Cette expérience est très différente de la première. Hissune n’est pas frappé de stupeur comme la première fois, il est moins bouleversé ; c’est une histoire triste et émouvante, mais elle ne le secoue pas jusqu’au tréfonds de lui-même comme l’étreinte du Ghayrog et de l’être humain. Elle lui a pourtant beaucoup appris sur la nature de la responsabilité, sur les conflits qui surviennent entre des forces antagonistes dont on ne peut dire ni de l’une ni de l’autre qu’elle est dans l’erreur et sur la signification de la véritable tranquillité d’esprit. Il a également découvert quelque chose sur le processus de la mystification, car dans toute l’histoire de Majipoor il n’y a pas eu un personnage plus divinisé que lord Stiamot, le brillant roi-guerrier qui brisa la force des sinistres Métamorphes indigènes, et huit mille ans d’idolâtrie ont fait de lui un être imposant de majesté et de magnificence. Le lord Stiamot du mythe existe encore dans l’esprit de Hissune, mais il a fallu le mettre un peu de côté de manière à faire de la place au Stiamot qu’il a vu par les yeux d’Eremoil – ce petit homme épuisé, blafard et ratatiné, vieux avant l’âge, consumé par une vie passée sur les champs de bataille. Un héros ? Assurément, sauf peut-être pour les Métamorphes. Mais un demi-dieu ? Non, un être humain, trop humain, toute vulnérabilité et fatigue. Il est important de ne jamais oublier cela, se dit Hissune, et il se rend compte à cet instant que les minutes dérobées dans le Registre des Ames lui procurent sa véritable éducation, son doctorat es vie.
Il lui faut longtemps avant de se sentir prêt à retourner suivre un autre cours. Mais au bout d’un certain temps, la poussière des archives des impôts commence à s’insinuer jusqu’aux profondeurs de son être et il éprouve le besoin d’une diversion, d’une aventure. Donc, il retourne au Registre. Il y a une autre légende à explorer. Un jour, il y a bien longtemps, un bateau chargé de fous a levé l’ancre pour entreprendre la traversée de la Grande Mer – de la démence s’il y eut jamais entreprise démente, mais une glorieuse démence et Hissune décide de prendre place à bord de ce navire et de découvrir ce qu’il est advenu de son équipage. Quelques recherches lui fournissent le nom du capitaine : Sinnabor Lavon, originaire du Mont du Château. Les doigts de Hissune courent légèrement sur les touches pour indiquer la date, le lieu et le nom et il s’enfonce dans son siège, calme, attendant, prêt à prendre la mer.
C’est durant la cinquième année de la traversée que Sinnabor Lavon remarqua les premiers filaments d’herbe à dragon qui ondulaient et se tortillaient dans la mer le long de la coque du navire.
Il n’avait, bien entendu, aucune idée de ce que c’était, car personne sur Majipoor n’avait jamais vu d’herbe à dragon. Ces parages lointains de la Grande Mer n’avaient jamais été explorés. Mais il savait que c’était la cinquième année de la traversée, car Sinnabor Lavon avait consciencieusement noté tous les matins sur le livre de bord la date et la position du navire afin que les explorateurs conservent des repères psychologiques sur cet océan infini et monotone. Il était donc certain que ce jour était dans la vingtième année du Pontificat de Dizimaule, lord Arioc étant Coronal, et d’être dans le courant de la cinquième année depuis que le Spurifon avait appareillé du port de Til-omon pour son voyage autour du monde.
Au début, il prit l’herbe à dragon pour une masse de serpents de mer. Elle paraissait mue par une force intérieure, ondoyant, se tortillant, se contractant et se relâchant. Sur l’onde calme et sombre elle avait des chatoiements de couleurs éclatantes, chaque filament iridescent lançant des reflets émeraude, indigo et vermillon. Il y en avait un petit amas à bâbord et une bande un peu plus large qui tachait la mer à tribord.
Lavon regarda le pont inférieur par-dessus le bastingage et vit un trio de silhouettes hirsutes à quatre bras : des Skandars de l’équipage, ravaudant des filets ou faisant semblant. Ils le gratifièrent d’un regard morne et dur. Comme de nombreux membres de l’équipage ils étaient depuis longtemps las de la traversée.
— Hé ! vous, là-bas ! hurla Lavon. Sortez l’écope ! Prélevez des échantillons de ces serpents !
— Des serpents, capitaine ? Quels serpents ?
— Là ! là ! Vous ne voyez donc pas ?
Les Skandars regardèrent l’eau, puis, avec une certaine gravité condescendante, levèrent les yeux vers Sinnabor Lavon.
— Vous parlez de ces herbes ?
Lavon regarda de plus près. Des herbes ? Le navire avait déjà dépassé les premiers amas, mais il y en avait d’autres devant, des masses plus importantes, et il plissa les yeux, essayant de distinguer des fibres végétales dans l’enchevêtrement flottant. La masse remuait, comme des serpents auraient pu le faire. Mais Lavon ne voyait ni têtes ni yeux. Alors c’étaient peut-être des herbes. Il gesticula impatiemment et les Skandars, sans se presser, commencèrent à déplier l’écope articulée montée sur un espar avec laquelle les spécimens biologiques étaient recueillis.
Quand Lavon atteignit le pont inférieur, un petit tas dégoulinant d’herbes s’élevait sur les bordages et une demi-douzaine de membres de l’expédition étaient rassemblés autour, Vormecht, le second, Galimoin, le chef navigateur, Joachil Noor et deux de ses scientifiques et Mikdal Hasz, le chroniqueur du bord. Une odeur piquante d’ammoniac flottait dans l’air. Les trois Skandars restaient en retrait, se bouchant ostensiblement le nez et grommelant, mais les autres, riant, montrant les herbes ou les poussant du doigt, paraissaient plus animés et excités qu’ils ne l’avaient été depuis des semaines.
Lavon s’agenouilla près d’eux. Il n’y avait aucun doute, il s’agissait bien d’un genre d’algue dont chaque fibre plate et charnue était à peu près de la taille d’un homme, large comme le bras et épaisse comme un doigt. Elle remuait et se contractait convulsivement, comme mue par un ressort, mais ses mouvements devenaient visiblement plus lents d’instant en instant à mesure qu’elle séchait et les couleurs vives perdaient rapidement leur éclat.
— Prenez-en un peu plus, dit Joachil Noor aux Skandars. Et cette fois, mettez-les dans un baquet d’eau de mer pour qu’elles restent en vie.
Les Skandars ne firent pas un geste.
— L’odeur… quelle puanteur… grogna l’un des êtres velus.
Joachil Noor se dirigea vers eux – la petite femme tout en nerfs avait l’air d’une enfant auprès des créatures gigantesques – et agita brusquement la main. Les Skandars haussèrent les épaules et allèrent exécuter leur tâche.
— Qu’en pensez-vous ? lui demanda Sinnabor Lavon.
— Des algues. Une variété inconnue, mais tout est inconnu si loin en mer. Les changements de couleur sont intéressants. Je ne sais pas s’ils sont causés par des variations des pigments ou s’ils résultent simplement d’une illusion d’optique, du jeu de la lumière sur les couches superficielles changeantes.
