Thorby était placé devant une alternative : soit il se laissait adopter sans faire d’histoires, soit il en faisait et on l’adoptait de toute façon. Il choisit la première option, qui était la plus raisonnable. Il était toujours dérisoire, voire désagréable de s’opposer à la volonté de l’Officier Chef. En outre, malgré son désarroi et sa tristesse à l’idée d’avoir une nouvelle famille si tôt après la mort de Pop, il vit cependant que ce changement s’avérait tout à son avantage. Tant qu’il était fraki, son statut n’avait jamais été plus bas. Même un esclave avait des égaux.
Mais le plus important à ses yeux, c’était l’injonction de Pop. Il devait obéir en tout au capitaine Krausa.
L’adoption eut lieu le soir même pendant le repas dans la salle à manger. Thorby ne comprit pas grand-chose à ce qui se passait, ni à ce qui se disait, car les rites s’accomplissaient dans le « langage secret », mais le capitaine lui avait expliqué ce qu’il devrait faire. Tous les habitants du vaisseau étaient présents, sauf ceux de garde. Même le docteur Mader y assistait de l’intérieur de la porte principale sans prendre part, mais elle pouvait tout voir et entendre.
L’Officier Chef fut amenée et tout le monde se leva. On la déposa dans une chaise longue à la tête de la table des officiers, où sa belle-fille, la femme du capitaine attendait ses ordres. Quand elle fut confortablement installée, elle fit un geste et tous s’assirent. Le capitaine se plaça à sa droite. Les filles de la moitié à bâbord, qui était de quart la journée, servirent ensuite à tout l’équipage des bols remplis d’une bouillie liquide. Personne ne la toucha. L’Officier Chef frappa sa cuillère contre son bol, puis parla brièvement et avec emphase.
Son fils fit de même. Thorby découvrit avec étonnement qu’une partie du discours du capitaine était identique à une portion du message de Pop. Il arriva à repérer les séquences sonores.
L’Ingénieur Chef, un homme plus âgé que Krausa, répondit. Il fut suivi par plusieurs autres femmes et hommes âgés. L’Officier Chef posa une question. En guise d’approbation, un chœur unanime s’éleva. Elle ne demanda pas s’il y avait des voix contraires.
Thorby cherchait à croiser les yeux du docteur Mader, lorsque le capitaine l’appela en Interlingua. Il était resté assis sur un tabouret, tout seul, et avait l’impression d’attirer tous les regards, qui ne lui semblaient pas très amicaux.
— Viens ici !
Il leva la tête, vit Krausa et sa mère le dévisager. Elle semblait irritée, ou bien était-ce un état permanent des traits de son visage. Il se hâta d’aller vers eux.
Elle plongea sa cuillère dans le plat du garçon, la lécha à peine. Avec le sentiment de faire quelque chose de très mal, mais parce qu’on le lui avait ordonné, il plongea sa cuillère dans le bol de la vieille femme, et avala timidement une bouchée. Elle saisit sa tête, la pencha vers elle et l’embrassa sur les deux joues de ses lèvres desséchées. Il lui rendit le baiser symbolique avec la chair de poule.
Le capitaine Krausa mangea dans le bol de Thorby, il fit de même dans le bol du capitaine. Puis l’homme prit un couteau, en tenant la pointe entre le pouce et l’index, et lui murmura en Interlingua :
— Arrange-toi pour ne pas crier.
Il lui entailla l’avant-bras.
Thorby pensa avec mépris que Baslim avait appris à ignorer une douleur dix fois plus intense. Le sang coula librement. Krausa le conduisit dans un endroit d’où tout le monde pouvait le voir, articula quelque chose très fort, et tint son bras de façon à former une mare sur la passerelle. Puis il marcha dedans, l’éparpilla avec son pied, et proféra encore quelque chose. Des acclamations fusèrent. Krausa s’adressa à Thorby en Interlingua.
— Ton sang est maintenant dans notre acier, notre acier est dans ton sang.
