Thorby passa les heures suivantes dans les couloirs obscurs, près du premier embranchement, où il pourrait entendre Pop si celui-ci rentrait, et se cacher si la police se montrait.
Il se surprit en train de somnoler, se réveilla en sursaut et décida de découvrir quelle heure il était. Il avait l’impression d’avoir veillé une semaine. Il rentra chez eux, trouva une bougie, l’alluma. Mais leur unique horloge, une « Eternelle » domestique, était brisée. Bien sûr, la capsule radioactive continuait à compter le temps, mais le mécanisme restait muet. Thorby la regarda et se contraignit à penser en termes pratiques.
Si Pop était libre, il reviendrait. Mais la police l’avait emmené. Se contenterait-elle de l’interroger et de le libérer ?
Non. Il croyait savoir que Pop n’avait jamais rien fait pour nuire au Sargon, mais il savait aussi depuis longtemps qu’il n’était pas simplement le vieux mendiant inoffensif.
Si lui ne connaissait pas la raison des activités extra-professionnelles du vieil homme, il était clair que la police, elle, les savait ou s’en doutait. Environ une fois par an, elle « nettoyait » les ruines en jetant quelques bombes lacrymogènes dans les trous les plus repérés. Pour eux, cela signifiait seulement qu’ils devaient dormir ailleurs quelques nuits. Mais ici, c’était une descente en force, avec l’intention d’arrêter Pop et de trouver quelque chose.
La police du Sargon agissait d’après un concept plus vieux que la justice : un homme était présumé coupable, et interrogé avec des méthodes de plus en plus vigoureuses jusqu’à ce qu’il parle… Leur réputation était telle qu’un prévenu avait généralement hâte d’avouer avant d’y être soumis. Mais Thorby était sûr qu’ils ne tireraient du vieil homme que ce que celui-ci consentirait à admettre.
Donc l’interrogatoire durerait longtemps.
Ils étaient peut-être en train de le travailler à cet instant même. Le garçon en eut l’estomac retourné.
Il devait tirer Pop de leurs griffes.
Mais comment ? Comment un ver de terre peut-il attaquer le Praesidium ? Il n’avait aucune chance contre eux. Baslim pouvait se trouver au fin fond d’un commissariat de quartier, l’endroit logique pour un prisonnier commun. Mais Thorby avait la conviction intime que Pop n’en était pas un… Auquel cas il pouvait être n’importe où, même dans les entrailles du Praesidium.
Le garçon aurait pu aller au bureau du commissariat pour demander où son maître avait été emmené, mais la considération pour la police du Sargon était telle que cette idée ne lui traversa même pas l’esprit. En fait, s’il s’y était présenté comme le parent d’un prisonnier sous interrogatoire, il se serait vite retrouvé dans une pièce close, questionné avec les mêmes moyens brutaux pour vérifier les réponses (et même en leur absence) extraites de Baslim.
Thorby n’était pas un lâche, mais il savait qu’il était inutile de donner des coups d’épée dans l’eau. S’il voulait faire quelque chose pour Pop, il devrait agir indirectement. On ne pouvait pas réclamer ses « droits », il n’en avait pas, d’ailleurs le garçon n’y avait même pas pensé.
La corruption était une solution éventuelle, mais pour un homme riche. Thorby avait moins de deux minimes. Le vol était le seul recours possible, mais dans ce cas, il avait besoin d’informations.
Il arriva à cette conclusion dès qu’il admit l’improbabilité de la mise en liberté du mendiant. Mais avec l’espoir fou que Baslim ait réussi à les convaincre de le laisser sortir, il lui mit un mot sur l’étagère qui leur servait de boîte aux lettres, où il disait qu’il reviendrait le lendemain. Puis il s’en alla.
Il faisait nuit quand il risqua un œil à la surface du sol. Il n’arrivait pas à décider s’il était resté dans les ruines une demi-journée ou une journée et demie. Cela l’obligea à changer ses plans : il avait d’abord eu l’intention d’aller voir Inga, la marchande de légumes pour lui tirer des renseignements. Au moins, il n’y avait pas de policiers dans les alentours. Il était à même de se déplacer librement à condition d’éviter la patrouille de nuit. Mais où ? Qui pourrait ou voudrait lui donner des informations ?
