Hissune s’aperçoit souvent maintenant qu’une aventure a besoin d’une explication immédiate par une autre ; et quand il en a terminé avec la triste mais instructive histoire de l’assassin Sigmar Haligome, il comprend beaucoup de choses sur le fonctionnement des activités du Roi des Rêves mais il en sait encore bien peu sur les interprètes des rêves, ces intermédiaires entre le monde du sommeil et celui de la veille. Il n’en a jamais consulté ; il considère ses propres rêves plus comme des événements théâtraux que comme des messages qui portent conseil. Il sait que cela est à l’opposé de la tradition spirituelle centrale de la planète, mais une grande partie de ce qu’il fait et pense va à l’encontre de ces traditions. Il est ce qu’il est, un gamin des rues du Labyrinthe, un observateur attentif de ce monde, mais il ne souscrit pas pour autant sans réserve à toutes ses coutumes.
Il y a, ou il y avait, à Zimroel, une célèbre interprète des rêves du nom de Tisana que Hissune l’a rencontrée en assistant à la seconde intronisation de lord Valentin. C’était une vieille femme corpulente qui avait manifestement joué un rôle dans la redécouverte par lord Valentin de son identité perdue ; Hissune ignore tout de cela mais il se souvient avec une certaine gêne des yeux pénétrants de la vieille femme et de sa personnalité puissante et énergique. Pour une raison ou pour une autre, elle s’était prise d’affection pour le petit Hissune ; il se souvient de s’être tenu à côté d’elle, rapetissé par elle, en souhaitant qu’il ne lui vienne pas à l’idée de le prendre dans ses bras, car elle l’aurait certainement écrasé contre son opulente poitrine. Elle avait dit ce jour-là : « Et voici un autre petit prince perdu ! » Qu’est-ce que cela signifiait ? Hissune se dit de temps à autre qu’un interprète des rêves pourrait le lui expliquer, mais il ne consulte pas les interprètes des rêves. Il se demande si Tisana a laissé un enregistrement dans le Registre des Ames. Il vérifie dans les archives. Oui, il y en a un. Il le demande et s’aperçoit rapidement qu’il a été effectué au début de sa vie, une cinquantaine d’années auparavant, alors qu’elle ne faisait qu’apprendre son art, et il n’y en a pas d’autre. Il s’en faut de peu qu’il le renvoie. Mais il retrouve un peu de Tisana après seulement quelques instants d’enregistrement. Il décide qu’il peut encore apprendre quelque chose d’elle, il coiffe une nouvelle fois le casque et laisse l’âme ardente de la jeune Tisana pénétrer dans sa conscience.
Le matin de la veille de l’Épreuve de Tisana, il commença soudain à pleuvoir, et tout le monde sortit en courant de la salle capitulaire pour voir la pluie tomber, postulantes et novices, professes et préceptrices, et même la vieille Interprète-Supérieure Inuelda en personne. La pluie était un événement rare dans le désert de la plaine de Velalisier. Tisana sortit avec toutes les autres et s’arrêta pour regarder les grosses gouttes claires tomber obliquement de l’unique nuage frangé de noir qui restait suspendu au-dessus de la haute flèche du bâtiment capitulaire comme s’il y était attaché. Les gouttes frappaient le sol desséché et sablonneux avec un bruit audible ; des taches sombres qui allaient en s’élargissant, curieusement éloignées les unes des autres, se formaient sur le sol légèrement rougeâtre. Les postulantes et les novices, les professes et les préceptrices se débarrassèrent de leur pèlerine et se mirent à folâtrer sous l’averse.
— La première depuis bien plus d’un an, dit quelqu’un.
— Un présage, murmura Freylis, la novice qui était la meilleure amie de Tisana dans le chapitre. Ton Épreuve sera facile.
— Crois-tu vraiment à ce genre de choses ?
— Cela ne coûte pas plus de voir de bons présages que de mauvais, dit Freylis.
— Une devise utile à adopter pour une interprète des rêves, dit Tisana, et elles éclatèrent toutes deux de rire.
Freylis tira la main de Tisana.
— Viens danser dehors avec moi ! dit-elle d’un ton pressant.
Tisana secoua la tête. Elle restait à l’abri du surplomb et Freylis avait beau tirer, cela ne servait à rien. Tisana était une grande femme, robuste et puissante, à l’ossature forte ; Freylis, frêle et menue, était comme un oiseau à côté d’elle. Tisana n’était certainement pas d’humeur à danser sous la pluie en ce moment. Le lendemain apporterait la consécration de sept années de formation ; elle n’avait toujours aucune idée de ce qu’on allait lui demander pour le rite mais elle s’obstinait à croire qu’elle serait jugée indigne et honteusement renvoyée dans sa lointaine ville de province ; ses craintes et ses noirs pressentiments pesaient sur son esprit comme une chape de plomb et danser dans ces circonstances lui paraissait d’une invraisemblable frivolité.
— Regarde ! s’écria Freylis. La Supérieure !
Oui, même la vénérable Inulda était sortie sous la pluie et dansait avec un abandon majestueux ; la vieille femme émaciée et parcheminée à la tête chenue décrivait des cercles d’un pas chancelant mais solennel, les bras décharnés grands ouverts, le visage extatique tourné vers le ciel. Tisana sourit devant ce spectacle. La Supérieure aperçut Tisana sous le portique, lui sourit et lui fit signe de venir, comme l’on fait signe à un enfant boudeur qui refuse de participer au jeu. Mais la Supérieure avait été soumise à son Épreuve depuis si longtemps qu’elle avait dû oublier à quel point l’attente était terrible ; elle était sans nul doute incapable de comprendre les sombres préoccupations de Tisana pour la tâche du lendemain. Avec un petit geste d’excuse, Tisana se retourna et rentra. Dans son dos résonnait le brusque tambourinement de la pluie qui redoublait de violence puis vint un silence vibrant. L’étrange petit orage était terminé.
