20

Thorby apprit que Leda avait commandé le dîner dans le jardin. Ils étaient seuls. La neige qui tombait, transformait le ciel artificiel en une boule opalescente. Les bougies, les fleurs, un trio à cordes, et Leda elle-même rendaient le décor charmant, mais le jeune homme ne réussit pas à en profiter. Pourtant il aimait bien la jeune fille, considérait qu’elle était ce qu’il y avait de mieux à Rudbek. Ils avaient pratiquement achevé le repas, quand Leda dit :

— A quoi penses-tu ?

— Euh, à rien, répondit-il, avec un air coupable.

— Ce rien doit être très tracassant.

— Euh… Oui.

— Tu veux te confier à Leda ?

Thorby cligna des yeux. La fille de Weemsby était bien la dernière personne à qui il pouvait parler. Son humeur maussade venait de ce qu’il se demandait quoi faire, puisqu’il était désormais persuadé que Rudbek était mêlé à l’esclavage.

— Je pense que je n’ai pas l’étoffe d’un homme d’affaires.

— Papa dit pourtant que tu as la bosse des chiffres.

— Alors pourquoi ne… lança-t-il brutalement, puis il s’arrêta.

— Pourquoi ne fait-il pas quoi ?

— Euh…

Bon sang, il fallait bien avoir quelqu’un à qui parler… Une personne qui vous était sympathique, ou qui vous disait vos quatre vérités au besoin. Comme Pop, ou Fritz, et même le colonel Brisby. Actuellement il était très entouré, mais pourtant complètement isolé ; Leda semblait la seule à vouloir être son amie.

— Leda, de tout ce que je te dis, que racontes-tu exactement à ton père ?

A l’étonnement du jeune homme, elle rougit.

— Qu’est-ce qui te fait dire cela ?

— Eh bien, tu es très liée à lui, n’est-ce pas ?

Elle se leva soudain.

— Si tu as fini, nous allons marcher.

Ils quittèrent la table et se promenèrent dans les allées. Ils regardèrent la tempête, et écoutèrent le bruit mat contre le dôme. Elle l’emmena dans un endroit éloigné de la maison, protégé par des buissons. Là, ils s’assirent sur une grosse pierre.

— Voici un coin excellent pour une conversation privée.

— Vraiment ?

— Quand on a fait mettre des micros dans le jardin, j’ai fait en sorte qu’il y ait un lieu où on puisse me faire la cour sans que les espions de Papa écoutent.

Thorby la regarda avec surprise.

— C’est vrai ?

— Enfin, tu as bien compris que tu es écouté patout, sauf sur les pistes de ski.

— Non, je ne l’avais pas réalisé, et ça ne me plaît pas.

— A qui veux-tu que cela plaise ? Mais c’est une précaution ordinaire pour quelque chose d’aussi grand que Rudbek. Tu ne peux pas reprocher cela à Papa. J’ai juste dépensé quelques crédits pour être sûre que le jardin n’était pas aussi bien surveillé qu’il le pensait. Alors si tu veux dire quelque chose sans qu’il le sache, tu peux le faire ici. Il ne le saura jamais, tu as ma parole d’honneur.

Thorby hésita, puis jeta un coup d’œil autour de lui. Il en conclut que s’il y avait un microphone caché quelque part, il devait être déguisé en fleur… Ce qui était possible.

— Je devrais peut-être le réserver pour la piste de ski.

— Détends-toi. Si tu m’accordes le moindre crédit, fais-moi confiance sur cet endroit.

— D’accord.

Il lui déballa toutes ces frustrations… Et sa conclusion sur le fait qu’oncle Jack le contrecarrait volontairement parce qu’il ne lui abandonnait pas son pouvoir potentiel. Leda l’écouta gravement.

— C’est tout. Est-ce que je suis fou ?

— Thor, tu as compris que Papa me jette dans tes bras ?

— Comment ?

— Je ne vois pas comment cela a pu t’échapper. A moins que tu ne sois complètement… Mais après tout, c’est possible. En tout cas, tu peux me croire. C’est un de ces mariages évidents qui enthousiasment tout le monde… Sauf peut-être les deux personnes concernées.

