17

Magnifique Terre, Mère des Mondes ! Quel poète, qu’il ait ou non eut le privilège d’y aller, n’a pas tenté d’exprimer la nostalgie des hommes pour le berceau de l’humanité… Pour ses vertes collines, ses ciels ornés de nuages, ses océans tumultueux, son charme maternel et chaleureux.

Thorby eut sa première vision de la Terre légendaire à travers l’écran du C.G.H. Ariel. Le capitaine N’Gangi, commandant du courrier augmenta la puissance et fit ressortir les ombres pointues des pyramides d’Egypte. Le garçon n’en réalisa pas la signification historique, et ne regarda pas du bon côté. Mais il était content de voir une planète de l’espace, n’ayant jamais bénéficié de ce privilège avant.

Cependant le voyage fut ennuyeux. Le courrier était très rapide et peu chargé, avec un équipage de trois ingénieurs, trois astrogateurs, qui se trouvaient généralement à leur poste de garde ou au lit. Il débuta fort mal, car le capitaine N’Gangi était irrité par l’ordre du Hydra de transporter un passager. Les courriers n’aiment pas emmener des voyageurs, la poste doit atteindre sa destination.

Mais Thorby se tint à carreau, servit les repas précuits, et passa le plus clair de son temps à piocher dans la bibliothèque (un tiroir sous la couchette du capitaine). Lorsqu’ils approchèrent de Sol, le commandant avait surmonté sa mauvaise humeur… pour la retrouver en recevant l’ordre d’atterrir sur le terrain des Entreprises Galactiques au lieu de la Base de la Garde. Toutefois N’Gangi serra la main de Thorby en lui donnant sa décharge et la lettre de change du comptable.

Au lieu de descendre l’échelle de corde (les courriers n’ont pas de treuil), un ascenseur monta jusqu’au jeune homme. Il s’arrêta au niveau de la porte et permettait de sortir aisément. Un homme dans l’uniforme des Entreprises Galactiques vint à sa rencontre.

— Monsieur Rudbek ?

— C’est moi… j’imagine.

— Par ici, je vous prie, monsieur Rudbek.

L’ascenseur les emmena sous terre dans un magnifique salon. Thorby, débraillé et pas trop propre, après avoir passé des semaines entassé dans une boîte en acier, ne se sentait pas à l’aise. Il regarda autour de lui.

Il y avait huit ou dix personnes, deux d’entre elles étaient un homme aux cheveux gris plein d’assurance et une jeune femme. Chacun portait des vêtements dont la valeur dépassait largement le salaire annuel d’un soldat de la Garde. Thorby ne s’en rendit pas tellement compte dans le cas de l’homme, mais son œil de Commerçant le dénota tout de suite chez la femme. Il fallait beaucoup d’argent pour avoir l’air aussi innocemment provocatrice.

Selon lui, l’effet était gâché par sa coiffure toute en hauteur, une pièce montée verte mélangée d’or. Il jeta un coup d’œil à la coupe de ses vêtements. Il avait vu de belles dames à Jubbulpore où le climat permettait de ne s’habiller que pour le plaisir de l’ornementation, mais ici on ne montrait pas la peau de la même façon. Thorby réalisa avec ennui qu’il allait devoir encore une fois s’habituer à de nouveaux usages.

L’homme avec un air d’importance vint à sa rencontre à sa sortie de l’ascenseur.

— Thor ! Bienvenue à la maison, mon garçon ! s’écria-t-il en saisissant la main du jeune homme. – Je suis John Weemsby. Combien de fois t’ai-je fait sauter sur mes genoux. Tu peux m’appeler oncle Jack. Voici ta cousine Leda.

La fille aux cheveux verts plaça ses mains sur les épaules de Thorby et l’embrassa. Lui, il était beaucoup trop étonné pour retourner le baiser.

— C’est merveilleux de te retrouver de nouveau, Thor, dit-elle.

— Maintenant voici tes grands-parents, annonça Weemsby. Le professeur Bradley… Et ta grand-mère Bradley.

Bradley était plus âgé que Weemsby, droit et mince, avec un peu d’estomac, et une barbe bien taillée. Il était habillé comme Weemsby : une veste de jour ordinaire, des collants rembourrés, une cape courte ; mais ses vêtements étaient moins luxueux. La femme avait un visage doux et des yeux bleus vifs. Ses habits ne ressemblaient en rien à ceux de Leda, mais paraissaient lui aller. Elle embrassa Thorby du bout des lèvres et lui dit gentiment :

— C’est comme si mon fils revenait à la maison.

Le vieil homme lui serra la main vigoureusement.

— C’est un miracle, mon garçon ! Tu es le portrait identique de notre fils, ton père. N’est-ce pas, ma chérie ?

— Tout à fait !

