BLACKISH

1

Bien que Hodges ait officiellement fait de Holly son associée à part entière à Finders Keepers — et qu’il y ait un bureau disponible (petit mais avec vue sur la rue) —, elle a décidé d’élire domicile à la réception. Elle est assise là, devant son écran d’ordinateur, quand Hodges arrive à onze heures moins le quart. Et même si elle se hâte de glisser quelque chose dans le grand tiroir au-dessus de ses genoux, l’odorat de Hodges est toujours en bon état de marche (pas comme certain matériel défectueux plus au sud) et il perçoit l’odeur typique d’un Twinkie à demi mangé.

« Quoi de neuf, Hollyberry ?

— Tu tiens ça de Jerome et tu sais que je déteste. Appelle-moi Hollyberry une fois de plus et je me prends une semaine pour aller voir ma mère. Elle arrête pas de me tanner pour que j’aille lui rendre visite. »

Mais bien sûr, pense Hodges. Tu peux pas la supporter, et en plus, t’es sur une piste, ma chère. Aussi accro qu’une fumeuse de crack.

« Désolé, désolé. » Il regarde par-dessus son épaule et voit un article du Bloomberg Business daté d’avril 2014. Le journal titre LE ZAPPIT ZAPPÉ. « Ouais, l’entreprise a foiré et jeté l’éponge. Je croyais te l’avoir dit hier.

— Oui, je sais. Mais ce qui m’intéresse, ce sont les stocks.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Des milliers de Zappit invendus, peut-être des dizaines de milliers. Je voulais savoir ce qu’ils en ont fait.

— Et t’as trouvé ?

— Pas encore.

— Peut-être qu’ils ont été envoyés aux enfants pauvres de Chine, avec tous les légumes que je refusais de manger quand j’étais petit.

— Les enfants qui meurent de faim, ça n’a rien de drôle, dit-elle avec un air sévère.

— Non, bien sûr que non. »

Hodges se redresse. Sur le chemin du retour, il a acheté les antidouleurs prescrits par le Dr Stamos — du lourd, mais pas aussi lourd que les trucs qu’il devra bientôt prendre — et il se sent presque bien. La faim commence même à le tenailler, un changement qui est le bienvenu.

« Ils ont probablement été détruits, dit-il. Je crois que c’est ce qu’ils font avec les livres de poche invendus.

– Ça fait beaucoup de stock à détruire, quand on pense que ces bidules sont bourrés de jeux vidéo et qu’ils fonctionnent encore. C’était du haut de gamme, ces Commander, ils avaient même la Wifi. Maintenant, dis-moi pour tes examens. »

Hodges réussit un sourire, qu’il espère à la fois modeste et heureux.

« Pas trop mal, à vrai dire. C’est un ulcère, mais juste un petit. J’ai une tonne de médocs à prendre et il faut que je surveille mon alimentation. Le Dr Stamos dit qu’en suivant un régime adapté, ça devrait guérir tout seul. »

Elle lui retourne un sourire radieux qui conforte Hodges dans son scandaleux mensonge. Bien entendu, il se sent aussi comme une merde de chien sous une vieille chaussure.

« Dieu merci ! Tu vas faire comme il te dit, hein ?

— Et comment ! »

Une grosse merde de chien ; toute la nourriture insipide du monde ne le guérira pas du mal qui le ronge. Hodges n’est pas un lâche et, en d’autres circonstances, il serait dans le cabinet du gastroentérologue Henry Yip à l’heure qu’il est, peu importent ses faibles chances de vaincre un cancer du pancréas. Mais voilà, le message qu’il a reçu sur le site du Parapluie Bleu a changé la donne.

« Eh bien, tant mieux. Parce que je ne sais pas ce que je ferais sans toi, Bill. Je sais pas du tout.

— Holly…

— En fait si, je sais. Je retournerais chez ma mère. Et ça serait pas bon pour moi. »

Sans déconner, se dit Hodges. La première fois que je t’ai vue, pour l’enterrement de ta tante Elizabeth, c’est tout juste si ta mère te traînait pas comme un chien en laisse. Fais ça, Holly, fais ci, Holly, et pour l’amour du ciel, Holly, surtout ne fais rien d’embarrassant.

« Maintenant, raconte, dit Holly. Raconte-moi ce qu’il y a de nouveau. Raconte raconte raconte !

— Donne-moi quinze minutes et je te dirai tout. En attendant, vois si tu peux trouver ce qui est arrivé à tous ces Commander. C’est peut-être pas important mais qui sait.

— OK. Bill, c’est merveilleux pour tes examens.

— Ouais. »

Il va dans son bureau. Holly pivote sur son fauteuil pour regarder un instant dans sa direction car ça ne lui ressemble pas de fermer la porte derrière lui. Mais bon, ce n’est pas totalement incongru non plus. Elle retourne à son ordinateur.

2

« Il en a pas fini avec vous », répète Holly d’une voix douce.

Elle repose son burger végétarien à demi mangé sur son assiette en carton. Hodges a déjà démoli le sien, parlant entre chaque bouchée. Il ne mentionne pas le réveil douloureux en plein milieu de la nuit ; dans sa version, il avait découvert le message en se levant pour aller surfer sur le Net parce qu’il n’arrivait pas à dormir.

« C’est ce qu’il y avait d’écrit, oui.

— De Z-Boy…

— Ouaip. On dirait l’acolyte d’un super-héros, tu trouves pas ? Suivez les aventures de Z-Man et Z-Boy protégeant du crime les rues de Gotham City !

— C’est Batman et Robin qui patrouillent les rues de Gotham City.

— Je sais, merci. Je lisais Batman que t’étais pas encore née. C’était pour la blague. »

Elle reprend son burger végétarien, en extrait un bout de laitue, et le repose.

« C’était quand la dernière fois que tu es allé voir Brady Hartsfield ? »

En plein dans le vif du sujet, se dit Hodges, admiratif. Ça, c’est ma Holly.

« J’y suis allé juste après l’histoire avec la famille Saubers, et une dernière fois un peu plus tard. Au milieu de l’été, je dirais. Et puis toi et Jerome m’avez fait comprendre qu’il fallait que j’arrête. Alors j’ai arrêté.

— On a fait ça pour ton bien.

— Je sais, Holly. Mange ton burger. »

Elle en prend une bouchée, essuie de la mayo au coin de sa bouche et demande à Hodges comment Hartsfield lui a paru lors de sa dernière visite.

« Toujours le même… Assis dans son fauteuil à regarder le parking couvert. Je parle, je pose des questions, il en lâche pas une. Il mérite l’Oscar des traumatisés du cerveau, pas de doute là-dessus. Mais il y a des rumeurs qui courent à son sujet. Certains disent qu’il a des pouvoirs de télékinésie. Qu’il peut ouvrir et fermer l’eau dans sa salle de bains et qu’il le fait parfois pour faire peur au personnel. Pour moi, c’est des conneries, mais quand Becky Helmington était encore infirmière-chef, elle disait avoir vu des trucs plusieurs fois — les stores qui claquent, la télé qui s’allume toute seule, les flacons qui se balancent sur le pied à perfusion. Et elle est ce que j’appellerais un témoin crédible. Je sais que c’est difficile à croire…

— Pas tant que ça. La télékinésie, appelée parfois psychokinésie, est un phénomène bien documenté. Toi, tu n’as jamais rien vu de tel pendant tes visites ?

— Eh bien… » Il s’interrompt, se remémorant. « Si, lors de mon avant-dernière visite. Il y avait une photo sur sa table de chevet — de lui et sa mère bras dessus, bras dessous et joue contre joue. En vacances quelque part. Il y avait la même en grand format dans la maison de Helm Street. Tu t’en souviens peut-être.

— Bien sûr que je m’en souviens. Je me souviens de tout ce qu’on a vu dans cette maison, y compris de certaines photos d’elle affriolantes qu’il avait sur son ordinateur. » Elle croise les bras sur sa petite poitrine et fait une moue de dégoût. « Ils avaient une relation très malsaine.

— M’en parle pas. Je sais pas s’il a jamais vraiment couché avec elle…

— Beurk !

— … mais je pense qu’il devait en avoir envie, et on sait qu’à tout le moins elle entretenait ses fantasmes. Bref, j’ai pris la photo et j’ai commencé à dire du mal de sa mère, j’essayais de l’énerver, de le faire réagir. Parce qu’il est , Holly, je veux dire bien présent. Il reste le cul posé sur son fauteuil mais à l’intérieur, c’est la même guêpe humaine qui a assassiné ces gens au City Center et essayé d’en tuer beaucoup plus à l’Auditorium Mingo.

— Et il se servait du Parapluie Bleu de Debbie pour discuter avec toi, ne l’oublie pas.

— Après la nuit dernière, je risque pas.

— Termine ton histoire.

— Pendant à peine une seconde, il a cessé de regarder par la fenêtre. Ses yeux… ils ont roulé dans leurs orbites et il m’a regardé, moi. Tous les poils de ma nuque se sont dressés au garde-à-vous et il y avait comme… je sais pas… de l’électricité dans l’air. » Hodges se force à raconter la suite. C’est comme pousser un énorme rocher en haut d’une montagne. « J’ai arrêté de vraiment sales types quand j’étais chez les flics, des criminels de la pire espèce — il y a eu une mère qui a tué son garçon de trois ans pour toucher l’assurance qui valait pas un kopeck —, mais je n’ai jamais senti la présence du mal chez eux une fois qu’ils se faisaient prendre. C’est comme si le mal était une espèce de vautour qui s’envole dès que ces bourriques se retrouvent derrière les barreaux. Mais je l’ai senti ce jour-là, Holly. Vraiment. Je l’ai senti chez Brady Hartsfield.

— Je te crois, dit-elle d’une voix à peine plus haute qu’un murmure.

— Et il avait un Zappit. C’est le lien que j’essayais d’établir. Si c’est un lien et pas simplement une coïncidence. Il y avait un type, je connais pas son nom, tout le monde l’appelait Bibli Al, qui faisait le tour de l’hôpital en distribuant des Zappit, des Kindle et des livres de poche aux patients. Je sais pas si Al était agent hospitalier ou bénévole. Qui sait, peut-être que c’était juste un des concierges, qui aidait gentiment pendant son temps libre. Je pense que la seule raison pour laquelle j’ai pas fait tout de suite le rapprochement, c’est parce que le Zappit qu’on a trouvé chez Mme Ellerton était rose. Celui de Brady était bleu.

— Comment ce qui est arrivé à Janice Ellerton et sa fille peut-il avoir un rapport avec Brady ? À moins que… est-ce que des phénomènes télékinésiques ont été signalés en dehors de sa chambre ? Y a t-il eu des rumeurs là-dessus ?

— Non, mais à peu près au moment où l’affaire Saubers s’est terminée, une infirmière s’est suicidée à la clinique des traumas. Elle s’est tailladé les poignets, dans les toilettes au bout du couloir où se trouve la chambre de Hartsfield. Elle s’appelait Sadie MacDonald.

— Est-ce que tu penses que… »

Elle tripote à nouveau son burger, découpant de petits bouts de laitue et les laissant retomber dans son assiette. Attendant qu’il réponde.

« Termine ta phrase, Holly. Je vais pas le faire pour toi.

— Tu penses que d’une manière ou d’une autre, Brady l’aurait poussée à se suicider ? Je ne vois pas comment c’est possible.

— Moi non plus, mais on sait que Brady a une fascination pour le suicide.

— Cette Sadie McDonald… est-ce que par hasard elle avait un de ces Zappit ?

— Dieu seul le sait.

— Comment… comment s’est-elle… »

Cette fois il l’aide.

« Avec un scalpel qu’elle avait chipé dans une salle d’opération. Je le tiens de l’assistante du légiste. Je lui ai glissé un bon d’achat pour DeMasio’s, le resto italien. »

Holly continue à faire des confettis de salade. Dans son assiette, ça commence à ressembler à une fête d’anniversaire de lutin. Ça rend Hodges un peu dingue, mais il la laisse faire. Elle se prépare à dire quelque chose. Et finit par le dire.

« Tu vas aller voir Hartsfield.

— Ouaip.

— Tu penses vraiment que tu pourras en tirer quelque chose ? C’est pas faute d’avoir essayé.

— J’en sais un peu plus à présent. »

Mais que sait-il vraiment au juste ? Il n’est même pas sûr de ce qu’il soupçonne. Peut-être que Hartsfield n’est pas une guêpe humaine, après tout. Peut-être que c’est une araignée et que la Chambre 217 du Bocal est le centre de sa toile, qu’il continue de tisser.

Ou peut-être que ce ne sont que des coïncidences. Peut-être que le cancer est déjà en train d’attaquer mon cerveau et de disséminer tout un tas d’idées paranoïaques.

C’est ce que penserait Pete. Et sa coéquipière — difficile de l’appeler autrement que Miss Jolis Yeux Gris maintenant que Holly lui a mis ça dans la tête — ne se gênerait pas pour le dire tout haut.

Hodges se lève.

« C’est maintenant ou jamais. »

Elle lâche son burger sur le tas de laitue déchiquetée pour pouvoir l’attraper par le bras.

« Sois prudent.

— Promis.

— Surveille tes pensées. Je sais que ça a l’air dingue dit comme ça, mais je suis dingue, du moins ça peut m’arriver, alors je dis ce que je veux. Si jamais tu songes à… eh bien, te faire du mal… appelle-moi. Appelle-moi immédiatement.

— OK. »

Elle croise les bras et s’attrape les épaules — ce vieux tic nerveux qu’il voit moins souvent à présent.

« J’aimerais que Jerome soit là. »

Jerome est en Arizona ; il a décidé d’interrompre ses études le temps d’un semestre pour construire des maisons avec Habitat for Humanity. Un jour que Hodges avait utilisé l’expression étoffer son CV en référence au bénévolat de Jerome, Holly s’était fâchée et lui avait dit que Jerome faisait ça parce que c’était quelqu’un de bien. Sur ce point, Hodges ne peut qu’être d’accord — Jerome est réellement quelqu’un de bien.

« T’inquiète. Ça va bien se passer. Et c’est probablement rien. On est comme des gosses qui croient que la maison vide au coin de la rue est hantée. Si on en parlait à Pete, il nous ferait interner tous les deux. »

Holly, qui s’est déjà fait interner (deux fois), croit vraiment que certaines maisons vides peuvent être hantées. Elle ôte une petite main dépourvue de bagues d’une épaule juste le temps de lui reprendre le bras, par la manche de son manteau cette fois.

« Appelle-moi quand tu es là-bas, et appelle-moi quand tu pars. Oublie pas sinon je vais m’inquiéter et je pourrai pas t’appeler parce que…

— Les portables ne sont pas autorisés dans le Bocal, oui, je sais. Je le ferai, Holly. En attendant, j’aimerais que tu fasses deux petites choses pour moi. » Il voit sa main se tendre vers un carnet et secoue la tête. « Non, pas besoin de noter. C’est facile. Premièrement, va sur eBay ou n’importe quel autre site où tu peux acheter des produits que l’on ne vend plus au détail et commande un Zappit Commander. Tu peux faire ça ?

— Sans problème. Et l’autre truc ?

— Sunrise Solutions a racheté Zappit puis a fait faillite. En cas de faillite, il y a toujours un fiduciaire. C’est lui qui engage avocats, comptables et liquidateurs pour aider à soutirer jusqu’au dernier centime à la compagnie. Obtiens un nom et j’appellerai aujourd’hui ou demain. Je veux savoir ce qui est arrivé à tous ces Zappit invendus, parce que quelqu’un en a donné un à Janice Ellerton bien après que les deux compagnies ont déposé le bilan. »

Holly s’illumine.

« C’est une idée toufument géniale ! »

Non, pas géniale, juste du boulot de flic, pense-t-il. J’ai beau être en phase terminale, j’ai encore du métier et c’est quelque chose.

C’est quelque chose de chouette.

3

Alors qu’il quitte le Turner Building et se dirige vers l’arrêt de bus (pour traverser la ville, il a plus vite fait de prendre le 5 que d’aller chercher sa Prius), Hodges est profondément préoccupé. Il est en train de réfléchir à comment aborder Brady — comment le faire craquer. Il était champion pour ça en salle d’interrogatoire quand il était en poste, il y a donc forcément un moyen. Auparavant, il allait juste voir Brady pour le provoquer et confirmer son instinct qui lui disait que Brady simulait son état semi-catatonique. Aujourd’hui, il a de véritables questions à lui poser et il doit exister un moyen d’obtenir des réponses.

Il faut que je titille l’araignée, se dit-il.

Interférant avec ses efforts pour planifier la confrontation à venir surgissent des pensées sur le diagnostic qu’il vient d’apprendre, et les peurs inévitables qui l’accompagnent. Peur de la mort, bien sûr. Mais aussi peur de la souffrance qui l’attend au bout de la route, et du moment fatidique où il devra informer ceux qui doivent savoir. Corinne et Allie seront chamboulées par la nouvelle mais dans l’ensemble, ça ira. Pareil pour la famille Robinson, même s’il sait que ce sera dur à encaisser pour Jerome et sa petite sœur Barbara (plus si petite que ça, elle aura seize ans dans quelques mois). Non, c’est surtout pour Holly qu’il s’inquiète. Elle n’est pas folle, malgré ce qu’elle a pu dire au bureau, mais elle est fragile. Très fragile. Elle a fait deux dépressions par le passé, une au lycée et une vers la vingtaine. Elle est plus forte aujourd’hui, mais ses principaux soutiens ces dernières années ont été Hodges et la petite agence qu’ils dirigent ensemble. Si elle n’a plus ce repère-là, elle risque de rechuter. Il ne faut pas qu’il se fasse d’illusions.

Je ne la laisserai pas craquer, se dit Hodges. Il marche la tête basse et les mains enfoncées dans les poches, soufflant de la vapeur blanche. Je ne le permettrai pas.

Plongé dans ses pensées, il rate la Chevrolet badigeonnée d’apprêt pour la troisième fois en deux jours. Elle est garée au bout de la rue, le long du trottoir opposé à l’immeuble où Holly est en train de rechercher activement le fiduciaire en charge de la faillite de Sunrise Solutions. Debout à côté de la voiture se tient un homme âgé en vieille parka de surplus militaire rafistolée avec du ruban adhésif. Il regarde Hodges monter dans le bus, puis sort un téléphone portable de la poche intérieure de son manteau et passe un coup de fil.

4

Holly regarde son patron — qui se trouve être la personne qu’elle aime le plus au monde — marcher jusqu’à l’arrêt de bus au coin de la rue. Il est si mince à présent, presque l’ombre de l’homme robuste qu’elle a rencontré pour la première fois il y a six ans. Et il presse sa main contre son flanc en marchant. Il fait ça souvent en ce moment, et elle ne sait même pas s’il s’en rend compte.

Rien qu’un petit ulcère, il a dit. Elle aimerait le croire mais elle n’est pas sûre de pouvoir.

Le bus arrive et Bill monte. Debout à la fenêtre, Holly le regarde partir en se rongeant les ongles et en rêvant d’une cigarette. Elle a des Nicorette, tout un tas, mais des fois, il n’y a qu’une cigarette qui peut aider.

Assez perdu de temps, se dit-elle. Si tu dois vraiment jouer les sales petites fouineuses, c’est maintenant ou jamais.

Elle entre dans le bureau de Bill.

L’écran de son ordinateur est noir mais il ne l’éteint qu’au moment de rentrer chez lui le soir ; tout ce qu’elle a à faire, c’est d’appuyer sur une touche pour le sortir de sa veille. Mais avant qu’elle fasse le geste, son regard est attiré par le bloc à feuilles jaunes posé à côté du clavier. Il en garde toujours un à portée de main, d’ordinaire couvert de notes et de gribouillis. C’est comme ça qu’il réfléchit.

