Vers la fin de la septième année du rétablissement au pouvoir de lord Valentin, la nouvelle se répand dans le Labyrinthe que le Coronal va bientôt y faire une visite, nouvelle qui élève le pouls de Hissune et lui fait battre le cœur. Verra-t-il le Coronal ? Lord Valentin se souviendra-t-il de lui ? Le Coronal s’est autrefois donné la peine de le convoquer au Mont du Château pour son second couronnement ; le Coronal pense certainement encore à lui, lord Valentin se souvient certainement du garçon qui…
Probablement pas, décide Hissune. Son excitation retombe ; son moi froid et rationnel reprend le dessus. S’il aperçoit seulement lord Valentin durant sa visite, ce sera extraordinaire, et si lord Valentin sait qui il est, ce sera miraculeux. Il est plus que probable que le Coronal ne fera qu’entrer et sortir du Labyrinthe sans voir personne d’autre que les principaux ministres du Pontife. Il paraît qu’il est en route pour un Grand Périple en direction d’Alaisor, et de là jusqu’à l’Ile pour rendre visite à sa mère, et une halte au Labyrinthe est obligatoire sur un tel itinéraire. Mais Hissune sait que les Coronals ne sont guère enclins à apprécier les visites au Labyrinthe qui leur rappelle désagréablement la résidence qui les attend quand leur tour viendra d’être élevés à la charge suprême. Et il sait aussi que le Pontife Tyeveras est une créature fantomatique, plus morte que vive, perdue dans des rêves impénétrables à l’intérieur du cocon de ses systèmes de survie, incapable de proférer des paroles intelligibles, un symbole plus qu’un homme, qui aurait dû être inhumé depuis des années mais est maintenu en vie pour que le règne de lord Valentin en tant que Coronal puisse être prolongé. C’est parfait pour lord Valentin et sans doute pour Majipoor, songe Hissune, mais pas si bien pour le vieux Tyeveras. Mais ces questions ne le regardent pas. Il retourne au Registre des Ames en s’interrogeant distraitement sur la venue prochaine du Coronal et distraitement, il pianote sur le clavier pour demander une nouvelle capsule et reçoit l’enregistrement d’une habitante de Ni-moya qui débute de manière si peu prometteuse qu’il l’aurait rejeté s’il n’avait désiré se faire une rapide idée de Ni-moya, cette énorme cité de l’autre continent. Pour Ni-moya il accepte de vivre l’existence d’une petite commerçante… et bientôt il n’a plus de regrets.
La mère d’Inyanna avait été commerçante à Velathys toute sa vie, comme l’avait été la grand-mère maternelle d’Inyanna et il semblait que ce dût également être le sort d’Inyanna. Ni sa mère ni sa grand-mère maternelle n’avaient paru regretter particulièrement cette vie, mais Inyanna, maintenant qu’elle avait dix-neuf ans et était unique propriétaire, avait l’impression que la boutique était un fardeau écrasant sur son dos, une gibbosité, qui exerçait une pression intolérable. Elle pensait souvent à vendre et à aller chercher son véritable destin dans une autre ville lointaine, Piliplok ou Pidruid, voire Ni-moya, l’énorme mégalopole très loin au nord, dont on disait qu’elle était si merveilleuse qu’il était impossible de l’imaginer pour quiconque n’y était pas allé.
Mais les temps étaient maussades et les affaires languissantes, et Inyanna ne voyait pas poindre un seul acheteur pour la boutique à l’horizon. De plus, cet endroit avait été le centre de la vie de sa famille pendant des générations et le simple fait de l’abandonner n’était pas facile, aussi odieux lui fût-il devenu. Elle se levait donc tous les matins à l’aube et sortait sur la petite terrasse pavée pour se plonger dans la cuve d’eau de pluie qu’elle y gardait pour ses ablutions, puis elle s’habillait, prenait un petit déjeuner de poisson séché et de vin et descendait ouvrir la boutique. Elle vendait toutes sortes de marchandises – rouleaux de tissu, poteries d’argile de la côte méridionale, barils d’épices et fruits en conserve, cruches de vin et coutellerie fine de Narabal, tranches de coûteuse chair de dragon de mer et les resplendissantes lanternes en filigrane fabriquées à Til-omon et bien d’autres choses encore. Il y avait un grand nombre de boutiques comme la sienne à Velathys et aucune ne marchait vraiment bien. Depuis la mort de sa mère, Inyanna avait tenu les comptes, géré le stock, balayé le plancher, poli les comptoirs et rempli les formulaires et les permis de l’administration, et elle était lasse de tout cela.
Mais quelles autres perspectives s’ouvraient dans sa vie ? Elle était une jeune fille insignifiante vivant dans une ville insignifiante, pluvieuse et entourée de montagnes, et elle n’espérait pas vraiment que cela allait changer dans les soixante ou soixante-dix ans à venir.
Elle avait peu de clients humains. Au fil des décennies, ce quartier de Velathys avait été principalement occupé par des Hjorts et des Lii – et un grand nombre de Métamorphes aussi, car la province Métamorphe de Piurifayne s’étendait juste au-delà de la chaîne de montagnes au nord de la ville et un nombre considérable de Changeformes s’étaient introduits dans Velathys. Elle acceptait tout le monde, même les Métamorphes qui mettaient la plupart des humains mal à l’aise. La seule chose qu’Inyanna regrettât chez sa clientèle était qu’elle n’avait pas l’occasion de voir beaucoup de gens de sa race et en conséquence, bien qu’elle fut mince et séduisante, grande, l’air sain, avec une allure un peu garçonnière, des cheveux roux bouclés et des yeux verts frappants, elle ne trouvait que rarement des amoureux et n’avait jamais rencontré quelqu’un avec qui elle ait eu envie de vivre. Partager la boutique lui faciliterait la tâche. Par contre, cela lui coûterait une grande partie de sa liberté, y compris la liberté de rêver à une vie où elle ne tiendrait pas une boutique à Velathys.
Un jour, après les pluies de midi, deux inconnus entrèrent dans la boutique, les premiers clients depuis plusieurs heures. L’un était petit et boulot, un petit pot à tabac, et l’autre, pâle, émacié et dégingandé, le visage en lame de couteau, ressemblait à quelque animal prédateur des montagnes. Ils étaient vêtus de lourdes tuniques blanches avec de larges ceintures d’un orange vif, un style de vêtements qui, à ce que l’on disait, était courant dans les grandes cités du nord, et ils parcoururent des yeux la boutique avec le regard méprisant de ceux qui sont accoutumés à des marchandises d’une tout autre qualité.
— Êtes-vous Inyanna Forlana ? demanda le petit.
— Oui, c’est moi.
Il consulta un document.
— Fille de Forlana Hayorn qui était la fille de Hayorn Inyanna ?
— C’est bien moi. Puis-je vous demander…
— Enfin ! s’écria le grand. Que ce fut long et pénible de retrouver votre piste ! Si vous saviez depuis combien de temps nous vous cherchons ! Nous avons remonté le fleuve jusqu’à Khyntor, puis nous sommes allés à Dulorn et nous avons traversé ces satanées montagnes – s’arrête-t-il jamais de pleuvoir par ici ? – et ensuite nous avons parcouru tout Velathys, de porte en porte, de boutique en boutique, demandant de-ci de-là…
— Et je suis celle que vous cherchez ?
— Oui, si vous pouvez fournir la preuve de votre ascendance.
— J’ai des documents, dit Inyanna en haussant les épaules. Mais quelle affaire vous amène ?
— Nous devrions nous présenter, dit le petit. Je m’appelle Vezan Ormus et mon collègue Steyg ; nous sommes fonctionnaires au service de Sa Majesté le Pontife Tyeveras, Bureau des Successions, Ni-moya.
D’une luxueuse serviette en cuir repoussé Vezan Ormus sortit une liasse de documents et les remua ostensiblement.
— La sœur aîné de la mère de votre mère était une certaine Saleen Inyanna qui, en l’an vingt-trois du pontificat de Kinniken, lord Ossier étant Coronal, s’est installée dans la ville de Ni-moya et a épousé un certain Helmyot Gavoon, cousin au troisième degré du duc. Inyanna le regardait d’un air interdit.
— Je ne connais pas ces gens-là, dit-elle.
— Ce n’est pas étonnant, dit Steyg. C’était il y a plusieurs générations. Et nul doute qu’il y ait eu peu de contacts entre les deux branches de la famille, étant donné le fossé que creusaient la distance et la fortune.
— Ma grand-mère n’a jamais mentionné des parents riches à Ni-moya, dit Inyanna.
Vezan Ormus toussota et fouilla dans ses papiers.
— Quoi qu’il en soit, dit-il, trois enfants sont nés de Helmyot Gavoon et de Saleen Inyanna, dont l’aîné, une fille, a hérité les biens de la famille. Elle est morte jeune dans un accident de chasse et les terres sont revenues à son fils unique, Gavoon Dilamayne, qui est resté sans enfants et est décédé en l’an dix du pontificat de Tyeveras, c’est-à-dire il y a neuf ans. Depuis lors les biens sont restés vacants tandis que des recherches étaient entreprises pour retrouver les héritiers légitimes. On a établi il y a trois ans…
— Que je suis héritière ?
— En effet, dit Steyg d’un ton mielleux avec un large sourire.
Inyanna, qui avait suivi depuis quelque temps le tour que prenait la conversation, fut néanmoins stupéfaite. Ses jambes se mirent à trembler, ses lèvres et sa bouche se desséchèrent et dans son trouble elle fit un brusque mouvement du bras, renversant et brisant un vase coûteux d’Alhanroel. Embarrassée par tout cela, elle se ressaisit et demanda :
— Et que suis-je donc censée avoir hérité ?
— Le grand bâtiment connu sous le nom de Perspective Nissimorn sur la rive nord du Zimr à Ni-moya et des domaines dans trois endroits différents de la vallée de la Steiche, tous loués à bail et rapportant un revenu, dit Steyg.
— Toutes nos félicitations, dit Vezan Ormus.
— Et moi je vous félicite, répliqua Inyanna, pour votre ingéniosité. Merci pour ces moments de distraction ; et maintenant, à moins que vous ne vouliez acheter quelque chose, je vous prie de me laisser continuer ma comptabilité, car j’ai des taxes à payer et…
— Vous êtes sceptique, reprit Vezan Ormus. Avec juste raison. Nous vous racontons une histoire à dormir debout et vous êtes incapable d’amortir l’impact de nos paroles. Mais écoutez, nous sommes de Ni-moya. Aurions-nous parcouru des milliers de kilomètres jusqu’à Velathys pour le plaisir de faire une farce à des commerçants ? Regardez… ici…
Il ouvrit en éventail sa liasse de papiers et les poussa vers Inyanna. Les mains tremblantes, elle les examina. Une vue du manoir – éblouissant –, toute une collection de titres de propriété, un document généalogique et un papier portant le sceau pontifical sur lequel était écrit son nom…
Elle leva les yeux, abasourdie, sidérée.
— Que dois-je faire maintenant ? demanda-t-elle d’une voix faible et voilée.
— La procédure est de pure routine, répondit Steyg. Vous devez déclarer sous serment que vous êtes réellement Inyanna Forlana, vous devez signer des papiers par lesquels vous vous engagez à rembourser les taxes sur les revenus accumulés des propriétés quand vous en aurez pris possession, il vous faudra payer les droits d’enregistrement pour le transfert de propriété et ainsi de suite. Nous pouvons nous charger de tout cela pour vous.
— Des droits d’enregistrement ?
— Ils se montent à quelques royaux.
Elle écarquilla les yeux.
— Que je peux payer sur les revenus accumulés des biens ?
— Malheureusement pas, répondit Vezan Ormus. L’argent doit être versé avant d’avoir les titres de propriété et vous ne pouvez naturellement pas disposer des revenus des biens avant d’avoir les titres, donc…
— C’est une ennuyeuse formalité, dit Steyg. Mais insignifiante, si l’on pense à l’avenir.
Au bout du compte les droits se montaient à vingt royaux. C’était une somme énorme pour Inyanna, presque la totalité de ses économies ; mais une étude des documents lui apprit que les revenus agricoles seuls s’élevaient à neuf cents royaux par an et il y avait encore le reste de l’actif, le manoir et son contenu, les loyers et les droits sur certaines propriétés en bordure du fleuve…
Vezan Ormus et Steyg se montrèrent extrêmement obligeants pour remplir les formulaires. Elle accrocha à la porte l’écriteau portant FERMÉ POUR AFFAIRES, non que cela eût beaucoup d’importance en cette saison calme, et ils passèrent tout l’après-midi assis à côté d’elle à son petit bureau à l’étage, lui faisant passer des choses à signer et y apposant les sceaux pontificaux à l’aspect imposant. Après quoi, pour célébrer cela, elle les emmena à la taverne au pied de la colline boire quelques tournées de vin. Steyg insista pour payer la première ; il écarta sa main et posa sur le comptoir une demi-couronne pour une bouteille de vin de palme de choix de Pidruid. Cette extravagance coupa le souffle à Inyanna – elle buvait en général du vin de qualité inférieure – mais elle se souvint, alors qu’elle était devenue riche et quand la bouteille fut vide, elle en commanda une autre. La salle était bondée, surtout des Hjorts et quelques Ghayrogs, et les bureaucrates du nord avaient l’air mal à l’aise au milieu de tous ces non-humains et ils portaient pensivement de temps à autre leurs doigts sur leur nez comme pour filtrer l’odeur de cette chair différente. Inyanna, pour les mettre à l’aise, ne cessait de leur répéter à quel point elle leur était reconnaissante de s’être donné la peine d’être venus la sortir de son obscurité à Velathys.
— Mais c’est notre travail ! protesta Vezan Ormus. Sur cette planète chacun doit servir le Divin en jouant son rôle dans la complexité de la vie quotidienne. Des terres restent en jachère, une grande maison est inoccupée, une héritière méritante mène dans l’ignorance une morne existence. La justice exige que de tels torts soient réparés. C’est à nous qu’appartient le privilège de le faire.
— Tout de même, dit Inyanna, le visage empourpré par le vin et se penchant de manière presque provocante tantôt vers un homme tantôt vers l’autre, vous vous êtes donné beaucoup de mal pour moi et je vous en demeurerai toujours redevable. Puis-je vous offrir une autre bouteille ?
La nuit était tombée depuis longtemps quand ils quittèrent enfin la taverne. Il y avait plusieurs lunes dans le ciel et les montagnes qui encerclaient la ville, des pics isolés de la grande chaîne des Gonghar, ressemblaient à des piliers déchiquetés de glace noire sous cette clarté froide. Inyanna raccompagna ses visiteurs à leur hôtel en bordure de la Place Dekkeret et dans son début d’ivresse faillit s’inviter pour la nuit. Mais ils n’en avaient apparemment aucune envie, se méfiant peut-être un peu de cette possibilité, et elle fut doucement et habilement éconduite à leur porte. En titubant un peu elle effectua la longue et raide montée jusque chez elle et elle sortit sur la terrasse pour respirer l’air nocturne. Elle avait des élancements dans la tête. Trop de vin, trop de paroles, trop de nouvelles stupéfiantes ! Elle regarda autour d’elle. Sa ville, des rangées superposées de petites habitations aux murs de stuc et aux toits de tuiles s’étageant sur la cuvette en pente du Bassin de Velathys, quelques bandes d’espaces verts, des places et des hôtels particuliers, le château ducal délabré accroché aux pentes orientales, la route encerclant la ville comme une ceinture, et puis les montagnes hautes et oppressantes qui commençaient juste derrière, les flancs balafrés par les marbrières – elle voyait tout cela de son aire au sommet de la colline. Adieu ! Elle songea que cette ville n’était ni laide ni belle, que c’était juste un endroit calme, humide, morne, froid, banal, connu pour son marbre et l’habileté de ses tailleurs de pierres et pas grand-chose d’autre, une ville provinciale sur un continent provincial. Elle s’était résignée à finir ses jours ici. Mais maintenant que les miracles avaient pénétré dans sa vie, il lui semblait intolérable de devoir y passer ne fût-ce qu’encore une heure, alors que Ni-moya l’éblouissante l’attendait. Ni-moya, Ni-moya, Ni-moya !