Tisana entra dans sa cellule, se baissant pour passer sous la voûte basse de blocs de pierre bleutée, et s’appuya pendant quelques instants contre le mur rugueux pour laisser la tension se retirer d’elle. La cellule était minuscule, à peine assez grande pour contenir un matelas, un lavabo, un meuble de rangement, un établi et une petite bibliothèque ; et Tisana, solide et bien en chair, avec le corps robuste et sain de la campagnarde qu’elle avait été, remplissait presque la petite pièce. Mais elle s’était accoutumée à son exiguïté et la trouvait curieusement rassurante. Comme était rassurante la routine du chapitre, la succession quotidienne d’étude, de travail manuel et d’instruction et – depuis qu’elle avait atteint le rang de professe – les leçons données aux novices. Au moment où la pluie avait commencé, Tisana était en train de préparer le vin des rêves, besogne à laquelle elle consacrait une heure tous les matins depuis deux ans, et qu’elle reprit, ravie des difficultés de la tâche. En cette journée d’anxiété, c’était une diversion bienvenue.
Tout le vin des rêves utilisé sur Majipoor était produit ici, par les postulantes et les professes du chapitre de Velalisier. Pour le faire il fallait des doigts plus agiles et plus fins que ceux de Tisana, mais elle y était tout de même devenue experte. Disposées devant elle se trouvaient les petites fioles contenant les herbes, les minuscules feuilles grises de muorna, les succulentes racines de vejloo, les baies séchées de sithereel et le reste des vingt-neuf ingrédients qui provoquaient la transe permettant la compréhension des rêves. Tisana s’affaira à les broyer et à les mélanger – ce devait être fait dans un certain ordre, sinon les réactions chimiques ne se produiraient pas – puis à allumer le feu et faire brûler le mélange jusqu’à ce qu’il soit réduit en poudre, à le dissoudre dans l’eau-de-vie et à ajouter l’eau-de-vie au vin. Au bout d’un moment, l’intensité de sa concentration l’aida à se détendre et même à retrouver sa bonne humeur.
Elle sentit en travaillant une douce respiration derrière elle.
— Freylis ?
— Je peux me permettre d’entrer ?
— Bien sûr. J’ai presque fini. Sont-elles toujours en train de danser ?
— Non, non. Tout est redevenu normal. Le soleil brille de nouveau.
Tisana agita le vin sombre et épais dans le flacon.
— À Falkynkip, dit-elle, là où j’ai passé mon enfance, le temps est chaud et sec aussi. Pourtant nous ne laissons pas tout tomber pour aller gambader dès qu’il commence à pleuvoir.
— À Falkynkip, dit Freylis, les gens ne s’étonnent de rien. Un Skandar à onze bras ne les exciterait pas. Si le Pontife arrivait en ville et faisait le poirier sur la plaza, il n’attirerait pas une grosse foule.
— Oh ? Tu y es allée ?
— Une fois, quand j’étais petite. Mon père envisageait de faire de l’élevage. Mais il n’avait pas le tempérament pour cela et au bout d’un an nous sommes retournés à Til-omon. Mais il n’arrêtait pas de parler des gens de Falkynkip, lents, flegmatiques et posés.
— Et je suis comme ça aussi ? demanda Tisana avec une pointe de malice.
— Tu es… disons, extrêmement stable.
— Alors, pourquoi suis-je inquiète pour demain ? La petite femme s’agenouilla devant Tisana et lui prit les deux mains.
— Tu n’as pas à t’inquiéter, dit-elle doucement.
— L’inconnu est toujours effrayant.
— Ce n’est qu’une épreuve, Tisana !
— L’ultime épreuve. Et si je la rate ? Et si je laisse voir un horrible défaut de caractère qui montre que je suis absolument inapte à devenir interprète ?
— Et alors ? demanda Freylis.
— Alors, j’aurai perdu sept ans. Alors, je rentre piteusement à Falkynkip comme une imbécile, sans métier et sans aptitudes, et je passe le reste de ma vie à préparer de la pâtée sur la ferme de quelqu’un d’autre.
— Si l’Épreuve montre que tu n’es pas apte à devenir interprète, dit Freylis, il te faudra être philosophe. Nous ne pouvons laisser des incapables accéder à l’esprit des gens, tu sais. D’ailleurs, tu n’es pas inapte à être interprète, l’Épreuve ne sera pas un problème pour toi et je ne comprends pas pourquoi tu te mets dans tous tes états.
— Parce que je n’ai pas la moindre idée de ce que ce sera.
— On fera probablement une interprétation avec toi. On te fera boire le vin, on regardera dans ton esprit et on verra que tu es forte, sage et bonne, puis on arrêtera l’expérience et la Supérieure te donnera l’accolade et t’annoncera que tu as réussi et ce sera tout.
— Tu en es sûre ? Le sais-tu ?
— C’est une supposition raisonnable, non ?
— J’en ai entendu d’autres, fit Tisana en haussant les épaules. Que l’on te fait quelque chose qui te met face à face avec ce que tu as accompli de pire dans ta vie. Ou avec ce qui te fait le plus peur au monde. Ou encore avec ce que tu redoutes avant tout que les autres découvrent en toi. Tu n’as pas entendu ces histoires ?
— Si.
— Et si c’était la veille de ton Épreuve, ne serais-tu pas un peu énervée aussi ?
— Ce ne sont que des histoires, Tisana. Personne ne sait en quoi consiste vraiment l’Épreuve, sauf celles qui ont été reçues.
— Et celles qui ont échoué.
— Connais-tu quelqu’un qui ait échoué.
— Eh bien… je suppose…
— Je soupçonne que l’on élimine celles qui ne sont pas douées bien avant qu’elles ne deviennent professes, dit Freylis en souriant. Et même avant qu’elles ne deviennent postulantes.
Elle se leva et commença à jouer avec les fioles d’herbes sur l’établi de Tisana.
— Quand tu seras interprète, demanda-t-elle, tu retourneras à Falkynkip ?
— Je pense.
— Tu aimes tellement cette ville ?
— C’est mon pays.
