Depuis maintenant six mois, Thesme vivait seule dans une hutte qu’elle avait bâtie de ses propres mains, dans la dense jungle tropicale à une dizaine de kilomètres à l’est de Narabal, un lieu que les brises de mer n’atteignaient pas et où l’air lourd et humide collait à tout comme une gangue pelucheuse. Elle n’avait jamais vécu seule auparavant, et au début elle se demanda comment elle allait s’en sortir ; mais elle n’avait jamais non plus bâti de hutte et elle s’était fort bien débrouillée, coupant de jeunes sijaneels à la tige élancée, les dépouillant de leur écorce dorée, fichant dans le sol meuble et humide leur extrémité glissante et appointée, les attachant ensemble avec des lianes et fixant finalement cinq énormes feuilles bleues de vramma pour faire un toit. Ce n’était certes pas un chef-d’œuvre d’architecture, mais cela protégeait de la pluie et Thesme n’avait pas à se soucier du froid. Au bout d’un mois, ses troncs de sijaneel, bien qu’ils eussent été élagués, avaient tous pris racine et des feuilles nouvelles et résistantes poussaient à leur extrémité supérieure, juste au-dessus du toit ; et les lianes qui les retenaient étaient encore vivantes elles aussi et projetaient des vrilles rouges et charnues qui cherchaient et trouvaient le sol riche et fertile. Ainsi la maison était maintenant une chose vivante, devenant de jour en jour plus confortable et plus solide, à mesure que les lianes se resserraient et que les sijaneels grossissaient, et Thesme l’aimait. À Narabal rien ne restait longtemps mort ; l’air était trop chaud, le soleil trop brillant, les averses trop abondantes, et tout se transformait rapidement en quelque chose d’autre avec l’aisance exubérante et joyeuse des tropiques. La solitude elle aussi se révélait facile. Elle avait vraiment eu besoin de s’éloigner de Narabal où sa vie s’en allait à vau-l’eau : trop de confusion dans son esprit, trop de tapage intérieur, des amis devenant des étrangers, des amants se transformant en ennemis. Elle avait vingt-cinq ans et elle avait besoin de faire une pause, de réfléchir longuement à tout, de changer de rythme de vie avant qu’il ne la détruise. La jungle était l’endroit idéal pour cela. Elle se levait tôt, se baignait dans une mare qu’elle partageait avec un vieux gromwark indolent et un banc de minuscules chichibors cristallins, cueillait pour son petit déjeuner des baies de thokka, marchait, lisait, chantait et écrivait des poèmes, faisait la tournée de ses pièges pour y trouver des animaux capturés, grimpait aux arbres et prenait des bains de soleil dans un hamac fait de plantes grimpantes suspendu haut au-dessus du sol, somnolait, nageait, parlait toute seule et se couchait avec le soleil. Au début, elle croyait qu’il n’y aurait pas assez à faire et qu’elle ne tarderait pas à s’ennuyer, mais cela ne semblait pas être le cas ; ses journées étaient bien remplies et elle gardait toujours quelques projets en réserve pour le lendemain.
Au début, elle pensait aller à Narabal à peu près une fois par semaine pour acheter des produits de base, choisir des livres et des cubes nouveaux, assister de temps à autre à un concert ou à une représentation, ou même rendre visite à sa famille ou à ceux de ses amis qu’elle avait encore envie de voir. Pendant quelque temps, elle alla effectivement assez souvent en ville. Mais c’était une marche qui la rendait moite de sueur et qui prenait une demi-journée ou presque, et au fur et à mesure qu’elle s’accoutumait à son existence retirée, elle trouvait Narabal de plus en plus bruyante, de plus en plus perturbante, et rares étaient les avantages qui contrebalançaient les inconvénients. Là-bas les gens la regardaient en écarquillant les yeux. Elle savait qu’ils pensaient qu’elle était excentrique, voire un peu folle, qu’elle avait toujours été une nature singulière et était devenue bizarre, vivant là-bas toute seule et s’élançant d’arbre en arbre. Ses visites se firent donc plus espacées. Elle n’y allait que lorsque c’était indispensable. Le jour où elle découvrit le Ghayrog blessé, elle n’avait pas mis les pieds à Narabal depuis au moins cinq semaines.
Elle errait ce matin-là dans une zone marécageuse à quelques kilomètres au nord-est de sa hutte, ramassant des champignons jaunes et parfumés connus sous le nom de calimbots. Son sac était presque plein et elle envisageait de faire demi-tour quand elle aperçut quelque chose d’étrange à quelques centaines de mètres de là : une étrange créature à la peau d’un gris luisant d’aspect métallique et aux membres épais et tubulaires était étendue par terre dans une posture disgracieuse sous un grand sijaneel. Elle lui évoqua un reptile prédateur que son père et son frère avaient tué un jour dans le Chenal de Narabal, un animal lisse et allongé, aux mouvements lents, avec des griffes recourbées et une grande bouche à la forte denture. Mais à mesure qu’elle s’approchait, elle vit que l’être vivant avait une conformation vaguement humaine, avec une tête ronde et massive, de longs bras et des jambes puissantes. Elle se dit qu’il était peut-être mort, mais il remua légèrement à son approche et se mit à parler.
— Je suis blessé, dit-il. Je me suis conduit stupidement et maintenant je le paie.
— Pouvez-vous remuer les bras et les jambes ? demanda Thesme.
— Les bras, oui. J’ai une jambe cassée, et peut-être les reins. Voulez-vous m’aider ?
Elle s’accroupit et l’étudia attentivement. Il avait vraiment l’air reptilien, avec des écailles brillantes et un corps lisse et ferme. Il avait des yeux verts et froids qui ne cillaient absolument pas ; sa chevelure était une curieuse masse d’épaisses boucles noires qui se tortillaient lentement, comme animées d’une vie propre ; sa langue était une langue de serpent, rouge vif et fourchue, qui allait et venait constamment entre les lèvres étroites et minces.
— Qu’êtes-vous ? demanda-t-elle.
— Un Ghayrog. Avez-vous entendu parler de ma race ?
— Bien sûr, répondit-elle, bien qu’en réalité elle n’en sût pas grand-chose.
Toutes sortes d’espèces non humaines s’étaient installées sur Majipoor depuis une centaine d’années, toute une ménagerie d’étrangers invités par le Coronal lord Melikand parce que les humains n’étaient pas assez nombreux pour remplir les immensités de la planète. Thesme avait entendu dire que certains étaient dotés de quatre bras, que d’autres avaient deux têtes, qu’il y en avait de minuscules avec des tentacules et ceux-ci, à la peau squameuse, à la langue et aux cheveux de serpent, mais aucun de ces êtres venus d’ailleurs n’était encore arrivé jusqu’à Narabal, une ville au bout du monde, aussi loin de la civilisation que l’on pouvait aller. C’était donc cela un Ghayrog. Étrange créature, songea-t-elle, presque humaine par la forme de son corps et pourtant pas le moins du monde humaine dans les détails, un monstre en vérité, un être de cauchemar, mais pas particulièrement effrayant. En fait, elle avait pitié du pauvre Ghayrog, un vagabond, doublement perdu, loin de sa planète natale et loin de tout ce qui comptait sur Majipoor. Et gravement blessé, en outre. Qu’allait-elle faire de lui ? Lui souhaiter bonne chance et l’abandonner à son sort ? Faire toute la route jusqu’à Narabal et organiser une mission de sauvetage ? Cela prendrait au moins deux jours, en admettant que quelqu’un veuille bien lui venir en aide. Le ramener à sa hutte et le soigner jusqu’à ce qu’il soit rétabli ? Cela semblait être la meilleure chose à faire, mais qu’adviendrait-il alors de sa solitude, de son intimité, et, d’ailleurs, comment soignait-on un Ghayrog, et voulait-elle réellement assumer cette responsabilité ? Sans parler du risque : c’était un être d’un autre monde, et elle n’avait aucune idée de ce qu’il fallait attendre de lui.
— Je suis Vismaan, dit-il.
Était-ce son nom, son titre ou simplement une description de son état ? Elle ne posa pas la question.
— Je m’appelle Thesme, dit-elle seulement. Je vis dans la jungle à une heure de marche d’ici. Comment puis-je vous aider ?
— Laissez-moi m’appuyer sur vous tandis que j’essaie de me relever. Pensez-vous être assez forte ?
— Probablement.
— Vous êtes de sexe féminin, n’est-ce pas ?
Elle ne portait que des sandales. Elle sourit et effleura de la main ses seins et ses hanches.
— Oui, de sexe féminin.
— C’est bien ce qu’il me semblait. Je suis un mâle et peut-être trop lourd pour vous.
Un mâle ? Entre les jambes il était aussi lisse et asexué qu’une machine. Elle supposa que les Ghayrogs avaient leur sexe ailleurs. Et si c’étaient des reptiles, ses seins ne lui révéleraient rien sur son sexe à elle. Il était tout de même étrange qu’il ait eu besoin de le demander.
Elle s’agenouilla près de lui, se demandant comment il allait pouvoir se relever et marcher avec les reins brisés. Il passa le bras autour de ses épaules. Le contact de sa peau contre la sienne la fit tressaillir : elle était fraîche, sèche, rigide et lisse au toucher, comme s’il portait une armure. Mais la texture n’en était pas déplaisante, seulement curieuse. Une odeur forte émanait de lui, une odeur de marécage, âcre, avec un arrière-goût de miel. Il était difficile de comprendre pourquoi elle ne l’avait pas remarquée plus tôt, car elle était pénétrante et insistante ; elle décida qu’elle avait dû être distraite par ce que cette rencontre avait d’imprévu. Maintenant qu’elle en avait pris conscience, il n’était plus question de ne pas y prêter attention, et au début elle la trouva profondément désagréable, bien qu’elle cessât de l’importuner au bout de quelques instants.
— Essayez de tenir bon, dit-il. Je vais me relever.
Thesme s’arc-bouta, enfonçant ses genoux et ses mains dans le sol et, à son grand étonnement, il réussit à se hisser avec un curieux mouvement onduleux, prenant appui sur elle et portant pendant quelques secondes tout son poids entre les omoplates de Thesme qui en eut le souffle coupé. Et il se retrouva debout, chancelant, s’accrochant à une liane qui pendait. Elle se prépara à le rattraper s’il tombait, mais il restait droit.
— J’ai la jambe cassée, lui dit-il. Le dos est touché mais je ne pense pas qu’il soit brisé.
— La douleur est-elle très forte ?
— La douleur ? Non, nous n’éprouvons guère de douleur. C’est un problème fonctionnel. Ma jambe refuse de me porter. Pouvez-vous me trouver un gros bâton ?
Elle se mit en quête de quelque chose qui pourrait faire office de béquille et aperçut au bout d’un moment la racine aérienne d’une plante grimpante qui pendait du dais de feuillage. La racine noire et luisante était épaisse mais cassante, et elle la tordit en tous sens jusqu’à ce qu’elle réussisse à en briser un morceau de près de deux mètres. Vismaan s’en saisit, passa l’autre bras autour de Thesme et fit précautionneusement porter son poids sur sa jambe valide. Avec difficulté il fit un pas, un second, puis encore un autre en traînant sa jambe. Il sembla à Thesme que son odeur corporelle avait changé : plus vinaigre et moins miel. La fatigue de la marche, sans doute. La douleur était probablement moins minime qu’il ne voulait le reconnaître. Mais en tout cas, il parvenait à avancer.
— Comment vous êtes-vous blessé ? demanda-t-elle.
— J’ai grimpé sur cet arbre pour embrasser du regard le territoire qui s’étendait devant moi. Il n’a pas supporté mon poids.
Il fit un signe de tête en direction du tronc mince et brillant au grand sijaneel. La branche la plus basse, qui se trouvait au moins à une dizaine de mètres au-dessus de Thesme, était brisée et ne tenait plus que par des lambeaux d’écorce. Elle fut stupéfaite de voir qu’il avait survécu à une chute d’une telle hauteur ; au bout d’un moment, elle se demanda comment il avait bien pu réussir à monter si haut sur le tronc lisse et glissant.
— Mon intention est de m’installer dans cette région et de cultiver des produits agricoles, dit-il. Avez-vous une ferme ?
— Dans la jungle ? Non, je vis juste ici.
— Avec un compagnon ?
— Seule. J’ai toujours vécu à Narabal mais j’avais besoin de partir et de me retrouver seule pendant quelque temps.
Ils arrivèrent au sac de calimbots qu’elle avait laissé tomber dès qu’elle l’avait aperçu étendu par terre et elle le jeta sur son épaule.
— Vous pouvez rester avec moi jusqu’à ce que votre jambe soit guérie, dit-elle. Mais cela va nous prendre tout l’après-midi pour revenir à ma hutte à cette allure. Êtes-vous sûr de pouvoir marcher ?
— Je suis en train de marcher, répliqua-t-il.
— Dites-moi quand vous voudrez vous arrêter.
— En temps voulu. Pas encore.
Il fallut en effet près d’une demi-heure de progression lente et certainement douloureuse en clopinant avant qu’il demande à faire une halte, et même alors il resta debout, appuyé contre un arbre, expliquant qu’il lui semblait peu judicieux de s’imposer une seconde fois toute la pénible opération nécessaire pour se soulever. Il paraissait tout à fait calme et relativement peu gêné, bien qu’il fût impossible de déchiffrer la moindre expression sur son visage impassible ou dans son regard qui ne cillait pas ; l’agitation constante de sa langue fourchue était l’unique indice d’émotion apparente qu’elle pouvait observer, et elle ne savait absolument pas comment interpréter ce va-et-vient incessant. Après quelques minutes de repos ils reprirent leur marche. La lenteur de l’allure lui pesait, comme pesait le corps du Ghayrog contre son épaule, et elle sentait ses propres muscles se contracter douloureusement et protester à mesure qu’ils avançaient à travers la jungle. Ils parlaient peu. Il semblait préoccupé de la nécessité d’exercer un contrôle sur son corps estropié et elle se concentrait sur le trajet, cherchant des raccourcis, réfléchissant pour éviter les cours d’eau, les sous-bois denses et autres obstacles qu’il ne parviendrait pas à franchir. Quand ils furent à mi-chemin, une pluie tiède commença à tomber et, après cela, ils furent enveloppés dans un brouillard chaud et moite pendant le reste du trajet. Elle était au bord de l’épuisement quand elle arriva en vue de sa petite cabane.
