Presque personne ne descendait pour le petit déjeuner à Rudbek. Mais Thorby n’avait pas été éduqué à le prendre au lit. Il mangeait seul dans le jardin, profitant des délices du soleil brûlant de la montagne, de la luxuriance des fleurs tropicales et de la merveille du paysage de neige qui l’entourait. La neige le fascinait ; il n’avait jamais rien rêvé de plus beau.
Mais le lendemain matin, Weemsby entra dans le jardin quelques instants après Thorby. On plaça hâtivement une chaise et un couvert.
— Du café seulement, dit-il. Bonjour Thor.
— Bonjour oncle Jack.
— Alors tu as bien examiné les papiers ?
— Comment ? Oh, oui. En fait, je me suis endormi dessus.
Weemsby sourit.
— Le droit fait plus d’effet qu’un somnifère. Tu as pu constater par toi-même que je t’ai bien dit ce qu’ils contenaient ?
— Euh, je crois.
— Tant mieux. – Weemsby posa sa tasse et dit à un domestique : – Passez-moi une ligne intérieure. Thor, tu m’as irrité hier soir.
— Je suis désolé.
— Mais je me rends compte que tu as raison. Il faut que tu lises tout ce que tu dois signer. J’aimerais avoir le temps de faire la même chose ! Je dois faire confiance à mon personnel pour tout ce qui concerne les affaires courantes ou bien je n’aurais jamais le temps de m’occuper de la politique de l’entreprise… J’avais supposé que tu ferais de même avec moi. Mais la prudence est toujours louable. – Il parla dans l’interphone : – Carter, allez chercher les papiers dans l’appartement de Rudbek. Le jardin.
Thorby se demanda si Carter arriverait à les trouver. Il avait un coffre dans son bureau, mais il n’avait pas appris à s’en servir. Il les avait caché derrière des livres. Il était sur le point de le dire, mais oncle Jack parlait.
— Voici quelque chose sur lequel je voudrais que tu jettes un œil… C’est l’inventaire de tes biens immobiliers, ceux que tu possèdes, ou que tu posséderas, quand l’affaire des testaments sera réglée. Ces propriétés n’ont rien à voir avec les affaires.
Le jeune homme la parcourut avec stupéfaction. Possédait-il vraiment une île nommée Pitcairn à quinze quelque chose sud et à cent trente ouest (quelle que soit la signification de ces termes) ? Un dôme sur Mars ? Un pavillon de chasse dans le Yukon ? Où se trouvait le « Yukon » et pourquoi chasser là-bas ? Il fallait se trouver dans l’espace pour chasser. Quelles étaient toutes ces autres choses ?
Il en chercha une en particulier.
— Oncle Jack ? Et Rudbek ?
— Mais tu es assis dessus ?
— Oui… Mais est-ce que cela m’appartient ? Leda affirme que c’est à moi.
— Eh bien, oui. Mais il est inaliénable, c’est-à-dire que ton grand-père a fait en sorte que l’on ne puisse jamais le vendre… De façon à ce qu’il y ait toujours un Rudbek à Rudbek.
— Ah.
— J’ai pensé que cela te ferait plaisir de faire le tour de tes propriétés, et j’ai fait mettre une voiture à ta disposition. Celle qui nous a amenés ici te convient-elle ?
— Comment ? Mon Dieu, oui !
— Bien. Elle appartenait à ta mère et je n’ai pas eu le courage de la vendre. Mais j’y ai fait installer les dernières nouveautés technologiques. Tu pourrais convaincre Leda de venir avec toi. Elle connaît la plupart de ces endroits. Emmène aussi des amis, vous ferez un pique-nique. Reste aussi longtemps que tu le désires. Nous trouverons un chaperon pour vous accompagner.
Thorby posa le papier.
— Je le ferai sans doute, oncle Jack… plus tard. Mais maintenant je devrais commencer à travailler.
— Comment ?