En haut de la page à laquelle il est ouvert figure un vers qu’elle connaît bien, un vers qui résonne en elle depuis la toute première fois qu’elle l’a entendu à la radio : All the lonely people[20]. Il l’a souligné. En dessous, il y a des noms qu’elle connaît :

Olivia Trelawney (veuve)

Martine Stover (célibataire, « vieille fille » selon la femme de ménage)

Janice Ellerton (veuve)

Nancy Alderson (veuve)

Et d’autres. Le sien, bien sûr ; elle aussi est une vieille fille. Pete Huntley, qui est divorcé. Et Hodges lui-même, divorcé également.

Il y a deux fois plus de suicides chez les personnes célibataires. Quatre fois plus chez les gens divorcés.

« Brady Hartsfield aimait le suicide, murmure-t-elle. C’était son hobby. »

Sous les noms, Hodges a noté, et entouré, quelque chose qu’elle ne comprend pas : Listes des visiteurs ? Quels visiteurs ?

Elle appuie sur une touche au hasard et l’ordinateur de Bill se rallume, affichant l’écran de son bureau et tous ses dossiers éparpillés. Elle l’a houspillé maintes et maintes fois à ce sujet, lui a dit que c’était comme laisser la porte de sa maison ouverte et tous ses objets de valeur étalés sur la table de la salle à manger avec une pancarte disant S’IL VOUS PLAÎT, VOLEZ-MOI, et il dit toujours qu’il va faire mieux et ne le fait jamais. Pas que ça changerait grand-chose pour Holly car elle connaît son mot de passe. C’est lui qui le lui a donné. Au cas où il lui arriverait quelque chose, avait-il dit. Et elle craint aujourd’hui que ce ne soit le cas.

Un seul coup d’œil à l’écran suffit à lui faire comprendre que ce qui lui arrive est plus grave qu’un ulcère. Il y a un nouveau document sur le bureau, avec un titre effrayant. Holly double clique. Les terribles lettres gothiques en en-tête confirment que le document est bien le testament de Kermit William Hodges. Elle le ferme aussitôt. Elle n’a absolument aucune envie de mettre son nez dans ses legs. De savoir qu’un tel document existe et qu’il a été revu aujourd’hui lui suffit. C’est même trop.

Elle reste debout là, agrippant ses épaules et se mordillant les lèvres. La prochaine étape serait pire que fouiner. Ce serait une atteinte à la vie privée. Un vol avec effraction.

Tu es allée jusque-là maintenant, alors continue.

« Oui, il le faut », murmure Holly, et elle clique sur l’icône du timbre qui ouvre la boîte mail, se disant qu’il n’y aura probablement rien. Sauf qu’il y a quelque chose. Le message le plus récent a vraisemblablement été envoyé pendant qu’ils discutaient de ce que Bill a découvert cette nuit sous le Parapluie Bleu de Debbie. C’est un mail du médecin qu’il est allé voir. Stamos, il s’appelle. Elle l’ouvre et lit : Ci-joint la copie de vos derniers examens, pour vos dossiers.

Holly utilise le mot de passe qu’il y a dans l’e-mail pour ouvrir la pièce jointe, s’installe dans le fauteuil de Bill et se penche en avant, les mains étroitement serrées sur les genoux. Le temps d’atteindre la deuxième des huit pages qui constituent le document, elle pleure déjà.

5

Hodges est à peine installé au fond du bus numéro 5 que le bruit de verre brisé retentit dans la poche de son manteau, suivi du cri de joie des garçons annonçant le Home Run qui vient de fracasser la fenêtre du salon de Mme O’Leary. Un homme d’affaires en costard-cravate abaisse son Wall Street Journal et regarde Hodges d’un air réprobateur.

« Pardon, désolé, dit Hodges. Faut que je change la sonnerie.

— Vous devriez en faire une priorité », dit l’homme d’affaires, puis il replonge derrière son journal.

C’est un message de son ancien coéquipier. Encore. Avec une forte impression de déjà-vu*, Hodges l’appelle.

« Pete, dit-il, c’est quoi tous ces textos ? C’est pas comme si tu m’avais pas enregistré dans tes numéros d’urgence.

— Je me suis dit que Holly avait dû configurer ton téléphone et te mettre une sonnerie débile, dit Pete. C’est le genre de truc qu’elle trouverait hilarant. Et puis je me suis dit que le volume serait à fond, espèce de gros sourdingue.

— C’est la sonnerie des textos qui est réglée à fond, dit Hodges. Quand je reçois un appel, mon téléphone se paye juste un mini-orgasme contre ma cuisse.

— Alors change-la. »

Quelques heures plus tôt il apprenait qu’il n’a plus que quelques mois à vivre. Et maintenant il est en train de discuter du volume de son téléphone.

« Absolument. Maintenant dis-moi ce qui t’amène.

— On a un gars de la police scientifique qui s’est rué sur ce gadget comme une mouche sur une merde. Il a adoré, comme quoi c’était rétro. T’imagines ? Ce truc doit avoir seulement cinq ans et il est déjà rétro.

— Le monde va vite.

— Il accélère, même. Bref, le Zappit est mort. Quand notre gars a voulu changer la batterie, l’écran a envoyé une demi-douzaine de flashs bleus et il s’est éteint.

– À quoi c’est dû ?

— Techniquement, il a pu choper un virus. Il est censé y avoir la Wifi dessus et c’est surtout sur Internet que ces saloperies se téléchargent. Mais selon lui, c’est plutôt une puce défectueuse ou un circuit cramé. Le fait est que c’est une fausse piste. Ellerton n’a pas pu se servir de ce truc.

— Alors pourquoi elle gardait le chargeur branché juste là, dans la salle de bains de sa fille ? »

Pete est réduit un instant au silence. Puis il dit :

« OK, alors peut-être qu’il a marché un moment et puis que la puce a grillé. Ou un truc du genre. »

Il marchait très bien, pense Hodges. Elle jouait au solitaire à la table de la cuisine. À des tas de solitaires différents comme Klondike, Pyramid et Picture. Ce que tu saurais, mon très cher Pete, si tu avais parlé à Nancy Alderson. Mais ça doit être encore sur ta liste des cent choses à faire avant de mourir.

« OK, dit Hodges. Merci pour l’info.

— Ce sera la dernière info, Kermit. J’ai une coéquipière avec qui j’ai fait du plutôt bon boulot depuis que t’es parti, et j’aimerais qu’elle soit là à ma fête de départ et pas assise à son bureau à faire la tronche en pensant que je t’aurais préféré jusqu’à la fin. »

Hodges pourrait continuer sur ce terrain-là mais l’hôpital n’est plus qu’à deux arrêts. Et puis, réalise-t-il, il veut se dissocier de Pete et Izzy sur ce coup-là et la jouer à sa façon. Pete est un traînard et Izzy est une rameuse. Lui a envie de courir, cancer du pancréas ou pas.

« Je comprends, dit-il. Merci encore.

— Affaire classée ?

— Finito. »

Son regard se perd en haut à gauche.

6

À dix-neuf rues de l’endroit où Hodges est en train de remettre son téléphone dans sa poche, il y a un autre monde. Un monde pas très chouette. La sœur de Jerome Robinson s’y trouve et elle a des problèmes.

Jolie et réservée dans son uniforme scolaire de Chapel Ridge (manteau en laine gris, jupe grise, chaussettes montantes blanches, écharpe rouge autour du cou), Barbara marche dans Martin Luther King Avenue avec un Zappit Commander jaune entre ses mains gantées. Les poissons du Fishin’ Hole fusent et nagent sur l’écran, bien qu’ils soient à peine visibles dans la lumière froide et étincelante de la mi-journée.

MLK est l’une des deux artères principales dans cette partie de la ville connue sous le nom de Lowtown, et bien que la population soit majoritairement noire et que Barbara soit noire elle aussi (disons café au lait), elle n’est jamais venue ici avant, et cette simple idée la fait se sentir stupide et inutile. Ces gens sont de son peuple ; pour ce qu’elle en sait, leurs ancêtres communs vivaient peut-être sur la même plantation dans le temps, halant les chalands, soulevant les balles[21], et pourtant, elle n’a jamais mis une seule fois les pieds ici. Ses parents l’ont mise en garde, et son frère aussi.

« À Lowtown, ils boivent la bière et ensuite ils mangent la bouteille, lui a dit Jerome une fois. C’est pas un endroit pour une fille comme toi. »

Une fille comme moi, se dit-elle. Une gentille petite-bourgeoise comme moi, qui va dans un joli lycée privé, qui a de gentilles copines blanches, plein de jolies fringues bien chics et de l’argent de poche. Ha, j’ai même une carte bancaire ! Je peux retirer soixante dollars à n’importe quel distributeur quand je veux ! La classe, putain !

Elle marche comme dans un rêve, et c’est un peu comme un rêve ; tout est si étrange, alors qu’elle n’est qu’à trois kilomètres de la maison, une maison cosy de style Cape Cod avec un double garage attenant, emprunt intégralement remboursé. Elle passe devant des boutiques d’encaissement de chèques et de prêteurs sur gages remplies de guitares, de radios et de rasoirs coupe-choux luisants à manche de nacre. Elle passe devant des bars qui sentent la bière même avec les portes fermées contre le froid de janvier. Elle passe devant des gargotes qui sentent la graisse. Certaines vendent de la pizza à la portion, certaines vendent du chinois. Il y a une pancarte dans une vitrine qui dit BEIGNETS DE MAÏS ET GOMBOS COMME CHEZ MAMAN.

Pas ma maman, pense Barbara. Je sais même pas ce que c’est des gombos. Des légumes ? Du poisson ?

Des garçons en short long et pantalon baggy traînent aux coins des rues — à tous les coins de rue, on dirait —, parfois rassemblés autour de feux qui brûlent dans des fûts rouillés, parfois jouant au footbag ou se trémoussant en rythme dans leurs énormes baskets, leurs blousons déboutonnés en dépit du froid. Ils crient Yo à leurs potes et hèlent les voitures qui passent, et quand l’une d’elles s’arrête, ils échangent des sachets transparents par la vitre ouverte. Barbara descend MLK sur neuf, dix, peut-être douze blocs (elle a arrêté de compter), et chaque coin de rue ressemble à un drive pour drogues plutôt que pour hamburgers ou tacos.

Elle croise des femmes frissonnantes en short, court manteau de fausse fourrure et bottes brillantes ; elles sont affublées de perruques incroyables de toutes les couleurs. Barbara dépasse des bâtiments vides aux fenêtres condamnées. Elle dépasse une voiture désossée couverte de graffitis. Elle croise une femme avec un pansement sale sur un œil. La femme traîne un bambin hurlant par le bras. Elle passe devant un homme assis sur une couverture ; il boit du vin au goulot et remue sa langue grise dans sa direction. C’est pauvre, c’est désespérant, et ça a toujours été là, à deux pas, et elle n’y a jamais rien fait. Fait ? N’y a même jamais pensé ! Elle, elle fait ses devoirs. Elle téléphone à ses Super Copines le soir et leur envoie des textos. Elle actualise son statut Facebook et se préoccupe du teint de sa peau. C’est l’ado parasite de base, qui dîne dans de beaux restaurants avec papa-maman pendant que ses frères et ses sœurs, juste là, à même pas trois kilomètres de sa jolie maison de banlieue, boivent du vin et prennent de la drogue pour oublier leurs vies misérables. Elle a honte de ses cheveux qui retombent souplement sur ses épaules. Elle a honte de ses chaussettes blanches immaculées. Elle a honte de la couleur de sa peau parce que c’est la même que la leur.

« Hé, blackish ! » Le cri vient de l’autre côté de la rue. « Qu’est-ce tu fous là ? T’as rien à foutre ici ! »

Blackish.

C’est le nom d’une série télé[22], ils la regardent à la maison et ils rigolent. Mais c’est aussi ce qu’elle est. Pas vraiment noire. Une noire vivant une vie de blancs dans un quartier blanc. Si elle peut vivre comme ça, c’est parce que ses parents gagnent beaucoup d’argent et sont propriétaires d’une maison dans un quartier où les gens sont si parfaitement dénués de préjugés que leurs poils se hérissent s’ils entendent un de leurs gosses en traiter un autre de débile mental. Elle peut vivre cette merveilleuse vie de blancs parce qu’elle est une menace pour personne, c’est pas une révoltée. Elle fait sa vie, papotant de garçons et de musique avec ses copines, de garçons et de fringues, de garçons et de programmes télé, et de quelle fille elles ont vue avec quel garçon au centre commercial de Birch Hill.

Elle est blackish, autrement dit inutile, et elle ne mérite pas de vivre.

« Peut-être que tu devrais juste en finir. Que ton geste soit ton manifeste. »

Cette idée est une voix et elle s’impose avec une sorte de logique, comme une révélation. Emily Dickinson avait dit que son poème était sa « lettre au monde qui ne lui a jamais écrit », ils l’avaient lu en cours, mais Barbara n’a jamais écrit aucune lettre. Plein de rédactions débiles, de comptes rendus de livres et d’e-mails, mais rien qui compte vraiment.

« Peut-être qu’il serait temps que tu le fasses. »

Pas sa voix à elle mais la voix d’un ami.

Elle s’arrête devant une boutique de voyance et de tarot. Dans la vitrine sale, elle croit apercevoir le reflet de quelqu’un, debout à côté d’elle ; un homme blanc au visage de petit garçon souriant avec une masse de cheveux blonds lui tombant sur le front. Elle jette un coup d’œil autour d’elle mais il n’y a personne. C’était juste son imagination. Elle reporte son attention sur l’écran de son jeu vidéo. À l’ombre du store de la boutique de cartomancie, les poissons ont retrouvé leurs couleurs vives et leurs contours nets. Ils vont et ils viennent, oblitérés de temps à autre par un flash de lumière bleue étincelante. Barbara tourne la tête et voit un pick-up noir rutilant arriver à vive allure sur le boulevard en zigzaguant d’une voie à l’autre. C’est le genre de pick-up avec des pneus surdimensionnés que les garçons au lycée appellent Bigfoot ou Gros Gangsta.

« Si tu as l’intention de le faire, tu ferais mieux de te dépêcher. »

C’est comme s’il y avait réellement quelqu’un à côté d’elle. Quelqu’un qui la comprend. Et la voix a raison. Barbara n’a jamais envisagé le suicide auparavant, mais à cet instant, c’est une idée qui lui semble parfaitement rationnelle.

« Tu n’as même pas besoin de laisser de mot », lui dit son ami.

Elle aperçoit de nouveau son reflet dans la vitrine. Spectral.

« Que tu l’aies fait ici sera ta lettre au monde. »

Vrai.

« À présent, tu en sais trop sur toi-même pour continuer à vivre », lui fait remarquer son ami alors que son regard retourne aux poissons nageant sur l’écran. « Tu en sais trop et c’est pas beau. » Puis la voix se dépêche d’ajouter : « Ce qui ne veut pas dire que tu sois horrible. »

Non, pas horrible, juste inutile.

Blackish.

Le pick-up approche. Le Gros Gangsta. Alors que la sœur de Jerome Robinson s’avance vers le bord du trottoir, prête à la rencontre, son visage s’éclaire d’un sourire ardent.

7

Le Dr Felix Babineau porte un costume à mille dollars sous sa blouse blanche qui voltige derrière lui alors qu’il descend le couloir du Bocal à grandes enjambées ; en revanche, sa barbe est sérieusement négligée et sa chevelure blanche d’ordinaire coiffée avec élégance est en bataille. Il ignore le petit attroupement d’infirmières et infirmiers parlant à voix basses et agitées à côté du bureau.

L’infirmière Wilmer l’aborde :

« Docteur Babineau, vous avez appris la… »

Il ne la remarque même pas et Norma doit faire un pas de côté pour ne pas se faire renverser. Elle le regarde s’éloigner avec étonnement.

Babineau sort l’écriteau rouge NE PAS DÉRANGER qu’il garde toujours dans la poche de sa blouse, l’accroche à la poignée de la Chambre 217 et entre. Brady Hartsfield ne lève pas les yeux. Toute son attention est rivée sur l’écran du jeu vidéo posé sur ses genoux, avec ses poissons qui vont et qui viennent. Il n’y a pas de musique ; il a coupé le son.

Souvent, quand il entre dans cette chambre, Felix Babineau disparaît et Dr Z prend sa place. Pas aujourd’hui. Après tout, Dr Z n’est qu’une autre version de Brady — une projection —, et aujourd’hui, Brady est trop occupé pour projeter.

Ses souvenirs du concert des ’Round Here à l’Auditorium Mingo sont toujours embrouillés, mais une chose lui apparaît nettement depuis qu’il s’est réveillé : le visage de la dernière personne qu’il a vue avant que les lumières s’éteignent. C’était Barbara Robinson, la sœur du nègre tondeur de pelouse de Hodges. Elle était assise de l’autre côté de l’allée, presque au même niveau que lui. Maintenant elle est là, nageant avec les poissons qu’ils partagent sur leurs écrans respectifs. Brady a eu Scapelli, cette pute d’infirmière sadique qui lui a pincé et tordu le téton. Et maintenant il va s’occuper de cette salope de Robinson. Sa mort anéantira son frère mais ce n’est pas le plus important. Sa mort transpercera le cœur du vieil inspecteur. C’est ça le plus important.

Le plus savoureux.

Il la réconforte, lui dit qu’elle n’est pas quelqu’un d’horrible. Ça aide à la faire avancer. Quelque chose approche sur MLK Avenue, il n’arrive pas à savoir quoi exactement parce qu’au plus profond d’elle-même, elle lui résiste encore. Mais c’est quelque chose de gros. Assez gros pour faire le boulot.

« Brady, écoutez-moi. Z-Boy a appelé. » Le vrai nom de Z-Boy est Brooks mais Brady refuse de l’appeler comme ça. « Il montait la garde, comme vous lui en aviez donné l’ordre. Ce flic… ex-flic, peu importe…

— La ferme. »

Sans lever la tête, ses cheveux lui tombant dans les yeux. Dans la forte lumière du soleil, il fait plus près de vingt ans que de trente.

Babineau, qui est habitué à ce qu’on l’écoute et qui n’a pas encore totalement assimilé son nouveau statut de subalterne, ne prête pas attention à ce que Brady vient de dire.

« Hodges était à Hilltop Court hier, premier arrivé chez Ellerton, puis il est parti fouiner dans la maison d’en face où…

J’ai dit la ferme !

— Brooks l’a vu monter dans le bus numéro 5, ça veut dire qu’il vient probablement ici ! Et s’il arrive ici, c’est qu’il a compris. »

Brady le regarde un instant, ses yeux lançant des flammes, puis il retourne à son écran. S’il dérape maintenant, qu’il se laisse déconcentrer par cet imbécile instruit…

Mais il ne se laissera pas déconcentrer. Il veut faire souffrir Hodges, il veut faire souffrir son nègre tondeur de pelouse, il a une dette envers eux, et voici la manière de la solder. Et ce n’est pas qu’une affaire de revanche. Barbara est le premier sujet-témoin qui était présent au concert ce soir-là, et elle est différente des autres, qui ont été plus faciles à contrôler. Et pourtant il la contrôle, tout ce dont il a besoin, c’est d’encore dix secondes. Il voit à présent ce qui vient à sa rencontre. C’est un pick-up. Un gros pick-up noir.

Ma chérie, pense Brady Hartsfield, ton taxi est là.

8

Barbara est au bord du trottoir, les yeux rivés sur le pick-up, estimant son temps d’arrivée, mais à l’instant où elle fléchit les genoux, deux mains l’agrippent par-derrière.

« Hey, frangine, ça roule ? »

Elle essaye de se débattre, mais on la maintient fermement par les épaules et le pick-up passe, déversant du Ghostface Killah plein pot. Elle pivote sur elle-même en se libérant de l’entrave et se retrouve face à face avec un grand garçon maigre, d’à peu près son âge, en blouson du lycée Todhunter High. Il mesure peut-être deux mètres, si bien qu’elle doit lever la tête pour le regarder. Il a un casque de boucles brunes et un bouc, et porte une fine chaîne en argent autour du cou. Il lui sourit. Il a des yeux verts et rieurs.