— Et les mouvements ? Les algues n’ont pas de muscles.
— De nombreuses plantes sont capables de mouvement. De faibles oscillations électriques causant des différences dans les colonnes de fluide à l’intérieur de la structure de la plante… vous connaissez les sensitives du nord-ouest de Zimroel ? Quand on crie, elles se contractent. L’eau de mer est un excellent conducteur ; ces algues doivent capter toutes sortes d’impulsions électriques. Nous les étudierons attentivement.
« Je dois vous avouer, poursuivit Joachil Noor avec un sourire, que cela arrive comme un présent du Divin. Encore une semaine de cette mer vide et j’aurais sauté par-dessus bord.
Lavon opina du chef. Il avait éprouvé la même chose : cet ennui mortel, ce sentiment affreux et étouffant de s’être condamné à une interminable traversée sans but. Lui-même, qui avait consacré sept ans de sa vie à l’organisation de cette expédition et qui était prêt à passer le reste de ses jours à en assurer la réussite, lui-même, la cinquième année de la traversée, paralysé par l’indolence, engourdi par l’apathie…
— Faites-moi un rapport pour ce soir, hein ? dit-il. Résultats préliminaires. Nouvelle et exceptionnelle espèce d’algues.
Joachil Noor fit un geste et les Skandars hissèrent le baquet d’algues sur leurs larges épaules et le transportèrent vers le laboratoire. Les trois biologistes les suivirent.
— Ils auront largement de quoi étudier, dit Vormecht.
— Regardez là-bas ! s’écria le second en tendant la main. Il y en a une épaisse couche devant nous !
— Trop épaisse, peut-être, dit Mikdal Hasz.
Sinnabor Lavon se tourna vers le chroniqueur, un petit homme à la voix sèche et aux yeux pâles, dont une épaule était plus haute que l’autre.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il.
— Les rotors obstrués, capitaine. Si les algues deviennent beaucoup plus épaisses. J’ai lu les histoires de la Vieille Terre qui parlent d’océans où les algues étaient impénétrables et de navires irrémédiablement empêtrés, dont l’équipage se nourrissait de crabes et de poissons et finissait par mourir de soif, et les bâtiments continuaient de dériver pendant des siècles avec les squelettes à bord…
— Des fables, des légendes, grogna Galimoin, le chef navigateur.
— Et si cela nous arrive ? demanda Mikdal Hasz.
— Est-ce possible ? demanda Vormecht.
Lavon se rendit compte que tous les regards convergeaient sur lui. Il regarda la mer. C’était vrai, les algues paraissaient plus épaisses ; elles formaient de grosses touffes devant l’étrave et leurs oscillations cadencées produisaient des palpitations et des gonflements à la surface plate et inerte de l’eau.
Mais il restait de larges trouées entre les bancs. Était-ce possible que ces algues puissent engloutir un excellent navire comme le Spurifon ? Le silence régnait sur le pont. C’était presque comique : l’horrible menace des algues, les officiers tendus, divisés et irritables, le capitaine auquel incombait de prendre la décision qui pouvait signifier la vie ou la mort…
Lavon se dit que la véritable menace n’était pas les algues mais l’ennui. Pendant des mois, la traversée avait été si peu mouvementée que les journées étaient devenues des vides qu’il avait fallu remplir avec les distractions les plus désespérées. Chaque jour à l’aube, la boule de soleil vert bronze des tropiques se levait au-dessus de Zimroel, à midi, il brillait au zénith dans un ciel sans nuages, l’après-midi, il plongeait vers l’horizon inconcevablement lointain, et le lendemain, c’était la même chose. Il n’y avait pas eu de pluie depuis plusieurs semaines, pas le moindre changement de temps. La Grande Mer emplissait tout l’univers. Ils ne voyaient aucune terre, pas le plus petit îlot à cette distance des côtes, aucun oiseau, aucun animal marin. Dans une telle existence, une espèce inconnue d’algues marines devenait une exquise nouveauté. Une féroce impatience rongeait l’esprit des voyageurs, ces explorateurs qui s’étaient consacrés à leur projet épique et qui maintenant, tristes et maussades, supportaient le tourment de savoir qu’ils avaient gâché leur vie dans un moment de folie romantique. Quand ils avaient levé l’ancre pour accomplir la première traversée de l’histoire de la Grande Mer qui occupait près de la moitié de la planète géante, aucun d’entre eux n’avait pensé que cela se passerait ainsi. Ils avaient imaginé des aventures quotidiennes, des animaux nouveaux d’une nature fabuleuse, des îles inconnues, des tempêtes dantesques, un ciel déchiré par les éclairs et coloré de nuages de dizaines de teintes rares. Mais pas cela, pas cette pénible uniformité, cette immuable répétition des jours. Lavon avait déjà commencé à évaluer les risques de mutinerie, car il s’en fallait peut-être encore de sept, neuf ou même onze ans avant qu’ils abordent les côtes du lointain continent d’Alhanroel, et il doutait qu’il y en eût beaucoup à bord qui auraient le courage d’aller jusqu’au bout. Il devait y en avoir des dizaines qui avaient commencé à rêver de faire demi-tour et de remettre le cap sur Zimroel ; lui-même en avait parfois rêvé. Cherchons donc les risques, songea-t-il, et si besoin est, fabriquons-les par l’imagination. Bravons-donc le péril, réel ou imaginaire, des algues marines. La possibilité du danger nous sortira de notre funeste léthargie.
— Nous pouvons affronter les algues, dit Lavon. Poursuivons notre route.
Au bout d’une heure, il commença à avoir des doutes. Du haut de la passerelle il contemplait avec méfiance les algues qui allaient s’épaississant. Elles formaient de petits îlots de cinquante à cent mètres de largeur et les trouées qui les séparaient se rétrécissaient. Toute la surface de la mer était en mouvement, palpitait et frémissait. Sous les rayons ardents du soleil presque à la verticale, les algues prenaient des teintes plus riches, passant d’un ton à un autre, comme activées par le déferlement d’énergie solaire. Il voyait des animaux se déplacer au milieu de l’enchevêtrement végétal : d’énormes crustacés ressemblant à des crabes, avec de nombreuses pattes, sphériques, à la carapace verte et noueuse, et des animaux serpentins évoquant un peu le calmar, se repaissant d’autres êtres vivants trop petits pour que Lavon pût les voir.
— Peut-être qu’un changement de cap… fit nerveusement Vormecht.
— Peut-être, dit Lavon. Je vais envoyer une vigie pour savoir jusqu’où s’étend cette saleté.
Changer de cap, même de quelques degrés, ne lui disait rien du tout. Sa route était tracée ; sa décision était arrêtée ; il craignait que la moindre déviation n’anéantît sa résolution déjà chancelante. Pourtant ce n’était pas un maniaque, fonçant sans tenir compte des risques. C’était seulement qu’il voyait à quel point il serait facile pour les passagers du Spurifon de perdre ce qu’il leur restait d’enthousiasme pour la folle entreprise dans laquelle ils s’étaient lancés.