Thorby avait des douzaines d’amis, et en connaissait des centaines de vue. Mais ses relations étaient soumises au couvre-feu ; il ne les voyait qu’en plein jour et, dans la plupart des cas, il ne savait même pas où ils couchaient. Il y avait cependant un quartier qui n’était pas soumis au couvre-feu : la Rue de la Joie et quelques ruelles adjacentes. Au nom du commerce et pour le plaisir des visiteurs de l’espace, les bars, les salles de jeux et autres lieux hospitaliers de cette zone près du port, ne fermaient jamais leurs portes. Un homme du commun, ou même un affranchi, pouvait y rester toute la nuit, à condition de ne pas la quitter avant l’aube sans risquer d’être ramassé par une patrouille.
Thorby n’avait pas peur. Il ne voulait pas être vu et de plus il connaissait les habitudes de la police sur place. Ils se déplaçaient par deux, restaient dans les rues illuminées et ne quittaient leur secteur que pour réprimer les manifestations trop bruyantes qui transgressaient la loi. Mais dans l’optique de Thorby, la qualité essentielle de ce quartier résidait dans le fait que les ragots y étaient souvent en avance de plusieurs heures sur les nouvelles, de même les affaires troubles ignorées ou censurées par les organes de presse officielle.
Quelqu’un dans la Rue de la Joie saurait ce qui était arrivé à Pop.
Le garçon gagna le quartier louche en rampant sur les toits. Il se laissa glisser le long d’un conduit dans une ruelle obscure, se dirigea vers la Rue de la Joie, s’arrêta dans l’ombre, regarda à droite et à gauche par prudence et s’efforça de distinguer une personne de connaissance. Il y avait beaucoup de monde dans les parages, la plupart étaient étrangers à la ville. Thorby connaissait tous les propriétaires et tous les employés qui travaillaient sur la rue, mais il hésitait à rentrer dans un des cabarets, il risquait de se jeter dans les bras de la police. Il voulait trouver quelqu’un de confiance, qu’il pourrait emmener dans l’obscurité d’une impasse.
Ni patrouille ni visages amis non plus… Un instant, il y avait Auntie Singham.
Auntie Singham était la meilleure diseuse de bonne aventure parmi tous ceux, et ils étaient nombreux, qui exerçaient dans la Rue de la Joie. Elle ne prédisait que le bonheur. Si les faits manquaient de se produire, le client ne se plaignait jamais. La voix chaude d’Auntie était trop convaincante. Certains murmuraient qu’elle avait amélioré sa situation en renseignant la police, mais Thorby en doutait car Pop n’y croyait pas. Elle était une source probable d’informations, et le garçon décida de risquer le coup. Au pire, elle dirait aux policiers qu’il était encore vivant et en liberté… Ce qu’ils devaient savoir.
Au coin de la rue, à droite, se tenait le cabaret, le Port du Paradis. Auntie étalait son tapis sur le trottoir sous le nez des clients qui sortaient du spectacle en cours.
Thorby jeta un coup d’œil de chaque côté et se hâta le long du mur presque au niveau de l’établissement.
— Psst ! Auntie !
Elle chercha autour d’elle, eut un air stupéfait, puis son visage perdit toute expression. Sans remuer les lèvres, elle dit assez fort pour qu’il puisse l’entendre :
— Tire-toi, fiston ! Cache-toi ! Tu es devenu fou ?
— Auntie… Où le gardent-ils ?
— Rentre dans un trou et bouche-le derrière toi. Il y a une récompense pour ta capture !
— Pour moi ? Ne dis pas de bêtises, Auntie. Personne ne paierait quoi que ce soit pour moi. Dis-moi seulement où ils le tiennent. Le sais-tu ?
— Ils ne l’ont pas.