« T’es plutôt mignonne, et c’est pas juste un compliment, c’est un fait, mais t’es pas du coin, pas vrai ? Pas habillée comme ça, et puis eh, ta mère t’as jamais dit qu’il fallait pas traverser en dehors des passages cloutés ?

— Laisse-moi tranquille ! »

Elle n’a pas peur, elle est furieuse.

Il rigole.

« Et dure à cuire, en plus de ça ! J’aime les dures à cuire. Tu veux une pizza et un Coca ?

— Je veux rien de toi ! »

Son ami est parti, probablement dégoûté d’elle. C’est pas ma faute, se dit-elle. C’est la faute de ce garçon. Ce voyou !

Voyou ! C’est bien un mot de bourgeoise blackish, ça. Elle sent son visage s’empourprer et baisse les yeux sur l’écran du Zappit où nagent les poissons. Ils la réconforteront, comme à chaque fois. Et dire qu’elle a failli se débarrasser de la petite tablette de jeux après que cet homme la lui a donnée ! Avant qu’elle découvre les poissons ! Les poissons l’emmènent toujours loin d’ici, et parfois ils lui amènent son ami. Mais elle a à peine le temps d’y jeter un coup d’œil que le Zappit disparaît. Pouf ! Envolé ! Il est entre les longues mains du voyou qui contemple l’écran avec fascination.

« Waouh, c’est old school !

— C’est le mien ! glapit Barbara. Rends-le-moi ! »

De l’autre côté de la rue, une femme s’esclaffe et s’écrie d’une voix de rogomme : « Te laisse pas faire, ma sœur ! Tords-lui le cou, à cette asperge ! »

Barbara va pour attraper le Zappit. Le Grand le lève au-dessus de sa tête en lui souriant toujours.

« J’ai dit rends-le-moi ! Arrête ça ! »

Il y a encore plus de gens qui regardent à présent et le Grand se donne en spectacle. Une feinte à gauche, puis de petits pas sur la droite, un jeu de jambes qu’il tient sûrement du terrain de basket, sans jamais perdre son sourire complaisant. Ses yeux verts pétillent et dansent. Toutes les filles de Todhunter doivent être amoureuses de ces yeux verts, et Barbara ne pense plus au suicide, ni au fait d’être une fausse noire, ni au sac de détritus dépourvu de conscience sociale qu’elle est. À cet instant précis, elle est seulement furieuse, et le fait que ce garçon soit mignon la rend encore plus furieuse. Barbara fait partie de l’équipe de football de Chapel Ridge, alors elle balance son plus beau tir de penalty dans le tibia du Grand.

Il crie de douleur (mais c’est une douleur du genre amusé, ce qui la met encore plus en rage) et se penche en avant pour saisir son bobo. Ça le ramène au même niveau qu’elle et Barbara en profite pour lui arracher des mains le précieux rectangle de plastique jaune. Elle tourne les talons, faisant virevolter sa jupe, et traverse la rue en courant.

« Ma chérie, attention ! » s’écrie la femme à voix de rogomme.

Barbara entend un crissement de pneus et sent une odeur de caoutchouc brûlé. Elle tourne la tête à gauche et voit une camionnette foncer sur elle, l’avant du véhicule se déportant à droite alors que le conducteur enfonce le frein. Derrière le pare-brise sale, elle voit son visage, yeux ébahis et bouche grande ouverte. Elle lève les bras pour se protéger, laissant tomber le Zappit. Tout à coup, mourir est la dernière chose au monde que veut Barbara Robinson, mais elle est là finalement, au milieu de la route, et il est trop tard.

Elle pense, Mon taxi est là.

9

Brady éteint son Zappit et regarde Babineau avec un grand sourire.

« Elle y est passée », dit-il. Sa voix est distincte, pas le moins du monde pâteuse. « Voyons voir comment Hodges et son macaque de Harvard le prendront. »

Babineau a une idée précise de qui est ce elle, et il imagine que ça devrait lui importer, mais non. Ce qui lui importe, c’est sa propre peau. Comment a-t-il pu se laisser entraîner là-dedans ? Quand a-t-il cessé d’avoir le choix ?

« C’est de Hodges que je suis venu vous parler. Je suis presque sûr qu’il est en chemin. Pour venir vous voir.

— Hodges est venu ici un paquet de fois », dit Brady. Même s’il est vrai qu’il n’a pas vu le vieux flic retraité depuis un moment. « Il reste toujours bloqué sur la catatonie simulée.

— Il a commencé à assembler les pièces du puzzle. Il est loin d’être bête, vous l’avez dit vous-même. Est-ce qu’il connaissait Z-Boy quand il n’était que Brooks ? Il a dû le croiser lorsqu’il venait vous voir.

— Aucune idée. »

Brady est lessivé, repu. Ce dont il a vraiment envie maintenant, c’est de savourer la mort de la fille Robinson, puis de faire une sieste. Il reste encore beaucoup à faire, de grandes choses se préparent, mais pour le moment il a besoin de repos.

« Il ne peut pas vous voir comme ça, dit Babineau. Vous êtes tout rouge et couvert de sueur. On dirait que vous venez de courir le marathon de la ville.

— Alors empêchez-le d’entrer. Vous pouvez bien faire ça. C’est vous le médecin, lui n’est qu’un vautour retraité à moitié chauve. Il n’a même plus l’autorité légale pour mettre une contravention à une voiture mal garée. »

Brady est en train de se demander comment le nègre tondeur de pelouse va prendre la nouvelle. Jerome. Va-t-il pleurer ? Va-t-il tomber à genoux ? Va-t-il déchirer ses vêtements et se frapper la poitrine ?

Va-t-il rejeter la faute sur Hodges ? Peu probable, mais c’est ce qui pourrait arriver de mieux. Ce serait merveilleux.

« Très bien, dit Babineau. Oui, vous avez raison, je peux faire ça. » Il se parle à lui-même autant qu’il parle à l’homme qui était censé être son cobaye. Tout ça s’est joliment retourné contre lui, au final, n’est-ce pas ? « Du moins pour aujourd’hui. Mais il doit encore avoir des amis dans la police, vous savez. Probablement des tas.

— Ils ne me font pas peur, il ne me fait pas peur. J’ai pas envie de le voir, c’est tout. Pas aujourd’hui. » Brady sourit. « Laissons-le d’abord apprendre la nouvelle pour la fille. Après, je voudrais le voir. Dégagez de là, maintenant. »

Babineau, qui commence enfin à comprendre qui commande ici, quitte la chambre de Brady. Comme toujours, c’est un soulagement de pouvoir repartir en étant lui-même. Parce qu’à chaque fois qu’il redevient Babineau après avoir été Dr Z, il a un peu moins de Babineau en lui.

10

Tanya Robinson appelle sur le portable de sa fille pour la quatrième fois en vingt minutes, et pour la quatrième fois elle tombe sur le répondeur enjoué de Barbara.

« Oublie mes autres messages, dit Tanya après le bip. Je suis toujours en colère mais je suis surtout morte d’inquiétude, là. Rappelle-moi. J’ai besoin de savoir si tout va bien. »

Elle laisse tomber son téléphone sur son bureau et se met à faire les cent pas dans son petit espace de travail. Elle hésite à téléphoner à son mari et décide que non. Pas encore. Il est capable de devenir furax à l’idée de Barbara séchant les cours, et c’est exactement ce qu’il supposera. Tanya elle-même a supposé la même chose lorsque Mme Rossi, la conseillère d’éducation de Chapel Ridge, a appelé pour savoir si Barbara était malade. Barbara n’a jamais séché les cours avant, mais il y a une première fois à tout, surtout chez les ados. Sauf qu’elle n’aurait jamais séché toute seule et, après une plus longue conversation avec Mme Rossi, il a été confirmé à Tanya que toutes les proches amies de Barb sont en cours aujourd’hui.

Depuis, elle imagine le pire, et une image en particulier ne cesse de la hanter : le message que la police diffuse au-dessus du périphérique de la ville en cas d’alerte enlèvement. Sur ce message, elle voit BARBARA ROBINSON clignoter comme sur une enseigne de cinéma infernale.

Les premières notes de l’Hymne à la joie ont à peine le temps de retentir que Tanya se précipite sur son portable en pensant, Seigneur, Dieu merci, elle sera punie jusqu’à la fin de l’hiv…

Seulement ce n’est pas le visage souriant de sa fille qui apparaît sur l’écran. C’est l’intitulé POLICE MUNICIPALE COMMISSARIAT CENTRAL. La terreur la prend aux entrailles et ses intestins se retournent. L’espace d’un instant, elle est incapable de répondre car son pouce est comme paralysé. Puis elle réussit enfin à appuyer sur la petite touche verte et à faire taire la musique. Autour d’elle, tout lui paraît trop lumineux, surtout la photo de famille posée sur son bureau. Le portable semble flotter jusqu’à son oreille.

« Allô ? »

Elle écoute.

« Oui, c’est moi. »

Elle écoute encore, sa main libre s’élevant pour venir couvrir sa bouche et étouffer le son qui essaie d’en sortir. Elle s’entend demander : « Vous êtes sûrs que c’est ma fille ? Barbara Rosellen Robinson ? »

Le policier lui dit que oui. Il en est certain. Ils ont retrouvé ses papiers d’identité sur la chaussée. Ce qu’il ne lui dit pas, c’est qu’ils ont dû essuyer le sang sur la carte pour pouvoir lire le nom.

11

Hodges sait qu’il y a quelque chose qui cloche dès qu’il pose le pied hors de la passerelle reliant les bâtiments principaux du Kiner Memorial à la Clinique des Traumatisés du Cerveau de la Région des Grands Lacs, où les murs sont d’un rose apaisant et où de la musique douce résonne jour et nuit. L’ordre habituel a été troublé et très peu de gens semblent réellement travailler. Des chariots à repas sont abandonnés dans les couloirs, chargés d’assiettes remplies de magma vermiculaire en train de coaguler qui devait être l’idée qu’on se faisait en cuisine de nouilles chinoises. Infirmiers et infirmières parlent à voix basse par petits groupes. L’une semble pleurer. Deux internes, têtes rapprochées, se tiennent près de la fontaine à eau. Un aide-soignant parle dans son téléphone portable, ce qui représente théoriquement un motif de mise à pied, mais Hodges pense qu’il ne craint rien : personne ne lui prête la moindre attention.

Au moins, il ne voit Ruth Scapelli nulle part, ce qui pourrait améliorer ses chances d’entrer voir Hartsfield. C’est Norma Wilmer qui est au bureau d’accueil et, tout comme Becky Helmington, Norma était sa source d’informations concernant Brady avant que Hodges ne cesse ses visites à la Chambre 217. La mauvaise nouvelle, c’est que le médecin de Hartsfield est aussi à l’accueil. Hodges n’a jamais réussi à établir de bonnes relations avec lui, et Dieu sait qu’il a pourtant essayé.

Il flâne jusqu’à la fontaine à eau, espérant que Babineau ne l’a pas repéré et qu’il s’en aille bientôt étudier des scans 3D ou autres, laissant Wilmer seule et accessible. Il se penche pour boire (grimaçant et plaquant une main sur ses côtes en se redressant), puis adresse la parole aux internes :

« Il s’est passé quelque chose ? Tout le monde a l’air un peu sur les nerfs. »

Ils échangent un regard hésitant.

« On a pas le droit d’en parler », dit Interne № 1.

Il porte encore les vestiges de son acné juvénile et fait dans les dix-sept ans. Hodges frissonne à l’idée de ce gamin assistant un chirurgien dans une opération plus compliquée qu’enlever une écharde d’un pouce.

« C’est en rapport avec un patient ? Hartsfield, peut-être ? Si je demande ça, c’est parce que j’étais inspecteur dans la police avant, et que je suis plus ou moins responsable de sa présence ici.

— Hodges, dit Interne № 2. C’est bien ça ?

— C’est bien ça.

— C’est vous qui l’avez arrêté, n’est-ce pas ? »

Hodges acquiesce, mais la vérité, c’est que s’il avait été aux commandes, Brady aurait fait un bien plus gros carton à l’Auditorium Mingo qu’il n’en avait fait au City Center. Non, c’était Holly et Jerome qui l’avaient stoppé avant qu’il puisse faire péter sa charge diabolique d’explosifs maison.

Les internes échangent encore un regard puis № 1 dit :

« Hartsfield a pas bougé, toujours aussi comateux. Non, c’est Miss Ratched. »

Interne № 2 lui balance un coup de coude.

« On dit pas du mal des morts, ducon. Surtout quand tu sais pas si le type qu’écoute saura tenir sa langue ou pas. »

Aussitôt, passant l’ongle du pouce en travers de sa bouche, Hodges fait mine de sceller ses lèvres dangereuses.

Interne № 1 paraît troublé.

« Je veux dire l’infirmière-chef Scapelli. Elle s’est suicidée hier soir. »

Dans la tête de Hodges, toutes les lumières s’allument en même temps et, pour la première fois depuis hier, il a oublié qu’il va probablement bientôt mourir.

« Vous en êtes sûr ?

— Elle s’est tailladé les bras et les poignets, répond Interne № 2. Enfin, c’est ce que j’ai entendu, en tout cas.

— Est-ce qu’elle a laissé un mot ? »

Ils n’en ont aucune idée.

Hodges se dirige vers l’accueil. Babineau est toujours là, feuilletant des dossiers avec Wilmer (qui paraît perturbée par son apparente promotion sur le champ de bataille), mais il ne peut pas attendre. C’est l’œuvre de Hartsfield. Il ne sait pas comment c’est possible, mais ça pue Brady à plein nez. Cet enfoiré de prince du suicide.

Il est sur le point d’appeler l’infirmière Wilmer par son prénom lorsque son instinct le retient.

« Infirmière Wilmer ? Je me présente, Bill Hodges. » Elle sait parfaitement qui il est. « J’ai travaillé sur l’affaire du City Center et l’incident de l’Auditorium Mingo. J’ai besoin de voir M. Hartsfield. »

Elle ouvre la bouche pour lui répondre mais Babineau la devance.

« Hors de question. Même si M. Hartsfield était autorisé à recevoir de la visite, ce qu’il n’est pas par ordre du procureur de district, il ne serait en aucun cas autorisé à vous voir. Il a besoin de calme et de tranquillité. Chacune de vos précédentes visites non autorisées a bouleversé cet équilibre.

— Ah tiens, c’est nouveau, dit Hodges d’un ton détaché. À chaque fois que je suis venu le voir, il bougeait pas de son fauteuil. Aussi inconsistant qu’un bol de porridge. »

La tête de Norma Wilmer fait des va-et-vient de l’un à l’autre, on dirait une femme qui regarde un match de tennis.

« Vous ne voyez pas ce que nous voyons lorsque vous partez. »

Sous sa barbe de trois jours, les joues de Babineau s’empourprent. Il a aussi de gros cernes noirs sous les yeux. Hodges se souvient d’une illustration dans son cahier d’exercices de catéchisme, Vivre avec Jésus, au temps préhistorique où les voitures avaient des ailettes et où les filles portaient des socquettes. Le toubib de Brady a la même tête que le personnage du dessin, mais Hodges doute que ce soit un masturbateur chronique. D’un autre côté, il se rappelle Becky lui disant que les neurologues sont souvent plus timbrés que leurs patients.

« Et que voyez-vous donc ? demande Hodges. Des crises de colère mentale ? Est-ce que les objets ont tendance à tomber tout seuls une fois que je suis parti ? La chasse d’eau des toilettes se tire toute seule, peut-être ?

— Ridicule. Ce que vous causez, ce sont des dégâts psychiques, monsieur Hodges. Il n’est pas catatonique au point de ne pas se rendre compte que vous faites une fixation sur lui. Une fixation malsaine. Je vous demande de partir. Nous venons de connaître une tragédie et nombre de nos patients sont affectés. »

Hodges voit les yeux de Wilma s’arrondir légèrement, et il sait que les patients du Bocal encore doués de facultés cognitives — ils sont très peu nombreux — ne savent même pas que l’infirmière-chef a mis fin à ses jours.

« J’ai juste quelques questions à lui poser, ensuite je vous laisse tranquille. »

Babineau se penche à le toucher. Ses yeux derrière la monture en or de ses lunettes sont injectés de sang.

« Écoutez-moi bien, monsieur Hodges. Premièrement, M. Hartsfield n’est pas capable de répondre à vos questions. Si c’était le cas, il aurait déjà été traduit en justice pour ses crimes à l’heure qu’il est. Deuxièmement, vous n’avez aucun statut officiel. Troisièmement, si vous ne quittez pas les lieux immédiatement, j’appelle la sécurité. »

Hodges demande :

« Excusez-moi de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais vous vous sentez bien ? »

Babineau s’écarte brusquement comme si Hodges venait de lui brandir son poing au visage.

« Sortez d’ici ! »

Le silence se fait au sein des petits attroupements d’infirmiers et tout le monde se retourne.

« Pigé, dit Hodges. Je file. Pas de problème. »

Il y a un coin snack à l’entrée de la passerelle. Interne № 2 est appuyé contre un mur, les mains dans les poches.

« Pauvre petit, dit-il, vous avez reçu la fessée.

— On dirait bien. »

Hodges étudie la marchandise dans le distributeur à friandises. Il ne voit rien là-dedans qui ne lui incendiera pas les boyaux, et ça ne fait rien ; il n’a pas faim.

« Jeune homme, dit-il sans se retourner, si ça vous dit de vous faire cinquante dollars pour une petite course anodine, venez voir. »

Interne № 2, un gars qui pourrait bien atteindre l’âge adulte dans un futur proche, le rejoint au distributeur.

« Quel genre de course ? »

Hodges garde toujours son carnet dans sa poche arrière, comme du temps où il était Inspecteur de Première Classe. Il griffonne deux mots — Appelez-moi — sur une page et ajoute son numéro de téléphone.

« Donnez ça à Norma Wilmer quand le Smaug, là-bas, aura pris son envol. »

Interne № 2 prend le mot et le plie dans la poche de poitrine de sa blouse. Puis il attend son dû. Hodges sort son portefeuille. Cinquante dollars, c’est beaucoup pour livrer un message, mais être atteint d’un cancer en phase terminale a au moins un avantage : on peut balancer son argent par les fenêtres.

12

Jerome Robinson est en train de charger des planches en bois sur son épaule sous le soleil de plomb de l’Arizona quand son téléphone portable sonne. Les maisons qu’ils construisent — les deux premières charpentes sont déjà montées — sont situées dans un quartier modeste mais respectable de la banlieue sud de Phoenix. Il pose les planches en travers d’une brouette qui se trouve là et sort son portable de sa ceinture, s’attendant à ce que ce soit Hector Alonzo, le chef d’équipe. Ce matin, un travailleur (une travailleuse, en fait) a trébuché et chuté dans un tas de barres d’armature. Elle s’est cassé la clavicule et a écopé d’une vilaine entaille au visage. Alonzo l’a emmenée aux urgences de l’hôpital Saint-Luc, désignant Jerome chef de chantier provisoire en son absence.

Ce n’est pas le numéro d’Alonzo qu’il voit s’afficher sur le petit écran mais le visage de Holly Gibney. C’est une photo qu’il a prise lui-même, réussissant à immortaliser un de ses rares sourires.

« Hey, Holly, ça va ? Je peux te rappeler plus tard ? C’est la folie ici ce matin mais…

— Il faut que tu rentres », dit Holly.

Elle a le ton calme mais Jerome la connaît bien et, dans ces cinq mots seulement, il peut déceler de fortes émotions réprimées. Parmi lesquelles la peur. Holly est toujours quelqu’un de très craintif. La mère de Jerome, qui aime beaucoup Holly, avait dit un jour que la peur était son réglage par défaut.

« Que je rentre ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? » C’est lui tout à coup qui a peur. « Il est arrivé un truc à papa ? À maman ? C’est Barbie ?