— Ce n’est pas vraiment un palais, dit-elle, mais c’est tout ce qu’il me faut. Je l’ai bâtie moi-même. Vous pouvez vous allonger ici.
Elle l’aida à avancer jusqu’à son lit en duvet de zanja. Il se laissa tomber dessus en émettant un léger sifflement qui exprimait certainement du soulagement.
— Voulez-vous quelque chose à manger ? demanda-t-elle.
— Pas maintenant.
— Ou à boire ? Je présume que vous voulez juste vous reposer un peu. Je vais sortir pour que vous puissiez dormir sans être dérangé.
— Ce n’est pas ma saison de sommeil, dit Vismaan.
— Je ne comprends pas.
— Nous ne dormons qu’une partie de l’année. D’ordinaire en hiver.
— Et vous restez éveillés tout le reste du temps ?
— Oui, dit-il. J’en ai fini avec le sommeil de cette année. J’ai cru comprendre que c’est différent chez les humains.
— Extrêmement différent, dit-elle. Je vais quand même vous laisser vous reposer seul. Vous devez être terriblement fatigué.
— Je ne voudrais pas vous chasser de chez vous.
— Ne vous inquiétez pas, dit Thesme.
Elle sortit. La pluie recommençait à tomber, la pluie familière, presque rassurante, qui tombait toutes les trois ou quatre heures, tout le long du jour. Elle s’affala sur un tapis de mousse-caoutchouc sombre et élastique et laissa les gouttelettes tièdes de pluie laver la fatigue de ses épaules et de son dos endoloris.
Un invité, songea-t-elle. Et un être d’une autre planète, s’il vous plaît. Eh bien, pourquoi pas ? Le Ghayrog ne paraissait nullement exigeant : froid, distant, serein même dans le malheur. Il était manifestement plus gravement atteint qu’il ne voulait le reconnaître, et même ce trajet relativement court à travers la forêt lui avait demandé beaucoup d’efforts. Il n’était pas question qu’il pût parcourir à pied dans son état tout le chemin jusqu’à Narabal. Thesme se dit qu’elle pouvait aller en ville et s’arranger pour demander à quelqu’un de venir le chercher en flotteur, mais l’idée lui déplaisait. Nul ne savait où elle vivait et elle n’avait aucune envie d’amener quelqu’un ici. Et elle se rendit compte, non sans un certain trouble, qu’elle ne voulait point abandonner le Ghayrog, qu’elle voulait le garder ici et le soigner jusqu’à ce qu’il ait recouvré ses forces. Elle doutait que quelqu’un d’autre à Narabal eût donné asile à un être d’un autre monde, et cette pensée provoquait en elle une agréable sensation de perversité, cela la mettait un peu plus à part des citoyens de sa ville natale. Depuis un ou deux ans, elle avait entendu bien des murmures à propos des habitants d’autres mondes qui venaient s’installer sur Majipoor. Les gens craignaient et avaient de l’aversion pour les Ghayrogs reptiliens, les Skandars géants, balourds et velus, et les autres, petits et retors, aux nombreux tentacules – les Vroons, c’était bien cela ? – et le reste de cette bizarre engeance, et bien que ces immigrants fussent encore inconnus dans la lointaine Narabal, l’hostilité envers eux y existait déjà. L’incorrigible et excentrique Thesme, songea-t-elle, était bien le genre à héberger un Ghayrog, à lui faire prendre remèdes et bouillons de légumes, ou ce qu’il fallait donner à un Ghayrog ayant une jambe cassée. Elle ne savait pas vraiment comment il fallait le soigner mais elle n’avait pas l’intention de se laisser arrêter par cela. Il lui vint à l’esprit qu’elle n’avait jamais soigné personne dans sa vie, faute d’en avoir eu l’occasion ; elle était la benjamine de la famille et personne ne lui avait jamais laissé prendre aucune responsabilité de quelque ordre que ce fût, et elle ne s’était pas mariée, ni n’avait mis d’enfants au monde, ni même eu d’animaux familiers, et durant la période mouvementée de ses innombrables et tumultueuses liaisons, elle n’avait jamais jugé bon de rendre visite à un seul de ses amants quand ils étaient malades. Elle se dit que c’était très probablement pourquoi elle se trouvait soudain si résolue à garder le Ghayrog dans sa hutte. L’une des raisons pour lesquelles elle avait quitté Narabal pour aller dans la jungle était qu’elle voulait mener une vie différente et rompre avec les traits de caractère les plus laids de la Thesme d’antan.
Elle décida d’aller en ville le lendemain matin, de découvrir, si elle le pouvait, le genre de soins dont le Ghayrog avait besoin et d’acheter les médicaments et les provisions qui paraîtraient appropriés.
Au bout d’un long moment, elle retourna à la hutte. Vismaan était allongé dans la position où elle l’avait laissé, sur le dos, les bras raides le long du corps, et il ne semblait pas bouger du tout, hormis la perpétuelle ondulation serpentine de ses cheveux. Était-il endormi ? Après tous ses discours sur le fait de ne pas avoir besoin de sommeil ? Elle s’approcha de lui et examina attentivement l’étrange silhouette massive étendue sur son lit. Il avait les yeux ouverts, et elle vit qu’il la suivait du regard.
— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle.
— Pas bien. La marche dans la forêt a été plus pénible que je ne le pensais.
Elle posa la main sur son front. Sa peau ferme et squameuse était froide. Mais l’absurdité de son geste la fit sourire. Quelle était la température normale d’un Ghayrog ? Étaient-ils sujets à la fièvre et, dans ce cas, comment pouvait-elle le savoir ? Ils étaient des reptiles, après tout. Les reptiles faisaient-ils de la température quand ils étaient malades ? Soudain, tout cela lui sembla grotesque, cette idée de soigner une créature d’un autre monde.
— Pourquoi me touchez-vous la tête ? demanda-t-il.
— C’est ce que nous faisons quand un humain est malade. Pour voir s’il a de la fièvre. Je n’ai pas d’instruments médicaux ici. Savez-vous ce que je veux dire quand je parle de fièvre ?
— Une température au-dessus de la normale. Oui. La mienne est élevée en ce moment.
— Souffrez-vous ?
— Très peu. Mais mes systèmes sont perturbés. Pouvez-vous m’apporter un peu d’eau ?
— Bien sûr. Et avez-vous faim ? Quel genre de choses mangez-vous normalement ?
— De la viande. Cuite. Et des fruits et des légumes. Et beaucoup d’eau.
Elle alla lui chercher à boire. Il se mit sur son séant avec difficulté – il semblait beaucoup plus faible que lorsqu’il avait clopiné dans la jungle ; il souffrait très probablement d’une réaction à retardement à ses blessures – et vida goulûment le bol en trois gorgées. Elle observait avec fascination les mouvements furieux de sa langue fourchue.
— Encore, dit-il.
Elle lui versa un second bol. Sa cruche à eau était presque vide et elle sortit pour la remplir à la source. Elle cueillit aussi quelques baies de thokka et les lui apporta. Il tint à bout de bras l’une des juteuses baies bleu-blanc, comme si c’était la seule manière dont il pouvait accommoder sur elle, et s’essaya à la faire rouler entre deux doigts. Thesme remarqua que ses mains étaient presque humaines, bien qu’il y eût deux doigts de plus et qu’il n’eût pas d’ongles, seulement des bourrelets écailleux courant latéralement le long des deux premières phalanges.
— Comment s’appellent ces fruits ? demanda-t-il.
— Thokkas. Ils poussent sur une plante grimpante partout dans Narabal. Si vous les aimez, je vous en apporterai autant que vous voulez.
Il goûta la baie avec circonspection. Puis sa langue se mit à aller et venir plus rapidement, il engloutit le reste et tendit la main pour en avoir une autre. Thesme se souvint de la réputation d’aphrodisiaque qu’avaient les thokkas, mais elle détourna la tête pour dissimuler son sourire et choisit de ne rien lui dire. Il avait dit qu’il était un mâle, donc les Ghayrogs avaient de toute évidence des sexes, mais avaient-ils des relations sexuelles ?
Elle eut soudain une image extravagante de Ghayrogs mâles répandant leur semence provenant de quelque orifice caché dans des baquets dans lesquels des Ghayrogs femelles grimpaient pour se féconder. Efficace mais pas très romantique, se dit-elle en se demandant si c’était effectivement ce qu’ils faisaient – fécondation à distance, comme les poissons, comme les serpents.
Elle lui prépara un repas de thokkas, de calimbots frits et de petits hiktigans aux nombreuses pattes et à la saveur délicate qu’elle prenait au filet dans le ruisseau. Il ne lui restait plus de vin, mais elle avait fait récemment une sorte de jus fermenté d’un gros fruit rouge dont elle ignorait le nom et elle lui en donna. Il semblait avoir un robuste appétit. Plus tard, elle demanda si elle pouvait examiner sa jambe et il acquiesça.
La fracture était dans la partie supérieure, dans le gras de la cuisse. Aussi épaisse que fût sa peau écailleuse, on distinguait à cet endroit des signes d’enflure. Elle y posa très délicatement le bout de ses doigts et palpa. Il émit un sifflement à peine audible, mais rien d’autre n’indiqua qu’elle accentuait son inconfort. Il sembla à Thesme que quelque chose remuait à l’intérieur de la cuisse. Les fragments brisés de l’os, peut-être. Mais les Ghayrogs avaient-il des os ? Elle en savait si peu, songea-t-elle maussadement – sur les Ghayrogs, sur la thérapeutique, sur tout.
— Si vous étiez humain, dit-elle, nous utiliserions nos machines pour voir la fracture, nous la réduirions et la maintiendrions en place jusqu’à ce que les parties se soudent. Est-ce la même chose pour vous ?
— L’os se soudera de lui-même, répondit-il. Je vais rapprocher les parties de la fracture par des contractions musculaires et les maintenir jusqu’à ce qu’elle guérisse. Mais je dois rester allongé pendant quelques jours pour éviter que le poids de ma jambe ne rouvre la fracture quand je serai debout. Cela vous ennuie-t-il si je reste ici durant ces quelques jours ?
— Restez aussi longtemps que vous voudrez. Aussi longtemps qu’il vous faudra rester.
— Vous êtes très gentille.
— J’irai en ville demain chercher des provisions. Voulez-vous quelque chose de particulier ?
— Avez-vous des cubes de divertissement ? Musique, livres ?
— Je n’en ai que quelques-uns ici. Je pourrai en prendre d’autres demain.
— Je vous remercie. Les nuits seront très longues pour moi quand je resterai allongé sans dormir. Les gens de ma race sont très friands de distractions, vous savez.
— J’apporterai tout ce que je pourrai trouver, promit-elle.
Elle lui donna trois cubes, une pièce, une symphonie et une composition chromatique, et vaqua à son rangement du soir. La nuit était tombée, de bonne heure comme d’habitude, si près de l’équateur. Elle entendit dehors une pluie légère qui recommençait à tomber. À l’ordinaire, elle aurait lu un peu, jusqu’à ce qu’il fasse trop sombre, puis elle se serait allongée pour dormir. Mais ce soir-là, tout était différent. Une mystérieuse créature reptilienne occupait son lit ; elle allait devoir installer par terre une nouvelle couche pour elle-même ; et toute cette conversation, la première qu’elle ait eue depuis tant de semaines, lui avait laissé l’esprit vibrant d’une vivacité inaccoutumée. Vismaan semblait satisfait avec ses cubes. Elle sortit et ramassa des feuilles de bubblebush, une double brassee puis une autre, et les répandit sur le sol près de la porte de sa hutte. Puis, allant voir le Ghayrog, elle lui demanda si elle pouvait faire quelque chose pour lui ; pour toute réponse, il secoua légèrement la tête sans détourner son attention du cube. Elle lui souhaita bonne nuit et s’allongea sur son lit de fortune. Il était assez confortable, plus qu’elle ne l’aurait cru. Mais elle ne parvenait pas à trouver le sommeil. Elle se tournait et se retournait, se sentant à l’étroit et ankylosée, et la présence de l’autre à quelques mètres d’elle semblait être signalée par une pulsation tangible dans son âme. Et il y avait l’odeur du Ghayrog, âcre, à laquelle elle ne pouvait échapper. Elle avait cessé d’y prêter attention pendant le dîner, mais là, allongée dans l’obscurité, ses terminaisons nerveuses au maximum de leur sensibilité, elle la percevait comme elle aurait perçu une sonnerie de trompette répétée à l’infini. De temps à autre, elle se dressait sur son séant et fixait dans l’obscurité Vismaan qui restait allongé, immobile et silencieux. Puis elle finit par succomber au sommeil, car quand les bruits du petit matin lui parvinrent, l’ensemble mélodieux et familier des cris et des pépiements, et que la lumière matutinale commença à pénétrer par l’embrasure de la porte, elle se réveilla désorientée comme on l’est souvent quand on a dormi profondément ailleurs que dans son lit habituel. Il lui fallut quelques instants pour rassembler ses idées, pour se souvenir où elle était et pourquoi.
Il l’observait.
— Vous avez passé une nuit agitée, dit-il. Ma présence vous dérange.
— Je m’y habituerai. Comment vous sentez-vous ?
— Ankylosé. Endolori. Mais je pense que cela commence à s’arranger. Je sens que le processus est en cours.