Thorby oublia ses problèmes devant cette déclaration ahurissante.

— Tu veux dire que… Enfin, euh, tu…

Il n’acheva pas sa phrase.

— Mon cher ! Pour qui me prends-tu ? Si j’avais eu la moindre intention d’aller jusqu’au bout de cette affaire, je ne t’aurais rien dit. Oh, j’admets avoir fait des promesses d’envisager la possibilité, avant ton arrivée. Mais tu n’as pas eu l’air tenté par l’aventure, et je suis trop fière pour accepter de me marier dans de telles conditions, même si la sauvegarde de Rudbek était en jeu. Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire des procurations de Martha et de Creighton que l’on ne veut pas te montrer ?

— On ne me laissera pas les voir, avant que je signe ma procuration.

— Tu signeras si on te les montre ?

— Euh… Peut-être. Mais je veux voir ce que mes parents avaient décidé.

— Je ne comprends pas pourquoi Papa s’oppose à une demande aussi raisonnable. A moins que…

Elle fronça les sourcils.

— A moins que ?

— Et tes actions ? Te les a-t-on données ?

— Quelles actions ?

— Mais les tiennes. Tu sais bien que moi j’en ai. On me les a données quand je suis née. Rudbek, enfin ton grand-père, mon oncle. Il a dû t’en donner le double puisque tu étais censé devenir le futur Rudbek.

— Je n’ai pas d’actions.

Elle hocha la tête d’un air entendu.

— Voilà qui expliquerait pourquoi Papa et le juge ne veulent pas que tu voies ces documents. Nos actions personnelles ne dépendent de personne. Nous pouvons en disposer comme nous voulons depuis notre majorité. Tes parents votaient les tiennes, de même que Papa vote toujours les miennes. Mais toute procuration concernant les tiennes n’est plus bonne maintenant. Tu peux frapper du poing sur la table, ils devront les cracher ou t’abattre. Je ne pense pas qu’ils t’abattraient, Thor, Papa est un brave type dans la plupart des cas.

— Je n’ai jamais dit le contraire.

— Je ne l’aime pas, mais je suis attachée à lui. Cependant si on en vient aux faits, je suis une Rudbek et pas lui. C’est idiot, n’est-ce pas ? Car nous autres Rudbek, nous n’avons rien de particulier, nous ne sommes que des paysans rusés. Mais moi aussi, j’ai des soucis. Tu te souviens de Joël de la Croix ?

— C’est celui qui voulait me parler ?

— Tout juste. Il ne travaille plus chez nous.

— Je ne comprends pas.

— Il était une étoile montante dans le secteur technologique de Transports Galactiques, tu le savais n’est-ce pas ? Le bureau dit qu’il a quitté pour une autre entreprise. Joey affirme qu’on l’a renvoyé parce qu’il est passé par-dessus les autres en discutant avec toi. – Elle plissa le front. – Je ne savais pas qui croire. Maintenant je pense que Joey dit la vérité. Eh bien, Thor, vas-tu te laisser marcher sur les pieds ? Ou prouver que tu es Rudbek de Rudbek ?

Thorby se mordit la lèvre.

— Je voudrais retourner dans la Garde et oublier toute cette histoire. Autrefois je me demandais comment c’était d’être riche. Maintenant je le suis, et cela ne m’apporte que des migraines.

— Alors tu vas laisser tomber ? – Son ton était chargé de reproche.

— Je n’ai pas dit cela. Je vais rester pour découvrir ce qui se passe. Mais je ne sais pas par où commencer. Tu crois que je devrais taper du poing sur le bureau d’oncle Jack en lui réclamant mes actions ?

— Hum… Pas sans un avocat à tes côtés.

— Il y a déjà trop d’avocats dans toute cette affaire !

— C’est pour cela qu’il t’en faut un. Et un bon, s’il veut tirer quoi que ce soit du juge Bruder.

— Comment vais-je en trouver un ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Je ne me sers pas d’avocats. Mais je vais tâcher de me renseigner. Maintenant, promenons-nous en causant, on pourrait se demander où nous sommes.

