoirs de sa mallette. Il l’emporte et quitte la pièce. Il s’en va. Ça ne fait rien. Il faut qu’elle attrape les poissons roses, et alors toute cette histoire sera oubliée. Un éclair de lumière bleue sur l’écran puis les poissons réapparaissent. Ils nagent de gauche à droite et de droite à gauche. La musique tinte : À la mer, à la mer, près de la magnifique mer, toi et moi, toi et moi, oh comme nous serons heureux.

Un rose ! Elle appuie dessus ! Le chiffre 5 apparaît ! Plus que huit !

Elle attrape un deuxième poisson rose alors que la porte d’entrée se referme doucement, et un troisième alors que dehors, la voiture du Dr Babineau démarre. Elle est debout au milieu de son salon, les lèvres entrouvertes comme pour recevoir un baiser, fixant l’écran des yeux. Des couleurs changent et ondoient sur ses joues et son front. Ses yeux sont grands ouverts et ne cillent pas. Un quatrième poisson rose arrive, nageant lentement cette fois-ci, comme pour l’inviter à poser son doigt dessus, mais elle reste immobile.

« Bonjour, infirmière Scapelli. »

Elle lève les yeux et voit Brady Hartsfield installé dans son fauteuil. Les contours de sa silhouette sont un peu chatoyants, fantomatiques, mais c’est bien lui. Il est habillé comme cet après-midi quand elle est passée : jean et chemise à carreaux. Sur sa chemise, il y a ce même badge qui dit J’AI ÉTÉ RASÉ PAR L’INFIRMIÈRE BARBARA ! Mais le regard vide auquel tout le monde s’est habitué au Bocal a disparu. Il la scrute avec un vif intérêt. Elle se souvient de son frère regardant de la même manière sa colonie de fourmis quand ils étaient petits et qu’ils habitaient à Hershey, en Pennsylvanie.

Ce doit être un fantôme car des poissons nagent dans ses yeux.

« Il vous dénoncera, dit Hartsfield. Et ce ne sera pas uniquement sa parole contre la vôtre, n’allez pas croire ça. Il a installé une caméra dans ma chambre pour pouvoir m’observer. M’étudier. Elle a un objectif grand angle et il peut voir toute la pièce. On appelle ce genre d’objectif un fish-eye[16]. »

Il sourit pour montrer qu’il a fait un jeu de mots. Un poisson rouge traverse son œil droit, disparaît, puis réapparaît dans son œil gauche. Scapelli pense Son cerveau est rempli de poissons. Ce sont ses pensées que je vois.

« La caméra est connectée à un enregistreur. Il montrera les images de vous me torturant au conseil d’administration. Ça n’a pas fait si mal que ça en réalité, je ne ressens plus la douleur autant qu’avant, mais c’est bien de torture qu’il parlera. Et ça ne s’arrêtera pas là. Il mettra la vidéo sur YouTube. Et Facebook. Et sur Mauvaise-Médecine-point-com. Ça fera le buzz. Vous deviendrez célèbre. L’Infirmière Tortionnaire. Et qui prendra votre défense ? Qui se battra pour vous ? Personne. Parce que personne ne vous aime. Ils vous trouvent tous horrible. Et vous, qu’en pensez-vous ? Vous trouvez-vous horrible ? »

Maintenant qu’il lui fait remarquer, elle suppose que oui. Quiconque menace un homme au cerveau endommagé de lui tordre les testicules est forcément horrible. À quoi pensait-elle ?

« Dites-le. »

Il se penche en avant, souriant.

Les poissons nagent. Le flash bleu illumine l’écran. La musique résonne.

« Dis-le, misérable salope.

— Je suis horrible », dit Ruth Scapelli au milieu de son salon où elle se tient seule.

Elle fixe l’écran du Zappit Commander.

« Dis-le avec plus de conviction maintenant.

— Je suis horrible. Je suis une horrible misérable salope.

— Et que va faire le Dr Babineau ?

— Mettre la vidéo sur YouTube. La mettre sur Facebook. La mettre sur Mauvaise-Médecine-point-com. Le dire à tout le monde.

— La police t’arrêtera.

— La police m’arrêtera.

— Ils publieront ta photo dans les journaux.

— Bien sûr qu’ils publieront ma photo.

— Tu iras en prison.

— J’irai en prison.

— Qui prendra ta défense ?

— Personne. »

17

Assis dans la Chambre 217 du Bocal, Brady est plongé dans la démo du Fishin’ Hole. Son visage est alerte et attentif. C’est le visage qu’il cache à tout le monde sauf à Felix Babineau, mais le Dr Babineau ne compte plus à présent. Il n’existe presque plus. Ces jours-ci, Dr Babineau est surtout Dr Z[17].

« Infirmière Scapelli, dit Brady. Allons dans la cuisine. »

Elle résiste, mais pas longtemps.

18

Hodges essaie de nager sous la douleur et de rester endormi, mais elle ne cesse de le tirer à la surface jusqu’à ce qu’il remonte complètement et ouvre les yeux. Il tâtonne à la recherche de son réveil et voit qu’il est deux heures du matin. Une mauvaise heure pour se réveiller, peut-être la pire. Quand il souffrait d’insomnies après son départ à la retraite, il voyait deux heures comme l’heure du suicide et maintenant il pense C’est probablement à cette heure-ci que Mme Ellerton l’a fait. Deux heures du matin. L’heure où il semble que le jour ne se lèvera jamais.

Il sort du lit, marche lentement jusqu’à la salle de bains et sort le gros flacon de Gelusil format économique du placard à pharmacie en faisant bien attention de ne pas se regarder dans la glace. Il avale quatre bonnes gorgées, puis se penche au-dessus du lavabo, attendant de voir si son estomac va l’accepter ou appuyer sur le bouton EJECT, comme pour la soupe au poulet.

Le médicament reste en place et la douleur commence même à se dissiper. Des fois, ça fait ça, le Gelusil. Pas toujours.

Il hésite à retourner au lit mais il a peur que la douleur lancinante ne revienne dès qu’il sera en position horizontale. Alors il se traîne jusqu’à son bureau et allume l’ordinateur. Il sait que c’est le pire moment pour rechercher les causes possibles de ses symptômes, mais il ne peut plus résister. Son fond d’écran apparaît (encore une photo d’Allie enfant). Il pointe la flèche vers le bas de l’écran pour ouvrir Firefox puis se fige. Il y a une nouvelle icône dans le Dock. Entre la bulle des messages et la caméra de FaceTime, il y a un parapluie bleu avec un petit 1 rouge au-dessus.

« Un message sur le Parapluie Bleu de Debbie, dit-il. Ça alors ! »

C’est un Jerome Robinson beaucoup plus jeune qui avait installé le Parapluie Bleu sur son ordinateur il y a de ça presque six ans. Brady Hartsfield, alias Mr Mercedes, voulait dialoguer avec le flic qui n’avait jamais réussi à le coincer et, bien que retraité, Hodges avait eu très envie de discuter. Car lorsque des fumiers de l’espèce de Brady Hartsfield se mettaient à parler (il n’y en avait pas beaucoup des comme lui, Dieu merci), ils n’étaient plus qu’à deux doigts de se faire choper. C’était particulièrement vrai des arrogants, et Hartsfield était l’arrogance personnifiée.

Ils avaient chacun leurs raisons de vouloir communiquer sur un site sécurisé et réputé intraçable, dont les serveurs étaient localisés quelque part dans l’Europe de l’Est la plus obscure et la plus profonde. Hodges voulait pousser l’auteur du Massacre du City Center à commettre une erreur qui aiderait à l’identifier. Mr Mercedes voulait pousser Hodges à se suicider. Après tout, il avait réussi avec Olivia Trelawney.

À quoi ressemble votre vie ? avait-il demandé la toute première fois qu’il avait écrit à Hodges — dans la lettre arrivée par la poste. À quoi ressemble votre vie maintenant que « l’excitation de la chasse » est derrière vous ? Et puis : Vous voulez garder contact ? Essayez Sous le Parapluie Bleue de Debbie. Je vous ai même créé un compte : « kermitlagrenouille19. »

Grandement aidé par Jerome Robinson et Holly Gibney, Hodges avait traqué Brady et Holly l’avait mis K-O. En récompense, Jerome et Holly avaient reçu dix ans de services municipaux gratuits ; Hodges avait reçu un pacemaker. Il y avait eu des pertes et des chagrins auxquels Hodges n’a pas envie de penser — pas même après toutes ces années —, mais pour la ville, et surtout pour ceux qui étaient au Mingo ce soir-là, on pouvait dire que tout s’était bien terminé.

