Hissune reste abattu pendant plusieurs jours. Il sait, bien entendu, que la tentative s’est soldée par un échec : aucun navire n’a jamais traversé la Grande Mer, et aucun navire ne le fera jamais, car l’idée est absurde et sa réalisation probablement impossible. Mais échouer de cette manière, aller si loin et faire demi-tour, non par lâcheté ni à cause d’une maladie ou d’une famine mais simplement par détresse… Hissune trouve cela difficile à comprendre. Il n’aurait jamais fait demi-tour. Tout au long des quinze années de sa vie, il est toujours obstinément allé de l’avant vers ce qu’il percevait comme son but et ceux qui cédaient en chemin lui avaient toujours paru futiles et faibles. Mais enfin, il n’est pas Sinnabor Lavon ; et puis il n’a jamais donné la mort. Commettre un tel acte de violence peut bouleverser n’importe qui. Il éprouve pour Sinnabor Lavon un certain mépris et énormément de compassion et puis, plus il pense à l’homme, en le voyant de l’intérieur, plus une sorte d’admiration remplace le mépris, car il se rend compte que Sinnabor Lavon n’était pas une poule mouillée mais, en fait, une personne d’une énorme force morale. Hissune découvre cela avec saisissement et son abattement disparait aussitôt. Mon éducation se poursuit, se dit-il.
Tout de même, il a choisi l’enregistrement de Sinnabor Lavon pour chercher de l’aventure et de la distraction et non une philosophie si sérieuse. Il n’a pas trouvé tout à fait ce qu’il cherchait. Mais il sait que quelques années plus tard il y eut, dans le Labyrinthe même, un événement qui divertit follement tout le monde et qui, même après plus de six mille ans, s’est propagé à travers l’Histoire comme l’un des événements les plus étranges qu’ait connus Majipoor. Quand ses tâches le lui permettent, Hissune prend le temps de faire quelques recherches historiques ; puis il retourne au Registre des Ames pour pénétrer dans l’esprit d’un jeune fonctionnaire à la cour de ce Pontife Arioc de bizarre réputation.
Le lendemain du jour où la crise avait atteint son point culminant et où les dernières extravagances s’étaient produites, un étrange silence tomba sur le Labyrinthe de Majipoor, comme si tout le monde était trop abasourdi pour simplement ouvrir la bouche. L’impact des événements extraordinaires de la veille commençait juste à se faire sentir, bien que même ceux qui avaient été témoins de ce qui s’était passé ne pussent encore entièrement le croire. Tous les ministères étaient fermés ce matin-là par ordre du nouveau Pontife. Du haut en bas de la hiérarchie, les bureaucrates avaient été soumis à une tension extrême par les récents bouleversements et ils avaient été autorisés à se remettre de leurs émotions en dormant tandis que le nouveau Pontife et le nouveau Coronal – tous deux stupéfaits par l’accession inattendue au trône qui les avait frappés avec la force d’un coup de tonnerre – se retiraient dans leurs appartements pour réfléchir à leur ahurissante transformation. Ce qui donnait enfin à Calintane une occasion de voir Silimoor, sa bien-aimée. Avec appréhension – car il l’avait très mal traitée pendant tout un mois et elle n’était pas du genre à pardonner facilement – il lui envoya un message qui disait : Je sais que je suis coupable de t’avoir honteusement négligée, mais peut-être commences-tu à comprendre maintenant. Rendez-vous à midi pour déjeuner au café près de la Cour des Globes et je t’expliquerai tout.
Même dans des circonstances favorables, elle était prompte à s’emporter. C’était pratiquement son seul défaut, mais il était grave et Calintane craignait son courroux. Leur liaison durait depuis un an ; ils étaient presque fiancés ; tous les hauts fonctionnaires de la cour pontificale reconnaissaient que c’était un beau parti. Silimoor était jolie, intelligente et bien informée en matière politique ; elle était d’une excellente famille, avec trois Coronals parmi ses ancêtres, y compris le légendaire lord Stiamot lui-même. Elle serait de toute évidence une compagne idéale pour un jeune homme destiné à de hautes fonctions. Bien que n’étant pas encore âgé de trente ans, Calintane avait déjà atteint le bord extérieur du petit cercle qui entourait le Pontife et s’était vu confier des responsabilités très inhabituelles pour son âge. C’étaient en fait ces responsabilités qui l’avaient totalement empêché ces derniers temps de voir Silimoor et même de lui parler. Il s’attendait donc à se faire réprimander et espérait, sans grande conviction, qu’elle finirait par lui pardonner.