Thorby passa la matinée à étudier avec ennui le droit des affaires. Leda apparut juste après l’heure du déjeuner.

— Thor, emmène-moi skier. La tempête est calmée, et la neige est parfaite.

Elle le regarda droit dans les yeux.

— Eh bien…

— Allez, viens !

Il y alla. Ils ne dirent mot avant de se trouver loin de la maison.

— L’homme qu’il te faut est James J. Garsch, New Washington.

— J’ai bien pensé que tu étais venue pour cela. Veux-tu vraiment faire du ski ? J’aimerais rentrer pour l’appeler.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle en secouant la tête tristement. Thor, je vais peut-être devoir t’épouser uniquement pour te materner. Si tu rentres à la maison pour appeler un avocat extérieur à Rudbek, dont la réputation est au pinacle, que se passera-t-il ?

— Quoi ?

— Tu pourrais te réveiller dans un endroit tranquille entouré d’infirmières musclées. J’ai eu une nuit d’insomnie et je suis sûre qu’ils ne plaisantent pas. Alors j’ai pris une décision. Je voulais bien que Papa dirige les affaires pour toujours… Mais s’il est malhonnête, je suis de ton côté.

— Merci, Leda.

— Il dit « merci » ! Je le fais pour Rudbek. Passons aux choses sérieuses. Tu ne peux pas partir comme cela pour aller voir un avocat à New Washington. Je connais le juge Bruder, il sait déjà quoi faire si tu essaies. Mais tu peux visiter tes propriétés… A commencer par ta maison à New Washington.

— C’est une idée intelligente.

— Je suis tellement intelligente que je m’étonne moi-même. Si tu veux présenter les choses encore mieux, tu m’inviteras à t’accompagner. Papa m’a recommandé de te montrer les curiosités.

— Bien sûr, Leda, si cela ne t’ennuie pas.

— Je vais me forcer tout simplement. Nous allons faire un peu de tourisme dans le Département d’Amérique du Nord. La seule chose qui m’inquiète, c’est comment nous allons nous débarrasser des gardes.

— Des gardes ?

— Personne de haut placé à Rudbek ne voyage sans gardes du corps. Sinon, tu serais harcelé par les journalistes et les cinglés.

— Je crois, fit Thorby lentement, que tu dois te tromper pour moi. Je suis allé voir mes grands-parents, et il n’y avait pas de gardes.

— Leur spécialité consiste à passer inaperçus. Je parie qu’il y en avait toujours au moins deux chez ta grand-mère pendant ton séjour. Regarde ce skieur solitaire. Ma main au feu qu’il ne skie pas pour son plaisir. Alors il faudra trouver un moyen de les semer pendant que tu iras voir Garsch. Mais ne t’inquiète pas, je trouverai une solution.


Thorby fut extrêmement intéressé par la grande capitale, mais plus encore d’atteindre son but. Leda l’empêcha de trop se presser.

— D’abord, on visite. C’est ce que nous ferions logiquement.

La maison était modeste, comparée à Rudbek : vingt pièces, dont deux seulement étaient grandes. Elle était prête à les recevoir comme s’ils l’avaient quittée la veille. Il reconnut deux des domestiques, déjà présents à Rudbek. Une automobile, avec un chauffeur et un laquais dans la livrée de Rudbek, était à leur disposition. Le chauffeur semblait savoir où les emmener. Tandis qu’ils roulaient dans le soleil de l’hiver semi-tropical, Leda lui indiqua les ambassades et les consulats planétaires. Quand ils passèrent devant l’immense bâtiment du quartier général de la Garde Hégémonique, Thorby fit ralentir le chauffeur pour l’admirer longuement.

— Voici ton aima mater, n’est-ce pas, fit la jeune fille.

Puis elle murmura :

— Regarde bien. L’immeuble en face de la porte principale, c’est l’endroit où tu dois aller.