À un moment entre 2010 et aujourd’hui, l’icône du parapluie bleu avait disparu du Dock en bas de son écran. Si Hodges s’était questionné à ce sujet (il ne se rappelle pas l’avoir jamais fait), il avait dû présumer que soit Jerome, soit Holly l’avait balancée à la corbeille lors d’une de leurs missions de réparation du nouvel outrage perpétré par Hodges sur son pauvre Mac sans défense. Au lieu de quoi, l’un d’eux avait dû le glisser dans le dossier Applications où le parapluie bleu était resté, hors de vue, pendant toutes ces années. Diantre, peut-être même que c’était lui qui l’avait fait et qu’il ne s’en souvenait pas. La mémoire a tendance à avoir des ratés passé soixante-cinq ans, quand les gens franchissent la troisième base et entament le dernier sprint vers le marbre.

Il déplace la souris sur le parapluie bleu, hésite, puis clique. Son écran de bureau est remplacé par un jeune couple sur un tapis volant flottant au-dessus d’une mer infinie. Une pluie argentée tombe mais le couple est en sécurité et au sec sous un parapluie bleu grand ouvert.

Ah, que de souvenirs.

Il entre kermitlagrenouille19 en guise de nom d’utilisateur et de mot de passe — n’est-ce pas ainsi qu’il procédait à l’époque, conformément aux instructions de Hartsfield ? Il n’en est plus très sûr mais il n’y a qu’une seule façon de le savoir. Il appuie sur la touche Entrée.

La machine réfléchit une seconde ou deux (ça semble plus long), et hop, le voilà connecté. Il fronce les sourcils devant ce qu’il voit. Brady Hartsfield utilisait mercitueur comme pseudonyme — ça, Hodges s’en souvient très bien —, mais là, c’est quelqu’un d’autre. Ce qui ne devrait pas le surprendre vu que Holly a réduit en purée le cerveau détraqué de Hartsfield, et pourtant, il est quand même surpris.

Z-Boy veut discuter avec vous !

Voulez-vous discuter avec Z-Boy ?

Oui — Non

Hodges clique sur Oui et, l’instant d’après, un message apparaît. Une seule phrase, une demi-douzaine de mots, mais Hodges les relit encore et encore, non pas mû par la peur, mais par l’excitation. Il tient quelque chose, là. Il ne sait pas quoi, mais il a le sentiment que c’est quelque chose de gros.

Z-Boy : Il en a pas encore fini avec vous.

Hodges fixe le message, sourcils froncés. Enfin, il s’avance à l’extrême bord de son fauteuil et écrit :

kermitlagrenouille19 : Qui n’en a pas fini pas avec moi ? Qui êtes-vous ?

Pas de réponse.

19

Hodges et Holly retrouvent Pete et Isabelle au Dave’s Diner, une gargote à une rue de la frénésie matinale d’un certain endroit nommé Starbucks. Le premier rush de la matinée est passé, ils ont l’embarras du choix pour s’asseoir et s’installent à une table du fond. De la cuisine leur parviennent une chanson des Badfinger et les rires des serveuses.

« Je n’ai qu’une demi-heure devant moi, dit Hodges. Ensuite il faut que je file chez le docteur. »

Pete se penche en avant, l’air inquiet.

« Rien de grave, j’espère.

— Non. Ça va, je me sens bien. »

Et ce matin, c’est effectivement le cas — comme s’il avait quarante-cinq ans à nouveau. Ce message sur son ordinateur, aussi énigmatique et sinistre soit-il, semble avoir eu plus d’effet que le Gelusil.

« OK, venons-en à ce que nous avons trouvé. Holly, montre-leur les preuves A et B. »

Holly a apporté sa petite sacoche écossaise et elle en sort (non sans réticence) le Zappit Commander et le capuchon de protection des jumelles trouvé dans le garage du 1588. Ils sont tous deux dans des sachets en plastique, bien que le capuchon soit toujours enveloppé dans les mouchoirs.

« Qu’est-ce que vous avez fabriqué, vous deux ? » demande Pete.

Il fait de son mieux pour paraître amusé mais Hodges entend comme une pointe d’accusation dans sa voix.

« Enquêté », répond Holly, et bien qu’elle évite d’ordinaire le contact visuel, elle balance un rapide coup d’œil à Izzy Jaynes, comme pour dire Tu piges ?

« C’est-à-dire ? » fait Izzy.

Hodges raconte pendant que Holly, assise à côté de lui, garde les yeux baissés sur son déca — elle ne boit que ça — qu’elle n’a pas touché. Ses mâchoires bougent, cependant, et Hodges devine qu’elle s’est remise aux Nicorette.

« J’en reviens pas », dit Izzy quand Hodges a terminé. Elle plante un doigt accusateur dans le sachet contenant le Zappit. « Vous avez pris ça. L’avez emballé dans un magazine comme un vulgaire morceau de poisson et l’avez embarqué. »

Holly se ratatine sur sa chaise. Ses mains sont si serrées sur ses genoux que les phalanges en sont toutes blanches.

D’ordinaire, Hodges n’a pas de problème particulier avec Isabelle, même si une fois, elle a bien failli le coincer en salle d’interrogatoire (c’était pendant l’affaire Mr Mercedes, quand il avait fourré son nez dans une enquête sans autorisation). Mais à cet instant précis, il ne l’aime pas beaucoup. Il ne peut aimer personne qui fait se ratatiner Holly comme ça.

« Sois raisonnable, Iz. Réfléchis. Si Holly n’avait pas trouvé ce machin — et purement par hasard —, il serait encore là-bas. Admets-le. Vous n’alliez pas fouiller la maison.

— Et vous n’alliez probablement pas téléphoner à la femme de ménage non plus », dit Holly, et bien qu’elle n’ait toujours pas levé les yeux de sa tasse de café, son ton est tranchant.

Hodges est content d’entendre ça.

« On aurait contacté Alderson en temps voulu », dit Izzy, mais son regard gris ténébreux se perd en haut à gauche.

Le réflexe type du menteur, et Hodges sait en la voyant faire qu’elle et Pete n’ont pas encore discuté de la femme de ménage, même s’ils auraient sans doute fini par le faire. Pete Huntley est peut-être lent à la tâche, mais les gars lents à la tâche sont en général minutieux, on peut leur accorder ça.

« S’il y avait des empreintes sur ce jeu, dit Izzy, on peut leur dire adieu, maintenant. »

Holly marmonne quelque chose dans sa barbe, et Hodges se souvient que la première fois qu’il l’a rencontrée (et totalement sous-estimée), il l’avait surnommée Holly la Marmonneuse.

Izzy se penche en avant, ses yeux gris ont perdu leur voile gris ténébreux.

« Qu’avez-vous dit ?

— Elle a dit c’est absurde, dit Hodges, sachant parfaitement qu’elle a utilisé le mot stupide. Et elle a raison. Il était fourré entre l’accoudoir et le coussin du fauteuil de Mme Ellerton. Toutes les empreintes auraient été effacées et tu le sais. Et puis, alliez-vous vraiment fouiller toute la maison ?

— C’est possible, oui, répond Isabelle, l’air renfrogné. En fonction des résultats de la police scientifique. »

En dehors de la chambre et de la salle de bains de Martine Stover, il n’y avait aucune police scientifique sur les lieux. Ils savent tous ça, y compris Izzy, et s’éterniser sur ce point n’a aucun intérêt.

« Du calme, dit Pete à Isabelle. C’est moi qui leur ai proposé de venir là-bas et tu étais d’accord.

— Je ne savais pas qu’ils partiraient avec… »

Elle ne termine pas sa phrase. Hodges attend la fin avec grand intérêt. Va-t-elle dire avec une preuve ? Une preuve de quoi ? D’addiction au Solitaire, à Angry Birds et à Frogger ?

« Avec un bien appartenant à Mme Ellerton, conclut-elle piteusement.

— Eh bien, tu l’as maintenant, dit Hodges. On peut poursuivre ? Parler peut-être de l’homme qui le lui a donné en prétendant que la compagnie était impatiente de connaître l’avis des consommateurs sur un produit qui n’est plus sur le marché ?

— Et de l’homme qui les espionnait, ajoute Holly, les yeux toujours baissés. L’homme qui les espionnait avec des jumelles depuis l’autre côté de la rue. »

L’ancien coéquipier de Hodges tapote le sachet contenant le capuchon enveloppé de mouchoirs.

« Je vais faire analyser ça pour les empreintes, mais j’ai pas grand espoir, Kerm. Tu sais comment on enlève et remet ce genre de cache.

— Ouaip, dit Hodges. En le pinçant. Et il faisait froid dans ce garage. Assez froid pour que mon haleine se condense. Le gars devait sûrement porter des gants.

— Pour le type de l’épicerie, tout porte à croire qu’il s’agit d’une espèce d’arnaque, dit Izzy. Ça en a la configuration. Peut-être qu’il a téléphoné une semaine plus tard pour essayer de lui faire croire qu’en acceptant le jeu obsolète, elle était dans l’obligation d’en acheter un plus récent et plus cher, et elle lui a conseillé d’aller se faire voir. Ou il a pu utiliser les infos du questionnaire pour pirater son ordinateur.