Tout au long des heures sans sommeil de la nuit précédente, il avait repassé dans son esprit exténué un long discours de justification qui commençait ainsi : « Comme tu le sais, je me suis occupé ces dernières semaines d’affaires urgentes de l’État, trop délicates pour que j’en discute en détail avec toi, et donc…» Et tout en remontant les niveaux du Labyrinthe jusqu’à la Cour des Globes pour son rendez-vous avec elle, il continuait de tourner et retourner les phrases dans sa tête. L’affreux silence qui régnait dans le Labyrinthe ce matin-là lui mettait d’autant plus les nerfs à vifs. Les niveaux inférieurs, où se trouvaient les bureaux du gouvernement, paraissaient entièrement désertés et plus haut on ne voyait que quelques individus rassemblés en petits groupes serrés dans les coins les plus sombres, murmurant et chuchotant comme s’il y avait eu un coup d’État, ce qui, dans un sens, n’était pas très éloigné de la vérité. Tout le monde le fixait du regard. Certains le montraient du doigt. Calintane se demanda comment ils pouvaient reconnaître en lui un fonctionnaire du Pontificat jusqu’à ce qu’il se souvienne qu’il portait encore le masque de sa charge. Il le garda quand même, comme une sorte de protection contre la lumière artificielle aveuglante, si cruelle pour ses yeux douloureux. Ce jour-là, le Labyrinthe semblait étouffant et oppressant. Il aspirait à échapper à ses obscures profondeurs souterraines, à cet entassement de vastes salles en spirale qui descendaient en serpentant. En l’espace d’une nuit, il en était venu à abhorrer cet endroit.
Arrivé au niveau de la Cour des Globes, il sortit de l’ascenseur et coupa en diagonale à travers cette vaste et complexe étendue décorée de ses milliers de sphères mystérieusement suspendues jusqu’au petit café de l’autre côté. Midi sonnait quand il y pénétra. Silimoor était déjà là – il savait qu’elle y serait ; elle utilisait la ponctualité pour exprimer son mécontentement –, assise à une petite table le long du mur du fond en onyx poli. Elle se leva et lui tendit non pas ses lèvres mais sa main, comme il s’y était également attendu. Elle lui souriait d’un air froid et guindé. Épuisé comme il l’était, il trouva sa beauté presque excessive : les cheveux courts et dorés disposés comme une couronne, les yeux turquoise étincelants, les lèvres pleines et les pommettes hautes, une élégance trop pénible à supporter dans l’état où il était.
— Tu m’as tellement manqué, fit-il d’une voix rauque.
— Bien sûr. Une si longue séparation… cela a dû être insupportable…
— Comme tu le sais, je me suis occupé ces dernières semaines d’affaires urgentes de l’État, trop délicates pour que j’en discute en détail avec toi, et donc…
À mesure qu’il les prononçait, ces paroles lui semblaient incroyablement stupides. Ce fut un soulagement pour lui quand elle l’interrompit d’un ton doucereux.
— Nous en avons le temps pour tout cela, mon chéri. Veux-tu que nous prenions un peu de vin ?
— Oui. Volontiers.
Elle fit un signe de la main. Un garçon en livrée, un Hjort à l’air hautain, vint prendre la commande et s’éloigna avec raideur.
— Et tu ne veux même pas enlever ton masque ? demanda Silimoor.
— Oh ! pardon. J’ai été tellement bousculé ces jours derniers…
Il retira la bande d’étoffe jaune vif qui lui couvrait le nez et les yeux et le désignait comme un homme de l’entourage du Pontife. L’expression de Silimoor changea quand elle le vit enfin distinctement ; son air de fureur sereine et satisfaite s’évanouit et quelque chose ressemblant à de l’inquiétude se peignit sur son visage.
— Tu as les yeux injectés de sang… Tes joues sont si pâles et tes traits si tirés…
— Je n’ai pas dormi. Cela a été une période de folie.
— Pauvre Calintane.
— Crois-tu que je suis resté loin de toi parce que je le voulais ? J’ai été entraîné dans cette folie, Silimoor.
— Je sais. Je vois que cela a dû être très éprouvant.