Ils sortirent devant la réplique du Mémorial de Lincoln, montèrent les marches, et éprouvèrent le même respect ému que des millions de personnes avant eux devant le géant songeur. Thorby eut l’impression que la statue ressemblait à Pop, ce n’était pas vrai, bien sûr, mais ils avaient quelque chose en commun. Les larmes lui montèrent aux yeux.

— Cet endroit me touche toujours, comme une église hantée. Sais-tu qui il était ? Il a fondé l’Amérique.

L’histoire ancienne est impressionnante.

— Il a fait autre chose.

— Quoi ?

— Il a libéré les esclaves.

— Ah. – Elle le regarda tranquillement. – C’est important pour toi… n’est-ce pas ?

— Très important.

Il songea à révéler à Leda sa raison principale pour continuer la lutte, puisqu’ils étaient seuls dans un lieu dépourvu de tout micro. Mais il ne pouvait pas. Il sentait que Pop n’aurait rien contre, mais il avait promis au colonel Brisby.

Il était intrigué par les inscriptions sur les murs, avec les lettres et l’orthographe utilisées avant que l’Anglais ne devienne l’Anglais Systématique. Leda le tira par la manche et chuchota :

— Viens. Je ne peux pas rester longtemps ici sans pleurer.

Ils s’éloignèrent sur la pointe des pieds.

La jeune fille décida qu’elle devait absolument voir le spectacle à la Voie Lactée. Alors ils sortirent de la voiture, elle dit au chauffeur de venir les chercher dans trois heures et dix minutes, puis Thorby paya le prix fort pour une cabine double et la possibilité de l’occuper sur-le-champ.

— Voilà ! soupira-t-elle dès qu’ils furent à l’intérieur. Nous avons fait la moitié du travail. Le laquais va quitter l’auto dès qu’ils auront tourné le coin de la rue, mais nous sommes débarrassés du chauffeur pour un moment. Il ne peut pas se garer par ici. Mais l’homme à pied sera bientôt sur nos traces, s’il veut garder son travail. Il est en train d’acheter son billet en cet instant même. Ou bien, il est déjà à l’intérieur. Ne regarde pas.

Ils s’engagèrent sur l’escalator.

— Cela nous laisse quelques secondes. Il ne va pas monter avant que nous ne disparaissions hors de vue. Maintenant, écoute bien. Les gens qui sont assis à nos places devront s’en aller dès que nous montrerons nos billets. Moi, je vais en retenir un en le payant pour rester. Espérons que ce soit un homme parce que notre nounou va repérer la cabine dans l’espace de quelques minutes… de quelques secondes, s’il a réussi à distinguer le numéro de notre cabine en bas. Toi, tu t’en vas. Quand il la trouvera, il m’apercevra dedans à côté d’un homme. Il ne verra pas le visage de l’homme dans l’obscurité, mais il sera sûr de moi, à cause de cette robe bizarre que je porte. Il sera satisfait. Tu te glisses dehors par n’importe quelle sortie, sauf l’entrée principale. Le chauffeur sera sans doute posté devant. Essaie de te trouver dans le vestibule extérieur quelques minutes avant l’heure prévue pour qu’ils viennent nous chercher. Si tu n’y arrives pas, prends un taxi aérien et rentre à la maison. Je me plaindrai tout haut que le spectacle ne t’a pas plu, et je rentrerai aussi.

Thorby en conclut que Leda était digne d’entrer dans la Division « X ».

— Tu ne penses pas qu’ils vont raconter qu’ils ont perdu ma trace ?

— Ils seront tellement soulagés de te voir qu’ils ne souffleront mot. Nous y sommes, vas-y. A tout à l’heure.

Il sortit par une porte sur le côté, se perdit, demanda son chemin à un agent, trouva finalement l’immeuble en face du Q.G. de la Garde. Le panneau dans l’entrée lui indiqua que les bureaux de Garsch se trouvaient sur la 34e terrasse. Quelques minutes plus tard, il se trouvait devant une hôtesse dont la bouche semblait figée en un éternel « non ».

Elle l’informa sur un ton glacial que maître Garsch ne recevait jamais personne, sauf sur rendez-vous. Désirait-il un rendez-vous préliminaire avec un des associés de maître Garsch ?