— C’est Bill, dit-elle. Il a un cancer. Un très mauvais cancer. Pancréas. S’il ne suit pas de traitement, il va mourir, il va probablement mourir dans tous les cas, mais ça pourrait au moins repousser l’échéance, et puis il m’a dit que c’était juste un petit ulcère à cause… à cause… » Elle prend une profonde inspiration tremblante qui fait grimacer Jerome. « À cause de ce petit con de Brady Hartsfield ! »

Jerome n’a pas la moindre idée de ce que Brady Hartsfield vient faire dans la terrible maladie qui frappe Bill, mais il sait ce qu’il voit, juste là : des ennuis. À l’autre bout du chantier, deux jeunes gars avec casques de protection — des étudiants bénévoles pour Habitat for Humanity comme lui — sont en train de donner des indications contradictoires à un camion de béton qui bipe en reculant. La catastrophe est imminente.

« Holly, donne-moi cinq minutes et je te rappelle.

— Mais tu vas venir, hein ? Dis que tu vas venir. Parce que je ne suis pas sûre de pouvoir lui en parler toute seule et il faut qu’il commence un traitement immédiatement !

— Cinq minutes », dit-il, et il coupe la communication.

Ses pensées tournoient si vite qu’il craint que leur friction ne mette le feu à ses méninges, et le soleil brûlant n’aide pas. Bill ? Un cancer ? D’un côté, ça lui paraît impossible, et d’un autre côté, ça lui paraît totalement possible. Il était en pleine forme pendant l’affaire Saubers, quand Jerome et Holly ont fait équipe avec lui, mais il aura bientôt soixante-dix ans et la dernière fois que Jerome l’a vu, avant de partir pour l’Arizona en octobre, Bill n’avait pas l’air si bien que ça. Trop mince. Trop pâle. Mais Jerome ne peut aller nulle part tant qu’Hector n’est pas revenu. Ce serait comme laisser l’asile aux mains des aliénés. Et connaissant les hôpitaux de Phoenix, où les urgences sont débordées vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il pourrait être coincé ici jusqu’à la fin de la journée.

Il sprinte vers le camion-citerne, hurlant « Stop ! Pour l’amour du ciel, STOP ! » de toutes ses forces.

Les deux bénévoles inconscients arrêtent le camion auquel ils donnaient de mauvaises indications à moins d’un mètre d’un fossé de drainage fraîchement creusé. Jerome est en train de reprendre son souffle, les mains plaquées sur les genoux, quand son téléphone se remet à sonner.

Holly, je t’aime, pense-t-il en le décrochant à nouveau de sa ceinture, mais des fois tu me rends complètement barge.

Seulement cette fois ce n’est pas la photo de Holly qu’il voit. C’est celle de sa mère.

Au bout du fil, Tanya est en pleurs.

« Il faut que tu rentres à la maison », dit-elle, et Jerome a juste le temps de repenser à un truc que disait son grand-père : La malchance attire la malchance.

Il s’agit de Barbie en fin de compte.

13

Hodges est dans le hall d’entrée et s’apprête à sortir quand son téléphone se met à vibrer. C’est Norma Wilmer.

« Il est parti ? » s’enquiert Hodges.

Norma n’a pas besoin de demander de qui il parle.

« Oui. Maintenant qu’il a vu son patient chéri, il peut enfin se détendre et continuer ses visites.

— Je suis vraiment désolé pour l’infirmière Scapelli. »

C’est vrai. Il ne l’appréciait pas particulièrement mais c’est quand même vrai.

« Moi aussi. Elle dirigeait le personnel infirmier comme le Capitaine Bligh dirigeait la Bounty mais j’ai horreur de penser à quiconque se… vous savez. On apprend la nouvelle et la première réaction qu’on a, c’est de se dire Oh non, pas elle, jamais. C’est l’effet du choc. Et puis tout bien réfléchi on se dit Ah oui, c’est parfaitement logique. Jamais mariée, pas d’amis proches — pas que je sache, en tout cas —, rien que le boulot. Où tout le monde la détestait un peu.

— Ah, tous les gens seuls », dit Hodges en sortant dans le froid pour rejoindre l’arrêt de bus.

Il boutonne son manteau d’une main et commence à se masser les côtes.

« Oui. Il y en a beaucoup. Qu’est-ce que je peux faire pour vous, monsieur Hodges ?

— J’aurais quelques questions à vous poser. On peut se retrouver autour d’un verre ? »

Un long silence se fait. Hodges pense qu’elle va refuser. Puis elle dit enfin :

« Ne me dites pas que vos questions pourraient attirer des ennuis au Dr Babineau ?

— Tout est possible, Norma.

— Comme ce serait chouette, mais j’imagine que je vous dois bien ça, de toute façon. On se connaissait du temps de Becky Helmington et vous n’avez pas craché le morceau. Il y a un bar sur Revere Avenue. Il a un nom très spirituel, Le Bar-Bar, et la plupart de mes collègues vont boire plus près de l’hôpital. Vous allez trouver ?

— Ouais.

— Je termine à cinq heures. On peut se retrouver là-bas à cinq heures et demie. J’aime ma vodka-martini bien fraîche.

— C’est noté.

— Mais ne vous attendez pas à ce que je vous laisse voir Hartsfield. Ça me coûterait mon poste. Babineau a toujours été véhément, mais ces jours-ci il est carrément bizarre. J’ai essayé de lui parler de Ruth mais il m’a snobée royalement. Pas qu’il soit du genre à compatir mais quand même…

— Vous ne le portez pas tellement dans votre cœur, n’est-ce pas ? »

Elle rit.

« Là, vous me devez deux verres.

— Va pour deux. »

Il est en train de glisser son portable dans la poche de son manteau quand celui-ci se remet à vibrer. Il voit que l’appel est de Tanya Robinson et ses pensées se tournent immédiatement vers Jerome, construisant des maisons, là-bas en Arizona. Des tas d’accidents peuvent arriver sur un chantier.

Il répond. Tanya est en train de pleurer, trop fort au début pour que Hodges la comprenne ; il saisit seulement que Jim est à Pittsburgh et qu’elle ne veut pas l’appeler tant qu’elle n’en sait pas plus. Hodges s’est arrêté sur le trottoir, une main plaquée sur l’oreille pour couvrir le bruit de la circulation.

« Calmez-vous, Tanya. Calmez-vous. C’est Jerome ? Quelque chose est arrivé à Jerome ?

— Non, Jerome va bien. Je viens de l’appeler. C’est Barbara. Elle était à Lowtown…

— Bon sang, mais qu’est-ce qu’elle fabriquait à Lowtown, et un jour de cours en plus ?

— Je sais pas ! Tout ce que je sais, c’est qu’un garçon l’a poussée sur la route et qu’elle s’est fait renverser par une camionnette ! Ils l’emmènent au Kiner Memorial. Je suis en route, là !

— Vous êtes au volant ?

— Oui, qu’est-ce que ça a…

— Lâchez votre téléphone, Tanya. Et ralentissez. Je sors de Kiner, là. Je vous attends aux urgences. »

Il raccroche et retourne vers l’hôpital en trottant maladroitement. Il pense, Cet endroit est comme la Mafia. À chaque fois que je crois en être sorti, il me rappelle à lui.

14

Une ambulance, gyrophares allumés, est juste en train de reculer sur l’une des rampes d’accès aux urgences. Hodges va à sa rencontre tout en se munissant de sa carte de police qu’il garde toujours dans son portefeuille. Quand les ambulanciers sortent le brancard par l’arrière du véhicule, il brandit rapidement sa carte, pouce posé sur le tampon RETRAITÉ. Techniquement, se faire passer pour un officier est un crime, par conséquent, c’est une magouille que Hodges utilise avec modération. Mais cette fois-ci, ça lui paraît absolument nécessaire.

Barbara est sous sédatif mais consciente. Quand elle aperçoit Hodges, elle lui saisit fermement la main et dit :

« Bill ? Comment vous êtes arrivé si vite ? C’est maman qui vous a appelé ?

— Oui. Comment tu vas ?

– Ça va. Ils m’ont donné quelque chose pour la douleur. J’ai… ils disent que j’ai la jambe cassée. Je vais rater la saison de foot mais j’imagine que c’est pas grave puisque maman va me punir jusqu’à mes vingt-cinq ans au moins. »

Des larmes commencent à déborder de ses yeux.

Il n’a pas beaucoup de temps alors il devra attendre avant de lui demander ce qu’elle faisait sur MLK Avenue, où il y a parfois jusqu’à quatre fusillades par semaine. Il y a plus important comme question :

« Barb, est-ce que tu connais le nom du garçon qui t’a poussée devant la camionnette ? »

Les yeux de Barbara s’agrandissent.

« Ou peut-être que tu pourrais me le décrire ?

— Poussée… ? Oh non, Bill ! Non, c’est pas ça !

— Monsieur l’agent, il faut qu’on y aille, dit l’un des ambulanciers. Vous pourrez la questionner plus tard.

— Attendez ! » crie Barbara en essayant de s’asseoir.

L’ambulancier la repousse gentiment ; elle grimace de douleur mais Hodges est rassuré par ce puissant cri du cœur.

« Qu’est-ce qu’il y a, Barbara ?

— Il m’a poussée après que j’ai couru pour traverser ! Il a voulu m’écarter de la camionnette ! Je crois bien qu’il m’a sauvé la vie et je suis contente. » Elle pleure à chaudes larmes à présent, mais Hodges ne pense pas une seule seconde que ce soit à cause de sa jambe cassée. « Je veux pas mourir, en fait. Je sais pas ce qui m’a pris !

— Chef, on doit vraiment l’emmener en salle d’examen. Il faut qu’elle passe une radio.

— Dites-leur de laisser le garçon tranquille ! lui crie Barbara alors que les ambulanciers la poussent entre les doubles portes. Il est grand ! Il a les yeux verts et un bouc ! Il va au lycée de Todhunter… »

Elle disparaît derrière les portes battantes qui claquent.

Hodges va dehors, où il peut téléphoner sans se faire réprimander, et appelle Tanya.

« Je ne sais pas où vous êtes mais ralentissez et ne brûlez aucun feu rouge. Elle vient d’arriver et elle est bien consciente. Elle a une jambe cassée.

— C’est tout ? Dieu soit loué ! Pas de lésions internes ?

— Ce sera aux médecins de le dire, mais elle avait l’air plutôt vive. Je pense que la camionnette a dû l’effleurer.

— Il faut que je prévienne Jerome. J’ai dû lui flanquer une de ces frayeurs. Et Jim aussi, il est pas encore au courant.

— Vous les appellerez quand vous serez arrivée. Pour le moment, laissez votre téléphone tranquille.

Vous, Bill, vous pouvez les appeler ?

— Non, Tanya, je peux pas. J’ai quelqu’un d’autre à appeler. »

Il reste debout là, à exhaler des panaches de vapeur blanche, le bout des oreilles engourdi. Il n’a pas envie que ce quelqu’un d’autre soit Pete, car pour l’heure, Pete l’a légèrement dans le collimateur, sans parler d’Izzy Jaynes. Il réfléchit à ses autres options mais n’en voit qu’une seule : Cassandra Sheen. Il a travaillé plusieurs fois avec elle quand Pete était en vacances, et une fois en particulier quand Pete avait pris six semaines de congé inexpliqué. C’était peu de temps après son divorce et Hodges en avait déduit qu’il était parti en cure de désintox, mais il n’avait jamais demandé et Pete n’avait jamais pris l’initiative d’en parler.

Il n’a pas le numéro de portable de Cassie, alors il appelle au Bureau des Inspecteurs et demande à être mis en relation avec elle, en espérant qu’elle n’est pas sur le terrain. Et il a de la veine. Après moins de dix secondes de McGruff le Chien Détective[23], elle est au bout du fil.

« Je parle bien à Cassie Sheen, la Botox Queen ?

— Billy Hodges, vieille canaille ! Je te croyais mort ! »

Tu crois pas si bien dire, Cassie, se dit-il.

« J’adorerais te baratiner, ma grande, mais j’ai besoin que tu me rendes un service. Ils ont pas encore fermé le commissariat de Strike Avenue, dis-moi ?

— Non. C’est prévu pour l’année prochaine, cela dit. Parfaitement logique. De la criminalité à Lowtown ? Quelle criminalité ?

— Ouais, le quartier le plus sûr de la ville. Ils doivent avoir un jeune en garde à vue là-bas, et si mes informations sont bonnes, il mérite plutôt une médaille.

— Tu as un nom ?

— Non, mais j’ai sa description. Grand, yeux verts, barbichette. » Il se repasse ce que lui a dit Barbara et ajoute : « Il se peut qu’il porte un blouson du lycée de Todhunter. Il s’est probablement fait arrêter pour avoir poussé une jeune fille devant une camionnette. En réalité, il l’a poussée pour éviter qu’elle se fasse écraser.

— Tu es certain de ce que tu avances ?

— Certain. » Ce n’est pas l’exacte vérité mais il fait confiance à Barbara. « Trouve son nom et demande aux policiers de le garder un peu, OK ? Je veux lui parler.

– Ça peut se faire.

— Merci, Cassie. Je te revaudrai ça. »

Il raccroche et consulte sa montre. S’il a l’intention de parler au jeune du lycée de Todhunter tout en maintenant son rendez-vous avec Norma, pas le temps de s’embêter avec les transports en commun.

Une chose que Barbara a dite tourne en boucle dans son esprit : Je veux pas mourir, en fait. Je sais pas ce qui m’a pris.

Il téléphone à Holly.

15

Elle se tient devant le 7-Eleven le plus proche de leur bureau, un paquet de Winston à la main, grattouillant l’étui en cellophane de l’autre. Elle n’a pas fumé depuis presque cinq mois, un nouveau record, et elle n’a pas envie de recommencer maintenant, mais ce qu’elle a découvert sur l’ordinateur de Bill vient de déchirer une vie qu’elle a passé les cinq dernières années à raccommoder. Bill Hodges est son point d’ancrage, son repère lui permettant de mesurer sa capacité à interagir avec le monde. Une autre manière de dire qu’il est sa façon de mesurer sa santé mentale. Essayer d’imaginer sa vie sans lui, c’est comme se retrouver en haut d’un gratte-ciel et regarder le trottoir soixante étages plus bas.

Alors qu’elle commence à tirer sur le fil de l’étui, son téléphone se met à sonner. Elle lâche son paquet de Winston dans son sac à main et repêche son portable. C’est lui.

Holly ne dit même pas allô. Elle a dit à Jerome qu’elle ne pensait pas être capable de lui parler seule de ce qu’elle a découvert, mais là — exposée au vent sur ce trottoir, tremblant dans son chaud manteau d’hiver —, elle n’a pas le choix. Ça sort tout seul.

« J’ai regardé sur ton ordinateur et je sais que c’est nul de fouiner comme ça, mais je ne suis pas désolée. Si je l’ai fait, c’est parce que je pensais que tu mentais en disant que c’était juste un ulcère, et tu peux me virer si tu veux, je m’en fiche, du moment que tu les laisses te guérir. »

Silence à l’autre bout du fil. Elle a envie de demander s’il est toujours là mais sa bouche est comme paralysée et son cœur bat si fort qu’elle le sent retentir dans tout son corps.

Il finit par dire :

« Hol, je ne pense pas que ça puisse être guéri.

— Laisse-les au moins essayer !

— Je t’aime », dit-il. Elle entend la tristesse dans sa voix. La résignation. « Tu le sais, ça, hein ?

— Ne sois pas bête, bien sûr que je le sais. »

Elle se met à pleurer.

« Je vais essayer les traitements, bien sûr. Mais j’ai besoin de quelques jours de plus avant d’entrer à l’hôpital. Et là, tout de suite, c’est de toi dont j’ai besoin. Tu peux venir me chercher ?

— OK. »

Elle pleure plus fort que jamais car elle sait qu’il est sincère quand il dit qu’il a besoin d’elle. Et savoir que quelqu’un a besoin de nous est une chose merveilleuse. Peut-être la chose la plus merveilleuse.

« Où es-tu ? »

Il le lui dit, puis ajoute :

« Et autre chose.

— Quoi ?

— Je ne peux pas te virer, Holly. Tu n’es pas mon employée, tu es mon associée. Essaie de t’en souvenir.

— Bill ?

— Quoi ?

— Je suis pas en train de fumer.

— C’est bien, Holly. Allez, viens me chercher, maintenant. Je t’attendrai dans le hall d’entrée. On se les gèle, dehors.

— J’arrive le plus vite possible tout en respectant les limitations de vitesse. »

Elle se dépêche de rejoindre le parking où sa voiture est garée. En chemin, elle abandonne le paquet de cigarettes plein dans une poubelle.

16

Sur le chemin du commissariat de Strike Avenue, Hodges fait à Holly un résumé de sa visite au Bocal, en commençant par la nouvelle du suicide de Ruth Scapelli et en terminant par la chose étrange qu’a dite Barbara avant qu’on l’emmène en salle d’examen.

« Je sais ce que tu penses, dit Holly, parce que je le pense aussi. Que tout converge vers Brady Hartsfield.

— Le prince du suicide. » Hodges a pris deux autres antalgiques en attendant Holly et il se sent plutôt pas trop mal. « C’est comme ça que je l’appelle. Ça sonne bien, tu trouves pas ?

— J’imagine. Mais tu m’as dit quelque chose, un jour. »

Elle est droite comme un i derrière le volant de sa Prius, les sens en alerte alors qu’ils s’enfoncent dans Lowtown. Elle fait une embardée pour éviter un caddie abandonné au milieu de la rue.

« Tu m’as dit que “coïncidence ne signifie pas complot”. Tu t’en souviens ?

— Ouaip. »

C’est une de ses préférées. Il en a pas mal des comme ça.

« Que tu peux enquêter sur un complot toute ta vie et n’aboutir à strictement rien si tout ce que tu as n’est qu’une succession de coïncidences. Si tu ne trouves rien de concret dans les deux prochains jours — si on ne trouve rien —, tu devras abandonner et commencer ton traitement. Promets-le-moi.

– Ça risque de prendre légèrement plus de… »

Elle le coupe net.

« Jerome va bientôt rentrer et il nous aidera. Ce sera comme au bon vieux temps. »

Hodges revoit le titre d’un vieux roman policier, Trent’s Last Case[24], et esquisse un sourire. Elle le surprend du coin de l’œil, prend ça pour un consentement et sourit elle aussi, soulagée.

« Quatre jours, dit-il.

— Trois. Pas plus. Parce que chaque jour qui passe sans que tu t’occupes de ta maladie est un jour de perdu. Et chaque jour compte. Alors arrête ton marchandage à la noix, Bill. Tu es trop bon à ce petit jeu.

— OK, dit-il. Trois jours. Si Jerome nous aide.

— Il nous aidera, dit Holly. Et faisons en sorte que ça ne prenne que deux jours. »

17

Le poulailler de Strike Avenue ressemble à un château médiéval dans un pays où le roi a été détrôné et où règne l’anarchie. D’épais barreaux quadrillent les fenêtres ; le dépôt de véhicules de service est protégé par une clôture en grillage et des parapets en béton. L’endroit grouille de caméras couvrant tous les angles d’approche, et pourtant, le bâtiment de pierre grise a quand même été tagué et l’un des globes lumineux suspendus au-dessus des portes principales a été brisé.

Hodges et Holly vident leurs poches, ainsi que le sac à main de Holly, dans des corbeilles en plastique et passent à travers un portique de sécurité qui bipe furieusement en détectant la montre en métal de Hodges. Holly s’assoit sur un banc dans l’entrée (surveillée elle aussi par de multiples caméras) et sort son iPad. Hodges va à l’accueil, explique les raisons de sa venue et, quelques minutes plus tard, un inspecteur mince et grisonnant vient à sa rencontre. Il ressemble un peu à Lester Freamon dans The Wire — la seule série policière que Hodges peut regarder sans avoir envie de gerber.

« Jack Higgins, dit-il en tendant la main. Comme l’écrivain, mais en noir. »

Ils se serrent la main et Hodges lui présente Holly, qui répond par un petit coucou de la main et son habituel marmonnement avant de retourner à son iPad.