Il se rendit soudain compte qu’elle ne se moquait pas de lui, que sa sympathie était sincère et que, tout compte fait, cela allait peut-être être plus facile qu’il ne l’avait imaginé.
— L’ennui lorsqu’on est ambitieux est que l’on s’embarque dans des affaires absolument impossibles à contrôler et que l’on n’a pas d’autre solution que de se laisser entraîner. Tu es au courant de ce que le Pontife Arioc a fait hier ?
Elle réprima un rire.
— Oui, bien entendu. Je veux dire que j’ai entendu les rumeurs. Comme tout le monde. Sont-elles vraies ? Cela s’est-il vraiment produit ?
— Malheureusement, oui.
— C’est merveilleux, c’est absolument merveilleux ! Mais ce genre de chose met le monde sens dessus dessous, non ? Cela te touche d’une manière affreuse ?
— Cela te touche, cela me touche et cela touche tout le monde, dit Calintane avec un geste qui s’étendait au-delà de la Cour des Globes et du Labyrinthe lui-même, englobant au-delà de ces profondeurs claustrophobiques la planète tout entière, depuis l’impressionnant sommet du Mont du Château jusqu’aux lointaines cités du continent occidental. Cela nous touche tous à un degré que j’ai moi-même de la peine à comprendre encore. Mais laisse-moi te raconter l’histoire depuis le commencement…
Tu ignores peut-être que le Pontife Arioc se conduisait bizarrement depuis plusieurs mois. Je suppose qu’il y a pour ceux qui détiennent les hautes charges une sorte de tension qui finit par les rendre fous, à moins qu’il ne faille être déjà un peu fou pour solliciter de hautes fonctions. Mais tu sais qu’Arioc a été Coronal pendant treize ans sous Dizimaule et que cela fait une douzaine d’années de plus qu’il est Pontife, ce qui fait une longue période à assumer ce genre de responsabilités. En particulier en vivant ici, dans le Labyrinthe. Je présume que de temps à autre le Pontife doit avoir la nostalgie du monde extérieur – sentir le souffle du vent sur le Mont du Château, chasser le gihorna à Zimroel ou tout simplement nager n’importe où dans une vraie rivière – et il reste à des kilomètres sous terre dans ce dédale, dirigeant ses rituels et régnant sur ses bureaucrates jusqu’à la fin de sa vie.
Un jour, il y a à peu près un an de cela, Arioc a soudain commencé à parler d’entreprendre un Grand Périple sur Majipoor. J’étais de service à la cour ce jour-là, ainsi que le duc Guadeloom. Le Pontife demanda des cartes et commença à tracer un itinéraire : descendre jusqu’à Alaisor, s’embarquer pour l’Ile du Sommeil pour faire un pèlerinage et rendre visite à la Dame dans le Temple Intérieur, reprendre la mer jusqu’à Zimroel, avec des étapes à Piliplok, Ni-moya, Pidruid et Narabal, tu vois, aller partout, un voyage qui durerait au moins cinq ans. Guadeloom me regarda d’un drôle d’air et fit gentiment remarquer à Arioc que ce sont les Coronals qui font de Grands Périples et non les Pontifes et que lord Struin en avait juste achevé un deux ans plus tôt.
— Alors cela m’est interdit ? demanda le Pontife.
— Pas précisément interdit, Votre Majesté, mais la coutume exige…
— Que je reste prisonnier dans le Labyrinthe ?
— Pas du tout prisonnier, Votre Majesté, mais…
— Mais je ne puis que rarement, voire jamais, m’aventurer dans le monde d’en haut ?
Et ainsi de suite. Je dois dire que toute ma sympathie allait à Arioc, mais souviens-toi que je ne suis pas, comme toi, originaire du Labyrinthe mais quelqu’un que ses tâches gouvernementales ont amené ici et qu’il m’arrive parfois de trouver la vie souterraine quelque peu artificielle. Quoi qu’il en soit, Guadeloom réussit à convaincre Sa Majesté qu’un Grand Périple était hors de question. Mais je lisais l’impatience dans les yeux du Pontife.