— Combien de temps faut-il pour apprendre le droit ?
Le visage de Weemsby s’éclaira.
— Je comprends. Le style très particulier des avocats a dû te troubler. Il faut quatre ou cinq ans.
— Vraiment ?
— Pour toi, ce serait deux ou trois ans à Harvard ou dans une autre bonne école de commerce.
— J’ai besoin de cela ?
— Absolument.
— Euh… Tu dois le savoir mieux que moi…
— Je le devrais effectivement !
— … Mais est-ce que je ne pourrais pas acquérir quelques notions avant de rentrer dans une école ? Je n’ai aucune idée de ce que sont nos affaires.
— Tu as tout le temps.
— Je veux apprendre tout de suite.
Weemsby se renfrogna, puis sourit et haussa les épaules.
— Thor, tu as pris l’obstination de ta mère. D’accord, je te ferai préparer une suite au siège principal à Rudbek City… et mettrai du personnel à ta disposition pour t’aider. Mais je te préviens, tu ne vas pas t’amuser. Personne ne possède une entreprise, c’est elle qui te possède et te rend son esclave.
— Eh bien… il faut que j’essaie.
— Voilà une intention fort louable. – Le voyant de l’interphone près de sa tasse clignota. Il le prit et fronça les sourcils. – Un instant. – Il se tourna vers Thorby. – Cet idiot n’arrive pas à trouver les documents.
— Je voulais te le dire. Je les ai cachés… Je ne voulais pas les laisser à la vue de tous.
— Je vois. Où sont-ils ?
— Euh, il faut que je les sorte.
— Laissez tomber, dit l’oncle dans le microphone. Il passa l’appareil à un domestique et s’adressa au jeune homme : – Alors, va les chercher, si cela ne t’ennuie pas.
Cela ne l’ennuyait pas. Mais il n’avait jusqu’à présent réussi à avaler que quatre bouchées. Il était irrité qu’on lui ordonne d’aller faire une course pendant son repas. D’ailleurs… Etait-il oui ou non « Rudbek de Rudbek » ? Ou le messager pour l’officier balisticien ?
— Je monterai après le petit déjeuner.
Oncle Jack eut l’air vexé.
— Je suis vraiment désolé. Si tu ne peux pas t’arracher de cette table, peux-tu avoir l’obligeance de me dire où je peux les trouver ? J’ai une dure journée devant moi et je voudrais en terminer avec cette affaire insignifiante pour partir au travail. Si cela ne t’ennuie pas.
Thorby s’essuya la bouche.
— Je préférerais ne pas, dit-il lentement, les signer maintenant.
— Quoi ? Mais je croyais que tu avais pu constater par toi-même de ce qu’ils contenaient ?
— Non. J’ai dit que je les avais lus, mais je ne les comprends pas. Oncle Jack, où sont les papiers que mes parents ont signés ?
— Comment ? – Il foudroya le jeune homme du regard. – Pourquoi ?
— Je veux les voir.
Weemsby réfléchit.
— Ils doivent être dans le coffre-fort à Rudbek City.
— Très bien, je vais y aller.
L’homme se leva brusquement.
— Tu m’excuseras, il faut que j’aille travailler. – Puis il lança d’un ton cassant : – Jeune homme, un jour tu réaliseras tout ce que j’ai fait pour toi ! Entre-temps, puisque tu choisis de ne pas coopérer, je dois quand même aller travailler.
Sur ces dernières paroles, il s’en alla. Thorby était blessé. Il voulait bien coopérer… Mais s’ils avaient attendu pendant des années, pourquoi ne pouvaient-ils attendre un peu plus ? Lui donner sa chance ?
Il trouva les papiers et appela Leda par la ligne intérieure. Elle répondit sans allumer le vidéo.
— Thor, que fais-tu debout au milieu de la nuit ?
Il lui expliqua qu’il voulait aller au siège central des entreprises familiales.
— J’ai pensé que tu pouvais me dire où ils se trouvaient.