Thorby avait été toute sa vie en contact avec la magie. Il comprenait bien sa logique sauvage et presque raisonnable. Il ressentit une bouffée d’orgueil à l’idée de faire partie du vaisseau.
La femme du capitaine colla un sparadrap sur sa coupure. Puis ils échangèrent la nourriture et les baisers. Ensuite il dut le faire avec tout le monde dans la salle, avec tous ses frères, ses oncles, ses sœurs, ses cousins, ses cousines et ses tantes. Au lieu de l’embrasser, les hommes et les garçons lui servaient la main ou lui donnaient de grandes claques dans le dos. Quand il arriva à la table des femmes non mariées, il hésita, mais elles ne l’embrassèrent pas. Elles pouffaient, poussaient de petits cris, rougissaient, et effleuraient rapidement son front avec leur index.
Juste derrière lui, les jeunes filles chargées du service, débarrassaient les bols de bouillie, qui n’était en fait qu’une nourriture rituelle symbolisant la portion congrue avec laquelle la famille pouvait traverser l’espace, en cas de nécessité. Elles servirent à la place un véritable festin. Thorby aurait été gavé de bouillie jusqu’aux oreilles, s’il n’avait compris l’astuce : se contenter de tremper la cuillère et la goûter à peine sans manger. Mais quand il s’assit enfin comme membre à part entière de la Famille, à la table des célibataires à tribord, il n’avait plus aucun appétit pour le banquet en son honneur. Quatre-vingts nouveaux parents étranges faisaient vraiment trop. Il se sentit fatigué, nerveux et déçu.
Toutefois il fit un effort pour manger. Soudain il entendit une remarque dans laquelle il comprit un seul mot : « fraki ». Il leva les yeux et vit un adolescent en face de lui qui arborait un sourire désagréablement ironique.
Le président de la table, assis à la droite de Thorby, appela l’attention des convives.
— Nous parlerons uniquement l’Interlingua ce soir, annonça-t-il, et ensuite nous suivrons l’usage pour familiariser un nouveau parent à notre langue. – Il posa un regard froid sur le garçon qui s’était moqué de Thorby. – Quant à toi, Cousin Transversal par Mariage, je te rappelle, et ce sera pour la dernière fois, que mon Jeune Frère Adopté t’est supérieur. Je veux te voir dans ma cabine après dîner.
Le jeune garçon eut l’air stupéfait.
— Mais, Cousin Supérieur, je disais juste que…
— Tais-toi. – Le jeune homme se tourna calmement vers Thorby. – Prends ta fourchette. Nous ne mangeons pas la viande avec les doigts.
— Ma fourchette ?
— A gauche de ton assiette. Observe-moi, tu vas apprendre. Ne te laisse pas exaspérer par ces jeunes nigauds. Ils n’ont pas encore compris que quand Grand-mère parle, il s’agit toujours des affaires.
Thorby déménagea de sa cabine dans une chambre moins luxueuse, plus grande, prévue pour quatre célibataires. Ses compagnons étaient Fritz Krausa, l’aîné de ses frères adoptifs et le président de la table des célibataires, Chelan Krausa-Drotar, son deuxième cousin adoptif par mariage, et Jeri Kingsolver, son neveu adoptif du côté de son frère aîné marié.
Grâce à cela, il apprit le Suomique rapidement. Mais les premiers mots dont il eut besoin n’étaient pas suomiques ; ils étaient empruntés ou inventés pour décrire les relations familiales en grand détail. Le langage reflète la culture ; la plupart des langues distinguent le frère, la sœur, le père, la mère, la tante, l’oncle, et relient les générations par « arrière » ou « grand ». Quelques langues ne font pas de distinction entre, par exemple, « père » et « oncle », cela reflète la coutume tribale. Au contraire, quelques langues, comme le Norvégien, distinguent l’oncle du côté maternel de celui du côté paternel (« morbror » et « farbror »).