— Pas l’ordinateur que j’ai vu, dit Holly. Il était plus vieux que Mathusalem.

— Vous vous êtes bien baladée dans cette maison, hein ? dit Izzy. Vous avez aussi vérifié dans l’armoire à pharmacie pendant que vous meniez votre petite enquête ? »

C’en est trop pour Hodges.

« Elle faisait ce que tu aurais dû faire, Isabelle. Et tu le sais. »

Le rouge monte aux joues d’Izzy.

« On vous a appelés par courtoisie, c’est tout, et j’aurais préféré qu’on s’abstienne. Vous êtes toujours source d’ennuis, vous deux.

– Ça suffit », dit Pete.

Mais Izzy est accoudée à la table, penchée en avant, ses yeux passant du visage de Hodges au sommet de la tête baissée de Holly.

« Ces deux mystérieux hommes — s’ils existent — n’ont rien à voir avec ce qui s’est passé dans cette maison. L’un d’eux manigançait une arnaque, l’autre était un simple voyeur. »

Hodges sait qu’il devrait rester aimable — maintenir la paix, et tout ça —, mais il n’y arrive tout simplement pas.

« Un pervers salivant à l’idée de mater une femme de quatre-vingts ans en train de se déshabiller ou de voir une tétraplégique se faire faire sa toilette ? Ouais, bien sûr, ça tient la route.

– Écoute-moi bien, dit Izzy. Maman a tué sa fille, puis s’est tuée. Elle a même laissé ce qui ressemble à un mot d’adieu — Z, la lettre finale. Ça peut pas être plus clair. »

Z-Boy, pense Hodges. Celui qui se cache cette fois-ci sous le Parapluie Bleu de Debbie signe Z-Boy.

Holly lève la tête.

« Il y avait aussi un Z dans le garage. Gravé dans le bois au-dessus de la porte. Bill l’a vu. Zappit commence aussi par un Z, vous savez.

— Oui, dit Izzy. Et Kennedy et Lincoln ont le même nombre de lettres, ce qui prouve qu’ils ont été tués par le même homme. »

Hodges jette un coup d’œil à sa montre, il doit bientôt partir et c’est tant mieux. À part contrarier Holly et foutre Izzy en rogne, cette entrevue n’a été d’aucune utilité. Et ne peut l’être, car Hodges n’a aucunement l’intention de dire à Pete et Isabelle ce qu’il a découvert cette nuit sur son propre ordinateur. Cette information pourrait leur faire opérer un virage à cent-quatre-vingts degrés dans leur enquête, mais il va la garder pour lui le temps de mener la sienne. Il ne veut pas croire que Pete ferait foirer l’affaire mais…

Mais ça se pourrait. Parce que être minutieux ne veut pas dire être réfléchi. Et Izzy ? Elle ne veut pas être celle qui ouvre la boîte de Pandore emplie d’histoires de romans de gare à propos de lettres énigmatiques et d’hommes mystérieux. Pas quand la tragédie Ellerton-Stover fait déjà la une du journal du matin accompagnée d’un récapitulatif complet sur la façon dont Martine Stover s’est retrouvée paralysée. Pas quand Izzy se prépare à monter en grade dès le départ à la retraite de son actuel coéquipier.

« Pour faire court, dit Pete, on reste sur le meurtre-suicide et on tourne la page. On doit tourner la page, Kermit. Je pars à la retraite. Izzy va se retrouver avec une multitude de dossiers sur les bras et sans coéquipier pour un bon moment grâce à ces foutues coupes budgétaires. Ça, là », il montre les deux sachets en plastique, « c’est pas inintéressant mais ça ne change rien à la clarté des faits. À moins que tu penses qu’on a affaire à un maître du crime ? Un maître du crime qui roule en vieille bagnole et raccommode son manteau avec du scotch ?

— Non, je ne pense pas. » Hodges se souvient d’un truc qu’a dit Holly à propos de Brady Hartsfield hier. Elle a utilisé le mot architecte. « Je pense que vous avez raison. Meurtre-suicide. »

Holly lui jette un bref regard de surprise blessée avant de baisser les yeux.

« Mais tu veux bien faire quelque chose pour moi ?

— Si je peux, oui, dit Pete.

— J’ai essayé d’allumer la console de jeux mais l’écran est resté noir. Sûrement plus de batterie. J’ai pas voulu ouvrir le compartiment à piles parce que ça vaudrait le coup d’analyser les empreintes sur le petit bitoniau coulissant.

— Je veillerai à ce que ce soit fait mais je doute…

— Ouais, moi aussi. Non, ce que je voudrais, c’est qu’un de vos experts le fasse démarrer et vérifie les différents jeux dessus. Voir si rien ne sort de l’ordinaire.

— OK », dit Pete qui remue légèrement sur sa chaise lorsque Izzy lève les yeux au ciel.

Hodges n’en est pas certain, mais il pense que Pete vient de lui donner un petit coup de pied sous la table.

« Faut que j’y aille, dit Hodges en attrapant son portefeuille. J’ai raté mon rendez-vous d’hier. Je ne peux pas rater celui-ci.

— C’est nous qui payons, dit Izzy. Avec toutes ces précieuses preuves que vous nous avez apportées, c’est le moins que l’on puisse faire. »

Holly marmonne autre chose dans sa barbe. Hodges n’en jurerait pas cette fois, même avec son oreille entraînée, mais il pencherait pour garce.

20

Sur le trottoir, Holly s’enfonce une casquette de chasse écossaise démodée mais somme toute charmante sur les oreilles et fourre ses mains dans les poches de sa parka. Elle ne le regarde pas, se met seulement à marcher en direction du bureau à quelques rues de là. La voiture de Hodges est garée sur le parking de Dave’s mais il s’empresse de lui emboîter le pas.

« Holly.

— Tu vois comment elle est. »

Marchant plus vite. Ne le regardant toujours pas.

Sa douleur abdominale est en train de revenir et il s’essouffle.

« Holly, attends. J’arrive pas à te suivre. »

Elle se tourne vers lui et il est effaré de voir que ses yeux sont baignés de larmes.

« C’est tellement plus compliqué ! Tellement tellement tellement ! Mais ils ne veulent rien entendre et ils n’avouent même pas la vraie raison qui est que Pete veut avoir une jolie fête de départ sans que tout ça plane au-dessus de sa tête comme toi avec le Tueur à la Mercedes quand t’es parti à la retraite et qu’ils ont pas envie que les médias en rajoutent et tu sais que c’est plus compliqué que ça je sais que tu sais et je sais que tu dois t’occuper de tes examens je veux que tu t’en occupes parce que je suis tellement inquiète, mais ces pauvres femmes… c’est juste que je pense pas… elles ne méritent pas… d’être traitées par-dessous la jambe ! »

Elle s’arrête enfin, tremblante. Ses larmes sont déjà en train de geler sur ses joues. Il lui relève le menton pour qu’elle le regarde, conscient qu’elle s’écarterait si quelqu’un d’autre que lui essayait de la toucher de cette manière — oui, même Jerome Robinson, et pourtant elle adore Jerome, probablement depuis le jour où ils ont découvert ensemble le logiciel fantôme que Brady avait installé sur l’ordinateur d’Olivia Trelawney, celui qui l’avait poussée à bout et entraînée à commettre son propre suicide par overdose.

« Holly, on n’en a pas fini avec cette affaire. En fait, je crois qu’on commence à peine. »

Elle le regarde droit dans les yeux, encore une chose qu’elle ne ferait avec personne d’autre.

« Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Il y a du nouveau, quelque chose que je ne voulais pas dire à Pete et Izzy. Et je ne sais foutrement pas quoi en penser. J’ai pas le temps de t’en parler maintenant, mais quand je reviendrai de chez le docteur, je te dirai tout.

— Bon, d’accord. Allez, file maintenant. Et même si je ne crois pas en Dieu, je ferai une prière pour tes résultats. Parce qu’une petite prière ne peut pas faire de mal, pas vrai ?

— Non. »

Hodges la serre dans ses bras — pas trop longtemps, pas avec Holly — et retourne vers sa voiture, repensant à ce qu’elle a dit la veille, à propos de Brady architecte du suicide. Une jolie tournure de phrase de la part d’une femme qui écrit de la poésie pendant son temps libre (pas que Hodges ait déjà lu un de ses poèmes, ou en lira un jour), mais ça ferait sûrement ricaner Brady qui trouverait que c’est carrément le sous-estimer. Non, Brady se considérerait comme un prince du suicide.

Hodges monte dans la Prius que Holly a insisté pour qu’il s’achète et part pour le cabinet du Dr Stamos. Il fait sa petite prière à lui : par pitié juste un ulcère. Même un ulcère perforé qui nécessite qu’on opère pour recoudre.

Juste un ulcère.