C’était un âge d’or pour Majipoor, une époque de figures héroïques et de hauts faits mémorables. Des explorateurs partaient dans toutes les directions, dans les déserts arides de Suvrael, les forêts et les marais de Zimroel et les régions vierges de la périphérie d’Alhanroel, dans les archipels et les groupes d’îles qui bordaient les trois continents. La population augmentait rapidement, de petites villes se transformaient en cités et des cités en métropoles d’une taille invraisemblable, des colons non humains affluaient des mondes avoisinants pour chercher fortune, tout était croissance, excitation, changement. Et Sinnabor Lavon s’était réservé l’exploit le plus fou de tous, la traversée de la Grande Mer en bateau. Nul ne l’avait jamais tenté. De l’espace on voyait que la moitié de la surface de la planète géante était de l’eau, que les continents, aussi énormes qu’ils fussent, étaient tous tassés dans un seul hémisphère et que toute l’autre moitié de la planète n’était qu’un océan uniforme. Et bien que la colonisation humaine de Majipoor eût commencé depuis plusieurs milliers d’années, il y avait eu beaucoup de travail à faire sur terre et la Grande Mer avait été abandonnée à elle-même et aux armadas de dragons de mer qui la traversaient infatigablement d’ouest en est pendant leurs migrations qui duraient des décennies.
Mais Lavon aimait Majipoor et aspirait à l’embrasser tout entière. Il l’avait traversée d’Amblemorn, au pied du Mont du Château, à Til-omon, sur l’autre rivage de la Grande Mer ; et maintenant, mu par le besoin de boucler la boucle, il avait investi toutes ses ressources et toute son énergie dans l’armement de cet imposant bâtiment, aussi autonome et indépendant qu’une île, à bord duquel lui-même et un équipage aussi fou que lui avaient l’intention de passer une décennie ou plus à explorer cet océan inconnu. Il savait, et les autres savaient probablement aussi, qu’ils s’étaient embarqués dans une aventure qui était peut-être vouée à l’échec. Mais s’ils réussissaient, et s’ils arrivaient à bon port avec leur vaisseau sur la côte orientale d’Alhanroel où aucun long-courrier n’avait jamais accosté, leurs noms vivraient à jamais.
— Ohé ! s’écria soudain la vigie. Dragons en vue ! Ohé !
Des semaines d’ennui, grommela Vormecht, et puis tout arrive d’un seul coup !
Lavon vit la vigie dont la silhouette se découpait sur le ciel éblouissant tendre le bras au nord-nord-ouest. Il mit sa main en visière et suivit la direction du bras tendu. Oui ! De grandes formes bossuées glissaient paisiblement vers eux, les caudales dressées, les ailes ramenées près du corps ou, pour quelques-uns, magnifiquement déployées…
— Des dragons ! cria Galimoin.
— Des dragons, regardez ! hurlèrent une douzaine d’autres voix à la fois.
Le Spurifon avait déjà rencontré deux troupes de dragons de mer au cours de la traversée, après six mois de mer, au milieu des îles qu’ils avaient baptisées l’Archipel Stiamot, et deux ans plus tard, dans la partie de l’océan qu’ils avaient nommé la Fosse Arioc. Les deux fois, les troupes avaient été importantes, composées de centaines de gigantesques animaux avec de nombreuses femelles gravides, et elles étaient restées à distance du Spurifon. Mais ceux-ci ne semblaient être que des éléments isolés de leur troupe, pas plus d’une dizaine ou d’une vingtaine, une poignée de mâles géants et des jeunes mesurant à peine une douzaine de mètres. Les algues frémissantes semblaient maintenant sans importance alors que les dragons approchaient. Tout le monde semblait être sur le pont en même temps, trépignant d’excitation.
Lavon agrippait la rambarde. Il avait choisi de prendre un risque pour créer une diversion ; eh bien, le risque était là. Un dragon de mer adulte en colère pouvait désemparer un navire, même aussi bien défendu que le Spurifon, en lui assenant quelques coups violents. Ils n’attaquaient que rarement des vaisseaux qui ne les avaient pas assaillis les premiers, mais cela s’était parfois produit. Ces animaux imaginaient-ils que le Spurifon était un navire équipé pour la pêche au dragon ? Tous les ans, une nouvelle troupe de dragons de mer traversait les eaux entre Piliplok et l’Ile du Sommeil, parages dans lesquels la pêche était autorisée, et des flottes de dragonniers réduisaient sensiblement leur nombre ; les gros, au moins, devaient être des survivants de ce massacre, et qui pouvait savoir quelles rancunes ils nourrissaient ? Les harponneurs du Spurifon se mirent en position de tir sur un signe de Lavon.
Mais il n’y eut pas d’attaque. Les dragons semblaient considérer le navire comme une curiosité, rien de plus. Ils étaient venus ici pour se nourrir. Quand ils atteignirent les premiers amas d’algues, ils ouvrirent leur immense bouche et commencèrent à en engloutir d’énormes quantités, absorbant en même temps les sortes de crabes et de calmars et tout le reste. Pendant plusieurs heures, ils pâturèrent bruyamment au milieu des algues, puis, comme d’un commun accord, ils s’enfoncèrent sous la surface de la mer et disparurent en quelques instants.
Un grand cercle de mer libre entourait maintenant le Spurifon.
— Ils ont dû en avaler des tonnes, murmura Lavon. Des tonnes !
— Et maintenant la voie est libre, dit Galimoin.
— Non, dit Vormecht en secouant la tête. Vous voyez, capitaine ? L’herbe à dragon, là-bas. De plus en plus épaisse ?
Lavon regarda dans le lointain. Partout où il portait son regard une mince ligne sombre bordait l’horizon.
— La terre, suggéra Galimoin. Des îles… des atolls…
— Tout autour de nous ? fit Vormecht d’un ton méprisant. Non, Galimoin. Nous nous sommes enfoncés au milieu d’un continent de cette herbe à dragon. La trouée que les dragons ont faite en mangeant n’est qu’une illusion. Nous sommes pris au piège !
— Ce ne sont que des algues, répliqua Galimoin. S’il le faut, nous nous fraierons un chemin à travers.
Lavon gardait les yeux fixés sur l’horizon avec inquiétude. Il commençait à partager le malaise de Vormecht. Quelques heures plus tôt, l’herbe à dragon était limitée à quelques filaments épars, puis s’était transformée en touffes et en bancs ; mais maintenant, et bien que le navire voguât provisoirement en eau libre, il semblait véritablement qu’un cercle continu d’algues les entourât de la poupe à la proue. Mais pouvaient-elles devenir assez épaisses pour entraver leur progression ?
C’était l’heure du crépuscule. L’air lourd et chaud rosit, puis devint rapidement gris. L’obscurité venue du ciel à l’orient s’abattit sur les voyageurs.
— Demain matin, nous enverrons des canots pour voir ce qu’il y a à voir, annonça Lavon.
Ce soir-là après dîner, Joachil Noor fit un rapport sur l’herbe à dragon : une algue géante, compliquée sur le plan de la biochimie et méritant un examen approfondi. Elle parla longuement de son système complexe de coloration et de sa puissante contractilité. Tout le monde à bord, y compris ceux qui étaient égarés dans le brouillard d’une dépression sans espoir depuis des semaines, se rassembla pour scruter les spécimens dans le baquet, les toucher, s’interroger et faire des remarques. Sinnabor Lavon se réjouit de retrouver une telle animation à bord du Spurifon après toutes ces semaines de cafard.