« Je crois me souvenir de vous, dit Hodges. Vous étiez à Marlborough Street avant, n’est-ce pas ? Quand vous portiez l’uniforme ?

— Il y a longtemps, quand j’étais jeune et libidineux. Moi aussi je me souviens de vous. Vous avez coincé le type qui a assassiné les deux femmes dans McCarron Park.

— C’était un travail d’équipe, inspecteur Higgins.

— Appelez-moi Jack. Cassie Sheen a appelé. On a votre gars en salle d’interrogatoire. Il s’appelle Dereece Neville. » Higgins épelle le prénom. « On allait le libérer, de toute façon. Plusieurs témoins présents sur les lieux corroborent sa version des faits — il était en train de taquiner la fille, elle a pris la mouche et a détalé dans l’avenue. Neville a vu la camionnette arriver, il lui a couru après, l’a poussée pour essayer d’éviter l’accident, ce qu’il a en grande partie réussi. En plus, pratiquement tout le monde connaît ce gosse, ici. C’est une star de l’équipe de basket de Todhunter, il va probablement décrocher une bourse d’études pour une université de Division 1. Super notes, élève exemplaire.

— Et que faisait cet élève exemplaire dans la rue pendant une journée de cours ?

— Ah, les cours ont été annulés. Le système de chauffage du lycée a encore foiré. Troisième fois de l’hiver que ça arrive, et on est qu’en janvier. À en croire le maire, tout baigne ici à Lowtown ; emploi, prospérité, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. On le verra passer dans le coin quand il fera campagne pour les prochaines élections. À bord de son 4 × 4 blindé.

— Est-ce que Neville a été blessé ?

— Paumes des mains éraflées, c’est tout. Selon la femme qui se trouvait de l’autre côté de la rue — le témoin le plus proche de la scène —, il a poussé la fille et, je cite, “s’est envolé par-dessus elle comme un putain de gros zoziau”.

— Est-ce qu’il comprend qu’il est libre de partir ?

— Parfaitement, mais il était d’accord pour rester. Il veut savoir comment va la fille. Suivez-moi. Je vous le laisse, il pourra partir ensuite. Sauf si vous y voyez un quelconque inconvénient. »

Hodges sourit.

« Je suis seulement là à la demande de Mlle Robinson. J’ai deux ou trois questions à lui poser et ensuite on vous laisse tranquilles. »

18

La salle d’interrogatoire est exiguë et, avec les tuyaux de chauffage qui cliquettent au plafond, étouffante. Pourtant, c’est probablement la plus agréable qu’ils ont car il y a un petit canapé et pas de table d’interrogatoire avec verrou intégré pour les menottes dépassant comme une phalange d’acier. Le canapé a été raccommodé avec du ruban adhésif par endroits, ce qui rappelle à Hodges l’homme que Nancy Alderson dit avoir vu en haut de Hilltop Court, celui à la parka rafistolée.

Dereece Neville est assis sur le canapé. Dans son pantalon chino et sa chemise blanche boutonnée, il a l’air soigné et réglo. Son bouc et sa chaîne en or sont les seuls petites touches de style. Son blouson du lycée est posé sur l’un des accoudoirs du canapé. Il se lève à l’entrée de Hodges et Higgins et tend une longue main qui paraît spécialement conçue pour le basket. La partie charnue de ses paumes a été badigeonnée d’antiseptique orange.

Hodges lui serre délicatement la main en prenant soin d’éviter les écorchures et se présente.

« Soyez tranquille, monsieur Neville, on ne vous veut aucun mal. Au contraire, Barbara Robinson m’envoie pour vous remercier et m’assurer que vous allez bien. Je suis un ami de longue date de sa famille.

Elle, est-ce qu’elle va bien ?

— Jambe cassée, dit Hodges en tirant une chaise à lui et en plaquant une main sur ses côtes. Ça aurait pu être bien pire. Je parie qu’elle sera de retour sur le terrain de foot l’année prochaine. Asseyez-vous, asseyez-vous. »

Quand le jeune Neville s’assoit, ses genoux semblent presque lui remonter jusqu’au menton.

« C’est de ma faute, quelque part. J’aurais pas dû l’embêter comme ça, mais bon je la trouvais tellement mignonne et tout. Quand même… j’suis pas aveugle. Elle avait pris quoi ? Vous savez ? »

Hodges fronce les sourcils. Le fait que Barbara ait pu prendre de la drogue ne lui a même pas effleuré l’esprit, même si ça aurait dû ; elle est en plein dans l’adolescence, après tout, l’Âge de l’Expérimentation. Mais il dîne chez les Robinson trois ou quatre fois par mois, et il n’a jamais rien détecté chez elle qui puisse laisser supposer une consommation de drogue. Peut-être qu’il est trop proche. Ou trop vieux.

« Qu’est-ce qui vous fait penser qu’elle avait pris quoi que ce soit ?

— Le simple fait qu’elle se soit trouvée à Lowtown, pour commencer. C’était des fringues de Chapel Ridge qu’elle portait. Je le sais parce qu’on les lamine deux fois par an au basket. Et elle avait l’air complètement dans les vapes. Plantée là devant Mamma Stars, le truc de voyance, comme si elle allait se jeter en plein milieu de la circulation. » Il hausse les épaules. « Alors j’ai commencé à lui taper la causette, à la charrier sur le fait de traverser en dehors des passages cloutés. Ça l’a énervée et elle m’a sauté sur le poil comme Kitty Pryde. J’ai trouvé ça plutôt mignon alors… » Il regarde Higgins, puis à nouveau Hodges. « C’est là que j’ai déconné, j’ai pas l’intention de vous baratiner, OK ?

— OK, dit Hodges.

— Bon, je lui ai pris son jeu. Mais c’était juste pour blaguer. Je l’ai levé au-dessus de ma tête. J’ai jamais eu l’intention de le garder. C’est là qu’elle m’a balancé un coup de pied — un bon gros coup de pied pour une fille — et qu’elle l’a récupéré. Elle avait plus du tout l’air stone, pour le coup.

— De quoi avait-elle l’air, Dereece ? »

Il passe inconsciemment au prénom du garçon.

« Oh, mec, folle de rage ! Et apeurée aussi. Comme si elle venait juste de réaliser où elle se trouvait, dans une rue où les filles comme elles — des filles en uniforme de lycée privé — mettent généralement pas les pieds, surtout seules. MLK Avenue ? Non, franchement, sans déconner ! » Il se penche en avant, ses longues mains croisées entre ses genoux, le visage grave. « Elle savait pas que je la taquinais, vous voyez ce que je veux dire ? Elle était genre complètement paniquée, vous voyez ?

— Oui », répond Hodges, et malgré son ton compatissant (du moins il l’espère), il est en pilotage automatique, bloqué sur ce que Neville vient de dire : Je lui ai pris son jeu. Il ne veut pas croire que ça ait un quelconque lien avec Ellerton et Stover. Mais au fond de lui, il sait que si, ça colle parfaitement. « Vous avez dû vous sentir mal. »

Prenant les choses avec philosophie, Neville lève ses paumes de mains éraflées au plafond d’un air de dire, Qu’est-ce qu’on y peut ?

« C’est cet endroit, mec. C’est Lowtown. Elle est redescendue de son nuage puis elle a réalisé où elle se trouvait, c’est tout. Moi, je me tire d’ici dès que je peux. Tant que je peux. Je vais jouer en Division 1, garder de bonnes notes pour pouvoir me trouver un bon boulot si jamais je suis pas assez bon pour passer pro. Puis je fais sortir ma famille. J’habite avec ma mère et mes deux frères. C’est uniquement grâce à elle si je suis arrivé aussi loin. Jamais elle nous a laissés jouer dans la merde. » Il se repasse ce qu’il vient de dire et rigole. « Elle serait folle si elle m’entendait parler comme ça. »

Hodges pense, Ce gosse est trop beau pour être vrai. Sauf qu’il l’est, Hodges n’en doute pas une seule seconde, et il n’aime pas penser à ce qui aurait pu arriver à la petite sœur de Jerome si Dereece Neville avait été en cours aujourd’hui.

Higgins dit :

« Vous avez eu tort d’embêter cette jeune fille, mais je dois dire que vous vous êtes bien rattrapé. Vous repenserez à ce qui a failli se produire aujourd’hui la prochaine fois que vous ressentirez le besoin d’agir de la sorte ?

— Oui, monsieur, bien sûr. »

Higgins lève une main. Au lieu de la taper franchement, Neville y va avec retenue, un sourire légèrement sarcastique aux lèvres. C’est un bon gars mais ça reste Lowtown, et Higgins reste un flic.

Higgins se lève.

« On est bons, inspecteur Hodges ? »

Hodges hoche la tête, montrant qu’il apprécie l’emploi de son ancien titre, mais il n’en a pas tout à fait terminé.

« Presque. Dereece, quel genre de jeu était-ce ?

— Rétro. » Aucune hésitation. « Un peu comme une Game Boy, mais mon frère en a eu une — ma mère l’avait achetée dans un vide-grenier, ou un truc comme ça —, et le jeu de la fille était différent. Il était jaune vif, je me rappelle. Pas le genre de couleur que les filles aiment. Pas celles que je connais, en tout cas.

— Avez-vous vu l’écran, par hasard ?

– À peine. J’ai juste aperçu des poissons qui nageaient.

— Merci, Dereece. Êtes-vous sûr qu’elle avait consommé de la drogue ? Sur une échelle de un à dix, que diriez-vous ? Dix étant absolument sûr.

— Disons cinq. J’aurais dit dix quand je me suis approché d’elle parce qu’on aurait dit qu’elle allait traverser sans regarder, et y avait un putain de Bigfoot qui arrivait, bien plus gros que la camionnette qui l’a soufflée. Pas de la coke, ni du cristal ou de la MD, quelque chose de plus soft, genre ecstasy ou herbe.

— Et quand vous avez commencé à la taquiner ? Quand vous lui avez pris son jeu ? »

Dereece Neville fait rouler ses yeux.

« Waouh, elle s’est réveillée direct.

— OK, dit Hodges. Ce sera tout. Et merci. »

Higgins ajoute son merci, puis lui et Hodges se lèvent et se dirigent vers la porte.

« Inspecteur Hodges ? » Neville est debout et Hodges doit presque tendre le cou pour le regarder. « Vous croyez que vous pouvez lui donner mon numéro ? »

Hodges réfléchit, puis sort son stylo de sa poche de poitrine et le tend au grand jeune homme qui vient probablement de sauver la vie de Barbara Robinson.

19

Holly les reconduit dans Marlborough Street. Pendant le trajet, Hodges lui raconte son entrevue avec Dereece Neville.

« Si on était dans un film, ils tomberaient amoureux », dit Holly quand il a terminé.

Elle a le ton rêveur.

« On est pas dans un film, Hol… Holly. »

Il se retient de l’appeler Hollyberry au dernier moment. Ce n’est pas un jour propice à la légèreté.

« Je sais, dit-elle. C’est pour ça que je vais en voir.

— Tu saurais pas si les Zappit existent en jaune, par hasard ? »

Comme très souvent avec Holly, elle a une longueur d’avance.

« Ils existent en dix couleurs différentes, et oui, le jaune en fait partie.

— Est-ce que tu penses ce que je pense ? Qu’il y a un lien entre ce qui est arrivé à Barbara et ce qui est arrivé aux deux femmes de Hilltop Court ?

— Je ne sais pas ce que je pense. J’aimerais qu’on puisse se poser avec Jerome comme on l’a fait quand Pete Saubers a eu des ennuis. Juste se poser et en discuter tous les trois.

— Si Jerome arrive ce soir, et si on est sûrs que Barbara va bien, on pourra peut-être faire ça demain.

— Demain, c’est ton deuxième jour, dit-elle en se rangeant le long du trottoir à l’extérieur du parking qu’ils utilisent. Deuxième sur trois.

— Holly…

— Non ! dit-elle, férocement. Ne commence même pas ! Tu as promis ! » Elle pousse le levier de vitesse en position PARKING et se tourne pour lui faire face. « Tu penses que Hartsfield joue la comédie, c’est ça ?

— Ouaip. Peut-être pas depuis qu’il a ouvert les yeux pour la première fois et demandé après sa maman chérie, mais je pense que depuis ce jour-là, il a bien progressé. Peut-être même qu’il est complètement remis. Il simule la semi-catatonie pour éviter de passer en jugement. Sauf qu’on pourrait penser que Babineau le sait. Ils doivent faire des tests, des scanners et tout ça…

— Peu importe. S’il est capable de penser, et s’il apprenait un jour que tu as repoussé ton traitement et que tu es mort à cause de lui, comment crois-tu qu’il le prendrait ? »

Hodges ne répond pas, alors Holly le fait pour lui.

« Il serait ravi ravi ravi ! Il serait toufument ravi !

— OK, dit Hodges. J’entends ce que tu me dis. Aujourd’hui et les deux prochains jours. Mais oublie mon cancer une seconde. S’il est capable, Dieu sait comment, de sortir de cette chambre d’hôpital… c’est effrayant.

— Je sais. Et personne ne nous croirait. Ça aussi, c’est effrayant. Mais rien ne m’effraie plus que l’idée que tu puisses mourir. »

Il a envie de la prendre dans ses bras pour ça, mais elle affiche actuellement une de ses nombreuses expressions haptophobes, donc il choisit de regarder sa montre à la place.

« J’ai un rendez-vous, et je ne voudrais pas faire attendre la dame.

— Moi, je vais à l’hôpital. Même s’ils ne me laissent pas voir Barbara, Tanya sera là, et elle appréciera sûrement de voir le visage d’une amie.

— Bonne idée. Mais avant que tu partes, j’aimerais que tu essaies de retrouver le fiduciaire en charge de la faillite de Sunrise Solutions.

— Il s’appelle Todd Schneider. Il travaille dans un cabinet d’avocats à six noms. Leurs bureaux sont à New York. Je l’ai trouvé pendant que tu parlais à M. Neville.

— T’as fait ça sur ton iPad ?

— Oui.

— Holly, t’es un génie.

— Non, c’est juste des recherches internet. C’est toi le génie, c’était ton idée. Je l’appellerai, si tu veux. »

L’expression de son visage indique à quel point elle redoute cette éventualité.

« C’est pas nécessaire. Appelle juste son bureau et vois si tu peux me prévoir un rendez-vous téléphonique avec lui. Le plus tôt possible demain. »

Elle sourit.

« D’accord. » Puis son sourire s’efface. Elle montre son ventre du doigt. « Ça fait mal ?

— Rien qu’un peu. » Pour l’instant, c’est vrai. « La crise cardiaque était pire. » Ça aussi, c’est vrai, mais peut-être pas pour longtemps. « Si tu vois Barbara, dis-lui que je pense à elle.

— Promis. »

Holly le regarde rejoindre sa voiture, remarquant comment sa main gauche vient se poser sur ses côtes après qu’il a remonté le col de son manteau. Ça lui donne envie de pleurer. Ou de hurler d’indignation. La vie peut être très injuste. Elle sait ça depuis le lycée, où elle était la risée de tout le monde, mais ça l’étonne encore. Ça ne devrait pas, mais ça l’étonne encore.

20

Hodges traverse à nouveau la ville, tripotant sa radio à la recherche d’un bon morceau de hard rock. Il tombe sur My Sharona par les Knack sur BAM-100 et monte le volume. Quand la chanson se termine, l’animateur revient, parlant d’une grosse tempête venant des Rocheuses et se dirigeant vers l’Est.

Hodges n’y prête pas attention. Il pense à Brady, et à la première fois où il a vu un de ces Zappit. C’était Bibli Al qui les distribuait. Quel était le nom de famille de Al ? Il n’arrive pas à se rappeler. Si tant est qu’il l’ait jamais su.

Quand il arrive dans ce bar au nom amusant, il trouve Norma Wilmer installée à une table du fond, à l’écart de la foule excitée d’hommes d’affaires braillant et se tapant dans le dos tout en se frayant un chemin jusqu’au comptoir. Norma a troqué son uniforme d’infirmière contre un tailleur-pantalon vert foncé et des petits talons. Il y a déjà un verre devant elle.

« C’est moi qui étais censé payer, dit-il en s’asseyant en face d’elle.

— Ne vous inquiétez pas, dit-elle. J’ai encore rien réglé, la note vous attend.

— Je préfère ça.

— Si quelqu’un me voyait parler avec vous et le rapportait à Babineau, il ne pourrait certes pas me virer ni même me faire transférer dans un autre service, mais il pourrait me mener la vie dure. Remarquez, moi aussi je pourrais lui rendre la pareille.

— Vraiment ?

— Vraiment. Je pense qu’il pratique des expériences sur votre vieux copain Brady Hartsfield. Il lui administre des pilules contenant Dieu sait quoi. Des injections, aussi. Des vitamines, soi-disant. »

Hodges la regarde avec surprise.

« Depuis combien de temps ?

— Des années. C’est une des raisons pour lesquelles Becky Helmington a quitté le service. Elle ne voulait pas être l’infirmière qui se retrouverait au centre du scandale si Babineau lui donnait la mauvaise vitamine et le tuait. »

La serveuse arrive. Hodges commande un Coca avec une cerise dedans.

Norma renâcle.

« Un Coca ? Sérieusement ? Allez quoi, soyez un homme, un vrai.

— J’ai renversé plus d’alcool, dans ma vie, que vous n’en boirez jamais, ma toute belle, dit Hodges. Bon sang, mais qu’est-ce que peut bien trafiquer Babineau ? »

Elle hausse les épaules.

« Aucune idée. Mais il serait pas le premier toubib à faire des expériences sur quelqu’un dont le monde entier n’a rien à carrer. Vous avez déjà entendu parler de l’étude de Tuskegee sur la syphilis ? Le gouvernement américain a utilisé quatre cents hommes noirs comme rats de laboratoire. Ça a duré quarante ans, et à ma connaissance, aucun d’eux n’avait foncé dans une foule de gens sans défense. » Elle lui fait un sourire en coin. « Enquêtez sur Babineau. Coincez-le. Je vous mets au défi.

— C’est Hartsfield qui m’intéresse, mais compte tenu de ce que vous me dites, je serais pas surpris si Babineau en subissait les retombées.

— Alors vive les retombées ! »

L’exaltation de Norma lui laisse à penser qu’elle n’en est pas à son premier verre. Après tout, il est un fin limier.

Quand la serveuse arrive avec le Coca de Hodges, Norma descend son verre d’une traite et le lui tend.

« La même chose, s’il vous plaît, et puisque c’est le gentleman qui paye, autant m’en mettre un double. »

La serveuse prend le verre et s’en va. Norma reporte son attention sur Hodges.

« Vous disiez avoir des questions. Allez-y tant que je peux encore y répondre. J’ai la bouche légèrement engourdie et ça va pas aller en s’arrangeant.

— Qui est sur la liste des visiteurs de Brady ? »

Norma fronce les sourcils.

« La liste des visiteurs ? Vous plaisantez ? Qui vous a dit qu’il avait une liste de visiteurs ?

— Feu Ruth Scapelli. Juste après avoir remplacé Becky. Je lui avais proposé cinquante dollars en échange des rumeurs qu’elle entendrait sur lui — c’était mon tarif avec Becky — et elle a réagi comme si je lui avais pissé sur les godasses. Puis elle a dit, “Vous n’êtes même pas sur sa liste de visiteurs.”

— Hmm.

— Et aujourd’hui, Babineau a dit…

— Oui, je sais, des conneries à propos du procureur. J’ai entendu, Bill, j’étais là. »

La serveuse pose le nouveau verre de Norma devant elle et Hodges sait qu’il ferait mieux de se dépêcher d’en finir avant qu’elle se mette à lui rebattre les oreilles avec tout : de son boulot, où elle se sent sous-estimée, à sa vie amoureuse, triste et inexistante. Quand les infirmières boivent, elles ont tendance à se lâcher. Elles sont un peu comme les flics pour ça.