S’il vous plaît, rien de pire qu’un ulcère.

21

Aujourd’hui, il n’a pas à poireauter dans la salle d’attente. Bien qu’il ait cinq minutes d’avance et que la salle soit aussi pleine que lundi, Marlee, la réceptionniste pom-pom girl, le fait passer avant même qu’il ait le temps de s’asseoir.

Belinda Jensen, l’infirmière du Dr Stamos, l’accueille d’ordinaire avec sourire et bonne humeur lors de son bilan de santé annuel, mais elle ne sourit pas ce matin, et alors que Hodges monte sur la balance, il se rappelle que cette année il est légèrement en retard pour son bilan. De quatre mois. Plutôt cinq à vrai dire.

L’aiguille de la balance à l’ancienne indique 75. Quand il a pris sa retraite en 2009, il pesait 105 kilos à l’examen de sortie obligatoire. Belinda lui prend la tension, plante quelque chose dans son oreille pour relever sa température, puis le conduit directement au bureau du Dr Stamos au bout du couloir. Elle frappe un coup et, dès que le Dr Stamos dit « Entrez », elle abandonne Hodges à la porte. D’ordinaire volubile, avec plein d’histoires à raconter sur ses gosses frondeurs et son mari râleur, aujourd’hui, elle n’a pratiquement pas dit un mot.

Pas bon signe, se dit Hodges, mais peut-être que c’est pas si grave que ça. S’il te plaît, mon Dieu, pas trop grave. Dix ans de plus à vivre, ce ne serait pas trop Te demander, si ? Et si dix c’est pas possible, que dirais-Tu de cinq ?

Wendell Stamos est un homme de cinquante ans et des poussières, au crâne de plus en plus dégarni et à la carrure de sportif pro — épaules larges et taille étroite —, resté en forme après s’être retiré de la compétition. Il regarde Hodges gravement et l’invite à s’asseoir. Hodges s’assoit.

« C’est grave ?

— Oui, répond le Dr Stamos qui se dépêche d’ajouter : Mais pas irrémédiable.

— Ne tournez pas autour du pot, dites-moi.

— C’est un cancer du pancréas, et je crains que nous ne l’ayons diagnostiqué… disons… un peu tardivement. Le foie est touché. »

Hodges doit lutter contre une violente et déroutante envie de rigoler. Non, plus que rigoler, rejeter la tête en arrière et yodler comme le putain de grand-père de Heidi. Il pense que c’est le Dr Stamos quand il a dit grave mais pas irrémédiable. Ça lui rappelle une vieille blague. Un médecin dit à son patient, J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, laquelle vous voulez en premier ? La mauvaise, dit le patient. Eh bien, dit le docteur, vous avez une tumeur inopérable au cerveau. Le patient fond en larmes et demande à son docteur quel genre de bonne nouvelle il peut bien avoir à lui annoncer après ça. Souriant, le docteur se penche pour le mettre dans la confidence et dit : Je me tape ma secrétaire et c’est une bombe !

« Il faut impérativement que vous alliez voir un gastro-entérologue. Je veux dire aujourd’hui. Le meilleur que je puisse vous recommander dans la région est Henry Yip, à Kiner. Il vous dirigera vers un bon oncologue. Je pense que ce dernier voudra vous faire commencer la chimiothérapie et les rayons. Ça peut être difficile pour le patient, débilitant, mais bien moins que ça ne l’était il y a ne serait-ce que cinq ans…

— Arrêtez », dit Hodges.

L’envie de rire lui est passée, Dieu merci.

Stamos s’arrête, le regardant dans un rayon de soleil éclatant de janvier. Hodges se dit, Sauf miracle, c’est le dernier mois de janvier que je passe de ma vie. Waouh.

« Quelles sont mes chances ? Soyez franc. J’ai un truc important sur le feu en ce moment, et ça pourrait être un truc vraiment gros, alors j’ai besoin de savoir. »

Stamos soupire.

« Très faibles, j’en ai peur. Le cancer du pancréas est incroyablement sournois.

— Combien de temps ?

— Avec le traitement ? Peut-être un an. Même deux. Et une rémission n’est pas totalement imp…

— J’ai besoin d’y réfléchir, dit Hodges.

— J’entends souvent ça lorsque j’ai la lourde tâche d’annoncer ce genre de diagnostic, et je dis toujours à mes patients ce que je m’apprête à vous dire, Bill. Si vous étiez en haut d’un immeuble en feu et qu’un hélicoptère apparaissait et lâchait une échelle de corde, diriez-vous J’ai besoin d’y réfléchir, avant de grimper ? »

Hodges retourne ça dans sa tête et son envie de rigoler revient. Il arrive à la réprimer mais se fend d’un sourire. Un grand et beau sourire.

« Ça se pourrait, dit-il. Si l’hélicoptère en question n’avait plus que deux gallons d’essence dans le réservoir. »

22

À l’âge de vingt-trois ans, avant qu’elle ne commence à forger la carapace dans laquelle elle s’était enfermée plus tard, Ruth Scapelli avait eu une liaison courte et chaotique avec un propriétaire de bowling pas tout à fait honnête. Elle était tombée enceinte et avait donné naissance à une fille qu’elle avait prénommée Cynthia. C’était à Davenport, dans l’Iowa, sa ville natale, où elle faisait ses études d’infirmière à l’université Kaplan. Elle avait été sidérée de se retrouver mère, et encore plus sidérée que le père de Cynthia soit un quadragénaire mou du ventre avec AIMER POUR VIVRE ET VIVRE POUR AIMER tatoué sur un bras velu. S’il l’avait demandée en mariage (il ne l’avait pas fait), elle aurait refusé avec un frisson de dégoût intérieur. Sa tante Wanda l’avait aidée à élever l’enfant.

Cynthia Scapelli Robinson vit aujourd’hui à San Francisco, avec un mari bien sous tous rapports (pas de tatouages) et deux enfants, le plus grand des deux figurant au tableau d’honneur de son lycée. Son foyer est chaleureux, Cynthia y travaille dur. Car l’atmosphère chez sa tante, où elle avait grandi (et où sa mère avait commencé à se forger cette formidable carapace), était toujours glaciale, pleine de récriminations et de remontrances commençant habituellement par Tu as oublié de. Le climat émotionnel ne descendait généralement pas en dessous de zéro mais montait rarement au-dessus des dix degrés. À son entrée au lycée, Cynthia appelait sa mère par son prénom. Ruth Scapelli ne s’y était jamais opposée ; en fait, elle vivait ça plutôt comme un soulagement. Elle avait raté les noces de sa fille en raison d’obligations professionnelles mais avait envoyé un cadeau de mariage. Un radio-réveil. Aujourd’hui, Cynthia et sa mère s’appellent une ou deux fois par mois et s’envoient occasionnellement des e-mails. Josh a de bons résultats au lycée, il a intégré l’équipe de football, suivi d’une réponse laconique : Tant mieux pour lui. Sa mère n’a jamais vraiment manqué à Cynthia car côté maternel il n’y avait pas grand-chose à manquer.

Ce matin, Cynthia se lève à sept heures, prépare le petit-déjeuner pour son mari et ses deux fils, envoie Hank au travail, envoie les garçons à l’école, puis range le petit-déjeuner et lance le lave-vaisselle. S’ensuit un voyage à la buanderie où elle charge la machine à laver et la met en route. Elle exécute ces tâches matinales sans se dire une seule fois Tu ne dois pas oublier de, sauf que quelque part au fond d’elle, c’est bien ce qu’elle pense, et pensera toujours. Les graines semées dans l’enfance développent de profondes racines.

À neuf heures trente, elle se sert une deuxième tasse de café, allume la télé (elle la regarde rarement mais ça lui tient compagnie) et allume son ordinateur portable pour vérifier si elle a reçu des e-mails autres que les habituelles relances d’Amazon et Urban Outfitters. Ce matin, il y en a un de sa mère, envoyé la veille à 22 :44, c’est-à-dire 20 :44, heure du Pacifique. Elle fronce les sourcils à l’objet du mail, qui tient en un seul mot : Désolée.

Elle l’ouvre. Les battements de son cœur s’emballent en même temps qu’elle lit.

Je suis horrible. Je suis une horrible misérable salope. Personne ne se battra pour moi. C’est ce que je dois faire. Je t’aime.

Je t’aime. Quand est-ce que sa mère lui a dit ça pour la dernière fois ? Cynthia — qui le dit à ses fils au moins quatre fois par jour — ne se rappelle franchement pas. Elle attrape son téléphone en train de charger sur le bar et appelle d’abord sur le portable de sa mère, puis sur la ligne fixe. Elle tombe les deux fois sur le répondeur, bref et direct, de Ruth Scapelli : « Laissez un message. Je vous rappellerai si nécessaire. » Cynthia dit à sa mère de la rappeler sur-le-champ, mais elle a terriblement peur qu’elle n’en soit pas capable. Ni maintenant, ni plus tard, ni même jamais.