— Le monde est tellement vaste, Tisana. Tu pourrais aller à Ni-moya ou à Piliplok, ou rester à Alhanroel, ou même aller vivre sur le Mont du Château…
— Falkynkip me conviendra, dit Tisana. J’aime ses routes poussiéreuses. J’aime ses collines rousses et sèches. Je ne les ai pas vues depuis sept ans. Et on a besoin d’interprètes des rêves à Falkynkip. Pas dans les grandes villes. Tout le monde veut être interprète à Ni-moya ou à Stee, tu le sais bien. Je préfère aller à Falkynkip.
— As-tu un amoureux qui t’attends là-bas ? demanda timidement Freylis.
— Pas de danger ! grogna Tisana. Après sept ans ?
— J’en avais un à Til-omon. Nous allions nous marier, construire un bateau et faire le tour de Zimroel, pendant trois ou quatre ans, puis peut-être remonter le fleuve jusqu’à Ni-moya, nous y installer et ouvrir une boutique sur le Portique Flottant.
Cela stupéfia Tisana. Depuis tout le temps qu’elle connaissait Freylis, c’était la première fois qu’elles parlaient de ce genre de chose.
— Que s’est-il passé ?
— J’ai reçu un message qui m’a dit que je devais devenir interprète des rêves, répondit posément Freylis. Je lui ai demandé ce qu’il en pensait. Je n’étais même pas sûre de le faire, tu vois, mais je voulais avoir son avis, et dès l’instant où je le lui ai dit, j’ai compris la réponse. Il en est resté pantois, et un peu irrité, comme si le fait que je devienne interprète des rêves contrecarrait ses projets. Ce qui était le cas, naturellement. Il m’a demandé de lui laisser un ou deux jours pour y réfléchir. Je ne l’ai jamais revu. Un de ses amis m’a dit que cette même nuit il avait reçu un message lui demandant d’aller à Pidruid et qu’il était parti le lendemain matin ; plus tard, il a épousé une ancienne petite amie qu’il a retrouvée là-bas, et je suppose qu’ils parlent encore de construire un bateau et de faire le tour de Zimroel. Et j’ai obéi au message que j’ai reçu, j’ai fait le pèlerinage et je suis venue ici. Et voilà, le mois prochain je serai professe et dans un an, si tout se passe bien, je serai interprète des rêves à part entière. Et j’irai à Ni-moya et je m’installerai dans le Grand Bazar.
— Pauvre Freylis !
— Tu n’as pas à me plaindre, Tisana. Ce qui m’est arrivé était préférable. Cela m’a fait souffrir, mais pendant peu de temps. Il ne valait pas cher, et je l’aurais découvert tôt ou tard. De toute façon, j’aurais fini par le quitter, mais maintenant je serai interprète des rêves et je serai au service du Divin, alors qu’autrement je n’aurais été utile à personne. Tu comprends ?
— Oui.
— Et je n’avais pas vraiment besoin d’être la femme de quelqu’un.
— Moi non plus, dit Tisana.
Elle huma son vin, eut l’air satisfaite et commença à débarrasser l’établi, rebouchant méticuleusement les fioles et les rangeant dans un ordre précis. Freylis était si gentille, se dit-elle, si douce, si tendre, si compréhensive. Autant de vertus féminines. Tisana ne trouvait en elle-même aucun de ces traits de caractère. Son âme était plutôt telle qu’elle imaginait être celle d’un homme, solide, rude, lourde, forte, capable de résister à toutes sortes de tensions mais pas très souple et assurément insensible aux nuances et aux questions de délicatesse. Tisana savait que les hommes n’étaient pas vraiment ainsi, pas plus que les femmes n’étaient invariablement des parangons de finesse et de sensibilité, mais cette idée n’était pas dépourvue d’une certaine vérité grossière et Tisana s’était toujours jugée trop grosse, trop robuste, trop carrée pour être véritablement féminine. Alors que Freylis, petite, frêle et pétillante de vie, âme de vif-argent et esprit de colibri, lui semblait presque appartenir à une espèce différente. Et Freylis ferait une magnifique interprète des rêves, pénétrant intuitivement l’esprit de ceux qui viendraient la consulter et leur révélant de la manière qui leur serait la plus utile ce qu’ils auraient le plus besoin de savoir. Quand ils s’adressaient de différentes manières à l’esprit des dormeurs, la Dame de l’Ile et le Roi des Rêves s’exprimaient souvent en termes sibyllins et déconcertants et c’était la tâche de l’interprète des rêves de servir d’intermédiaire entre ces imposantes Puissances et les milliards d’habitants de la planète en déchiffrant, en interprétant et en guidant. Il y avait là une terrifiante responsabilité. L’interprète pouvait déterminer ou transformer le destin d’un être. Freylis se débrouillerait bien : elle savait exactement quand il fallait être sévère ou désinvolte et quand la consolation et la cordialité étaient nécessaires. Comment avait-elle appris ces choses ? Par son engagement dans la vie, cela ne faisait aucun doute, par son expérience du chagrin, des déboires, de l’échec et de la défaite. Même sans connaître beaucoup de détails du passé de Freylis, Tisana discernait dans les yeux gris et froids de la femme menue la présence de ce savoir qui avait coûté tant de peine et qui, plus que les techniques et les artifices qu’elle apprendrait au chapitre, lui serait précieux dans l’exercice de la profession à laquelle elle se destinait. Tisana nourrissait de sérieux doutes sur sa propre vocation à l’interprétation des rêves, car elle avait réussi à échapper à tous les bouleversements passionnels qui façonnaient les Freylis de ce monde. Sa vie avait été trop paisible, trop facile, trop – qu’avait dit Freylis ? – stable. Le genre de vie que l’on menait à Falkynkip, debout avec le soleil, vaquer aux travaux du ménage, manger, travailler, s’amuser et se coucher le ventre plein et le corps las. Nulle tempête, nulle perturbation, nulle grande ambition entraînant sa propre ruine. Pas de véritable douleur non plus, alors comment pourrait-elle vraiment comprendre les souffrances de ceux qui souffraient ? Tisana pensa à Freylis et à son amoureux perfide, la trahissant du jour au lendemain parce que ses projets à demi formés ne s’accordaient pas parfaitement avec les siens ; puis elle pensa à ses propres petites aventures de cour de ferme, si légères, si frivoles, une simple camaraderie, deux individus se rapprochant pendant quelque temps avec indifférence, puis se séparant avec la même indifférence, sans anxiété, sans tourments. Même quand elle faisait l’amour, ce qui était censé être la communion absolue, c’était simple et banal, l’étreinte de deux corps sains et bien découplés, un accouplement facile, des membres qui s’agitaient, quelques mouvements de va-et-vient, des soupirs et des gémissements, un bref frisson de plaisir, et l’on se dégageait, et l’on se séparait. Rien d’autre. Tisana avait réussi à se glisser à travers la vie sans être marquée, sans être touchée, sans être détournée. Comment après cela pouvait-elle être utile à autrui ? La confusion de leurs idées et leurs conflits ne signifieraient rien pour elle. Et elle comprit que c’était peut-être ce qu’elle craignait dans l’Épreuve : qu’on finisse par lire dans son âme et par s’apercevoir qu’elle était incapable de devenir interprète parce qu’elle était si simple et si innocente, qu’on découvre enfin sa duperie. Quelle ironie de s’inquiéter maintenant parce qu’elle avait mené une vie sans inquiétude ! Ses mains commencèrent à trembler. Elle les leva et les regarda : des mains de paysanne, de grosses mains stupides à la peau rêche et aux doigts épais qui tremblaient comme des marionnettes dont on tire les ficelles. Freylis, voyant son geste, baissa les mains de Tisana et les serra dans les siennes, réussissant à peine à les entourer de ses petits doigts fins.