— Papa t’a dit de le faire ?
— Il va mettre un bureau à ma disposition.
— Je vais t’y emmener. Mais laisse-moi le temps de me faire une beauté et d’avaler un jus d’orange.
Thorby découvrit que la maison était reliée directement avec les bureaux à Rudbek City par un tunnel glisseur à grande vitesse. Ils arrivèrent dans un hall privé, gardé par une réceptionniste d’un certain âge. Elle leva la tête.
— Bonjour, mademoiselle Leda ! Quel plaisir de vous voir !
— Et moi de même, Aggie. Voulez-vous dire à Papa que nous sommes là ?
— Bien sûr.
Elle jeta un coup d’œil à Thorby.
— Oh, fit Leda. Voici Rudbek de Rudbek.
Aggie se leva brusquement.
— Mon Dieu ! Je ne savais pas… Je suis désolée, monsieur !
Tout se passa rapidement. Quelques minutes plus tard, il se trouva dans un bureau d’une magnificence solennelle, tandis qu’une secrétaire discrètement ravissante s’adressait à lui par son titre à rallonge, alors qu’il était censé l’appeler « Dolorès ». Il semblait que des génies illimités étaient prêts à sortir des murs dès qu’elle touchait un bouton.
Leda resta avec lui, jusqu’à ce qu’il soit installé.
— Je vais m’en aller, puisque tu as décidé de jouer les hommes d’affaires vieux et ennuyeux.
Elle regarda Dolorès.
— Cela ne va peut-être pas être aussi ennuyeux. Je crois que je vais rester.
Mais elle partit tout de même.
Thorby était grisé par ses richesses et son pouvoir immense. Les cadres supérieurs l’appelaient « Rudbek », les cadres moyens « Rudbek de Rudbek », et les employés subalternes terminaient leurs phrases par « monsieur ». Il pouvait déterminer le statut des gens par la façon dont ils s’adressaient à lui.
Comme il ne travaillait pas encore vraiment dans les affaires, il voyait rarement Weemsby et pratiquement jamais le juge Bruder, mais tout ce qu’il désirait apparaissait sur-le-champ. Il suffisait d’un mot à Dolorès et un jeune homme respectueux surgissait pour expliquer des problèmes juridiques, ou bien un technicien venait lui montrer sur un écran les intérêts financiers de la compagnie n’importe où, même sur d’autres planètes. Il passa des journées entières à regarder ces images, pourtant il n’arrivait pas à les voir toutes.
Son bureau devint tellement envahi de livres, de bobines, de diagrammes, de brochures, de rapports, de chemises, et de chiffres, que Dolorès fit aménager le bureau adjacent en bibliothèque. Il y avait des chiffres à n’en plus finir, décrivant en termes fiscaux des entreprises trop vastes pour être conçues autrement. Tout était tellement imbriqué l’un dans l’autre qu’il en avait mal à la tête. Il commença à avoir des doutes sur sa vocation de nabab. Ça ne se limitait pas au fait d’être traité avec respect, de passer en premier le seuil d’une porte, d’obtenir tout ce que l’on demande. Quel est l’intérêt de posséder tant de choses si c’est pour en être accablé au point de ne pouvoir en jouir ? Comme il était plus facile d’être un soldat de la Garde.
Tout de même, Thorby appréciait le fait d’être quelqu’un d’important. Jusque-là, la plus grande partie de sa vie, il n’avait été personne, et au mieux il s’était trouvé au dernier rang des subalternes.
Si seulement Pop pouvait le voir maintenant ! Dans un décor superbe, avec un coiffeur pour lui couper les cheveux pendant qu’il travaillait (Pop coupait les siens dans un bol), une secrétaire qui devançait ses moindres désirs, et une douzaine de personnes prêtes à l’aider. Mais dans ses rêves, Pop le regardait avec une expression de reproche. Thorby se demandait ce qu’il avait bien pu faire de mal et s’absorbait opiniâtrement dans la confusion des chiffres.