Elle lui apporta de l’eau et un bol de fruits. Puis elle sortit dans l’aube douce et brumeuse et se plongea rapidement dans la mare pour se baigner. Quand elle revint à la hutte, l’odeur la frappa avec violence. Le contraste entre l’air pur du matin et l’atmosphère de la hutte où flottait l’odeur âcre du Ghayrog était saisissant. Mais, une fois de plus, elle ne tarda pas à l’oublier.
— Je ne serai pas de retour de Narabal avant la nuit, dit-elle en s’habillant. Est-ce que cela ira si vous restez ici tout seul ?
— Si vous me laissez de la nourriture et de l’eau à portée de la main. Et de la lecture.
— Il n’y a pas grand-chose. Je vous en rapporterai d’autre. Je crains que la journée ne soit bien morne.
— Il y aura peut-être de la visite.
— De la visite ! s’écria Thesme avec angoisse. Qui ? Quel genre de visite ? Personne ne vient jamais ici ! Ou bien voulez-vous parler d’un autre Ghayrog qui voyageait avec vous et qui vous chercherait ?
— Oh ! non, non. Il n’y avait personne avec moi. Je pensais que, peut-être, des amis à vous…
— Je n’ai pas d’amis, annonça gravement Thesme.
Cela lui parut stupide dès l’instant où elle le dit – s’attendrir ainsi sur soi-même avec ce ton mélodramatique. Mais le Ghayrog ne fit aucun commentaire, lui interdisant toute possibilité de se dédire, et pour cacher son embarras, elle s’affaira à passer avec soin son sac sur ses épaules.
Il garda le silence jusqu’à ce qu’elle fût prête à partir.
— Narabal est-elle une très belle ville ? demanda-t-il.
— Vous ne l’avez pas vue ?
— Je suis venu de Til-omon par l’intérieur. À Til-omon on m’a dit que Narabal était une ville superbe.
— Narabal est sans intérêt, dit Thesme. Des cabanes. Des rues boueuses. Des plantes grimpantes qui recouvrent tout et mettent les bâtiments en pièces avant qu’ils aient un an. On vous a dit cela à Til-omon ? On s’est moqué de vous. Les gens de Til-omon méprisent Narabal. Les villes sont rivales, vous savez – les deux principaux ports tropicaux. Si quelqu’un à Til-omon vous a dit que Narabal est une ville merveilleuse, il mentait, il vous raillait.
— Mais pourquoi faire cela ?
— Comment le saurais-je ? dit Thesme en haussant les épaules. Peut-être pour vous faire quitter Til-omon plus rapidement. En tout cas, n’espérez rien de Narabal. Dans mille ans, ce sera quelque chose, je suppose, mais pour l’instant, ce n’est qu’un trou perdu.
— Je souhaite tout de même la visiter. Quand ma jambe ira mieux, pourrez-vous me montrer Narabal ?
— Bien sûr, dit-elle. Pourquoi pas ? Mais vous serez déçu, je vous le promets. Et maintenant il faut que je parte. Je veux avoir fait la route jusqu’à Narabal avant le plus fort de la chaleur.
Tandis qu’elle se dirigeait d’un bon pas vers Narabal, elle se vit arrivant en ville un jour prochain en compagnie d’un Ghayrog. Comme ils allaient apprécier cela à Narabal ! Vismaan et elle seraient-ils accueillis par une grêle de pierres et de mottes de terre ? Les gens les montreraient-ils du doigt en ricanant et la repousseraient-ils quand elle voudrait les saluer ? Probablement. C’est encore cette folle de Thesme, se diraient-ils, qui amène en ville des créatures venues d’ailleurs, qui s’affiche avec des Ghayrogs au corps de serpent et qui fait probablement avec eux toutes sortes de choses contre nature là-bas dans la jungle. Oui, oui, se dit Thesme en souriant. Ce pourrait être drôle de se promener dans Narabal en compagnie de Vismaan. Elle essaierait dès qu’il serait capable de supporter une longue marche à travers la jungle.
Le sentier n’était rien d’autre qu’une piste grossièrement tracée, avec des encoches sur les arbres et de loin en loin un cairn, et il était envahi par la végétation en de nombreux endroits. Mais elle était devenue experte à voyager dans la jungle et elle perdait rarement son chemin pendant longtemps ; elle atteignit les plantations des faubourgs en fin de matinée et bientôt Narabal elle-même fut en vue, s’étageant à flanc de coteau et dégringolant de l’autre côté en formant un arc de cercle légèrement sinueux le long de la côte.
Thesme ne comprenait pas pourquoi quelqu’un avait voulu fonder une ville à cet endroit – aux antipodes de tout, à l’extrême pointe sud-ouest de Zimroel. C’était une idée de lord Melikand, le Coronal qui avait invité tous les habitants d’autres mondes à s’installer sur Majipoor, afin d’encourager le développement sur le continent occidental. À l’époque de lord Melikand, Zimroel n’avait que deux cités, toutes deux terriblement isolées, de véritables accidents géographiques, fondées aux premiers temps de la colonisation humaine de Majipoor, avant qu’il devienne manifeste que l’autre continent allait être le centre de la vie de la planète. Il y avait Pidruid au nord-ouest, avec son climat merveilleux et son impressionnant port naturel, et Piliplok, tout à fait de l’autre côté, sur la côte orientale, où les pêcheurs des dragons de mer migrateurs avaient leur base. Mais il y avait maintenant aussi un petit avant-poste appelé Ni-moya sur l’un des grands fleuves de l’intérieur. Til-omon avait surgi de terre sur la côte occidentale à la liséré de la zone tropicale, le bruit courait que dans les montagnes du centre on était en train de fonder une colonie, on supposait que les Ghayrogs fondaient une ville à environ quinze cents kilomètres à l’est de Pidruid ; et il y avait Narabal dans le sud étouffent et pluvieux, à la pointe du continent, encerclée par la mer. Quand on se tenait au bord du Chenal de Narabal et que l’on regardait vers la mer, on sentait peser de tout son poids la conscience d’avoir derrière soi des milliers de kilomètres d’étendues sauvages et derrière cela des milliers de kilomètres d’océan qui vous séparaient du continent d’Alhanroel où se trouvaient les vraies cités. Quand elle était jeune, Thesme trouvait terrifiant d’imaginer qu’elle vivait dans un lieu si éloigné des centres de la vie civilisée qu’il aurait aussi bien pu être sur une autre planète ; à d’autres moments, Alhanroel et ses cités prospères lui semblaient purement mythiques et Narabal était le véritable centre de l’univers. Elle n’était jamais allée ailleurs et n’avait aucun espoir de le faire. Les distances étaient trop grandes. La seule ville relativement proche était Til-omon, mais elle était déjà éloignée et ceux qui y étaient allés disaient qu’elle ressemblait beaucoup à Narabal, mais avec moins de pluie et le soleil brillant en permanence dans le ciel comme un gros œil vert inquisiteur et assommant.
À Narabal elle sentait des regards inquisiteurs posés sur elle partout où elle allait : tout le monde la fixait, comme si elle était venue en ville dans le plus simple appareil. Ils savaient tous qui elle était – Thesme l’excentrique qui s’était enfuie dans la jungle – et ils lui souriaient et lui faisaient des signes de la main et lui demandaient comment cela allait, et derrière ces menues civilités il y avait les yeux fixes, pénétrants et hostiles, qui la perçaient comme des vrilles et la sondaient pour découvrir les vérités cachées de sa vie. Pourquoi nous méprises-tu ? Pourquoi nous as-tu abandonnés ? Pourquoi partages-tu ton foyer avec un homme-serpent répugnant ? Et elle leur rendait leurs sourires et leurs signes de la main et disait : « Ça fait plaisir de vous revoir » et « Tout va pour le mieux » et elle répondait silencieusement aux regards inquisiteurs : « Je ne déteste personne. J’avais simplement besoin d’échapper à moi-même. J’aide le Ghayrog parce qu’il est temps que j’aide quelqu’un et qu’il s’est trouvé sur mon chemin. » Mais jamais ils ne pourraient comprendre.
Chez sa mère il n’y avait personne. Elle alla dans son ancienne chambre et bourra son sac à dos de livres et de cubes, puis elle pilla l’armoire à pharmacie pour y prendre des médicaments qu’elle pensait pouvoir être utiles à Vismaan, un pour réduire l’inflammation, un autre pour favoriser la guérison, un remède spécifique contre les fortes fièvres et d’autres encore… probablement tous inutiles pour un être de sa race, mais elle se dit que cela valait la peine d’essayer. Elle erra dans la maison qui était en train de lui devenir étrangère, bien qu’elle y eût vécu presque toute sa vie. Des planchers de bois à la place de feuilles jonchant le sol, de vraies fenêtres transparentes, des portes sur des gonds, un purificateur, un véritable purificateur mécanique avec des boutons et des poignées ! – toutes ces choses civilisées, les mille et une humbles petites choses que l’humanité avait inventées des milliers d’années auparavant sur un autre monde et auxquelles elle avait allègrement renoncé pour aller vivre dans sa petite hutte humide sur les murs de laquelle poussaient des branches vivantes…
— Thesme ?
Elle leva les yeux, surprise. Sa sœur Mirifaine venait d’entrer : sa jumelle, pour ainsi dire, même visage, mêmes jambes et bras minces et longs, mêmes cheveux bruns et raides, mais de six ans son ainée, dix ans pour se faire à son mode de vie, une femme mariée, une mère, une travailleuse acharnée. Thesme avait toujours trouvé affligeant de regarder Mirifaine. C’était comme se regarder dans un miroir et se voir vieille.
— J’avais besoin d’un certain nombre de choses, dit Thesme.
— J’espérais que tu avais décidé de revenir à la maison.
— Pourquoi ?
Mirifaine se prépara à répondre – selon toute vraisemblance l’habituelle homélie, reprendre une vie normale, s’intégrer dans la société et se rendre utile, et cetera, et cetera – mais Thesme la vit changer d’avis avant d’avoir ouvert la bouche.
— Tu nous manques, ma chérie, dit finalement Mirifaine.
— Je fais ce que j’ai à faire. Cela m’a fait plaisir de te voir, Mirifaine.
— Tu ne peux pas au moins passer la nuit ici ? Maman ne va pas tarder à revenir… Elle serait ravie si tu restais dîner…
— J’ai une longue route à faire. Je ne peux pas rester plus longtemps.
— Tu as bonne mine, tu sais. Hâlée, en bonne santé. On dirait que la vie d’ermite te réussit, Thesme.
— Oui. Beaucoup.
— Cela ne te gêne pas de vivre seule ?
— J’adore ça, répondit Thesme en ajustant son sac à dos. Et toi, comment vas-tu ?
— Comme d’habitude, fit Mirifaine avec un haussement d’épaules. J’irai peut-être passer quelque temps à Til-omon.
— Veinarde.
— Oui, je crois. Cela me plairait bien de quitter la zone d’humidité et de prendre quelques vacances. Holthus y a travaillé tout le mois, sur un grand projet pour bâtir des villes nouvelles dans les montagnes – des logements pour tous ces étrangers qui commencent à arriver. Il veut que j’emmène les enfants, et je crois que je vais le faire.
— Des étrangers ? demanda Thesme.
— Tu n’es pas au courant ?
— Raconte-moi.
— Les habitants des autres mondes qui vivaient dans le nord commencent à arriver par ici. Il y a une race qui ressemble à des lézards avec des bras et des jambes humains qui aimerait établir des fermes dans la jungle.
— Les Ghayrogs.
— Alors tu en as entendu parler ? Et il y en a d’autres, tout bouffis et couverts de verrues, avec une tête de grenouille et une peau gris foncé – d’après Holthus, ils occupent presque tous les postes administratifs à Pidruid, douaniers, commis des marchés, des choses comme ça… en tout cas, on les embauche ici aussi maintenant, et Holthus et une association d’habitants de Til-omon dressent les plans de logements pour eux à l’intérieur des terres…
— Pour qu’ils ne souillent pas les villes côtières ?
— Comment ? Oui, je suppose que cela entre en ligne de compte… après tout, personne ne sait comment ils vont s’intégrer ici. Mais en fait, je pense que c’est seulement parce que nous n’avons pas de place à Narabal pour une telle quantité d’immigrants et je crois qu’il en va de même à Til-omon, alors…
— Oui, je vois, dit Thesme. Eh bien, embrasse tout le monde pour moi. Il faut que je me remette en route. J’espère que tu passeras de bonnes vacances à Til-omon.
— Thesme, s’il te plaît…
— S’il te plaît quoi ?
— Tu es si brusque, si froide, si distante ! fit tristement Mirifaine. Cela fait des mois que je ne t’ai vue et c’est à peine si tu supportes mes questions, et tu me regardes avec une telle colère… pourquoi de la colère, Thesme ? T’ai-je jamais fait du mal ? N’ai-je pas toujours été affectueuse ? Ne l’avons-nous pas tous toujours été ? Quel mystère tu es, Thesme !
Thesme savait qu’il était vain de tenter une fois de plus de s’expliquer. Personne ne la comprenait, personne ne la comprendrait jamais, surtout pas ceux qui prétendaient l’aimer.
— Considère cela comme une rébellion tardive d’adolescente, Miri, dit-elle en essayant de s’exprimer avec douceur. Vous avez tous été très gentils avec moi. Mais rien n’allait comme je le voulais et j’ai été obligée de partir.
Elle effleura du bout des doigts le bras de sa sœur.
— Peut-être reviendrai-je un de ces jours, poursuivit-elle.
— J’espère.
— Mais n’espère pas que cela se produise bientôt, dit Thesme. Dis bonjour à tout le monde pour moi.
Elle sortit.