Elle dormit d’un sommeil intermittent. Le lendemain matin, elle retrouva Vezan Ormus et Steyg dans l’étude du notaire derrière la banque et leur remit son petit sac de royaux frustes, anciens pour la plupart, certains très anciens, à l’effigie de Kinniken, de Thimin et de Ossier, et dont l’un remontait même au règne du grand Confalume, une pièce vieille de plusieurs siècles. En échange ils lui donnèrent une unique feuille de papier : un reçu attestant le paiement de la somme de vingt royaux qu’ils devaient verser en son nom pour s’acquitter des droits d’enregistrement. Ils expliquèrent que les autres documents devaient repartir avec eux pour être contresignés et validés. Mais ils lui expédieraient le tout dès que le transfert serait achevé et elle pourrait alors venir à Ni-moya prendre possession de ses biens.
— Quand je serai sur mes terres, leur déclara-t-elle avec noblesse, vous serez mes hôtes pour un mois de chasse et de réjouissances.
— Oh ! non, fit doucement Vezan Ormus, il ne serait guère séant pour des gens comme nous de frayer avec la maîtresse de la Perspective Nissimorn. Mais nous apprécions l’intention et nous vous remercions pour le geste.
Inyanna les invita à déjeuner. Mais Steyg répondit qu’ils devaient reprendre la route. Ils avaient d’autres héritiers à contacter et des problèmes de succession à régler à Narabal, à Til-omon et à Pidruid ; il s’écoulerait encore de nombreux mois avant qu’ils ne revoient leur foyer et leur épouse à Ni-moya. Est-ce que cela signifiait, demanda-t-elle soudain en grand désarroi, qu’aucune mesure concernant l’enregistrement de ses titres n’allait être prise avant qu’ils aient achevé leur tournée ?
— Pas du tout, dit Steyg. Nous expédierons vos documents à Ni-moya ce soir même par courrier direct. Votre demande sera examinée dès que possible. Vous devriez recevoir des nouvelles de notre bureau dans… oh ! disons sept à neuf semaines.
Elle les accompagna à leur hôtel, attendit à l’extérieur pendant qu’ils faisaient leurs bagages, les escorta jusqu’à leur flotteur et resta sur la rue en agitant la main tandis qu’ils s’éloignaient vers la route menant à la côte sud-ouest. Puis elle rouvrit la boutique. Elle eut deux clients dans l’après-midi, l’un acheta pour trois pesants de clous et l’autre demanda trois mètres de faux satin à soixante pesants le mètre ; le total des ventes de la journée fut donc inférieur à deux couronnes, mais aucune importance. Bientôt elle serait riche.
Un mois s’écoula sans nouvelles de Ni-moya. Puis un second, et toujours le silence.
La patience qui avait retenu Inyanna à Velathys pendant dix-neuf ans était la patience du désespoir et de la résignation. Mais maintenant que de grands changements s’annonçaient, il ne lui restait plus de patience. Elle ne tenait pas en place, elle faisait les cent pas, elle cochait les jours sur le calendrier. L’été, avec ses pluies quasi quotidiennes, s’acheva l’automne vif et sec lui succéda et les feuilles prirent des teintes mordorées sur les contreforts. Les lourdes précipitations de l’hiver commencèrent, des masses d’air humide poussées vers le sud depuis la vallée du Zimr et à travers le territoire Métamorphe se heurtant aux vents âpres des montagnes. Il y avait de la neige sur les crêtes des Gonghars et des ruisseaux de boue coulaient dans les rues de Velathys. Toujours pas de nouvelles de Ni-moya, Inyanna pensait à ses vingt royaux et la terreur commençait à se mêler à l’irritation dans son esprit. Elle fêta seule son vingtième anniversaire, buvant avec amertume du vin aigrelet et imaginant ce que ce serait d’avoir à sa disposition les revenus de la Perspective Nissimorn. Pourquoi était-ce si long ? Nul doute que Vezan Ormus et Steyg aient envoyé comme convenu les documents aux bureaux du Pontife ; mais à coup sûr ses papiers traînaient sur quelque bureau poussiéreux, attendant que l’on prenne des mesures, tandis que les mauvaises herbes poussaient dans les jardins de ses propriétés. La veille du premier jour de l’hiver, Inyanna prit la résolution de se rendre à Ni-moya et de prendre personnellement les choses en main.
Le voyage allait coûter cher et elle avait donné toutes ses économies. Pour se procurer de l’argent elle hypothéqua la boutique à une famille de Hjorts. Ils lui donnèrent dix royaux ; ils devaient se payer les intérêts en liquidant son stock à leur propre profit ; si la totalité de la dette était remboursée avant son retour, ils continueraient à gérer le commerce pour son compte en lui versant une redevance. Ce contrat était fort avantageux pour les Hjorts, mais Inyanna n’en avait cure : elle savait, mais ne s’en ouvrit à personne, qu’elle ne reverrait jamais plus la boutique, ni ces Hjorts, ni Velathys, et la seule chose qui comptait était d’avoir l’argent pour aller à Ni-moya.
Ce n’était pas un petit voyage. L’itinéraire le plus direct entre Velathys et Ni-moya traversait la province Changeforme de Piurifayne où il était dangereux et imprudent de pénétrer. Elle était donc obligée de faire un énorme détour en prenant la direction de l’ouest par le col Stiamot puis en remontant la longue et large vallée que formait le rift de Dulorn bordée sur la droite par la stupéfiante muraille de la faille de Velathys, haute d’un kilomètre et demi et longue de cinq cents kilomètres : et quand elle aurait atteint la ville de Dulorn, il lui resterait encore à traverser la moitié du vaste continent de Zimroel, par voie de terre et en bateau, avant d’arriver à Ni-moya. Mais Inyanna voyait tout cela comme une glorieuse aventure, quel que fût le temps que cela dût prendre. Elle n’était jamais allée nulle part, sauf une fois quand elle avait dix ans et que sa mère, traversant un hiver une période de prospérité, l’avait envoyée passer un mois dans les pays chauds au sud des Gonghars. D’autres villes bien qu’elle en ait vu des images, étaient à ses yeux aussi lointaines et aussi invraisemblables que d’autres planètes. Sa mère était allée une fois à Til-omon, sur la côte, et elle disait que c’était un endroit où le soleil était brillant comme du vin doré et où il faisait en permanence un temps estival. Sa grand-mère maternelle était allée jusqu’à Narabal où l’air tropical était lourd et humide et collait comme une seconde peau. Mais le reste – Pidruid, Piliplok, Dulorn, Ni-moya et toutes les autres – n’était que des noms pour elle, le concept d’océan était presque au-delà de son imagination et il lui était absolument impossible de croire véritablement qu’il existait au-delà de cet océan tout un autre continent, avec dix grandes cités pour chaque cité de Zimroel, des milliards d’individus, une déconcertante tanière souterraine dans le désert appelée le Labyrinthe, où résidait le Pontife, et une montagne de cinquante kilomètres de haut, au sommet de laquelle vivaient le Coronal et toute sa cour princière. En pensant à ces choses elle sentait une douleur dans sa gorge et des bourdonnements d’oreilles. L’impressionnante, l’inconcevable Majipoor était une pâtisserie trop gigantesque pour n’en faire qu’une bouchée ; mais la grignoter, kilomètre après kilomètre, était absolument merveilleux pour quelqu’un qui n’était sorti qu’une fois de Velathys.
Invanna remarqua avec fascination le changement dans l’air quand le gros flotteur de transport traversa le col et descendit dans la plaine à l’ouest des montagnes. C’était encore l’hiver – les jours étaient courts, le soleil pâle et verdâtre – mais le vent était modéré, aucunement une bise cinglante, et apportait des effluves doux et âcres. Elle vit avec étonnement que le sol était dense, friable et spongieux, très différent de la couche peu profonde de terrain rocailleux et scintillant qu’il y avait chez elle, et qu’il était par endroits d’une teinte rouge vif stupéfiante sur des kilomètres et des kilomètres. Les plantes étaient différentes aussi – avec de grosses feuilles luisantes – ; le plumage des oiseaux était peu familier et les agglomérations qui bordaient la route étaient très aérées, un habitat rural qui ne ressemblait en rien à la triste, compacte et grise Velathys, d’audacieuses petites maisons en bois décorées de capricieux ornements en spirale et peintes de taches vives de jaune, de bleu et d’écarlate. Il était également terriblement peu familier de ne pas avoir les montagnes de tous côtés, car Velathys était nichée au cœur des Gonghars et Inyanna se trouvait dans la grande dépression qui s’étendait entre les montagnes et la lointaine bande côtière, et quand elle regardait à l’ouest, elle pouvait voir si loin que c’en était presque effrayant, un panorama illimité qui s’étendait à perte de vue. De l’autre côté elle avait la faille de Velathys, la paroi extérieure de la chaîne de montagnes, mais même cela était étrange, cette sinistre barrière verticale ne faisant que rarement place à des pics isolés qui courait sans fin vers le nord. Mais la faille se termina enfin et le paysage changea de nouveau profondément tandis qu’elle continuait de remonter vers le nord dans la partie supérieure du rift de Dulorn. À cet endroit la colossale vallée d’effondrement était riche en gypse et les basses collines moutonnantes étaient aussi blanches que si elles avaient été couvertes de givre. La pierre était d’une étrange texture, un minéral très léger avec un mystérieux éclat glacé. Inyanna avait appris à l’école que toute la ville de Dulorn était bâtie avec ce matériau, et on lui en avait montré des images, flèches, arcs-boutants et façades cristallines flamboyant comme un feu nacré à la lumière du jour. Tout cela lui avait semblé n’être que légende, comme ces histoires de la Vieille Terre d’où sa race était censée être issue.
Mais un jour de la fin de l’hiver, Inyanna se trouva en train de contempler les faubourgs de la cité de Dulorn et elle comprit que la légende n’avait rien d’imaginaire. Dulorn était beaucoup plus belle et étrange qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Elle semblait briller d’un éclat intérieur tandis que la lumière du soleil, réfractée et défléchie par les innombrables angles et facettes des hauts bâtiments baroques, tombait dans les rues en flots chatoyants.
C’était donc cela une cité ! À côté Velathys n’était qu’une tourbière. Inyanna serait volontiers restée un mois, un an, pour toujours, remontant une rue et descendant la suivante, admirant les tours et les ponts, regardant à l’intérieur des mystérieuses boutiques gorgées de marchandises coûteuses, si différentes de sa pitoyable petite échoppe. Ces hordes d’êtres à face de serpent – c’était la cité Ghayrog, peuplée de millions de ces créatures quasi reptiliennes et de quelques représentants des autres races – se déplaçant avec une telle détermination, exerçant des professions inconnues d’une simple montagnarde – les affiches lumineuses faisant de la publicité pour le célèbre Cirque Perpétuel de Dulorn – les restaurants élégants, les hôtels et les parcs – tout cela laissait Inyanna pétrifiée d’admiration et de crainte. Assurément rien sur Majipoor ne pouvait se comparer à cet endroit. On disait pourtant que Ni-moya était beaucoup plus grande et que Stee sur le Mont du Château était supérieure aux deux, et puis il y avait aussi la célèbre Piliplok et le port d’Alaisor et… il y en avait tant, tant !
Mais elle ne disposait que d’une demi-journée à Dulorn, le temps que le flotteur débarque ses passagers et soit prêt à repartir pour sa prochaine étape. Elle ne la vit pas passer. Le lendemain, alors qu’elle faisait route vers l’est à travers les forêts entre Dulorn et Mazadone, elle se demanda si elle avait vraiment vu Dulorn ou si elle avait rêvé qu’elle y était allée.
De nouvelles merveilles se présentaient quotidiennement, des endroits où l’air était pourpre, des arbres de la taille d’une colline, des buissons de fougères qui chantaient. Puis vint une longue suite de villes mornes et indifférenciées, Cynthion, Mazadone, Thagobar et bien d’autres. À bord du flotteur, les passagers allaient et venaient, les conducteurs étaient changés tous les quinze cents kilomètres, et seule Inyanna restait, une jeune campagnarde qui découvrait le monde et dont la vue et le cerveau commençaient à se brouiller devant le panorama qui se déroulait interminablement. Elle vit des geysers, des lacs d’eau chaude et autres merveilles thermales ; c’était à Khyntor, la grande cité du centre du continent, d’où elle devait embarquer sur le bateau à destination de Ni-moya. À cet endroit le Zimr qui descendait du nord-ouest était un fleuve aussi grand qu’une mer, de sorte que l’on s’abîmait les yeux à essayer de distinguer l’autre rive. À Velathys Inyanna n’avait vu que des torrents de montagne, rapides et encaissés, ce qui ne l’avait pas préparée à cet énorme et sinueux serpent d’eau sombre qu’était le Zimr.
Inyanna navigua pendant des semaines sur le dos de ce monstre, laissant derrière elle Verf, Stroyn, Lagomandino et cinquante autres villes dont les noms n’étaient que des syllabes. Tout son univers se réduisit au bateau. Dans la vallée du Zimr les saisons n’étaient pas très marquées et il était facile de perdre la notion du temps. Elle avait l’impression d’être au printemps mais elle savait que ce devait être l’été, et même la fin de l’été, car cela faisait plus de six mois qu’elle avait commencé ce voyage. Peut-être n’aurait-il jamais de fin, peut-être son destin était-il de passer de lieu en lieu, sans rien connaître, sans toucher terre nulle part. C’était très bien ainsi. Elle avait commencé à s’oublier. Il y avait quelque part une boutique qui lui avait appartenu, il y avait quelque part un grand domaine qui lui appartiendrait, il y avait quelque part une jeune femme nommée Inyanna Forlana, mais tout cela s’était dissous dans le mouvement de son interminable périple à travers Majipoor.
Puis un beau jour, pour la centième fois, une nouvelle ville commença d’apparaître le long des rives du Zimr et une agitation soudaine se produisit à bord du bateau, une ruée vers le bastingage pour scruter les lointains brumeux. Inyanna entendit murmurer « Ni-moya ! Ni-moya ! » et elle sut que son voyage touchait à son terme, que son errance s’achevait et qu’elle allait retrouver sa patrie et son héritage.
Elle était assez avisée pour savoir qu’essayer de pénétrer Ni-moya dès le premier jour était aussi ridicule qu’essayer de compter les étoiles. C’était une métropole qui avait vingt fois la taille de Velathys et qui étendait ses tentacules sur des centaines de kilomètres le long des deux rives du Zimr. Elle sentait que l’on aurait pu y passer toute sa vie et avoir encore besoin d’un plan pour s’orienter. Très bien. Elle refusa de se laisser impressionner ou écraser par le gigantisme démesuré de tout ce qu’elle voyait autour d’elle. Elle allait conquérir pas à pas cette cité. Cette calme décision était le début de sa transformation en une véritable habitante de Ni-moya.
Mais il fallait savoir par quoi commencer. Le bateau avait accosté ce qui semblait être la rive sud du Zimr. La main serrée sur son petit sac, Inyanna regardait par-dessus la grande masse d’eau – à cet endroit le Zimr était gonflé par plusieurs affluents majeurs – et elle voyait des villes sur chaque rive. Laquelle était Ni-moya ? Où allaient se trouver les bureaux pontificaux ? Comment allait-elle trouver ses terres et son manoir ? Des panneaux brillants lui indiquèrent la direction des ferry-boats, mais leurs destinations étaient des endroits nommés Gimbeluc, Istmoy, Strelain, Strand Vista, des faubourgs, supposa-t-elle. Il n’y avait pas de panneau pour ferry à destination de Ni-moya, parce que tous ces endroits étaient Ni-moya.
— Êtes-vous perdue ? demanda une petite voix aiguë.