Il rêva cette nuit-là qu’il dansait sur l’eau, exécutant un vigoureux pas seul dans un ballet plein d’entrain. L’herbe à dragon était ferme et souple sous ses pieds aériens.
Il fut réveillé une heure avant l’aube par des coups insistants frappés à la porte de sa cabine. C’était un Skandar, Skeen, du troisième quart.
— Venez vite, capitaine… l’herbe à dragon…
Même aux premiers reflets nacrés du jour nouveau l’ampleur du désastre était évidente. Durant toute la nuit, le Spurifon avait suivi sa route et l’herbe à dragon avait avancé, si bien que le navire se trouvait au cœur d’un enchevêtrement serré d’algues marines qui paraissait s’étendre jusqu’aux confins de l’univers. Le paysage qui se présentait aux yeux de Lavon tandis que les premières traînées vertes du matin teintaient le ciel paraissait sortir tout droit d’un rêve : un tapis uni et continu composé de milliards de fibres végétales enchevêtrées, dont la surface frémissait, se convulsait, palpitait et tremblait et dont les couleurs en perpétuel changement passaient par toute une gamme de tons profonds et agressifs. On pouvait voir çà et là les habitants de cet inextricable réseau courir, ramper, glisser, onduler, grimper et détaler. De l’impénétrable lacis d’algues s’élevait une odeur si pénétrante qu’elle semblait traverser directement les narines jusqu’au fond du crâne. On ne voyait nulle part d’eau libre. Le Spurifon était arrêté, encalminé, aussi immobile que s’il avait couvert durant la nuit quinze cents kilomètres par voie de terre jusqu’au cœur du désert de Suvrael.
Lavon tourna les yeux vers Vormecht – le second, si bougon et énervé toute la journée de la veille, arborait maintenant l’air calme de celui dont les craintes se voient justifiées –, puis vers le chef navigateur Galimoin dont la confiance débordante avait laissé place à une disposition d’esprit tendue et explosive que traduisaient clairement son regard dur et fixe et ses lèvres sévèrement pincées.
— J’ai fait stopper les machines, dit Vormecht. Nous aspirions de pleins barils d’herbe à dragon. Les rotors ont été complètement obstrués presque instantanément.
— Peut-on les désobstruer ? demanda Lavon.
— Nous sommes en train de le faire, répondit Vormecht. Mais dès que nous remettrons les machines en marche, nous allons aspirer des algues par toutes les ouïes.
Les sourcils froncés, Lavon se tourna vers Galimoin.
— Avez-vous réussi à évaluer la superficie de la masse d’algues ?
— Nous n’en voyons pas les limites, capitaine.
— Et avez-vous sondé sa profondeur ?
— C’est comme une pelouse. On ne peut pas faire traverser les plombs.
Lavon poussa un long soupir.
— Mettez immédiatement des canots à la mer. Nous devons étudier ce que nous affrontons. Vormecht, envoyez deux plongeurs pour découvrir jusqu’à quelle profondeur va la couche d’algues et si nous pouvons trouver un moyen de protéger nos entrées d’air. Et demandez à Joachil Noor de monter ici.
La petite biologiste apparut promptement, l’air las mais obstinément pleine d’entrain. Avant que Lavon ait pu dire un mot, elle annonça :
— J’ai passé toute la nuit à étudier les algues. Elles fixent les métaux, avec une forte concentration de rhénium et de vanadium dans…
— Avez-vous remarqué que nous sommes immobilisés ?
Cela parut la laisser indifférente.
— Je vois, dit-elle.
— Nous nous retrouvons comme dans les vieilles légendes où des navires sont pris dans des herbes impénétrables et sont abandonnés en mer. Nous sommes peut-être ici pour un bon moment.
— Cela nous donnera une chance d’étudier cet écosystème unique, capitaine.
— Pendant le reste de notre vie, peut-être.
— Croyez-vous ? demanda Joachil Noor, enfin alarmée.
— Je n’en sais rien. Mais je veux que vous changiez l’orientation de vos recherches, pour le moment. Trouvez-moi ce qui peut tuer ces herbes, à part l’exposition à l’air. Il nous faudra peut-être mener contre elles une guerre biologique si nous voulons un jour sortir d’ici. Je veux un produit chimique, une méthode, un procédé pour dégager nos rotors.
— Emparez-vous de deux dragons de mer, répondit immédiatement Joachil Noor, enchaînez-les à la proue, un de chaque côté, et laissez-les manger pour nous libérer.
— Réfléchissez-y plus sérieusement, fit Sinnabor Lavon sans sourire, et revenez plus tard me faire votre rapport.
Il regarda tandis que l’on mettait deux canots à la mer, chacun avec quatre membres de l’équipage. Lavon se prit à espérer, mais il n’y avait aucune chance : presque aussitôt, les pales forent bloquées et les marins durent se résoudre à prendre les avirons et à effectuer une lente et exténuante progression à travers les algues, s’arrêtant parfois pour repousser à coups de gourdins les intrépides crustacés géants qui grouillaient sur la surface du tapis d’algues. En un quart d’heure, les canots ne s’étaient pas éloignés du navire de plus d’une centaine de mètres. Entre-temps, deux plongeurs, un Hjort et un humain, munis de masques, étaient descendus, taillant des ouvertures dans l’herbe à dragon le long de la coque et disparaissant dans les profondeurs. Au bout d’une demi-heure, ils n’étaient pas remontés et Lavon s’adressa à son second.
— Vormecht, combien de temps des hommes peuvent-ils rester sous l’eau avec ces masques ?
— À peu près jusqu’à maintenant, capitaine. Peut-être un peu plus longtemps pour le Hjort, mais guère plus.
— C’est bien ce que je pensais.
— Nous n’allons certainement pas envoyer d’autres plongeurs à leur recherche, n’est-ce pas ?
— Certainement pas, fit sombrement Lavon. Croyez-vous que le submersible pourrait pénétrer dans les algues ?
— Probablement pas. J’en doute également. Mais nous allons devoir essayer. Demandez des volontaires.
Le Spurifon transportait un petit sous-marin qu’il utilisait pour ses recherches scientifiques. Il n’avait pas servi depuis des mois et quand il fut prêt à descendre, plus d’une heure s’était écoulée ; le sort des deux plongeurs ne faisait plus de doute. Et Lavon sentit la conscience de leur mort peser sur son esprit comme une chape de métal glacé. Il n’avait jamais vu quelqu’un mourir, sauf d’extrême vieillesse, et il lui était difficile de comprendre l’étrangeté de la mortalité accidentelle, presque autant que de savoir qu’il était responsable de ce qui s’était passé.
Trois volontaires montèrent dans le sous-marin qui fut hissé par-dessus bord à l’aide d’un treuil. Il reposa un moment à la surface de l’eau, puis ses occupants firent sortir les pinces escamotables dont il était équipé et, comme un gros crabe luisant, il commença à s’enfoncer en creusant. Ce fut long, car l’herbe à dragon adhérait étroitement à lui et reconstituait son tissu végétal presque aussi vite que les pinces le déchiraient. Mais peu à peu, le petit bâtiment cessa d’être visible.
