4

Thorby eut mal à la jambe pendant quelques jours. En dehors de cela, l’affranchissement ne produisit dans sa vie aucun changement notable. Mais il devenait vraiment inefficace comme mendiant : un jeune homme fort et bien portant ne recueillait pas autant d’aumônes qu’un enfant squelettique. Souvent Thorby aidait le vieil homme à s’installer à sa place, puis Baslim l’envoyait faire des courses, ou lui disait de rentrer étudier. Toutefois il y en avait toujours un des deux sur la Place. Baslim disparaissait parfois sans forcément l’avertir, et Thorby passait toutes les heures de la journée à prendre note mentalement des départs, des arrivées, des ventes d’esclaves, à ramasser des informations sur les deux circulations par des contacts autour du port, dans les caves à vin et parmi les femmes non voilées.

Une fois, le vieil homme ne se montra pas pendant deux fois neuf jours. Il n’était simplement plus là quand Thorby se réveilla. Il n’avait jamais été absent aussi longtemps auparavant. Le garçon se répétait que Pop pouvait s’en sortir tout seul, mais il n’arrêtait pas d’avoir des visions du vieillard mort dans le ruisseau. Il continua à suivre les activités sur la Place, y compris trois ventes, et enregistra le tout. Puis Baslim revint. Son seul commentaire fut :

— Pourquoi n’as-tu pas tout mémorisé au lieu de l’enregistrer ?

— Je l’ai fait. Mais j’avais peur d’oublier quelque chose. Il y en avait tellement.

— Hum !

Après cela, il sembla plus silencieux et plus réservé que d’habitude. Thorby se demanda s’il l’avait contrarié, mais ce n’était pas le genre de question à laquelle Baslim répondait. Une nuit enfin le vieil homme dit :

— Nous n’avons jamais décidé ce que tu feras quand je ne serai plus là.

— Euh ? Mais je croyais que nous avions réglé la question, Pop. C’est mon problème.

— Non, je l’ai simplement remis à plus tard… à cause de ton entêtement grossier. Mais je ne peux pas attendre plus longtemps. Je vais te donner des ordres et tu vas les exécuter.

— Un instant, Pop ! Si tu crois que tu peux m’obliger à te quitter…

— Tais-toi ! J’ai dit quand je serai mort, je ne parle pas de mes petits voyages d’affaires… Tu devras chercher un homme et lui transmettre un message. Puis-je compter sur toi ? Tu ne vas pas partir sottement de ton côté et tout oublier ?

— Non, Pop, bien sûr. Mais je n’aime pas t’entendre dire cela. Tu vas vivre encore longtemps, même me survivre.

— C’est possible. Mais ne discute pas et écoute. Tu feras ensuite ce que je te demande, n’est-ce pas ?

— Oui, chef.

— Tu trouveras cet homme, cela risque de prendre un certain temps, et tu lui délivreras le message. Puis il te demandera de faire quelque chose… je crois. Enfin s’il le fait, je veux que tu lui obéisses à la lettre. Le feras-tu aussi ?

— Bien sûr, Pop, si c’est ce que tu désires.

— Considère cela comme la dernière faveur à un vieil homme qui essaye de t’aider et qui en aurait fait beaucoup plus s’il avait pu. C’est la toute dernière chose que je te demande. Ne prends pas la peine de brûler une offrande pour moi au temple, fais seulement ces deux choses : délivre le message et obéis à tout ce que l’homme te dira de faire.

— Je le ferai, Pop, répondit-il solennellement.

— D’accord. Au travail.

L’« homme » en question n’était en fait que n’importe lequel d’un groupe de cinq personnes. Chacun était capitaine d’un vaisseau stellaire, commerçant itinérant, qui n’appartenait pas aux Neuf Mondes, mais faisaient parfois escale dans ses ports pour emporter des chargements. Thorby médita sur la liste.

— Pop, il n’y a qu’un seul de ces appareils qui a atterri ici, autant que je m’en souvienne.