Inyanna se retourna et vit une jeune fille qui était sur le bateau et qui avait deux ou trois ans de moins qu’elle, une frimousse barbouillée et des cheveux raides étrangement teints en bleu lavande. Trop fière ou peut-être trop timide pour accepter son aide – elle ne savait pas très bien quoi – Inyanna secoua la tête avec brusquerie et détourna les yeux, sentant la chaleur et le sang lui monter aux joues.
— Il y a une cabine publique de renseignements derrière les guichets des billets, dit la jeune fille avant de disparaître dans la foule qui se dirigeait vers les ferry-boats.
Inyanna fit la queue et quand son tour arriva enfin, elle entra dans la cabine de communication et avança la tête dans le dispositif élastique qui établissait le contact.
— Renseignements, dit une voix.
— Services du Pontificat, dit-elle d’une voix douce. Bureau des Successions.
— Ce bureau n’est pas répertorié.
Inyanna fronça les sourcils.
— Alors, les Services du Pontificat.
— 853 promenade Rodamaunt, Strelain.
Vaguement inquiète, elle acheta un billet de ferry-boat pour Strelain : une couronne vingt pesants. Il lui restait exactement deux royaux, peut-être assez pour vivre quelques semaines dans cette coûteuse cité. Et après ? Je suis l’héritière de la Perspective Nissimorn, se dit-elle avec insouciance, et elle monta à bord du ferry-boat. Mais elle se demandait pourquoi l’adresse du bureau des Successions n’était pas répertoriée.
C’était le milieu de l’après-midi. Le ferry-boat, avec un rugissement de sirène, s’éloigna doucement de l’embarcadère. Inyanna s’agrippa à la rambarde, contemplant avec émerveillement la ville sur la rive opposée, où les bâtiments étaient des tours d’une blancheur éclatante s’étageant sur les pentes de douces collines verdoyantes au nord de l’agglomération. Une carte était fixée sur un poteau près de l’escalier menant aux ponts inférieurs. Elle vit que Strelain était le quartier central de la conurbation, juste en face de la gare des ferry-boats qui se nommait Nissimorn. Les fonctionnaires du Pontificat lui avaient dit que son domaine se trouvait sur la rive nord ; il devait donc, puisqu’il s’appelait Perspective Nissimorn et était probablement situé en face de Nissimorn, être dans Strelain même, peut-être quelque part dans cette bande côtière couverte de forêts au nord-est. Gimbeluc était un faubourg occidental, séparé de Strelain par un affluent du Zimr enjambé par de nombreux ponts ; Istmoy était situé à l’est ; la Steiche, une rivière qui venait du sud, était presque aussi large que le fleuve et les villes qui la bordaient s’appelaient…
— C’est la première fois que vous venez ici ?
C’était encore la jeune fille aux cheveux lavande.
— Oui, j’arrive de Velathys, répondit Inyanna avec un sourire timide. Une campagnarde, quoi !
— Vous semblez avoir peur de moi.
— Moi ? Ah bon !
— Je ne vais pas vous manger. Je ne vais même pas vous escroquer. Je m’appelle Liloyve. Je suis voleuse au Grand Bazar.
— Vous avez dit voleuse ?
— C’est une profession admise à Ni-moya. Nous ne sommes pas encore autorisés mais on ne nous met pas trop de bâtons dans les roues, et nous avons notre propre registre officiel, comme n’importe quelle corporation. Je viens de Lagomandino, où j’ai vendu pour mon oncle des marchandises volées. Êtes-vous trop bien pour moi ou simplement très timide ?
— Ni l’un ni l’autre, répondit Inyanna. Mais j’ai fait un long voyage seule et je pense que j’ai perdu l’habitude de parler aux gens.
Elle se força de nouveau à sourire.
— Vous êtes vraiment une voleuse ?
— Oui. Mais pas une voleuse à la tire. Vous avez l’air si inquiète ! Au fait, comment vous appelez-vous ?
— Inyanna Forlana.
— C’est un joli nom. Je ne connaissais pas d’Inyanna. Vous avez fait tout le trajet de Velathys à Ni-moya ? Dans quel but ?
— Pour réclamer mon héritage, répondit Inyanna. La propriété du petit-fils de la sœur de ma grand-mère. Un bâtiment appelé Perspective Nissimorn. sur la rive nord du…
Liloyve pouffa. Elle essaya de réprimer son rire ses joues se gonflèrent, elle toussa et mit sa main sur sa bouche dans son hilarité presque convulsive. Mais elle se calma rapidement et son expression s’adoucit pour se transformer en pitié.
— Dans ce cas, vous devez faire partie de la famille du duc, dit-elle doucement, et je devrais m’excuser de vous avoir abordée si impoliment.
— La famille du duc ? Non, bien sûr que non. Pourquoi…
— La Perspective Nissimorn est la propriété de Calain, le frère cadet du duc.
— Non, fit Inyanna en secouant la tête. Le petit-fils de la sœur de…
— Ma pauvre, inutile de vous faire les poches. Quelqu’un est déjà passé !
Inyanna se cramponna à son sac.
— Non, dit Liloyve. Je veux dire que vous avez été refaite, si vous croyez avoir hérité la Perspective Nissimorn.
— Il y avait des papiers avec le sceau pontifical. Deux hommes de Ni-moya les ont apportés en personne à Velathys. Je suis peut-être une fille de la campagne mais je ne suis pas assez bête pour avoir fait ce voyage sans preuves. J’ai eu des soupçons, c’est vrai, mais j’ai vu les documents. J’ai fait enregistrer mes droits ! Cela m’a coûté vingt royaux, mais les papiers ont été faits dans les règles.
— Où allez-vous loger quand nous arriverons à Strelain ? demanda Liloyve.
— Je n’y ai pas encore réfléchi. Une auberge, je suppose.
— Économisez vos couronnes. Vous en aurez besoin. Nous vous hébergerons chez nous dans le Bazar. Et demain matin, vous raconterez tout cela aux gardes impériaux. Peut-être pourront-ils vous aider à récupérer une partie de ce que vous avez perdu.
L’idée d’avoir été victime d’escrocs avait trotté dans la tête d’Inyanna depuis le début, comme un bourdonnement grave et harcelant sous une belle musique, mais elle avait préféré ne pas prêter attention à ce bourdonnement et maintenant encore, alors que le bourdonnement s’était amplifié jusqu’à devenir un monstrueux grondement, elle se forçait à rester confiante. Cette petite souillon du Bazar qui reconnaissait être une voleuse professionnelle avait la méfiance aiguisée de quelqu’un qui vivait d’expédients dans un univers hostile et voyait le mal et l’imposture partout, peut-être même où ils n’existaient pas. Inyanna était consciente du fait que sa crédulité avait pu l’entraîner dans une terrible erreur, mais il ne servait à rien de se lamenter si vite. Peut-être, après tout, faisait-elle quand même partie de la famille du duc, ou peut-être Liloyve s’était-elle trompée sur l’identité du propriétaire de la Perspective Nissimorn ; et puis, s’il s’avérait qu’elle était venue à Ni-moya en pure perte, dépensant ses dernières couronnes pour ce voyage infructueux, elle était au moins à Ni-moya plutôt qu’à Velathys, et c’était en soi un motif de jubilation.
Quand le ferry-boat accosta le débarcadère de Strelain, Inyanna vit enfin de près le centre de Ni-moya. Des tours d’une blancheur éblouissante descendaient presque jusqu’au bord de l’eau, s’élevant si droit qu’elles en paraissaient instables, et il était difficile de comprendre pourquoi elles ne basculaient pas dans le fleuve. La nuit commençait à tomber. Partout des lumières scintillaient. Inyanna conservait le calme d’une somnambule devant la splendeur de la cité. Je suis arrivée chez moi, ne cessait-elle de se répéter. Je suis dans mon pays, cette ville est ma patrie, je me sens tout à fait chez moi ici. Elle prit quand même soin de rester tout près de Liloyve tandis qu’elles avançaient dans la foule grouillante le long du passage qui menait à la rue.
À la porte du terminal se dressaient trois énormes oiseaux de métal dont les yeux étaient des pierres précieuses – un gihorna dont les larges ailes étaient déployées, un grand hazenmarl ridicule aux longues pattes et un troisième que Inyanna ne connaissait pas, avec un énorme bec bombé recourbé comme une faucille. Les statues mécaniques remuaient lentement, tendant le cou ou ébouriffant leurs ailes.
— Les emblèmes de la cité, dit Liloyve. Tu les verras partout, ces grands nigauds ! Et ils ont dans les yeux une fortune en pierres précieuses.
— Et personne ne les vole ?
— J’aimerais avoir le cran de le faire. Je grimperais jusqu’en haut et je les arracherais. Mais on dit que cela ferait mille ans de malheur. Les Métamorphes se relèveront et nous chasseront, les tours s’écrouleront et tout un tas d’autres bêtises.
— Mais si tu ne crois pas à ces légendes, pourquoi ne voles-tu pas les pierres précieuses ?
Liloyve eut un petit rire méprisant.
— Qui les achèterait ? N’importe quel trafiquant saurait d’où elles viennent et avec la malédiction qui est sur elles il n’y aurait pas d’acquéreur. Cela créerait bien des ennuis au voleur et le Roi des Rêves sifflerait dans sa tête jusqu’à ce qu’il ait envie de hurler. Je préférerais avoir une pleine poche de verroterie plutôt que les yeux des oiseaux de Ni-moya. Allez, monte !
Elle ouvrit la porte d’un petit flotteur urbain garé devant le terminal et poussa Inyanna sur un siège.
Liloyve s’installa près d’elle et tapa un code sur la plaque de paiement. Le petit véhicule démarra.
— Nous pouvons remercier ton noble parent pour le voyage, dit-elle.
— Comment ? Qui ?
— Calain, le frère du duc. J’ai utilisé son code. Il a été volé le mois dernier et nous sommes nombreux à voyager gratis grâce à Calain. Bien sûr, quand les factures arriveront, son secrétaire fera changer le code, mais d’ici là… tu comprends ?
— Je suis très naïve, dit Inyanna. Je crois encore que la Dame et le Roi voient nos péchés durant notre sommeil et nous envoient des rêves pour décourager ce genre d’actions.
— Mais c’est ce qu’on veut que tu croies, répliqua Liloyve. Tue quelqu’un et tu auras des nouvelles du Roi des Rêves, il n’y a pas de doute. Mais combien d’habitants y a-t-il sur Majipoor ? Dix-huit milliards ? Trente ? Cinquante ? Et le Roi aurait le temps de gâter les rêves de tous ceux qui utilisent un flotteur urbain sans payer ? Tu crois cela ?
— Eh bien…
— Ou même de ceux qui vendent des droits sur des palais appartenant à autrui ?
Inyanna s’empourpra et elle détourna la tête.
— Où allons-nous maintenant ? demanda-t-elle d’une voix sourde.
— Nous sommes déjà arrivées. Le Grand Bazar. Descends !
Inyanna suivit Liloyve sur une grande place bordée sur trois côtés par de hautes tours et sur le quatrième par un bâtiment bas d’aspect massif auquel on accédait par une multitude de petites marches de pierre. Des centaines, voire des milliers de gens vêtus de l’élégante tunique blanche de Ni-moya entraient et sortaient en se pressant par la large ouverture du bâtiment, au-dessus de l’arche de laquelle les trois oiseaux emblématiques étaient sculptés en haut-relief, là aussi avec des pierres précieuses à la place des yeux.
— C’est la porte Pidruid, dit Liloyve, l’une des treize entrées. Tu sais que le Bazar couvre vingt-cinq kilomètres carrés – un peu comme le Labyrinthe, mais pas aussi profond, presque partout au niveau de la rue. Il serpente dans toute la ville, traverse les autres constructions, passe sous certaines rues et entre des bâtiments… une ville dans la ville, si tu veux. Ma famille y vit depuis des siècles. Nous sommes voleurs de génération en génération. Sans nous, les commerçants auraient de grosses difficultés.
— J’étais commerçante à Velathys, fit sèchement Inyanna. Nous n’avons pas de voleurs là-bas, et je ne pense pas que nous ayons jamais éprouvé le besoin d’en avoir.
Elles se laissèrent porter par la foule jusqu’en haut des marches et franchirent la porte du Grand Bazar.
— C’est différent ici, reprit Liloyve.
Le Bazar s’étendait dans toutes les directions. C’était un dédale d’étroites arcades, de ruelles, de tunnels et de galeries, brillamment éclairés, divisés et subdivisés en une infinité de minuscules échoppes. Au-dessus de leur tête, un dais de scintillant jaune d’un seul tenant s’étirait au loin, projetant la vive clarté de sa propre luminescence. Cette vue stupéfia Inyanna plus que tout ce qu’elle avait découvert jusqu’alors à Ni-moya, car elle avait parfois vendu de cette étoffe dans sa boutique, à trois royaux le coupon, et avec un coupon on ne pouvait guère décorer qu’une petite pièce ; son esprit reculait devant l’idée de vingt-cinq kilomètres carrés de scintillant et son cerveau, d’habitude si prompt en pareille matière, était absolument incapable d’en calculer le prix. Ni-moya ! Le rire était la seule défense face à de tels excès. Elles s’enfoncèrent dans le Bazar. Chaque venelle ressemblait exactement à la suivante, chacune avec ses innombrables échoppes où l’on vendait de la porcelaine et des tissus, de la vaisselle et des vêtements, des fruits, de la viande, des légumes et des friandises, chacune avec son marchand de vin et son marchand d’épices, une galerie de pierres précieuses, un vendeur de saucisses grillées et un autre de poisson frit et d’autres encore. Liloyve semblait pourtant savoir exactement quels embranchements et quelles rues prendre et laquelle des innombrables allées identiques allait vers sa destination, car elle avançait d’un pas vif et résolu, ne s’arrêtant que de temps à autre pour se procurer leur dîner en saisissant prestement sur un étal tantôt un morceau de poisson, tantôt un gobelet de vin. En plusieurs occasions le vendeur la vit faire mais il se contenta de sourire.
— Ils s’en fichent ? demanda Inyanna, perplexe.
— Ils me connaissent. Mais je te le répète, nous autres les voleurs sommes tenus en haute estime ici. Nous sommes une nécessité.
— J’aimerais comprendre cela.
— Nous maintenons l’ordre dans le Bazar, tu vois ? Personne d’autre que nous ne vole ici, nous ne prenons que ce dont nous avons besoin et nous patrouillons pour décourager les amateurs. Tu imagines ce que ce serait avec cette foule si un client sur dix remplissait son sac de marchandises. Mais nous nous déplaçons parmi eux, remplissant nos propres sacs mais aussi les empêchant d’en faire autant. Nous sommes une quantité connue. Comprends-tu ? Notre butin est une sorte de taxe pour les commerçants, une sorte de salaire qu’ils nous paient pour contrôler tous ceux qui se pressent dans les passages. Holà ! Toi, là-bas !
Ces derniers mots n’étaient pas destinés à Inyanna mais à un jeune garçon d’une douzaine d’années, brun et mince comme une anguille, qui fourrageait dans une boite contenant des couteaux de chasse. D’un geste vif Liloyve saisit la main du garçonnet et du même mouvement empoigna les tentacules ondulantes d’un Vroon à peine plus grand que l’enfant, qui se tenait dans l’ombre à quelques mètres. Inyanna entendit Liloyve leur parler à voix basse avec véhémence mais elle ne put distinguer un seul mot ; l’algarade ne dura que quelques instants et le Vroon et l’enfant s’éloignèrent piteusement.
— Que s’est-il passé ? demanda Inyanna.
— Ils volaient des couteaux. Le garçon les passait au Vroon. Je leur ai dit de quitter immédiatement le Bazar, sinon mes frères viendraient couper les tentacules du Vroon et les feraient manger au garçon frites dans de l’huile de stinnim.
— Tu aurais fait cela ?
— Bien sûr que non. Cela mériterait une vie entière de rêves tourmentés. Mais ils ont compris. Seuls les voleurs autorisés fauchent ici. Tu vois ? Nous sommes pour ainsi dire les gardiens ici. Nous sommes indispensables. Et voilà… c’est ici que j’habite. Tu es mon hôte.