— Détends-toi, souffla-t-elle d’un ton véhément. Tu n’as aucune raison de te tracasser.
Tisana hocha la tête.
— Quelle heure est-il ?
— Il est l’heure pour toi d’aller retrouver tes novices et pour moi de mes observances.
— Oui. Oui. Bon, allons-y.
— Je te verrai plus tard. Au dîner. Et je resterai cette nuit avec toi pour la veillée des rêves, d’accord ?
— Oui, dit Tisana. Cela me ferait très plaisir.
Elles sortirent de la cellule. Dehors, Tisana se hâta de traverser la cour jusqu’à la salle de réunion où une douzaine de novices l’attendaient. Il ne restait plus de trace de la pluie : toute l’eau s’était évaporée à la chaleur implacable du soleil du désert. À midi, même les lézards se cachaient. Alors qu’elle approchait de l’autre extrémité du cloître, une préceptrice sortit, une femme de Piliplok, nommée Vandune et presque aussi âgée que la Supérieure. Tisana lui sourit et poursuivit son chemin, mais la préceptrice s’arrêta et la rappela.
— C’est demain le grand jour ? demanda-t-elle.
— J’en ai bien peur.
— T’a-t-on dit qui te ferait passer l’Épreuve ?
— On ne m’a rien dit, répondit Tisana. On m’a laissée dans l’incertitude totale.
— Comme il se doit, dit Vandune. L’incertitude est bonne pour l’âme.
— Cela vous est facile de dire ça, grommela Tisana tandis que Vandune s’éloignait pesamment.
Elle se demanda si elle se montrerait un jour d’une cruauté aussi enjouée envers des candidates de l’Épreuve, en supposant qu’elle réussisse et devienne préceptrice. Probablement. Probablement. Les perspectives changent quand on se retrouve de l’autre côté de la barrière, songea-t-elle, se souvenant que lorsqu’elle était enfant, elle s’était promis de toujours essayer de comprendre les problèmes particuliers des enfants quand elle serait devenue adulte et de ne jamais traiter les jeunes avec la sorte d’allègre cruauté que leurs aînés irréfléchis réservent à tous les enfants. Elle n’avait pas oublié sa promesse mais, dix ou quinze ans plus tard, elle avait oublié ce qu’il y avait de si particulier dans la situation de l’enfance et elle ne pensait pas faire preuve de beaucoup de délicatesse à leur égard malgré tout. Il en serait très vraisemblablement de même de cela.
Elle pénétra dans la salle de réunion. L’enseignement au chapitre était principalement assuré par les préceptrices qui étaient des interprètes de rêves à part entière s’éloignant volontairement quelques années de leur clientèle pour dispenser leur instruction ; mais on exigeait également des professes, les étudiantes de dernière année à qui il ne manquait que d’avoir passé l’Épreuve pour être interprètes, qu’elles travaillent avec les novices afin d’acquérir de l’expérience dans leurs rapports avec les gens. Tisana enseignait la préparation du vin des rêves, la théorie des messages et l’harmonie sociale. Les novices la regardèrent avec admiration et respect quand elle s’installa au bureau. Que pouvaient-elles savoir de ses craintes et de ses doutes ? À leurs yeux elle était une haute initiée de leurs rites, à peine un ou deux crans au-dessous de la Supérieure Inuelda. Elle avait maîtrisé toutes les techniques qu’elles s’efforçaient de comprendre. Et si elles savaient qu’il existait une Épreuve, ce n’était guère pour elles qu’un vague nuage sombre à un horizon lointain, sans plus de rapport avec leurs préoccupations immédiates que la vieillesse ou la mort.