« Vous travaillez dans le Bocal depuis aussi longtemps que j’ai commencé à venir…

— Bien plus longtemps. Douze ans. » Elle articule douze ans comme doux jean. Elle lève son verre pour porter un toast et avale la moitié de son Martini. « Et voilà que maintenant, je suis promue chef de service, du moins temporairement. Deux fois plus de responsabilités pour le même salaire, j’en doute pas.

— Avez-vous vu quelqu’un du bureau du procureur, récemment ?

— Nan. Y a eu toute une brigade d’attachés-cases au début, accompagnés de médecins-toutous qui trépignaient d’impatience à l’idée de déclarer le fils de pute apte à passer en jugement, mais ils sont tous repartis la queue entre les jambes quand ils l’ont vu baver et essayer d’attraper une cuillère. Ils sont revenus à plusieurs reprises pour vérifier, de moins en moins nombreux à chaque fois, mais rien dernièrement. D’leur point de vue, c’est ri’n qu’un légume. Terminé, point barre.

— Donc ils s’en fichent ? »

Évidemment. Excepté quelques rétrospectives occasionnelles les jours où l’actualité est au ralenti, l’intérêt porté à Brady Hartsfield est peu à peu retombé. Il existe toujours des dépouilles plus fraîches pour les charognards.

« Vous savez bien qu’oui. » Une mèche de cheveux est tombée devant ses yeux. Elle souffle dessus pour la repousser. « Est-ce qu’on a déjà essayé de vous empêcher de le voir ? »

Non, pense Hodges, mais ça fait un an et demi que j’ai arrêté de venir.

« S’il y avait une liste…

— Elle serait de Babineau, pas du procureur. Sur la question du Tueur à la Mercedes, le procureur est comme le blaireau puant, Bill. Il s’en tape.

— Le quoi ?

— Laissez tomber.

— Vous pourriez vérifier si une telle liste existe ? Maintenant que vous êtes chef de service ? »

Elle réfléchit puis dit :

« Elle ne peut pas être sur l’ordinateur, ce serait trop facile d’accès, mais Scapelli gardait des dossiers dans un tiroir du bureau de l’accueil qu’elle fermait à clé. Elle était très forte pour recenser qui avait été méchant et qui avait été gentil. Si je trouve quelque chose, est-ce que ça vaudra vingt dollars ?

— Cinquante si vous m’appelez demain. » Hodges ne sait même pas si elle se souviendra de cette conversation demain. « Chaque seconde compte.

— Si une telle liste existe, c’est sûrement rien de plus qu’un coup d’égo-trip, vous savez. Babineau aime avoir Hartsfield pour lui tout seul.

— Mais vous vérifierez ?

— Ouais, qu’est-ce qui m’en empêche ? Je sais où Scapelli gardait la clé de son tiroir. Merde, tous les infirmiers du service le savent. Dur de se faire à l’idée que la vieille Ratched soit morte. »

Hodges hoche la tête.

« Il peut faire bouger des trucs, vous savez. Sans les toucher. »

Norma ne le regarde pas ; elle fait des cercles sur la table avec le pied de son verre. On dirait qu’elle essaie de reproduire le logo des jeux Olympiques.

« Hartsfield ?

— De qui on parle ? Ouais, Hartsfield. Il fait ça pour foutre la trouille aux infirmiers. » Elle lève la tête. « Je suis soûle, alors je vais vous dire un truc que je dirais jamais si j’étais sobre. J’aimerais que Babineau le tue. Qu’il lui injecte un truc vraiment toxique et qu’il le fasse dégager. Parce qu’il me fait peur. » Elle marque une pause, puis ajoute : « Il nous fait peur à tous. »

21

Holly arrive à joindre l’assistant personnel de Todd Schneider à l’instant où il s’apprête à fermer le bureau pour partir. L’assistant lui dit que M. Schneider devrait être disponible entre huit heures trente et neuf heures demain matin. Après ça, il a des rendez-vous toute la journée. »

Holly raccroche, se passe de l’eau sur le visage dans le minuscule cabinet de toilette, se remet du déodorant, ferme le bureau et décolle pour Kiner juste à temps pour se retrouver dans les bouchons du soir. Il est six heures et il fait nuit noire quand elle arrive enfin. La femme au bureau des renseignements vérifie sur son ordinateur et lui dit que Barbara Robinson est Chambre 528, Aile B.

« C’est en soins intensifs ? demande Holly.

— Non, madame.

— Bien », dit Holly, et elle poursuit son chemin en faisant claquer ses chaussures à petits talons confortables.

L’ascenseur s’arrête au cinquième étage et s’ouvre sur les parents de Barbara, qui attendent pour monter. Tanya a son téléphone portable à la main et regarde Holly comme si c’était une apparition. Jim Robinson dit qu’il n’y croit pas.

Holly se recroqueville un peu sur elle-même.

« Quoi ? Pourquoi vous me regardez comme ça ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien, dit Tanya. C’est juste que j’allais t’appeler… »

Les portes de l’ascenseur commencent à se refermer. Jim passe son bras et elles s’écartent à nouveau. Holly sort.

« … en arrivant en bas », termine Tanya, et elle montre un écriteau sur le mur. C’est un téléphone portable barré d’un trait rouge.

« Moi ? Pourquoi ? Je croyais qu’elle avait juste une jambe cassée. Enfin, je sais qu’une jambe cassée c’est grave, mais…

— Elle est réveillée et elle va bien », la coupe Jim mais lui et Tanya échangent un regard qui suggère le contraire. « La fracture est plutôt propre, à vrai dire, mais ils lui ont trouvé une vilaine bosse à l’arrière de la tête et ils ont décidé de la garder en observation pour la nuit. Le médecin qui lui a réparé la jambe dit qu’il est sûr à quatre-vingt-dix-neuf pour cent qu’elle pourra sortir demain.

— Ils ont fait des analyses toxicologiques, dit Tanya. Aucune trace de drogue dans son organisme, ce à quoi je m’attendais. Mais c’est quand même un soulagement.

— Alors qu’est-ce qui ne va pas ?

— Tout », répond simplement Tanya. Elle a l’air d’avoir dix ans de plus que la dernière fois où Holly l’a vue. « C’est la maman d’Hilda Carver qui a emmené Barb et sa fille à l’école aujourd’hui, c’est sa semaine. Selon elle, Barbara allait bien dans la voiture, un peu plus silencieuse que d’habitude, mais en forme. Barbara a dit à Hilda qu’elle devait aller aux toilettes et c’est la dernière fois qu’Hilda l’a vue. Elle dit que Barb a dû sortir par l’une des portes latérales du gymnase. Les portes de “secours”, comme les appellent les élèves.

— Et Barbara, qu’est-ce qu’elle dit ?

— Rien, elle ne veut rien nous dire. » Sa voix tremble et Jim passe un bras autour de ses épaules. « Mais elle dit qu’elle veut bien te parler, à toi. C’est pour ça que j’allais t’appeler. Elle dit que tu es la seule qui pourrait comprendre. »

22

Holly marche lentement jusqu’à la Chambre 528, tout au bout du couloir. Elle a la tête baissée et elle est en pleine réflexion, c’est pour cette raison qu’elle manque de peu percuter l’homme poussant un chariot de livres de poche usés et de Kindle avec l’étiquette PROPRIÉTÉ DE KINER collée en dessous de l’écran.

« Pardon, lui dit Holly. Je ne regardais pas où j’allais.

— Y a pas de mal », dit Bibli Al en poursuivant son chemin.

Elle ne le voit pas s’arrêter et se retourner pour la regarder ; elle est en train de rassembler tout son courage pour la conversation qui l’attend. Ça risque d’être fort en émotion, et les scènes fortes en émotion l’ont toujours terrifiée. Heureusement qu’elle aime Barbara, ça aide.

Et puis elle est curieuse.

Elle frappe à la porte entrouverte et, comme personne ne lui répond, elle jette un coup d’œil à l’intérieur.

« Barbara ? C’est Holly. Je peux entrer ? »

Barbara affiche un sourire blafard et pose l’exemplaire abîmé de Hunger Games. La Révolte qu’elle est en train de lire. C’est sûrement l’homme au chariot qui le lui a donné, pense Holly. Barbara est redressée dans son lit, en pyjama rose au lieu d’une chemise d’hôpital. Holly présume que c’est sa mère qui a dû le lui amener, ainsi que le ThinkPad qu’elle voit sur la table de nuit. Le pyjama rose lui redonne un peu de couleurs mais elle paraît quand même ébranlée. Elle n’a pas de bandage autour de la tête, la bosse ne doit donc pas être si terrible que ça. Holly se demande s’ils la gardent en observation pour une autre raison. Elle ne voit qu’une chose, et elle aimerait croire que c’est une idée ridicule mais elle n’y parvient pas vraiment.

« Holly ! Comment t’as fait pour arriver aussi vite ?

— Je venais te rendre visite. » Holly entre et referme la porte derrière elle. « Quand un ami est à l’hôpital, on va le voir, et nous sommes amies. J’ai croisé tes parents devant l’ascenseur. Ils m’ont dit que tu voulais me parler.

— Oui.

— Qu’est-ce que je peux faire pour toi, Barbara ?

— Eh ben… je peux te poser une question ? C’est assez personnel.

— D’accord. »

Holly s’assoit dans le fauteuil près du lit. Avec précaution, comme si elle risquait de se prendre une décharge électrique.

« Je sais que t’as traversé des périodes difficiles. Tu sais, quand t’étais plus jeune. Avant que tu travailles pour Bill.

— Oui », répond Holly. Le plafonnier est éteint, seule la lampe de chevet est allumée. Sa lueur les enveloppe en leur créant un petit espace intime. « Très difficiles.

— Est-ce que t’as déjà essayé de te tuer ? » Barbara lâche un petit rire nerveux. « Je t’avais dit que c’était personnel.

— Deux fois. » Holly répond sans la moindre hésitation. Elle se sent étonnamment calme. « La première fois, je devais avoir à peu près ton âge. Parce que les enfants étaient méchants avec moi à l’école, ils me donnaient des surnoms blessants. J’ai pas supporté. Mais je n’ai pas essayé très fort. J’ai juste avalé une poignée d’aspirine et de décongestionnants.

— Et la deuxième fois, tu as essayé plus fort ? »

C’est une question délicate à laquelle Holly réfléchit prudemment.

« Oui et non. C’était après avoir eu des ennuis avec mon patron, ce qu’on appelle aujourd’hui du harcèlement sexuel. À l’époque, ça n’avait pas vraiment de nom. J’avais une vingtaine d’années. J’ai pris des comprimés plus forts, mais toujours pas assez pour faire le travail et une partie de moi le savait. J’étais quelqu’un de très instable mais je n’étais pas stupide, et c’était ce moi-là qui voulait vivre. En partie parce que je savais que Martin Scorsese ferait d’autres films et que j’avais envie de les voir. Martin Scorsese est le meilleur réalisateur vivant sur cette terre. Il fait des films longs comme des romans. La plupart des films sont juste courts comme des nouvelles.

— Est-ce que ton patron t’a genre, attaquée ?

— Je n’ai pas envie d’en parler, et ça n’a pas d’importance. » Holly ne veut pas non plus lever les yeux, mais elle se dit que c’est Barbara qu’elle a en face d’elle, alors elle se force. Parce que Barbara a été son amie en dépit de tous ses tics et ses tocs, ses hannetons et ses araignées au plafond. Et que c’est au tour de Barbara d’avoir des ennuis. « Peu importent les raisons, le suicide va à l’encontre de tous les instincts humains, et c’est ça qui fait que c’est fou. »

Sauf peut-être dans certains cas, se dit-elle. Certains cas de phase terminale. Mais Bill n’est pas en phase terminale.

Je le laisserai pas en arriver là.

« Je vois ce que tu veux dire », dit Barbara. Elle tourne la tête d’un côté à l’autre sur l’oreiller. À la lueur de la lampe, des sillons de larmes luisent sur ses joues. « Je vois.

— Est-ce que c’est pour ça que tu étais à Lowtown ? Pour te tuer ? »

Barbara ferme les yeux mais des larmes perlent entre ses cils.

« Je pense pas. Enfin, pas au début en tout cas. Je suis allée là-bas parce que la voix m’a dit de le faire. Mon ami. » Elle s’interrompt, réfléchit. « Mais c’était pas mon ami, en fait. Un ami ne voudrait pas que je me tue, pas vrai ? »

Holly prend la main de Barbara. D’ordinaire, elle a du mal avec le contact physique, mais pas ce soir. Peut-être parce qu’elle a l’impression qu’elles sont protégées dans leur petit espace secret ; peut-être parce que c’est Barbara. Peut-être les deux.

« De quel ami parles-tu ? »

Barbara répond : « Celui des poissons. Celui qu’il y a à l’intérieur du jeu. »

23

C’est Al Brooks qui pousse le chariot-bibliothèque à travers le hall principal de l’hôpital (dépassant M. et Mme Robinson qui attendent Holly) et c’est Al Brooks qui prend un autre ascenseur jusqu’à la passerelle reliant l’hôpital à la Clinique des Traumatisés du Cerveau. C’est Al qui dit bonjour à l’infirmière Rainier à l’accueil, une ancienne qui le salue en retour sans lever le nez de son ordinateur. C’est toujours Al qui pousse son chariot dans le couloir, mais quand il le laisse devant la porte 217 et entre dans la chambre, Al Brooks disparaît et Z-Boy prend sa place.

Brady est assis dans son fauteuil avec son Zappit sur les genoux. Il ne lève pas les yeux de son écran. Z-Boy prend son propre Zappit dans la poche gauche de son ample blouse grise et l’allume. Il appuie sur l’icône du Fishin’ Hole et les poissons se mettent à nager sur l’écran de démarrage : des rouges, des jaunes, des dorés, et, de temps en temps, un rose plus rapide que les autres. La musique tinte. Et par intermittence, la tablette émet un flash brillant qui colore ses joues et transforme ses yeux vides en flaques bleues.

Ils restent ainsi pendant près de cinq minutes, l’un assis et l’autre debout, fixant tous les deux le ballet des poissons au son de la mélodie cristalline. Sur la fenêtre de Brady, les stores vénitiens s’agitent sans répit. Le couvre-lit s’abaisse d’un coup sec puis remonte. À une ou deux reprises, Z-Boy hoche la tête pour signifier qu’il comprend. Puis les mains de Brady se desserrent et lâchent la console. Le jeu glisse le long de ses jambes décharnées et atterrit par terre, entre ses pieds. Sa mâchoire se décroche. Ses paupières se ferment à demi. Les mouvements de sa poitrine sous sa chemise à carreaux deviennent imperceptibles.

Les épaules de Z-Boy se redressent. Il se secoue, éteint son Zappit et le remet dans la poche d’où il vient. De sa poche droite, il sort un iPhone. Une personne dotée de compétences informatiques considérables l’a équipé de plusieurs systèmes de sécurité dernier cri et a déconnecté le GPS intégré. Aucun nom ne figure dans le répertoire, seulement quelques initiales. Z-Boy tape FL.

Après deux sonneries, FL répond avec un faux accent russe :

« Ici agent Zippitiriochki, kamarad. J’attends vos commandements.

— Vous n’avez pas été payé pour faire des mauvaises blagues. »

Silence au bout du fil. Puis :

« D’accord. Pas de blagues.

— On passe à l’étape suivante.

— On passera à l’étape suivante quand j’aurai le reste de mon argent.

— Vous l’aurez ce soir, et vous vous mettrez immédiatement au travail.

— Bien reçu, dit FL. Donnez-moi quelque chose de plus difficile la prochaine fois. »

Il n’y aura pas de prochaine fois, pense Z-Boy.

« Ne faites pas tout foirer.

— Y a pas de raison. Mais je travaille pas tant que j’ai pas vu le fric.

— Vous le verrez. »

Z-Boy coupe la communication, glisse le portable dans sa poche et quitte la chambre de Brady. Il repasse devant le bureau d’accueil et l’infirmière Rainier toujours absorbée par son ordinateur. Il abandonne son chariot dans le coin snack et traverse la passerelle. Il marche d’un pas élastique, comme un homme bien plus jeune.

Dans une heure ou deux, Rainier ou quelqu’un d’autre trouvera Brady Hartsfield soit avachi dans son fauteuil, soit écroulé par terre sur son Zappit. Personne n’en fera grand cas ; il s’est déjà évanoui plusieurs fois auparavant, et il finit toujours par se réveiller.

Le Dr Babineau prétend que ça fait partie du processus de réinitialisation, qu’à chaque fois que Hartsfield revient, son état s’est légèrement amélioré. Notre garçon va mieux, dit Babineau. On ne dirait pas quand on le voit comme ça, mais notre garçon va vraiment mieux.

Si tu savais, pense l’esprit occupant maintenant le corps de Bibli Al. Si tu savais, putain. Mais tu commences à piger, docteur B. Pas vrai ?

Mieux vaut tard que jamais.

24

« L’homme qui m’a crié dessus dans la rue avait tort, dit Barbara. Je l’ai cru parce que la voix m’a dit de le croire, mais il avait tort. »

Holly veut en savoir plus sur la voix du jeu vidéo, mais Barbara n’est peut-être pas encore tout à fait prête à parler de ça. Alors elle lui demande qui était cet homme, et ce qu’il lui a crié.

« Il m’a traité de blackish, comme dans la série télé. La série est drôle, mais dans la rue, c’est humiliant. C’est…

— Je connais la série, et je connais l’utilisation que certaines personnes font de ce mot.

— Mais je suis pas une fausse noire. Quand on est noir, on est noir. Même si on vit dans une belle maison et dans un beau quartier comme à Teaberry Lane. On est tous noirs, tout le temps. Tu crois que je sais pas comment on me regarde et comment on parle de moi à l’école ?

— Si, bien sûr que tu le sais, dit Holly, qui elle aussi se faisait regarder bizarrement et traiter de tous les noms en son temps (au lycée, un de ses surnoms était Charabiabia).

— Les profs parlent d’égalité des sexes et d’égalité raciale. Ils ont une politique de tolérance zéro et ils s’y tiennent — du moins la plupart, je crois —, mais dans les couloirs, n’importe qui peut repérer les élèves noires, les Chinoises qui sont là en échange scolaire et la fille musulmane, parce qu’on doit être à peine une vingtaine et qu’on est comme des grains de poivre au milieu d’une salière. »

La voilà qui s’emballe d’une voix révoltée et indignée mais également lasse.

« On m’invite à des soirées mais il y en a beaucoup auxquelles je suis pas invitée, et il y a que deux garçons qui m’ont proposé de sortir avec eux. L’un était blanc et tout le monde nous a regardés quand on est allés au cinéma, et par-derrière on nous a jeté du pop-corn sur la tête. J’imagine qu’au AMC 12, l’égalité raciale s’arrête quand les lumières s’éteignent. Et une fois, au foot ? J’étais là, je dribblais le long de la ligne de touche, j’avais un bon angle de tir, et j’entends un type blanc en polo de golf crier à sa fille, « Laisse pas passer l’Africaine ! » J’ai fait comme si j’avais rien entendu. J’ai vu la fille sourire et j’ai eu envie de la tacler, là, juste en face de son père, mais je l’ai pas fait. J’ai encaissé. Un autre fois quand j’étais en seconde, j’avais oublié mon livre d’anglais sur les gradins au déjeuner, et quand je suis allée le récupérer, quelqu’un avait laissé un mot dedans qui disait LA FIANCÉE À BUCKWHEAT[25]. Ça aussi, j’ai encaissé sans rien dire. Des fois, il se passe rien pendant plusieurs jours, parfois des semaines entières, et puis il y a un autre truc à encaisser. C’est pareil pour papa et maman, je le sais. Peut-être que c’est différent pour Jerome à Harvard mais je suis sûre que lui aussi, il doit encaisser sans rien dire, des fois. »

Holly lui presse la main mais ne dit rien.