Les Libres Commerçants peuvent définir une parenté de la manière suivante : mon demi-oncle maternel adoptif par mariage. On peut ainsi décrire en un seul mot la relation spécifique entre deux personnes placées n’importe où sur l’arbre généalogique. Là où la plupart des cultures se contentent d’une douzaine de titres pour la parenté, les Commerçants en utilisent plus de deux mille. Les langues trouvent rapidement et discrètement des noms pour les variables telles que la génération, linéaire ou collatérale, naturelle ou adoptée, l’âge à l’intérieur de la génération, le sexe du locuteur, celui du parent dont on parle, les sexes des parents auxquels on est relié, la consanguinité ou l’affinité, enfin le statut fondamental.
La première tâche de Thorby consistait à apprendre le mot et la relation que celui-ci définissait, et avec lequel il devait s’adresser à chacun de ses quatre-vingts nouveaux parents. Il lui fallait comprendre la nuance précise de chaque parenté, proche ou distante, supérieure ou inférieure, et connaître les autres titres dont les gens se servaient pour lui parler. Il ne pouvait ouvrir la bouche avant d’avoir appris tout cela, car il pourrait commettre un manquement grave aux bonnes manières.
Il devait associer cinq choses pour chaque membre de la famille : un visage, un nom complet (son propre nom était maintenant : Thorby Baslim-Krausa), un titre familial, le titre familial vis-à-vis de lui, et le rang de la personne sur le vaisseau (tel que « Officier Chef » ou « Deuxième Assistant Cuisinier à Tribord »). Il apprit qu’il fallait s’adresser à chaque personne avec son titre familial lorsqu’il s’agissait d’affaires familiales, avec son rang sur le vaisseau pour les tâches concernant Sisu, avec d’autres noms en certaines occasions, si le supérieur le permettait. Les surnoms n’existaient pratiquement pas, car de toute façon on ne pouvait les utiliser que dans un sens, du supérieur vers l’inférieur.
Tant qu’il n’avait pas saisi ces distinctions, il ne pouvait être un membre de la famille à part entière, même s’il l’était légalement. La vie du vaisseau était un système de caste composé d’obligations si complexes, de privilèges, de réactions requises à des actes obligatoires, que la société stratifiée et protocolaire de Jubbul paraissait à côté tout à fait chaotique. La femme du capitaine était la « mère » de Thorby, mais elle était aussi l’Adjoint de l’Officier Chef. La manière de s’adresser à elle dépendait de ce qu’on avait à lui dire. Comme il habitait dans les quartiers des célibataires, la phase de maternage cessa avant même de commencer, toutefois elle le traita aussi chaleureusement que ses autres fils et lui offrit sa joue à embrasser comme pour Fritz, un des frères aînés de Thorby.
Mais dans son rôle d’Adjoint à l’Officier Chef, elle pouvait être aussi glaciale qu’un percepteur.
Il faut dire que sa place n’était pas facile. Elle ne serait Officier Chef que lorsque la vieille aurait le bon goût de mourir. Dans l’intervalle, elle était le bras droit, la voix et la servante de sa belle-mère. Théoriquement les officiers supérieurs étaient éligibles, mais en pratique c’était un système à parti unique avec une seule liste de candidats. Krausa était capitaine parce que son père l’était, sa femme était Adjoint à l’Officier Chef parce qu’elle était son épouse, et deviendrait sans doute un jour Officier Chef. Elle le commanderait, lui et le vaisseau, comme le faisait la mère de son mari, pour la même raison. Mais entretemps, son haut grade s’accompagnait du travail le plus pénible de tout l’équipage, et cela sans répit, car les officiers supérieurs servaient à vie… A moins qu’ils ne soient révoqués, accusés et renvoyés sur une planète pour mauvais services, ou dans la fluidité glacée de l’espace pour avoir brisé les lois anciennes et rigides de Sisu.
Mais un tel événement était aussi rare qu’une double éclipse solaire. La mère de Thorby fondait ses espoirs sur un arrêt cardiaque, un infarctus, et autres aléas de la vieillesse.