Ce qu’il advint ensuite fut que Sa Majesté commença à s’esquiver nuitamment pour errer seul dans le Labyrinthe. Nul ne sait combien de fois il le fit avant que nous découvrions ce qui se passait, mais d’étranges rumeurs commencèrent à filtrer, selon lesquelles un personnage masqué ressemblant beaucoup au Pontife avait été vu au petit matin rôdant dans la Cour des Pyramides ou la Salle des Vents. Nous avons considéré tout cela comme des bêtises jusqu’à ce qu’une nuit un laquais s’imagine avoir entendu le Pontife sonner pour l’appeler, entre dans la chambre et trouve la pièce vide. Je crois que tu te souviendras de cette nuit, Silimoor, parce que je la passais avec toi et que quelqu’un de la suite de Guadeloom est venu me chercher et m’a obligé à le suivre, prétendant qu’une réunion urgente des hauts conseillers avait été décidée et que l’on avait besoin de mes services. Tu étais fort contrariée… furieuse, même. La raison de cette réunion était naturellement la disparition du Pontife, bien que par la suite nous ayons étouffé l’affaire en prétendant qu’il s’agissait d’une discussion à propos du raz de marée qui avait dévasté une grande partie de Stoienzar.
Nous découvrîmes Arioc vers quatre heures du matin. Il était dans l’Arène – tu sais, ce ridicule espace vide que le Pontife Dizimaule a fait construire, l’une de ses lubies à lui –, assis en tailleur dans un coin, chantant et s’accompagnant au zootibar devant un auditoire de cinq ou six garçonnets déguenillés. Nous l’avons ramené dans ses appartements. Quelques semaines plus tard, il sortit de nouveau et réussit à atteindre la Cour des Colonnes. Guadeloom en discuta avec lui : Arioc affirmait qu’il était important pour un monarque de se mêler à son peuple et d’entendre ses doléances et il cita des précédents remontant jusqu’aux rois de la Vieille Terre. Guadeloom commença tranquillement à poster des sentinelles dans les appartements royaux, soi-disant pour en interdire l’accès à des assassins – mais qui assassinerait un Pontife ? Les gardes étaient là pour empêcher Arioc de sortir. Mais bien qu’excentrique, le Pontife est loin d’être bête, et malgré les gardes, il nous faussa compagnie à deux autres reprises dans les deux mois suivants. Cela commençait à devenir un problème crucial. Et s’il disparaissait pendant une semaine ? Et s’il sortait entièrement du Labyrinthe et allait se promener dans le désert ?
— Puisqu’il semble que nous ne pouvons pas l’empêcher d’errer, dis-je à Guadeloom, pourquoi ne pas lui donner un compagnon, quelqu’un qui le suivra dans ses aventures et veillera en même temps à ce qu’il ne lui arrive pas de mal ?
— C’est une excellente idée, répondit le duc, et je vous nomme à ce poste. Le Pontife vous aime bien, Calintane. Et vous êtes assez jeune et assez agile d’esprit pour le sortir de toute situation délicate dans laquelle il se mettrait.
Cela se passait il y a six semaines, Silimoor. Tu te souviendras sûrement que j’ai brusquement cessé de passer mes nuits avec toi à cette époque, alléguant un accroissement de mes responsabilités à la cour, et c’est ainsi qu’a commencé mon éloignement. Je ne pouvais pas te dire quelle était la tâche qui occupait mes nuits et il ne me restait plus qu’à espérer que tu ne me soupçonnais pas d’avoir reporté mon affection sur une autre. Mais je peux maintenant te révéler que j’étais contraint de m’installer à proximité de la chambre du Pontife et de l’accompagner toutes les nuits ; que je commençais à grappiller des heures de sommeil dans la journée ; et qu’à force de ruse, je suis devenu le compagnon d’Arioc dans ses balades nocturnes.
C’était très éprouvant. J’étais, en réalité, le gardien du Pontife, et nous le savions tous deux, mais je devais prendre soin de ne pas souligner ce fait en lui imposant exagérément ma volonté. Pourtant il me fallait le protéger de camarades trop brutaux et d’expéditions risquées. Il y a des gredins, il y a des querelleurs, il y a des têtes brûlées ; personne ne ferait sciemment de mal au Pontife, mais il pouvait facilement tomber par hasard sur deux individus qui se voulaient du mal. Durant mes rares moments de sommeil, je demandais conseil à la Dame de l’Ile – qu’elle repose dans le sein du Divin ! – et elle m’est apparue dans un message et m’a dit que je devais devenir l’ami du Pontife si je n’avais pas l’intention d’être son geôlier. Quelle chance nous avons d’avoir dans nos rêves les conseils d’une mère si bienveillante ! Et c’est ainsi que j’ai osé proposer à Arioc un certain nombre de ses aventures.