— Comment cela ?
— Tu n’es pas au courant ? Oh, mon pauvre garçon ! Ils l’ont raccourci.
Le choc fut tel que Thorby resta sans voix. Malgré ce que Baslim avait dit sur le moment de sa mort, il n’y avait jamais vraiment cru. Il était incapable d’imaginer que Pop ne serait plus là.
Il ne saisit pas le reste de sa phrase ; elle dut la répéter :
— Les flics ! Tire-toi !
Thorby lorgna par-dessus son épaule. Une patrouille de deux hommes s’avançait vers eux. C’était le moment de déguerpir ! Mais il était acculé entre la rue et un mur. La seule échappatoire possible était l’entrée du cabaret… S’il y entrait dans cette tenue et avec son statut social, la direction appellerait sûrement les policiers.
Mais il n’y avait pas d’autre solution. Le garçon tourna le dos aux agents et entra dans l’étroit foyer. Personne en vue. On en était au dernier acte, même le préposé aux rafraîchissements n’était pas là. Il vit un escabeau, et une boîte avec des lettres transparentes qui servaient à changer l’enseigne où on affichait le nom des artistes. Une idée, qui aurait rendu Baslim fier de son élève, lui traversa l’esprit. Il prit les deux objets et sortit à nouveau.
Il ne prêta aucune attention aux deux agents qui approchaient, plaça l’escabeau sous la petite enseigne luminueuse qui surmontait l’entrée et sauta dessus, en leur tournant le dos. La plus grande partie de son corps se trouvait en pleine lumière, mais sa tête et ses épaules restaient dans l’ombre au-dessus de la rangée de spots. Il commença méthodiquement à enlever les lettres du nom de la vedette.
Les hommes arrivèrent juste derrière lui. Thorby s’efforça de ne pas trembler et de travailler avec l’indifférence nonchalante d’un ouvrier employé à une tâche sans intérêt. Il entendit Auntie Singham crier :
— Bonsoir sergent.
— ’Soir Auntie. Quels mensonges racontes-tu aujourd’hui ?
— Pas des mensonges ! Je vois une douce jeune fille dans ton avenir, avec des mains fines comme des ailes d’oiseau. Laisse-moi voir ta paume, je pourrais peut-être y lire son nom.
— Qu’en dirait ma femme ? Nous n’avons pas le temps de causer ce soir, Auntie.
Le sergent jeta un coup d’œil à l’employé qui changeait l’enseigne, se frotta le menton et dit :
— Nous devons donner la chasse au moutard du vieux Baslim. Tu ne l’as pas vu par hasard ?
Il regarda de nouveau au-dessus de lui le garçon en train de travailler et écarquilla légèrement les yeux.
— Et je resterais ici à échanger des racontars ?
— Hum… – Il se tourna vers son collègue. – Roj, va contrôler la boîte d’Ace. N’oublie pas les toilettes. Je vais surveiller cette rue.
— O.K. Sergent.
Le supérieur se tourna vers la diseuse de bonne aventure.
— C’est bien triste, Auntie. Qui aurait cru que le vieux Baslim espionnait contre le Sargon, lui, un infirme ?
— Qui vraiment ? – Elle se pencha en avant. – Est-ce vrai qu’il est mort de peur avant d’être raccourci ?
— Il devait savoir ce qui allait arriver, parce qu’il avait du poison tout prêt. Il était mort avant qu’on le sorte de son trou. Le capitaine était furieux.
— S’il était déjà mort, pourquoi l’ont-ils raccourci ?
— Allons, allons, Auntie. La loi doit être appliquée, quoique je n’aimerais pas être chargé de le faire. – Le sergent soupira. – Le monde est bien triste. Pense à ce pauvre garçon débauché par cette vieille canaille. Maintenant le capitaine et le commandant veulent lui poser les questions qu’ils n’ont pas pu poser au vieux.
— A quoi cela va-t-il les avancer ?