Thorby, en tant que fils adoptif le plus jeune du capitaine Krausa, lui-même premier personnage mâle de la tribu, chef titulaire du clan de Sisu (sa mère était en fait le vrai chef), était supérieur aux trois quarts de ses nouveaux parents sur le plan du rang familial (il n’avait pas encore acquis de grade sur le vaisseau). Mais cette supériorité ne lui rendait pas pour autant la vie plus facile. Elle lui donnait sans doute des privilèges, il en sera toujours ainsi, mais surtout des responsabilités et des obligations, toujours plus coûteuses que le plaisir procuré par les prérogatives.
Il était plus aisé d’être un mendiant.
Son nouveau problème l’accaparait complètement et il ne vit pas Margaret Mader avant longtemps. Un jour, il se hâtait en courant dans un couloir de la quatrième passerelle (il était toujours pressé maintenant) lorsqu’il la rencontra.
Il s’arrêta.
— Hello, Margaret.
— Hello, Commerçant. J’ai cru un instant que tu ne parlais plus à une fraki.
— Oh, Margaret !
— Je plaisantais, fit-elle en souriant. Félicitations, Thorby. Je suis contente pour toi, c’est la meilleure solution dans les circonstances présentes.
— Merci, je le pense aussi.
Elle reprit rapidement en Anglais Systématique et lui demanda avec une inquiétude maternelle :
— Tu as l’air sceptique, Thorby. Quelque chose ne va pas ?
— Oh, ça va. – Soudain il ne put retenir ce qu’il avait sur le cœur. – Margaret, je n’arriverai jamais à comprendre ces gens !
— J’ai toujours cette impression quand je commence une nouvelle étude, et celle-ci est celle qui m’a le plus intriguée. Qu’est-ce qui t’ennuie ?
— Euh… Je ne sais pas. Je ne sais jamais. Eh bien, Fritz, par exemple, il est mon frère aîné. Il m’aide beaucoup, mais lorsque je ne saisis pas quelque chose que je suis censé comprendre, il me crie des injures dans les oreilles. Une fois, il m’a frappé. Je le lui ai rendu et j’ai cru qu’il allait exploser.
— Un combat de coqs, coupa Margaret.
— Quoi ?
— Peu importe. La comparaison n’est pas scientifique. Les êtres humains ne sont pas de la volaille. Que s’est-il passé ?
— Eh bien, il s’est immédiatement calmé, m’a dit de tout oublier. Il passait l’éponge à cause de mon ignorance.
— Noblesse oblige[1].
— Comment ?
— Pardon. Mon esprit est un dépotoir. L’a-t-il vraiment fait ?
— Oui, tout à fait. Il était doux comme un agneau. Je ne comprends pas pourquoi il est devenu enragé… Et je ne comprends pas non plus pourquoi il a cessé de l’être quand je l’ai frappé. – Il écarta les mains, perplexe – ce n’est pas naturel.
— Non, ça ne l’est pas. Mais peu de choses le sont. Hum… Thorby, je suis peut-être en mesure de t’aider. Je connais peut-être mieux que Fritz les raisons qui le poussent à agir. Parce que je ne fais pas partie de la Famille.
— Je ne comprends pas.
— Je crois pourtant que je le sais. C’est en cela que consiste mon travail. Fritz est né dans la Famille. La majeure partie de son savoir, et je le crois très cultivé, est inconscient. Il ne peut pas expliquer les choses parce qu’il ignore qu’il les sait. Il se borne à agir. Mais moi, ce que j’ai appris pendant ces deux années, je l’ai assimilé consciemment. Je peux peut-être te renseigner quand cela t’ennuiera de leur poser des questions. Tu peux me parler en toute liberté, je n’ai pas de statut.
— C’est vrai, Margaret, tu le ferais ?
— Dès que tu en auras le temps. Je n’ai pas oublié que tu as promis de me parler de Jubbul. Mais je ne te retiendrai pas plus longtemps. Tu avais l’air pressé.
— Je ne le suis pas en réalité. – Il sourit timidement. – Quand je suis pressé, je n’ai pas besoin de parler à beaucoup de gens… En général, je ne sais même pas comment le faire.