Finalement un schéma commença à se dessiner. La société s’appelait Rudbek Associés, qui, d’après ce que Thorby pouvait en juger, ne faisait rien. Elle était créée comme société privée d’investissement et se bornait à être propriétaire. La plupart de ce que Thorby posséderait, lorsque les testaments de ses parents seraient mis à jour, consistait en actions de cette société. Mais elle ne lui appartenait pas en totalité. Il se sentit presque misérable quand il découvrit que son père et sa mère ensemble ne détenaient que dix-huit pour cent des milliers d’actions en jeu.
Puis il apprit les notions de « votant » et de « non-votant » : Il lui revenait dix-huit quarantièmes des actions votantes. Le reste était divisé entre les parents et les autres.
Rudbek Associés possédait des parts dans d’autres entreprises, c’est là que les choses se compliquaient.
Entreprises Galactiques, Société d’Escompte Galactique, Transports Galactiques, Métaux Interstellaires, Conseillers Fiscaux des Trois Planètes (qui opéraient sur vingt-sept planètes), Laboratoires Havermeyer (qui exploitaient aussi bien des péniches, que des boulangeries, et des stations de recherches), la liste était interminable. Ces sociétés, trusts, cartels, établissements financiers semblaient aussi emmêlés qu’un plat de spaghettis. Thorby apprit qu’il possédait (à travers ses parents) un intérêt dans une société appelée « Honace Frères » à travers une chaîne de six entreprises : 18 % de 31 % de 43 % de 19 % de 44 % de 27 %, c’était une part si microscopique qu’il en perdit la trace. Mais ses parents détenaient directement sept pour cent d’Honace Frères. Le résultat était le suivant : son intérêt indirect d’un vingtième d’un pour cent contrôlait la société mais ne rendait pas grand-chose, par contre les sept pour cent de ses parents ne contrôlaient rien, mais rendaient cent quarante fois leur valeur.
Il commença à s’apercevoir que le contrôle et la propriété étaient deux notions qui n’avaient que peu de rapport l’une avec l’autre. Il avait toujours pensé qu’elles ne faisaient qu’un : on possédait une sébile, une veste, donc on la contrôlait ! C’était évident !
La convergence, la divergence, et l’entrecroisement de toutes ces entreprises l’embrouillaient et le dégoûtaient. C’était aussi complexe que l’ordinateur d’un aiguilleur mais sans la logique froide de la machine. Il essaya de construire un diagramme, mais ne réussit pas à le faire marcher. La propriété de chaque entité était liée à des titres ordinaires, à des titres privilégiés, à des obligations, à des émissions de capital et de dividendes, à des valeurs aux noms étranges et aux fonctions indéterminées. Parfois une société possédait une partie d’une autre directement, et une partie d’une autre encore à travers une troisième, ou deux compagnies pouvaient détenir chacune une partie de l’autre, et quelquefois détenait une partie d’elle-même comme un poisson qui se mordait la queue. C’était absurde.
Ce n’était pas des « affaires » au sens où l’entendait la Famille… Qui vendait, achetait, faisait des bénéfices. C’était un jeu idiot avec des règles insensées.
Quelque chose l’inquiétait. Il ne savait pas que Rudbek construisait des vaisseaux spatiaux. Entreprises Galactiques contrôlait les Transports Galactiques, dont l’une des nombreuses activités était la construction d’astronefs. Sur le moment, il éprouva une pointe de fierté, puis découvrit avec un malaise grandissant (c’était quelque chose dont le colonel Brisby avait parlé, que Pop avait prouvé) que « le plus grand » ou « un des plus grands » armateurs était associé à l’esclavage.
Il voulut se persuader qu’il était idiot. Ce splendide bureau ne ressemblait en rien à ce commerce malfaisant. Mais en s’assoupissant une nuit, il fut réveillé en sursaut par une vision d’horreur qui ne manquait pas d’ironie : le petit esclave galeux et terrorisé était le propriétaire de la soute puante du vaisseau dans lequel il était enfermé.