On lui posa des questions auxquelles il répondit du mieux qu’il put. Il se sentait troublé et terriblement intimidé. C’était plus gênant de faire la connaissance de ces étrangers qui affirmaient être des parents consanguins que d’être adopté par Sisu. Ces vieux étaient ses grands-parents ? Thorby n’arrivait décidément pas à y croire, même si pourtant il supposait que c’était vrai.

A son grand soulagement, l’homme (Weemsby ?) qui affirmait être oncle Jack dit poliment mais avec autorité :

— Il vaudrait mieux rentrer. Je parie que ce garçon est fatigué. Je vais l’amener à la maison, n’est-ce pas ?

Les Bradley murmurèrent en signe d’agrément. Le groupe se dirigea vers la sortie. Les autres personnes dans la pièce, tous des hommes auxquels Thorby n’avait pas été présenté, sortirent avec eux. Dans le corridor, ils se dirigèrent vers un passage roulant qui accéléra tellement que les murs se mirent à défiler à toute allure. Il ralentit quand ils arrivèrent à l’autre bout, des kilomètres plus loin, pensa le jeune homme. Il s’arrêta complètement pour qu’ils puissent le quitter.

L’endroit était public. Le plafond était haut et les murs se perdaient dans la foule. Thorby reconnut l’atmosphère d’une base de décollage. Les hommes silencieux qui les accompagnaient se déplacèrent de façon à leur frayer un passage à travers la foule en la contenant. Le groupe passa en ligne droite sans faire attention aux autres. Plusieurs personnes essayèrent de franchir le barrage, un homme y réussit. Il glissa un microphone devant Thorby et dit rapidement :

— Monsieur Rudbek, quelle est votre opinion sur… ?

Un garde l’empoigna, et Weemsby reprit :

— Plus tard, plus tard ! Appelez mon bureau. Vous aurez toute l’histoire.

On pointa des caméras sur eux, mais de très haut et de très loin. Ils gagnèrent un autre couloir, une grille se ferma derrière eux. Le passage roulant les déposa devant un ascenseur qui les emmena dans un petit aéroport fermé. Un véhicule les attendait, et un plus petit encore derrière, tous deux fins, lisses, des ellipsoïdes aplatis. Weemsby s’arrêta.

— Ça va aller ? demanda-t-il aux Bradley.

— Oh, bien sûr, répondit le professeur.

— La voiture vous a donné satisfaction ?

— Tout à fait. Ce fut une promenade très agréable. Et ce sera pareil au retour.

— Alors, nous allons nous saluer. Je vous appellerai, dès qu’il sera trouvé. Vous comprenez ?

— Evidemment. Nous attendrons avec impatience de le voir.

Thorby fut embrassé par sa grand-mère et reçut une tape sur l’épaule de son grand-père. Puis il embarqua dans le grand véhicule avec Weemsby et Leda. Le navigateur salua l’homme d’abord, puis Thorby qui réussit à lui rendre son salut.

Weemsby s’arrêta dans le hall central.

— Allez donc en avant, les enfants, profiter de la course. J’ai des coups de téléphone à donner.

— Certainement, Papa.

— Excuse-moi, Thor. Les affaires continuent. Oncle Jack est de retour au charbon.

— Bien sûr, oncle Jack.

Leda le conduisit vers l’avant ; ils s’assirent dans une bulle transparente. La voiture s’éleva verticalement et ils se trouvèrent à plusieurs milliers de pieds du sol. Elle fit tournoyer la poussière au-dessus de la plaine déserte. Ensuite ils prirent la direction nord vers les montagnes.

— Tu es bien installé ? s’enquit Leda.

— Très bien. Euh, sauf que je suis sale et débraillé.

— Il y a une douche vers l’arrière du salon. Mais on sera bientôt à la maison. Profite donc du voyage.

— D’accord.

Thorby ne voulait rien manquer de la fabuleuse Terre. Il décida qu’elle ressemblait à Hekate, non, plutôt à Woolamurra. Excepté qu’il n’avait jamais vu autant d’immeubles. Les montagnes…

Il regarda de nouveau.

— Qu’est-ce que c’est que cette chose blanche ? De l’alu ?

— Eh bien, c’est de la neige. Ce sont les Sangre de Cristos.

— La neige, répéta le garçon. C’est de l’eau glacée.

— Tu n’en as jamais vu auparavant ?

— J’en ai entendu parler. Ce n’est pas comme je l’avais imaginé.

— C’est de l’eau glacée, mais pas exactement non plus, c’est comme du duvet. – Elle se rappela la recommandation de son père : il ne fallait s’étonner de rien. – Tu sais, je crois que je vais t’apprendre à skier.