Liloyve vivait sous terre, dans une pièce de pierre blanchie à la chaux faisant partie d’une suite de sept ou huit salles semblables en dessous d’une partie du Grand Bazar réservée aux marchands de fromage et d’huile. Une trappe et une échelle de corde suspendue menaient aux salles souterraines. Dès l’instant où Inyanna commença la descente, tous les bruits et la frénésie du Bazar devinrent imperceptibles et la seule chose rappelant ce qui se trouvait au-dessus était la légère mais indiscutable odeur de fromage rouge de Stoienzar qui imprégnait même les parois de pierre.
— Voici notre repaire, dit Liloyve.
Elle entonna une mélodie rapide et cadencée et des gens entrèrent à la file, venant des autres salles – des gens pauvrement mis et à l’air louche, petits et malingres pour la plupart, dont l’aspect ressemblait fort à celui de Liloyve, comme s’ils avaient été fabriqués avec des matériaux de qualité inférieure.
— Mes frères Sidoun et Hanoun, dit-elle. Ma sœur Medill Faryun. Mes cousins Avayne, Amayne et Athayne. Et voici mon oncle Agourmole, qui est le chef de notre clan. Mon oncle, je te présente Inyanna Forlana, de Velathys, à qui deux fripouilles ont vendu la Perspective Nissimorn pour vingt royaux. Je l’ai rencontrée sur le bateau. Elle va vivre avec nous et devenir une voleuse.
— Mais je… souffla Inyanna.
Agourmole, cérémonieux, fit avec élégance et raffinement le signe de la Dame, en guise de bénédiction.
— Vous êtes des nôtres. Pouvez-vous porter des vêtements d’homme ?
— Oui, je suppose, dit Inyanna, déconcertée. Mais je ne comp…
— J’ai un frère cadet qui est inscrit à notre corporation. Il vit à Avendroyne chez les Changeformes et n’a pas mis les pieds à Ni-moya depuis des années. Vous allez prendre son nom et sa place. Ce sera plus simple que d’obtenir une nouvelle inscription. Donnez-lui la main.
Elle le laissa la prendre. Il avait les paumes moites et douces. Il la regarda dans les yeux.
— Votre véritable vie ne fait que commencer, dit-il à voix basse et avec ferveur. Tout ce qui a eu lieu avant n’était qu’un rêve. Vous êtes maintenant une voleuse à Ni-moya et vous vous appelez Kulibhai.
— Vingt royaux est un excellent prix pour la Perspective Nissimorn, ajouta-t-il avec un clin d’œil.
— Ce n’étaient que les droits d’enregistrement, dit Inyanna. Ils m’ont dit que je l’avais héritée, par la sœur de ma grand-mère maternelle.
— Si c’est vrai, vous y donnerez une grande fête pour nous quand vous en aurez pris possession, pour nous remercier de notre hospitalité. D’accord ?
Agourmole éclata de rire.
— Avayne ! cria-t-il. Du vin pour ton oncle Kulibhai ! Sidoun, Hanoun, trouvez-lui des vêtements ! Musique, quelqu’un ! Qui veut danser ? Allons, un peu d’entrain ! Medill, prépare le lit de notre hôte !
Le petit homme s’agitait avec une irrésistible pétulance en aboyant ses ordres. Inyanna, entraînée par cette véhémente énergie, accepta un verre de vin, se laissa mesurer par l’un des frères de Liloyve pour prendre les dimensions d’une tunique et s’efforça d’apprendre par cœur le flot de noms qu’elle venait d’entendre. D’autres arrivaient encore dans la salle, quelques humains, trois Hjorts joufflus à la face grise et, à la stupéfaction d’Inyanna, deux sveltes et silencieux Métamorphes. Bien qu’elle ait eu l’habitude d’avoir affaire à des Changeformes à l’époque où elle avait son commerce, elle ne s’attendait pas à ce que Liloyve et les siens partagent leur logement avec ces mystérieux aborigènes. Mais peut-être que les voleurs, comme les Métamorphes, se considéraient sur Majipoor comme une race à part et qu’ils étaient attirés les uns vers les autres.
La fête impromptue dura pendant des heures. Les voleurs semblaient rivaliser pour s’attirer ses bonnes grâces, venant chacun son tour lui faire du plat, lui offrant une babiole, lui racontant une histoire personnelle ou des potins confidentiels. Pour la descendante d’une longue lignée de boutiquiers, les voleurs étaient les ennemis naturels ; mais ces gens, même s’ils étaient de minables parias, avaient l’air chaleureux, amicaux et ouverts et ils étaient ses seuls alliés dans la vaste et indifférente cité. Inyanna ne désirait nullement embrasser leur profession, mais elle savait que le destin, en lui faisant connaître la famille de Liloyve, n’avait pas été trop cruel avec elle.
Elle dormit d’un sommeil agité, fit des rêves fragmentaires et vaporeux et se réveilla à plusieurs reprises en pleine confusion, n’ayant aucune idée de l’endroit où elle se trouvait. Mais l’épuisement s’empara enfin d’elle et elle sombra dans un profond sommeil. C’était en général l’aube qui l’éveillait mais l’aube était inconnue dans ce lieu souterrain, et quand elle se réveilla, il pouvait être n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.
Liloyve lui souriait.
— Tu devais être terriblement fatiguée, dit-elle.
— J’ai dormi trop longtemps ?
— Tu as dormi jusqu’à ce que tu aies fini de dormir. Ce devait être ce qu’il te fallait, non ?
Inyanna regarda autour d’elle. Elle vit des traces de la fête – bouteilles, gobelets vides, vêtements épars – mais les autres étaient partis. Partis faire leur tournée matinale, expliqua Liloyve. Elle montra à Inyanna où faire sa toilette et s’habiller, puis elles montèrent dans le maelström du Bazar. De jour, il était aussi animé qu’il l’avait été la veille au soir, mais il paraissait moins magique à la lumière naturelle, une texture moins dense et une atmosphère moins chargée d’électricité. Ce n’était rien d’autre qu’un vaste marché grouillant, alors que la veille Inyanna avait eu l’impression d’un énigmatique univers autarcique. Elles ne s’arrêtèrent que pour voler leur petit déjeuner à trois ou quatre éventaires, Liloyve se servant effrontément et passant le butin à une Inyanna confuse et hésitante, puis elles avancèrent dans l’effroyable complexité de ce dédale, qu’Inyanna était sûre de ne jamais pouvoir maîtriser, et se retrouvèrent brusquement à l’air libre et frais de la surface.
— Nous sommes sorties par la porte Piliplok, dit Liloyve. D’ici il n’y a qu’un court trajet à pied jusqu’au Pontificat.
Un trajet court mais stupéfiant, car à chaque coin de rue se présentaient de nouvelles merveilles. En remontant un splendide boulevard Inyanna remarqua une lumière rayonnante surgissant de la chaussée comme un nouveau soleil. Liloyve lui expliqua que c’était le début du Boulevard de Cristal qui rutilait jour et nuit de l’éclat de réflecteurs tournants. En traversant une autre rue, elle aperçut ce qui ne pouvait être que le palais du duc de Ni-moya, loin à l’est, en contrebas de l’éminence sur laquelle s’élevait la cité, à l’endroit où le Zimr faisait son brusque coude. C’était une mince flèche de pierre lisse dressée sur une large base aux nombreuses colonnes, énorme même à cette distance et entourée d’un parc ressemblant à un tapis de verdure. Au tournant suivant, Inyanna contempla quelque chose qui ressemblait à la chrysalide lâchement tissée de quelque fabuleux insecte, mais d’un kilomètre et demi de long et suspendue au-dessus d’une avenue immensément large.
— Le Portique Flottant, dit Liloyve, l’endroit où les riches achètent leurs joujoux. Peut-être un jour dilapideras-tu tes royaux dans ses boutiques. Mais pas aujourd’hui. Nous sommes arrivées : promenade Rodamaunt. Nous n’allons pas tarder à être fixées sur ton héritage.
C’était une grande artère en courbe, bordée d’un côté par des tours à la façade nue toutes de la même hauteur et de l’autre par une alternance de grands et de petits bâtiments. Ceux-ci étaient apparemment les bureaux du gouvernement. Inyanna était intimidée par la complexité de tout cela et elle aurait pu errer dehors pendant des heures dans la plus complète perplexité et sans oser entrer ; mais Liloyve pénétra le mystère des lieux en demandant une série de renseignements rapides et elle fit entrer Inyanna, la conduisant dans les couloirs et les sinuosités d’un dédale à peine moins compliqué que le Grand Bazar et elles se trouvèrent enfin assises sur un banc de bois dans une grande salle d’attente brillamment éclairée, regardant les noms apparaître et disparaître sur un tableau d’affichage au-dessus de leur tête. Au bout d’une demi-heure celui d’Inyanna apparut.
— Est-ce le bureau des Successions ? demanda-t-elle tandis qu’elles entraient.
— Apparemment cela n’existe pas, répondit Liloyve. Nous allons voir les gardes impériaux. Si quelqu’un peut nous aider, ce sont eux.
Un Hjort à la mine sévère, bouffi et les yeux globuleux comme la plupart de ceux de sa race, leur demanda d’exposer leur problème et Inyanna, hésitante au début, puis de plus en plus volubile, déballa toute son histoire ; les étrangers de Ni-moya, le récit stupéfiant du magnifique héritage, les documents, le sceau pontifical, les vingt royaux de droits d’enregistrement. Le Hjort, à mesure que l’histoire se développait, se tassait derrière son bureau, se massait les bajoues et faisait rouler un à la fois ses yeux globuleux d’une manière déconcertante. Quand elle eut terminé, il prit son reçu et fit pensivement courir ses gros doigts sur les bords du sceau impérial qui y était apposé.
— Vous êtes le dix-neuvième prétendant à la Perspective Nissimorn qui s’est présenté à Ni-moya cette année, dit-il d’une voix lugubre. Je crains qu’il n’y en ait d’autres. Il y en aura beaucoup d’autres.
— Dix-neuvième ?
— À ma connaissance. D’autres ne se sont peut-être pas donné la peine de signaler l’escroquerie aux gardes impériaux.
— L’escroquerie, répéta Inyanna. C’est donc cela ? Les documents qu’ils m’ont montrés, la généalogie, les papiers portant mon nom – ils ont fait tout le chemin de Ni-moya à Velathys simplement pour m’escroquer de vingt royaux ?
— Oh ! pas seulement pour vous escroquer, dit le Hjort. Il y a probablement trois ou quatre héritiers de la Perspective Nissimorn à Velathys, cinq à Narabal, sept à Til-omon et une douzaine à Pidruid – ce n’est pas difficile de se procurer des pièces généalogiques, vous savez. Ni de falsifier des documents et de remplir les blancs. Vingt royaux d’un côté, peut-être trente d’un autre, un bon gagne-pain si l’on se déplace sans arrêt, vous comprenez ?
— Mais comment est-ce possible ? De telles pratiques sont contre la loi !
— Oui, reconnut le Hjort d’un air las.
— Et le Roi des Rêves…
— Les châtiera sévèrement, vous pouvez en être sûre. De même que nous ne manquerons pas de leur infliger de lourdes peines dès que nous les aurons arrêtés. Vous nous serez fort utile en nous donnant leur signalement.
— Et mes vingt royaux ?
Le Hjort haussa les épaules.
— Il n’y a aucun espoir de récupérer quoi que ce soit ? demanda Inyanna.
— Aucun.
— Mais alors, j’ai tout perdu !
— Au nom de Sa Majesté, je vous présente mes regrets les plus sincères, dit le Hjort.
Et ce fut tout.
— Emmène-moi à la Perspective Nissimorn, dit sèchement Inyanna à Liloyve quand elles furent dehors.
— Mais tu ne t’imagines tout de même pas…
— Qu’elle m’appartient vraiment ? Non, bien sûr que non. Mais je veux la voir ! Je veux savoir à quoi ressemble le bâtiment que l’on m’a vendu pour mes vingt royaux !
— Pourquoi te torturer ?
— Je t’en prie, dit Inyanna.
— Allez, viens, dit Liloyve.
Elle héla un flotteur et donna ses instructions. Les yeux écarquillés, Inyanna regardait avec émerveillement autour d’elle tandis que le petit véhicule les transportait à travers les majestueuses artères de Ni-moya. Dans la chaleur du soleil de midi, tout semblait baigné de lumière et la cité flamboyait, non de l’éclat froid et cristallin de Dulorn, mais d’une splendeur vibrante, palpitante et sensuelle qui se réverbérait sur chaque mur blanchi à la chaux et dans chaque rue. Liloyve décrivait les endroits les plus importants devant lesquels elles passaient.
— Voici le Musée des Mondes, dit-elle en montrant une grande construction couronnée d’un diadème de dômes de verre à pans coupés. Les trésors de mille planètes, et même quelques objets de la Vieille Terre. Et voici la Chambre de la Sorcellerie, une sorte de musée aussi, consacré à la magie aux rêves. Je n’y suis jamais allée. Et là – tu vois les trois oiseaux de la cité sur la façade ? – c’est le Palais de la Cité, où réside le maire.
Elles commencèrent à descendre, dans la direction du fleuve.
— Les restaurants flottants sont dans cette partie du port, dit Liloyve avec un grand geste de la main. Il y en a neuf, comme de petites îles. Il paraît que l’on peut y commander des plats de toutes les provinces de Majipoor. Un jour, nous irons y manger, dans les neuf, d’accord ?
— Ce serait bien d’y rêver, fit Inyanna avec un petit sourire triste.
— Ne t’inquiète pas. Nous avons toute la vie devant nous, et un voleur vit dans l’aisance. J’ai l’intention de me promener un jour dans toutes les rues de Ni-moya, et tu pourras venir avec moi. Il y a aussi un Parc des Animaux Fabuleux à Gimbeluc, dans les collines, tu sais, avec des animaux qui ont disparu à l’état sauvage, des sigimoins, des ghalvars, des dimilions et bien d’autres, et il y a l’Opéra où joue l’orchestre municipal – tu as entendu parler de notre orchestre ? Mille instruments, il n’y a rien de comparable dans l’univers. Et puis il y a… Oh ! nous sommes arrivées !
Elles descendirent du flotteur. Inyanna vit qu’elles étaient presque au bord du fleuve. Devant elle coulait le Zimr, et le grand fleuve était si large à cet endroit qu’elle parvenait à peine à voir l’autre rive et ne distinguait que vaguement la ligne verte de Nissimorn à l’horizon. Juste à sa gauche se dressait une clôture de poteaux de métal hauts de deux fois la taille d’un homme, espacés de deux mètres cinquante à trois mètres et reliés par une toile légère comme de la gaze et presque invisible qui émettait un bourdonnement grave et sinistre. À l’intérieur de cette enceinte se trouvait un jardin d’une grande beauté, des buissons bas et élégants couverts de fleurs dorées, turquoise et écarlates et une pelouse tondue si ras qu’elle donnait l’impression d’avoir été répandue sur le sol. Plus loin, le terrain commençait à s’élever et l’habitation était bâtie sur une saillie rocheuse qui surplombait le port. C’était un manoir d’une taille étonnante, aux murs blancs dans le style de Ni-moya, qui utilisait beaucoup les techniques de suspension et de légèreté typiques de l’architecture de la cité, avec des portiques qui paraissaient flotter et des balcons suspendus en porte à faux sur d’incroyables distances. À l’exception du palais ducal – visible pas très loin sur la rive et s’élevant magnifiquement sur son piédestal – la Perspective Nissimorn semblait être à Inyanna la plus belle construction qu’elle eût vue jusqu’alors à Ni-moya. Et c’était cela qu’elle s’imaginait avoir hérité ! Elle se mit à rire. Elle courut le long de la clôture, s’arrêtant de temps à autre pour contempler le grand bâtiment sous des angles différents et riant aux éclats, comme si quelqu’un lui avait révélé la vérité la plus profonde de l’univers, la vérité qui renferme le secret de toutes les autres vérités et doit de ce fait nécessairement susciter un rire inextinguible. Liloyve la suivait, lui criant de l’attendre, mais Inyanna courait comme une possédée. Elle arriva enfin à la grille d’entrée, où deux Skandars géants revêtus d’une livrée d’un blanc immaculé montaient la garde, tous leurs bras croisés d’une manière énergiquement possessive. Inyanna continuait à rire ; les Skandars se renfrognèrent ; Liloyve, arrivant par-derrière, tira Inyanna par la manche et l’exhorta à partir avant de s’attirer des ennuis.