C’était un cauchemar, il le chassa. Mais du coup, il perdit tout le plaisir qu’il trouvait dans son travail.
Un après-midi, il était en train d’étudier un long mémorandum du service juridique, soi-disant un résumé des intérêts de Rudbek Associés, et s’aperçut qu’il était obligé de s’arrêter. Il semblait que l’auteur avait fait exprès de tout embrouiller. Le texte aurait été aussi compréhensible en Chinois ancien, plutôt en Sargonais avec beaucoup de mots mandarins.
Il renvoya Dolorès et resta assis la tête dans les mains. Pourquoi, mais pourquoi ne l’avait-on pas laissé dans la Garde ? Il y était heureux, comprenait le monde dans lequel il vivait.
Puis il se redressa et fit quelque chose qu’il avait remis sans cesse. Il rendit visite à ses grands-parents qui l’attendaient depuis longtemps car il s’était senti obligé d’apprendre d’abord son nouveau métier.
Il était le bienvenu, à n’en pas douter ! « Dépêche-toi, mon garçon, nous t’attendons avec impatience. » Ce fut un merveilleux voyage à travers la prairie et l’imposant Mississippi (qui était pourtant tout petit vu de haut), à travers les campagnes émaillées de villes jusqu’à la petite ville endormie de Valley View, où les trottoirs n’étaient pas roulants et où le temps lui-même semblait s’être ralenti. La maison de ses grands-parents était plutôt grande pour Valley View, mais intime par rapport aux salles majestueuses de Rudbek.
Mais il ne put se détendre pendant son séjour. Il y avait toujours des invités aux repas : le président de l’université et les chefs de département, et encore beaucoup d’autres entre les repas. Certains l’appelaient « Rudbek de Rudbek », d’autres plus incertains « M. Rudbek », d’autres enfin, satisfaits de leurs faux renseignements sur la manière dont les familiers s’adressaient au nabab, disaient simplement « Rudbek ». Sa grand-mère papillonnait, ravie comme peut l’être toute maîtresse de maison, et son grand-père un peu raide l’appelait haut et fort « mon garçon ».
Thorby fit de son mieux pour leur faire honneur. Il réalisa rapidement que ce qui comptait, ce n’était pas ce qu’il disait, mais le fait de parler à Rudbek.
Le lendemain soir, il réussit à parler à ses grands-parents, sa grand-mère ayant accepté à contrecœur de n’inviter personne. Il avait besoin d’un conseil.
D’abord, ils échangèrent des renseignements. Le jeune homme apprit que son père, en épousant la fille unique de son grand-père Rudbek, avait pris le nom de sa femme.
— C’est compréhensible, lui affirma le grand-père Bradley. Rudbek doit avoir un Rudbek. Martha était l’héritière, mais Creighton devait présider aux conseils d’administration, aux sommets, et à table aussi. J’avais espéré que mon fils suivrait la même voie que moi, l’histoire. Mais quand il s’est marié, je ne pouvais que me réjouir pour lui.
L’aventure malheureuse vécue par Thorby et ses parents était la conséquence d’une tentative honnête de la part de son père d’être Rudbek de Rudbek au sens plein du terme. Il s’efforçait d’inspecter le plus possible de l’empire commercial.
— Ton père a toujours été consciencieux. Quand ton grand-père Rudbek est mort, il a terminé son apprentissage, si l’on peut dire. Creighton a donné à John Weemsby autorité pour diriger les affaires à sa place. John, tu dois le savoir, est le deuxième mari de la sœur cadette, Aria, de ton autre grand-mère. Leda est la fille de Aria, de son premier mariage.
— Non, je ne savais pas.