Leda passa un bon moment à expliquer à Thorby en quoi consistait le ski et pourquoi les gens le pratiquaient. Le garçon le classa dans les activités qu’il essaierait peut-être, mais probablement pas. Leda avait dit « qu’on risquait seulement de se casser la jambe ». Et cela s’appelait un plaisir ? En outre elle avait parlé de froid. Dans l’esprit de Thorby, le froid était lié à la faim, aux coups et à la peur.

— Je pourrai peut-être apprendre, fit-il dubitatif. Mais cela m’étonnerait.

— Je t’assure que tu le peux ! – Elle changea de sujet. – Ne m’en veux pas d’être curieuse, Thor, mais tu as un léger accent.

— Je ne le savais pas.

— Je ne voulais pas te vexer.

— Tu ne m’as pas vexé. J’ai dû le prendre à Jubbulpore. C’est là que j’ai vécu le plus longtemps.

— Jubbulpore… Attends une minute. C’est…

— La capitale des Neuf Mondes.

— Ah, oui ! C’est une de nos colonies, n’est-ce pas ?

Thorby se demanda ce que penserait le Sargon de cette déclaration.

— Euh, pas exactement. C’est un empire souverain maintenant. Ils affirment traditionnellement qu’ils n’ont jamais été autre chose, et n’aiment pas admettre qu’ils sont d’origine terrienne.

— Quelle idée étrange !

Un steward s’approcha d’eux avec des rafraîchissements et des amuse-gueule délicats. Thor prit un gobelet glacé qu’il sirota avec circonspection.

— Que faisais-tu là-bas, Thor ? continua-t-elle. Tu allais à l’école ?

Thorby repensa à l’enseignement patient de Pop, et conclut qu’elle ne parlait pas de cela.

— Je mendiais.

— Comment ?

— J’étais mendiant.

— Pardon ?

— Un mendiant. Patenté. Une personne qui demande l’aumône.

— C’est bien ce que j’avais cru comprendre, répondit-elle. Je sais ce qu’est un mendiant. J’ai lu des livres. Mais… excuse-moi, Thor, je suis une fille simple… j’étais stupéfaite.

Ce n’était pas vrai : elle était une femme sophistiquée bien adaptée à son environnement. Depuis la mort de sa mère, elle avait joué le rôle de maîtresse de maison pour son père et pouvait converser avec des gens venant d’autres planètes avec assurance, tenir des propos badins dans trois langues différentes à une grande soirée, avec grâce et efficacité. Leda pouvait monter à cheval, danser, chanter, nager, skier, diriger un intérieur, compter lentement, lire et écrire en cas de nécessité, et répondre de façon appropriée à toutes les questions. Elle était intelligente, jolie, bienveillante, comparable sur le plan culturel à une chasseuse de têtes hors classe : compétente, souple et habile.

Mais ce cousin étrange, perdu et retrouvé lui paraissait un nouvel oiseau à apprivoiser. Elle continua hésitante :

— Pardonne mon ignorance, mais nous n’avons rien de tel ici, sur Terre. J’ai du mal à l’imaginer. Etait-ce terriblement désagréable ?

L’esprit de Thorby retourna en arrière dans le Temps. Il était assis en tailleur sur la grande Place, Pop était allongé à côté de lui et lui parlait.

— C’était la période la plus heureuse de ma vie, répondit-il simplement.

— Oh.

Ce fut tout ce qu’elle réussit à articuler.

Mais son père lui avait laissé le champ libre pour manœuvrer. Demander à un homme de parler de lui-même était une tactique infaillible.

— Comment fait-on au début ? Je ne saurais pas par où commencer ?

— On m’a appris. Tu vois, j’étais en vente et… – Il allait lui expliquer Pop, puis décida d’attendre un peu. – Un vieux mendiant m’a acheté.

— « T’a acheté » ?

— J’étais un esclave.

Leda eut l’impression d’être tombée dans une fosse remplie d’eau. S’il avait dit « cannibale », « vampire », ou « sorcier », elle n’aurait pas été plus scandalisée. Mais elle se reprit, tout en sursautant intérieurement.

— Je suis désolée, Thor, si j’ai été impolie, mais nous sommes tous si curieux de ce que tu es devenu pendant tout ce temps… Mon Dieu ! Tu as été absent pendant à peu près quinze ans. Si tu ne veux pas répondre, dis-le. Tu étais un gentil petit garçon et je t’aimais bien… S’il te plaît, ne m’envoie pas promener, quand je pose une question embarrassante.

— Tu ne me crois pas ?

— Comment le pourrais-je ? Nous n’avons pas eu d’esclaves ici depuis des siècles.

Thorby souhaita n’avoir jamais quitté le Hydra et renonça. Il avait appris dans la Garde que beaucoup de frakis dans les mondes à l’intérieur de l’Hégémonie n’avaient jamais entendu parler de l’esclavage.

— Tu te souviens de moi quand j’étais petit ?