— Venez, sortons ce soir, lui disais-je.
Ce qui eût glacé le sang de Guadeloom s’il l’avait su. C’est moi qui ai eu l’idée d’emmener le Pontife dans les niveaux publics du Labyrinthe pour faire la tournée des tavernes – masqués, bien entendu, pour n’avoir aucune chance d’être reconnus. Je le menai dans de mystérieuses ruelles où officiaient des joueurs connus de moi, qui ne présentaient pas de menace. Et c’est moi qui, la nuit où nous nous montrâmes le plus audacieux, l’ai guidé à l’extérieur de l’enceinte du Labyrinthe. Je savais que c’était son désir le plus cher et lui-même craignait de l’entreprendre, alors je le lui ai proposé, comme un présent secret, et nous avons emprunté pour monter le corridor privé et royal qui débouche à l’Entrée des Eaux. Nous nous sommes arrêtés ensemble si près du Glayge que nous pouvions sentir l’air frais qui souffle depuis le Mont du Château et nous avons levé les yeux vers le firmament étoilé.
— Je ne suis pas sorti depuis six ans, dit le Pontife.
Il tremblait et je pense qu’il pleurait derrière son masque ; et moi qui n’avais pas vu non plus les étoiles depuis beaucoup trop longtemps, j’étais presque aussi profondément ému. Il me les montrait du doigt, disant de l’une que c’était l’étoile de la planète d’où venaient les Ghayrogs, d’une autre que c’était l’étoile des Hjorts et d’une autre encore, insignifiant petit point lumineux, qu’il s’agissait ni plus ni moins du soleil de la Vieille Terre. Ce dont je doutais, puisqu’on m’avait appris autre chose à l’école, mais il avait l’air tellement transporté de joie que je ne pouvais le contredire. Puis il se tourna vers moi, m’agrippa le bras et me dit à voix basse :
— Calintane, je suis le souverain suprême de tout ce monde colossal et je ne suis rien du tout, un esclave, un prisonnier. Je donnerais tout pour échapper à ce Labyrinthe et passer les dernières années de ma vie en liberté sous les étoiles.
— Alors, pourquoi ne pas abdiquer ? suggérai-je, stupéfiait de ma propre audace.
— Ce serait de la lâcheté, répondit-il en souriant. Je suis l’élu du Divin, comment puis-je rejeter cette charge ? Je suis destiné à être une Puissance de Majipoor jusqu’à la fin de mes jours. Mais il doit y avoir un moyen pour moi d’échapper à cette misère souterraine.
Et je compris que le Pontife n’était ni fou, ni mauvais, ni fantasque, mais qu’il regrettait la nuit, les montagnes et les lunes, les arbres et les cours d’eau de ce monde qu’il avait été obligé d’abandonner pour supporter le poids du gouvernement.
Puis il y a quinze jours, la nouvelle se répandit que la Dame de l’Ile, la mère de lord Struin et notre mère à tous, était tombée malade et avait peu de chances de guérir. C’était une crise exceptionnelle qui créait un problème constitutionnel majeur, car la Dame est, bien entendu, une Puissance de même rang que le Pontife et le Coronal et on ne peut la remplacer au petit bonheur. On disait que lord Struin avait quitté le Mont du Château et était en route vers le Labyrinthe pour s’entretenir avec le Pontife, renonçant à se rendre dans l’Ile du Sommeil, car il lui était impossible d’y arriver à temps pour faire ses adieux à sa mère. Entre-temps, le duc Guadeloom, en sa qualité de porte-parole officiel du Pontificat et de haut fonctionnaire à la cour, avait commencé à dresser une liste des candidates pour le poste, qui serait comparée à celle de lord Struin pour voir s’il y avait des noms qui figuraient sur les deux. L’avis du Pontife Arioc était nécessaire pour tout cela et nous avons pensé qu’il lui serait bénéfique dans son état de perturbation de se plonger plus profondément dans les affaires de l’empire. Juridiquement au moins, la Dame mourante était son épouse, car selon les dispositions de notre loi de succession il avait adopté lord Struin comme son fils quand il l’avait choisi pour être Coronal ; la Dame avait naturellement un époux légitime quelque part sur le Mont du Château, mais tu comprends les obligations du droit coutumier, n’est-ce pas ? Guadeloora informa le Pontife de la mort imminente de la Dame et une série de conférences gouvernementales commença. Je n’y pris pas part, puisque je ne suis pas à cet échelon d’autorité ni de responsabilité.