— Hier, commença Tisana en prenant une profonde inspiration et en essayant de prendre un air froid et assuré, tel un oracle, une source de sagesse, nous avons parlé du rôle régulateur du Roi des Rêves dans le comportement de la société sur Majipoor. Toi, Meliara, tu as soulevé la question de la malveillance fréquente des images dans les messages du Roi et tu as contesté la moralité qui sous-tend un système social fondé sur le châtiment par les rêves. J’aimerais que nous traitions aujourd’hui cette question plus en détail. Considérons une personne hypothétique – disons un chasseur de dragons de mer de Piliplok – qui, dans un moment de tension intérieure extrême, commet un acte de violence non prémédité mais grave contre un autre membre de l’équipage et…
Les paroles coulaient des lèvres de Tisana comme un écheveau qui se dévide. Les novices prenaient des notes, fronçaient les sourcils, secouaient la tête, prenaient frénétiquement d’autres notes. Tisana se souvenait d’avoir connu durant son propre noviciat cette sensation abominable d’avoir à faire face à une infinité de choses à apprendre, pas seulement la technique de l’interprétation mais toute sortes de nuances et de concepts accessoires. Elle ne s’était pas attendue à tout cela, pas plus probablement que les novices qui étaient devant elle ne s’y étaient attendues. Mais Tisana ne s’était naturellement guère préoccupée des difficultés que le fait de devenir une interprète des rêves pouvait lui créer. S’inquiéter à l’avance, jusqu’à ce que se soit présenté ce problème de l’Épreuve, n’avait jamais été son genre. Un jour, il y avait sept ans de cela, elle avait reçu un message de la Dame qui lui disait d’abandonner sa ferme et de se diriger vers l’interprétation des rêves et, sans barguigner, elle avait obéi, avait emprunté de l’argent et avait entrepris le long pèlerinage de l’Ile du Sommeil pour y recevoir l’enseignement préparatoire, puis, ayant obtenu l’autorisation de s’inscrire au chapitre de Velalisier, elle avait retraversé la mer infinie jusqu’à ce désert écarté et désolé où elle avait passé les quatre dernières années de sa vie. Sans doute, sans une hésitation.
Mais il y avait tellement à apprendre ! Les innombrables détails des relations de l’interprète avec ses clients, les usages de la profession, les responsabilités, les embûches. La méthode pour préparer le vin et pour opérer la fusion des esprits. Les différentes manières de formuler les interprétations en termes utilement ambigus. Et les rêves eux-mêmes ! Leur type, leur portée, leur signification cachée ! Les sept rêves illusoires et les neuf rêves instructifs, les rêves de convocation et les rêves de congédiement, les trois rêves de transcendance, les rêves d’ajournement du plaisir et les rêves de conscience amoindrie, les onze rêves de tourments et les cinq rêves de félicité, les rêves de voyage interrompu et les rêves de contention, les rêves des bonnes illusions et les rêves des illusions pernicieuses, les rêves de l’ambition mal fondée, les treize rêves de grâce – Tisana avait tous appris à les connaître, avait intégré toute la liste dans son système nerveux au même titre que la table de multiplication et l’alphabet, avait connu chacun de ces nombreux types tout au long de plusieurs mois de sommeil programmé, et elle était en vérité devenue experte, elle était une initiée, elle avait acquis tout ce que ces jeunes filles pas encore formées s’efforçaient d’apprendre, et malgré tout, l’Epreuve du lendemain risquait de tout détruire, ce qu’aucune d’elles ne pouvait comprendre.
Mais était-ce sûr ? La leçon se termina et Tisana resta un moment à son bureau, remuant des papiers d’un air absent tandis que les novices sortaient à la file. L’une d’elles, une petite jeune fille blonde et replète originaire de l’une des Cités Tutélaires du Mont du Château, s’arrêta un instant devant elle – écrasée par sa stature comme l’étaient la plupart des gens – leva les yeux, effleura du bout des doigts l’avant-bras de Tisana, une caresse de papillon, et murmura timidement :
— Ce sera facile pour vous demain. J’en suis certaine.
Puis elle sourit, se détourna, les joues en feu, et disparut.
Ainsi elles savaient… certaines d’entre elles. Cette bénédiction accompagna Tisana comme la lueur d’un cierge tout le reste de la journée. Et ce fut une longue et morne journée, pleine de corvées qu’elle ne put esquiver, bien qu’elle eût préféré s’en aller seule et marcher dans le désert plutôt que de s’en acquitter. Mais il y avait des rites à accomplir et des observances, il fallait creuser sur le chantier de la nouvelle chapelle de la Dame, affronter dans l’après-midi une autre classe de novices, puis un peu de solitude avant le dîner et enfin le dîner lui-même, au coucher du soleil. À ce moment-là, il semblait à Tisana que la petite averse du matin avait eu lieu des semaines auparavant, ou peut-être dans un rêve.
Le dîner fut tendu. Elle n’avait presque pas d’appétit, ce qui ne lui arrivait pratiquement jamais. Tout autour d’elle s’élevaient dans le réfectoire la chaleur et la vitalité du chapitre, des rires, des bavardages, des chants rauques, et Tisana restait isolée au milieu de tout cela comme si elle s’était trouvée entourée par une invisible sphère de cristal. Les femmes les plus âgées feignaient consciencieusement de ne pas prêter attention au fait que c’était la veille de son Epreuve, tandis que les jeunes, essayant de faire de même, ne pouvaient s’empêcher de lui jeter des coups d’œil furtifs, comme l’on regarde à la dérobée quelqu’un qui a soudain été choisi pour assumer quelque charge particulière. Tisana n’était pas sûre de ce qui était le pire, la comédie lénifiante des professes et des préceptrices ou la curiosité excitée des postulantes et des novices. Elle mangea du bout des dents. Freylis la gronda, comme on gronderait un enfant, en lui disant qu’elle aurait besoin de forces le lendemain. Ce qui arracha un pauvre sourire à Tisana qui tapota son ventre ferme et potelé.
— J’en ai déjà assez en réserve pour passer une douzaine d’Epreuves, dit-elle.
— Cela ne fait rien, répliqua Freylis. Mange.
— Je ne peux pas. Je suis trop nerveuse.
De l’estrade s’éleva le bruit d’une cuillère tintant contre un verre. Tisana leva les yeux. La supérieure se mettait debout pour faire une annonce.
— La Dame me garde ! marmonna Tisana d’un air consterné. Va-t-elle dire quelque chose devant tout le monde sur mon Épreuve ?
— C’est à propos du nouveau Coronal, dit Freylis. La nouvelle est arrivée cet après-midi.