— A rien, probablement. – Il remua la saleté du caniveau avec le bout de son bâton. – Moi, à la place du gamin si je savais qu’il était mort et qu’on allait me poser des questions difficiles auxquelles je ne saurais répondre, je serais loin, bien loin d’ici déjà : je trouverais un fermier en quête de main-d’œuvre bon marché, et qui ne se préoccupe pas des troubles dans la cité. Mais comme je n’y suis pas, sitôt que je pose mes yeux sur lui, je l’arrête et je l’emmène devant le capitaine.
— Il est peut-être en cet instant même caché dans un champ, tremblant de peur ?
— Probablement. Mais cela vaut mieux que, de se retrouver sans tête sur les épaules. – Le policier appela dans la rue. – O.K. Roj, j’arrive. – Avant de s’éloigner, il jeta de nouveau un regard sur Thorby. – ’Nuit, Auntie. Si tu le voies, appelle-nous.
— Sûr. Vive le Sargon.
— Vive le Sargon.
Le garçon continua à faire semblant de travailler en essayant de ne pas trembler, pendant que la police descendait lentement la rue. Les clients surgirent du cabaret ; et Auntie commença sa litanie qui promettait gloire, fortune et une vision agréable du futur, le tout pour une pièce. Thorby était sur le point de descendre, de remettre le matériel à sa place et de décamper, lorsqu’il sentit une main agripper sa cheville.
— Que fais-tu là ?
Il se figea, puis réalisa que ce n’était que le patron de l’établissement, furieux de voir son enseigne modifiée. Sans le regarder, Thorby reprit :
— Que se passe-t-il ? Vous m’avez payé pour changer les lettres.
— Moi ?
— Oui, vous. Vous m’avez dit… – Thorby se retourna, eut l’air étonné et lança : Mais ce n’est pas vous.
— Non, ce n’est sûrement pas moi. Descends de là.
— Je ne peux pas. Vous tenez ma cheville.
L’homme lâcha prise et recula pour le laisser poser pied à terre.
— Je ne sais pas quel est l’imbécile qui t’a dit… – Il s’interrompit en voyant le visage de Thorby dans la lumière. – Hé, mais c’est le fils du mendiant !
Il voulut l’attraper, mais le garçon se mit à courir. Il plongea dans la foule des piétons à mesure que les cris de « patrouille ! Patrouille ! Police ! » s’élevaient derrière lui.
Il se retrouva dans une ruelle obscure, et gonflé à l’adrénaline, il grimpa tout en haut d’un conduit, comme s’il marchait sur un trottoir. Il ne s’arrêta qu’une douzaine de toits plus loin.
Une fois assis contre un pot de cheminée, il reprit son souffle et essaya de réfléchir.
Pop était mort. Il ne pouvait y croire mais c’était vrai. Poddy ne l’aurait pas dit s’il ne le savait pas. Mais… Mais sa tête devait être au bout d’une pique du côté du pylône, à l’heure qu’il était, avec les autres perdants. Il visualisa la scène macabre, enfin s’effondra et pleura sans plus se retenir.
Après un long moment, il leva la tête, essuya son visage et se redressa.
Pop était mort. C’est entendu. Et maintenant que faire ?
De toute façon, Pop leur avait coupé l’herbe sous le pied en les empêchant de l’interroger. Thorby ressentit une pointe de fierté teintée d’amertume. Pop a toujours été le plus malin. Ils l’avaient bien attrapé, mais lui, il avait eu le dernier mot !
Mais que faire maintenant ?
Auntie Singham l’avait avisé de se cacher, et Poddy de sortir de la ville. C’était un bon conseil, s’il voulait ne pas rapetisser soudain. Il vaudrait mieux s’éloigner de la cité avant le jour. Pop attendait de lui qu’il lutte, pas qu’il reste là pour se faire prendre par les flics. Il ne pouvait plus rien faire pour Pop, c’était fini. Stop !