— Oh, oui !

— Pourquoi ne puis-je me rappeler de toi ? Je ne me rappelle de rien avant d’être… Je ne me souviens pas de la Terre.

Elle sourit.

— J’ai trois ans de plus que toi. Quand je t’ai vu pour la dernière fois, j’avais six ans, je me souviens. Toi tu n’avais que trois ans, tu as oublié.

Le jeune homme pensa que c’était l’occasion pour savoir quel âge il avait.

— Quel âge as-tu maintenant ?

— Maintenant j’ai le même âge que toi, et je le garderai tant que je ne serai pas mariée. N’insiste pas, Thorby… Je ne serai pas offensée, quand tu poseras des questions embarrassantes. On ne demande pas son âge à une dame sur la Terre. On considère qu’elle est plus jeune qu’elle ne paraît.

— Vraiment ?

Thorby réfléchit à cette coutume étrange. Dans la Famille, une femme s’efforçait de paraître le plus âgé possible pour obtenir du statut.

— Oui. Ta mère, par exemple, était très belle, mais je n’ai jamais su son âge. Elle avait peut-être vingt-cinq ans, quand je la connaissais, peut-être quarante.

— Tu connaissais mes parents ?

— Oh, oui ! Oncle Creighton était adorable avec une grosse voix. Il me donnait des poignées de dollars pour acheter des sucres d’orge et des ballons que je prenais avec mes petites mains moites. – Elle fronça les sourcils. – Mais je ne peux pas me souvenir de son visage. C’est bête, n’est-ce pas ? Peu importe, Thor. Je serais heureuse d’entendre tout ce que tu as envie de me dire.

— Mais je ne me rappelle pas de ma capture, répondit-il. Ni d’avoir jamais eu de parents. J’étais un esclave, dans plusieurs endroits avec plusieurs maîtres, jusqu’à ce que j’arrive à Jubbulpore. Là j’ai été vendu encore une fois et c’est la chose la plus heureuse qui me soit jamais arrivée.

Leda avait perdu son sourire de courtoisie.

— Tu l’as vraiment été ? demanda-t-elle d’une voix tranquille.

Thorby éprouva l’ennui du voyageur qui revient chez lui.

— Si tu crois que l’esclavage a été aboli… Eh bien, la galaxie est vaste. Veux-tu que je remonte mon pantalon pour te le montrer ?

— Me montrer quoi, Thor ?

— Ma marque d’esclavage ? Le tatouage utilisé par un intendant pour identifier la marchandise. – Il remonta la jambe gauche. – Tu vois ? La date, c’est mon affranchissement. C’est en Sargonais, un genre de Sanskrit. Je ne pense pas que tu puisses le lire.

Elle le regarda, les yeux écarquillés.

— Mais quelle horreur ! C’est affreux !

— Cela dépend du maître, mais ce n’est pas agréable, fit-il en couvrant sa jambe.

— Mais pourquoi est-ce que personne ne fait rien contre cela ?

Il haussa les épaules.

— C’est si loin.

— Mais…

Elle s’arrêta en voyant son père arriver.

— Salut, les enfants. La promenade te plaît, Thor ?

— Oui. Le paysage est magnifique.

— Les Rocheuses ne sont rien à côté de l’Himalaya. Mais nos Tétons sont très beaux… Et les voilà. Nous allons être bientôt à la maison. – Il indiqua du doigt. – Regarde. Voici Rudbek.

— Cette ville s’appelle Rudbek ?

— Autrefois, quand elle était encore un village, elle s’appelait le Trou de Johnson ou quelque chose comme cela. Je ne parlais pas de Rudbek City, mais de chez toi, de chez nous, de Rudbek. On peut voir la tour au-dessus du lac… Avec les Grands Tétons derrière. Le plus beau panorama du monde. Tu es un Rudbek de Rudbek à Rudbek… « Rudbek au cube » comme disait ton père… Ton père a pris le nom en se mariant, mais cela ne l’impressionnait pas. Moi, je l’aime bien ce nom, il gronde comme un coup de tonnerre. C’est bien d’avoir de nouveau un Rudbek à la maison.

Thorby passa sous une douche drue, ensuite dans une baignoire chaude dont les côtés et le fond le massaient avec des milliers de doigts, enfin dans une piscine tiède qui se rafraîchissait au fur et à mesure qu’il y pénétrait. Il avança avec prudence dans cette dernière, n’ayant jamais appris à nager.