Elle traversa la ville en tout hâte, mal à l’aise et tendue, craignant de se trouver nez à nez avec sa mère ou l’un de ses vieux amis, et en particulier l’un de ses anciens amants ; et en faisant ses courses, elle regardait furtivement autour d’elle, comme une voleuse, enfilant à plusieurs reprises une ruelle pour éviter quelqu’un qu’il lui fallait éviter. La rencontre avec Mirifaine avait été assez inquiétante. Elle ne s’était pas rendu compte, jusqu’à ce que Mirifaine le lui dise, qu’elle montrait de la colère ; mais Miri avait raison, oui, Thesme sentait encore en elle des vestiges étouffés de fureur frémissante. Ces gens, petits et sinistres, avec leurs petites ambitions, leurs petites craintes et leurs petits préjugés, coulant petitement des jours dénués de sens… ils la mettaient en rage. Se répandant sur Majipoor comme un fléau, grignotant les forêts inexplorées, écarquillant les yeux devant l’immensité infranchissable de l’océan, fondant des villes laides et boueuses dans des lieux d’une stupéfiante beauté, sans jamais s’interroger sur la fin de quoi que ce fût – c’était cela le pire, leur nature affable et passive. Ne levaient-ils jamais les yeux vers les étoiles en se demandant ce que tout cela signifiait, ce déferlement de l’humanité hors de la Vieille Terre, cette reproduction de la planète mère sur mille mondes conquis ? Se sentaient-ils concernés ? Cela aurait fort bien pu être la Vieille Terre, pour l’importance que cela avait, sauf que cette dernière n’était plus qu’une enveloppe pillée et vidée, morte et oubliée, alors que Majipoor, même après des siècles et des siècles d’occupation humaine, était encore belle ; mais, il y avait longtemps de cela, la Vieille Terre avait sans aucun doute été aussi belle que Majipoor l’était maintenant ; encore cinq mille ans, et Majipoor lui ressemblerait, avec des cités hideuses s’étalant sur des centaines de kilomètres partout où se portait le regard, des encombrements partout, des rivières remplies d’ordures, les animaux exterminés et les pauvres Changeformes dépossédés parqués dans des réserves, toutes les vieilles erreurs encore une fois renouvelées sur un monde vierge. Thesme bouillait d’une indignation si violente qu’elle en était stupéfaite. Elle n’avait jamais soupçonné que sa querelle avec le monde fut si totale. Elle avait cru qu’il s’agissait simplement de liaisons amoureuses ratées, de nerfs à fleur de peau et de buts personnels confus, mais pas de ce mécontentement véhément envers le genre humain tout entier qui l’avait si brusquement submergée. Mais en elle la fureur ne retombait pas. Elle avait envie de prendre Narabal et de la jeter dans l’océan. Mais elle ne pouvait pas faire cela, elle ne pouvait absolument rien changer, elle ne pouvait arrêter pendant une seule seconde la marche de ce qu’ils appelaient ici la civilisation ; tout ce qu’elle pouvait faire c’était prendre la fuite, retourner dans sa jungle, retrouver les plantes grimpantes entrelacées, l’air humide et brumeux et les animaux farouches des marais, regagner sa hutte, repartir auprès de son Ghayrog éclopé, qui faisait lui-même partie de la vague qui déferlait sur la planète mais dont elle allait s’occuper, qu’elle allait même chérir, parce que le reste de l’humanité le détestait, voire le haïssait, et qu’elle pourrait ainsi se servir de lui pour se distinguer d’eux d’une autre manière encore, et également parce qu’il avait besoin d’elle en ce moment et que nul n’avait jamais eu besoin d’elle.
Elle avait mal à la tête, les muscles de son visage étaient contractés et elle se rendit compte qu’elle marchait la tête rentrée dans les épaules, comme si le fait de les détendre eût été se soumettre au genre de vie qu’elle avait répudié. En toute hâte, elle s’enfuit encore une fois de Narabal ; mais ce ne fut qu’après avoir marché deux heures sur la piste de la jungle et lorsque les derniers faubourgs de la ville furent loin derrière elle qu’elle sentit la tension retomber. Elle fit halte à un petit lac qu’elle connaissait, se déshabilla et se plongea dans ses profondeurs fraîches pour se purifier des dernières souillures de la ville, puis, ses vêtements de ville jetés avec désinvolture sur l’épaule, elle reprit nue sa marche dans la jungle jusqu’à sa hutte.
Vismaan était allongé sur le lit et ne semblait pas avoir bougé du tout pendant l’absence de Thesme.
— Vous sentez-vous mieux ? demanda-t-elle. Avez-vous réussi à vous débrouiller tout seul ?
— Ce fut une journée très calme. Ma jambe semble un peu plus enflée.
— Faites-moi voir.
Elle la palpa précautionneusement. Elle semblait effectivement plus gonflée, et il eut un léger mouvement de recul quand elle le toucha, ce qui signifiait probablement qu’il y avait vraiment quelque chose qui n’allait pas, si la sensation de la douleur chez les Ghayrogs était aussi faible qu’il le prétendait. Elle délibéra pour savoir si elle devait l’emmener à Narabal pour le faire soigner. Mais il n’avait pas l’air inquiet et elle supposait que, de toute façon, les médecins de Narabal ne s’y connaissaient guère en physiologie ghayrog. De plus, elle voulait qu’il reste. Elle déballa les remèdes qu’elle avait apportés de Narabal et lui donna celui qui réduisait l’inflammation et celui qui faisait tomber la fièvre, puis elle prépara des légumes et des fruits pour son dîner. Avant qu’il ne fît trop sombre, elle alla faire la tournée des pièges en bordure de la clairière et y trouva quelques petits animaux, un jeune sigimoin et deux mintuns. Elle leur tordit le cou d’une main experte – cela avait été terriblement difficile au début, mais il était important pour elle d’avoir de la viande et dans la jungle personne n’allait se charger de tuer les animaux à sa place – et les prépara pour les faire rôtir. Quand le feu eut pris, elle retourna dans la hutte. Vismaan jouait avec l’un des nouveaux cubes qu’elle lui avait rapportés mais il le posa quand elle entra.
— Vous n’avez rien dit de votre visite à Narabal, remarqua-t-il.
— Je n’y suis pas restée longtemps. J’ai pris ce qu’il me fallait, ai eu une petite discussion avec l’une de mes sœurs, suis repartie énervée et déprimée et me suis sentie mieux dès que je me suis retrouvée dans la jungle.
— Vous détestez vraiment cet endroit.
— C’est tout ce qu’il mérite. Ces gens ennuyeux et lugubres, ces petits bâtiments trapus et laid…
Elle secoua la tête.
— À propos, reprit-elle, ma sœur m’a dit que l’on va fonder à l’intérieur des terres des villes nouvelles pour les habitants des autres mondes, parce qu’ils sont trop nombreux à descendre dans le sud. Surtout des Ghayrogs, mais aussi une autre race à la peau grise et couverte de verrues…
— Des Hjorts, dit Vismaan.
— Peu importe. Elle m’a dit qu’ils aimaient travailler dans les douanes. On va les installer à l’intérieur, parce que, à mon avis, personne ne veut d’eux à Til-omon ni à Narabal.
— Je ne me suis jamais senti indésirable parmi les humains, dit le Ghayrog.
— Vraiment ? Peut-être, ne l’avez-vous pas remarqué. Je pense qu’il y a beaucoup de préjugés sur Majipoor.
— Cela ne m’a pas semblé évident. Bien sûr, je ne suis jamais allé à Narabal, et peut-être sont-ils plus forts qu’ailleurs. Il est certain que dans le nord il n’y a aucune difficulté. Vous n’êtes jamais allée dans le nord ?
— Non.
— À Pidruid nous sommes bien accueillis par les humains.
— C’est vrai ? Il paraît que les Ghayrogs se bâtissent une ville quelque part à l’est de Pidruid, bien à l’est, sur le Grand Rift. Si vous vous trouvez si bien à Pidruid, pourquoi aller vous installer ailleurs ?
— C’est nous qui ne nous sentons pas tout à fait à l’aise au milieu des humains, répondit calmement Vismaan. Nos rythmes de vie sont tellement différents des vôtres… nos habitudes de sommeil, par exemple. Nous trouvons difficile de vivre dans une ville plongée dans le sommeil huit heures par nuit, alors que nous-mêmes restons éveillés. Et il y a d’autres différences. Voilà pourquoi nous construisons Dulorn. J’espère que vous la verrez un jour. Elle est merveilleusement belle, entièrement bâtie avec une pierre blanche qui luit d’une lumière intérieure. Nous en sommes très fiers.
— Mais alors pourquoi n’y habitez-vous pas ?
— N’est-ce pas votre viande qui brûle ? demanda-t-il.
Elle s’empourpra et sortit en courant, juste à temps pour arracher leur dîner des broches. Quelque peu renfrognée, elle coupa la viande en tranches et la servit accompagnée de thokkas et d’une bouteille de vin qu’elle avait achetée l’après-midi à Narabal. Vismaan s’assit dans le lit pour manger, non sans difficulté.
— J’ai vécu quelques années à Dulorn, dit-il au bout d’un moment. Mais c’est une région très sèche et je viens d’un endroit sur ma planète qui est chaud et humide, comme Narabal. Alors je suis descendu ici pour trouver des terres fertiles. Mes ancêtres éloignés étaient des fermiers et j’ai eu envie de retrouver leur mode de vie. Quand j’ai appris que l’on pouvait faire six récoltes par an sous les tropiques de Majipoor et qu’il y avait partout de la terre à volonté, j’ai entrepris d’explorer le territoire.
— Seul ?
— Oui, seul. Je n’ai pas de compagne mais j’ai l’intention de m’en procurer une dès que je serai installé.
— Et vous allez faire pousser des récoltes et les vendre à Narabal ?
— C’est mon intention. Sur ma planète natale il n’y a presque pas de terres incultes et il en reste à peine assez pour l’agriculture. Savez-vous que nous importons la majeure partie de notre nourriture ? Et Majipoor exerce sur nous une grande fascination, cette planète gigantesque à la population clairsemée et aux vastes étendues vierges attendant d’être exploitées. Je suis très heureux d’être ici. Et je pense que vous n’avez pas raison de dire que nous sommes mal accueillis par vos concitoyens. Les habitants de Majipoor sont des gens doux et gentils, aimables, respectueux des lois et disciplinés.
— Pourtant si les gens savaient que je vis avec un Ghayrog, ils seraient scandalisés.
— Scandalisés ? Pourquoi ?
— Parce que vous venez d’un autre monde. Parce que vous êtes un reptile.
Vismaan émit une sorte de curieux grognement. Un rire, peut-être ?
— Nous ne sommes pas des reptiles ! Nous avons le sang chaud, nous allaitons nos petits…
— Reptilien, alors. Comme des reptiles.
— En apparence, peut-être. Mais nous sommes presque autant mammifères que vous, j’insiste.
— Presque ?
— Avec cette différence que nous pondons des œufs. Mais il y a aussi des mammifères de cette sorte. Vous vous trompez fort si vous croyez…
— Peu importe, en réalité. Les humains vous perçoivent comme des reptiles et nous ne nous sentons pas à l’aise avec les reptiles et il y aura toujours une gêne entre les humains et les Ghayrogs à cause de cela. C’est une tradition qui remonte aux temps préhistoriques sur la Vieille Terre. En outre…
Elle se retint juste avant de faire allusion à l’odeur ghayrog.
— En outre, reprit-elle maladroitement, vous faites peur.
— Plus qu’un énorme Skandar velu ? Plus qu’un Su-Suheris à deux têtes ? demanda Vismaan en se tournant vers elle et en fixant sur elle son troublant regard sans paupières. Je pense, Thesme, que vous voulez dire que vous, vous vous sentez mal à l’aise avec les Ghayrogs.
— Non.
— Les préjugés dont vous parlez ne m’ont jamais été apparents pour moi. C’est la première fois que j’en entends parler. Est-ce que je vous dérange, Thesme ? Faut-il que je parte ?
— Non. Non. Ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire. Je veux que vous restiez ici. Je veux vous aider. Je n’éprouve ni crainte ni répulsion, absolument rien de négatif. J’essayais seulement de vous dire… j’essayais de vous expliquer comment sont les gens à Narabal, ce qu’ils ressentent, ou ce que je pense qu’ils ressentent et…
Elle but une grande gorgée de son vin.
— Je ne sais pas comment nous en sommes arrivés là, reprit-elle. Je suis désolée. J’aimerais parler d’autre chose.
— Bien sûr.
Mais elle soupçonnait qu’elle l’avait blessé, ou au moins suscité une gêne en lui. À sa manière froide et mystérieuse, il semblait avoir une considérable pénétration, et peut-être avait-il raison, peut-être était-ce ses propres préjugés et sa propre gêne qui se faisaient jour. Elle avait mis un terme à toutes ses relations avec les humains ; elle se dit qu’il se pouvait fort bien qu’elle fût incapable de s’entendre avec qui que ce fût, humain ou créature d’une autre planète, et qu’elle eût montré à Vismaan par mille détails inconscients que son hospitalité n’était rien d’autre qu’un acte de volonté, artificiel et fait à moitié à contrecœur, dans le but de dissimuler une horreur fondamentale de sa présence dans la hutte. En était-il bien ainsi ? Il lui semblait, à mesure qu’elle vieillissait, comprendre de moins en moins bien ses propres motivations. Mais où que se trouvât la vérité, elle ne voulait pas qu’il eût la sensation d’être un intrus. Elle prit la décision de trouver dans les jours à venir des moyens de lui montrer que le fait de l’accueillir et de le soigner répondait à une sincérité profonde.