— Attends, dit-elle en haletant. Elle se dirigea vers les Skandars.
— Êtes-vous au service de Calain de Ni-moya ?
Ils la regardèrent sans la voir et ne répondirent pas.
— Dites à votre maître, poursuivit-elle posément, qu’Inyanna de Velathys est venue, pour voir la maison, et qu’elle regrette de n’avoir pu venir dîner. Merci.
— Viens ! murmura Liloyve d’une manière pressante.
La colère commençait à remplacer l’indifférence sur la face velue des énormes gardes. Inyanna les salua gracieusement, éclata de nouveau de rire et fit signe à Liloyve ; elles coururent ensemble jusqu’au flotteur, Liloyve partageant enfin cette irrésistible hilarité.
Inyanna ne revit pas de sitôt le soleil de Ni-moya, car elle commença sa nouvelle vie de voleuse dans les profondeurs du Grand Bazar. Elle n’avait au début aucunement l’intention d’exercer la profession de Liloyve et de sa famille. Mais des considérations pratiques prévalurent rapidement contre les subtilités de la moralité. Elle n’avait ni la possibilité de retourner à Velathys ni, après ces premières visions de Ni-moya, véritablement envie de le faire. Rien d’autre ne l’attendait là-bas qu’une existence consacrée à écouler de la colle, des clous, du faux satin et des lanternes de Til-omon. Mais si elle restait à Ni-moya, il lui faudrait trouver un gagne-pain. Elle ne connaissait pas d’autre métier que celui de commerçante et sans capital elle pouvait difficilement ouvrir une boutique ici. Très bientôt, elle se trouverait à court d’argent ; elle ne voulait pas vivre de la charité de ses nouveaux amis ; elle n’avait pas d’autre perspective ; ils lui offraient une place dans leur société ; et après tout, il semblait acceptable d’embrasser une carrière de voleuse, bien que ce fût profondément étranger à son ancienne nature, maintenant qu’elle avait été dépouillée de toutes ses économies par les boniments de deux escrocs. Elle accepta donc de s’affubler d’une tunique d’homme – elle était assez grande et son maintien était un peu gauche, suffisamment pour que la supercherie fût plausible – et, sous le nom de Kulibhai, frère d’Agourmole, le maître voleur, elle entra dans la corporation des voleurs.
Liloyve fut son mentor. Pendant trois jours, Inyanna la suivit à travers le Bazar, regardant attentivement tandis que la jeune fille aux cheveux lavande dérobait çà et là des marchandises. C’était parfois élémentaire, comme passer un manteau dans une boutique et disparaître soudain dans la foule ; c’était parfois un rapide tour de passe-passe sur les présentoirs et les étalages ; c’était parfois des tromperies compliquées, embobiner un garçon de courses en lui promettant des baisers ou même mieux tandis qu’un complice s’esquivait avec le chariot de marchandises. Il y avait en même temps l’obligation d’empêcher le vol des amateurs. À deux reprises durant ces trois jours, Inyanna vit Liloyve le faire – la main sur le poignet, le regard froid et furieux, les paroles cinglantes prononcées à voix basse, se terminant les deux fois par un regard de peur, les excuses, la retraite précipitée. Inyanna se demanda si elle aurait un jour le courage de le faire. Cela lui semblait plus difficile que de voler ; et elle était loin d’être sûre de pouvoir se résoudre à voler.
— Rapporte-moi une bouteille de lait de dragonet et deux de vin doré de Piliplok, lui dit Liloyve le quatrième jour.
— Mais cela doit coûter un royal pièce ! s’exclama Inyanna, épouvantée.
— En effet.
— Laisse-moi commencer en volant des saucisses.
— Il n’est pas plus difficile de voler des vins fins, dit Liloyve. Et c’est beaucoup plus rentable.
— Je ne suis pas prête.
— Tu penses seulement ne pas l’être. Tu as vu comment il faut s’y prendre. Tu peux le faire aussi. Tes craintes sont inutiles. Tu as l’âme d’une voleuse, Inyanna.
— Comment peux-tu dire de telles… s’écria Inyanna, furieuse.
— Doucement, doucement, c’était un compliment que je voulais te faire !
Inyanna hocha la tête.
— Quand même, dit-elle. Je crois que tu te trompes.
— Je pense que tu te sous-estimes, dit Liloyve. Il y a des aspects de ton caractère qui sont plus apparents pour les autres que pour toi. Je les ai vus clairement le jour où nous sommes allées à la Perspective Nissimorn. Vas-y maintenant, vole-moi une bouteille de vin doré de Piliplok et une de lait de dragon, et trêve de bavardages. Si tu dois jamais entrer dans notre corporation de voleurs, c’est aujourd’hui que tu commences.
Il n’y avait pas moyen de faire autrement. Mais il n’y avait pas de raison de risquer de le faire seule. Inyanna demanda à Athayne, le cousin de Liloyve, de l’accompagner et ils se dirigèrent ensemble d’une démarche assurée chez un marchand de vin du passage Ossier – deux jeunes gens de Ni-moya allant s’acheter un peu de joie en bouteille. Un calme étrange envahit Inyanna. Elle chassa de son esprit tout ce qui était hors de propos, moralité, droit de propriété, peur du châtiment ; tout son esprit était tendu vers la tâche à accomplir, un vol de routine. Elle tenait naguère une boutique, maintenant elle les pillait, et il était inutile de compliquer la situation avec des hésitations philosophiques.
Un Ghayrog était derrière le comptoir de la boutique : des yeux froids qui ne cillaient jamais, une peau écailleuse et luisante, des cheveux qui se tortillaient, Inyanna, prenant une voix aussi grave que possible, demanda le prix du lait de dragon en fillette, en bouteille et en doublet. Pendant ce temps, Athayne s’occupait à regarder les petits vins rouges de l’intérieur. Le Ghayrog cita des prix. Inyanna eut l’air scandalisé. Le Ghayrog haussa les épaules. Inyanna leva une bouteille, étudia le liquide bleu pâle, fronça les sourcils et dit :
— Il est plus trouble que d’habitude.
— Cela varie d’année en année. Et de dragon en dragon.
— On pourrait croire que ce genre de chose est uniformisé.
— L’effet est uniforme, dit le Ghayrog avec l’équivalent froid et reptilien d’un petit sourire narquois et d’un regard égrillard. Quelques gorgées de ça, mon gars, et tu es bon pour la nuit !
— Je vais réfléchir un instant, dit Inyanna. Un royal n’est pas une faible somme, même si les effets sont merveilleux.
— C’était le signal pour Athayne qui se retourna.
— Ce vin de Mazadone, dit-il, il vaut vraiment trois couronnes le doublet ? Je suis certain qu’il était vendu deux couronnes la semaine dernière.
— Si vous le trouvez à deux, achetez-le à deux, répliqua le Ghayrog.
Athayne se renfrogna, fit le geste de reposer la bouteille sur l’étagère, vacilla et trébucha et renversa la moitié d’une rangée de fillettes. Le Ghayrog émit un sifflement de rage. Athayne, hurlant des excuses, essaya maladroitement d’arranger les choses et renversa d’autres bouteilles. Le Ghayrog se précipita vers les rayons en vociférant. Athayne et lui se heurtèrent dans leurs tentatives pour remettre de l’ordre et Inyanna choisit ce moment pour glisser la bouteille de lait de dragon dans sa tunique et y mettre un vin doré de Piliplok.
— Je crois que je vais aller regarder les prix ailleurs, dit-elle d’une voix forte, et elle sortit de la boutique.
C’était fini. Elle se força à ne pas se mettre à courir, bien qu’elle eût les joues empourprées et qu’elle fut persuadée que tous les passants savaient qu’elle était une voleuse, que les autres commerçants du passage allaient sortir en trombe pour lui mettre la main au collet et que le Ghayrog lui-même allait se lancer à sa poursuite dans un instant. Mais elle atteignit sans encombre le coin de la rue, tourna à gauche, vit la rue de maquillage et de parfums, la longea et entra dans la boutique d’huile et de fromage où Liloyve l’attendait.
— Prends-les, dit Inyanna. Elles me brûlent la poitrine.
— Bien joué ! lui dit Liloyve. Nous boirons le vin doré ce soir, en ton honneur !
— Et le lait de dragon ?
— Garde-le, dit Liloyve. Partage-le avec Calain, le soir où tu seras invitée à dîner à la Perspective Nissimorn.
Cette nuit-là, Inyanna resta éveillée pendant des heures, craignant de s’endormir, car le sommeil apportait les rêves et dans les rêves venaient les châtiments. Le vin avait été bu, mais la bouteille de lait de dragon était sous son oreiller et elle était démangée par l’envie de sortir furtivement et d’aller la rendre au Ghayrog. Toute une lignée d’ancêtres commerçants pesait sur sa conscience. Une voleuse, songea-t-elle, une voleuse, une voleuse, je suis devenue une voleuse à Ni-moya. De quel droit ai-je subtilisé ces bouteilles ? De quel droit, se répondit-elle, les deux autres m’ont-ils escroqué mes vingt royaux ? Mais qu’est-ce que cela avait à voir avec le Ghayrog ? S’ils me dépouillent, si cela m’autorise à dévaliser le Ghayrog et si celui-ci va prendre les marchandises de quelqu’un d’autre, où cela finit-il et comment la société peut-elle survivre ? Que la Dame me pardonne. Le Roi des Rêves va me fouailler l’âme. Mais elle s’endormit enfin ; elle ne pouvait s’empêcher à jamais de dormir ; et les rêves qu’elle fit étaient des rêves de merveille et de majesté où elle glissait, désincarnée, le long des grandes artères de la cité, passant devant le Boulevard de Cristal, le Musée des Mondes et le Portique Flottant et arrivant à la Perspective Nissimorn où le frère du duc lui prenait la main. Ce rêve la déconcerta, car elle ne pouvait aucunement le considérer comme un rêve de châtiment. Où était la moralité ? Où était la bonne conduite ? Cela allait à l’encontre de tout ce à quoi elle croyait. C’était pourtant comme si le destin avait voulu faire d’elle une voleuse. Tout ce qui lui était arrivé depuis un an l’avait poussée dans cette direction. C’était donc peut-être la volonté du Divin qu’elle devînt ce qu’elle était devenue. Inyanna sourit à cette pensée. Quel cynisme ! Mais c’était ainsi. Elle n’allait pas lutter contre le destin.
Elle volait souvent et elle volait bien. Son coup d’essai hésitant et terrifiant en matière de vol fut suivi en quelques jours de beaucoup d’autres. Elle errait librement dans le Grand Bazar, tantôt accompagnée de complices, tantôt seule, et fauchait par-ci par-là. C’était si facile qu’elle n’eut bientôt plus l’impression qu’il s’agissait d’un crime. Le Bazar était toujours encombré : on disait que la population de Ni-moya s’élevait presque à trente millions d’habitants et ils semblaient tous être dans le Bazar en permanence. Il y avait constamment une cohue grouillante. Les commerçants étaient harcelés et inattentifs, en butte à d’incessantes questions, discussions, marchandages et visites d’inspecteurs. Il n’était guère difficile d’évoluer dans les flots de passants et de prendre ce dont elle avait envie.
La majeure partie du butin était vendue. Un voleur professionnel pouvait à l’occasion garder quelque chose pour son propre usage et les repas étaient toujours pris sur place mais presque tout était volé en prévision d’une revente immédiate. C’était surtout la responsabilité des Hjorts qui vivaient avec la famille d’Agourmole. Ils étaient trois, Beyork, Hankh et Mozinhunt, qui faisaient partie d’un réseau de grande envergure qui écoulait les marchandises volées, une chaîne de Hjorts qui faisaient rapidement sortir le butin du Bazar et le faisaient passer dans les filières des grossistes qui finissaient souvent par le revendre aux commerçants à qui il avait été volé. Inyanna apprit rapidement ce qui était demandé par ces gens et ce qui ne valait pas la peine d’être volé.
Comme Inyanna était fraîchement arrivée à Ni-moya, les choses étaient particulièrement faciles pour elle. Tous les commerçants du Grand Bazar ne se montraient pas complaisants envers la corporation des voleurs et certains connaissaient de vue Liloyve, Athayne, Sidoun et les autres membres de la famille et leur ordonnaient de sortir de leur boutique dès qu’ils apparaissaient. Mais le jeune homme appelé Kulibhai était inconnu dans le Bazar et tant qu’Inyanna choisissait chaque jour une partie différente de cet endroit presque infini, il faudrait des années à ses victimes pour que sa silhouette leur devienne familière.
Dans son travail, les dangers ne venaient pas tant des commerçants que des voleurs d’autre familles. Ils ne la connaissaient pas non plus et ils avaient l’œil plus vif que les commerçants, de sorte que les dix premiers jours, Inyanna fut appréhendée à trois reprises par un autre voleur. Ce fut terrifiant au début de sentir une main se refermer sur son poignet, mais elle resta calme et fit face à l’autre sans paniquer.
— Vous empiétez sur ma liberté, dit-elle posément. Je suis Kulibhai, le frère d’Agourmole.
La nouvelle se répandit rapidement. Après le troisième incident de ce genre, elle ne fut plus importunée.
Cela l’embarrassait d’opérer elle-même des arrestations. Au début, il lui était impossible de reconnaître les voleurs officiels des voleurs illégitimes et elle hésitait à saisir le poignet de quelqu’un qui, pour ce qu’elle en savait, chapardait dans le Bazar depuis l’époque de lord Kinniken. Il lui devint étonnamment facile de surprendre quelqu’un en train de commettre un vol, mais si elle ne pouvait consulter d’autre voleur du clan d’Agourmole, elle ne prenait aucune initiative. Elle en arriva petit à petit à reconnaître beaucoup des voleurs patents des autres familles, mais il ne se passait guère de jour sans qu’elle vît quelque silhouette inconnue fouillant dans les marchandises d’un commerçant et finalement, au bout de plusieurs semaines dans le Bazar, elle se sentit poussée à agir. Si elle arrêtait un voleur professionnel, elle pourrait toujours s’excuser ; mais l’essence du système était que non seulement elle volait mais également qu’elle maintenait l’ordre, et elle savait qu’elle manquait à ce devoir. Sa première arrestation fut celle d’une jeune fille crasseuse qui volait des légumes ; elle eut à peine le temps d’ouvrir la bouche, car la jeune fille lâcha sa prise et s’enfuit terrorisée. Le suivant se trouva être un vieux routier du vol, vaguement apparenté à Agourmole, qui expliqua aimablement à Inyanna son erreur ; le troisième, qui n’avait pas d’autorisation mais n’avait pas peur pour autant, répondit aux paroles d’Inyanna en poussant des jurons et en proférant des menaces et Inyanna répliqua calmement et mensongèrement que sept autres voleurs de la corporation les observaient et prendraient des mesures immédiates en cas de difficulté. Après cela, elle n’éprouva plus aucun scrupule et agit en toute liberté et avec confiance chaque fois qu’elle estima qu’il convenait de le faire.