Galimoin hurlait quelque chose dans un porte-voix sur un autre pont. Lavon leva les yeux et vit les deux canots qu’il avait fait mettre à la mer aux prises avec les algues à quelque huit cent mètres du navire. C’était maintenant le milieu de la matinée et, avec l’éclat aveuglant de la lumière, il était difficile de dire dans quelle direction ils allaient, mais ils semblaient être en train de revenir.
Seul et silencieux, Lavon attendait sur la passerelle. Nul n’osait s’approcher de lui. Il tenait les yeux fixés sur le tapis flottant d’herbe à dragon, soulevé çà et là par d’étranges et effrayants organismes, et songeait aux deux noyés, aux autres dans le submersible, à ceux qui étaient dans les canots et à ceux qui étaient restés en sécurité à bord du Spurifon, tous grotesquement empêtrés dans cette situation critique. Comme il eût été facile d’éviter cela, se dit-il ; et comme c’est facile d’avoir de telles pensées. Et vain.
Il resta à son poste, immobile, bien après midi, dans le silence, les vapeurs, la chaleur et la puanteur. Puis il regagna sa cabine. Plus tard dans la journée, Vormecht vint lui annoncer que l’équipage du submersible avait découvert près des rotors immobilisés les corps des plongeurs étroitement enveloppés dans un linceul d’herbe à dragon, comme si les algues s’étaient délibérément jetées sur eux pour les étouffer. Cela laissa Lavon sceptique ; il soutint qu’ils avaient seulement dû s’empêtrer dedans, mais sans conviction. Le sous-marin lui-même avait eu du mal et avait failli griller ses moteurs dans son effort pour s’enfoncer à quinze mètres. D’après Vormecht, les algues formaient une couche compacte d’environ trois mètres cinquante sous la surface de la mer.
— Et les canots ? demanda Lavon.
Le second lui répondit qu’ils étaient bien revenus et que les marins étaient épuisés par l’effort qu’ils avaient fourni pour ramer dans l’enchevêtrement d’algues. Dans toute la matinée, ils n’avaient pas réussi à s’éloigner de plus d’un kilomètre et demi du navire et ils n’avaient pas vu de limites à l’herbe à dragon, pas la moindre brèche dans cette trame ininterrompue. L’un des marins avait été attaqué par un crabe pendant le retour mais s’en était tiré avec de petites coupures.
Il n’y eut aucune évolution de la situation pendant la journée. Aucune évolution ne paraissait possible. L’herbe à dragon s’était emparée du Spurifon, elle n’avait aucune raison de relâcher le navire, à moins que les voyageurs ne l’y contraignent, et Lavon ne voyait pas pour l’instant comment ils pourraient s’y prendre.
Il demanda à Mikdal Hasz, le chroniqueur, de se promener parmi les passagers du Spurifon et de vérifier leur état d’esprit.
— Calme, dans l’ensemble, déclara Hasz. Certains sont inquiets. La plupart trouvent notre situation étrangement intéressante : une stimulation, un changement bienvenu après la monotonie de ces derniers mois.
— Et vous-même ?
— Je nourris quelques craintes, capitaine. Mais je veux croire que nous trouverons un moyen d’en sortir. Et la beauté de cet étrange paysage provoque chez moi un plaisir inattendu.
De la beauté ? Il n’était jamais venu à l’idée de Lavon d’y trouver de la beauté. Le visage fermé, il contempla les kilomètres d’herbe à dragon, rouge bronze sous le ciel que le soleil couchant ensanglantait. Une brume rouge s’élevait de l’eau et dans cette épaisse vapeur les habitants des algues se déplaçaient en grand nombre, de sorte que l’énorme tissu d’algues semblable à un radeau était en perpétuel mouvement. De la beauté ? Une certaine beauté, en effet, reconnut Lavon. Il eut l’impression que le Spurifon s’était échoué au milieu de quelque gigantesque peinture, un vaste parchemin aux formes estompées et fluides représentant un monde onirique et déconcertant, sans points de repères, sur la surface liquide duquel se produisaient d’incessants changements de motifs et de couleurs. Tant qu’il pourrait s’empêcher de considérer l’herbe à dragon comme l’ennemie et la destructrice de tout ce pour quoi il avait œuvré, il lui serait possible d’admirer dans une certaine mesure les formes et les reflets mouvants qui l’environnaient.
Il resta éveillé une grande partie de la nuit, cherchant sans succès une tactique à utiliser contre cet ennemi végétal.
Le matin amena de nouvelles teintes dans les algues, des verts pâles et des jaunes marbrés sous un ciel déprimant couvert de petits nuages. Cinq ou six dragons de mer colossaux étaient visibles à une grande distance, se frayant lentement un chemin dans l’eau en mangeant. Comme ce serait commode, songea Lavon, si le Spurifon pouvait en faire autant !
Il alla rejoindre ses officiers. Eux aussi avaient remarqué la sérénité, voire la fascination, qui avaient prédominé la veille au soir. Mais ils discernaient des tensions qui commençaient à se faire jour dès le matin.
— Ils étaient déjà insatisfaits et avaient le mal du pays, dit Vormecht, et il leur faut maintenant supporter un nouveau retard de plusieurs jours ou même de plusieurs semaines.
— Et pourquoi pas de mois ou d’années ou à jamais, fit Galimoin d’un ton brusque. Qu’est-ce qui vous autorise à croire que nous en sortirons un jour ?
La tension rendait la voix du navigateur discordante et des tendons saillaient sur les côtés de son cou épais. Lavon avait senti depuis longtemps qu’il y avait une instabilité quelque part chez Galimoin mais il ne s’attendait tout de même pas à la rapidité avec laquelle il craquait devant l’assaut de l’herbe à dragon.
Vormecht paraissait tout aussi stupéfait.
— Vous nous avez dit vous-même avant-hier, fit-il d’une voix où perçait l’étonnement, « ce ne sont que des algues. Nous nous fraierons un chemin à travers ». Vous vous en souvenez ?
— Je ne savais pas alors ce que nous affrontions, grommela Galimoin.
Lavon tourna les yeux vers Joachil Noor.
— Est-il possible que cette végétation soit migratrice ? demanda-t-il. Que toute cette formation se disloque et nous relâche ?
— Ce pourrait arriver, répondit la biologiste en secouant la tête. Mais je ne vois aucune raison de compter là-dessus. Il s’agit plus vraisemblablement d’un écosystème permanent. Les courants pourraient l’entraîner vers d’autres parties de la Grande Mer, mais dans ce cas, ils nous y porteraient aussi.
— Vous voyez ? dit Galimoin d’un ton sinistre. C’est désespéré.
— Pas encore, dit Lavon. Vormecht, nous serait-il possible d’utiliser le submersible pour installer des écrans devant les entrées d’air ?
— Peut-être. Peut-être.
— Essayez. Demandez aux fabricateurs de construire des écrans sur-le-champ. Joachil Noor, peut-on envisager une contre-attaque chimique contre les algues ?
— Nous poursuivons les analyses, répondit-elle. Je ne puis rien promettre.