Cette nuit-là, elle dormit plus profondément que la nuit précédente, bien qu’elle ne fût pas encore habituée à dormir par terre sur un tas de feuilles de bubblebush ni à avoir quelqu’un avec elle dans sa hutte, et elle se réveilla toutes les deux ou trois heures. Chaque fois qu’elle se réveillait, elle regardait le Ghayrog et, chaque fois, elle le voyait occupé avec ses cubes. Il ne lui prêtait aucune attention. Elle essaya d’imaginer ce que c’était de prendre tout son sommeil pendant trois mois d’affilée et de passer le reste de son temps constamment éveillé ; elle se dit que c’était ce qu’il y avait de plus étranger dans sa nature. Et rester allongé heure après heure, incapable de se lever, incapable de dormir, incapable de dissimuler la gêne causée par sa blessure, utilisant les distractions qu’il avait sous la main pour passer le temps – rares étaient les tourments qui pouvaient être pires. Et pourtant son humeur ne changeait jamais : serein, calme, placide, impassible. Tous les Ghayrogs étaient-ils ainsi ? Ne se soûlaient-ils jamais, ne se mettaient-ils jamais en colère, ne se bagarraient-ils jamais dans les rues, ne se lamentaient-ils jamais sur leur sort et ne se querellaient-ils jamais avec leurs compagnons ? Si Vismaan était un échantillon représentatif, ils n’avaient aucune faiblesse humaine. Mais elle se rappela qu’ils n’étaient pas humains.
Le lendemain matin, elle fit prendre un bain au Ghayrog, l’épongeant jusqu’à ce que ses écaillent luisent, et changea sa literie. Après lui avoir donné à manger, elle sortit pour la journée, selon son habitude ; mais elle se sentit coupable de se promener seule dans la jungle tandis qu’il restait cloîtré dans la hutte et se demanda si elle n’aurait pas dû rester avec lui, pour lui raconter des histoires ou bien lui faire la conversation afin de soulager son ennui. Mais elle était consciente que si elle restait constamment à ses côtés, ils n’auraient bientôt plus rien à se dire et se porteraient très vraisemblablement sur les nerfs ; et, de toute façon, il avait des dizaines de cubes pour l’aider à échapper à l’ennui. Peut-être préférait-il rester seul la majeure partie du temps. En tout cas, elle-même avait besoin de solitude, plus que jamais maintenant qu’elle partageait sa hutte avec lui, et, ce matin-là, elle fit une longue reconnaissance, ramassant un assortiment de baies et de racines pour le dîner. À midi, il plut, et elle trouva refuge sous un vramma dont les larges feuilles la protégeaient parfaitement. Elle resta les yeux dans le vague et fit le vide dans son esprit, sentiments de culpabilité, doutes et craintes, le Ghayrog, sa famille, ses anciens amants, son chagrin et sa solitude. La paix qui s’installa en elle dura bien avant dans l’après-midi.
Elle s’accoutuma à vivre avec Vismaan. Il continuait à être accommodant et facile à contenter, s’amusant avec ses cubes et faisant montre d’une grande patience pour son immobilité. Ce n’est que rarement qu’il lui posait des questions ou amorçait quelque conversation que ce fût, mais il se montrait assez amical quand elle discutait avec lui et lui parlait de sa planète natale – pauvre et affreusement surpeuplée d’après ce qu’il semblait – et de la vie qu’il y menait, du rêve qu’il caressait de s’installer sur Majipoor et de l’excitation qui s’était emparée de lui quand il avait vu pour la première fois la beauté de sa planète adoptive. Thesme essaya de se le représenter manifestant de l’excitation. Ses cheveux serpentins s’agitant dans tous les sens, peut-être, au lieu de simplement se tortiller lentement. À moins qu’il n’exprimât l’émotion par des changements de son odeur corporelle.
Le quatrième jour, il quitta le lit pour la première fois. Avec l’aide de Thesme il se hissa debout, prenant appui sur sa béquille et sur sa jambe valide et posant précautionneusement l’autre par terre. Elle perçut une âcreté soudaine de son odeur – une sorte de grimace olfactive – et en conclut que sa théorie devait être exacte, que c’était bien de cette manière que les Ghayrogs exprimaient leur émotion.
— Comment va la jambe ? demanda-t-elle. Fragile ?
— Elle ne supportera pas mon poids. Mais la guérison est en bonne voie. Encore quelques jours, et je pense que je pourrai me tenir debout. Allez, aidez-moi à marcher un peu. Cette longue inactivité m’a rouillé.
Il s’appuya sur elle et ils sortirent, allant clopin-clopant jusqu’à la mare et en revenant lentement et précautionneusement. Il parut revigoré par la petite promenade. À sa grande surprise Thesme se rendit compte qu’elle était attristée par cette première manifestation d’amélioration, parce que cela signifiait que bientôt – dans une semaine ou deux ? – il serait assez fort pour partir, et elle ne voulait pas qu’il parte. Elle ne voulait pas qu’il parte. C’était une perception si étrange qu’elle en fût sidérée. Il lui tardait de retrouver son ancienne existence recluse, le privilège de dormir dans son propre lit, les promenades et les plaisirs de la forêt, sans avoir à se préoccuper de savoir si son hôte avait de quoi se distraire et tout cela ; par certains côté, elle trouvait de plus en plus irritant d’avoir le Ghayrog chez elle. Et malgré cela, et malgré tout cela, elle se sentait abattue et troublée à l’idée qu’il allait bientôt la quitter. Comme c’est étrange, se dit-elle, comme c’est bizarre, comme cela me ressemble bien.
Elle l’emmenait marcher plusieurs fois par jour maintenant. Il ne pouvait toujours pas utiliser sa jambe cassée mais il devenait plus agile et il disait que l’enflure diminuait et l’os paraissait se souder de manière satisfaisante. Il commençait à parler de la ferme qu’il allait établir, des récoltes et des moyens de défricher la jungle.
Un après-midi de la fin de la première semaine. Thesme, alors qu’elle revenait d’une expédition de cueillette de calimbots dans la prairie où elle avait découvert le Ghayrog, s’arrêta pour vérifier ses pièges. La plupart étaient vides ou contenaient les petits animaux habituels ; mais il y avait d’étranges et violents craquements dans les broussailles derrière la mare, et quand elle s’approcha du piège qu’elle y avait tendu, elle découvrit qu’elle avait pris un bilantoon. C’était la plus grosse bête qu’elle eût jamais prise au piège. On trouvait des bilantoons dans toute la partie occidentale de Zimroel – de petits animaux vifs et gracieux, aux sabots pointus, aux pattes fragiles et à la petite queue en panache retroussée – mais l’espèce de Narabal était géante, le double de la taille de celle, délicate, du nord. Elle atteignait la taille d’un homme et était très prisée pour sa viande tendre et parfumée. Le premier mouvement de Thesme fut de relâcher le bel animal ; il semblait beaucoup trop beau pour être tué, et aussi beaucoup trop gros. Elle s’était appris à tuer de petits animaux qu’elle pouvait saisir d’une main, mais là c’était une tout autre affaire, un animal de belle taille, l’air intelligent, noble, doté d’une vie à laquelle il tenait certainement, avec des espoirs, des besoins et des envies, et une compagne qui l’attendait probablement à proximité. Thesme se dit qu’elle était stupide. Les droles, les mintuns et les sigimoins aussi étaient désireux de continuer à vivre, certainement autant que l’était ce bilantoon, et elle les tuait sans hésitation. Elle savait que c’était une erreur de faire du romantisme à propos des animaux… d’autant plus que dans sa période plus civilisée, elle avait accepté de manger leur viande de bon cœur, à condition qu’elle fût tuée par d’autres mains que la sienne. À cette époque, la compagne affligée du bilantoon n’avait pas compté pour elle.
Quand elle s’approcha, elle vit que le bilantoon avait cassé dans sa panique l’une de ses pattes délicates et pendant un instant elle envisagea de la lui éclisser et d’apprivoiser l’animal. Mais c’était encore plus absurde. Elle ne pouvait pas adopter tous les estropiés que la jungle lui amenait. Le bilantoon ne se calmerait jamais assez longtemps pour qu’elle puisse examiner sa patte ; et si, par miracle, elle réussissait à la réparer, l’animal s’enfuirait probablement à la première occasion. Prenant une profonde inspiration, elle déboucha derrière l’animal en train de se débattre, le saisit par son museau satiné et brisa son long cou gracieux.
Le dépeçage fut plus sanglant et plus difficile qu’elle ne l’aurait cru. Elle tailla avec acharnement dans la chair pendant ce qui lui sembla être des heures, jusqu’à ce que Vismaan appelle de la hutte pour s’enquérir de ce qu’elle faisait.
— Je prépare le dîner, répondit-elle. Une surprise. Un mets de choix : du bilantoon rôti !
Elle eut un petit rire silencieux. Elle avait tellement l’air d’une bonne épouse, accroupie ici, son corps nu éclaboussé de sang, découpant côtes et cuissots, tandis qu’une créature reptilienne était allongée dans son lit, attendant son dîner.
Mais elle finit par venir à bout de cette tâche répugnante et elle fit lentement rôtir la viande sur un feu qui dégageait de la fumée, comme on était censé le faire, puis elle alla se laver dans la mare et entreprit de cueillir des thokkas, de faire bouillir des racines de ghumba et d’ouvrir les bouteilles de vin de Narabal qui lui restaient. Le dîner fut prêt à la tombée de la nuit et Thesme éprouva une immense fierté de ce qu’elle avait accompli.
Elle s’attendait que Vismaan engloutît le dîner sans commentaires, avec son flegme habituel, mais il n’en fut rien ; elle crut pour la première fois déceler un air d’animation sur son visage – peut-être une étincelle nouvelle dans le regard, une modification des mouvements de sa langue. Elle en conclut qu’elle faisait peut-être des progrès pour lire ses expressions. Il dévorait le bilantoon rôti avec enthousiasme, louait sa saveur et sa texture et ne cessait d’en redemander. Chaque fois qu’elle le resservait, elle en reprenait elle aussi, se forçant à avaler la viande jusqu’à ce qu’elle se sente rassasiée et continuant quand même bien après qu’elle fut complètement repue, se disant que tout ce qui n’était pas consommé ce soir-là serait avarié le lendemain matin.
— La viande va si bien avec les thokkas, dit-elle en mettant une autre baie bleu-blanc dans sa bouche.
— Oui. Encore, s’il vous plaît.
Il engloutissait calmement tout ce qu’elle posait devant lui. Finalement, elle fut incapable d’avaler une bouchée de plus et même de le regarder. Elle mit ce qui restait à portée de sa main, but une dernière gorgée de vin, frissonna légèrement et rit quand quelques gouttes coulèrent le long de son menton et tombèrent sur sa poitrine. Elle s’étendit sur les feuilles de bubblebush. La tête lui tournait. Elle était allongée sur le ventre, étreignant le sol, écoutant les bruits de rongement et de mastication qui se poursuivaient sans discontinuer à proximité. Puis la bombance du Ghayrog arriva à son terme et tout fut silencieux. Thesme attendit que le sommeil la gagne, mais le sommeil ne venait pas. Elle était de plus en plus étourdie, à tel point qu’elle en arriva à craindre d’être projetée par la force centrifuge d’un terrible tourbillon à travers les parois de la hutte. La peau lui cuisait, ses mamelons étaient durs et sensibles. J’ai beaucoup trop bu, se dit-elle, et j’ai mangé trop de thokkas. Pépins compris, ce qui était encore plus puissant, au moins une douzaine de baies dont le jus ardent circulait fiévreusement dans sa tête.
Elle ne voulait pas dormir seule, recroquevillée ainsi par terre.
Avec un soin exagéré Thesme se mit à genoux, se retint de tomber et rampa lentement vers le lit. Elle fixa son regard sur le Ghayrog, mais sa vue était brouillée et elle ne put distinguer qu’une vague silhouette.
— Vous dormez ? murmura-t-elle.
— Vous savez bien que je ne peux pas dormir.
— Bien sûr. Bien sûr. C’est idiot de ma part.
— Il y a quelque chose qui ne va pas, Thesme ?
— Qui ne va pas ? Non, pas vraiment. Il n’y a rien. Sauf que… c’est simplement que…
Elle hésita.
— Je suis soûle, vous savez. Comprenez-vous ce que signifie être soûle ?
— Oui.
— Je n’aime pas être par terre. Puis-je m’allonger à côté de vous ?
— Si vous voulez.
— Il faut que je fasse très attention. Je ne voudrais pas heurter votre jambe blessée. Montrez-moi laquelle c’est.
— Elle est presque guérie, Thesme. Ne vous inquiétez pas. Allez, allongez-vous.
Elle sentit la main de Vismaan se refermer sur son poignet et la hisser sur le lit. Elle sentait contre elle la peau étrange et dure comme une carapace de Vismaan, de la poitrine à la hanche, si froide, si écailleuse, si lisse. Elle passa timidement la main sur son corps. Comme un beau sac songea-t-elle en enfonçant légèrement le bout de ses doigts et en tâtant les muscles puissants sous la surface rigide Son odeur changea et devint poivrée et pénétrante.
— J’aime ce que tu sens, murmura-t-elle.
Elle enfouit son front contre sa poitrine et se serra contre lui. Elle n’avait pas couché avec quelqu’un depuis des mois et des mois, presque un an et c’était bon de le sentir si près. Même un Ghayrog, se dit-elle. Même un Ghayrog. Juste pour avoir le contact et la proximité. C’est tellement bon.
Il la toucha.
Elle ne s’était pas attendue à cela. Toute la nature de leurs relations était qu’elle s’occupait de lui et qu’il acceptait passivement ses services. Mais soudain sa main – froide, striée, squameuse et lisse – passa sur son corps, effleurant ses seins, descendant le long de son ventre et s’arrêtant à ses cuisses. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Vismaan était-il en train de lui faire l’amour ? Elle pensa à son corps asexué, comme une machine. Il continua à la caresser. Comme c’est étrange, songea-t-elle. Même pour Thesme, se dit-elle, c’est une chose extrêmement étrange. Il n’est pas humain. Et je… Et je suis très seule… Et je suis très soûle…
— Oui, s’il te plaît, fit-elle doucement. S’il te plaît.