— Ils sont tous venus à un moment ou à un autre.

— Il peut se passer beaucoup de temps avant qu’on en voie un apparaître.

— Peut-être des années. Mais quand cela arrivera, je veux que le message soit délivré sans faute.

— A n’importe lequel d’entre eux ? Ou à tous ?

— Au premier qui arrive.

Le message était court mais pas facile, car il était en trois langues selon le destinataire. Thorby n’en connaissait aucune des trois. Baslim ne lui expliqua pas les mots. Il devait apprendre par cœur, c’est tout.

Après que le garçon eut ânonné la première version pour la septième fois, Baslim se couvrit les oreilles.

— Non, non ! Cela ne va pas, fiston, avec un accent pareil !

— Je fais ce que je peux, bougonna le garçon d’un air maussade.

— Je sais. Mais ce message doit être compris. Ecoute, tu te souviens quand je t’ai fait dormir et que nous avons parlé ?

— Euh ? J’ai envie de dormir tous les soirs, et même maintenant.

— Tant mieux.

Baslim eut de la peine à le mettre en transes légères car il était moins réceptif que lorsqu’il était enfant. Mais il y réussit, enregistra le message sur le répétiteur, le mit en marche après avoir suggéré hypnotiquement à Thorby d’être capable de le dire parfaitement une fois réveillé.

Il put s’exécuter. La deuxième et la troisième version lui furent inculquées la nuit suivante. Le vieil homme l’interrogea à plusieurs reprises par la suite en nommant le capitaine ou le vaisseau pour obtenir chacune des versions.

Il n’envoyait jamais Thorby hors de la ville, un esclave avait besoin d’un permis et même un affranchi devait répondre de ses entrées et de ses sorties. Mais il le faisait aller à travers toute la métropole. Trois fois neuf jours après l’épisode des messages, Baslim lui en donna un autre à porter dans la zone des chantiers de construction des vaisseaux, qui faisait plutôt partie de la réserve du Sargon que de la ville elle-même.

— Prends ton badge d’affranchi mais pas ton bol. Si un agent t’arrête, dis-lui que tu cherches du travail.

— Il va croire que je suis fou.

— Mais il te laissera passer. Ils utilisent des affranchis pour balayer, par exemple. Garde le message dans ta bouche. Qui dois-tu chercher ?

— Un petit rouquin, répéta Thorby, avec une grande verrue sur le côté gauche de son nez. Il tient un débit après la porte principale. Il n’a pas de barbe. Je dois lui acheter un pâté et lui glisser le papier avec la monnaie.

— C’est ça.

Thorby était content de cette sortie. Il ne se demanda pas pourquoi Pop ne se servait pas du vidéophone au lieu de l’envoyer pour une course d’une demi-journée. Car les gens de sa classe ne se servaient pas de tels luxes. Quant aux courriers royaux, le garçon n’avait jamais expédié ou reçu une lettre et trouvait ce moyen très hasardeux.

Son chemin suivait un arc de la base de lancement à travers la zone des usines. Il appréciait cette partie de la cité. Il y avait toujours tellement d’activité, d’animation et de bruit. Il se faufila dans le trafic en esquivant les camions dont les chauffeurs l’insultaient au passage, il leur répondait vivement. Il regarda à travers chaque porte ouverte en se demandant à quoi servaient toutes ces machines et pourquoi les hommes du commun restaient toute la journée au même endroit en faisant sans arrêt le même travail, ou bien étaient-ils des esclaves ? Non, ce n’était pas possible, les esclaves n’avaient pas le droit de toucher aux machines sauf sur les plantations. Il y avait eu des émeutes à cause de cela l’année dernière et le Sargon était intervenu en faveur des hommes du commun.

Etait-ce vrai que le Sargon ne dormait jamais, qu’avec son œil il pouvait voir n’importe quoi dans les Neuf Mondes ? Pop disait que c’était des bêtises ; le Sargon n’était qu’un homme ordinaire. Mais si c’était vrai, comment était-il devenu Sargon ?