« Je suis pas une blackish, mais c’est ce qu’a dit la voix, tout ça parce que j’ai pas grandi dans une HLM avec un père violent et une mère droguée. Parce que j’ai jamais mangé de gombo, et que je sais même pas ce que c’est, d’ailleurs. Parce que je dis Salut et pas Yo. Parce qu’à Lowtown ils sont pauvres et qu’à Teaberry Lane, on se débrouille bien. J’ai ma carte bancaire, mon chouette lycée, et Jerome va à Harvard mais… mais tu vois pas… Holly, tu vois pas que j’ai jamais…

— Que tu n’as jamais eu le choix, dit Holly. Tu es née où tu es née et tu es ce que tu es, pareil pour moi. Pareil pour tout le monde, en fait. Et à seize ans, on ne t’a jamais demandé de changer le monde, juste les draps de ton lit de temps en temps.

Oui ! Et je sais que je devrais pas avoir honte de qui je suis, mais c’est la voix, c’est la voix qui m’a fait me sentir comme un parasite inutile, et elle est pas complètement partie. C’est comme si elle avait laissé une traînée de bave dans mon esprit. Parce que j’avais jamais été à Lowtown avant et c’est horrible là-bas, et comparée à eux, c’est vrai, je suis une privilégiée. Et j’ai peur que cette voix ne parte jamais et que ça me pourrisse la vie.

— Il faut que tu l’étrangles. »

Holly parle avec une certitude froide et détachée.

Barbara la regarde d’un air étonné.

Holly hoche la tête. « Oui. Il faut que tu étouffes cette voix jusqu’à ce qu’elle meure. C’est la première chose à faire. Si tu ne te prends pas en main, tu ne pourras pas aller mieux. Et si toi tu ne vas pas mieux, rien d’autre ne pourra aller mieux. »

Barbara dit :

« Je peux pas juste retourner au lycée et faire comme si Lowtown existait pas. Si je dois continuer à vivre, il faut que je fasse quelque chose. Jeune ou pas, il faut que je fasse quelque chose.

— Tu veux dire du bénévolat ?

— Je sais pas ce que je veux dire. Je sais pas ce qu’il y a pour les gosses comme moi. Mais je vais trouver. Et si ça veut dire y retourner, mes parents vont pas aimer. Il faut que tu m’aides avec eux, Holly. Je sais que c’est dur pour toi, mais s’il te plaît. Il faut que tu leur dises que je dois faire taire cette voix. Même si j’arrive pas à l’étouffer tout de suite, peut-être que je peux au moins essayer de la calmer.

— D’accord, dit Holly, même si ça la terrifie. Je le ferai. » Une idée lui traverse l’esprit et elle s’illumine. « Tu devrais parler au garçon qui t’a sauvée.

— Je sais pas comment le trouver.

— Bill t’aidera, dit Holly. Parle-moi du jeu, maintenant.

— Il est cassé. La camionnette a roulé dessus, j’ai vu les morceaux, et c’est tant mieux. À chaque fois que je ferme les yeux, je vois ces poissons, surtout les roses avec les numéros, et j’entends la petite chanson. »

Une infirmière entre en poussant un chariot de médicaments. Elle interroge Barbara sur son niveau de douleur. Holly se sent honteuse de ne pas avoir pensé à le lui demander, et ce dès son arrivée. Ce qu’elle peut être nulle et maladroite, des fois.

« Je sais pas, dit Barbara. Cinq, peut-être. »

L’infirmière ouvre un boîtier à pilules en plastique et tend un petit gobelet en carton à Barbara. Il y a deux cachets blancs dedans.

« Ces comprimés sont spécialement conçus pour les douleurs de niveau cinq. Tu dormiras comme un bébé. Du moins jusqu’à ce que je vienne contrôler tes pupilles. »

Barbara avale les cachets avec une gorgée d’eau. L’infirmière dit à Holly qu’elle ne devrait pas trop tarder pour laisser « notre petite » se reposer un peu.

« Entendu », dit Holly et, quand l’infirmière est partie, elle se penche plus près de Barbara, le visage attentif et le regard brillant. « Le jeu. Comment te l’es-tu procuré, Barb ?

— C’est quelqu’un qui me l’a donné, un homme. C’était au centre commercial de Birch Hill, avec Hilda Carver.

— Quand était-ce ?

— Juste avant Noël. Je m’en souviens parce que j’avais encore rien trouvé pour Jerome et que je commençais à m’inquiéter. J’avais repéré un super blazer Banana Republic mais il était super cher aussi et puis de toute façon, Jerome va être sur les chantiers jusqu’en mai. Pas vraiment besoin d’un blazer sur un chantier, pas vrai ?

— J’imagine que non.

— Bref, il nous a abordées pendant qu’on mangeait. On n’est pas censées parler à des inconnus mais on est plus des gamines, en plus c’était au centre commercial, y avait des gens partout. Et puis il avait l’air sympa. »

Les pires ont souvent l’air sympa, pense Holly.

« Il avait un costard qu’avait dû coûter supra-méga cher et il avait une mallette. Il nous a dit qu’il s’appelait Myron Zakim et qu’il travaillait pour la compagnie Sunrise Solutions. Il nous a donné sa carte. Il nous a montré quelques Zappit — sa mallette en était remplie — et nous a dit qu’on pouvait en avoir un gratuit si on remplissait un questionnaire et qu’on le renvoyait. L’adresse était sur le questionnaire. Sur sa carte aussi.

— Est-ce que par hasard tu te souviens de cette adresse ?

— Non. Et j’ai jeté la carte. Mais bon, c’était qu’un numéro de boîte postale.

– À New York ? »

Barbara réfléchit.

« Non. Ici, en ville.

— Donc vous avez pris un Zappit chacune ?

— Oui. J’en ai pas parlé à maman parce qu’elle m’aurait fait la morale. J’ai rempli le questionnaire aussi, et je l’ai renvoyé. Pas Hilda parce que le sien ne marchait pas. Il y a eu un flash bleu et puis il est mort. Alors elle l’a jeté. Je me rappelle qu’elle a dit que c’était tout ce qu’on pouvait attendre d’un truc gratuit. » Barbara glousse. « On aurait dit sa mère.

— Mais le tien a marché.

— Oui. Il faisait un peu passé de mode mais il était plutôt… tu sais, plutôt fun, dans le genre un peu kitsch. Au début. J’aurais préféré qu’il soit détraqué, j’aurais jamais entendu la voix. » Ses paupières tombent puis se rouvrent lentement. « Waouh ! On dirait bien que je suis en train de m’endormir…

— Ne t’endors pas tout de suite. Peux-tu me décrire cet homme ?

— Un blanc aux cheveux blancs. Il était vieux.

— Vieux vieux ou juste un peu vieux ? »

Les yeux de Barbara deviennent vitreux.

« Plus vieux que papa, pas aussi vieux que grand-pa.

— Soixante ? Soixante-cinq ?

— Ouais, un truc comme ça. L’âge de Bill à peu près. » D’un coup, Barbara ouvre grands les yeux. « Oh, tu sais quoi ? Je me rappelle quelque chose. J’avais trouvé ça un peu bizarre et Hilda aussi.

— Quoi donc ?

— Il a dit qu’il s’appelait Myron Zakim et c’est ce qu’y avait marqué sur sa carte mais y avait des initiales différentes sur sa mallette.

— Tu te rappelles lesquelles ?

— Non… désolée… »

Pour s’endormir, elle s’endort.

« Est-ce que tu pourras y réfléchir dès que tu te réveilleras, Barb ? Tu auras les idées plus claires, et c’est peut-être important.

— OK…

— Si seulement Hilda n’avait pas jeté le sien », dit Holly.

Elle n’obtient pas de réponse et n’en attend pas, elle se parle souvent à elle-même. La respiration de Barbara est lente et profonde. Holly commence à reboutonner son manteau.

« Dinah en a un, dit Barbara d’une voix lointaine et endormie. Le sien marche. Elle joue à Crossy Road dessus… et à Plantes contre zombies… et aussi, elle a téléchargé toute la trilogie de Divergente, mais elle dit qu’elle l’a reçue tout en désordre. »

Holly interrompt son geste. Elle connaît Dinah Scott, elle l’a vue plusieurs fois chez les Robinson jouer à des jeux de société ou regarder la télé, rester souvent pour dîner. Et saliver devant Jerome, comme toutes les copines de Barbara.

« Est-ce que c’est le même homme qui le lui a donné ? »

Barbara ne répond pas. Se mordillant les lèvres, ne voulant pas la presser mais n’ayant pas d’autre choix, Holly la secoue par l’épaule et demande à nouveau.

« Non, répond Barbara de cette même voix lointaine. Elle l’a acheté sur le site.

— Quel site, Barbara ? »

Sa réponse est un ronflement. Barbara n’est plus là.

25

Holly sait que les Robinson l’attendront dans le hall d’entrée, alors elle se dépêche d’entrer dans la boutique de cadeaux, s’embusque derrière un rayon d’ours en peluche (Holly est la reine de l’embuscade) et appelle Bill. Elle lui demande s’il connaît Dinah Scott, l’amie de Barbara.

« Bien sûr, dit-il. Je connais la plupart de ses amies. Celles qui viennent chez elle, en tout cas. Toi aussi.

— Je pense que tu devrais aller la voir.

— Tu veux dire ce soir ?

— Je veux dire tout de suite. Elle a un Zappit. » Holly prend une profonde inspiration. « Ils sont dangereux. »

Elle ne peut pas encore se résoudre à dire ce qu’elle commence à croire : qu’ils sont des machines à suicide.

26

Dans la Chambre 217, les aides-soignants Norm Richard et Kelly Pelham soulèvent Brady et le remettent au lit sous la supervision de Mavis Rainier. Norm ramasse le Zappit et regarde le ballet des poissons sur l’écran.

« Il pourrait pas juste nous faire une pneumonie et mourir, comme tous les autres légumes ? demande Kelly.

— Celui-là est trop têtu pour mourir », dit Mavis, puis elle remarque Norm fixant les poissons sur l’écran.

Il a les yeux grands ouverts et la bouche béante.

« On se réveille, poupée de chair[26] », dit-elle en lui dérobant l’objet. Elle pousse le bouton Marche/Arrêt et le jette dans le tiroir du haut de la table de nuit de Brady. « Il nous reste du chemin à parcourir avant de dormir[27].

— Hein ? »

Norm regarde ses mains, comme s’il s’attendait à ce que le Zappit soit toujours là. Kelly demande à l’infirmière Rainier si elle veut prendre la tension de Hartsfield.

« Le taux d’oxygène a l’air un peu bas », dit-elle.

Mavis réfléchit, puis dit :

« Qu’il aille se faire foutre. »

Ils sortent.

27

À Sugar Heights, le quartier le plus huppé de la ville, une vieille Malibu tachetée de couches d’apprêt s’approche d’un portail fermé sur Lilac Drive. Les volutes de fer forgé du portail s’enroulent gracieusement en deux initiales, celles dont Barbara Robinson n’a pu se souvenir : FB. Z-Boy sort de sa voiture, sa vieille parka (deux déchirures, une dans le dos, une autre à la manche gauche, pauvrement raccommodées avec du ruban adhésif) battant autour de lui. Il compose le code en dessous de l’interphone et le portail commence à s’ouvrir. Il remonte en voiture, fouille sous le siège et en sort deux objets. L’un est une bouteille de soda en plastique au goulot coupé, bourrée de laine d’acier. L’autre est un revolver de calibre .32. Z-Boy introduit le canon du .32 dans le silencieux fait maison — une autre invention de Brady Hartsfield — et le tient sur ses genoux. De sa main libre, il pilote la Malibu pour remonter la jolie allée sinueuse.

Devant lui, les lumières automatiques du porche s’allument.

Derrière lui, le portail en fer forgé se referme silencieusement.

BIBLI AL

Il n’avait pas fallu longtemps à Brady pour se rendre à l’évidence : en tant qu’être physique, il était pour ainsi dire fini. Il était peut-être né idiot, comme on dit, mais il était loin de l’être resté.

Bon, il y avait la rééducation — le Dr Babineau l’avait prescrite et Brady pouvait difficilement protester —, mais la rééducation a ses limites. Il arrivait à se traîner sur environ dix mètres le long du couloir que certains patients appelaient Torture Avenue, mais seulement avec l’aide de la Coordinatrice du Centre de Rééducation, Ursula Haber, cette grosse gouine nazie.

« Encore un pas, monsieur Hartsfield », l’exhortait Haber.

Et quand il arrivait à faire un pas de plus, la salope en demandait un autre, et encore un autre. Lorsque Brady était enfin autorisé à s’écrouler sur son fauteuil roulant, tremblant et trempé de sueur, il se plaisait à imaginer fourrer sa chatte de chiffons imbibés de gazole et y mettre le feu.

« C’est bien ! s’écriait-elle. C’est bien, monsieur Hartsfield ! »

Et s’il arrivait à gargouiller un semblant de merci, elle se retournait en souriant fièrement, à l’affût d’un témoin éventuel : Regardez ! Mon petit singe savant a parlé !

Il pouvait parler (plus et mieux qu’ils ne le pensaient tous) et il pouvait traîner les pieds sur dix mètres le long de Torture Avenue. Dans ses bons jours, il pouvait manger de la crème anglaise sans trop en tartiner le devant de sa chemise. Mais il ne pouvait pas s’habiller tout seul, ni lacer ses chaussures, ni s’essuyer après avoir chié, ni même utiliser la télécommande (si évocatrice du bon temps de Truc 1 et Truc 2) pour regarder la télé. Il arrivait à la tenir mais il était loin de pouvoir jongler entre les petits boutons. Et si par miracle il arrivait à appuyer sur le bouton Marche, il se retrouvait le plus souvent à fixer un écran vide orné du message RECHERCHE DU SIGNAL. Ça le rendait fou — en ce début d’année 2012, tout le rendait fou — mais il avait soin de ne pas le montrer. Pour être en colère, il faut avoir une raison, or les légumes comme lui étaient censés n’avoir de raison pour rien.

Parfois, des avocats du bureau du procureur passaient à l’hôpital. Babineau protestait contre ces visites, certifiant qu’elles ne faisaient qu’entraver ses progrès, desservant par là même leurs intérêts à long terme, mais rien n’y faisait.

Parfois, des flics accompagnaient les avocats, et un jour un flic était venu seul. C’était un enculé de gros tas de graisse aux cheveux coupés en brosse et à l’attitude joviale. Brady était dans son fauteuil, le gros tas de graisse s’était donc assis sur le lit de Brady. Le gros tas de graisse avait dit à Brady que sa nièce était au concert des ’Round Here. « Treize ans et complètement gaga de ce groupe », avait-il fait en gloussant. Toujours en gloussant, il s’était penché en avant par-dessus son énorme bide et avait foutu un coup de poing dans les couilles de Brady.

« Petit cadeau de ma nièce, avait dit le gros tas de graisse. Tu l’as senti passer ? J’espère bien, mec. »

Brady l’avait senti mais pas autant que le gros tas de graisse devait l’espérer, parce que entre sa taille et ses genoux, tout était devenu plus ou moins vague. Le circuit de son cerveau censé contrôler cette partie de son corps avait grillé, supposait-il. Ce qui généralement est une mauvaise nouvelle. Mais c’est plutôt une bonne nouvelle quand on reçoit un crochet du droit dans les bijoux de famille. Il resta assis, le visage impassible. Un petit filet de bave sur le menton. Mais il nota mentalement le nom du gros tas de graisse. Moretti. Et il l’ajouta à sa liste.

Brady avait une longue liste.


Il avait conservé une mince emprise sur Sadie MacDonald suite à son premier safari, totalement fortuit, dans son cerveau. (Il avait conservé une emprise bien plus forte sur le cerveau du simplet à la serpillière, mais partir en visite là-dedans ressemblait à prendre des vacances à Lowtown.) À plusieurs reprises, Brady avait réussi à la pousser vers la fenêtre, lieu de sa première syncope. Généralement, elle regardait simplement dehors puis retournait à ses occupations, ce qui était frustrant, mais un jour de juin 2012, elle eut une autre de ces mini-syncopes. Brady se retrouva une nouvelle fois à voir par ses yeux, mais là, non content de rester côté passager à regarder défiler le paysage, il eut envie de conduire.

Sadie leva les mains et se caressa les seins. Les pressa. Brady ressentit un petit chatouillis entre les jambes de Sadie. Il était en train de l’exciter légèrement. Intéressant mais pas vraiment utile.

Il pensa la faire se retourner et sortir de la chambre. Longer le couloir. Boire un peu d’eau à la fontaine. Son fauteuil roulant organique perso. Mais si quelqu’un lui parlait ? Que dirait-il ? Ou si Sadie revenait à elle une fois loin des réverbérations du soleil et se mettait à crier que Hartsfield était en elle ? Ils la croiraient folle. Ils la mettraient peut-être en congé. Si elle partait, Brady n’aurait plus accès à elle.

Il décida plutôt de plonger plus profond dans son esprit, de regarder les poissons-pensées aller et venir. Ils étaient plus nets à présent, mais majoritairement inintéressants.

Il y en avait un, cela dit… le rouge…

Celui-ci apparut dès que Brady y pensa, parce que c’était lui, Brady, qui pensait en elle.

Un gros poisson rouge.

Un poisson-papa.

Il l’attrapa. C’était facile. Son corps ne lui servait pratiquement plus à rien, mais à l’intérieur de l’esprit de Sadie, Brady était aussi agile qu’un danseur de ballet. Le poisson-papa l’avait agressée sexuellement de manière répétée entre les âges de six et onze ans. Ensuite, il avait fini par aller jusqu’au bout et se la taper. Sadie l’avait dit à une maîtresse à l’école et son père avait été arrêté. Papa s’était suicidé après sa libération sous caution.

Surtout pour s’amuser, Brady commença à lâcher ses propres poissons dans l’aquarium mental de Sadie MacDonald : de tout petits poissons-globes toxiques qui n’étaient autres que l’exagération de pensées qu’elle nourrissait déjà dans la quatrième dimension qui existe entre l’esprit conscient et le subconscient.

Qu’elle l’avait encouragé.

Qu’en fait, ses petites attentions lui avaient plu.

Qu’elle était responsable de sa mort.

Que de ce point de vue, il ne s’était pas du tout suicidé. De ce point de vue, elle l’avait assassiné.

Sadie tressaillit violemment, ses mains s’envolèrent vers ses tempes, et elle se détourna de la fenêtre. Brady éprouva cette sensation de vertige et de bascule accompagnée de nausée au moment où il fut éjecté de son esprit. Elle le regardait, le visage blême et alarmé.

« Je crois que j’ai perdu connaissance pendant une seconde ou deux, dit-elle, puis elle eut un rire tremblotant. Mais tu ne diras rien, hein, Brady ? »

Bien sûr que non, et après ça, il trouva de plus en plus facile d’entrer dans la tête de Sadie. Elle n’avait plus besoin de regarder les reflets du soleil sur les pare-brise ; tout ce qu’elle avait à faire, c’était entrer dans la chambre. Elle perdait du poids. Son charme vague s’évaporait. Certaines fois son uniforme était sale, d’autres fois ses collants étaient filés. Brady continua à poser ses grenades sous-marines : tu l’as encouragé, ça t’a plu, tu es responsable, tu ne mérites pas de vivre.

Bon sang, c’était quelque chose.


Il arrivait que l’hôpital reçoive des cadeaux, et, en septembre 2012, le Kiner Memorial reçut une douzaine de consoles de jeux portables Zappit, offertes soit par la compagnie qui les fabriquait, soit par une quelconque association caritative. L’administration les transmit à la minuscule bibliothèque attenante à la chapelle non confessionnelle de l’hôpital. Là, un employé les déballa, les examina, les jugea stupides et obsolètes et les remisa sur une étagère du fond. C’est là que Bibli Al les trouva en novembre et en prit une pour lui.