Elle espérait seulement qu’il allait continuer à la caresser. Mais il glissa un bras autour de ses épaules et la souleva aisément, doucement, la faisant rouler sur lui et descendre, et elle sentit contre sa cuisse la raideur caractéristique d’un membre viril en érection. Comment ? Portait-il un pénis caché quelque part sous ses écailles et qu’il faisait sortir quand il en avait besoin ? Et allait-il… Oui.
Il semblait savoir ce qu’il fallait faire. Encore qu’il vînt d’une autre planète et qu’il eût été incertain lors de leur première rencontre du sexe de Thesme, il comprenait manifestement la théorie de l’amour humain. Pendant un instant, quand elle sentit qu’il pénétrait en elle, elle fut submergée par la terreur, le dégoût et la répulsion, se demandant s’il allait lui faire mal et s’il serait douloureux de le recevoir et se disant que c’était grotesque et monstrueux, cet accouplement d’un humain et d’un Ghayrog, quelque chose qui, selon toute vraisemblance, ne s’était jamais produit dans l’histoire de l’univers. Elle avait envie de se dégager et de s’enfoncer en courant dans la nuit. Mais elle était trop étourdie et trop soûle et elle avait l’esprit trop embrouillé pour bouger ; puis elle se rendit compte qu’il ne lui faisait pas mal du tout et qu’il allait et venait en elle comme un mécanisme lent et bien huilé et que des ondes de plaisir se propageaient depuis ses reins et la faisaient trembler, haleter, sangloter et se presser contre la carapace dure et lisse…
Elle laissa les choses se faire et poussa un cri aigu quand vint le meilleur moment ; puis elle se pelotonna contre sa poitrine, frissonnant, poussant de petits gémissements et retrouvant lentement son calme. Elle était dégrisée. Elle savait ce qu’elle avait fait, et cela la stupéfiait, mais plus encore, cela l’amusait. Qu’en dis-tu, Narabal ? Le Ghayrog est mon amant ! Et le plaisir avait été si intense et si extrême. Mais lui, avait-il eu du plaisir ? Elle n’osait pas lui demander. Comment pouvait-on savoir si un Ghayrog avait un orgasme ? D’ailleurs, en avaient-ils ? Ce concept signifierait-il quelque chose pour lui ? Elle se demanda s’il avait déjà fait l’amour à des femmes de l’espèce humaine. Elle n’osait pas le lui demander non plus. Il s’était montré si capable – pas exactement habile mais indiscutablement très sûr de ce qu’il fallait faire, et il l’avait fait avec une plus grande compétence que bien des hommes qu’elle avait connus, mais elle ne savait pas si c’était parce qu’il avait déjà eu des expériences avec des humains ou simplement parce que son esprit froid et lucide pouvait aisément évaluer les nécessités anatomiques et elle doutait de le savoir un jour.
Il ne dit rien. Elle l’étreignit et sombra dans le sommeil le plus profond qu’elle eût connu depuis plusieurs semaines.
Le lendemain matin, elle se sentit bizarre mais pas repentante. Ils ne parlèrent pas de ce qui s’était passé entre eux cette nuit-là. Il joua avec ses cubes ; elle sortit à l’aube pour aller nager et calmer les élancements de sa tête, enleva une partie des reliefs de leur festin et prépara leur petit déjeuner, puis elle fit une longue promenade vers le nord, jusqu’à une petite caverne moussue où elle resta assise la majeure partie de la matinée, recréant en esprit la texture du corps de Vismaan contre le sien, le contact de sa main sur ses cuisses et le violent frisson de plaisir qui l’avait parcourue. Elle ne pouvait pas dire qu’elle lui trouvait quoi que ce fût d’attirant. La langue fourchue, des cheveux comme des serpents vivants, le corps couvert d’écailles – non, non, il était certain que ce qui s’était passé la nuit précédente n’avait absolument rien à voir avec une attirance physique. Alors pourquoi était-ce arrivé ? Le vin et les thokkas, se dit-elle, et sa solitude, et son empressement à se rebeller contre les valeurs conventionnelles des citoyens de Narabal. Se donner à un Ghayrog était la plus belle manière qu’elle pût trouver de braver tout ce à quoi ces gens croyaient. Mais un tel acte de bravade était, bien entendu, dénué de sens s’ils ne le découvraient pas. Elle résolut d’emmener Vismaan à Narabal avec elle dès qu’il serait en état de faire le voyage.
Après cela ils partagèrent toutes les nuits le lit de Thesme. Il semblait absurde de faire autrement. Mais ils ne firent pas l’amour la seconde nuit, ni la troisième, ni la quatrième ; ils restaient allongés côte à côte sans se toucher, sans parler. Thesme se serait volontiers abandonnée s’il avait tendu la main vers elle, mais il ne le fit pas. Elle ne voulut pas non plus prendre l’initiative. Le silence qui pesait entre eux devint embarrassant pour elle, mais elle avait peur de le rompre, crainte d’entendre des choses qu’elle ne voulait pas entendre – qu’il n’avait pas aimé l’amour qu’ils avaient fait ou qu’il considérait ce genre d’acte comme obscène et contre nature et qu’il ne l’avait accompli cette fois-là que parce qu’elle semblait si insistante ou bien qu’il avait conscience qu’elle n’éprouvait pour lui aucun désir véritable mais se servait simplement de lui pour marquer un point dans la guerre qu’elle menait contre les conventions. À la fin de la semaine, troublée par la tension accumulée de tant d’incertitudes inexprimées, Thesme se hasarda à rouler contre lui quand elle se mit au lit, prenant soin de faire comme si c’était fortuit, et il l’enlaça tranquillement et de bon cœur et la prit dans ses bras sans hésitation. Après cela, ils firent l’amour certaines nuits et d’autres pas, et c’était toujours au hasard et sans préméditation, désinvolte et presque banal, quelque chose qu’ils faisaient de temps à autre avant qu’elle s’endorme et qui était dénué de mystère et de magie. Cela lui apportait chaque fois un immense plaisir. L’étrangeté du corps de Vismaan devint bientôt imperceptible à Thesme. Il marchait sans aide maintenant et chaque jour il passait un peu plus de temps à prendre de l’exercice. D’abord avec elle, puis tout seul, il explora les pistes de la jungle, se déplaçant prudemment au début mais marchant bientôt à grandes enjambées avec seulement une légère claudication. La natation semblait accélérer le processus de guérison et il barbotait plusieurs heures d’affilée dans la petite mare de Thesme, importunant le gromwark qui vivait sur le bord dans un terrier boueux ; le vieil animal se traînait lentement de sa cachette au bord de la mare où il se vautrait comme un vieux sac hérissé et embroussaillé qu’on aurait abandonné là. Il observait le Ghayrog d’un œil morne et refusait de retourner dans l’eau tant qu’il n’avait pas fini de nager. Thesme le consolait en lui donnant de tendres pousses vertes qu’elle cueillait en amont, hors d’atteinte des petites pattes munies de ventouses du gromwark.
— Quand m’emmèneras-tu à Narabal ? demanda Vismaan un soir de pluie.
— Pourquoi pas demain ? répondit-elle.
Cette nuit-là, elle ressentit une excitation inhabituelle et se pressa avec insistance contre lui. Ils se mirent en route à l’aube sous de légères averses qui laissèrent bientôt place à un soleil éclatant. Thesme adopta une allure prudente, mais il fut bientôt manifeste que le Ghayrog était complètement guéri et elle ne tarda pas à marcher d’un pas vif. Vismaan la suivait sans difficulté. Chemin faisant, elle se mit à papoter – lui donnant le nom de chaque plante et de chaque animal qu’ils rencontraient, lui racontant des bribes de l’histoire de Narabal, lui parlant de ses frères et sœurs et des gens qu’elle connaissait en ville. Elle était désespérément avide d’être vue par eux en sa compagnie – regardez, voici mon amant d’une autre planète, c’est le Ghayrog avec qui je couche – et quand ils atteignirent les faubourgs de Narabal, elle commença à regarder autour d’elle avec une vive attention, espérant découvrir un visage familier ; mais il semblait n’y avoir presque personne de visible dans les fermes de la périphérie et elle ne reconnaissait pas ceux qui l’étaient.
— As-tu remarqué comment ils nous fixent ? murmura-t-elle à Vismann alors qu’ils atteignaient un quartier plus populeux. Ils ont peur de toi. Ils te prennent pour l’avant-garde d’une sorte d’envahisseurs venus d’une autre planète. Et ils se demandent ce que je fais avec toi et pourquoi je suis si affable avec toi.
— Je ne remarque rien de tout cela, dit Vismaan. Ils paraissent curieux de moi, c’est vrai. Mais je ne perçois ni peur ni hostilité. Est-ce parce que je connais mal les expressions du visage humain ? Je croyais pourtant avoir appris à les interpréter correctement.
— Attends un peu, dit Thesme.
Mais elle dut reconnaître qu’elle exagérait peut-être un peu, ou même plus qu’un peu. Ils étaient presque arrivés au cœur de Narabal, et si certaines personnes avaient lancé au Ghayrog un coup d’œil surpris ou curieux, elles avaient rapidement adouci leur regard, tandis que d’autres avaient simplement hoché la tête en souriant, comme si c’eût été la chose la plus naturelle du monde de voir une créature venue d’ailleurs déambuler dans les rues de la ville. Mais elle ne voyait nulle trace de véritable hostilité. Cela l’irrita. Ces gens doux et aimables, ces gens affables et gentils ne réagissaient pas du tout comme elle l’avait attendu. Même quand elle rencontra enfin des personnes de connaissance – Khanidor, le meilleur ami de son frère ainé. Hennimont Sibrov, qui tenait la petite auberge près du front de mer, et la marchande de fleurs – elles se montrèrent rien de moins que cordiales quand Thesme s’adressa à elles.
— Je vous présente Vismaan, qui vit avec moi depuis quelque temps.
Khanidor sourit comme s’il avait toujours su que Thesme était le genre de femme à se mettre en ménage avec un être d’une autre planète et parla des nouvelles villes pour les Ghayrogs et les Hjorts que le mari de Mirifaine projetait de construire. L’aubergiste serra jovialement la main de Vismaan et l’invita à passer boire un verre de vin dans son établissement et la marchande de fleurs s’exclama à plusieurs reprises :
— Comme c’est intéressant, comme c’est intéressant ! Nous espérons que vous appréciez notre petite ville !
Thesme avait l’impression que leur enjouement cachait de la condescendance. C’était comme s’ils se donnaient du mal pour ne pas se laisser choquer par elle, comme s’ils avaient déjà supporté toutes les folies possibles de Thesme et qu’ils étaient prêts à tout accepter d’elle, absolument tout, sans s’en soucier, sans étonnement et sans commentaires. Peut-être se méprenaient-ils sur la nature de ses relations avec le Ghayrog et croyaient-ils qu’il prenait simplement pension chez elle. Auraient-ils la réaction qu’elle souhaitait si elle annonçait franchement qu’ils étaient amants, que le Ghayrog était entré en elle et qu’ils avaient fait ce qui était inconcevable entre un être humain et une créature d’une autre planète ? Probablement pas. Et même si le Ghayrog et elle s’allongeaient et s’accouplaient sur la Place du Pontife, cela ne ferait probablement pas sensation dans la ville, songea-t-elle en se renfrognant.
Et Vismaan aimait-il leur petite ville ? Il était, comme toujours, difficile de déceler en lui des réactions émotionnelles. Ils montaient une rue, en descendaient une autre, passaient devant des plazas conçues au petit bonheur, longeaient des échoppes aux façades lépreuses et de petites maisons au jardin envahi par la végétation, et il parlait peu. Elle sentait dans son silence de la déception et de la désapprobation, et malgré sa propre aversion pour Narabal, elle commença à avoir envie de défendre la ville. Ce n’était, après tout, qu’une agglomération récente, un avant-poste isolé dans un coin obscur d’un continent de second ordre, fondé depuis seulement quelques générations.
— Qu’en penses-tu ? demanda-t-elle enfin. Tu n’es pas très impressionné par Narabal, n’est-ce pas ?
— Tu m’avais prévenu de ne pas en attendre grand-chose.
— Mais c’est encore plus sinistre que je ne te l’avais laissé pressentir, non ?
— C’est vrai que je trouve cela petit et primitif, dit-il. Quand on a vu Pidruid, ou même…
— Pidruid a plusieurs milliers d’années.
— … Dulorn, poursuivit-il. Dulorn est extraordinairement belle, alors qu’elle est en cours de construction. Mais il faut dire que la pierre blanche qu’ils utilisent là-bas est…
— Oui, l’interrompit-elle, Narabal aussi devrait être bâtie en pierre, parce que le climat est tellement humide que les constructions en bois s’effondrent, mais le temps a manqué jusqu’à présent. Quand la population sera assez nombreuse, on pourra exploiter des carrières dans les montagnes et bâtir ici quelque chose de merveilleux. Dans cinquante ans, un siècle peut-être, quand nous aurons une main-d’œuvre adéquate. Peut-être que nous pourrons faire venir quelques-unes de ces créatures géantes à quatre bras pour travailler…
— Les Skandars, dit Vismaan.
— Oui, les Skandars. Pourquoi le Coronal ne nous envoie-t-il pas dix mille Skandars ?
— Leur corps est couvert d’une épaisse fourrure. Ils trouveront ce climat difficile. Mais il ne fait pas de doute que des Skandars s’installeront ici, et des Vroons, et des Su-Suheris, et beaucoup, beaucoup de Ghayrogs des contrées humides comme moi. C’est une politique extrêmement audacieuse que mène votre gouvernement, d’encourager en si grand nombre les colons venus d’autres mondes. Les autres planètes ne sont pas si généreuses avec leur terre.