De plus, il n’avait jamais eu un valet. Il remarqua que Rudbek contenait des douzaines de personnes, pas tellement d’ailleurs par rapport à sa taille gigantesque, mais il réalisa que la plupart d’entre eux étaient des domestiques. Ce détail ne l’impressionna pas autant que cela aurait dû. Il savait que sur Jubbul, les maisons riches étaient remplies d’esclaves, mais ignorait que sur la Terre, un domestique représentait le comble du luxe ostentatoire, un luxe bien plus grand qu’une chaise à porteurs sur Jubbul, ou que l’hospitalité somptueuse des Familles aux Rassemblements. Il se rendait seulement compte que les valets le rendaient nerveux, et il en avait trois sur le dos. Thorby refusa de laisser qui que ce soit le baigner, mais il se laissa raser, car le seul rasoir disponible consistait en la classique lame mince et tranchante. Celui qu’il possédait ne marchait pas sur le voltage de Rudbek. En dehors de cela, il accepta des conseils sur la façon nouvelle pour lui de s’habiller.

Les vêtements à sa disposition dans les armoires ne lui allaient pas parfaitement. Celui qui était supérieur aux autres se mit à couper les tissus et à les réassembler en marmonnant des excuses. Thorby fut finalement paré d’un jabot bouffant et de collants, lorsqu’un autre domestique apparut.

— Monsieur salue Rudbek et le prie de le rejoindre dans le grand hall.

Thorby mémorisa le chemin en le suivant.

L’oncle Jack, en bleu nuit et écarlate, l’attendait en compagnie de Leda qui portait… Le jeune homme était perdu. Les couleurs n’arrêtaient pas de changer, on pouvait à peine les distinguer. Mais elle était belle. Ses cheveux étaient iridescents maintenant. Il distingua parmi ses bijoux un joyau qui provenait de Finster, et se demanda s’il n’avait pas été ramené par Sisu, et même pointé par lui !

— Te voilà, mon garçon ! s’écria oncle Jack joyeusement. Tu te sens mieux ? Nous n’allons pas t’épuiser, c’est juste un dîner de famille.

Le dîner comprenait douze personnes et commença par une réception dans le grand salon où des domestiques silencieux servirent des boissons, des amuse-gueule, avec de la musique en sourdine. On fit les présentations.

— Rudbek de Rudbek. Lady Wilkes, ta tante Jennifer, qui est venue exprès de Nouvelle-Zélande pour te voir. Rudbek de Rudbek, le juge Bruder et son épouse. Le juge est notre principal conseiller.

Et ainsi de suite. Thorby mémorisa les noms, les rattacha aux visages, en croyant que c’était comme dans la Famille. Mais ici les titres familiaux n’étaient pas aussi précis. Il avait du mal à évaluer le statut de chacun. Il ne savait pas lequel des quatre-vingts différents titres étranges qu’il connaissait, pouvait s’appliquer à Leda, sa « cousine ». Il supposait toutefois qu’elle devait être première cousine germaine, puisque oncle Jack ne s’appelait pas Rudbek. Il pensa à elle comme étant tabou, ce qui l’aurait déconcertée si elle l’avait su.

Il réalisa qu’il devait appartenir à une famille riche. Mais personne ne mentionna quel était son statut à lui, et il n’arrivait pas à déterminer celui des autres. Deux des plus jeunes femmes lui firent des révérences. Il crut d’abord que la première avait trébuché et essaya de l’aider. Mais quand la seconde fit de même, il joignit ses paumes en guise de réponse.

Les femmes plus âgées semblaient attendre de lui un comportement respectueux. Il ne réussit pas à classer le juge Bruder. On ne l’avait pas présenté comme un parent, c’était pourtant un dîner familial. Il fixa Thorby avec un sourire approbateur et aboya :

— Ravi de te voir de retour parmi nous, jeune homme ! Il doit y avoir un Rudbek à Rudbek. Tes vacances nous ont causé du souci, n’est-ce pas, John ?

— Oui, beaucoup même, acquiesça oncle Jack. Mais tout s’arrangera. Rien ne presse. Il faut laisser au garçon le temps de se retrouver.

— Bien sûr, bien sûr.

Leda s’approcha de lui, plaça une main sous son coude et l’emmena dans la salle à manger. Les autres suivirent. Thorby s’assit à un bout de la longue table, et oncle Jack à l’autre. Tante Jennifer se trouvait placée à la droite du jeune homme, Leda à sa gauche. La tante se mit à poser des questions et à fournir les réponses. Il admit qu’il venait juste de quitter la Garde. Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi il n’avait pas servi en tant qu’officier. Il n’essaya pas de lui expliquer, ni de parler de Jubbulpore : l’attitude de Leda l’avait rendu circonspect. C’était égal. Il l’interrogea sur la Nouvelle-Zélande et reçut un discours qui sortait tout droit d’un guide touristique.

Puis Leda se détourna du juge Bruder et se mit à parler à Thorby. La tante Jennifer s’adressa à l’homme placé à sa droite.