Al appréciait certains jeux, comme celui où il fallait faire traverser des crevasses remplies de serpents venimeux à Pitfall Harry, mais celui qu’il préférait, c’était Fishin’ Hole. Pas le jeu en lui-même, qui était idiot, mais l’écran de démo. Il supposait que ça aurait pu faire rire, mais pour Al ça n’avait rien d’une blague. Quand quelque chose le contrariait (comme son frère lui criant dessus parce qu’il n’avait pas sorti les poubelles pour le ramassage du jeudi matin, ou un coup de fil grincheux de sa fille depuis Oklahoma City), la petite musique et les poissons glissant lentement l’apaisaient toujours. Quelquefois, il perdait toute notion du temps. C’était incroyable.

Un soir, peu de temps avant que 2012 passe à 2013, Al fut saisi d’une inspiration. Hartsfield, dans la 217, était incapable de lire et n’avait témoigné aucun intérêt pour les livres audio ou la musique. Si quelqu’un lui mettait des écouteurs dans les oreilles, il tirait dessus jusqu’à ce qu’ils tombent, comme s’il les trouvait oppressants. Il serait tout aussi incapable de manipuler les petits boutons sous l’écran du Zappit mais il pourrait regarder la démo du Fishin’ Hole ou d’un autre jeu. Peut-être que ça lui plairait. Si c’était le cas, peut-être que ça plairait à d’autres patients (pour sa défense, Al ne les qualifiait jamais de légumes), et ce serait une bonne chose car certains patients du Bocal atteints de traumatismes cérébraux pouvaient se montrer violents. Si les écrans de démo les calmaient, ça faciliterait la tâche des médecins, des infirmières et des aides-soignants — et même des agents d’entretien.

Il pourrait même toucher une prime. Ça n’arriverait sûrement pas, mais un homme a le droit de rêver.


Ce soir de début décembre 2012, il entra dans la Chambre 217 peu après le départ de l’unique visiteur régulier de Brady. C’était un ancien inspecteur de police du nom de Hodges qui avait joué un rôle décisif dans l’arrestation de Hartsfield même si ce n’était pas lui qui lui avait fracassé le crâne et endommagé le cerveau.

Les visites de Hodges affectaient Hartsfield. Après son départ, les objets tombaient dans la Chambre 217, l’eau s’ouvrait et se fermait dans la douche et parfois la porte de la salle de bains s’ouvrait brutalement et se refermait en claquant. Les infirmières avaient vu tout ça, et elles étaient persuadées que Hartsfield en était la cause, mais le Dr Babineau fronçait le nez à cette idée. Il prétendait que c’était typiquement le genre de croyances hystériques qu’affectionnent certaines femmes (même si au Bocal, il y avait aussi des infirmiers). Al savait que ces histoires étaient vraies parce qu’il avait vu ces manifestations de ses propres yeux en plusieurs occasions, et il ne se considérait pas comme quelqu’un d’hystérique. Plutôt le contraire.

Lors d’une occasion mémorable, il avait entendu du bruit dans la chambre de Hartsfield en passant, il avait ouvert la porte et vu les stores vénitiens exécuter une espèce de boogaloo déjanté. C’était après une des visites de Hodges. Ça avait duré presque trente secondes avant que les stores ne s’immobilisent à nouveau.

Même s’il essayait de se montrer aimable — il essayait de se montrer aimable avec tout le monde —, Al n’appréciait pas Bill Hodges. L’homme semblait se réjouir de l’état de santé de Hartsfield. S’en délecter. Al savait que Hartsfield était un sale type qui avait assassiné des gens innocents, mais quelle espèce d’importance cela pouvait-il avoir quand l’homme qui avait commis ces actes n’existait plus ? Il ne restait guère plus de lui qu’une coquille vide. Certes, il pouvait remuer les stores et ouvrir et fermer l’eau. Et puis après ? Ces choses-là ne faisaient de mal à personne.


« Bonjour, monsieur Hartsfield, dit Al en cette soirée de décembre. Je vous ai apporté quelque chose. J’espère que vous y jetterez un coup d’œil. »

Il alluma le Zappit et toucha l’écran pour faire apparaître la démo du Fishin’ Hole. Les poissons se mirent à nager et la musique à jouer. Comme à chaque fois, Al fut apaisé, et il prit un moment pour profiter de cette sensation. Mais avant qu’il puisse tourner la console pour que Hartsfield la voie, il se retrouva en train de pousser son chariot-bibliothèque dans l’Aile A, à l’autre bout de l’hôpital.

Le Zappit avait disparu.

Voilà qui aurait dû le contrarier, mais non. Ça semblait tout à fait normal. Il était un peu fatigué et avait du mal à remettre de l’ordre dans ses pensées, mais sinon il se sentait bien. Heureux. Il baissa les yeux vers sa main gauche et vit qu’il s’était dessiné un gros Z dessus avec le stylo qu’il gardait toujours dans la poche de sa blouse.

Z pour Z-Boy, se dit-il, et il rit.


Brady n’avait pas pris la décision de sauter dans Bibli Al ; quelques secondes après que le vieux bonhomme avait baissé les yeux sur l’écran de sa console, il s’était retrouvé en lui. Il n’eut pas non plus la sensation d’être un intrus dans la tête du gars-bibliothèque. Pour le moment, ce corps était le sien, comme une berline de chez Hertz serait sa voiture aussi longtemps qu’il souhaiterait la conduire.

La conscience profonde du gars-bibliothèque était toujours là — quelque part —, mais ce n’était plus qu’un bourdonnement apaisant, comme le bruit d’une chaudière à la cave par un jour froid. Et pourtant, il avait accès à tous les souvenirs d’Alvin Brooks et à tout son savoir accumulé. Et le gars en avait accumulé pas mal, car avant de prendre sa retraite à l’âge de cinquante-huit ans, Bibli Al, alors connu sous le nom d’Ampère Brooks, exerçait le métier d’électricien à plein temps. Si Brady avait voulu recâbler un circuit électrique, il aurait pu le faire facilement, même s’il comprenait qu’il n’aurait peut-être plus cette compétence une fois revenu dans son propre corps.

Penser à son corps l’alarma, et il se pencha sur l’homme avachi dans le fauteuil. Ses yeux étaient mi-clos, ne laissant entrevoir que le blanc. Sa langue pendait d’un côté de sa bouche. Brady posa une main noueuse sur la poitrine de Brady et perçut un lent mouvement respiratoire. Bon, de ce côté-là ça allait, mais mon Dieu, il avait une mine affreuse. La peau sur les os. Voilà ce que Hodges lui avait fait.

Il quitta la chambre et fit le tour de l’hôpital, en proie à une espèce d’euphorie délirante. Il souriait à tout le monde. Il ne pouvait s’en empêcher. Avec Sadie MacDonald, il avait eu peur de foirer. Il avait encore peur, mais pas autant. Là, c’était mieux. Bibli Al lui allait comme un gant. Quand il croisa Anna Corey, la femme de ménage en chef de l’Aile A, il lui demanda comment s’en sortait son mari avec la radiothérapie. Elle lui répondit que tout bien réfléchi, Ellis tenait plutôt bien le coup, et elle le remercia d’avoir demandé.

Arrivé dans le hall d’entrée, il gara son chariot devant les toilettes pour hommes, s’assit sur les W-C et examina le Zappit. Dès qu’il vit le ballet des poissons, il comprit ce qui avait dû se passer. Les idiots qui avaient créé ce jeu avaient aussi créé, certainement par accident, un effet hypnotique. Tout le monde n’y serait pas sensible, mais Brady pensait que beaucoup de gens le seraient, et pas seulement ceux enclins aux syncopes légères comme Sadie MacDonald. Il savait par les lectures qu’il avait faites dans sa salle de contrôle du sous-sol que plusieurs consoles électroniques et jeux d’arcade pouvaient déclencher de l’épilepsie ou des hypnoses légères chez des personnes totalement normales, obligeant les fabricants à rajouter un avertissement (en caractères minuscules) sur la plupart des modes d’emploi : ne pas jouer pendant une durée prolongée, ne pas s’asseoir à moins de quatre-vingt-dix centimètres de l’écran, ne pas jouer si vous avez des antécédents épileptiques.

Ce n’était pas un effet limité aux jeux vidéo. Au moins un épisode du dessin animé Pokémon avait été strictement interdit de diffusion quand une centaine de gosses s’étaient plaints de maux de tête, de troubles de la vision, de nausées et de pertes de conscience brèves. Apparemment, c’était dû à une séquence de l’épisode où une série de missiles était lancée, provoquant un effet stroboscopique. La combinaison des poissons et de la petite musique fonctionnait de la même manière. Brady était étonné que la compagnie qui fabriquait les consoles Zappit n’ait pas reçu une avalanche de plaintes. Il découvrit plus tard qu’ils en avaient reçu, mais peu. Il en conclut qu’il y avait deux raisons à cela. Premièrement, Fishin’ Hole lui-même, ce jeu débile, ne provoquait pas le même effet. Deuxièmement, presque personne n’achetait de consoles de jeux Zappit. Dans le jargon du business informatique, c’était un brick.

Poussant toujours son chariot, l’homme portant le corps de Bibli Al retourna à la Chambre 217 et posa le Zappit sur la table de nuit — tout ça méritait davantage d’analyse et de réflexion. Puis (non sans regret) Brady quitta Bibli Al Brooks. Il y eut cette seconde de vertige et puis il se retrouva à regarder vers le haut et non plus vers le bas. Il était curieux de voir la suite des événements.

D’abord, Bibli Al resta planté là, un meuble ressemblant à un être humain. Brady tendit sa main gauche invisible et lui tapota la joue. Puis il essaya de pénétrer dans l’esprit de Al, s’attendant à le trouver barricadé, comme celui de l’infirmière MacDonald une fois qu’elle sortait de sa fugue passagère.

Mais la porte était grande ouverte.

La conscience profonde de Al était revenue, mais il lui en restait un peu moins à présent. Brady soupçonnait qu’une partie avait été asphyxiée par sa présence. Et alors ? Les gens se détruisent des neurones en buvant trop mais ils en ont plein de rechange. C’était la même chose pour Al. Du moins pour le moment.

Brady vit le Z qu’il avait dessiné sur le dos de la main de Al — sans raison, juste parce qu’il en avait été capable — et parla sans ouvrir la bouche.

« Hé, Z-Boy. Allez, va-t’en. Sors. Repars dans l’Aile A. Mais tu ne parleras de ça à personne, hein ?

— Parler de quoi ? » demanda Al, l’air confus.

Brady hocha la tête aussi bien qu’il le pouvait, et sourit aussi bien qu’il le pouvait. Il désirait déjà être dans Al à nouveau. Le corps de Al était vieux mais au moins, il fonctionnait.

« C’est ça, dit-il à Z-Boy. Parler de quoi. »


2012 devint 2013. Brady ne se fatiguait plus à essayer de renforcer ses muscles télékinésiques. Ça ne servait plus à rien maintenant qu’il disposait de Al. À chaque fois qu’il entrait en lui, son emprise était plus forte, son contrôle meilleur. Piloter Al, c’était comme piloter un de ces drones que l’armée utilisait pour surveiller les bougnoules en Afghanistan… avant de bombarder la gueule de leurs chefs.

Délicieux, vraiment.

Une fois, par l’intermédiaire de Z-Boy, il avait montré un des Zappit au vieux Off-Ret, espérant que Hodges serait fasciné par la démo du Fishin’ Hole. Être dans Hodges serait merveilleux. La première chose que Brady ferait serait d’attraper un crayon et de le planter dans les yeux du vieux flic. Mais Hodges jeta un rapide coup d’œil à l’écran et le rendit aussitôt à Bibli Al.

Brady réessaya quelques jours plus tard, cette fois avec Denise Woods, l’assistante kiné qui venait dans sa chambre deux fois par semaine lui faire travailler les jambes et les bras. Elle prit le Zappit quand Z-Boy le lui tendit, et regarda le ballet des poissons un peu plus longuement que Hodges. Quelque chose se passa, mais ce ne fut pas suffisant. Essayer d’entrer en elle était comme enfoncer le doigt dans une membrane en caoutchouc : elle céda un peu, suffisamment pour que Brady entraperçoive Denise donnant des œufs brouillés à son petit garçon sur sa chaise haute, mais ensuite elle l’éjecta.

Elle rendit le Zappit à Z-Boy et dit :

« Vous avez raison, ce sont de jolis poissons. Pourquoi vous ne continuez pas votre tournée, maintenant, Al ? Que Brady et moi fassions travailler ces fichus genoux. »

C’était donc ça. Il n’avait pas le même accès instantané aux autres qu’à Al, et Brady n’eut pas à réfléchir longtemps pour comprendre pourquoi. Al avait été préconditionné à la démo du Fishin’ Hole, il l’avait regardée des dizaines de fois avant d’apporter son Zappit à Brady. C’était une différence cruciale, et une déception écrasante. Brady s’était imaginé avoir des dizaines de drones à sa disposition, mais ça n’arriverait pas à moins de trouver un moyen de reprogrammer le Zappit et d’augmenter l’effet hypnotique. Était-ce possible ?

Ayant lui-même trafiqué toutes sortes de gadgets électroniques en son temps — Truc 1 et Truc 2, par exemple —, Brady pensait que oui. Après tout, le Zappit était équipé de la Wifi, et la Wifi, c’était la meilleure amie du hacker. Imaginons, par exemple, qu’il programme un flash de lumière intermittent ? Un genre de lumière stroboscopique, comme celle qui avait rongé le cerveau de ces gosses exposés à la séquence de tirs de missiles dans l’épisode de Pokémon ?

La lumière stroboscopique pourrait aussi avoir une autre utilité. Lors d’un cours de fac intitulé Calculer le Futur (c’était juste avant qu’il abandonne les études pour de bon), la classe de Brady avait étudié un rapport de la CIA datant de 1995 et rendu public peu après le 11-Septembre. Il s’intitulait « Le Potentiel Opérationnel de la Perception Subliminale » et expliquait comment les ordinateurs pouvaient être programmés de manière à transmettre des messages si rapidement que le cerveau ne les reconnaissait pas comme des messages à proprement parler mais comme des pensées originales. Imaginons qu’il puisse insérer de tels messages dans la lumière stroboscopique ? Comme par exemple DORS BIEN MAINTENANT ou tout simplement DÉTENDS-TOI. Brady pensait que toutes ces choses, combinées à l’effet hypnotique préexistant de la démo, fonctionneraient plutôt bien. Bien sûr, il pouvait se tromper, mais il aurait donné sa main droite, qui ne lui servait pratiquement plus à rien, pour savoir.

Mais ça ne risquait pas d’arriver car deux problèmes apparemment insurmontables se posaient. L’un était d’amener les gens à regarder la démo suffisamment longtemps pour que l’effet hypnotique prenne. L’autre était encore plus élémentaire : comment diable était-il censé modifier quoi que ce soit ? Il n’avait pas accès à un ordinateur, et quand bien même, qu’en aurait-il fait ? Il ne pouvait même pas lacer ses putains de chaussures ! Il envisagea d’utiliser Z-Boy mais renonça presque aussitôt à l’idée. Al Brooks vivait avec son frère et sa famille, et s’il devenait tout à coup expert en informatique, ça susciterait des questions. Surtout que la famille s’interrogeait déjà sur l’état de Al, qui se montrait de plus en plus distrait et bizarre. Brady supposait qu’ils le croyaient au bord de la sénilité, ce qui n’était pas si éloigné que ça de la vérité.

Il semblait que Z-Boy soit à court de neurones de rechange, tout compte fait.


Brady sombra dans la dépression. Il avait atteint le point bien trop familier où ses idées lumineuses se heurtaient de plein fouet à la réalité grisâtre. C’était arrivé avec l’aspirateur Rolla ; c’était arrivé avec son radar de recul informatisé ; c’était arrivé avec son écran motorisé et programmable qui était censé révolutionner la télésurveillance. Ses magnifiques inspirations n’aboutissaient jamais à rien.

Malgré tout, il avait un drone humain à portée de main et, après une visite particulièrement rageante de Hodges, Brady décida qu’il pourrait se remonter le moral en mettant son drone au travail. En conséquence, Z-Boy se rendit dans un cybercafé à une ou deux rues de l’hôpital et, après cinq minutes de recherches (de nouveau assis devant un écran d’ordinateur, Brady se sentit pousser des ailes), il découvrit où Anthony Moretti, alias l’enculé de gros tas de graisse broyeur de testicules, habitait. En sortant du cybercafé, Brady conduisit Z-Boy dans un magasin de surplus militaire et acheta un couteau de chasse.

Quand Moretti sortit de chez lui le jour suivant, il trouva un chien mort étendu sur le paillasson. On lui avait tranché la gorge. Sur le pare-brise de sa voiture, écrit avec le sang du chien, figurait le message suivant : ENSUITE C’EST TA FEMME & TES GOSSES.


Faire ça — être capable de faire ça — remonta le moral de Brady. La vengeance est une hyène, pensa-t-il, et cette hyène, c’est moi.

Des fois, il s’imaginait envoyer Z-Boy à la poursuite de Hodges et lui tirer une balle dans le ventre. Quel bonheur ce serait de se tenir au-dessus du vieux flic et de le regarder frissonner et gémir pendant que sa vie lui glisserait entre les doigts !

Ce serait génial, mais Brady perdrait son drone et, une fois en garde à vue, Al pourrait le dénoncer à la police. Et puis il y avait autre chose de plus important : ça ne suffirait pas. Hodges méritait plus qu’une balle dans le ventre suivie de dix ou quinze minutes d’agonie. Bien plus. Hodges devait vivre, respirer l’air toxique dans un sac de culpabilité auquel il ne pourrait échapper. Jusqu’à ce qu’il craque et se tue.

Ce qui était le plan initial, au bon vieux temps.

Mais comment faire ? pensa Brady. J’ai aucun moyen d’arriver à ça. J’ai Z-Boy — qui finira en maison de retraite médicalisée si ça continue —, et je peux faire bouger les stores avec ma main fantôme. Et c’est tout. Fin de l’histoire.

Puis au cours de l’été 2013, la zone de dépression dans laquelle il vivait fut transpercée par un rayon de lumière. Il eut de la visite. Une vraie visite, pas celle de Hodges ni d’un costard-cravate du bureau du procureur venu voir si son état de santé s’était par magie suffisamment amélioré pour qu’il puisse comparaître pour une douzaine de chefs d’inculpation dont, en tête de liste, huit accusations d’homicide volontaire au City Center.

Il y eut un bref coup à la porte, puis Becky Helmington passa la tête dans la chambre de Brady.

« Brady ? Il y a une jeune femme qui voudrait vous voir. Elle dit avoir travaillé avec vous et elle vous a apporté quelque chose. Voulez-vous la voir ? »

Brady ne pouvait penser qu’à une seule jeune femme. Il envisagea de dire non, mais sa curiosité venait d’être ravivée, ainsi que sa perversité (peut-être même que c’était la même chose). Il hocha mollement la tête et fit un effort pour repousser ses cheveux de ses yeux.

Sa visiteuse entra timidement, comme s’il pouvait y avoir des mines dissimulées dans le sol. Elle était en robe. Brady ne l’avait jamais vue en robe, n’aurait même pas imaginé qu’elle en possédait une. Mais elle avait toujours sa coupe en brosse foireuse, les cheveux tondus à ras du crâne comme à l’époque où ils travaillaient ensemble à la Cyber Patrouille de Discount Electronix, et elle était toujours aussi plate qu’une planche à repasser. Il se souvint de la blague d’un comique : Si les miches comptent pour du beurre, alors on va entendre parler de Cameron Diaz pendant longtemps. Mais elle avait mis de la poudre pour couvrir sa peau grêlée par l’acné (incroyable) et même une touche de rouge à lèvres (encore plus incroyable). Elle avait un paquet emballé à la main.

« Hé, mec, dit Freddi Linklatter avec une timidité inhabituelle. Ça va ? »

Tout un tas de possibilités s’ouvrirent soudain.

Brady fit de son mieux pour sourire.

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