Je crains que nous n’ayons supposé que la gravité de la situation allait rendre Arioc moins capricieux dans son attitude et, au moins inconsciemment, nous avons dû relâcher notre vigilance. La nuit même où la nouvelle du décès de la Dame parvint au Labyrinthe, le Pontife s’esquiva seul pour la première fois depuis que l’on m’avait confié sa surveillance. Il échappa aux gardes, à moi-même, à ses serviteurs et se volatilisa dans les profondeurs interminables et compliquées du Labyrinthe et nul ne put le trouver. Nous le cherchâmes toute la nuit et la moitié du jour suivant. J’étais fou de terreur, à la fois pour lui et pour ma carrière. En proie à la plus vive appréhension, j’envoyai des fonctionnaires à chacune des sept entrées du Labyrinthe pour passer au peigne fin le désert torride et sinistre qui nous entoure ; je fis personnellement la tournée de tous les lieux de débauche que je lui avais fait connaître ; les hommes de Guadeloom allèrent rôder dans des endroits qui m’étaient inconnus ; et durant tout ce temps, nous avons essayé d’empêcher le peuple d’apprendre que le Pontife avait disparu. Je pense que nous avons dû réussir.
Nous le découvrîmes au milieu de l’après-midi du lendemain de sa disparition. Il se trouvait dans une maison du quartier connu sous le nom de Dents de Stiamot dans le premier anneau du Labyrinthe et était déguisé en femme. Nous ne l’aurions peut-être jamais trouvé si une querelle n’avait éclaté à propos d’une note impayée et n’avait attiré des gardes impériaux sur les lieux ; et quand le Pontife fut incapable de prouver son identité de manière satisfaisante et que cette prétendue femme s’exprima avec une voix d’homme, les gardes eurent l’intelligence de me faire appeler et je me hâtai d’aller prendre le Pontife sous ma garde. Il avait l’air terriblement étrange avec sa robe et ses bracelets, mais il m’accueillit calmement en m’appelant par mon nom, se conduisant de manière posée et raisonnable, et me dit qu’il espérait ne pas m’avoir causé trop de dérangement.
Je m’attendais à être rétrogradé par Guadeloom. Mais le duc était d’une humeur clémente, à moins qu’il n’eût été trop absorbé par l’autre crise pour se préoccuper de ma défaillance, car il ne dit pas un mot sur le fait que j’avais laissé le Pontife sortir de sa chambre.
— Lord Struin est arrivé ce matin, me dit Guadeloom, l’air las et tourmenté. Il voulait, bien entendu, s’entretenir immédiatement avec le Pontife, mais nous lui avons dit qu’Arioc dormait et qu’il n’était pas souhaitable de le déranger ; pendant ce temps, la moitié de mes hommes étaient en train de le chercher. Cela me fait de la peine de mentir au Coronal, Calintane.
— Le Pontife est véritablement en train de dormir dans ses appartements en ce moment, dis-je.
— Oui. Oui. Et il y restera, je pense.
— Je ferai tous mes efforts pour cela.
— Ce n’est pas ce que je veux dire, fit Guadeoom. Le Pontife Arioc a manifestement perdu l’esprit. Il rampe dans des conduits de linge sale, il erre dans la ville en pleine nuit, il se pare d’atours féminins… Il ne s’agit plus d’excentricités, Calintane. Dès que nous serons débarrassés du problème de la nouvelle Dame, je vais proposer de l’enfermer à titre définitif et sous bonne garde dans ses appartements – pour sa propre sauvegarde, Calintane, pour sa propre sauvegarde – et de confier les tâches pontificales à une régence. Il y a un précédent. J’ai consulté les annales. Quand Barhold était Pontife, il a été atteint de paludisme et a eu le cerveau dérangé et…
— Monseigneur, dis-je, je ne crois pas que le Pontife soit fou.
Les traits de Guadeloom se rembrunirent.
— Alors comment pouvez-vous définir quelqu’un qui se conduit comme il le fait ?
— Ce sont les actes d’un homme qui a été monarque trop longtemps et dont l’âme se rebelle contre tout ce qu’il doit continuer à supporter. Mais j’ai appris à bien le connaître et je me permettrais de dire que ce qu’il exprime par ces frasques est un tourment de l’âme et non une folie de quelque sorte que ce soit.