— Quel nouveau Coronal ?
— Celui qui va remplacer lord Tyeveras, maintenant qu’il est Pontife. Où étais-tu ? Depuis cinq semaines…
— … et, en vérité, la pluie de ce matin était le signe d’heureuses nouvelles et d’un nouveau printemps, disait la Supérieure.
Tisana se força à suivre les paroles de la vieille femme.
— J’ai reçu aujourd’hui un message qui vous réjouira toutes. Nous avons un nouveau Coronal ! Le Pontife Tyeveras a choisi Malibor de Bombifale qui dès ce soir sur le Mont du Château prendra sa place sur le Trône de Confalume !
Il y eut des acclamations, des coups sur les tables et des signes de la constellation. Tisana, comme une somnambule, fit ce que les autres faisaient. Un nouveau Coronal ? Oui, oui, elle avait oublié, le vieux Pontife était mort il y avait quelques mois et la roue de l’État avait tourné une fois de plus ; lord Tyeveras était devenu Pontife et il y avait ce jour même un homme nouveau au sommet du Mont du Château.
— Malibor ! Lord Malibor ! Vive le Coronal ! s’écria-t-elle avec les autres, mais comme cela était irréel et sans importance pour elle. Un nouveau Coronal ? Un nom supplémentaire sur une longue, longue liste. Tant mieux pour lord Malibor, qui qu’il soit, et puisse le Divin être clément envers lui, car ses ennuis ne faisaient que commencer. Mais Tisana ne s’en souciait guère. On était censé célébrer l’aube d’un règne. Elle se souvenait avoir été quelque peu éméchée avec du vin de feu quand elle était petite et que le célèbre Kinniken était mort, conduisant lord Ossier dans le Labyrinthe du Pontife et élevant Tyeveras au Mont du Château. Et maintenant lord Tyeveras était Pontife et quelqu’un d’autre était Coronal et il ne faisait aucun doute que Tisana apprendrait un jour que ce Malibor avait gagné le Labyrinthe et qu’il y avait un autre jeune et fougueux Coronal sur le trône. Bien que ces événements fussent censés être terriblement importants.
Tisana ne se souciait pas pour l’instant le moins du monde du nom du monarque, que ce fût Malibor ou Tyeveras, Ossier ou Kinniken. Le Mont du Château était bien loin, à des milliers de kilomètres, et pouvait même fort bien ne pas exister. Ce qui se dressait aussi haut que le Mont du Château dans sa vie, c’était l’Épreuve. Cette obsession occultait tout le reste, rendant fantomatique tout autre événement. Elle savait que c’était absurde. C’était un peu comme la bizarre exacerbation des sensations que l’on éprouve quand on est malade, quand l’univers tout entier semble se concentrer sur la douleur derrière l’œil gauche ou le vide dans son estomac et que plus rien d’autre ne compte. Lord Malibor ? Elle célébrerait son accession au trône un autre jour.
— Viens, dit Freylis. Allons dans ta chambre.
Tisana acquiesça de la tête. Le réfectoire n’était pas un endroit pour elle ce soir. Consciente du fait que tous les regards convergeaient sur elle, elle longea l’allée centrale d’un pas mal assuré et sortit dans l’obscurité. Un vent chaud et sec soufflait, un vent âpre qui portait sur les nerfs. Quand elles arrivèrent à la cellule de Tisana, Freylis alluma les cierges et poussa doucement Tisana sur le lit. Du meuble de rangement elle sortit deux coupes à vin et de dessous sa robe elle tira une petite bouteille.
— Que fais-tu ? demanda Tisana.
— Du vin. Pour te détendre.
— Du vin des rêves ?
— Pourquoi pas ?
Tisana fronça les sourcils.
— Nous ne sommes pas censées… commenta-t-elle.
— Nous n’allons pas faire une interprétation C’est juste pour te détendre, pour nous rapprocher un peu plus l’une de l’autre pour que je puisse partager ma force avec toi. D’accord ? Tiens.
Elle versa le breuvage sombre et épais dans les coupes et en mit une dans la main de Tisana.
— Bois. Bois-le, Tisana.
Tisana obéit mécaniquement. Freylis vida sa coupe, rapidement, et commença à se déshabiller. Tisana la regarda avec étonnement. Elle n’avait jamais fait l’amour avec une femme. Était-ce ce que Freylis voulait faire maintenant ? Pourquoi ? c’est une erreur, se dit Tisana. La veille de mon Épreuve, boire du vin des rêves, partager ma couche avec Freylis…
— Déshabille-toi, murmura Freylis.
— Que vas-tu faire ?
— Passer la veillée des rêves avec toi, idiote. Comme nous en étions convenues. Rien d’autre. Finis ton vin et enlève ta robe !
Freylis était nue. Son corps était presque celui d’une enfant, maigre, les membres fluets, la peau claire et les petits seins d’une toute jeune fille. Tisana laissa tomber par terre ses propres vêtements. La lourdeur de sa chair l’embarrassait, ses bras puissants, ses cuisses et ses jambes comme d’épaisses colonnes. On se mettait toujours nu pour faire des interprétations et on en arrivait rapidement à ne pas se soucier de dénuder son corps, mais cette fois, elle ne savait pourquoi, c’était différent, intime, personnel. Freylis leur versa à chacune un peu plus de vin. Tisana le but sans protester. Puis Freylis prit Tisana par les poignets, s’agenouilla devant elle et la regarda droit dans les yeux.
— Grande bête, dit-elle d’un ton mi-affectueux, mi-dédaigneux, cesse de t’inquiéter pour demain ! L’épreuve n’est rien. Rien.
Elle souffla les cierges et s’allongea à côté de Tisana.
— Dors bien. Fais de beaux rêves.
Freylis se pelotonna contre la poitrine de Tisana et se serra étroitement contre elle mais elle resta immobile et s’endormit au bout de quelques instants.