Personne ne pouvait rien promettre. Ils pouvaient seulement réfléchir et travailler, attendre et espérer.
Il fallut deux jours pour tracer les plans des écrans et cinq autres pour la construction. Entretemps, Joachil Noor expérimentait des méthodes pour tuer l’herbe à dragon autour du navire, sans résultat apparent.
Durant ces journées, non seulement le Spurifon mais le temps même sembla s’arrêter. Lavon faisait le point quotidiennement et tenait le livre de bord ; le navire se déplaçait en fait de quelques milles marins par jour, se dirigeant régulièrement vers le sud-sud-ouest ; mais il n’allait nulle part par rapport à toute la masse des algues ; pour avoir un point de repère ils enduisirent de teinture l’herbe à dragon tout autour du navire, mais les jours qui passaient n’apportaient aucun mouvement dans les grandes taches jaunes et écarlates. Et sur cet océan, portés par les courants, ils pouvaient dériver à jamais sans s’approcher de la terre.
Le découragement commençait à s’emparer de Lavon. Il avait des difficultés à continuer à se tenir droit ; ses épaules commençaient à tomber et sa tête était comme un poids mort. Il se sentait plus vieux ; il se sentait vieux. Il était rongé par un sentiment de culpabilité. La responsabilité de ne pas s’être écarté de la zone d’herbe à dragon au moment où le danger était devenu apparent pesait sur lui. Il se disait que quelques heures seulement auraient tout changé, mais il s’était laissé distraire par le spectacle des dragons de mer et par sa stupide théorie selon laquelle un peu de risques ajouterait du piquant à ce qui était devenu un voyage d’une mortelle fadeur. Pour cela il s’accablait sans pitié et il n’avait qu’un pas à franchir pour se reprocher d’avoir entraîné ces gens à leur corps défendant dans tout cet absurde et vain voyage. Une traversée d’une durée de dix ou quinze ans, de nulle part à nulle part. Pourquoi ? Mais pourquoi ?
Il faisait pourtant en sorte d’entretenir le moral des autres. La ration de vin – limitée, car les réserves du navire devaient durer toute la traversée – fut doublée. Il y eut des soirées à bord. Lavon ordonna à tous les groupes de recherches de mettre leurs études océanographiques à jour, estimant que ce n’était pas le moment pour quiconque de se laisser aller à l’oisiveté. Des travaux qui auraient dû être écrits des mois, voire des années plus tôt mais qui avaient été mis de côté au fil de la longue et lente progression du navire devaient maintenant être achevés dans les meilleurs délais. Le travail était le meilleur remède à l’ennui, à la déception et – un facteur nouveau et en aggravation – à la peur.
Quand les premiers écrans furent prêts, un équipage de volontaires descendit dans le submersible pour essayer de les souder à la coque par-dessus les entrées d’air. Cette tâche, déjà délicate dans les meilleures conditions, était rendue encore plus difficile par la nécessité de l’exécuter entièrement à l’aide des pinces escamotables du petit bâtiment. Après la perte des deux plongeurs Lavon ne voulait plus risquer de laisser quelqu’un entrer dans l’eau, sauf dans le submersible. Les travaux avançaient jour après jour sous la direction d’un mécanicien qualifié nommé Duroin Klays, mais c’était une tâche ingrate. Les pesantes masses d’herbe à dragon, venant heurter la coque à chaque mouvement de la houle, arrachaient fréquemment les fragiles fixations et les soudeurs n’avançaient guère.
Durant le sixième jour du travail, Duroin Klays vint voir Lavon avec une poignée de photographies glacées. Elles montraient des taches orange sur un rond gris terne.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Lavon.
— Corrosion de la coque, capitaine. Je l’ai remarqué hier et j’ai pris une série de clichés sous-marins ce matin.
— Corrosion de la coque ? répéta Lavon avec un sourire forcé. C’est presque impossible. La coque est exceptionnellement résistante. Quant à ce que vous me montrez ici, il doit s’agir d’anatifes, ou d’une variété d’éponges, ou bien…
— Non, capitaine, dit Duroin Klays Ce n’est peut-être pas net sur les photos, mais on le voit clairement quand on est dans le submersible. Cela fait de petites marques qui rongent le métal. J’en suis tout à fait sûr, capitaine.
Lavon congédia le mécanicien et fit appeler Joachil Noor. Elle étudia longuement les photographies.
— C’est tout à fait vraisemblable, déclara-t-elle enfin.
— Que l’herbe à dragon ronge la coque ?
— Nous soupçonnons cette possibilité depuis quelques jours. L’une de nos premières découvertes fut l’existence d’une forte variation du pH entre cette partie de l’océan et la mer libre. Nous sommes dans un bain acide, capitaine, et je suis persuadée que ce sont les algues qui sécrètent ces acides. Et nous savons qu’elles fixent les métaux et qu’elles sont riches en éléments lourds. En temps normal elles tirent leurs métaux de l’eau de mer, bien entendu. Mais elles doivent considérer le Spurifon comme une gigantesque table de festin. Je ne serais pas étonnée d’apprendre que la raison pour laquelle l’herbe à dragon est devenue si épaisse en si peu de temps à proximité de nous est que les algues ont afflué depuis des kilomètres à la ronde pour avoir part au gâteau.
— Si c’est le cas, il est stupide d’espérer que l’amoncellement d’algues se dispersera de lui-même.
— Effectivement.
— Et si nous y restons bloqués assez longtemps, dit Lavon en plissant les yeux, l’herbe à dragon fera des trous qui finiront par transpercer la coque.
— Cela pourrait prendre des siècles, fit la biologiste en riant. La famine est un problème plus immédiat.
— Comment cela ?
— Combien de temps pouvons-nous tenir en ne nous nourrissant que de ce qui est actuellement entreposé à bord ?
— Quelques mois, je suppose. Vous savez que nous comptons sur ce que nous attrapons à mesure que nous avançons. Voulez-vous dire…
— Oui, capitaine. Tout est probablement toxique pour nous dans l’écosystème qui nous entoure en ce moment. Les algues absorbent les métaux océaniques. Les petits crustacés et les poissons se nourrissent des algues. Les gros animaux mangent les petits. La concentration en sels métalliques devient de plus en plus forte à mesure que nous remontons la chaîne. Et nous…
— … ne nous porterons pas bien en nous nourrissant de rhénium et de vanadium.
— Ainsi que de molybdène et de rhodium. Non, capitaine. Avez-vous pris connaissance des derniers rapports médicaux ? Une épidémie de nausées, des accès de fièvre, quelques problèmes circulatoires… vous-même, comment vous sentez-vous, capitaine ? Et ce n’est que le début. Aucun de nous n’a encore rien eu de grave. Mais dans une semaine, ou deux, ou trois…
— Que la Dame nous protège ! souffla Lavon.
— La bénédiction de la Dame ne s’étend pas si loin à l’ouest, dit Joachil Noor.
Elle eut un sourire froid.
— Je recommande que l’on cesse immédiatement toute pêche, poursuivit-elle, et que l’on se serve de nos provisions jusqu’à ce que nous soyons sortis de ces parages. Et que nous achevions de poser les écrans de protection des rotors aussi rapidement que possible.