Thorby traduisit la parenté dans le langage de Sisu… pour arriver à la conclusion étonnante que la jeune fille était dans l’autre moitié ! Mais de telles choses n’existaient pas ici. Oncle Jack n’était pas son « oncle », mais comment dire ?
— John avait servi de secrétaire et de factotum à ton grand-père. Il était le meilleur choix, bien sûr. Il connaissait tous les rouages mieux que personne, sauf ton grand-père lui-même. Après nous être remis du choc de la perte dramatique, nous nous sommes rendu compte que la vie continuait et que John pouvait faire aussi bien que Rudbek lui-même.
— Il a été tout simplement merveilleux, s’exclama la vieille femme.
— Oui, c’est vrai. Je dois admettre que ta grand-mère et moi avions pris l’habitude de vivre sur un grand pied après le mariage de notre fils. Le salaire d’un professeur d’université n’a jamais été ce qu’il devrait être. Creighton et Martha étaient très généreux. Nous aurions pu avoir des difficultés financières après avoir réalisé que notre fils était parti sans espoir de retour. Mais John nous a assuré de ne pas nous inquiéter. Il a veillé à ce que nous bénéficiions des mêmes avantages qu’avant.
— Il les a même augmentés, ajouta-t-elle avec insistance.
— Eh bien, oui. Toute la famille, nous nous considérons comme membres de la famille, bien que nous portions fièrement un nom bien à nous, toute la famille est satisfaite de la gestion de John.
Thorby n’était pas passionné par les vertus d’« oncle Jack ».
— Vous m’avez dit que nous avions quitté Akka pour l’Extrême-Etoile, et nous n’y sommes jamais arrivés, n’est-ce pas ? Cela se trouve très loin de Jubbul.
— Je crois. L’université ne possède qu’un petit écran galactique, et il est difficile de concevoir que ce qui n’a que quelques centimètres, mesure en réalité des centaines d’années-lumière.
— Cent soixante-dix années-lumière dans le cas présent.
— Voyons, combien cela peut-il faire de kilomètres ?
— Cela ne se mesure pas ainsi, pas plus qu’on ne mesure le canapé sur lequel tu es assis en microns.
— Allons, allons, ne sois pas pédant.
— Je ne le suis pas, Grand-père. Je pensais que cela faisait un long trajet entre l’endroit où j’ai été capturé et celui où j’ai été vendu pour la dernière fois. Je l’ignorais.
— Je t’ai déjà entendu utiliser le terme de « vendu ». Tu dois comprendre qu’il n’est pas correct. Après tout, le servage tel qu’il est pratiqué dans la Sargonie n’est pas de l’esclavage pur et simple. Il dérive de l’ancien système de « castes » hindou. C’est un ordre social, établi sur des obligations mutuelles dans les deux sens. Tu ne peux pas l’appeler esclavage.
— Je ne vois pas d’autre terme pour traduire le mot sargonais.
— Moi, j’en vois plusieurs. Je ne connais pas le Sargonais… Ce n’est pas très utile pour les études. Mais, mon cher Thor, tu n’es pas un étudiant en histoire des civilisations. Donne-moi quelque crédit sur mon propre terrain.
— Eh bien… – Thorby se sentit rabroué. – Je ne connais pas parfaitement l’Anglais Systématique, ni l’histoire. Je ne sais pas grand-chose en histoire.
— Sans doute. Je suis le premier à admettre mes lacunes.
— Mais je ne peux pas traduire cette expression autrement. On m’a acheté et j’étais un esclave !
— Allons, mon garçon.
— Ne contredis pas ton grand-père, chéri. Ce n’est pas bien.