— Votre nom, s’il vous plaît ?

Thorby jeta un coup d’œil alentour. La pièce était bondée. Elle pressa un bouton.

— Vous pouvez parler ! lança-t-elle brusquement. J’ai allumé le paravent d’intimité.

— Pouvez-vous dire à M. Garsch que Rudbek de Rudbek voudrait le voir ?

Le jeune homme crut qu’elle allait lui dire de ne pas raconter d’histoires. Mais elle se leva en hâte et sortit.

Elle revint et lui dit calmement :

— Maître Garsch vous accorde cinq minutes. Par ici, monsieur.

Le bureau personnel de James J. Garsch contrastait très nettement avec l’immeuble et l’appartement. L’homme lui-même ressemblait à un lit défait. Il portait des pantalons et non des collants. Son estomac dépassait de sa ceinture. Il n’était pas rasé. Sa barbe naissante allait de pair avec la frange autour de son cuir chevelu. Il ne se leva pas.

— Rudbek ?

— Oui, monsieur. Vous êtes James J. Garsch.

— En personne. Identification ? Il me semble que j’ai vu votre visage dans les journaux, mais je ne me rappelle pas.

Thorby lui remit la pochette contenant ses cartes. Garsch regarda la carte normale, mais étudia attentivement la carte rare et plus difficile à contrefaire de Rudbek Associés.

Il les lui rendit.

— Asseyez-vous. Que puis-je faire pour vous ?

— J’ai besoin d’un conseil… et d’aide.

— C’est ce que je vends. Mais Bruder a des avocats par-dessus la tête. Que puis-je faire moi ?

— Euh, c’est confidentiel ?

— Privilégié est le terme. D’ailleurs ça ne se demande pas à un avocat. Il est honnête ou il ne l’est pas. Moi, je suis à moitié honnête. Vous prenez vos risques.

— Eh bien… c’est une longue histoire.

— Résumez. Vous parlez. J’écoute.

— Vous allez me représenter ?

— Vous parlez. J’écoute, répéta Garsch. Je vais peut-être m’endormir. Je ne me sens pas en forme aujourd’hui, comme d’habitude d’ailleurs.

— D’accord.

Thorby se lança dans son récit. L’avocat l’écouta, les yeux fermés, les mains croisées sur sa panse.

— C’est tout, conclut Thorby, sauf que j’ai hâte d’en, finir pour retourner dans la Garde.

Pour la première fois, Garsch manifesta de l’intérêt.

— Rudbek de Rudbek dans la Garde ? Ne dites pas de bêtises, mon garçon.

— Mais je ne suis pas vraiment « Rudbek de Rudbek ». Je suis un soldat enrôlé qui s’est trouvé mêlé à cette histoire par suite de circonstances indépendantes de ma volonté.

— Je connais cette partie de la légende. Les journalistes à sensation se sont précipités dessus. Mais nous avons tous des circonstances indépendantes de notre volonté. Il n’en reste pas moins qu’on ne quitte pas son travail. Pas quand c’est le sien.

— Ce n’est pas le mien, répondit Thorby avec entêtement.

— Allons, ne perdons pas de temps. D’abord, il faut que vos parents soient reconnus décédés. Ensuite, il faut réclamer leurs testaments et leurs procurations. S’ils refusent, nous obtiendrons un ordre du tribunal… Même le puissant Rudbek doit se soumettre à une citation à comparaître sous peine d’être enfermé pour mépris envers la cour. – Il rongea son ongle. – Cela pourra prendre du temps avant que les choses ne se fassent et que vous n’ayez qualité pour agir. Le tribunal peut vous désigner pour agir, ou bien les testaments peuvent désigner quelqu’un d’autre. Mais en tout cas, si ce que vous déclarez est vrai, ce ne seront pas ces deux-là. Même pas un juge à la solde de Bruder oserait le faire. Ce serait trop fort, le jugement serait cassé.

— Mais que puis-je faire, s’ils ne veulent même pas commencer une action pour que mes parents soient déclarés morts ?