« Quand je serai mort, tu dois chercher un homme et lui délivrer un message. Puis-je compter sur toi ? Tu ne vas pas partir sottement de ton côté et tout oublier ? »
Oui, Pop, tu peux ! Je n’ai pas oublié, je vais le délivrer ! Thorby se rappela pour la première fois depuis plus d’une journée la raison de son retour prématuré au logis : le vaisseau stellaire Sisu était au port. Son capitaine était sur la liste de Pop. « Le premier qui arrive. » C’est ce qu’il avait dit. Je n’ai pas fait l’idiot, Pop. Je l’ai presque fait, mais je m’en suis souvenu. Je le ferai, je le ferai ! Thorby décida, en se reprenant fièrement, que ce devrait être la dernière chose importante que Pop devait faire passer, puisqu’il était censé être un espion. D’accord, il aiderait Pop à finir son travail. Je le ferai, Pop, tu les auras eu jusqu’au bout !
Il ne ressentait pas la moindre culpabilité à l’idée de « trahir ». Il avait été envoyé comme esclave contre son gré, et n’éprouvait aucune loyauté à l’égard du Sargon ; Baslim n’avait jamais essayé de lui en inculquer. Il ne ressentait à son égard qu’une peur superstitieuse, balayée désormais par un désir violent de se venger. Il ne craignait ni la police ni le Sargon lui-même. Il voulait simplement leur échapper assez longtemps pour accomplir les volontés de Pop. Après… eh bien, s’il était pris, il espérait avoir terminé avant d’être raccourci.
Si le Sisu était toujours dans le port…
Oh, il devait y être ! Mais la première chose à faire était de s’en assurer, puis… Non, la première chose était de se dissimuler avant le lever du jour. C’était infiniment plus important de se garer des flics, puisque malgré son esprit obtus il avait trouvé quelque chose à faire pour Pop.
Se cacher, puis découvrir si le vaisseau était toujours arrimé au port, enfin transmettre un message au capitaine… Et cela avec tous les policiers du quartier sur ses talons.
Peut-être ferait-il mieux de se frayer un chemin jusqu’aux chantiers de construction, où on ne le connaissait pas, s’y faufiler et refaire le chemin jusqu’à la base de lancement pour trouver le Sisu. Non, c’était idiot ; il avait déjà failli se faire prendre de cette façon, car il se trouvait en terrain étranger. Ici, au moins, il connaissait chaque bâtiment et presque tout le monde.
Mais il aurait besoin d’aide. Il ne pouvait pas se promener dans les rues en arrêtant chaque cosmonaute pour l’interroger. Quel était l’ami suffisamment proche susceptible de l’aider… au risque d’avoir des ennuis avec la police ? Ziggie ? Ne dis pas de bêtises. Ziggie le dénoncerait pour recevoir la prime. Il vendrait sa mère si on lui en offrait deux minimes. Ziggie croyait fermement que celui qui ne pensait pas d’abord et avant tout à sa petite personne, n’était en fin de compte rien d’autre qu’une poire.
Qui d’autre ? Thorby dut arriver à la désagréable conclusion que la plupart de ses amis étaient de son âge et ne pouvaient pas grand-chose pour lui. Il ne savait même pas comment joindre la nuit une bonne partie d’entre eux. Il ne pouvait certainement pas traîner dans les environs en plein jour et attendre que l’un d’entre eux se montre. Quant à la petite minorité qui habitait chez les parents à des adresses connues, il n’arrivait pas à en trouver un seul à qui il puisse faire confiance et qui serait en mesure d’empêcher ses parents de le livrer à la police. La majorité des citoyens honnêtes au niveau de Thorby poussaient les choses très loin pour s’occuper exclusivement de leurs affaires et se trouver du bon côté de la loi.
Il fallait donc que ce soit un des amis de Pop.
Il fit un pointage tout aussi rapide de cette liste-là. Dans le plus grand nombre des cas, il n’était pas sûr du degré d’amitié qui les liait à lui, étaient-ils frères de sang ou simples relations ? La seule personne qu’il pouvait joindre et qui ferait probablement quelque chose pour l’aider, c’était Mother Shaum. Elle les avait hébergés une fois quand une bombe lacrymogène les avait chassés de leur cave. Elle avait toujours eu un mot gentil et une boisson glacée pour Thorby.