La vaisselle lui parut étrange, surtout des pincettes à découper et des brochettes. Mais les cuillères et les fourchettes étaient normales. Il s’en tira en regardant ce que faisait Leda. Les plats étaient servis avec solennité, mais c’était ainsi que l’on servait Grand-mère. Il n’avait pas grand mal à savoir se tenir à table grâce aux remarques sarcastiques de l’aimable Fritz.

Il fut seulement embarrassé à la fin, lorsque le maître d’hôtel lui présenta un énorme gobelet rempli à ras bords et attendit. Leda lui murmura :

— Goûte, secoue la tête et pose le verre.

Il obéit. Puis le maître d’hôtel s’éloigna et elle chuchota :

— Ne le bois pas. C’est de la foudre en bouteille. A propos, j’ai dit à Papa de ne pas proposer des toasts.

Le repas s’acheva enfin. Leda lui donna de nouveau des instructions.

— Lève-toi.

Il le fit et tous les autres suivirent.


Le « dîner familial » ne fut qu’un début. Oncle Jack n’était visible qu’aux repas, et encore pas toujours. Il excusa ses absences par : « Il faut bien que quelqu’un fasse tourner la machine. Les affaires n’attendent pas. » En bon commerçant, Thorby comprenait bien cette attitude, mais il désirait vivement avoir une longue conversation avec oncle Jack, au lieu de toutes ces mondanités. Leda était pleine de bonne volonté, mais ne lui donnait que peu de renseignements.

— Papa est terriblement occupé. Des tas de sociétés et d’autres choses. C’est trop compliqué pour moi. Dépêchons-nous, les autres nous attendent.

Les autres étaient toujours en train d’attendre : pour les soirées dansantes, le ski (Thorby appréciait la sensation d’envol, mais trouvait que c’était un moyen de transport risqué, surtout quand il remontait une piste après avoir évité un arbre de justesse), les parties de cartes, les dîners de jeunes où il se mettait à un bout de la table, et Leda à l’autre, puis encore des soirées dansantes, des sauts à Yellowstone pour donner à manger aux ours, des soupers de minuit, des garden-parties. La propriété de Rudbek avait beau se trouver au pied des Tétons recouverts de neige, la maison possédait un énorme jardin tropical sous un dôme transparent. Thorby ne réalisa son existence que lorsque Leda le lui fit toucher. Les amis de la jeune fille étaient sympathiques et le garçon devint très habile à manier des propos futiles. Les jeunes gens l’appelaient « Thor » au lieu de « Rudbek », et Leda « Bûche ». Ils le traitaient avec une familiarité respectueuse, et semblaient intéressés par son séjour dans la Garde et ses voyages à travers la Galaxie, mais ne l’accablèrent pas de questions personnelles. Thorby avait appris la leçon, et n’offrit pas spontanément de plus amples détails.

Mais il commençait à en avoir assez des plaisirs. Un Rassemblement était superbe, mais en homme habitué au travail, il éprouvait le besoin de s’y remettre.

Un incident précipita le cours des événements. Une douzaine de jeunes gens skiaient ensemble laissant Thorby s’exercer sur une pente douce, lorsqu’un homme glissa vers lui en chasse-neige et s’arrêta. Les gens allaient et venaient nuit et jour dans la propriété. Le nouveau venu s’appelait Joël de la Croix.

— Salut, Thor.

— Salut, Joe.

— Je veux te parler depuis un moment. J’ai une idée dont je voudrais discuter avec toi, quand tu prendras la suite. Peut-on fixer un rendez-vous sans qu’une armada de secrétaires m’envoient promener ?

— Quand je prendrai la suite ?

— Ou, plus tard, à ta convenance. Je veux parler au patron. Après tout, tu es l’héritier. Je ne tiens pas à en discuter avec Weemsby… Même s’il acceptait de me recevoir. – Il eut l’air ennuyé. – Tout ce que je demande, c’est dix minutes. Disons cinq si je n’arrive pas à t’intéresser au départ. « Parole de Rudbek », n’est-ce pas ?

Thorby s’efforçait de comprendre. Prendre la suite ? Héritier ? Il répondit prudemment :

— Je ne veux pas faire de promesses tout de suite, Joël.

De la Croix haussa les épaules.

— D’accord, mais penses-y. Je peux prouver que mon projet est rentable.

— J’y penserai, acquiesça le jeune homme.

Il chercha Leda, la prit à part et lui raconta ce que Joe avait dit. Elle prit un air sérieux.

— Ce n’est pas grave, puisque tu n’as rien promis. Joël est un brillant ingénieur. Il vaudrait mieux demander à Papa.

— Ce n’est pas ce que je veux dire. Que signifie : « prendre la suite » ?

— Eh bien, mais c’est ce que tu vas faire, un de ces jours ?

— Prendre la suite de quoi ?

— De tout. Après tout, c’est toi, Rudbek de Rudbek.