— Qui vous a dit de les attendre ? C’est vous la partie intéressée. Ils ne vont peut-être même pas comparaître comme conseillers extérieurs auprès du tribunal. Si j’ai bonne mémoire, ils ne sont que des employés salariés pourvus d’une action nominative chacun. C’est vous le premier intéressé, alors entreprenez donc l’action en justice. D’autres parents ? Des cousins germains ?

— Non, pas de cousins germains. Je ne sais pas quels sont les autres héritiers. Il y a mes grands-parents Bradley.

— Je ne savais pas qu’ils étaient encore vivants. Vont-ils s’opposer à vous ?

Thorby était sur le point de dire « non », mais changea d’avis.

— Je ne sais pas.

— Nous verrons bien le moment venu. D’autres héritiers… Eh bien, nous n’en saurons rien avant d’avoir vu les testaments. Je pense que le tribunal devra probablement les forcer à nous les montrer. Avez-vous quelque chose contre le témoignage sous hypnose ? Les sérums de vérité ? Les détecteurs de mensonges ?

— Non, pourquoi ?

— Vous êtes le meilleur témoin de leur mort, pas seulement de leur absence.

— Mais si une personne est absente depuis très longtemps, cela ne suffit pas ?

— Cela dépend. Le nombre d’années ne sert qu’à orienter le tribunal, ne fait pas office de loi. Auparavant sept ans suffisaient. Mais ce n’est plus vrai maintenant. Ils sont plus souples.

— Par où commence-t-on ?

— Vous avez de l’argent ? Ou bien ont-ils aussi refusé de délier les cordons de la bourse ? Je suis cher. Généralement je me fais payer chaque fois que j’inspire et que j’expire.

— Eh bien, j’ai un mégaboc… et quelques milliers de plus. Environ huit.

— Hum… Je n’ai pas encore dit que je prenais l’affaire. Avez-vous déjà pensé au fait que votre vie est en danger ?

— Euh, non !

— Les gens, fiston, font de drôles choses pour de l’argent, mais pire encore pour le pouvoir sur l’argent. N’importe quel individu qui côtoie un milliard de crédit est en danger. C’est comme avoir chez soi un serpent à sonnette au lieu d’un chien ou d’un chat. A votre place, si je commençais à me sentir malade, je trouverais mon propre docteur. Je ferais attention en passant à travers les portes, et je ne resterais pas à côté d’une fenêtre ouverte. – Il réfléchit. – Rudbek n’est pas un endroit sûr. Il ne faut pas les tenter. En fait, vous ne devriez pas être ici non plus. Vous faites partie du Club Diplomatique ?

— Non.

— Bon, eh bien, c’est le cas maintenant. Les gens seraient étonnés que vous ne le soyez pas. J’y suis souvent, vers six heures. J’ai une chambre là-bas, privée en quelque sorte. Deux mille onze.

— Deux mille onze.

— Je n’ai pas encore dit que je la prenais. Vous avez une idée de ce que je devrais faire si je perds cette affaire ?

— Comment ? Non, monsieur.

— Quel était cet endroit dont vous avez parlé ? Jubbulpore ? Je devrais y déménager. – Soudain il sourit avec malice. – Mais cela fait longtemps que j’ai envie d’une bonne bagarre. Rudbek, Bruder ? Vous avez dit un mégaboc ?

Thorby sortit son livret avec les chèques certifiés et les passa. Garsch parcourut la liasse et la glissa dans un tiroir.

— Nous n’allons pas convertir cela maintenant. Ils doivent sûrement surveiller vos retraits. De toute façon, cela va vous coûter beaucoup plus cher. Salut. A bientôt.

Thorby s’en alla, réconforté. Il n’avait jamais rencontré un homme plus intéressé, un rapace de cet envergure. Il rappela au jeune homme les vieux professionnels affranchis couverts de cicatrices qui se donnaient des airs importants autour du nouvel amphithéâtre.

Comme il sortait, il vit le Quartier Général de la Garde. Il le regarda de nouveau, plongea à travers une circulation dangereusement dense et monta les marches en courant.

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