C’était un discours éloquent et, à mon humble avis, courageux, car je n’étais qu’un conseiller subalterne et Guadeloom était à ce moment-là le troisième personnage du royaume, après Arioc et lord Struin. Mais il vient un moment où il faut renoncer à la diplomatie, à l’ambition et à la rouerie et dire la vérité sans fard ; et l’idée d’enfermer le malheureux Pontife comme un dément ordinaire, alors qu’il souffrait déjà affreusement de sa claustration dans le Labyrinthe, cette idée m’horrifiait. Guadeloom garda le silence pendant un long moment et je suppose que j’aurais dû être effrayé et me demander si j’allais être totalement relevé de mes fonctions ou simplement relégué dans les services des archives pour passer le reste de ma vie à brasser de la paperasse, mais je demeurai calme, profondément calme, en attendant sa réponse.
On frappa à la porte : c’était un messager portant une lettre cachetée avec la grande constellation qui était le sceau personnel du Coronal. Le duc Guadeloom brisa le sceau, prit connaissance du message, le relut, puis le lut une troisième fois, et je n’ai jamais vu un tel air d’incrédulité et d’horreur se peindre sur un visage humain. Ses mains tremblaient ; toute la couleur s’était retirée de son visage.
Il me regarda et dit d’une voix étranglée :
— C’est de la propre main du Coronal qui m’informe que le Pontife a quitté ses appartements et s’est rendu sur la Place des Masques où il a promulgué un décret si stupéfiant que mes lèvres se refusent à former les mots.
Il me tendit le message.
— Venez, dit-il, je pense qu’il faut nous dépêcher de nous rendre à la Place des Masques.
Il sortit en courant et je le suivis, essayant désespérément de déchiffrer le message. Mais l’écriture de lord Struin est irrégulière et difficile à lire, Guadeloom se déplaçait à une vitesse phénoménale, les corridors sont sinueux et mal éclairés ; je ne pus donc déchiffrer çà et là que des fragments du contenu, où il était question d’une proclamation, de la désignation d’une nouvelle Dame, d’une abdication. De quelle abdication pouvait-il s’agir, sinon de celle du Pontife Arioc ? Il m’avait pourtant confié du fond du cœur que ce serait de la lâcheté de tourner le dos au destin qui l’avait choisi pour être une Puissance du royaume.
J’arrivai hors d’haleine à la Place des Masques, une zone du Labyrinthe que je trouve inquiétante même dans les meilleures circonstances, car ces grands visages aux fentes creusées à la place des yeux et montés sur des socles de marbre luisants sont pour moi une vision cauchemardesque. Les pas de Guadeloom résonnaient sur le sol dallé et les miens faisaient comme un écho à bonne distance, car bien qu’il eût plus du double de mon âge, il courait comme un dératé. J’entendis devant moi des cris, des rires et des applaudissements. Puis je vis un attroupement d’environ cent cinquante personnes, parmi lesquelles je reconnus plusieurs des principaux ministres du Pontificat. Nous bousculâmes les gens pour nous forcer un passage et ne nous arrêtâmes que lorsque nous vîmes des silhouettes vêtues de l’uniforme vert et or de la garde du Coronal, puis le Coronal lui-même. Lord Struin avait l’air à la fois furieux et hébété, un homme en état de choc.
— Il n’y a pas moyen de l’arrêter, fit le Coronal d’une voix rauque. Il va de salle en salle en répétant sa proclamation. Écoutez-le, il recommence !
Et je vis le Pontife Arioc à la tête du groupe, monté sur les épaules d’un colossal serviteur skandar. Sa Majesté était vêtue d’une robe blanche flottante de style féminin avec une splendide bordure de brocart et avait sur la poitrine une rutilante pierre précieuse rouge d’une taille et d’un éclat merveilleux.
— Attendu qu’une vacance est survenue parmi les Puissances de Majipoor ! hurla le Pontife d’une voix étonnamment puissante. Et attendu qu’il est nécessaire qu’une nouvelle Dame de l’Ile du Sommeil ! Soit nommée immédiatement et sans retard ! Afin qu’elle puisse prendre soin de l’âme du peuple ! En apparaissant dans ses rêves pour lui apporter aide et réconfort ! Et ! Attendu que mon désir le plus cher ! Est de céder la charge du Pontificat que je supporte depuis douze ans !