Il se dépêcha. L’aube était proche.
L’établissement de Mother Shaum était à la fois un bar et un hôtel garni, situé de l’autre côté de la Rue de la Joie, près de la grille des astronautes qui menait au port. Une demi-heure plus tard, après avoir traversé de nombreux toits, être descendu deux fois dans des arrière-cours et remonté, et avoir plongé à travers une rue illuminée, Thorby se trouva sur le toit de chez elle. Il n’osa pas entrer par la porte. Trop de témoins la forceraient à appeler la patrouille. Il avait considéré l’éventualité de la porte de derrière, mais après s’être accroupi un moment derrière les boîtes à ordures, il conclut qu’il entendait trop de voix dans la cuisine.
Cependant, quand il eut regagné le toit, il fut presque surpris par la lumière du jour. Il y trouva l’accès habituel, mais la porte et le verrou étaient assez solides pour résister à une effraction sans un minimum de matériel.
Il retourna à l’arrière avec l’idée de descendre, et de tenter sa chance par la porte de derrière. C’était presque l’aube et il devenait urgent de se mettre à couvert. En regardant en bas, il aperçut les bouches d’aération pour la mansarde basse. Il y en avait une de chaque côté. Elles étaient à peine assez larges pour laisser passer ses épaules, et juste à la hauteur de sa poitrine ; mais elles menaient à l’intérieur.
Elles étaient protégées, mais quelques minutes plus tard et après avoir beaucoup gratté, il rejeta un des écrans à l’intérieur. Puis il tenta, de manière hasardeuse, de se glisser au-dessus du bord les pieds les premiers. Il pénétra jusqu’aux hanches, mais son vêtement s’accrocha aux bords rugueux de l’embrasure. Il y resta collé comme un bouchon ; la partie inférieure de son corps se trouvait dans la maison, sa poitrine, sa tête et ses bras dépassaient comme ceux d’une gargouille. Il ne pouvait plus se mouvoir et le ciel devenait de plus en plus clair.
En poussant sur ses talons, et par un effort extrême de volonté, le vêtement se détacha. Il faillit se cogner la tête en rentrant à l’intérieur, et s’allongea sans bouger pour reprendre haleine. Puis il repoussa négligemment l’écran à sa place, qui désormais ne protégerait plus de la vermine, mais pourrait tromper un œil quatre étages plus bas. Il réalisa alors qu’il avait failli tomber de ces quatre étages.
Dans la mansarde, il y avait juste assez d’espace pour ramper. Il chercha à quatre pattes la trappe d’accès pour les réparations qui selon lui devait y être. En vain. Il n’était pas sûr de la trouver, car certaines maisons en avaient, mais il n’y connaissait pas grand-chose, il n’avait pas tellement habité dans des maisons.
Il ne la découvrit qu’après le lever du soleil, quand les rayons illuminèrent la mansarde. Elle était tout en avant du côté de la rue.
Elle était verrouillée par en dessous.
Toutefois elle n’était pas aussi rugueuse que l’ouverture sur le toit. Il jeta un coup d’œil circulaire, repéra une grosse pointe de fer laissée sans doute par un ouvrier et l’utilisa pour creuser la fermeture en bois. Finalement il perça un trou dans le nœud du bois, s’arrêta, et regarda à travers.
Il vit une chambre, un lit et quelqu’un dedans.
Thorby décida qu’il ne pouvait tomber mieux. Il n’aurait qu’une seule personne à convaincre d’aller chercher Mother Shaum sans donner l’alarme. Il décolla son œil, passa un doigt à travers la fente, et trouva le loquet, puis se cassa de bon cœur un ongle en le détachant. Silencieusement il souleva la trappe.
Là silhouette dans le lit ne remua pas.
Il se glissa, resta suspendu en se tenant du bout des doigts, sauta la courte distance qui restait et atterrit en faisant le moins de bruit possible.