Se mordillant les lèvres, elle arpente deux fois la circonférence de sa cuisine ensoleillée puis reprend son téléphone et compose le numéro de l’hôpital Kiner Memorial. Elle se remet à marcher en attendant d’être transférée au Service des Traumatisés du Cerveau. Elle est finalement mise en relation avec un infirmier qui se présente comme étant Steve Halpern. Non, lui dit Halpern, l’infirmière Scapelli n’est pas arrivée, ce qui est étonnant. Elle commence son service à huit heures et, dans le Midwest, il est maintenant onze heures quarante.

« Essayez chez elle, lui conseille-t-il. Elle est peut-être malade, sauf que ça ne lui ressemble pas de ne pas prévenir. »

T’as même pas idée, pense Cynthia. À moins bien sûr que l’infirmier Halpern ait grandi dans un foyer où le mantra était Tu as oublié de.

Elle le remercie (ça, impossible d’oublier, quelle que soit l’angoisse qui l’envahit) et trouve le numéro d’un commissariat de police à trois mille kilomètres de chez elle. Elle décline son identité et expose la situation le plus calmement possible.

« Ma mère habite au 298 Tannenbaum Street. Elle s’appelle Ruth Scapelli. Elle est infirmière-chef à la Clinique des Traumatisés du Cerveau du Kiner Memorial. J’ai reçu un e-mail d’elle ce matin qui me fait penser que… »

Qu’elle est en pleine dépression ? Non. Ça pourrait ne pas suffire pour que la police se déplace. Et puis, ce n’est pas ce qu’elle pense vraiment. Elle prend une profonde inspiration.

« Qui me fait penser qu’elle envisage peut-être de se suicider. »

23

La voiture de patrouille 54 se range dans l’allée du 298 Tannenbaum Street. Les agents de police Amarilis Rosario et Jason Laverty — surnommés Toody et Muldoon car leur numéro de voiture est le même que dans une vieille sitcom policière — descendent et s’approchent de la porte d’entrée. Rosario sonne. Comme personne ne répond, Laverty frappe, fort et distinctement. Toujours pas de réponse. Il essaie d’ouvrir, juste au cas où, et la porte cède. Ils se regardent. C’est un quartier tranquille mais on est quand même en ville, et en ville, la grande majorité des gens ferment leur maison à double tour.

Rosario passe la tête.

« Madame Scapelli ? Agent de police Rosario. Vous voulez bien nous répondre ? »

Pas de réponse.

Son coéquipier intervient :

« Agent Laverty, madame. Votre fille s’inquiète pour vous. Tout va bien ? »

Rien. Laverty hausse les épaules et fait un geste en direction de la porte ouverte.

« Honneur aux dames. »

Rosario entre, détachant la sangle de son arme de service sans même y penser. Laverty suit. Le salon est vide mais la télé est allumée, le son coupé.

« Toody, Toody, j’aime pas ça, dit Rosario. Tu sens l’odeur ? »

Oui, Laverty sent. C’est l’odeur du sang. Ils trouvent la source dans la cuisine, où Ruth Scapelli est allongée par terre à côté d’une chaise renversée. Ses bras sont écartés, comme si elle avait essayé d’amortir sa chute. Ils peuvent voir les profondes entailles qu’elle s’est faites : longues sur les avant-bras, presque jusqu’aux coudes, petites en travers des poignets. Il y a du sang plein le carrelage, et encore plus sur la table où elle s’est assise pour passer à l’acte. Sur le plateau tournant au centre de la table, placé avec un soin grotesque entre la salière et la poivrière et le porte-serviettes en céramique, il y a un couteau de boucher pris sur le bloc en bois près du grille-pain. Le sang est foncé, coagulé. Laverty estime qu’elle est morte depuis douze heures, au moins.

« Peut-être qu’il n’y avait rien de bien à la télé », dit-il.

Rosario lui lance un regard noir et pose un genou près du corps, mais pas trop près pour ne pas tacher son uniforme, sorti du pressing la veille.

« Elle a écrit quelque chose avant de perdre conscience, dit-elle. Tu vois, là, sur le carreau à côté de sa main droite ? Dans son propre sang. C’est quoi, tu crois ? Un 2 ? »

Laverty, les mains sur les genoux, se penche pour regarder de plus près.

« Difficile à dire. Soit un 2, soit un Z. »

BRADY

« Mon garçon est un génie », avait l’habitude de dire Deborah Hartsfield à ses amis. À quoi elle ajoutait avec un sourire triomphant : « C’est pas de la vantardise si c’est la vérité ! »

C’était avant qu’elle se mette sérieusement à boire, quand elle avait encore des amis. À l’époque, elle avait un autre fils, Frankie, mais Frankie n’était pas un génie. Frankie avait des lésions cérébrales. Un soir, quand il avait quatre ans, il était tombé dans l’escalier du sous-sol et il était mort, le cou brisé. C’était du moins l’histoire que Deborah et Brady avaient racontée. La vérité était un peu différente. Un peu plus complexe.

Brady adorait inventer des trucs et un jour, il inventerait quelque chose qui les rendrait tous les deux riches, qui les propulserait Rue de la Facilité. Deborah en était persuadée, et le lui disait souvent. Et Brady le croyait.

Il arrivait tout juste à récolter des B et des C dans la plupart de ses cours, mais en Informatique 1 et 2, c’était le roi des A. À la fin de ses années lycée, la maison des Hartsfield était équipée de toutes sortes de gadgets, certains hautement illégaux — comme les boîtes bleues via lesquelles Brady volait les chaînes câblées de Midwest Vision. Il avait un atelier dans le sous-sol où sa mère s’aventurait rarement ; c’était là qu’il fabriquait ses inventions.

Petit à petit, le doute s’était immiscé. Et le ressentiment, faux jumeau du doute. Ses créations avaient beau être inventives, elles ne rapportaient pas d’argent. Il y avait des types en Californie — Steve Jobs, par exemple — qui se faisaient des couilles en or et changeaient le monde rien qu’en bidouillant dans leur garage, mais Brady ne semblait jamais leur arriver à la cheville.

Son croquis pour le Rolla, par exemple. C’était un aspirateur informatisé prévu pour fonctionner tout seul : il tournait sur un cardan et changeait de direction dès qu’il rencontrait un obstacle. Celui-là avait tout du gagnant, jusqu’à ce que Brady aperçoive un aspirateur Roomba dans la vitrine d’un magasin d’électroménager prout-prout de Lacemaker Lane. Quelqu’un l’avait coiffé au poteau. L’expression Un jour trop tard, moins un dollar lui vint à l’esprit. Il la refoula, mais parfois, le soir, quand il n’arrivait pas à dormir ou qu’une de ses migraines le guettait, elle revenait.

Pourtant, deux de ses inventions — et mineures qui plus est — avaient rendu possible la tuerie au City Center. C’étaient deux télécommandes trafiquées qu’il avait appelées Truc 1 et Truc 2. Truc 1 pouvait faire passer les feux de circulation du rouge au vert et vice-versa. Truc 2 était plus sophistiqué. Il pouvait intercepter et enregistrer les signaux de clés de voitures, permettant ainsi à Brady de déverrouiller lesdits véhicules une fois que leurs propriétaires, qui ne se doutaient de rien, étaient partis. Au début, il avait utilisé Truc 2 comme outil de cambriolage pour fouiller les voitures à la recherche d’argent et d’objets de valeur. Et puis, alors que l’idée de foncer avec une grosse voiture dans une foule de gens prenait vaguement forme dans son esprit (ainsi que le fantasme d’assassiner le Président, ou peut-être une star de cinéma branchouille), il avait utilisé Truc 2 sur la Mercedes d’Olivia Trelawney et découvert qu’elle gardait un double des clés dans la boîte à gants.

Cette voiture-là, il n’y avait pas touché, gardant l’existence du double des clés dans un coin de sa tête pour plus tard. Peu de temps après, tel un message venant des puissances obscures qui régissent l’univers, il avait lu dans le journal qu’une foire au boulot se tiendrait au City Center le dix avril suivant.

Des milliers de personnes étaient attendues.


Après avoir commencé à travailler pour la Cyber Patrouille de Discount Electronix et pu s’acheter des ordis d’occase au rabais, Brady avait branché sept ordinateurs portables, tous des sous-marques, dans son atelier du sous-sol. Il en utilisait rarement plus d’un à la fois mais il aimait l’air que ça donnait à la pièce : comme un décor sorti d’un film de science-fiction ou d’un épisode de Star Trek. Il avait aussi installé un programme de commande vocale, et ce des années avant qu’Apple fasse un tabac avec le logiciel Siri.

Un jour trop tard, moins un dollar.

Ou, dans ce cas précis, quelques millions.