Le vol lui-même cessa de tourmenter sa conscience, après ses premiers pas dans cette voie. Elle avait été élevée dans la crainte de la vengeance du Roi des Rêves si elle tombait dans le péché – cauchemars, tourments, une fièvre de l’âme dès qu’elle fermerait les yeux – mais soit le Roi ne considérait pas ce genre de chapardage et de larcin comme un péché, soit lui et ses serviteurs étaient trop occupés avec des criminels d’une autre envergure pour s’intéresser à son cas. Quelle que fût la raison, le Roi ne lui envoya pas de messages. De temps à autre, elle rêvait de lui, vieil ogre implacable transmettant ses mauvaises nouvelles depuis les étendues brûlantes et désertiques de Suvrael, mais cela n’avait rien d’extraordinaire ; le Roi pénétrait de temps en temps dans les rêves de tout le monde et cela ne signifiait pas grand-chose. Inyanna rêvait aussi de temps à autre à la bienheureuse Dame de l’Ile, la bienveillante mère du Coronal lord Malibor, et il lui semblait que cette douce femme secouait tristement la tête, comme pour dire qu’elle était fort déçue par sa fille Inyanna. Mais la Dame avait le pouvoir de s’adresser plus vigoureusement à ceux qui s’étaient écartés de sa voie et elle ne semblait pas le faire. En l’absence de tout châtiment moral, Inyanna en arriva bientôt à prendre sa profession avec désinvolture. Ce n’était pas un crime, simplement une redistribution des marchandises. Après tout, nul ne semblait beaucoup en souffrir.
Au bout de quelque temps, elle prit Sidoun, le frère aîné de Liloyve, pour amant. Il était plus petit qu’Inyanna et si maigre quelle sentait tous ses os en l’étreignant ; mais c’était un homme doux et attentionné qui jouait joliment de la harpe de poche et chantait de vieilles ballades d’une voix claire de ténor léger et plus elle sortait avec lui pour faire des expéditions de chapardage, plus elle trouvait sa compagnie agréable. Les chambres du repaire d’Agourmole furent réparties différemment et ils purent passer leurs nuits ensemble. Liloyve et les autres voleurs semblaient trouver cette situation charmante.
En compagnie de Sidoun, Inyanna allait de plus en plus loin pour écumer la grande cité. Ils formaient une équipe si efficace qu’il leur arrivait souvent d’avoir en une ou deux heures leurs quota du jour de marchandises volées, ce qui leur laissait le reste de la journée, car cela ne se faisait pas de dépasser son quota : le contrat social du Grand Bazar n’autorisait les voleurs à prélever impunément que certaines quantités de marchandises et pas plus. C’est ainsi qu’Inyanna commença à faire des excursions dans les ravissants quartiers périphériques de Ni-moya. L’un de ses endroits préférés était le Parc des Animaux Fabuleux, dans le faubourg vallonné de Gimbeluc, où elle pouvait se promener au milieu d’animaux d’autres époques qui avaient été chassés de leur domaine par le développement de la civilisation sur Majipoor. Elle y voyait des animaux aussi rares que le dimilion aux pattes flageolantes, un animal frêle au long cou qui se nourrissait de feuilles et était deux fois plus grand qu’un Skandar, ou le menu sigimoin avançant sur la pointe des pattes et qui avait une queue en panache à chaque extrémité, ou encore le zampidoon, cet oiseau gauche au grand bec dont les vols assombrissaient autrefois le ciel au-dessus de Ni-moya et qui n’existait plus que dans ce parc et comme l’un des emblèmes officiels de la cité. Par une sorte de magie qui avait dû être imaginée à une époque reculée, des voix s’élevaient du sol chaque fois que l’un de ces animaux passait à proximité, informant les spectateurs de son nom et de son habitat d’origine. Et puis le parc recelait aussi de ravissantes clairières retirées où Inyanna et Sidoun pouvaient se promener main dans la main, parlant peu, car Sidoun n’était pas bavard.
Certains jours, ils prenaient le bateau pour traverser le Zimr jusqu’à la rive de Nissimorn ou, de temps en temps, descendre jusqu’à l’embouchure de la Steiche qui, si on la suivait assez loin, menait au territoire Métamorphe interdit. Mais c’était un voyage de plusieurs semaines en remontant la rivière et ils n’allaient pas au-delà des petits villages de pêcheurs Lii, juste au sud de Nissimorn, où ils achetaient des poissons frais péchés, faisaient des pique-niques sur la plage, se baignaient et s’allongeaient au soleil. Ou bien, les soirs sans lune, ils allaient au Boulevard de Cristal où les réflecteurs tournants projetaient des motifs éblouissants de lumière changeante et contemplaient respectueusement les vitrines appartenant aux grandes compagnies de Majipoor, un musée dans la rue de marchandises précieuses, si somptueuses et exposées avec une telle opulence que même le plus audacieux des voleurs n’aurait pas osé y pénétrer. Ils dînaient souvent dans l’un des restaurants flottants et il leur arrivait fréquemment d’emmener Liloyve avec eux, car c’étaient les endroits qu’elle préférait dans toute la ville. Chaque îlot était un territoire lointain de la planète en miniature, avec les plantes qui y poussaient et les animaux qui y vivaient et avait pour spécialités les nourritures et les vins de cette région. Il y en avait un de la venteuse Piliplok où ceux qui pouvaient se le permettre dînaient de chair de dragon de mer, un de l’humide Narabal, avec ses riches baies et ses succulentes fougères, un de la grande Stee sur le Mont du Château, un restaurant de Stoien, un autre de Pidruid et un de Til-omon. Mais Inyanna apprit sans surprise qu’il n’y en avait aucun de Velathys, pas plus que Ilirivoyne, la capitale Changeforme, n’avait la chance d’avoir son îlot, ni Tolaghai, la ville de Suvrael écrasée de soleil, car Tolaghai et Ilirivoyne étaient des endroits auxquels la plupart des habitants de Majipoor n’aimaient pas penser et Velathys ne méritait tout simplement l’attention de personne.
Mais de tous les endroits qu’Inyanna visita en compagnie de Sidoun pendant ces après-midi et ces soirées de loisir, son préféré était le Portique Flottant. Cette galerie marchande longue d’un kilomètre et demi et suspendue au-dessus de la rue contenait les plus belles boutiques de Ni-moya, c’est-à-dire les plus belles de tout le continent de Zimroel, les plus belles en dehors de celles des riches cités du Mont. Quand ils s’y rendaient, Inyanna et Sidoun mettaient leurs plus élégants vêtements, ceux qu’ils avaient volés dans les meilleures boutiques du Grand Bazar – ils ne soutenaient pas la comparaison avec ce que portaient les aristocrates mais étaient bien supérieurs à leurs habits de tous les jours. Inyanna appréciait de se débarrasser des vêtements masculins qu’elle portait dans le rôle de Kulibhai le voleur et de se parer de robes collantes pourpres ou vertes qui la moulaient en laissant ses longs cheveux roux flotter librement. Effleurant du bout des doigts ceux de Sidoun, elle faisait la grande promenade du Portique, s’abandonnant à d’agréables rêveries tandis qu’ils admiraient les bijoux, les masques de plumes, les amulettes polies et les bibelots de métal qui étaient à la disposition, pour une poignée de pièces luisantes d’un royal, des vrais riches. Elle savait que rien de tout cela ne lui appartiendrait jamais, car une voleuse qui volerait assez bien pour s’offrir ces articles de luxe serait un danger pour la stabilité du Grand Bazar ; mais il était déjà bien agréable de regarder les trésors du Portique Flottant et de faire semblant.
Ce fut lors de l’une de ces sorties sur le Portique Flottant qu’Inyanna fut entraînée dans l’orbite de Calain, le frère du duc.
Elle ne soupçonnait absolument pas, bien entendu, qu’il allait en être ainsi. La seule chose à laquelle elle avait pensé était à un petit flirt innocent pour prolonger les rêveries que suscitait une visite au Portique Flottant. C’était une douce soirée de la fin de l’été et elle était vêtue d’une de ses robes les plus légères, un tissu extrêmement fin, encore plus arachnéen que le treillis qui soutenait le Portique, et elle se trouvait en compagnie de Sidoun dans la boutique de sculptures d’os de dragon, examinant les extraordinaires chefs-d’œuvre gros comme l’ongle du pouce d’un capitaine Skandar qui produisait des entrelacs d’éclats d’ivoire hautement invraisemblables, quand quatre hommes vêtus de robes de la noblesse entrèrent. Sidoun disparut immédiatement dans un coin sombre, car il savait que ses vêtements, son maintien et sa coupe de cheveux attestaient qu’il n’était pas leur égal ; mais Inyanna, consciente du fait que sa ligne et le regard froid de ses yeux verts pouvaient compenser toutes sortes de déficiences dans ses manières, resta hardiment à sa place au comptoir. L’un des hommes jeta un coup d’œil à la sculpture qu’elle tenait à la main.
— Si vous achetez cela, dit-il, vous vous ferez un beau cadeau.
— Je n’ai pas encore pris de décision, répliqua Inyanna.
— Puis-je la voir ?
Elle la laissa délicatement tomber dans sa paume et en même temps plongea effrontément son regard dans le sien. Il sourit mais fixa surtout son attention sur l’objet d’ivoire, un globe de Majipoor façonné à partir de nombreux petits panneaux coulissants d’os. Au bout d’un moment, il s’adressa au propriétaire.
— Le prix ? demanda-t-il.
— C’est un cadeau, répondit l’autre, un Ghayrog mince à l’air austère.
— Très bien, dit l’aristocrate. Et je vous l’offre aussi.
Il reposa la breloque dans la main d’Inyanna, médusée. Son sourire se fit plus intime.
— Vous êtes de cette ville ? demanda-t-il posément.
— J’habite à Strelain, répondit-elle.
— Dînez-vous souvent sur l’îlot de Narabal ?
— Quand l’envie m’en prend.
— Bien. Voulez-vous vous y trouver demain au coucher du soleil ? Il y aura quelqu’un avide de faire votre connaissance.
Dissimulant sa stupéfaction, Inyanna s’inclina. L’aristocrate s’inclina à son tour et se retourna ; il fit l’acquisition de trois petites sculptures et laissa tomber sur le comptoir une bourse remplie de pièces ; puis ils partirent. Inyanna ne pouvait détacher les yeux de l’objet précieux qu’elle avait dans la main. Sidoun sortit de l’ombre.
— Cela vaut une douzaine de royaux ! chuchota-t-il. Revends-le au marchand !
— Non, dit-elle.
— Qui était cet homme ? demanda-t-elle au propriétaire.
— Vous ne le connaissez pas ?
— Je ne vous aurais pas demandé son nom si je le savais.
— Oui. Oui.
Le Ghayrog émit de petits sifflements.
— C’est Durand Livolk, le chambellan du duc.
— Et les trois autres ?
— Deux sont au service du duc et le troisième est un compagnon de Calain, le frère du duc.
— Ah ! dit Inyanna.
Elle leva le globe d’ivoire.
— Pouvez-vous le monter sur une chaîne ?
— C’est l’affaire d’un instant.
— Quel est le prix d’une chaîne digne de cet objet ?
Il lui lança un long regard rusé.
— La chaîne va avec la sculpture, et comme la sculpture est un présent, il en est de même de la chaîne.
Il fixa de fins maillons d’or à la boule d’ivoire et enferma la breloque dans une boîte de peau de stick luisante.
— Au moins vingt royaux avec la chaîne ! marmonna Sidoun avec stupéfaction quand ils furent sortis. Emporte-le dans cette boutique et vends-le, Inyanna !
— C’est un présent, dit-elle d’un ton glacial. Je le porterai demain soir, pour dîner sur l’îlot de Narabal.
Mais elle ne pouvait pas se rendre à ce dîner avec la robe qu’elle portait ce soir-là ; il lui fallut le lendemain deux heures de recherches assidues pour en dénicher une qui fût aussi arachnéenne et coûteuse dans les boutiques du Grand Bazar. Mais elle finit par en découvrir une qui la laissait presque nue mais drapait sa nudité de mystère ; et c’est celle qu’elle mit pour se rendre à l’îlot de Narabal, la sculpture d’ivoire pendant entre ses seins.
Au restaurant, elle n’eut pas besoin de donner son nom. En descendant du ferry-boat, elle fut accueillie par un Vroon digne et sombre revêtu de la livrée ducale qui la conduisit à travers les bouquets luxuriants des plantes grimpantes et de fougères jusqu’à une tonnelle ombreuse, retirée et odorante, dans une partie de l’île séparée du restaurant principal par de denses plantations. Trois personnes l’attendaient à une table luisante de bois de nigtflower poli sous une plante grimpante dont l’épaisse tige velue soutenait d’énormes fleurs bleues globulaires. L’une de ces personnes était Durand Livolk, celui qui lui avait offert la sculpture d’ivoire. La deuxième était une femme, mince et brune, aussi lisse et luisante que le dessus de table. La troisième était un homme d’environ le double de l’âge d’Inyanna, au corps fragile, aux lèvres minces et pincées et aux traits doux. Tous trois étaient vêtus avec une telle magnificence qu’Inyanna eut honte de sa mise recherchée. Durand Livolk se leva avec aisance et s’approcha d’Inyanna.
— Vous paraissez encore plus jolie ce soir, murmura-t-il. Venez, je vais vous présenter des amis. Voici ma compagne, la dame Tisiorne ; et voici…
L’homme d’aspect chétif se leva.
— Je suis Calain de Ni-moya, dit-il simplement, d’une voix douce et veloutée.
Inyanna fut déconcertée, mais cela ne dura qu’un instant. Elle avait pensé que le chambellan du duc la voulait pour lui-même ; elle comprenait maintenant que Durand Livolk l’avait simplement racolée pour le frère du duc. Cela alluma en elle une indignation fugitive, mais qui s’éteignit rapidement. Pourquoi se vexer ? Combien de jeunes femmes de Ni-moya avaient la chance de dîner sur l’îlot de Narabal avec le frère du duc ? Si quelqu’un d’autre aurait pu avoir l’impression d’être utilisé, tant pis ; elle avait bien l’intention de rendre la pareille, dans cet échange.
Elle avait une place prête à côté de Calain. Elle la prit et le Vroon apporta immédiatement un plateau de liqueurs, toutes inconnues d’elle, dont les couleurs phosphorescentes se mélangeaient et tourbillonnaient. Elle en prit une au hasard : elle avait la saveur des brouillards de montagne et provoqua instantanément des picotements sur ses joues et dans ses oreilles. D’au-dessus lui parvenait le crépitement d’une légère pluie tombant sur les larges feuilles vernissées des arbres et des plantes grimpantes mais pas sur les dîneurs, Inyanna savait que la riche végétation tropicale de cette île était entretenue par de fréquentes pluies artificielles qui reproduisaient le climat de Narabal.
— Avez-vous des plats préférés ici ? demanda Calain.
— Je préférerais que vous commandiez pour moi.
— Comme vous voulez. Votre accent n’est pas celui de Ni-moya.
— De Velathys, répondit-elle. Je ne suis ici que depuis l’an dernier.
— Sage initiative, dit Durand Livolk. Qu’est-ce qui vous a poussé à la prendre ?
— Je crois que je raconterai l’histoire une autre fois, dit Inyanna en riant.
— Votre accent est charmant, dit Calain. Nous avons rarement l’occasion de rencontrer ici des gens de Velathys. Est-ce une belle ville ?
— Pas précisément, monseigneur.
— Pourtant, nichée dans les Gonghars… cela doit certainement être beau de voir ces grandes montagnes tout autour de soi.
— C’est possible. On arrive à ne plus prêter attention à ce genre de choses quand on y passe toute sa vie. Peut-être que même Ni-moya pourrait commencer à sembler quelconque pour quelqu’un qui y aurait toujours vécu.
— Où demeurez-vous ? demanda Tisiorne.
— À Strelain, répondit Inyanna.
Puis, malicieusement, car elle venait de prendre un autre verre de liqueur et commençait à en sentir les effets, elle ajouta :
— Dans le Grand Bazar.
— Dans le Grand Bazar ? répéta Durand Livolk.
— Oui. Sous la rue des fromagers.
— Et pour quelle raison avez-vous élu domicile là-bas ? demanda Tisiorne.
— Oh ! répondit légèrement Inyanna, pour être près de mon lieu de travail.
— Dans la rue des fromagers ? demanda Tisiorne d’une voix où l’horreur commençait à percer.
— Vous vous méprenez. Je suis employée dans le Bazar, mais pas par les marchands. Je suis une voleuse.