— Les autres planètes ne sont pas si vastes, dit Thesme. Je crois avoir entendu dire que même avec les énormes océans que nous avons, l’étendue continentale de Majipoor est trois ou quatre fois plus importante que celle de n’importe quelle autre planète habitée. Ou quelque chose comme cela. Nous avons beaucoup de chance d’avoir un monde si vaste et malgré cela une pesanteur si faible, de sorte que les humains et les humanoïdes peuvent y vivre à leur aise. Bien sûr, nous le payons cher, n’ayant pas grand-chose en matière d’éléments lourds, mais enfin… Oh ! bonjour.
Le ton de la voix de Thesme changea brusquement et elle bafouilla de surprise. Un jeune homme mince, très grand, aux cheveux pâles et bouclés, avait failli la heurter en sortant de la banque au coin de la rue et maintenant il la regardait bouche bée et elle faisait de même. C’était Ruskelorn Yulvan, l’amant de Thesme durant les quatre mois qui avaient précédé son retrait dans la jungle et la personne qu’elle avait le moins envie de voir à Narabal. Mais s’il devait y avoir confrontation, elle avait bien l’intention d’en tirer le meilleur parti ; et, le premier moment de confusion passé, elle prit l’initiative.
— Tu as bonne mine, Ruskelorn, dit-elle.
— Et toi. La vie de la jungle doit te réussir.
— Beaucoup. Je viens de passer les sept mois les plus heureux de ma vie. Ruskelorn, je te présente mon ami Vismaan, qui a vécu avec moi ces dernières semaines. Il a eu un accident en cherchant des terres arables près de chez moi – il s’est cassé la jambe en tombant d’un arbre – et je l’ai soigné.
— Très habilement, j’imagine, dit Ruskelorn Yulvan d’un ton égal. Il a l’air d’être en pleine forme. Ravi de faire votre connaissance, ajouta-t-il en s’adressant au Ghayrog d’une manière qui pouvait faire croire qu’il le pensait vraiment.
— Il vient d’une région de sa planète où le climat ressemble beaucoup à celui de Narabal, dit Thesme. D’après lui, il y aura beaucoup de représentants de sa race qui s’installeront ici sous les tropiques dans les années à venir.
— C’est ce qu’on m’a dit, fit Ruskelorn Yulvan en souriant. Vous verrez, c’est un territoire étonnamment fertile. Si vous mangez une baie au petit déjeuner et jetez la graine, vous aurez une plante de la hauteur d’une maison à la tombée de la nuit. C’est ce que tout le monde dit, alors ce doit être vrai.
La manière légère et désinvolte dont il parlait mettait Thesme en fureur. Ne comprenait-il pas que cette créature couverte d’écailles, cet être d’un autre monde, ce Ghayrog, l’avait remplacé dans son lit ? Était-il immunisé contre la jalousie ou ne comprenait-il simplement pas la véritable situation ? Avec une intensité féroce et silencieuse elle essaya de faire comprendre la vérité à Ruskelorn Yulvan de la manière la plus vivante possible, se représentant des images ardentes d’elle-même dans les bras de Vismaan, montrant à Ruskelorn Yulvan les mains inhumaines de Vismaan, lui caressant la poitrine et les cuisses et sa petite langue écarlate et fourchue allant et venant légèrement sur ses paupières closes, les mamelons de ses seins et ses reins. Mais en pure perte. Ruskelorn n’était pas plus télépathe qu’elle. C’est mon amant, se dit-elle, il pénètre en moi, il me donne orgasme sur orgasme. Je meurs d’envie d’être de retour dans la jungle et de me précipiter au lit avec lui. Et pendant ce temps, Ruskelorn Yulvan continuait à sourire, s’entretenant poliment avec le Ghayrog, discutant avec lui des possibilités de culture du niyk, du glein et du stajja dans la région, ou peut-être de la graine de lusavender dans les zones les plus marécageuses, et ce n’est qu’après avoir longuement débattu cela qu’il porta de nouveau son regard sur Thesme et lui demanda, aussi calmement que s’il s’informait du jour de la semaine, si elle comptait vivre indéfiniment dans la jungle.
— Jusqu’à présent, répondit-elle, l’air furibond, je préfère cela à la vie en ville. Pourquoi ?
— Je me demandais si les commodités de notre splendide métropole ne te manquaient pas, c’est tout.
— Pas encore, pas avant un bon moment. Je n’ai jamais été aussi heureuse.
— Bien. J’en suis ravi pour toi, Thesme, dit-il avec un nouveau sourire serein. Je suis content de t’avoir rencontrée. « Enchanté d’avoir fait votre connaissance, ajouta-t-il en s’adressant au Ghayrog. Et il s’éloigna.
Thesme bouillait de rage. Il s’en fichait, il s’en fichait complètement, elle pouvait coucher avec des Ghayrogs ou des Skandars, ou même le gromwark de la mare, pour ce que cela lui faisait ! Elle avait voulu le blesser ou au moins le choquer, mais au lieu de cela, il s’était simplement montré poli. Poli ! Ce devrait être parce que, comme tous les autres, il ne parvenait pas à comprendre la véritable situation entre Vismaan et elle, parce qu’il était simplement inconcevable pour eux qu’une femme de race humaine offre son corps à une créature reptilienne d’une autre planète et qu’ils n’envisageaient pas… qu’ils ne soupçonnaient même pas…
— As-tu assez vu Narabal maintenant ? demanda-t-elle au Ghayrog.
— Assez pour comprendre qu’il y a bien peu à voir.
— Comment va ta jambe ? Es-tu prêt à commencer le voyage de retour ?
— Tu n’as pas de courses à faire en ville ?
— Rien d’important, dit-elle. J’aimerais rentrer.
— Alors, allons-y.
Sa jambe semblait le faire souffrir – les muscles qui se raidissaient, probablement ; c’était une marche éprouvante, même pour quelqu’un en parfaite condition physique, et il n’avait couvert que des distances beaucoup plus courtes depuis son rétablissement – mais sans se plaindre, comme à son habitude, il la suivait vers la route de la jungle. C’était la pire heure de la journée pour entreprendre le voyage, avec le soleil presque au zénith et l’air lourd et humide, signe avant-coureur de la pluie de l’après-midi. Ils marchaient lentement, faisant souvent halte, mais pas une seule fois il ne dit qu’il était fatigué ; c’était Thesme qui commençait à se sentir fourbue, et elle faisait semblant de vouloir lui montrer tantôt une formation géologique, tantôt une plante rare, afin de se créer des occasions de repos. Elle ne voulait pas reconnaître qu’elle était fatiguée. Elle avait eu assez de mortifications pour la journée.
L’expédition à Narabal avait été un désastre pour elle. Hautaine, provocante, révoltée, méprisant les mœurs conventionnelles de Narabal, elle avait traîné en ville son amant Ghayrog pour l’exhiber devant ses insipides concitoyens, et ils s’en étaient moqué. Étaient-ils empotés au point de ne pouvoir deviner la vérité ? Ou avaient-ils d’emblée deviné ses intentions et avaient-ils décidé de ne pas lui donner satisfaction ? Dans les deux cas elle se sentait outrée, humiliée, vaincue… et tout à fait ridicule. Et qu’en était-il du chauvinisme qu’elle s’était imaginé avoir découvert chez les habitants de Narabal ? N’étaient-ils pas menacés par l’afflux de ces étrangers ? Ils s’étaient tous montrés si charmants et si aimables avec Vismaan. Thesme songea lugubrement que les préjugés n’étaient peut-être que dans son esprit à elle et qu’elle avait mal interprété les remarques des autres, et dans ce cas, elle avait été stupide de se donner au Ghayrog, ce geste n’avait rien changé, n’avait aucunement choqué la bienséance de Narabal, n’avait absolument servi à rien dans la guerre privée qu’elle menait contre ces gens. Ce n’avait été qu’un événement étrange, délibéré et grotesque.
Ni elle ni le Ghayrog ne parlèrent durant le long, lent et pénible retour dans la jungle. Quand ils atteignirent la hutte, il entra et elle s’affaira inefficacement dans la clairière, vérifiant ses pièges, cueillant des baies, posant des objets et oubliant ce qu’elle en avait fait.
Au bout d’un moment elle pénétra dans la hutte et s’adressa à Vismaan.
— Je pense que tu ferais aussi bien de partir.
— Très bien. D’ailleurs il est vraiment temps que je parte.
— Tu peux passer la nuit ici, bien entendu. Mais demain matin…
— Pourquoi ne pas partir maintenant ?
— Il va bientôt faire nuit. Tu as déjà fait tant de kilomètres aujourd’hui…
— Je n’ai aucune envie de te déranger. Je crois que je vais partir tout de suite.
Encore une fois, elle était incapable de lire ses sentiments. Était-il surpris ? Blessé ? En colère ? Il n’en laissa rien paraître. Il ne fit pas non plus de geste d’adieu mais se retourna simplement et commença à s’éloigner d’un pas régulier vers l’intérieur de la jungle. Thesme le regarda, la gorge sèche, le cœur battant, jusqu’à ce qu’il disparaisse sous l’entrelacement de lianes basses. Elle avait toutes les peines du monde à se retenir de courir après lui. Mais il fut bientôt hors de vue et la nuit tropicale ne tarda pas à tomber.
En fouillant partout, elle se confectionna un vague dîner mais elle mangea très peu. Il est là, songeait-elle, assis dans l’obscurité, attendant que le jour se lève. Ils ne s’étaient même pas dit au revoir. Elle aurait pu, en manière de plaisanterie, lui conseiller de se tenir à l’écart des sijaneels, il aurait pu la remercier de tout ce qu’elle avait fait pour lui, mais il n’y avait rien eu de tel, juste son renvoi et son départ, calme et sans une plainte. Un être d’une planète différente, se dit-elle, et aux coutumes différentes. Et pourtant, quand ils avaient été ensemble au lit, qu’il l’avait caressée et étreinte et qu’il avait attiré son corps sur le sien…
Ce fut pour elle une nuit longue et sombre. Elle resta recroquevillée dans le lit de duvet de zanja grossièrement cousu qu’ils avaient si récemment partagé, écoutant la pluie nocturne tambouriner sur les grandes feuilles bleues qui faisaient office de toit, et, pour la première fois depuis qu’elle était entrée dans la jungle, elle sentit la morsure de la solitude. Elle ne s’était pas rendu compte jusqu’alors à quel point elle avait tenu à la bizarre parodie de ménage qu’elle avait formée avec le Ghayrog ; mais maintenant c’était terminé, et elle se retrouvait seule, encore plus seule qu’elle ne l’avait été, et beaucoup plus coupée qu’avant de son ancienne vie à Narabal, et lui était dehors quelque part, incapable de dormir dans l’obscurité, impuissant à s’abriter de la pluie. Je suis amoureuse d’un être d’une autre planète, se dit-elle avec étonnement, je suis amoureuse d’une créature écailleuse qui n’a jamais une parole tendre, ne pose presque pas de questions et part sans un mot de remerciement ni d’adieu. Elle chercha le sommeil pendant des heures, pleurant de temps en temps. Son corps était tendu et contracté après la longue marche et les déboires de la journée ; elle remonta les genoux contre sa poitrine et resta un long moment dans cette position, puis elle glissa la main entre ses jambes et se caressa, et enfin vint un moment de détente, un halètement et un petit gémissement et elle s’endormit.
Le lendemain matin, elle se baigna, fit le tour de ses pièges, se prépara un petit déjeuner et parcourut toutes les pistes familières aux alentours de la hutte. Il n’y avait aucun signe du Ghayrog. Vers midi, son humeur sembla s’améliorer et elle fut presque gaie durant l’après-midi ; mais à l’approche de la tombée du soir, l’heure du dîner solitaire, elle sentit la morosité s’abattre de nouveau sur elle. Mais elle la supporta. Elle joua avec les cubes qu’elle avait apportés de chez elle pour lui et finit par succomber au sommeil ; la journée du lendemain fut plus facile et il en fut de même des suivantes.
La vie de Thesme revint progressivement à la normale. Elle ne voyait plus trace du Ghayrog et il commençait à sortir de son esprit. À mesure que les semaines s’écoulaient, elle redécouvrait les joies de la solitude, ou du moins, c’est ce qu’il lui semblait, mais de temps à autre, elle était transpercée par un souvenir aigu et douloureux de lui – la vue d’un bilantoon dans un fourré, le sijaneel à la branche brisée ou le gromwark, l’air renfrogné, assis au bord de la mare – et elle se rendait compte qu’il lui manquait encore. Elle battait la jungle en cercles de plus en plus larges, sans vraiment savoir pourquoi, jusqu’à ce qu’enfin elle reconnaisse qu’elle le cherchait.
Il lui fallut trois autres mois pour le trouver. Elle commença à voir les signes d’un établissement au sud-ouest – une clairière apparente, visible à deux ou trois collines de distance, d’où rayonnaient ce qui paraissait être des traces de pistes récentes – et un beau jour, elle se mit en route dans cette direction, traversa un important cours d’eau qui lui était inconnu et atteignit une zone d’arbres abattus derrière laquelle se trouvait une ferme nouvellement établie. Elle rôda autour de son périmètre et aperçut un Ghayrog – c’était Vismaan, elle en était certaine – labourant un champ de riche terre noire. La peur balaya son esprit et la laissa faible et tremblante. Cela pouvait-il être un autre Ghayrog ? Non, non, elle était sûre que c’était lui, elle croyait même percevoir une légère claudication. Elle se baissa vivement pour se cacher, craignant de s’approcher de lui. Que pouvait-elle lui dire ? Comment pourrait-elle justifier le fait d’être venue le chercher si loin après l’avoir si froidement chassé de sa vie ? Elle recula dans le sous-bois et faillit rebrousser chemin. Mais elle prit son courage à deux mains et le héla.