— D’accord, fit Lavon.
Quand elle l’eut quitté, il monta sur la passerelle et contempla d’un air sombre l’eau encombrée et frémissante. Ce jour-là, les couleurs étaient plus riches que jamais, ocre, sépia, feuille-morte, indigo. L’herbe à dragon était florissante. Lavon imagina les fibres charnues venant frapper contre la coque, attaquant le métal luisant avec leurs sécrétions acides, le brûlant molécule après molécule, transformant le navire en bouillie d’ions et l’avalant gloutonnement. Il frissonna. Toute beauté lui paraissait maintenant bannie de la texture enchevêtrée des algues marines. Cette masse dense et étroitement entrelacée de végétaux qui s’étendait jusqu’à l’horizon ne représentait plus pour lui que la puanteur et la pourriture, le danger et la mort, les gaz barbotant de la décomposition et les mâchoires secrètes de la destruction. D’heure en heure, les flancs du grand vaisseau s’amincissaient et il restait assis, immobile, impuissant, au milieu de l’ennemi qui le dévorait.
Lavon essaya d’empêcher ces nouveaux périls d’être connus de tous. C’était, bien entendu, impossible ; les secrets ne pouvaient durer longtemps dans un univers clos comme le Spurifon. L’insistance qu’il mettait à garder le secret servit au moins à réduire au minimum la discussion publique de ces problèmes, qui pouvait si rapidement conduire à la panique. Chacun était au courant mais chacun faisant comme s’il était le seul à se rendre compte de la gravité de la situation.
Mais la tension montait. Les caractères devenaient irascibles ; les conversations étaient difficiles ; des mains tremblaient, il y avait des bafouillages, on laissait échapper des objets. Lavon restait à l’écart des autres autant que ses fonctions le lui permettaient. Il priait pour leur délivrance et cherchait conseil dans les rêves, mais Joachil Noor semblait avoir raison : les voyageurs étaient hors d’atteinte de la bienveillante Dame de l’Ile dont les conseils apportaient du réconfort à ceux qui souffraient et la sagesse à ceux qui étaient inquiets.
L’unique et nouvelle lueur d’espoir vint des biolégistes. Joachil Noor suggéra qu’il était peut-être possible de perturber le champ électrique de l’herbe à dragon en faisant passer un courant à travers l’eau. Cela parut douteux à Lavon, mais il l’autorisa à faire travailler là-dessus quelques-uns des techniciens du navire.
Et enfin le dernier écran fut en place. C’était vers la fin de la troisième semaine de leur captivité.
— Lancez les rotors, ordonna Lavon.
Le navire se mit à vibrer d’une vie retrouvée quand les rotors se mirent en marche. Sur la passerelle, les officiers restaient pétrifiés : Lavon, Vormecht et Galimoin, silencieux, immobiles, respirant à peine. De minuscules vaguelettes se formèrent le long de la proue. Le Spurifon commençait à bouger ! Lentement, opiniâtrement, le navire se frayait un chemin à travers la masse dense d’herbe à dragon frémissante… puis il trépida, fut parcouru d’une secousse et les vibrations des rotors cessèrent…
— Les écrans ne tiennent pas ! hurla Galimoin d’une voix angoissée.
— Trouvez ce qui se passe, ordonna Lavon à Vormecht.
Il se tourna vers Galimoin qui se tenait debout comme si ses pieds avaient été cloués au pont, tremblant, transpirant, les muscles frémissant curieusement sur ses lèvres et ses joues.
— Ce n’est probablement qu’un petit contretemps, lui dit doucement Lavon. Venez, allons boire un peu de vin, et dans un instant nous repartirons.
— Non, beugla Galimoin. J’ai senti les écrans s’arracher. L’herbe à dragon est en train de les dévorer.
— Les écrans tiendront, dit Lavon d’un ton plus pressant. Demain à la même heure, nous serons loin d’ici et vous aurez remis le cap sur Alhanroel…
— Nous sommes perdus ! hurla Galimoin.
Il se dégagea brusquement, se précipita en bas des marches en battant l’air de ses bras et disparut. Lavon hésita. Vormecht revint, l’air sombre : les écrans avaient effectivement lâché, les rotors étaient obstrués et le navire s’était de nouveau arrêté. Lavon sentit son courage vaciller. Il était contaminé par le désespoir de Galimoin. Le rêve de sa vie se terminait par un échec, une catastrophe absurde, une farce grotesque. Joachil Noor apparut.
— Capitaine, savez-vous que Galimoin est devenu fou furieux ? Il est monté sur le pont d’observation, il gémit, il hurle, il danse et il veut provoquer une mutinerie.
— Je vais aller le voir, dit Lavon.
— J’ai senti les rotors démarrer. Et puis…
— Encore obstrués, fit Lavon en hochant la tête. Les écrans ont lâché.
Tandis qu’il se dirigeait vers la passerelle, il entendit Joachil Noor dire quelque chose à propos de son projet électrique et qu’elle était prête à effectuer les premières expériences à une grande échelle ; il lui répondit de commencer immédiatement et de lui faire un rapport dès qu’il y aurait des résultats encourageants. Mais les paroles de la biologiste lui sortirent rapidement de l’esprit. Il était absorbé par le problème que posait Galimoin.
Ce dernier avait pris position sur la haute plateforme à tribord où il faisait ses observations et ses calculs des latitudes et des longitudes. Il faisait maintenant des bonds désordonnés d’animal au cerveau dérangé, allant et venant en se pavanant, battant l’air de ses bras, hurlant des propos incohérents, chantant d’une voix rauque des bribes de ballades, accusant Lavon d’être un imbécile qui les avait intentionnellement menés dans ce piège. À peu près une douzaine de membres de l’équipage étaient rassemblés au-dessous de la plate-forme et écoutaient ; certains lançaient des quolibets, d’autres criaient leur approbation et d’autres encore arrivaient rapidement ; c’était l’amusement du moment, le divertissement du jour. Lavon vit avec horreur Hasz déboucher sur la plate-forme de Galimoin en venant de l’autre côté. Hasz parlait à voix basse, faisant des signes au navigateur, l’exhortant calmement à redescendre ; à plusieurs reprises Galimoin interrompit sa harangue pour regarder dans la direction de Hasz et grogner des menaces. Mais Hasz continuait d’avancer. Il n’était plus qu’à un ou deux mètres de Galimoin et parlait toujours, souriant et étendant ses mains ouvertes comme pour lui montrer qu’il ne portait pas d’arme.
— Fichez le camp ! rugit Galimoin. Reculez !
Lavon, qui lui-même s’approchait furtivement de la plate-forme, fit signe à Hasz de rester hors de portée. Trop tard : pris de fureur, Galimoin bondit sur Hasz comme un forcené, souleva le petit homme comme une poupée de chiffon et le projeta dans la mer par-dessus le bastingage. Un cri de stupéfaction s’éleva du groupe de spectateurs. Lavon se précipita vers le bastingage juste à temps pour voir Hasz, les membres battant l’air, s’écraser sur la surface de l’eau. Il y eut instantanément une activité convulsive dans l’herbe à dragon. Telles des anguilles rendues folles, les fibres charnues se mirent à grouiller, à onduler et à se tortiller ; pendant quelques instants la mer parut être en ébullition ; puis Hasz disparut.