Les mots tombèrent de ses lèvres comme la foudre frappant les cimes. Inyanna vit un brusque regard de stupéfaction passer de Calain à Durand Livolk et le sang monter au visage du chambellan. Mais ces gens étaient des aristocrates et ils avaient un sang-froid aristocratique. Calain fut le premier à revenir de sa stupeur. Il sourit calmement.
— J’ai toujours pensé que c’était une profession qui exigeait de la grâce, de la dextérité et de la vivacité d’esprit, dit-il.
Il choqua son verre contre celui d’Inyanna.
— Je vous salue, voleuse qui ne fait pas mystère de son état. Il y a là une honnêteté qui fait défaut à beaucoup d’autres.
Le Vroon revint, portant une grande jatte en porcelaine remplie de baies bleu pâle, d’aspect cireux, aux reflets blancs. Inyanna savait que c’étaient des thokkas – le fruit préféré de Narabal, dont on disait qu’il échauffait le sang et faisait monter la passion. Elle en prit quelques-uns dans la jatte ; Tisiorne en choisit soigneusement un seul ; Durand Livolk en prit une poignée et Calain encore plus. Inyanna remarqua que le frère du duc mangeait même les graines, ce qui était censé être le plus efficace. Tisiorne enleva les graines de son thokka, ce qui provoqua une grimace désabusée de Durand Livolk. Inyanna ne suivit par l’exemple de Tisiorne. Puis il y eut des vins, de petits morceaux de poisson épicé, des huîtres flottant dans leur jus, un plat de petits champignons aux douces teintes pastel et enfin un cuissot de viande odorante – une cuisse de bilantoon géant des forêts de l’est de Narabal, dit Calain. Inyanna mangea avec modération, une bouchée de ceci, un morceau de cela. Cela semblait être le plus convenable, et aussi le plus raisonnable. Au bout d’un moment, des jongleurs Skandars arrivèrent et firent des choses merveilleuses avec des torches, des couteaux et des hachettes, ce qui leur valut des applaudissements chaleureux des quatre dîneurs. Calain lança une pièce brillante aux artistes velus à quatre bras – Inyanna vit avec stupéfaction que c’était une pièce de cinq royaux. Plus tard, il plut de nouveau, mais pas sur eux, et encore plus tard, après une autre tournée de liqueurs, Durand Livolk et Tisiorne s’excusèrent gracieusement et laissèrent Calain et Inyanna en tête-à-tête dans l’obscurité brumeuse.
— Êtes-vous vraiment une voleuse ? demanda Calain.
— Vraiment. Mais ce n’était pas mon projet initial. Je possédais une boutique à Velathys.
— Et alors ?
— J’ai été victime d’une escroquerie, dit-elle. Et je suis arrivée à Ni-moya sans le sou. Il me fallait trouver un métier et j’ai rencontré des voleurs qui m’ont semblé gentils et sympathiques.
— Et maintenant vous avez rencontré des voleurs d’une tout autre envergure, dit Calain. Est-ce que cela vous gêne ?
— Vous vous considérez donc comme un voleur ?
— J’ai eu la chance d’être de haute naissance. Je ne travaille pas, sauf pour aider mon frère quand il a besoin de moi. Je vis dans un luxe qui dépasse l’imagination de la plupart des gens. Rien de tout cela n’est mérité. Avez-vous vu ma demeure ?
— Je la connais bien. Seulement de l’extérieur, bien entendu.
— Aimeriez-vous en voir l’intérieur ce soir ?
Inyanna eut une pensée fugitive pour Sidoun qui l’attendait dans la salle aux murs blanchis à la chaux sous la rue des fromagers.
— Beaucoup, répondit-elle. Et quand je l’aurai vu, je vous raconterai une petite histoire sur moi et la Perspective Nissimorn et dans quelles circonstances je suis venue à Ni-moya.
— Je suis sûr que ce sera très amusant. Nous y allons ?
— Oui, répondit Inyanna. Mais cela vous ennuierait-il si je m’arrêtais d’abord au Grand Bazar ?
— Nous avons toute la nuit, dit Calain. Rien ne nous presse.
Le Vroon en livrée apparut et les éclaira à travers les jardins luxuriants jusqu’au quai de l’île où un ferry privé attendait. Il les transporta jusqu’à la rive ; entre-temps, un flotteur avait été appelé et peu après Inyanna se retrouva sur la place de la porte Pidruid.
— Je n’en ai pas pour longtemps, murmura Inyanna.
Spectrale dans sa robe légère et collante, elle se perdit rapidement dans la foule qui, même à cette heure tardive, se pressait dans le Bazar. Elle descendit dans le repaire souterrain. Les voleurs étaient rassemblés autour d’une table et jouaient à un jeu avec des jetons de verre et des dés d’ébène. Ils l’acclamèrent et l’applaudirent quand elle fit majestueusement son entrée, mais elle ne répondit que par un sourire rapide et forcé et prit Sidoun à part.
— Je ressors, dit-elle à voix basse, et je ne rentrerai pas cette nuit. Me pardonnes-tu ?
— Il n’est pas donné à tout le monde de taper dans l’œil du chambellan du duc.
— Ce n’est pas le chambellan du duc, dit-elle. C’est le frère du duc.
Elle effleura des lèvres la bouche de Sidoun. Il avait les prunelles vitreuses après ce qu’elle venait de dire.
— Demain, nous irons au Parc des Animaux Fabuleux, d’accord, Sidoun ?
Elle l’embrassa de nouveau et se rendit dans sa chambre. Elle sortit la bouteille de lait de dragon de dessous l’oreiller, où elle était cachée depuis plusieurs mois. De retour dans la pièce centrale, elle s’arrêta devant la table de jeu, se pencha vers Liloyve et ouvrit la main, lui montrant la bouteille. Liloyve écarquilla les yeux. Inyanna lui fit un clin d’œil.
— Te souviens-tu pour quelle occasion je la gardais ? Tu m’as dit de la partager avec Calain quand j’irai à la Perspective Nissimorn. Eh bien…
Liloyve avait le souffle coupé. Inyanna lui adressa un nouveau clin d’œil, l’embrassa et sortit.
Beaucoup plus tard cette nuit-là, quand elle sortit la bouteille et l’offrit au frère du duc, elle se demanda en proie à une panique subite si ce n’était pas un grave manquement à l’étiquette de lui offrir ainsi un aphrodisiaque, ce qui pouvait impliquer que son utilisation était souhaitable. Mais Calain ne se froissa pas. Il fut, ou tout au moins fit semblant d’être touché par son présent ; il versa solennellement le lait bleuté dans des bols de porcelaine si fins qu’ils en étaient presque transparents, il lui mit cérémonieusement un bol dans la main, il leva l’autre et la salua. Le lait de dragon était un breuvage curieux et amer qu’Inyanna eut de la peine à avaler ; mais elle y réussit et sentit presque aussitôt sa chaleur se répandre dans ses cuisses. Calain sourit. Ils étaient dans la Salle des Fenêtres de la Perspective Nissimorn où une feuille de verre bordée d’or et d’un seul tenant offrait une vue de trois cent soixante degrés du port de Ni-moya et de la lointaine rive méridionale du fleuve. Calain appuya sur un bouton. La grande fenêtre devint opaque. Un lit circulaire s’éleva silencieusement du sol. Il la prit par la main et l’attira vers le lit.
Être la concubine du frère du duc semblait être une ambition assez haute pour une voleuse du Grand Bazar. Inyanna ne se faisait aucune illusion sur sa relation avec Calain. Durand Livolk l’avait choisie uniquement pour sa beauté, peut-être quelque chose dans ses yeux, dans ses cheveux, dans la manière dont elle se tenait. Et Calain, bien qu’il se fut attendu à trouver une femme plus proche de sa propre classe, avait manifestement trouvé quelque chose de charmant dans le fait de se retrouver avec quelqu’un de l’échelon le plus bas de la société ; c’est ainsi qu’elle avait eu sa soirée à l’îlot de Narabal et sa nuit à la Perspective Nissimorn. Cela avait été un bel intermède et le lendemain matin, elle retournerait au Grand Bazar avec un souvenir qu’elle garderait jusqu’à la fin de sa vie, et ce serait tout.
Mais il n’en fut rien.
Ils ne dormirent pas cette nuit-là – elle se demanda si c’était l’effet du lait de dragon ou s’il était toujours comme cela – et à l’aube, ils errèrent nus à travers le majestueux bâtiment pour qu’il puisse lui montrer ses trésors ; et au petit déjeuner, qu’ils prirent sur une véranda dominant le jardin, il lui proposa une promenade dans son parc privé à Istmoy. Ce n’allait donc pas être une aventure d’une seule nuit. Elle se demanda si elle devait prévenir Sidoun au Bazar et l’avertir qu’elle ne rentrerait pas ce jour-là, mais elle se rendit compte que Sidoun n’aurait pas besoin d’être prévenu. Il interpréterait correctement son silence. Elle n’avait pas l’intention de lui faire de la peine, mais d’autre part elle ne lui devait rien, sinon la politesse la plus élémentaire. Elle s’était embarquée dans l’un des grands événements de sa vie, et quand elle retournerait au Bazar, ce ne serait pas par égard pour Sidoun mais simplement parce que l’aventure serait terminée.
Il se trouva qu’elle passa les six jours suivants en compagnie de Calain. Le jour, ils naviguaient sur le fleuve sur son yacht majestueux, ou se promenaient la main dans la main dans le parc privé du duc, un lieu où pullulaient les animaux en surplus du Parc des Animaux Fabuleux, ou restaient simplement allongés sur la véranda de la Perspective Nissimorn, regardant la trajectoire du soleil au-dessus du continent, de Piliplok à Pidruid. Et la nuit, ce n’étaient que réjouissances et festivités, des dîners tantôt dans l’un des restaurants flottants, tantôt dans l’une des grandes maisons de Ni-moya, un soir même au palais ducal. Le duc ressemblait très peu à Calain : il était beaucoup plus robuste et beaucoup plus âgé, l’air las et peu enclin à la tendresse. Mais il sut se montrer charmant avec Inyanna, la traitant avec grâce et gravité, sans lui faire sentir une seule fois qu’elle était une fille des rues que son frère avait ramassée dans le Bazar. Inyanna vivait ces événements avec la sorte d’approbation détachée dont on fait preuve dans les rêves. Elle savait que ce serait grossier de se montrer trop respectueuse. Et qu’il serait encore pire de feindre d’avoir un rang et un raffinement égaux. Mais elle adopta un comportement qui était mesuré sans être humble, agréable sans être effronté, et cela sembla efficace. Au bout de quelques jours, il commença à lui sembler naturel d’être assise à une table en compagnie de dignitaires qui revenaient du Mont du Château avec les derniers potins sur le Coronal lord Malibor et son entourage, ou qui pouvaient raconter des histoires de chasse dans les marches septentrionales avec le Pontife Tyeveras à l’époque où il était Coronal sous Ossier, ou encore qui avaient rencontré il y avait peu la Dame de l’Ile au Temple Intérieur. Elle prit tellement d’assurance dans la compagnie de ces grands que si quelqu’un s’était tourné vers elle et lui avait demandé : « Et vous, madame, comment avez-vous passé ces derniers mois ? » elle aurait répondu tranquillement : « Comme voleuse dans le Grand Bazar », comme elle l’avait fait le premier soir sur l’îlot de Narabal. Mais on ne lui posa pas la question. Elle découvrit qu’à ce niveau de la société la curiosité oiseuse n’était pas de mise, mais qu’on laissait autrui dévoiler ses histoires à sa convenance.
En conséquence, quand Calain lui dit le septième jour de se préparer à retourner au Bazar, elle ne lui demanda ni s’il avait apprécié sa compagnie, ni s’il s’était lassé d’elle. Il l’avait choisie comme compagne pendant un certain temps ; ce moment était maintenant terminé. Elle avait passé une semaine qu’elle n’oublierait jamais.
Mais cela lui donna un coup de retourner au repaire des voleurs. Un flotteur somptueusement équipé l’emmena de la Perspective Nissimorn à la Porte Piliplok du Grand Bazar et un serviteur de Calain lui plaça dans les bras le petit paquet de trésors que Calain lui avait offerts durant la semaine qu’ils avaient passée ensemble. Puis le flotteur disparut et Inyanna plongea dans le chaos du Bazar aux effluves de sueur, et ce fut comme si elle se réveillait d’un rêve rare et magique. Elle suivait les allées grouillantes sans que personne l’appelle, car ceux qui la connaissaient dans le Bazar la connaissaient sous son apparence masculine de Kulibhai, et elle portait des vêtements de femme. Elle se frayait un chemin à travers la foule tourbillonnante, baignant encore dans l’aura de l’aristocratie et cédant d’instant en instant à un sentiment de découragement et de perte tandis qu’il lui devenait évident que le rêve était terminé et qu’elle avait retrouvé la réalité. Ce soir-là, Calain allait dîner avec le duc de Mazadone qui lui rendait visite et le lendemain, il remonterait la Steiche avec ses invités pour une expédition de pêche, et le surlendemain… oh ! elle n’en savait rien, mais ce qu’elle savait c’est que ce jour-là elle serait en train de voler de la dentelle, des bouteilles de parfum et des rouleaux de tissu. Les larmes lui montèrent aux yeux, mais elle les refoula en se disant que c’était idiot, qu’elle ne devait pas se lamenter de son départ de la Perspective Nissimorn mais plutôt se réjouir d’avoir pu y passer une semaine.
Il n’y avait personne dans les salles souterraines, à l’exception de Beyork le Hjort et de l’un des Métamorphes. Ils se contentèrent d’un signe de tête quand Inyanna entra. Elle alla dans sa chambre et enfila le costume de Kulibhai. Mais elle ne pouvait se résoudre à reprendre si vite ses activités de voleuse. Elle cacha soigneusement sous son lit son paquet de bijoux et de parures, présents de Calain. En les vendant elle pourrait gagner assez d’argent pour se dispenser de voler pendant un ou deux ans ; mais elle n’avait nullement l’intention de se séparer ne fût-ce que du plus petit d’entre eux. Elle décida de retourner le lendemain dans le Bazar. Mais en attendant, elle s’allongea sur le ventre sur le lit qu’elle allait de nouveau partager avec Sidoun, et quand elle sentit les larmes venir, elle les laissa couler. Au bout d’un moment, elle se leva, se sentant plus calme, se lava et attendit que les autres reviennent.
Sidoun l’accueillit avec une grande noblesse d’âme. Pas une question sur ses aventures, pas de trace de ressentiment, pas une insinuation perfide ; il lui sourit, lui prit la main, lui dit qu’il était content qu’elle fut revenue, lui offrit une gorgée de vin d’Alhanroel qu’il venait de voler et lui raconta deux ou trois histoires qui s’étaient passées dans le Bazar durant son absence. Elle se demanda si le fait de savoir que le dernier homme qui avait touché son corps était le frère du duc n’allait pas créer une inhibition chez Sidoun, mais quand ils furent au lit, il la prit tendrement et sans hésiter dans ses bras et pressa avec enthousiasme et jubilation son corps maigre et osseux contre le sien. Le lendemain, après leur tournée dans le Bazar, ils se rendirent ensemble au Parc des Animaux Fabuleux et virent pour la première fois le gossimaule de Glayge, si fin qu’il en était presque invisible de côté, ils le suivirent un peu jusqu’à ce qu’il disparaisse et rirent comme s’ils n’avaient jamais été séparés.
Les autres voleurs témoignèrent un grand respect à Inyanna pendant quelques jours, car ils savaient où elle était allée et ce qu’elle avait dû faire, et cela lui conférait l’étrangeté qui s’attache à ceux qui évoluent dans des cercles élevés. Seule Liloyve osa lui en parler directement, et une seule fois.
— Que trouvait-il en toi ? demanda-t-elle.
— Comment le saurais-je ? C’était comme un rêve.
— Je pense que ce n’est que justice.
— Que veux-tu dire ?
— Que l’on t’a promis à tort la Perspective Nissimorn, et que c’est une sorte de réparation. Le Divin équilibre le bien et le mal, tu comprends ?
Liloyve se mit à rire.