Qui, dans une situation pareille, n’aurait pas envie d’assassiner tout un tas de gens ?

Il en avait eu seulement huit au City Center (sans compter les blessés, certains très grièvement) mais il aurait pu en avoir des milliers à ce concert de rock. Il serait rentré dans l’histoire à tout jamais. Mais avant qu’il ait pu appuyer sur le bouton qui aurait propulsé des billes d’acier en un éventail de mort — à réaction et en perpétuelle expansion — mutilant et décapitant des centaines d’adolescentes prépubères hystériques (sans compter leurs mères en surpoids et surcomplaisantes), quelqu’un lui avait éteint toutes ses lumières.

Ce souvenir-là semblait définitivement oblitéré de sa mémoire, mais pas besoin de se rappeler. Ça ne pouvait être qu’une seule personne : Kermit William Hodges. Comme Olivia Trelawney, Hodges était censé se suicider, c’était le plan. Mais il s’était arrangé pour éviter et le suicide et les explosifs que Brady avait planqués dans sa voiture. Le vieil officier à la retraite — le vieux Off-Ret — s’était pointé au concert et avait contrecarré ses plans quelques secondes seulement avant que Brady ait pu atteindre l’immortalité.

Boum, boum, plus de lumière[18].

Mon ange, mon ange, on s’écrase[19].

La coïncidence est une garce rusée, et il se trouve que Brady a été transporté au Kiner Memorial à bord de l’Unité 23 de la caserne 3. Rob Martin n’était pas présent ce jour-là — à l’époque, il était en voyage en Afghanistan, tous frais payés par le gouvernement américain —, mais Jason Rapsis était le médecin urgentiste à bord, essayant de maintenir Brady en vie alors que l’Unité 23 fonçait vers l’hôpital. S’il avait dû parier sur ses chances de survie, Rapsis aurait dit aucune. Le jeune homme convulsait violemment. Sa fréquence cardiaque était de 175, sa tension artérielle montait et chutait tour à tour. Cependant, il faisait toujours partie du monde des vivants lorsque l’Unité 23 arriva à l’hôpital.

Là-bas, il fut examiné par le Dr Emory Winston, un vieux de la vieille du service rafistolage express de l’hôpital que certains vétérans appelaient le Club Machette-Gâchette du Samedi Soir. Winston alpagua un étudiant en médecine traînant dans les parages et occupé à draguer les infirmières. Il l’invita à procéder à un examen expéditif du nouveau patient. L’étudiant observa une baisse des réflexes, une pupille gauche dilatée et fixe et un signe de Babinski positif à droite.

« Ce qui veut dire ?

— Que ce gars-là souffre d’une lésion cérébrale irréparable, dit l’étudiant. Que c’est plus qu’un légume.

— Très bien, on pourra peut-être faire de vous un médecin. Pronostic ?

— Mort d’ici à demain matin, dit l’étudiant.

— Vous avez probablement raison, dit Winston. J’espère pour lui, car il ne se remettra jamais de ça. Mais nous allons quand même lui faire passer un scanner.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est le protocole, fiston. Et parce que je suis curieux de voir l’étendue des dégâts tant qu’il est encore en vie. »

Il était encore en vie sept heures plus tard lorsque le Dr Annu Singh, habilement assisté du Dr Felix Babineau, procéda à une craniectomie pour évacuer l’important caillot de sang qui compressait le cerveau de Brady, asphyxiant des cellules divinement spécialisées par millions et aggravant la situation minute après minute. Quand l’opération prit fin, Babineau se tourna vers Singh et lui tendit une main gantée mouchetée de sang.

« C’était spectaculaire », dit-il.

Singh serra la main de Babineau, mais accompagna son geste d’un sourire dédaigneux.

« De la routine, dit-il. J’en ai pratiqué des milliers. Enfin… quelques centaines. Ce qui est spectaculaire, c’est la constitution de ce patient. Je n’arrive pas à croire qu’il ait survécu à l’opération. L’état de son pauvre cerveau… » Singh secoua la tête. « Aïe, aïe, aïe.

— Vous savez ce qu’il s’apprêtait à faire, je suppose ?

— Oui, on m’a informé. Terrorisme à grande échelle. Il vivra peut-être un temps, mais il ne sera jamais jugé pour son crime, et ce ne sera pas une grande perte pour le monde quand il partira. »

C’est avec cette pensée à l’esprit que le Dr Babineau commença à administrer à Brady — pas loin de l’état de mort cérébrale — un médicament expérimental qu’il baptisa Cerebellin (quoique seulement dans sa tête ; techniquement, c’était juste un numéro à six chiffres), et ce en plus des protocoles établis d’oxygénation accrue, de diurétiques, anti-convulsifs et stéroïdes. Le médicament expérimental 649558 s’était révélé prometteur sur les animaux, mais en vertu d’une jungle de réglementations bureaucratiques, l’expérimentation sur les êtres humains ne serait pas tentée avant des années. Il avait été développé par un laboratoire de neurologie bolivien, ce qui n’arrangeait rien à l’affaire. Lorsque les essais cliniques sur les humains seraient enfin autorisés (s’ils l’étaient un jour), Babineau, pour peu que sa femme ait gain de cause, vivrait dans un lotissement sécurisé de Floride. À s’y ennuyer à mourir.

Voilà qui était pour lui l’occasion rêvée d’obtenir des résultats tant qu’il était encore activement impliqué dans la recherche en neurologie. Et s’il en obtenait, il n’était pas impossible d’imaginer un prix Nobel de médecine quelque part à l’arrivée. Il n’y avait aucun risque tant qu’il gardait ses résultats pour lui jusqu’à ce que les essais cliniques soient permis. De toute façon, Hartsfield était un meurtrier dégénéré qui ne se réveillerait jamais. Et si par miracle il se réveillait, sa conscience serait au mieux aussi brumeuse que celle des patients à un stade avancé de la maladie d’Alzheimer. Et même ça serait une avancée stupéfiante.

Vous aidez peut-être quelqu’un au bout de la ligne, monsieur Hartsfield, disait-il à son patient comateux. Une cuillerée de bien au lieu d’une pelletée de mal. Et si vous deviez subir des effets secondaires néfastes ? Genre électroencéphalogramme définitivement plat (pas que vous en soyez bien loin), ou même mourir, au lieu de manifester un tant soit peu d’amélioration de vos fonctions cérébrales ?

Pas une grande perte. Ni pour vous, ni pour votre famille, étant donné que vous n’en avez pas.

Et certainement pas pour le monde ; le monde serait ravi de vous voir partir.

Babineau ouvrit un dossier intitulé HARTSFIELD ESSAIS CEREBELLIN sur son ordinateur. En tout, il y avait neuf essais s’étendant sur une période de quatorze mois entre 2010 et 2011. Babineau n’avait constaté aucun changement. Il aurait aussi bien pu donner de l’eau distillée à son cobaye humain.

Il abandonna.


Le cobaye humain en question passa quinze mois dans le noir : un esprit à l’état embryonnaire qui, au cours du seizième mois, se souvint de son nom. Il s’appelait Brady Wilson Hartsfield. Il n’y eut rien d’autre, au début. Pas de passé, pas de présent, pas de lui en dehors des six syllabes de son nom. Et puis, peu avant qu’il n’abandonne et se laisse repartir à la dérive, un autre mot refit surface. C’était le mot contrôle. Ce mot avait eu de l’importance, à une époque, mais il n’arrivait pas à se rappeler laquelle.

Dans sa chambre d’hôpital, où il était allongé dans son lit, ses lèvres hydratées à la glycérine remuèrent et prononcèrent ce mot tout haut. Il était seul ; c’était encore trois semaines avant qu’une infirmière le voie ouvrir les yeux et réclamer sa mère.

« Con… trôle. »

Et les lumières s’allumèrent. Exactement comme dans sa salle d’ordinateurs à la Star Trek quand il les activait par commande vocale du haut de l’escalier du sous-sol.

C’était là qu’il se trouvait : dans son sous-sol de Helm Street, inchangé depuis le jour où il l’avait quitté pour la dernière fois. Il y avait un autre mot qui démarrait une autre fonction, et maintenant qu’il était là, il s’en souvint également. Parce que c’était un bon mot.

« Chaos ! »

Dans son esprit, il le clama tel Moïse sur le mont Sinaï. Dans son lit d’hôpital, ce fut un coassement chuchoté. Mais ça fonctionna, car sa rangée d’ordinateurs portables se réveilla. Sur chacun des écrans apparurent les nombres 20… puis 19… puis 18…

Qu’est-ce que c’est que ça ? Pour l’amour du ciel, qu’est-ce que c’est ?

Durant un instant de panique, il ne put se souvenir. Tout ce qu’il savait, c’est que si le compte à rebours qu’il voyait défiler sur les sept écrans atteignait zéro, les ordinateurs planteraient. Il perdrait leur contenu, cette salle, et le mince filet de conscience qu’il avait réussi à retrouver. Il serait enterré vivant dans les ténèbres de sa propre têt…

C’était ça le mot ! Le mot exact !