Il s’arrêta net et regarda autour de lui.
— Vismaan ? Par ici ! C’est Thesme !
Elle avait les joues en feu et son cœur battait de façon terrifiante. Pendant un instant affreux, elle fut convaincue que c’était un Ghayrog inconnu et des excuses pour son intrusion lui montaient déjà aux lèvres. Mais quand il s’avança vers elle, elle sut qu’elle ne s’était pas trompée.
— J’ai vu la clairière et j’ai pensé que c’était peut-être ta ferme, dit-elle en sortant de l’enchevêtrement du sous-bois. Comment vas-tu, Vismaan ?
— Excellemment. Et toi ?
— Je fais aller, répondit-elle en haussant les épaules. Tu as fait des prodiges ici, Vismaan. Cela ne fait que quelques mois et regarde tout cela !
— Oui, fit-il. Nous avons travaillé dur.
— Nous ?
— J’ai une compagne maintenant. Viens, je vais te présenter à elle et te montrer ce que nous avons accompli ici.
Ces paroles la glacèrent. C’était peut-être leur but – au lieu de montrer du ressentiment ou du dépit de la manière dont elle l’avait chassé de sa vie, il se vengeait d’une façon bien plus diabolique, par une retenue et une froideur parfaites. Mais elle se dit qu’il était plus vraisemblable qu’il n’éprouvait aucun ressentiment et n’avait nul besoin de se venger. Sa vue de tout ce qui s’était passé entre eux était probablement entièrement différente de celle de Thesme. N’oublie jamais qu’il vient d’une autre planète, se dit-elle.
Elle le suivit et ils remontèrent une pente douce, enjambèrent une rigole d’écoulement et contournèrent un petit champ manifestement ensemencé depuis peu. Au sommet du coteau, à demi cachée par un potager luxuriant, se trouvait une chaumière en troncs de sijaneel, pas très différente de la sienne mais plus grande et aux arêtes plus marquées. De là-haut on voyait l’ensemble de l’exploitation agricole qui s’étalait sur trois flancs du coteau. Thesme fut stupéfaite de voir tout ce qu’il était parvenu à faire – il paraissait impossible d’avoir défriché toute cette surface, d’avoir bâti un logement, d’avoir préparé le sol pour ensemencer et même d’avoir commencé l’ensemencement en ces quelques mois. Elle se souvint que les Ghayrogs ne dormaient pas, mais n’éprouvaient-ils pas le besoin de se reposer ?
— Turnome ! cria-t-il. Nous avons de la visite, Turnome !
Thesme se força à rester calme. Elle comprenait maintenant qu’elle était partie à la recherche du Ghayrog parce qu’elle ne voulait plus être seule et qu’elle avait eu à moitié consciemment l’idée de l’aider à établir sa ferme, de partager sa vie comme elle partageait son lit et de bâtir avec lui une relation authentique ; pendant un instant fugace, elle s’était même vue en vacances avec lui dans le nord, visitant Dulorn la splendide, faisant connaissance avec ses compatriotes. Elle savait bien que tout cela était idiot, mais bien qu’extravagant, c’était demeuré plausible jusqu’au moment où il lui avait annoncé qu’il avait une compagne. Maintenant elle s’efforçait de garder son calme, de se montrer chaleureuse et amicale, d’empêcher d’apparaître toute trace d’une rivalité ridicule…
Une Ghayrog presque aussi grande que Vismaan sortit de la chaumière, avec la même armure nacrée et luisante d’écailles et les mêmes cheveux flexueux qui se tordaient lentement ; il y avait entre eux une seule différence extérieure, mais elle était véritablement étrange, car la poitrine de la Ghayrog était festonnée de seins tubulaires et pendants, au moins une douzaine, terminés par un mamelon vert foncé. Thesme frissonna. Vismaan avait dit que les Ghayrogs étaient des mammifères et l’évidence sautait aux yeux, mais l’aspect reptilien de la femelle était encore renforcé par ces extraordinaires tétons qui lui donnaient un air non pas de mammifère mais bizarrement hybride et incompréhensible. Le regard de Thesme se portait de l’une à l’autre de ces créatures avec une gêne profonde.
— C’est la femme dont je t’ai parlé, dit Vismaan, celle qui m’a trouvé quand je me suis cassé la jambe et qui m’a soigné jusqu’à la guérison. Thesme, voici Turnome, ma compagne.
— Soyez la bienvenue ici, dit la Ghayrog d’un ton solennel.
Thesme bredouilla quelques nouveaux compliments sur le travail qu’ils avaient accompli à la ferme. Elle n’avait qu’une idée en tête, s’enfuir, sur-le-champ, mais il n’était pas question de se sauver ; elle était venue rendre visite à ses voisins de la jungle et ils tenaient absolument à observer les bonnes manières. Vismaan l’invita à entrer. Qu’y aurait-il ensuite ? Une tasse de thé, un verre de vin, des thokkas et du mintun grillé ? Il n’y avait presque rien à l’intérieur de la chaumière, sauf une table et quelques coussins et, dans le coin du fond, un curieux récipient tissé de grande taille et aux hautes parois, posé sur un tabouret à trois pieds. Thesme le regarda, puis détourna vivement les yeux, sentant sans savoir pourquoi qu’il était mal de manifester de la curiosité ; mais Vismaan la prit par le coude et lui dit :
— Nous allons te montrer. Viens, regarde.
Elle regarda à l’intérieur.
C’était un incubateur. Sur un lit de mousse étaient posés une douzaine d’œufs granuleux et ronds, d’un vert vif avec de grandes taches rouges.
— Notre premier-né sera éclos dans moins d’un mois, dit Vismaan.
Thesme sentit un vertige la gagner. Cette révélation de la différence de nature de ces êtres l’abasourdit comme rien d’autre n’avait pu le faire, ni le regard glacé des yeux fixes de Vismaan, ni le tortillement de ses cheveux, ni le contact de sa peau contre son corps nu, ni même la sensation soudaine et stupéfaite qu’il remuait en elle. Des œufs ! Une couvée ! Et Turnome déjà en train de se gonfler de lait pour les nourrir ! Thesme eut une vision d’une douzaine de petits lézards s’accrochant aux nombreuses mamelles de la femelle et l’horreur la cloua sur place ; elle resta pétrifiée, sans même respirer, pendant quelques interminables instants, puis elle se retourna et fila à toutes jambes, descendit le coteau en courant, franchit d’un bond la rigole d’écoulement, traversa – elle s’en rendit compte trop tard – le champ nouvellement ensemencé et disparut dans la touffeur de la jungle.
Elle ne savait pas combien de temps avait passé quand Vismaan apparut à sa porte. Le temps s’était écoulé dans une succession confuse de repas, de sommeil, de pleurs et de tremblements, et cela faisait peut-être une journée, peut-être deux, peut-être une semaine quand il apparut, passant la tête et les épaules à l’intérieur de la hutte et criant son nom.
— Que veux-tu ? demanda-t-elle sans se lever.
— Parler. Il y a des choses que je voulais te dire. Pourquoi es-tu partie si brusquement ?
— Quelle importance ?
Il vint s’accroupir à côté d’elle et posa légèrement la main sur son épaule.
— Thesme, je te dois des excuses.
— Pourquoi ?
— Quand je suis parti d’ici, j’ai omis de te remercier pour tout ce que tu avais fait pour moi. Nous avons cherché à comprendre, ma compagne et moi, pourquoi tu t’étais enfuie, et elle a dit que tu étais en colère contre moi et je ne voyais pas pourquoi. Alors nous avons passé en revue toutes les raisons possibles, et quand je lui ai raconté comment toi et moi nous nous étions séparés, Turmone m’a demandé si je t’avais dit que je t’étais reconnaissant de ton aide, et je lui ai répondu que non, que je ne l’avais pas fait, que j’ignorais que ce genre de choses se faisait. Alors je suis venu te voir. Pardonne-moi mon impolitesse, Thesme. Pardonne-moi mon ignorance.
— Je te pardonne, dit-elle d’une voix sourde. Veux-tu t’en aller, maintenant ?
— Regarde-moi, Thesme.
— Je préfère ne pas le faire.
— S’il te plaît, dit-il en lui tirant l’épaule. Veux-tu ?
Elle se tourna brusquement vers lui.
— Tu as les yeux gonflés, dit-il.
— J’ai dû manger quelque chose qui ne m’a pas réussi.
— Tu m’en veux encore ? Pourquoi ? Je t’ai demandé de comprendre que je ne voulais pas me montrer impoli. Les Ghayrogs n’expriment pas leur gratitude de la même manière que les humains. Mais permets-moi de le faire maintenant. Je crois que tu m’as sauvé la vie. Tu as été très gentille. Je me souviendrai toujours de ce que tu as fait pour moi quand j’étais blessé. J’ai eu tort de ne pas te le dire plus tôt.
— Et j’ai eu tort de te mettre à la porte comme cela, dit-elle à voix basse. Mais ne me demande pas d’expliquer pourquoi je l’ai fait. C’est très compliqué. Je te pardonnerai de ne pas m’avoir remerciée si tu me pardonnes de t’avoir fait partir comme je l’ai fait.
— Il n’y a rien à pardonner. Ma jambe était guérie ; il était temps pour moi de partir, comme tu me l’as fait remarquer. J’ai repris ma route et trouvé la terre qu’il me fallait pour ma ferme.
— Alors, c’était aussi simple que cela ?
— Oui. Bien sûr.
Elle se leva et le regarda en face.
— Vismaan, pourquoi as-tu fait l’amour avec moi ?
— Parce que tu avais l’air de le vouloir.
— C’est tout ?
— Tu étais malheureuse et tu ne semblais pas vouloir dormir seule. J’espérais que cela te réconforterait. J’essayais d’être amical, d’être compatissant.
— Ah ! je vois.
— Je crois que cela t’a procuré du plaisir, dit-il.
— Oui, oui. C’est vrai que cela m’a donné du plaisir. Mais alors, tu ne me désirais pas ?
La langue de Vismaan s’agita pour ce qui pouvait être l’équivalent d’un froncement de sourcils perplexe.
— Non, répondit-il. Tu es humaine. Comment pourrais-je éprouver du désir pour un humain ? Tu es si différente de moi, Thesme. Sur Majipoor on considère ceux de ma race comme des étrangers, mais pour moi, c’est toi qui es l’étrangère, tu comprends ?
— Je suppose. Oui.
— Mais je t’aimais beaucoup. Je te souhaitais d’être heureuse. Dans ce sens, j’éprouvais du désir pour toi. Comprends-tu cela ? Et je serai toujours ton ami. J’espère que tu viendras nous rendre visite et que tu partageras les produits de notre ferme. Tu le feras, Thesme ?
— Je… Oui, oui, je le ferai.
— Bien. Je vais partir maintenant. Mais d’abord… Gravement, avec une profonde dignité, il l’attira à lui et l’entoura de ses bras puissants. Elle sentit encore une fois l’étrange et lisse rigidité de sa peau inhumaine et encore une fois la petite langue écarlate virevolta sur ses paupières en un baiser fourchu. Il l’étreignit un long moment.
— Je t’aime beaucoup, Thesme, dit-il en la lâchant. Je ne pourrai jamais t’oublier.
— Moi non plus.
Elle resta sur le seuil, le regardant s’éloigner jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la mare. Un sentiment de bien-être, de paix et de chaleur lui emplissait l’âme. Elle doutait de jamais rendre visite à Vismaan, à Turnome et à leur couvée de petits lézards, mais c’était très bien ainsi : Vismaan comprendrait. Tout allait pour le mieux. Thesme commença à rassembler ses affaires et à les fourrer dans son sac à dos. Ce n’était que le milieu de la matinée ; elle avait le temps de faire le voyage jusqu’à Narabal.
Elle atteignit la ville juste après les averses de l’après-midi. Cela faisait plus d’un an qu’elle l’avait quittée et bien des mois depuis sa dernière visite et elle fut surprise par les changements qu’elle remarqua. Il y régnait une activité de ville en pleine expansion, il y avait des bâtiments qui sortaient de terre partout, des navires dans le Chenal et énormément de circulation dans les rues. Et la ville semblait avoir été envahie par des créatures d’autres planètes – des centaines de Ghayrogs et d’autres espèces, ceux qui avaient la peau verruqueuse et qu’elle supposait être des Hjorts et d’énormes Skandars aux épaules doubles, toute une ménagerie d’êtres étranges vaquant à leurs occupations et auxquels les citoyens humains ne prêtaient absolument aucune attention. Thesme eut quelque difficulté à trouver le chemin de la maison de sa mère. Deux de ses sœurs y étaient, ainsi que son frère Dalkhan. Ils la dévisagèrent avec des yeux ronds et ce qui semblait être de la peur.
— Je suis de retour, dit-elle. Je sais que je ressemble à un animal sauvage mais j’ai juste besoin d’une coupe de cheveux et d’une tunique propre pour reprendre forme humaine.
Quelques semaines plus tard, elle partit vivre avec Ruskelorn Yulvan et à la fin de l’année ils étaient mariés. Elle envisagea au début de lui confesser que son hôte ghayrog et elle avaient été amants mais elle eut peur de le faire et à la longue il lui parut sans importance d’aborder le sujet. Elle le fit enfin dix ou douze ans plus tard après un dîner de bilantoon rôti dans l’un des meilleurs nouveaux restaurants du quartier ghayrog de la ville, alors qu’elle avait bu beaucoup trop de l’entêtant vin doré du nord et que la pression des vieux souvenirs était trop forte pour qu’elle pût y résister.
— L’avais-tu soupçonné ? lui demanda-t-elle quand elle eut fini de lui narrer l’histoire.
— Je l’ai su tout de suite, répondit-il, dès que je t’ai vue avec lui dans la rue. Mais pourquoi cela aurait-il dû avoir de l’importance ?