La personne dans le lit était assise et pointait un fusil sur lui.
— Tu en as mis du temps, dit-elle. Cela fait une heure que je t’écoute.
— Mother Shaum ! Ne tirez pas !
Elle se pencha en avant et l’examina attentivement.
— Le gosse de Baslim ! – Elle secoua la tête. – Mon garçon, tu es dans un état… Et tu es un danger public. Qu’est-ce qui t’a pris de venir ici ?
— Je n’avais nulle part ailleurs où aller.
Elle fronça les sourcils.
— J’imagine que je dois être flattée… Pourtant je préférerais avoir la peste bubonique, que toi ici en ce moment.
Elle sortit du lit en chemise de nuit, frappa le sol de ses grands pieds nus, et regarda par la fenêtre dans la rue.
— Des flics partout, dans tous les coins. Ils contrôlent chaque établissement de la rue au moins trois fois dans la même soirée, effraient mes clients… Tu as provoqué la plus grosse pagaille jamais vue depuis les émeutes ouvrières. Pourquoi n’as-tu pas eu le bon goût de mourir ?
— Vous n’allez pas me cacher, Mother ?
— Qui a dit une chose pareille ? Je n’ai encore jamais dénoncé personne. Mais je ne suis pas obligée d’en être ravie. – Elle lui jeta un regard perçant. – Quand as-tu mangé pour la dernière fois ?
— Euh, je ne me souviens pas.
— Je te monterai quelque chose. Je suppose que tu n’as pas de quoi payer ?
Elle le fixa sans complaisance.
— Je n’ai pas faim, Mother Shaum. Est-ce que le Sisu est encore dans le port ?
— Euh ? Je ne sais pas. Oui, je sais. Il y est. Quelques gars de chez eux sont venus cette nuit. Pourquoi ?
— Je dois transmettre un message à son capitaine. Je dois le voir. Il le faut !
Elle poussa un cri d’exaspération.
— D’abord il réveille une femme honnête qui travaille pour gagner sa vie, la tire de son premier sommeil, s’installe chez elle au péril de son existence et de celle de son établissement. Ensuite il est sale comme un peigne, égratigné, blessé et va sûrement utiliser mes serviettes propres au prix où est le blanchisseur en ce moment. Il n’a pas mangé et ne peut pas payer sa nourriture… Et maintenant il n’hésite pas à ajouter un affront au tort qu’il me cause déjà, en me demandant de lui faire ses commissions !
— Je n’ai pas faim… Peu importe si je ne me lave pas. Mais il faut que je voie le capitaine Krausa.
— Tu ne vas pas me donner des ordres dans ma propre chambre à coucher. Regardez-moi l’insolent qui a encore du lait dans le nez. Le vieux fripon avec qui tu vivais, je le connaissais bien, ne t’a sûrement pas souvent administré de fessée. Tu devras attendre qu’un de leur gars se montre ce soir, pour que je puisse faire passer un mot au capitaine. – Elle se tourna vers la porte. – L’eau est dans le broc, et la serviette à sa place. Tu as intérêt à être propre quand je reviens. – Elle sortit.
Thorby se sentit mieux après s’être lavé. Il trouva de la poudre astringente sur la coiffeuse et en saupoudra ses égratignures. Elle retourna pourvue d’un bol de lait et de deux tranches de pain avec un beau morceau de viande au milieu, puis s’en alla sans mot dire. Il avait cru qu’il ne pourrait rien avaler après la mort de Pop, mais il réalisa qu’il avait cessé de se faire du souci, dès qu’il avait vu Mother Shaum. Enfin elle remonta de nouveau.
— Avale la dernière bouchée et rentre là-dedans. Ils ont l’ordre de fouiller toutes les maisons.
— Euh ? Alors je vais partir et risquer ma chance.
— Tais-toi et fais ce que je te dis. Rentre là-dedans.
— Où ?
— Là, reprit-elle en indiquant du doigt.
— Là-dedans ?