« Ténèbres ! »

Il le cria de toutes ses forces… du moins intérieurement. Au-dehors, c’était ce même coassement murmuré par des cordes vocales restées trop longtemps inutilisées. Son pouls, sa respiration, sa tension, tout avait commencé à s’accélérer. L’infirmière-chef Becky Helmington ne tarderait pas à s’en apercevoir et venir vérifier, se dépêchant mais sans courir tout à fait.

Dans l’atelier de Brady, le compte à rebours s’arrêta à 14 et une photo s’ouvrit sur chaque écran. Il fut un temps où ces ordinateurs (maintenant stockés dans la salle des pièces à conviction caverneuse d’un commissariat de police et étiquetés de A à G) démarraient en affichant des photos d’un film intitulé La Horde sauvage. Là, cependant, c’était des photos de sa vie que Brady voyait.

Sur l’écran 1, il y avait son frère Frankie, qui s’était étranglé avec un morceau de pomme et avait lui aussi souffert de lésions cérébrales, et qui plus tard était tombé dans l’escalier du sous-sol (aidé du pied de son grand frère).

Sur l’écran 2, il y avait Deborah elle-même. Elle était vêtue d’une robe moulante blanche dont Brady se souvint aussitôt. Elle m’appelait mon lapin, pensa-t-il, et quand elle m’embrassait, sa bouche était toujours un peu humide et ça me filait la trique. Quand j’étais petit, elle appelait ça le bâton. Des fois, quand je prenais le bain, elle me le frottait avec un gant de toilette mouillé et chaud et me demandait si c’était bon.

Sur l’écran 3, il y avait Truc 1 et Truc 2, des inventions qui avaient véritablement marché.

Sur l’écran 4, il y avait la grosse Mercedes grise de Mme Trelawney, capot enfoncé et calandre dégoulinante de sang.

Sur l’écran 5, il y avait un fauteuil roulant. Pendant un instant, la pertinence de cette image lui échappa, et puis ça fit tilt. C’était comme ça qu’il était entré dans l’Auditorium Mingo le soir du concert des ’Round Here. Personne ne soupçonnait un pauvre handicapé en fauteuil roulant.

Sur l’écran 6, il y avait un beau jeune homme souriant. Brady ne se rappela pas son nom, du moins sur le moment, mais il savait qui était ce jeune homme : le nègre tondeur de pelouse du vieux Off-Ret.

Et sur l’écran 7, il y avait Hodges lui-même, un borsalino incliné avec style sur un œil et le sourire aux lèvres. Je t’ai eu, Brady, disait ce sourire. Je t’ai fracassé le crâne avec mon casse-tête et te voilà maintenant allongé dans un lit d’hôpital, et quand te lèveras-tu pour marcher ? Jamais, je dirais.

Enfoiré de Hodges qui avait tout gâché.


Ces sept photos furent l’armature autour de laquelle Brady commença à reconstruire son identité. Alors qu’il s’y attelait, les murs de son sous-sol — sa cachette, son refuge contre un monde stupide et indifférent — s’effacèrent peu à peu. Il entendait d’autres voix derrière les murs et il comprit que certaines étaient celles d’infirmiers, certaines de médecins et d’autres — peut-être — de représentants de la loi venant s’assurer qu’il n’était pas en train de jouer la comédie. Il la jouait, et il ne la jouait pas. La vérité, comme celle qui entourait la mort de Frankie, était complexe.

Au début, il ouvrit les yeux seulement quand il était certain d’être seul, et il ne le fit que rarement. Il n’y avait pas grand-chose à regarder dans sa chambre. Mais tôt ou tard, il devrait se réveiller complètement, et lorsque cela arriverait, personne ne devrait savoir qu’il pouvait penser, alors qu’en fait il pensait plus clairement chaque jour. S’ils savaient, ils le traîneraient en justice.

Brady ne voulait pas passer en justice.

Pas quand il se pouvait qu’il ait encore des choses à faire.


Une semaine avant que Brady parle à l’infirmière Norma Wilmer, il ouvrit les yeux au beau milieu de la nuit et regarda le flacon de solution physiologique suspendu à la potence près de son lit. Par ennui, il leva la main pour le toucher, peut-être même le faire tomber par terre. Il n’y parvint pas mais le flacon se balança sur son crochet avant que Brady ne se rende compte que ses deux mains étaient toujours posées sur le couvre-lit, les doigts légèrement recroquevillés en raison de l’atrophie musculaire que la rééducation pouvait retarder mais pas stopper — pas quand le patient dormait du profond sommeil de l’onde delta.

C’est moi qui ai fait ça ?

Il essaya à nouveau et ses mains ne bougèrent pas davantage (bien que la gauche, sa main dominante, tremblât un peu), mais il sentit sa paume toucher le flacon de solution saline et le remettre en mouvement.

Intéressant, pensa-t-il, puis il se rendormit. Ce fut sa première vraie nuit de sommeil depuis que Hodges (ou peut-être était-ce son nègre) l’avait cloué dans ce foutu lit d’hôpital.


Les nuits suivantes — tard, quand il était sûr que personne n’entrerait et ne le verrait —, Brady faisait des expériences avec sa main fantôme. Souvent, ça lui faisait penser à un vieux camarade de lycée appelé Henry « Le Crochet » Crosby qui avait perdu sa main droite dans un accident de voiture. Il avait une prothèse — une pâle imitation qu’il portait avec un gant — mais il venait parfois au lycée avec un crochet en acier inoxydable à la place. Henry affirmait qu’il était plus facile d’attraper les choses avec le crochet et, en bonus, ça dégoûtait les filles quand il se glissait derrière elles et leur caressait un mollet ou un bras dénudé avec. Un jour, bien qu’il eût perdu sa main il y avait de cela sept ans, il avait dit à Brady qu’elle le démangeait parfois, ou le picotait comme si elle s’était engourdie et qu’elle était en train de se réveiller. Il lui montra son moignon, rose et lisse. « Quand j’ai des fourmis comme ça, je jurerais que je peux me gratter la tête avec. »

Maintenant, Brady savait exactement ce que ressentait Henry Le Crochet… sauf que lui, Brady, pouvait se gratter la tête avec sa main fantôme. Il avait essayé. Il avait également découvert qu’il pouvait faire s’entrechoquer les lames du store vénitien que les infirmières baissaient pour la nuit. La fenêtre était trop loin de son lit pour l’atteindre mais avec sa main fantôme, il y arrivait quand même. Quelqu’un avait posé un bouquet de fausses fleurs sur sa table de chevet (il apprit par la suite que c’était l’infirmière-chef Becky Helmington, la seule personne ici à le traiter avec un minimum de gentillesse) et il pouvait faire aller et venir le vase comme qui rigole.

Il se souvint non sans mal — sa mémoire était pleine de trous — du mot pour désigner ce genre de phénomène : télékinésie. La faculté de déplacer des objets par la force de l’esprit. Seulement, le moindre effort de concentration lui provoquait de violents maux de tête, et son esprit ne semblait pas vraiment être aux commandes. C’était sa main, sa main gauche dominante, sauf que celle qui reposait doigts écartés sur le couvre-lit ne bougeait jamais.

Plutôt dingue. Il était sûr que Babineau, le médecin qui venait le voir le plus souvent (du moins avant : ces derniers temps, il semblait s’être désintéressé de lui) serait aux anges, mais c’était un talent que Brady avait l’intention de garder pour lui.

Ça pourrait lui être utile par la suite mais il en doutait. Remuer les oreilles aussi était un talent, mais sans grande utilité apparente. Oui, il pouvait faire bouger les flacons sur le pied à perfusion, et agiter les stores, et renverser une photo ; il pouvait faire onduler les couvertures, comme si un gros poisson nageait en dessous. Parfois, quand un infirmier ou une infirmière était dans la chambre, il s’amusait à les surprendre avec un de ces tours. Mais il semblait que c’était tout ce que son nouveau don lui permettait de faire. Il avait essayé, en vain, d’allumer la télé suspendue au-dessus de son lit, et il avait essayé, toujours en vain, d’ouvrir la porte de sa salle de bains. Il arrivait à attraper la poignée chromée — il sentait sa dureté froide lorsqu’il refermait les doigts dessus — mais la porte était trop lourde et sa main fantôme trop faible. Du moins pour l’instant. Il avait dans l’idée que s’il continuait à s’entraîner, elle deviendrait plus forte.

Il faut que je me réveille, pensa-t-il, ne serait-ce que pour avoir un peu d’aspirine pour cette putain de migraine interminable, et aussi pour manger de la vraie bouffe. Même un bol de crème anglaise d’hôpital serait un régal. Bientôt. Peut-être demain.