Il s’éloigna des usines et contourna les chantiers. Il n’avait jamais été aussi loin auparavant. Plusieurs vaisseaux étaient en réfection et deux petits en construction dans des armatures d’acier. Les astronefs firent battre son cœur plus vite et il souhaita être sur le point de partir quelque part. Il avait déjà voyagé deux fois – ou bien trois ? – Mais cela remontait à si loin, et puis dans la soute des esclaves, cela ne s’appelait pas voyager !

Il était tellement intéressé par tout ce qu’il voyait qu’il faillit rater le débit. La porte principale le lui rappela. Elle était deux fois plus large que les autres. Un garde se tenait devant, et une grande enseigne avec le sceau du Sargon était fixée dessus. Le débit était de l’autre côté. Thorby se faufila à travers le trafic ininterrompu qui passait la grille et s’y dirigea.

L’homme derrière le comptoir n’était pas le bon. Ses rares cheveux étaient noirs et sur son nez, il n’y avait pas de verrue.

Thorby descendit la route, tua le temps pendant une demi-heure et revint. Mais toujours aucun signe de son homme. Le marchand remarqua son manège, alors il s’approcha.

— Avez-vous du jus de graines solaires ?

L’homme l’examina attentivement.

— De l’argent ?

Le garçon avait l’habitude d’être obligé de prouver qu’il pouvait payer. Il exhiba une pièce, le vendeur la prit et ouvrit une bouteille.

— Ne bois pas près du comptoir. J’ai besoin des tabourets.

Il y en avait beaucoup, mais Thorby n’en prit pas ombrage. Il connaissait son statut social. Il s’éloigna juste assez pour éviter d’être accusé de vouloir s’enfuir avec la bouteille, puis il la fit durer le plus longtemps possible. Les clients allaient et venaient, il les contrôla tous en espérant que le rouquin ait pris cette heure-là pour déjeuner. Il resta aux aguets.

Enfin l’homme derrière le comptoir le toisa.

— Tu essaies peut-être de boire la bouteille avec ?

— J’ai fini, merci.

Il avança pour poser la bouteille et ajouta :

— La dernière fois que je suis venu, il y avait un rouquin à votre place.

Le type le dévisagea.

— Tu es un ami de Red ?

— Non, pas vraiment. Mais j’avais coutume de le voir quand je m’arrêtais pour boire quelque chose, ou…

— Fais voir ton laissez-passer.

— Quoi ? Je n’ai pas besoin…

L’homme saisit le garçon par le poignet. Le métier de Thorby l’avait rendu expert dans l’art d’éviter les coups de pied, les taloches, les cannes et autres. La main du marchand ne retint plus que de l’air.

Alors il fit rapidement le tour du comptoir. Mais Thorby plongea dans la circulation. Il était à mi-chemin à travers la rue et l’avait échappé belle deux fois, lorsqu’il réalisa qu’il courait vers la grille et que son poursuivant appelait le garde.

Il tourna et se mit à éviter les capots des véhicules.

Heureusement le trafic était dense. Cette route servait à transporter le matériel vers les chantiers. Il manqua encore trois fois de se tuer, vit une rue latérale qui débouchait sur une autoroute, plongea entre deux camions, se précipita dans la rue aussi vite qu’il put, tourna dans la première allée, se cacha derrière un bâtiment annexe et attendit.

Il n’entendit aucune poursuite.

On l’avait poursuivi tant de fois auparavant qu’il ne paniquait plus. Cela se faisait en deux parties : d’abord il fallait couper le contact, ensuite battre en retraite pour se détacher de l’incident. Il avait accompli le premier point, il lui restait maintenant à quitter le voisinage sans être remarqué. Démarche lente et pas de faux mouvements.