— Tu en as eu pour les vingt royaux que l’on t’a escroqués, non ?
Inyanna reconnut que c’était vrai. Mais elle découvrit bientôt que la dette n’était pas encore totalement remboursée. Le Steldi suivant, alors qu’elle passait devant les baraques des changeurs, subtilisant une pièce de-ci de-là, elle sentit brusquement une main sur son poignet et se demanda quel imbécile de voleur, ne l’ayant pas reconnue, essayait de l’arrêter. Mais ce n’était que Liloyve. Elle avait le visage empourpré et les yeux écarquillés.
— Rentre tout de suite à la maison ! s’écria-t-elle.
— Que se passe-t-il ?
— Il y a deux Vroons qui t’attendent. Tu es mandée par Calain, et ils disent que tu dois emporter toutes tes affaires, car tu ne reviendras plus au Grand Bazar.
C’est ainsi qu’Inyanna Forlana, de Velathys, une ancienne voleuse, s’installa à la Perspective Nissimorn comme compagne de Calain de Ni-moya. Calain ne lui fournit aucune explication, et elle n’en demanda pas. Il la voulait près de lui, et c’était une explication suffisante. Les premières semaines, elle s’attendait encore tous les matins à ce qu’on lui dise de se préparer à retourner au Bazar, mais cela ne se produisit pas et après quelque temps, elle cessa d’envisager cette possibilité. Elle suivit Calain partout où il alla : dans les marais du Zimr pour chasser le gihoma, à Dulorn l’étincelante pour passer une semaine au Cirque Perpétuel, à Khyntor pour le Festival des Geysers et même dans la mystérieuse et pluvieuse province de Piurifayne pour explorer la sombre patrie des Changeformes. Et elle qui avait passé les vingt premières années de sa vie dans la minable Velathys en arriva à considérer comme allant de soi de voyager comme un Coronal faisant le Grand Périple aux côtés du frère d’un duc. Mais elle ne perdait jamais tout à fait le sens des proportions et ne manquait jamais de voir l’ironie et l’absurdité des étranges transformations que sa vie avait subies.
Elle ne fut pas non plus étonnée de se trouver un jour assise à table à côté du Coronal en personne. Lord Malibor était venu à Ni-moya en visite officielle, car il lui incombait d’entreprendre tous les huit ou dix ans un voyage sur le continent occidental pour montrer aux populations de Zimroel qu’elles occupaient dans les pensées du monarque une place égale à celle des habitants de son continent natal d’Alhanroel. Le duc offrit le banquet de rigueur et Inyanna fut placée à la table d’honneur avec le Coronal à sa droite et Calain à sa gauche, et le duc et son épouse de l’autre côté de lord Malibor. Inyanna avait naturellement appris à l’école le nom des grands Coronals, Stiamot, Confalume, Prestimion, Dekkeret et tous les autres, et sa mère lui avait souvent dit que c’était le jour même de sa naissance que la nouvelle était parvenue à Velathys que le vieux Pontife Ossier était mort et que lord Tyeveras lui avait succédé et avait choisi un homme de la cité de Bombifale, un certain Malibor, pour être le nouveau Coronal ; puis les nouvelles pièces de monnaie étaient enfin arrivées dans sa province, et elles montraient lord Malibor, un homme à la face large, aux yeux écartés et aux sourcils touffus. Mais elle avait plus ou moins douté pendant toutes ces années que des êtres tels que les Coronals et les Pontifes existassent réellement et là, elle se trouvait avec son coude à deux ou trois centimètres de celui de lord Malibor, et la seule chose dont elle s’émerveillait était de voir à quel point cet homme grand et massif vêtu de vert et d’or, les couleurs impériales, ressemblait à l’homme dont le visage figurait sur les pièces. Elle s’était attendue que les portraits fussent moins précis.
Il lui semblait normal que la conversation d’un Coronal dût tourner avant tout autour d’affaires d’État. Mais, en fait, lord Malibor semblait parler surtout de chasse. Il était allé dans tel endroit écarté pour abattre tel animal rare et dans tel autre endroit inaccessible et désagréable pour rapporter la tête de tel autre animal difficile, et ainsi de suite. Et il ajoutait une nouvelle aile au Château pour y loger tous ses trophées.
— Dans un ou deux ans, dit le Coronal, je compte sur Calain et sur vous pour me rendre visite au Château. La salle des trophées sera terminée d’ici là. Je sais que cela vous plaira de voir cette collection d’animaux, tous préparés par les meilleurs taxidermistes du Mont du Château.
De fait, Inyanna attendait avec impatience de visiter le Château de lord Malibor, car l’immense résidence du Coronal était un lieu légendaire qui entrait dans les rêves de tout un chacun, et elle ne pouvait rien imaginer de plus merveilleux que de monter au sommet de l’énorme Mont du Château et de se promener dans ce grand édifice, vieux de plusieurs millénaires, et d’explorer ses milliers de salles. Mais elle trouvait répugnante l’obsession de lord Malibor pour le sang. Quand il parlait de tuer des amorfibots, des ghalvars, des sigimoins et des steetmoys et de l’effort extrême qu’il déployait en les tuant, Inyanna se souvenait du Parc des Animaux Fabuleux où, par ordre de quelque lointain Coronal moins sanguinaire, les mêmes espèces étaient protégées et chéries, et cela lui rappelait le placide et maigre Sidoun qui l’avait si souvent accompagnée dans ce parc et qui jouait si joliment de la harpe de poche. Elle ne voulait pas penser à Sidoun, à qui elle ne devait rien mais pour qui elle éprouvait une affection empreinte d’un sentiment de culpabilité, et elle ne voulait pas entendre parler de tuer des animaux rares afin que leur tête pût orner les murs de la salle des trophées de lord Malibor. Elle réussit pourtant à écouter poliment les récits de carnage du Coronal et même à faire une ou deux remarques aimables.
Peu avant l’aube, ils revinrent enfin à la Perspective Nissimorn et se préparèrent à se coucher.
— Le Coronal envisage maintenant d’aller chasser le dragon de mer, dit Calain. Il en cherche un qui est connu sous le nom de dragon de Kinniken et dont la longueur avait été estimée un jour à quatre-vingt-quinze mètres.
Inyanna, qui était fatiguée et d’assez mauvaise humeur, haussa les épaules. Les dragons de mer, au moins, étaient loin d’être rares et cela ne ferait de peine à personne si le Coronal en harponnait quelques-uns.
— Y aura-t-il de la place dans sa salle des trophées pour un dragon de cette taille ? demanda-t-elle.
— Pour la tête et les ailes, je suppose. Mais il n’a guère de chances de l’avoir. On n’a vu le dragon de Kinniken que quatre fois depuis l’époque de lord Kinniken, et pas depuis soixante-dix ans. Mais s’il ne trouve pas celui-là, il en aura un autre. À moins qu’il se noie dans l’aventure.
— Y a-t-il des chances que cela arrive ?
— La chasse au dragon est dangereuse, dit Calain en hochant la tête. Il serait plus avisé en n’essayant pas. Mais il a déjà tué à peu près tout ce qui vit sur terre et comme aucun Coronal ne s’est jamais embarqué sur un dragonnier, cela ne le découragera pas. Nous partons pour Piliplok à la fin de la semaine.
— Nous ?
— Lord Malibor m’a demandé de l’accompagner dans cette chasse.
Calain eut un triste sourire.
— Au vrai, ajouta-t-il, c’est le duc qu’il voulait, mais mon frère s’est fait excuser en arguant de ses charges. Alors il me l’a demandé. On ne refuse pas facilement ce genre de chose.
— Est-ce que je t’accompagne ? demanda Inyanna.
— Ce n’est pas ce que nous avons prévu.
— Ah ! fit-elle posément.
— Combien de temps seras-tu absent ? demanda-t-elle au bout d’un moment.
— La chasse dure en général trois mois. Pendant la saison des vents du sud. Puis il faut le temps d’aller à Piliplok, d’armer le navire et de revenir – cela devrait faire six ou sept mois en tout. Je serai de retour au printemps.
— Ah ! Je vois.
Calain s’approcha d’elle et l’attira contre lui.
— Ce sera la plus longue séparation que nous supporterons jamais. Je te le promets.
Elle avait envie de lui demander : « Ne peux-tu trouver un moyen pour refuser d’y aller ? » ou bien « Ne peux-tu trouver un moyen qui me permette d’aller avec toi ? » Mais elle savait que c’était inutile et que ce serait un manquement à l’étiquette qui réglait la vie de Calain. Inyanna n’éleva donc pas d’autre protestation. Elle prit Calain dans ses bras et ils s’étreignirent jusqu’au lever du soleil.
La veille de son départ pour le port de Piliplok où stationnaient les dragonniers, Calain fit venir Inyanna dans son bureau au dernier étage de la Perspective Nissimorn et lui présenta un épais document à signer.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle sans le prendre.
— Un contrat de mariage entre nous.
— C’est une cruelle plaisanterie, monseigneur.
— Ce n’est pas une plaisanterie, Inyanna. Pas du tout une plaisanterie.
— Mais…
— Je voulais en parler avec toi dans le courant de l’hiver, mais cette damnée chasse au dragon est survenue et ne m’en a pas laissé le temps. J’ai donc un peu précipité les choses. Tu n’es plus ma concubine : ces papiers régularisent notre amour.
— Notre amour a-t-il besoin d’être régularisé ?
Calain plissa les yeux.
— Je m’embarque dans une aventure risquée et téméraire dont j’espère revenir, mais tant que je serai en mer, mon destin ne sera pas entre mes mains. En tant que concubine tu n’as aucun droit légal à un héritage. En tant qu’épouse…
Inyanna était abasourdie.
— Si les risques sont si grands, abandonne ce voyage !
— Tu sais que c’est impossible. Je dois courir ces risques. Et je veux assurer ton avenir. Signe, Inyanna.
Elle tint un long moment les yeux fixés sur le document, un manuscrit de plusieurs pages. Son regard ne pouvait accommoder correctement et elle ne pouvait ni ne voulait dissimuler les mots qu’un scribe avait écrits avec la plus élégante des calligraphies. L’épouse de Calain ? Cela lui semblait presque monstrueux, c’était blesser toutes les convenances, dépasser toutes les bornes. Et pourtant… et pourtant…
Il attendait. Elle ne pouvait refuser.
Le lendemain matin, il partit pour Piliplok dans l’entourage du Coronal et Inyanna passa toute la journée à errer dans les corridors et les salles de la Perspective Nissimorn en proie à la confusion et au désarroi. Ce soir-là, le duc eut la délicatesse de l’inviter à dîner ; le lendemain, Durand Livolk et sa dame l’emmenèrent dîner à l’îlot de Pidruid, où une cargaison de vin de feu venait d’arriver. D’autres invitations suivirent, de sorte que sa vie était animée, et les mois passaient. C’était le milieu de l’hiver. Et puis la nouvelle arriva qu’un énorme dragon de mer avait attaqué le navire de lord Malibor et l’avait envoyé par le fond de la Mer Intérieure. Lord Malibor avait péri, ainsi que tous ceux qui s’étaient embarqués avec lui, et un certain Voriax avait été nommé Coronal. Et d’après les dispositions testamentaires de Calain, sa veuve Inyanna Forlana devenait propriétaire de la grande demeure connue sous le nom de Perspective Nissimorn.
Quand la période de deuil fut terminée et qu’elle eut l’occasion de prendre des dispositions pour ce genre de choses, Inyanna fit appeler l’un de ses intendants et ordonna que de riches dons en espèces soient remis au Grand Bazar au voleur Agourmole et à toute sa famille. C’était la manière d’Inyanna de dire qu’elle ne les avait pas oubliés.
— Rapportez-moi mot pour mot ce qu’ils diront quand vous leur remettrez les bourses, ordonna-t-elle à l’intendant.
Elle espérait qu’ils lui enverraient quelques chaleureux souvenirs des moments qu’ils avaient partagés, mais l’intendant lui rapporta qu’aucun d’eux n’avait dit quoi que ce fût d’intéressant, qu’ils avaient simplement exprimé de l’étonnement et leur gratitude envers la dame Inyanna, à l’exception d’un certain Sidoun qui avait refusé la bourse et que toute son insistance n’avait pas fait changer d’avis. Inyanna sourit avec tristesse et fit distribuer les vingt royaux de Sidoun à des gamins des rues, après quoi elle n’eut plus aucun contact avec les voleurs du Grand Bazar où elle ne retourna plus.
Quelques années plus tard, un jour où elle faisait les boutiques du Portique Flottant, la dame Inyanna remarqua deux hommes à l’aspect louche dans la boutique des sculptures d’os de dragon. D’après leurs gestes et les regards qu’ils échangeaient, il lui semblait tout à fait évident que c’étaient des voleurs en train de manœuvrer pour créer une diversion qui allait leur permettre de piller la boutique. Puis elle les regarda plus attentivement et se rendit compte qu’elle les avait déjà rencontrés. L’un était petit et râblé et l’autre grand, blême, le visage en lame de couteau. Elle fit signe à son escorte qui se mit tranquillement en position autour des deux hommes.
— L’un de vous s’appelle Steyg et l’autre Vezan Ormus, dit Inyanna, mais j’ai oublié vos noms respectifs. Par ailleurs, je me souviens fort bien des autres détails de notre rencontre. Les voleurs échangèrent des regards alarmés.
— Madame, vous faites erreur, dit le plus grand. Mon nom est Elakon Mirj et mon ami s’appelle Thanooz.
— En ce moment, peut-être, mais quand vous êtes venus à Velathys il y a bien longtemps, vous portiez d’autres noms. Je vois que vous êtes passés de l’escroquerie au vol, n’est-ce pas ? Dites-moi, combien d’héritiers de la Perspective Nissimorn avez-vous découverts avant que le jeu ne vous lasse ?
C’était maintenant la panique qui se lisait dans leurs yeux. Ils semblaient être en train de calculer les chances qu’ils avaient de bousculer les hommes d’Inyanna pour gagner la porte ; mais cela eût été imprudent. Les gardes du Portique Flottant avaient été avertis et étaient rassemblés à l’extérieur.
— Nous sommes d’honnêtes commerçants, madame, et rien d’autre, dit le petit voleur en tremblant.
— Vous êtes d’incorrigibles fripouilles et rien d’autre, dit Inyanna. Niez encore une fois et je vous fais expédier à Suvrael aux travaux forcés !
— Madame…
— Dites la vérité, ordonna Inyanna.
— Nous reconnaissons notre culpabilité, dit le plus grand en claquant des dents. Mais c’était il y a si longtemps. Si nous vous avons porté préjudice, vous obtiendrez réparation.
— Porté préjudice ? fit Inyanna en riant. Porté préjudice ? Vous m’avez plutôt rendu le plus grand service qu’on aurait pu me rendre. Je n’éprouve que de la gratitude pour vous ; sachez que j’étais Inyanna Forlana, la commerçante de Velathys, que vous avez escroquée de vingt royaux, et que je suis maintenant la dame Inyanna de Ni-moya, propriétaire de la Perspective Nissimorn. Ainsi le Divin protège le faible et fait naître le bien du mal.
Elle fit signe aux gardes.
— Conduisez ces deux hommes aux gardes impériaux et dites-leur que je témoignerai contre eux plus tard mais que je demande que l’on montre de l’indulgence pour eux, peut-être une condamnation à trois mois d’entretien des routes ou quelque chose de similaire. Ensuite, je pense que je vous prendrai tous les deux à mon service. Vous êtes de fieffés gredins, mais rusés, et il vaut mieux vous garder à portée de la main et pouvoir vous surveiller que de vous relâcher pour que vous continuiez à vous attaquer aux gens sans méfiance. Elle fit un signe de la main. On les emmena. Inyanna se tourna vers le propriétaire de la boutique.
— Je regrette cette interruption, dit-elle. Et maintenant, ces sculptures des emblèmes de la cité qui, à votre avis, valent une douzaine de royaux pièce… que diriez-vous de trente royaux pour les trois, et peut-être la petite sculpture du bilantoon, en prime…