Le jeune homme ferma la bouche. Il avait déjà mentionné ses années passées à mendier pour réaliser que sa grand-mère horrifiée trouvait qu’il s’était couvert de honte, sans toutefois le dire ouvertement. Et son grand-père aussi, qui savait beaucoup de choses, gardait son opinion toute faite, même si Thorby racontait les faits sous un autre angle. Il en conclut que c’était l’apanage des aînés d’avoir toujours raison et qu’on ne pouvait rien y faire. Il écouta cependant le vieil homme discourir sur l’histoire des Neuf Mondes. Ces propos ne s’accordaient pas avec ce que croyaient les Sargonais, mais s’apparentaient d’assez près avec ce que lui avait appris Pop, sauf ce qui concernait l’esclavage. Il se sentit soulagé quand la conversation fut ramenée sur Rudbek et son organisation. Il avoua ses difficultés.
— Rome n’a pas été bâtie en un seul jour, Thor.
— On dirait que je ne vais jamais y arriver ! J’envisage de retourner dans la Garde.
Son grand-père fronça les sourcils.
— Ce ne serait pas très avisé.
— Pourquoi donc ?
— Si tu n’as pas de talent pour les affaires, il y a d’autres professions tout à fait honorables.
— Ce qui signifie que la Garde ne l’est pas ?
— Hum… Ta grand-mère et moi, nous sommes des pacifistes convaincus. Il est indéniable qu’il n’existe aucune justification morale au fait de donner la mort à un être humain.
— Aucune, acquiesça fermement sa femme.
Le jeune homme se demanda ce que Pop penserait de cela ! Sornettes, il savait, lui ! Pop leur ferait la peau pour sauver un chargement d’esclaves.
— Que fais-tu quand un pirate te tombe dessus ?
— Un quoi ?
— Un bandit. Tu en as un à tes trousses et qui se rapproche à grands pas.
— Eh bien, tu t’enfuis, j’imagine. La morale interdit de se battre. On ne gagne rien avec la violence.
— Mais tu ne peux pas t’enfuir. Il est plus rapide. C’est toi ou lui.
— Alors tu te rends, cela fait échouer son objectif… Comme l’a prouvé l’immortel Gandhi.
Thorby soupira profondément.
— Je suis désolé, mais cela ne fait rien échouer du tout. Il faut se battre. Les pirates prennent des esclaves. J’en ai brûlé un et j’en suis fier.
— Comment ? Brûlé ?
— Je l’ai touché avec un missile atomique à tête chercheuse. Il a explosé en flammes dans l’espace.
La vieille femme eut un hoquet scandalisé. Puis le grand-père reprit avec une certaine raideur :
— Thor, je crains que tu n’aies reçu de mauvaises influences. Ce n’est sans doute pas de ta faute. Mais tu as beaucoup d’idées fausses sur les faits eux-mêmes et dans tes jugements. Maintenant, sois logique. Si tu l’as « brûlé », comme tu dis, comment sais-tu qu’il avait l’intention (je te cite) de « prendre des esclaves » ? Qu’en aurait-il fait ? Rien du tout.
Thorby se tut définitivement. Cela faisait une grande différence de quel côté de la Place on se trouvait pour juger de quelque chose… Il fallait avoir un certain statut pour être écouté. C’était une règle universelle.
L’homme continuait :
— Nous n’allons pas en dire davantage sur ce sujet. Quant à l’autre, je te donnerai le même conseil qu’à ton défunt père : si le commerce ne t’intéresse pas, tu n’as pas besoin de t’en occuper. Mais t’enfuir pour t’enrôler dans la Garde, non, mon garçon ! Ce romantisme puéril ne convient pas. Enfin, tu n’as pas besoin de te décider avant longtemps. John est un régent très compétent. Rien ne presse. – Il se leva. – Je le sais, car j’en ai parlé avec John. Il est prêt en toute humilité à porter le fardeau des responsabilités encore quelque temps… Ou très longtemps, au besoin. Maintenant, il faut aller au lit. L’aube est proche.
Thor partit le lendemain matin avec l’assurance polie que cette maison était la sienne, ce qui lui fit suspecter qu’elle l’était vraiment. Il gagna Rudbek City. Sa décision était prise, mûrie par une nuit sans sommeil. Il voulait vivre dans un vaisseau, reprendre l’uniforme de Pop. Il n’avait vraiment pas le style d’un patron milliardaire.