Mais il ne se réveilla pas. Car le lendemain, il découvrit que la télékinésie n’était pas le seul nouveau pouvoir qu’il avait ramené de Dieu sait où.


L’infirmière qui venait presque tous les après-midi vérifier ses signes vitaux et presque tous les soirs le préparer pour la nuit (on ne pouvait pas dire pour le mettre au lit vu qu’il était toujours au lit) était une jeune femme du nom de Sadie MacDonald. Elle était brune et jolie dans le style fade et sans maquillage. Brady l’avait observée à travers ses yeux mi-clos, tout comme il avait observé tous ses visiteurs depuis qu’il avait traversé le mur du sous-sol où il avait pour la première fois repris connaissance.

On aurait dit qu’elle avait peur de lui, mais il avait fini par réaliser que ça ne le rendait en rien spécial, car l’infirmière MacDonald avait peur de tout le monde. C’était le genre de femme qui s’enfuyait au lieu de marcher. Si quelqu’un entrait dans la Chambre 217 pendant qu’elle s’acquittait de ses tâches — l’infirmière-chef Becky Helmington, par exemple —, Sadie avait tendance à se faire toute petite dans un coin. Le Dr Babineau la terrifiait. Quand elle était forcée de se retrouver dans la pièce avec lui, Brady pouvait presque sentir le goût de sa peur.

Et il se rendit compte que la formule n’était peut-être pas si exagérée que ça.


Le lendemain du jour où Brady s’endormit en pensant à de la crème anglaise, Sadie MacDonald entra dans la Chambre 217 à quinze heures quinze, vérifia l’écran au-dessus de la tête du lit et nota des chiffres sur le porte-bloc accroché au pied du lit. Ensuite, elle vérifierait les flacons sur le pied à perfusion et irait chercher des oreillers propres dans le placard. Elle lui soulèverait la tête d’une main — elle était petite mais elle avait de la force dans les bras — et remplacerait les vieux oreillers par les neufs. Ça aurait pu être en fait un travail d’aide-soignant, mais Brady avait dans l’idée que MacDonald se trouvait en bas de la hiérarchie hospitalière. L’infirmière au bas du totem, pour ainsi dire.

Il avait décidé d’ouvrir les yeux et de lui parler au moment où elle finirait de changer ses oreillers, quand leurs visages seraient le plus proches. Ça lui ferait peur, et Brady aimait faire peur aux gens. Beaucoup de choses avaient changé dans sa vie, mais pas ça. Peut-être même qu’elle crierait, comme l’avait fait une autre infirmière quand il avait fait onduler son couvre-lit.

Sauf qu’en allant vers le placard, MacDonald s’arrêta devant la fenêtre. Il n’y avait rien à voir en face hormis le parking couvert, pourtant elle resta debout là pendant une minute… puis deux… puis trois. Pourquoi ? Qu’y a-t-il de si fascinant dans un putain de mur de briques ?

Sauf qu’il n’y avait pas que des briques, réalisa Brady en regardant dehors avec elle. Il y avait de longues ouvertures à chaque niveau, et lorsque les voitures montaient la rampe d’accès, le soleil se reflétait brièvement sur leur pare-brise.

Reflet. Reflet. Et encore reflet.

Bon sang, mais c’est moi qui suis censé être dans le coma, non ? C’est comme si elle faisait une espèce de synco…

Mais attends. Attends une petite minute.

En regardant dehors avec elle ? Comment est-ce que je peux regarder dehors avec elle alors que je suis allongé dans ce lit ?

Il y eut une camionnette rouillée. Suivie d’une Jaguar, sans doute un toubib friqué, et Brady comprit qu’il n’était pas en train de regarder avec elle mais de regarder par elle. C’était comme contempler le paysage par la vitre passager alors que quelqu’un d’autre conduisait.

Et oui, Sadie MacDonald faisait bien une syncope, si légère qu’elle n’avait probablement même pas conscience de ce qui lui arrivait. C’était les flashs de lumière qui l’avaient causée. Le reflet du soleil sur le pare-brise des voitures qui montaient. Dès qu’il y aurait une accalmie dans le trafic sur la rampe d’accès, ou que l’angle du soleil se modifierait un peu, elle en sortirait et se remettrait au travail. Elle en sortirait sans même savoir qu’elle en avait fait une.

Brady le savait.

Il le savait car il était en elle.

Il s’enfonça un peu plus et constata qu’il pouvait voir ses pensées. C’était incroyable. Il les voyait passer en clignotant dans un sens et dans l’autre, çà et là, en haut et en bas, se croisant parfois dans un flux vert foncé qui était — peut-être, il faudrait qu’il y réfléchisse, et très attentivement, pour s’en assurer — l’essence même de sa conscience. Son essentiELLE. Il essaya de s’enfoncer plus profondément afin d’identifier certaines de ces pensées-poissons, mais bon Dieu, elles filaient tellement vite ! Et pourtant…

Quelque chose à propos des muffins qu’elle avait à la maison…

Quelque chose à propos d’un chat qu’elle avait vu dans la vitrine d’une animalerie : noir et blanc avec une mignonne collerette blanche…

Quelque chose à propos… de cailloux ? C’était bien des cailloux ?

Quelque chose à propos de son père… et ce poisson-là était rouge, la couleur de la colère. Ou de la honte. Ou des deux.

Alors qu’elle se détournait de la fenêtre et se dirigeait vers le placard, Brady ressentit une seconde de vertige. L’étourdissement passa, et il se retrouva à nouveau en lui-même, à regarder par ses propres yeux. Elle l’avait éjecté sans même savoir qu’il était là.

Quand elle le souleva pour lui placer deux oreillers en mousse avec des taies toutes propres sous la tête, Brady garda le regard fixe sous ses paupières à demi fermées. Il ne parla pas, en fin de compte.

Il avait vraiment besoin de réfléchir à tout ça.


Les quatre jours suivants, Brady tenta à plusieurs reprises d’entrer dans la tête de ceux qui franchissaient le seuil de sa chambre. Il connut un bref succès une fois seulement, avec un jeune agent d’entretien venu passer la serpillière. Le gosse n’était pas mongol (le mot qu’utilisait sa mère pour qualifier les gens atteints de trisomie 21) mais c’était pas non plus un candidat pour Mensa. Il regardait les bandes humides et brillantes laissées par sa serpillière, les observant s’estomper une à une, et cela suffit à ouvrir le passage. Brady fit une visite éclair et inintéressante. Le gosse était en train de se demander s’il y aurait des tacos à la cafète ce soir… la belle affaire.

Puis le vertige, l’impression de basculer. Le gosse l’avait recraché comme un pépin de pastèque sans jamais ralentir le mouvement de pendule de sa serpillière.

Avec les autres personnes qui entraient de temps en temps dans sa chambre, il ne connut aucun succès, et ces échecs étaient bien plus frustrants que de ne pas pouvoir se gratter le visage quand ça le démangeait. Brady avait procédé à un inventaire de lui-même et ce qu’il avait découvert était consternant. Sa tête en proie à de constantes migraines était posée sur un corps squelettique. Il pouvait bouger, il n’était pas paralysé, mais ses muscles s’étaient atrophiés et déplacer sa jambe ne serait-ce que de cinq ou six centimètres d’un côté ou de l’autre demandait un effort surhumain. S’être retrouvé dans le corps de l’infirmière MacDonald, en revanche, lui avait fait l’effet de chevaucher un tapis volant.

Mais s’il avait pu entrer en elle, c’était seulement parce que MacDonald avait fait une sorte de syncope. Rien de grave, juste assez pour entrouvrir une porte. Les autres semblaient disposer de défenses naturelles. Il n’avait même pas été foutu de rester plus de quelques secondes à l’intérieur du pousse-serpillière, et si cette espèce d’attardé était un nain, il s’appellerait Simplet.

Ce qui lui rappela une blague. Un étranger à New York demande à un beatnik : « Comment on arrive à Carnegie Hall ? » Et le beatnik lui répond : « Avec de l’entraînement, mec, avec de l’entraînement. »

C’est ce que je dois faire, pensa Brady. M’entraîner pour devenir plus fort. Parce que Kermit William Hodges est dehors quelque part par là et que le vieux Off-Ret croit qu’il a gagné. Je ne peux pas tolérer ça. Je ne le tolérerai pas.

Et c’est ainsi qu’en cette soirée pluvieuse de mi-novembre 2011, Brady ouvrit les yeux, dit qu’il avait mal à la tête et réclama sa mère. Il n’y eut aucun hurlement. C’était le soir de repos de Sadie MacDonald et Norma Wilmer, l’infirmière de garde ce soir-là, était plus endurcie. Elle poussa néanmoins un petit cri de surprise et courut voir si le Dr Babineau était toujours dans le salon des médecins.

Brady pensa, Voici le premier jour du reste de ma vie.

Brady pensa, Entraînement, mec, entraînement.

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