Elles n’allaient donc pas faire l’amour. Tisana se sentait soulagée. Une autre fois, peut-être – pourquoi pas ? – mais ce n’était pas le moment pour ce genre d’aventure. Tisana ferma les yeux et étreignit Freylis comme on étreint un enfant endormi. Elle sentait une pulsation en elle et une chaleur provoquées par le vin. Le vin des rêves ouvrait l’esprit à autrui et Tisana devenait vivement sensible à l’esprit de Freylis, mais ce n’était pas une interprétation et elles n’avaient pas effectué les exercices de concentration qui créaient l’union totale ; de Freylis ne lui parvenaient que des émanations vagues et diffuses de paix, d’amour et d’énergie. Elle était forte, beaucoup plus forte que son corps frêle ne l’aurait laissé penser et à mesure que l’emprise du vin des rêves s’exerçait sur l’esprit de Tisana, elle tirait un réconfort croissant de la proximité de l’autre femme. Une somnolence commençait à l’engourdir. Mais elle continuait de se tracasser – pour l’Épreuve, pour ce que les autres allaient penser de leur départ si tôt dans la soirée, pour la violation des règles qu’elles avaient commise en partageant le vin de cette manière – et des courants tourbillonnants de honte, de peur et de sentiment de culpabilité parcoururent son esprit pendant quelque temps. Mais petit à petit elle se calma. Elle s’endormit. Avec l’œil exercé d’une interprète elle surveillait ses rêves, mais ils étaient sans suite ni forme des images d’une mystérieuse imprécision, un horizon vide éclairé par une vague et lointaine lueur puis peut-être le visage de la Dame, ou de la Supérieure Inuelda, ou de Freylis, mais surtout une bande de lumière chaude et consolante. Puis ce fût l’aube et un oiseau se mit à crier dans le désert, annonçant la venue du jour nouveau.
Tisana cligna des yeux et se dressa sur son séant. Elle était seule. Freylis avait rangé les cierges et lavé les coupes à vin et elle avait laissé un mot sur la table – non, pas un mot, un dessin, les éclairs entrecroisés, le symbole du Roi des Rêves, à l’intérieur du triangle dans le triangle, l’emblème de la Dame de l’Ile, et autour de cela, un cœur, et autour de cela, un soleil radieux : un message d’amour et d’encouragement.
— Tisana ?
Elle alla ouvrir la porte. La vieille préceptrice Vandune était derrière.
— C’est l’heure ? demanda Tisana.
— Largement. Le soleil est levé depuis vingt minutes. Es-tu prête ?
— Oui, répondit Tisana.
Elle se sentait étrangement calme… ironique, après cette semaine de craintes. Mais maintenant que le moment était proche, il n’y avait plus rien à craindre. Ce qui devait arriver arriverait, et si elle devait échouer à l’Épreuve, ce serait pour le mieux.
Elle suivit Vandune. Elles traversèrent la cour, passèrent devant le potager et sortirent de la maison chapitrale. Quelques personnes étaient déjà debout, mais elles ne leur adressèrent pas la parole. À la lumière glauque du jour naissant elles marchaient en silence sur le sable durci du désert, Tisana ralentissant le pas pour rester juste derrière la vieille femme. Elles marchèrent vers l’est et vers le sud, sans échanger un mot, pendant ce qui sembla durer des heures et des heures, des kilomètres et des kilomètres. Dans le vide du désert commencèrent à apparaître les ruines isolées de l’ancienne cité Métamorphe de Velalisier, un lieu vaste et hanté d’une austère majesté, vieux de plusieurs milliers d’années et depuis longtemps maudit et abandonné par ses bâtisseurs. Tisana crut comprendre. Pour l’Épreuve on allait la lâcher au milieu des ruines et la laisser errer toute la journée parmi les fantômes. Pouvait-il vraiment s’agir de cela ? C’était si infantile, si naïf. Les fantômes ne lui inspiraient aucune terreur. De plus, si on avait l’intention de la terroriser, cela se passerait de nuit. De jour, Velalisier n’était qu’un lieu de masses et de blocs de pierres, de temples écroulés, de colonnes brisées et de pyramides enfouies dans le sable.
Elles arrivèrent enfin dans une sorte d’amphithéâtre en bon état de conservation, dont les rangs superposés de sièges de pierre rayonnaient en formant un arc très ouvert. Au centre se trouvaient un autel et quelques bancs de pierre et sur l’autel étaient posées une bouteille et une coupe à vin. C’était donc ici qu’aurait lieu l’Épreuve ! Tisana supposa que maintenant la vieille Vandune et elle allaient partager le vin et s’étendre ensemble sur le sol plat et sablonneux et qu’elles allaient faire une interprétation ; et quand elles se relèveraient, Vandune saurait s’il fallait oui ou non inscrire Tisana de Falkynkip sur la liste des interprètes des rêves.
Mais ce n’était pas non plus ce qui allait se passer. Vandune montra la bouteille à Tisana.
— Elle contient du vin des rêves, dit-elle. Je vais te laisser ici. Verse-toi autant de vin que tu le désires, bois-le et regarde dans ton âme. Administre-toi l’Épreuve.
— Moi ?
— Qui d’autre peut t’éprouver ? demanda Vandune en souriant. Allez. Bois. Je reviendrai plus tard.
La vieille préceptrice s’inclina et s’éloigna. Les questions se bousculaient dans l’esprit de Tisana, mais elle les retint, car elle sentait que l’Épreuve était déjà commencée et que la première partie était qu’aucune question ne pouvait être posée. Elle regarda avec perplexité Vandune s’enfoncer et disparaître dans une niche du mur de l’amphithéâtre. Après quoi il n’y eut plus aucun son, pas même un bruit de pas. Dans le silence écrasant de la cité morte, le sable semblait gronder, mais silencieusement. Tisana fronça les sourcils, sourit, puis éclata de rire – un rire retentissant qui suscita des échos lointains. Quel bon tour on lui avait joué ! Concevez votre propre Épreuve, c’était cela le truc ! Les laisser appréhender ce jour, puis les conduire au milieu des ruines et leur dire de prendre les choses en main toutes seules ! Que restait-il de l’affreuse appréhension de terribles épreuves et des fantômes que l’imagination avait créés ?