Un vertige terrifiant s’empara de Lavon. Il eut l’impression que son cœur emplissait toute sa poitrine et écrasait ses poumons et que son cerveau tournoyait dans son crâne. Il ne s’était jamais trouvé en présence de la violence. Il n’avait de sa vie jamais eu connaissance du meurtre d’un être humain commis volontairement par un autre être humain. Il était intolérable et c’était une blessure mortelle que cela dût se produire sur son navire et être commis par l’un de ses officiers sur un autre. Il s’avança comme quelqu’un qui marche en rêvant, posa les mains sur les épaules puissantes et musculeuses de Galimoin et, avec une force qu’il ne s’était jamais connue, il fit passer le navigateur pardessus le bastingage, aisément, sans réfléchir. Il entendit une plainte étranglée et le bruit d’un plongeon ; il baissa la tête, hébété, épouvanté, et vit la mer entrer une seconde fois en ébullition tandis que l’herbe à dragon se refermait sur le corps de Galimoin qui se débattait.
Lentement, d’une démarche engourdie, Lavon descendit de la plate-forme.
Il se sentait étourdi et avait les joues en feu. Il lui semblait que quelque chose s’était brisé en lui. Un cercle de visages flous l’entouraient. Petit à petit, il discerna des yeux, des bouches, les contours de visages familiers. Il commença à dire quelque chose, mais aucun mot ne sortait, seulement des sons. Il perdit l’équilibre et fut rattrapé et allongé sur le pont. Quelqu’un avait passé le bras autour de ses épaules ; quelqu’un lui donnait du vin. Il entendit une voix dire :
— Regardez ses yeux. Il est en état de choc !
Lavon commença à frissonner. Sans savoir comment – il n’avait pas eu conscience d’être transporté – il se retrouva dans sa cabine, Vormecht penché sur lui et d’autres debout derrière.
— Le navire vogue, capitaine, dit calmement le second.
— Quoi ? Quoi ? Hasz est mort. Galimoin a tué Hasz et j’ai tué Galimoin.
— C’était la seule chose à faire. Il était devenu fou.
— Je l’ai tué, Vormecht !
— Nous n’aurions pas pu garder un fou enfermé à bord pendant encore dix ans. Il représentait un danger pour nous tous. Sa vie était perdue. Vous aviez la responsabilité. Vous avez bien agi.
— Nous ne tuons pas, dit Lavon. Nos ancêtres barbares, sur la Vieille Terre, il y a bien longtemps, se donnaient la mort, mais nous ne tuons pas. Je ne tue pas. Nous étions des animaux, jadis, mais c’était à une autre époque, sur une planète différente. Je l’ai tué, Vormecht.
— C’est vous le capitaine. Vous aviez le droit. Il menaçait le succès de notre entreprise.
— Le succès ? Le succès ?
— Le navire a recommencé à voguer, capitaine.
Lavon le fixa du regard, mais il ne parvenait pas à accommoder.
— Que dites-vous ?
— Venez. Venez voir.
Lavon sentit quatre bras massifs l’entourer et il perçut l’odeur forte et musquée de la fourrure du Skandar. Le marin géant le souleva et le transporta jusqu’au pont, puis il le reposa précautionneusement. Lavon tituba, mais Vormecht était à ses côtés, ainsi que Joachil Noor. Le second montra la mer du doigt. Une zone d’eau dégagée bordait le Spurifon sur toute la longueur de sa coque.
— Nous avons mis des câbles dans l’eau et nous avons donné à l’herbe à dragon une bonne décharge électrique, dit Joachil Noor. Cela a provoqué un court-circuit dans leur système contractile. Les algues les plus proches de nous sont mortes instantanément et les autres ont commencé à se retirer. Il y a maintenant devant nous un chenal dégagé à perte de vue.
— Le voyage est sauvé, s’écria Vormecht. Nous pouvons poursuivre notre route, capitaine !
— Non, fit Lavon.
Il sentait le brouillard et la confusion se retirer de son esprit.
— Qui est le navigateur maintenant ? Faites-lui faire demi-tour et mettre le cap sur Zimroel.
— Mais…
— Demi-tour ! Cap sur Zimroel !
Ils le regardaient bouche bée, abasourdis, sidérés.
— Capitaine, vous n’êtes pas redevenu vous-même. Donner un tel ordre, au moment-même où tout va de nouveau bien. Vous avez besoin de vous reposer, et dans quelques heures vous vous sentirez…
— Le voyage est terminé, Vormecht. Nous faisons demi-tour.
— Non !
— Non ? Alors c’est une mutinerie ?
Leur regard était vide, leur visage restait impassible.
— Voulez-vous vraiment continuer ? demanda Lavon. À bord d’un navire maudit commandé par un meurtrier ? Vous en aviez tous assez de ce voyage avant que tout cela arrive. Croyez-vous que je ne le savais pas ? Vous étiez avide de rentrer. Vous n’osiez pas le dire, c’est tout. Eh bien, maintenant, j’éprouve la même chose que vous.
— Nous sommes en mer depuis cinq ans, dit Vormecht. Nous sommes peut-être à la moitié de la traversée. Il ne nous faudrait peut-être pas plus longtemps pour atteindre les côtes d’Alhanroel que pour parcourir la même route en sens inverse.
— Mais nous ne les atteindrons peut-être jamais, répliqua Lavon. Qu’importe. Je n’ai plus le courage d’aller de l’avant.
— Demain, vous penserez peut-être différemment, capitaine.
— Demain, j’aurai encore du sang sur les mains, Vormecht. Je n’étais pas destiné à amener ce navire à bon port de l’autre côté de la Grande Mer. Nous avons payé notre liberté de quatre vies, mais cela a mis un terme au voyage.
— Capitaine…
— Faites demi-tour, ordonna Lavon.
Quand ils vinrent le voir le lendemain, l’implorant de les laisser continuer le voyage et soutenant que la gloire éternelle et l’immortalité les attendaient sur les côtes d’Alhanroel, Lavon refusa calmement et simplement d’en discuter avec eux. Il leur répéta qu’il était impossible de continuer. Alors ils échangèrent des regards entre eux, eux qui avaient détesté la traversée et avaient aspiré à en être débarrassés et qui, dans les moments euphoriques de la victoire sur l’herbe à dragon, avaient changé d’avis, et ils changèrent une nouvelle fois d’avis, car sans la force de volonté de Lavon il n’était plus question de continuer. Ils remirent le cap à l’est et ne parlèrent plus de la traversée de la Grande Mer. Un an plus tard, ils essuyèrent des tempêtes et furent durement secoués et l’année suivante se produisit un violent affrontement avec des dragons de mer qui endommagea gravement la poupe du navire ; mais ils poursuivirent leur route et, sur les cent soixante-trois voyageurs qui avaient quitté Til-omon depuis si longtemps, plus d’une centaine étaient encore en vie – et parmi eux le capitaine Lavon – quand le Spurifon réussit à regagner tant bien que mal son port d’attache dans le courant de la onzième année du voyage.