En se perdant il s’était éloigné de la cité, et à force de tourner en rond il se retrouvait par l’effet d’une stratégie inconsciente pratiquement derrière le comptoir, où personne n’imaginerait jamais qu’il fût. Une poursuite s’éloignait toujours du centre. Thorby estima que dans cinq ou dix minutes le marchand serait derrière son comptoir et le garde à la grille, car aucun des deux ne pouvait abandonner son poste longtemps. Il pourrait alors traverser l’allée et rentrer à la maison.

Il jeta un coup d’œil circulaire. Il était dans un quartier commercial pas encore occupé par des usines : un assortiment de petites boutiques, de commerces marginaux, de bouges et d’entreprises mineures vouées à l’échec. Il était derrière une toute petite blanchisserie artisanale. Il y avait des fils tirés entre des poteaux, des baquets en bois. De la fumée sortait d’un tuyau dans le bâtiment annexe. Il savait maintenant qu’il se trouvait à deux portes du fameux comptoir. Il se rappela l’enseigne fabriquée maison : « BLANCHISSERIE MAJESTIC – Les prix les plus bas. »

Il pouvait couper autour de cet immeuble, mais avant il valait mieux vérifier. Il s’aplatit, colla un œil à l’angle du bâtiment et regarda l’allée.

Oh, oh ! Deux policiers la remontaient… Il s’était trompé, complètement trompé ! Ils n’avaient pas laissé tomber l’affaire, mais avaient donné l’alarme. Il se retira en arrière et regarda autour de lui. La blanchisserie ? Non. Le bâtiment annexe ? Non plus, la patrouille le vérifierait. Rien d’autre à faire que de se sauver… Et se jeter dans les bras d’une autre patrouille. Thorby savait avec quelle rapidité la police pouvait encercler un quartier. Près de la Place, il aurait pu leur échapper, mais ici il était en terrain étranger. Son œil brilla en voyant un vieux baquet… En l’espace d’un instant, il était dessous, plié en deux, les genoux au menton, et des échardes dans la peau du dos. Il craignit que son vêtement ne dépasse, mais il était trop tard pour y remédier. Il entendit quelqu’un venir.

Un bruit de pas se rapprocha de lui, il cessa de respirer.

On monta sur le baquet sans en redescendre.

— Hé là, femme ! appela une voix masculine. Tu es là depuis longtemps ?

— Assez. Prenez garde à ce poteau, vous allez faire tomber ces vêtements.

— Tu as vu un garçon ?

— Quel garçon ?

— Un adolescent, presque aussi grand qu’un homme. Du duvet au menton. Un pantalon, mais pas de sandales.

— J’ai vu quelqu’un, répondit la voix de femme au-dessus de lui d’un ton indifférent, qui courait comme s’il était poursuivi par son ombre. Je ne l’ai pas vraiment vu. J’essayais de tirer ce satané fil.

— C’est notre homme ! Où est-il parti ?

— Par-dessus la barrière entre ces maisons.

— Merci ! Viens, Juby.

Thorby attendit. La femme continua son travail. Ses pieds se déplaçaient et le baquet craqua. Enfin elle descendit et s’assit dessus, puis le tapota gentiment.

— Reste là, chuchota-t-elle.

Un instant plus tard, il l’entendit s’éloigner.

Thorby attendit malgré ses os endoloris, en se résignant à rester sous le baquet jusqu’à la nuit. Ce serait risqué, car la patrouille de nuit interrogeait tout le monde sauf les nobles après le couvre-feu, mais il était impossible de quitter les parages en plein jour. Thorby n’arrivait pas à deviner la raison de tout ce remue-ménage de gardes rien que pour lui, mais il n’avait pas envie de savoir. Il entendait quelqu’un, peut-être la femme, se déplacer de temps en temps dans la cour.

Au moins une heure plus tard, il perçut le grincement de roues non huilées. On tapota de nouveau sur le baquet.

— Quand je soulèverai le baquet, rentre dans la fourgonnette à toute vitesse. Elle est juste en face de toi.