— Ah, je vois. J’ai des photographies de chaque personne à bord, avec son nom, sa classification familiale, son travail sur le vaisseau. Est-ce que cela peut t’être utile ?
— Oh, mais, bien sûr ! Fritz croit qu’il suffit de montrer quelqu’un en le nommant une fois.
— Alors, viens dans ma chambre. Cela ne pose aucun problème. J’ai l’autorisation d’interroger qui je veux ici. La porte donne sur un couloir public. Tu n’auras pas besoin de traverser la limite du gynécée.
Ce que Thorby avait eu tant de mal à apprendre par bribes, il l’absorba en une demi-heure grâce à l’entraînement de Baslim, et aux fiches méticuleuses garnies de photos du docteur Mader. Elle avait en outre préparé un arbre généalogique de Sisu. C’était le premier que le garçon voyait ; ses parents n’avaient pas besoin de tous ces diagrammes, ils savaient tout simplement.
Elle lui montra sa place.
— Le signe plus signifie que, bien que tu sois en ligne directe, tu n’es pas né dans la famille. En voici quelques autres, transférés des branches collatérales au clan… A mon avis, pour les mettre dans la lignée dirigeante. Vous vous dénommez une « famille », mais le rassemblement s’appelle une phratrie.
— Une quoi ?
— Un groupe non réuni par un ancêtre commun, et qui pratique l’exogamie, c’est-à-dire le mariage en dehors de la communauté. Le tabou exogamique persiste, modifié par la loi de la moitié. Sais-tu comment les deux moitiés fonctionnent ?
— Ils se relaient pour les corvées journalières.
— Oui, mais sais-tu pourquoi la garde à tribord à plus d’hommes célibataires, et la garde à bâbord plus de femmes non mariées ?
— Euh, je ne crois pas.
— Les femmes adoptées venant d’autres vaisseaux sont dans la moitié à bâbord. Les célibataires nés sur le Sisu sont à tribord. Chaque fille de ton côté devra être échangée… A moins qu’elle trouve un mari parmi les quelques hommes qui restent. Tu aurais dû être adopté de ce côté, mais alors il aurait fallu que tu aies un autre père adoptif. Tu vois les noms entourés d’un cercle bleu ? Une de ces filles est ta future épouse… Mais tu peux aussi en trouver une sur un autre vaisseau.
Thorby se sentit déconcerté devant cette idée.
— Dois-je vraiment le faire ?
— Si tu gagnes sur le vaisseau un grade qui correspond à ton rang familial, tu devras te battre pour les contrecarrer.
Il en fut inquiet. Déjà empêtré dans le marais familial, il sentait qu’il avait plutôt besoin d’une troisième jambe que d’une femme.
— La plupart des sociétés pratiquent à la fois l’exogamie et l’endogamie. Un homme doit se marier hors de la famille, mais dans son pays, dans sa race et sa religion, enfin dans un groupe élargi. Vous autres, les Libres Commerçants, ne faites pas exception. Vous devez vous unir à une autre moitié, mais pas vous marier avec des frakis. Cependant vos règles produisent une situation inhabituelle. Chaque vaisseau est un matriarcat patrilocal.
— Un quoi ?
— « Patrilocal » signifie que les femmes se déplacent pour vivre avec la famille de leur mari. Le matriarcat… Eh bien, qui dirige ce vaisseau ?
— Mais, le capitaine ?
— Vraiment ?
— Enfin, Père écoute Grand-mère, mais elle devient vieille et…
— Il n’y a pas de « mais ». C’est l’Officier Chef qui commande. Cela m’a étonnée. J’ai cru que c’était une particularité de ce vaisseau. Mais cette situation se retrouve dans toutes les Familles. Les hommes font le commerce, pilotent le vaisseau, le font fonctionner, mais c’est toujours la femme qui donne les ordres. C’est d’ailleurs tout à fait logique dans son contexte. Cela rend vos coutumes matrimoniales tolérables.