— Que veux-tu dire par « tout » ?

— Eh bien… – Elle balaya d’un geste la montagne, le lac et la ville de Rudbek au-delà. – Tout. Rudbek. Des tas de choses. Celles qui t’appartiennent personnellement, comme l’élevage de moutons en Australie, la maison à Majorque. Tous les intérêts financiers. Rudbek Associés comprend de nombreuses entreprises, ici et sur d’autres planètes. Je ne peux pas te les décrire, mais elles sont à toi, ou peut-être à « nous », parce que toute la famille a des participations dedans. Mais tu es Rudbek de Rudbek. L’héritier, comme l’a dit Joe.

Thorby la regarda, la bouche sèche. Il passa sa langue sur ses lèvres et dit :

— Pourquoi ne m’a-t-on rien dit ?

Elle parut affligée.

— Mais, mon cher Thor, nous t’avons laissé prendre ton temps. Papa ne voulait pas t’inquiéter.

— Eh bien, je suis inquiet maintenant. Il vaudrait mieux que je parle à oncle Jack.

John Weemsby était présent au dîner ce soir-là, mais beaucoup d’invités l’étaient aussi. Comme ils s’en allaient, il prit Thorby à part.

— Leda me dit que tu te fais du souci.

— Pas exactement. J’aimerais être au courant de certaines choses.

— Tu vas l’être. J’espérais que tu allais en avoir assez de tes vacances. Allons dans mon bureau.

Ils s’y rendirent. Weemsby renvoya le secrétaire de l’équipe du soir, et commença :

— Maintenant, que désires-tu savoir ?

— Je veux savoir, reprit le garçon lentement, ce que cela veut dire être « Rudbek de Rudbek ».

L’homme écarta les mains.

— Tout… et rien. Tu es le chef titulaire de la compagnie à présent… si ton père est mort.

— Y a-t-il le moindre doute ?

— Je ne pense pas. Mais toi, tu es revenu.

— Admettons qu’il soit mort, que suis-je ? Leda pense que je possède tout. Que veut-elle dire ?

Weemsby sourit.

— Tu connais les filles. Elles n’y connaissent rien aux affaires. La propriété de nos entreprises est répartie, pour la plupart, entre tous nos employés. Mais, si tes parents sont morts, tu prends possession des actions de Rudbek Associés, ce qui te donne un intérêt, et parfois le contrôle, dans d’autres affaires. Je ne peux pas te donner le détail maintenant. L’équipe juridique le fera. Je suis un homme pratique, trop occupé à prendre des décisions pour me préoccuper de savoir qui possède chaque action. Mais cela me rappelle que… tu n’as pas encore eu l’occasion de dépenser de l’argent, mais tu en as peut-être envie.

Weemsby ouvrit un tiroir, sortit une liasse.

— Voici un mégaboc. Préviens-moi quand tu auras tout dépensé.

Thorby parcourut les billets. Il connaissait la valeur de la monnaie terrienne : cent dollars faisaient un crédit, qu’il se représentait comme cinq miches de pain, un truc que le Subrécargue lui avait appris, mille crédits faisaient un super-crédit, et mille super-crédits un mégaboc. C’était tellement simple que la Famille l’utilisait dans sa comptabilité pour convertir les autres monnaies.

Mais chaque billet valait dix mille crédits… Il y avait cent billets.

— Ai-je hérité tout ceci ?

— Oh, c’est juste de l’argent de poche, des chèques en réalité. Tu les changes aux distributeurs dans les magasins ou dans les banques. Tu sais comment faire ?

— Non.

— Ne place ton pouce sur la zone sensibilisée que lorsque tu introduis l’empreinte dans le distributeur. Demande à Leda de te montrer. Si cette fille pouvait gagner tout l’argent qu’elle dépense, toi et moi, nous n’aurions pas besoin de travailler. Mais, puisque nous sommes obligés de le faire, travaillons donc un peu. – Il sortit un dossier, et étala des papiers. – Ce n’est pas difficile. Tu dois juste signer au bas de chaque page avec l’empreinte de ton pouce à côté. Ensuite, j’appellerai Beth pour que ces documents soient notariés. Nous pouvons ouvrir chacun à la dernière page. Je vais les tenir, ces satanées feuilles s’enroulent.

Weemsby avait préparé un papier qui attendait la signature de Thorby, qui hésitait. Au lieu de signer, il voulut prendre le document, Weemsby ne le lâcha pas.

— Que se passe-t-il ?

— Si je dois signer, il vaudrait mieux que je le lise avant.

Il pensait à quelque chose sur lequel Grand-mère avait toujours insisté à n’en plus finir.

L’homme haussa les épaules.

— Ce sont des affaires de routine que le juge Brader a préparé pour toi. – Il replaça le document sur les autres, attacha la pile et referma le dossier. – Ces papiers m’autorisent à faire ce que je fais déjà. Il faut bien que quelqu’un se charge de toutes les corvées.