Il ne répondit rien. Le jour l’aveugla, mais il vit un petit engin, sauta dedans en essayant de se faire tout petit. Du linge lui tomba dessus. Mais avant d’être complètement recouvert, il remarqua que le baquet n’était plus exposé, vide, aux yeux de tous. Il était caché derrière un écran de draps.

Des mains arrangèrent les ballots au-dessus de lui et une voix souffla :

— Ne bouge pas avant que je te le dise.

— O.K… Et merci beaucoup ! Je vous le rendrai un jour.

— Laisse tomber. – Elle respira avec peine. – J’ai eu un homme une fois. Maintenant il est dans les mines. Ça m’est bien égal ce que tu as fait. Je ne donne personne à la police.

— Oh, je suis désolé.

— Tais-toi.

La fourgonnette cahota ce qui indiqua à Thorby qu’ils entraient dans la rue. Ils s’arrêtèrent parfois, la femme enlevait un ballot, s’éloignait quelques minutes, revenait et jetait des vêtements sales. Il endura tout le processus avec la longue patience des mendiants.

Longtemps après, le véhicule abandonna la chaussée. Il s’arrêta, la femme murmura :

— Quand je te le dirai, tu sortiras à droite et tu courras sans t’arrêter.

— D’accord. Merci encore !

— Tais-toi.

La fourgonnette cahota encore un peu, ralentit sans s’arrêter complètement et elle dit :

— Maintenant !

Thorby s’élança en rejetant ce qui le couvrait, atterrit sur ses pieds, le tout en un seul geste. Il se trouvait en face d’un passage entre deux bâtiments, qui servait de lien entre une allée et la rue. Il s’y précipita, mais jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

L’engin disparaissait juste, à ce moment-là. Il n’avait jamais vu le visage de la femme.


Deux heures plus tard, il était dans son propre quartier. Il se glissa à côté de Baslim.

— Ça n’a pas marché.

— Pourquoi ?

— Des flics. Partout.

— L’aumône, noble sire ! Tu l’as avalé ? Une aumône pour la santé de vos parents !

— Bien sûr.

— Prends la sébile.

Baslim se mit sur ses mains et sur ses genoux et s’éloigna.

— Pop ! Tu ne veux pas que je t’aide ?

— Reste là.

Thorby resta à contrecœur, il était mécontent que Pop n’ait pas attendu d’entendre le récit complet. Il se dépêcha de rentrer dès la tombée de la nuit, trouva Baslim dans la cuisine tout son attirail étalé autour de lui. Il utilisait à la fois l’enregistreur et la visionneuse. Thorby jeta un coup d’œil à la page projetée. Il ne pouvait pas la lire et se demanda de quelle langue il s’agissait ; elle était bizarre en tout cas : les mots étaient tous composés de sept lettres, pas plus, pas moins.

— Eh, Pop. Veux-tu que je prépare le dîner ?

— Pas de place… Pas le temps non plus. Mange du pain. Que s’est-il passé aujourd’hui ?

Thorby lui raconta son aventure tout en mâchonnant. Baslim se contenta de hocher la tête.

— Allonge-toi. Je vais t’hypnotiser encore une fois. Nous avons une longue nuit devant nous.

Baslim lui demandait de mémoriser une série de chiffres, de dates et une suite interminable de mots absurdes de trois syllabes. La légère hypnose et le murmure de la voix du vieil homme dans l’enregistreur lui parurent agréables.

Pendant une des pauses, après avoir été sommé de se réveiller, il demanda :

— A qui dois-je délivrer ce message ?

— Si tu as l’occasion de le faire, tu le sauras. Tu n’auras aucun doute. Si tu as du mal à t’en rappeler, demande-lui de te mettre en transes légères. Cela reviendra tout seul.

— Demander à qui ?

— A lui. Peu importe. Tu t’endors. Tu es endormi.

Baslim claqua dans ses doigts.