Thorby souhaita qu’elle cesse de parler tout le temps de mariage.
— Tu n’as pas encore vu les vaisseaux négocier les filles. Elles pleurent toutes les larmes de leur corps quand elles partent, il faut presque les entraîner dehors de force… Mais celles qui arrivent, ont essuyé leurs yeux et sont tout sourires, prêtes à flirter, et à faire la chasse au mari. Si elle arrive à attraper le bon, et à le pousser en avant, elle peut devenir un jour la souveraine d’un état indépendant. Tant qu’elle est sur son vaisseau d’origine, elle n’est rien, c’est pour cela que ses larmes sèchent si vite. Mais si les hommes étaient les chefs, les échanges de femmes seraient de l’esclavage. Dans la pratique actuelle, c’est une grande chance pour la femme.
Le docteur Mader se détourna du diagramme.
— Les coutumes qui aident les gens à vivre entre eux ne sont pratiquement jamais prévues. Ou bien elles sont utiles ou alors elles meurent. On t’a tourmenté pour que tu apprennes à te conduire avec tes parents.
— Ça, c’est bien vrai !
— Quelle est la chose la plus importante pour un Commerçant ?
Thorby réfléchit.
— Eh bien, la Famille. Tout dépend de sa place dans la Famille.
— Pas du tout. Son vaisseau.
— Enfin, quand tu parler du « vaisseau », tu veux dire la « famille ».
— Non, le contraire. Si un Commerçant est insatisfait, où peut-il aller ? Il ne peut pas voyager dans l’espace sans vaisseau, ni même penser vivre sur une planète parmi des frakis, la seule idée le répugne. Son vaisseau, c’est sa vie. C’est de là que provient l’air qu’il respire. D’une manière ou d’une autre, il doit apprendre à y vivre. Toutefois le choc des personnalités est pratiquement insupportable, et il n’y a pas moyen de s’isoler. La pression augmente jusqu’à ce que quelqu’un soit tué… Ou jusqu’à la destruction même du vaisseau. Mais les êtres humains trouvent des procédés pour s’adapter à n’importe quelles conditions. Vous, vous arrangez les choses avec des rituels, du formalisme, des modèles préétablis de discours, des actions et des réponses obligatoires. Quand la situation se complique, vous vous cachez derrière une attitude type. C’est pour cela que Fritz s’est calmé.
— Euh ?
— Il ne pouvait pas rester en colère. Tu avais fait quelque chose de mal… Mais les faits révélaient d’eux-mêmes que c’était par ignorance. Il l’avait momentanément oublié, quand il s’en est rappelé, son irritation s’est envolée. La Famille se défend de s’emporter contre un enfant, par contre ils le remettent dans la bonne voie… Jusqu’à ce qu’il suive vos coutumes complexes aussi mécaniquement de Fritz.
— Euh, je crois que je comprends. – Il soupira. – Mais ce n’est pas facile.
— Parce que tu n’y es pas né. Mais tu apprendras et cela ne te coûtera pas plus que de respirer, tout en étant aussi utile. Les usages révèlent à un homme qui il est, où est sa place, ce qu’il doit faire. Il vaut mieux avoir des coutumes illogiques que de ne pas en avoir du tout. Les hommes ne peuvent pas vivre sans elles. Du point de vue d’une anthropologue, « la justice n’est que la recherche des usages fonctionnels ».
— Mon père, enfin mon autre père, Baslim l’Infirme, disait que la meilleure façon de trouver la justice c’est de traiter autrui équitablement sans se soucier de la façon dont on vous traite.
— Cela ne s’accorde-t-il pas avec ce que j’ai dit ?
— Euh, je crois bien que oui.
— Je pense que Baslim l’Infirme estimerait la Famille juste. – Elle tapota son épaule. – Ne t’inquiète pas, Thorby. Donne le meilleur de toi-même ; un jour tu épouseras une de ces jolies filles, et tu seras heureux.
Cette prédiction était loin de le réconforter.