D’abord, il fallait faire quelque chose : obtenir les documents signés par ses parents, les comparer avec ceux préparés pour lui (son père devait être au courant des dispositions à prendre), et les signer, pour qu’oncle Jack puisse travailler librement après son départ. Grand-père avait raison sur un point : John connaissait le métier, et lui non. Il devrait lui être reconnaissant, le remercier avant de partir. Puis, adieu la Terre, en route pour le lieu où les gens parlaient le même langage que lui !
Il appela au bureau d’oncle Jack dès qu’il arriva. On lui dit qu’il n’était pas en ville. Il décida d’écrire un mot pour lui expliquer les choses plus clairement. Il fallait saluer Leda. Puis il appela le service juridique et demanda qu’on lui sorte du coffre les autorisations de ses parents, et qu’on les lui amène à son bureau.
A la place des documents, il vit arriver le juge Bruder.
— Rudbek, qu’est-ce que c’est que cette histoire de faire sortir certains papiers du coffre ?
— Je veux les voir, expliqua Thorby.
— Seuls les administrateurs de la société peuvent faire sortir des papiers du coffré.
— Que suis-je ?
— Je crains que vous ne soyez un jeune homme avec des idées confuses. En temps voulu, vous aurez toute l’autorité nécessaire. Mais pour le moment, vous n’êtes qu’un visiteur qui s’informe sur les affaires de ses parents.
Thorby avala la pilule, ô combien amère, de la vérité.
— Justement, je voulais vous interroger à ce sujet. Où en est l’action en justice pour reconnaître que mes parents sont morts ?
— Vous voulez les enterrer ?
— Bien sûr que non. Mais cela doit être fait, oncle Jack me l’a dit. Alors, où en sommes-nous ?
Bruder renifla.
— Nulle part, grâce à votre comportement.
— Comment cela ?
— Jeune homme, croyez-vous que les administrateurs de cette société vont démarrer un processus qui risque de jeter les affaires de cette entreprise dans un désordre incroyable sans faire les démarches nécessaires pour se prémunir contre un tel danger ? Eh bien, cela pourrait prendre des années avant que la question des testaments ne soit réglée, ce qui ralentirait considérablement les activités de cette société… Simplement parce que vous avez négligé de signer quelques papiers que j’avais préparés depuis des semaines.
— Rien ne sera fait avant que je ne signe ?
— C’est juste.
— Je ne comprends pas. Supposons que je sois mort, ou que je ne sois jamais né. Les activités s’arrêtent donc chaque fois qu’un Rudbek meurt ?
— Eh bien… non. Un tribunal autorise la poursuite des affaires. Mais vous êtes ici, et il faut le prendre en considération. Ma patience a des limites, et j’y suis au bout. Vous semblez croire que, parce que vous avez lu quelques bilans, vous êtes le roi des affaires. C’est faux. Vous pensez, par exemple, que vous pouvez vous approprier d’instruments qui ont été donnés à John Weemsby personnellement, et qui n’appartiennent même pas à la société. Si vous essayez de prendre la direction des affaires maintenant, et si nous vous suivons dans votre idée de faire reconnaître le décès de vos parents, je prévois des complications énormes pendant que vous chercherez à vous maintenir en équilibre. Nous ne pouvons nous le permettre. La société ne peut pas se le permettre. Rudbek ne peut pas se le permettre. Alors, je veux que ces documents soient signés aujourd’hui même, et plus de tergiversations. Compris ?
Thorby baissa la tête.
— Je ne le ferai pas.
— Vous ne ferez pas quoi ?
— Je ne signerai rien avant de savoir ce que je fais. Si je ne peux même pas voir les papiers que mes parents ont établis, je ne vais sûrement rien signer.
— C’est ce que nous allons voir !
— Je ne bougerai pas d’ici avant de savoir de quoi il en retourne !