Tandis que l’appareil bourdonnait, Thorby fut vaguement conscient de l’arrivée de Baslim dans la pièce. Il portait sa jambe artificielle, ce qui étonna le garçon somnolent. Car il ne la portait généralement qu’à la maison. Une autre fois, il sentit une odeur de fumée et pensa confusément que quelque chose devait brûler dans la cuisine. Il devrait aller vérifier, mais il était incapable de bouger et les mots absurdes continuaient à être débités dans ses oreilles.

Il réalisa qu’il était en train de réciter à Pop la leçon apprise.

— C’est juste ?

— Oui. Maintenant dors le reste de la nuit.

Le lendemain matin, Baslim n’était plus là. Thorby n’en fut pas surpris. Ses déplacements étaient pour le moins imprévisibles ces derniers temps. Après le petit déjeuner, il prit son bol et se dirigea vers la Place. Les affaires ne marchaient pas, Pop avait raison. Désormais le garçon était trop sain et trop bien nourri pour la profession. Il devrait peut-être apprendre à disloquer ses articulations comme Granny le Serpent, ou acheter des lentilles avec des cataractes montées à l’intérieur.

Au milieu de l’après-midi, un vaisseau transitaire accosta inopinément dans le port. Thorby commença à glaner les renseignements habituels et découvrit que c’était le Sisu, un vaisseau Libre Commerçant dont le port d’attache était la Nouvelle Finlande, Shiva III.

En temps ordinaire, ce n’était qu’une information mineure à rapporter à Pop, quand il le verrait. Mais le capitaine Krausa du Sisu faisait partie du groupe des cinq personnes à qui il devrait délivrer le message un jour.


Thorby en était inquiet. Il savait qu’il ne devait pas rechercher le capitaine Krausa pour l’instant, car Pop était vivant et se portait très bien. Mais peut-être serait-il intéressé de savoir que le vaisseau était arrivé ? Les transitaires itinérants allaient et venaient à leur guise, quelquefois ils ne restaient au port que quelques heures.

Le garçon se dit qu’il serait à la maison en cinq minutes, et Pop lui en serait peut-être reconnaissant. Au pire il lui reprocherait d’avoir quitté la Place, mais, allons donc ! Il apprendrait tout ce qu’il manquerait grâce aux ragots.

Thorby s’en alla.

Les ruines du vieil amphithéâtre s’étendaient autour d’un tiers de la périphérie du nouveau. Une douzaine de cavités menaient au labyrinthe qui avait desservi les vieilles baraques d’esclaves. Un nombre illimité de chemins passaient sous terre à partir de ces entrées officieuses jusqu’au lieu dont Baslim avait fait son logis. Avec Thorby, ils variaient leur trajet au hasard, mais évitaient toujours d’être remarqués en entrant ou en sortant.

Cette fois, il était pressé et se dirigea vers l’ouverture la plus proche, mais la dépassa. Il y avait un agent de police juste devant. Il continua comme s’il voulait aller vers le réduit minuscule d’une marchande de légumes dans la rue qui bordait les ruines. Il s’arrêta et parla à la propriétaire.

— Salut, Inga. As-tu un beau melon bien mûr que tu seras obligée de jeter ?

— Je n’ai pas de melons.

Il montra son argent.

— Et ce gros là-bas ? Tu me le fais à moitié prix et j’oublie la tache dessus.

Il se pencha en avant.

— Ça ne tourne pas rond ?

Les yeux de la femme clignèrent en direction du policier.

— Disparais.

— Une descente ?

— Disparais, je te dis.

Thorby jeta une pièce sur le comptoir, prit le fruit et s’éloigna sans se presser en suçant le jus.

Il explora le terrain et dut reconnaître que la police était disséminée tout autour des ruines. Devant une entrée, se tenait un groupe de troglodytes en haillons, tristement entassés sous la surveillance d’un gardien. Baslim estimait qu’il y avait au moins cinq cents personnes vivant dans les décombres. Thorby ne le croyait pas vraiment, car il avait rarement vu quelqu’un y entrer, ou entendu se déplacer à l’intérieur. Il ne repéra que deux visages connus parmi les prisonniers.