C’était un meuble encastré dans un coin, à la fois banquette et commode. Son défaut résidait dans sa taille, il était assez large pour un homme, mais n’avait qu’un tiers de sa longueur.
— Je ne crois pas que je puisse me faire assez petit.
— C’est ce que penseront les flics. Allez, dépêche-toi.
Elle souleva le couvercle, retira des vêtements, puis le côté touchant le mur de la pièce adjacente comme si c’était un châssis, et découvrit de ce fait un trou qui se prolongeait dans le mur.
— Enfile tes jambes là-dedans, et ne crois pas que tu es le seul à avoir jamais eu besoin de te cacher.
Thorby rentra dans la boîte, glissa ses jambes dans l’ouverture et s’allongea. Une fois le couvercle refermé, il n’en serait séparé que d’une dizaine de centimètres. Mother Shaum jeta des vêtements au-dessus de lui.
— Ça va ?
— Ouais, bien sûr. Mother Shaum ? Est-il vraiment mort ?
La voix de la femme devint presque tendre.
— Oui, mon garçon. Et c’est un grand malheur.
— Vous êtes sûre ?
— Je n’en étais pas convaincue non plus, en le connaissant si bien. Alors je suis allée voir près du pylône. Mais je peux te dire une chose, petit : il a une expression ironique sur son visage comme s’il les avait bien eus… Et c’est ce qui s’est passé. Ils n’aiment pas quand un homme n’attend pas d’être interrogé. – Elle soupira. – Pleure maintenant, si tu en as envie, mais en silence. Si tu entends quelqu’un, ne respire même pas.
Elle claqua le couvercle. Thorby se demanda s’il serait même en mesure de respirer, mais réalisa qu’il devait y avoir des trous pour laisser passer l’air, car c’était supportable. Il tourna la tête pour dégager son nez des vêtements qui reposaient dessus.
Puis il se mit à pleurer et s’endormit.
Il fut réveillé par des voix et un bruit de pas, se rappela juste à temps où il se trouvait pour éviter de se redresser. On ouvrit le couvercle juste au-dessus de son visage, puis on le claqua si fort que ses oreilles bourdonnèrent. Un homme cria.
— Rien dans cette pièce, sergent !
— C’est ce que nous allons voir. – Thorby reconnut la voix de Poddy. – Tu n’as pas regardé cette trappe là-haut. Va chercher l’échelle.
— Rien d’autre là-haut que la place pour la ventilation, fit Mother Shaum.
— J’ai dit : nous allons voir.
Quelques minutes plus tard, il ajouta :
— Passe-moi la torche. Hum… Vous avez raison, Mother… Mais il est venu ici.
— Quoi ?
— L’écran du bout est cassé et la poussière a été dérangée. Je crois qu’il est entré par là, est descendu dans votre chambre, puis est ressorti.
— Nom d’une pipe ! J’aurais pu être assassinée dans mon propre lit ! Et c’est ce que vous appelez protéger les gens ?
— On ne vous a rien fait. Mais vous feriez mieux de faire réparer cet écran au plus vite, sinon vous allez recevoir chez vous les serpents et autres bestioles. – Il s’arrêta. – A mon avis, il a essayé de rester dans le quartier, a trouvé cela trop dangereux, alors il est retourné dans les ruines. S’il en est ainsi, on le sortira sans doute avec les gaz avant la nuit.
— Croyez-vous que je sois en sécurité dans mon lit ?
— Pourquoi voulez-vous qu’il ennuie un tas de graisse comme vous ?
— En voilà une chose vilaine à dire ! Et moi qui allais juste vous proposer un coup à boire pour étancher la soif après la poussière.
— Vraiment ? Descendons alors à la cuisine et nous en discuterons. J’ai peut-être tort.
Thorby les entendit s’en aller ; quelqu’un enleva l’échelle. Enfin il osa respirer.
Elle revint un peu plus tard en grommelant, et ouvrit le couvercle.
— Tu peux te dégourdir les jambes. Mais sois prêt à sauter dedans à la première occasion. Un litre et demi de mon meilleur pour des agents !