Mais comment…
Tisana haussa les épaules. Elle versa le vin et but. Très sucré, peut-être un vin d’une autre année. C’était une grande bouteille. Très bien, se dit-elle, je suis une grande femme. Elle se versa une seconde rasade. Elle avait l’estomac vide ; elle sentit presque instantanément le vin lui monter au cerveau. Elle en prit pourtant une troisième fois.
Le soleil montait vite. La pointe de ses rayons atteignait le sommet du mur de l’amphithéâtre.
— Tisana ! cria-t-elle.
Et à son cri elle répondit :
— Oui, Tisana ?
Elle rit. Et but encore une fois. Elle n’avait jamais pris de vin des rêves seule. On le buvait toujours en présence d’autrui – soit pour faire une interprétation, soit avec une préceptrice. Le boire seule était comme poser des questions à son reflet. Elle éprouvait le genre de confusion qui se produit quand on se tient entre deux miroirs et que l’on voit son image répétée à l’infini.
— Tisana, dit-elle, voici ton Épreuve. Es-tu digne de devenir interprète des rêves ?
— J’ai étudié durant quatre ans, répondit-elle, et avant cela j’en ai passé trois autres à faire le pèlerinage de l’Ile. Je connais les sept rêves illusoires et les neuf rêves instructifs, les rêves de convocation et les rêves de…
— Très bien. Passe sur tout cela. Es-tu digne de devenir interprète des rêves ?
— Je sais comment préparer le vin et comment le boire.
— Réponds à la question. Es-tu digne de devenir interprète des rêves ?
— Je suis très stable. J’ai l’âme sereine.
— Tu te dérobes à la question.
— Je suis robuste et capable. J’ai peu de méchanceté en moi. Je désire servir le Divin.
— Et servir ton prochain ?
— Je sers le Divin en le servant.
— C’est joliment tourné. Qui t’a appris cela ?
— Cela vient de me passer par la tête. Puis-je reprendre du vin ?
— Autant que tu voudras.
— Merci, dit Tisana.
Elle but. Elle avait la tête qui tournait, mais n’était pas encore ivre et le mystérieux pouvoir d’union des esprits qu’avait le vin était absent, puisqu’elle était seule et éveillée.
— Quelle est la question suivante ? demanda-t-elle.
— Tu n’as pas encore répondu à la première.
— Pose-moi la suivante.
— Il n’y a qu’une seule question, Tisana. Es-tu digne de devenir interprète des rêves ? Peux-tu apaiser l’âme de ceux qui s’adressent à toi ?
— J’essaierai.
— Est-ce ta réponse ?
— Oui, dit Tisana, c’est ma réponse. Libère-moi et laisse-moi essayer. Je suis une femme de bonne volonté. J’ai les compétences et j’ai le désir d’aider les autres. Et la Dame m’a ordonné d’être interprète des rêves.
— Accepteras-tu de t’étendre avec tous ceux qui auront besoin de toi ? Avec les humains, les Ghayrogs, les Skandars, les Lii, les Vroons et tous ceux de toutes les races de la planète ?
— Tous, dit-elle.
— Dissiperas-tu la confusion de leur esprit ?
— Si je peux, je le ferai.
— Es-tu digne de devenir interprète des rêves ?
— Laisse-moi essayer et nous le saurons, dit Tisana.
— Cela semble honnête. Je n’ai pas d’autres questions.
Elle versa le reste du vin et le but. Puis elle s’assit tranquillement tandis que le soleil montait dans le ciel et que la chaleur augmentait. Elle était parfaitement calme et n’éprouvait ni inconfort ni impatience. Elle pourrait rester ainsi toute la journée et toute la nuit s’il le fallait. Elle eut l’impression qu’une heure ou un peu plus s’était écoulée quand soudain Vandune se trouva devant elle, comme surgie de nulle part.
— Ton Epreuve est terminée ? demanda doucement la vieille femme.
— Oui.
— Comment s’est-elle passée ?
— J’ai réussi, répondit Tisana.
— Oui, dit Vandune en souriant. J’étais sûre que tu réussirais. Viens maintenant. Il nous faut parler à la Supérieure et prendre des dispositions pour ton avenir, Interprète Tisana.
Elles rentrèrent au chapitre aussi silencieusement qu’elles étaient venues, marchant rapidement dans la chaleur qui augmentait. Il était presque midi quand elles sortirent de la zone des ruines. Les novices et les postulantes qui avaient travaillé aux champs rentraient déjeuner. Elles regardèrent Tisana d’un air hésitant et Tisana leur sourit, un sourire éclatant et rassurant.
À l’entrée du cloître principal Freylis apparut, croisant Tisana comme par hasard et lui lançant un regard rapide et inquiet.
— Alors ? demanda Freylis d’une voix tendue.
Tisana lui sourit. Elle avait envie de dire que ce n’était rien, une plaisanterie, une formalité, un simple rite, que la véritable Épreuve avait eu lieu bien longtemps auparavant. Mais Freylis devrait découvrir toutes ces choses par elle-même. Un énorme gouffre les séparait maintenant, car Tisana était devenue interprète alors que Freylis n’était encore qu’une postulante. Et Tisana se contenta de dire :
— Tout va bien.
— Bien. Oh ! c’est bien, Tisana, c’est bien ! Je suis si heureuse pour toi !
— Je te remercie de ton aide, dit gravement Tisana.
Une ombre traversa soudain la cour. Tisana leva les yeux. Un petit nuage noir, comme celui de la veille, errait dans le ciel, sans doute un vestige égaré d’un orage au-dessus de la côte lointaine. Il resta immobile, comme accroché à la flèche de la maison chapitrale, puis, comme si une vanne s’était ouverte, il commença brusquement à laisser choir de grosses et lourdes gouttes d’eau.
— Regarde ! s’écria Tisana. Il pleut de nouveau ! Viens, Freylis ! Viens, allons danser !