Une demi-heure plus tard, plus inquiet à chaque minute qui passait, il trouva une entrée que la police ne semblait pas connaître. Il l’observa quelques minutes, puis s’y précipita de derrière un rideau d’herbes folles. Une fois à l’intérieur, il se retrouva bientôt dans l’obscurité totale, se déplaça prudemment, aux aguets. Les policiers étaient censés avoir des lunettes pour voir dans le noir, mais Thorby n’en était pas sûr. Il avait toujours trouvé plus facile de les semer la nuit. Toutefois cette fois-ci, il ne prit aucun risque.

Il y en avait tout en bas. Il en entendit deux et vit leurs torches. Si les flics étaient équipés pour voir dans le noir, ce n’était pas le cas de ceux-ci. Ils fouillaient visiblement les lieux, le doigt sur la gâchette. Mais ils étaient en terrain inconnu, alors que le garçon était chez lui. En spéléologue hautement qualifié, il connaissait ces corridors comme sa poche. Il s’y était frayé un chemin dans le noir complet deux fois par jour pendant des années.

Pour l’instant, ils l’avaient piégé. Il se maintint à une distance suffisante devant eux de façon à ne pas être pris dans les feux de leurs torches, esquiva un trou qui menait au niveau inférieur, plongea derrière le seuil d’une porte et attendit.

Ils atteignirent le trou, examinèrent le bord étroit que Thorby avait passé avec aisance dans l’obscurité, puis l’un d’eux dit :

— Il nous faut une échelle.

— Oh, nous trouverons bien des escaliers ou une descente.

Ils retournèrent sur leurs pas, le garçon attendit, puis revint en arrière et se faufila dans le trou.

Quelques minutes plus tard, il était près de la porte de son logis. Il regarda, écouta, renifla et guetta jusqu’à ce qu’il soit sûr d’être tout à fait seul. Puis il se glissa vers la porte et chercha la touche digitale dans le verrou. Mais en mettant le pouce dessus, il sentit que quelque chose ne tournait pas rond.

La porte n’était plus là, il ne restait qu’un trou béant.

Il se figea, tous ses nerfs étaient tendus. Une odeur d’étrangers le frappa, mais elle n’était pas toute fraîche. Il n’entendit aucun souffle, sauf le bruit faible d’un robinet qui gouttait dans la cuisine.

Thorby décida qu’il devait voir ce qui s’était passé. Il regarda derrière lui, ne vit aucune lueur, rentra à l’intérieur pour tourner le bouton de la lumière sur « faible ».

Rien ne se produisit. Il essaya l’interrupteur dans toutes les positions sans succès. Il évita quelque chose qui encombrait la salle de séjour bien nette de Baslim et pénétra dans la cuisine pour y trouver des bougies. Elles n’étaient pas à leur place, mais sa main tomba sur une non loin. Il découvrit une allumette et l’alluma.

Un spectacle de ruine et de désolation s’offrit à lui.

Visiblement ils avaient fouillé sans tenir compte des frais, dans le but de faire le travail à fond le plus rapidement possible. Chaque armoire, chaque étagère avaient été renversées, de la nourriture déversée sur le sol. Dans la grande pièce, les matelas avaient été éventrés, le rembourrage répandu. Mais une partie des dégâts ressemblait à du vandalisme pur et simple, inutile et absurde.

Les larmes aux yeux, le menton tremblant, Thorby contempla la scène. Mais quand il aperçut, gisant près de la porte, la jambe artificielle de Pop avec son mécanisme si parfait en miettes, comme piétiné par des bottes, il éclata en sanglots et dut poser la bougie pour éviter de la laisser choir. Il ramassa le membre fracassé, se laissa tomber au sol, et le berça comme une poupée, en se balançant et en gémissant.

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