— Pourquoi dois-je signer ?

— C’est une mesure de précaution.

— Je ne comprends pas.

Weemsby soupira.

— Le fait est que tu ne comprends rien aux affaires. Personne ne te le reproche d’ailleurs. Tu n’en as pas eu la possibilité. C’est pour cela que je travaille comme un nègre, les affaires n’attendent pas. – Il hésita. – Voici la façon la plus simple de t’expliquer la situation. Quand ton père et ta mère sont partis pour une seconde lune de miel, ils durent désigner quelqu’un pour agir à leur place pendant leur absence. Leur choix se porta sur moi, ce qui allait de soi, puisque j’étais leur directeur général, et celui de ton grand-père avant sa mort et leur départ. Je restai donc coincé au bureau pendant qu’ils se promenaient. Oh, je ne me plains pas. On ne refuse pas ce genre de service à un membre de la famille. Malheureusement ils ne sont jamais revenus, alors je suis resté avec le bébé dans les bras.

« Mais maintenant tu es de retour et nous devons nous assurer que tout est en ordre. D’abord, il faut que tes parents soient reconnus morts juridiquement. Tu n’hériteras pas avant que cela soit fait, ce qui prendra un certain temps. Alors je suis ton directeur général, ainsi que celui de toute la famille, et je n’ai aucun papier de toi me donnant qualité pour agir. Ces documents le font.

Thorby se gratta la joue.

— Si je n’ai pas encore hérité, pourquoi en as-tu besoin ?

Weemsby sourit.

— C’est ce que je me suis demandé. Mais le juge Bruder pense qu’il vaut mieux mettre les choses au clair. Etant donné que tu es majeur…

— Majeur ?

Le jeune homme n’avait jamais entendu ce terme avant.

Dans la Famille, l’âge était lié au travail que l’on pouvait effectuer.

Weemsby s’expliqua.

— Oui. Depuis le jour où tu as fêté ton dix-huitième anniversaire, tu es majeur, ce qui simplifie grandement les choses. Cela veut dire que tu n’as pas à être placé sous tutelle judiciaire. Nous avons déjà l’autorisation de tes parents, nous allons ajouter la tienne. Ainsi cela n’a plus aucune importance combien de temps le tribunal va mettre pour décider si tes parents sont morts et régler les testaments. Le juge Bruder, moi-même et tous les autres, nous continuerons le travail pour éviter une interruption… qui pourrait coûter plusieurs milliers de mégabocs. Tu as compris maintenant ?

— Je crois.

— Bien. Alors terminons-en.

Weemsby se mit à ouvrir le dossier.

Grand-mère recommandait toujours de lire avant de signer, et ensuite d’y réfléchir.

— Oncle Jack, je veux lire ces documents.

— Tu ne les comprendras pas.

— Probablement pas. – Thorby prit le dossier. – Mais je dois apprendre.

L’homme voulut le prendre à son tour.

— Ce n’est pas nécessaire.

Le jeune homme se sentit gagné par une vague d’entêtement.

— Tu as bien dit que le juge Bruder a préparé ces papiers pour moi ?

— Oui.

— Alors je veux les emmener chez moi et tâcher de les comprendre. Si je suis « Rudbek de Rudbek », je devrai savoir ce que je fais.

Weemsby hésita, puis haussa les épaules.

— Fais-le. Tu découvriras que j’essaie simplement de continuer à ta place ce que j’ai fait jusqu’à présent.

— Mais il n’empêche que je dois comprendre ce que je signe.

— Très bien ! Bonne nuit.

Thorby s’endormit en lisant. Le langage était déconcertant, mais les documents semblaient dire ce qu’oncle Jack lui avait expliqué. Ils donnaient à John Weemsby les directives pour continuer les affaires courantes d’une organisation complexe. Il eut un sommeil rempli de termes tels que « les pleins pouvoirs par procuration », « toute espèce d’entreprise », « opérer et effectuer des versements », « révocable seulement par consentement mutuel », « renoncement à apparaître en personne », « confiance pleine et entière », et « voter le mandat à toutes les assemblées générales et/ou à toutes les réunions au sommet, annuelles et extraordinaires ».

En s’assoupissant il réalisa qu’il n’avait pas demandé à voir les autorisations données par ses parents.

A un certain moment pendant la nuit, il crut entendre la voix impatiente de Grand-mère :

Alors réfléchis ! Si tu ne comprends pas le document et les lois d’après lesquelles il va être appliqué, alors ne signe donc pas ! Quel que soit le profit que tu sembles pouvoir en tirer. Un commerçant paresseux ou trop pressé court à la ruine.

Il se tourna dans son sommeil agité.

Загрузка...