— Par conséquent…
— En vertu des pouvoirs suprêmes dont je suis investi ! Je proclame devoir être dorénavant reconnu comme étant de sexe féminin ! Et en ma qualité de Pontife, je nomme Dame de l’Ile la femme Arioc, anciennement mâle !
— De la folie, grommela le duc Guadeloom.
— C’est la troisième fois que je l’entends et je ne parviens toujours pas à y croire, dit lord Struin.
— … et j’abdique simultanément mon trône pontifical ! Et je somme les habitants du Labyrinthe ! D’aller quérir un carrosse pour la Dame Arioc ! Pour la transporter jusqu’au port de Stoien ! Et de là jusqu’à l’Ile du Sommeil afin qu’elle puisse apporter la consolation à tout un chacun.
À ce moment-là, le regard d’Arioc se tourna vers moi et ses yeux croisèrent les miens pendant un instant. Il était rouge d’excitation et avait le front luisant de sueur. Il me reconnut, il sourit et il me fit un clin d’œil, il n’y avait pas à s’y tromper, un clin d’œil de joie, un clin d’œil de triomphe. Puis il fut emporté hors de ma vue.
— Il faut empêcher cela, dit Guadeloom.
— Écoutez les acclamations ! fit lord Struin en secouant la tête. Ils adorent cela. La foule va en grossissant de niveau en niveau. Ils vont l’entraîner jusqu’en haut et jusqu’à l’Entrée des Lames et le mettre sur la route de Stoien avant la fin de la journée.
— Vous êtes le Coronal, insista Guadeloom. N’y a-t-il rien que vous puissiez faire ?
— Contrecarrer la volonté du Pontife à tous les ordres de qui j’ai juré d’obéir ? Non, non, non, Guadeloom, ce qui est fait est fait, aussi grotesque que cela puisse être, et nous devons maintenant nous en accommoder.
— Vive la Dame Arioc ! hurla une voix tonitruante.
— Vive la Dame ! Vive la Dame Arioc !
Je regardai avec une incrédulité totale la procession traverser la Cour des Masques et se diriger vers la Salle des Vents ou la Cour des Pyramides. Guadeloom, le Coronal et moi ne la suivîmes pas. Figés, silencieux, nous restâmes immobiles tandis que disparaissait la foule gesticulante et hurlante. Je me sentais confus d’être en compagnie de ces grands hommes de notre royaume à un moment si humiliant. C’était absurde et fantastique, cette abdication et cette nomination d’une Dame, et ils en étaient bouleversés. Guadeloom rompit enfin le silence.
— Si vous acceptez l’abdication, lord Struin, dit-il pensivement, vous n’êtes plus Coronal, mais vous devez vous préparer à établir votre résidence dans le Labyrinthe, car vous êtes maintenant notre Pontife.
Ces paroles furent un coup de masse pour lord Struin. Dans la fièvre des événements, il n’avait manifestement pas considéré la décision d’Arioc dans tous ses détails ni même songé à sa première conséquence.
Il ouvrit la bouche mais rien n’en sortit. Il ouvrit les mains et les referma, comme s’il faisait le signe de la constellation en son propre honneur, mais je compris que ce n’était qu’une expression d’abasourdissement. J’étais parcouru de frissons de révérence, car ce n’est pas peu de chose d’être témoin d’une transmission du pouvoir et Struin était totalement pris au dépourvu. Renoncer aux joies du Mont du Château en pleine force de l’âge, troquer ses cités éblouissantes et ses forêts splendides contre les ténèbres du Labyrinthe, abandonner la couronne à la constellation pour ceindre le diadème… non, il n’était pas du tout prêt, et quand cette vérité pénétra en lui, son teint devint cendreux et ses paupières se mirent à se convulser frénétiquement.
— Eh bien, soit, dit-il au bout d’un long moment. Je suis le Pontife. Et qui, je vous le demande, va être Coronal à ma place ?
Je supposai que cette question n’était posée que pour la forme. Je me gardai bien de donner une réponse et le duc Guadeloom fit de même.
— Qui va être Coronal ? répéta Truin d’une voix brusque et rageuse. Je vous le demande !
Son regard était plongé dans celui de Guadeloom. Je t’assure que j’étais presque anéanti d’être témoin de ces événements qui ne seront jamais oubliés, même si notre civilisation devait encore durer dix mille ans. Mais quel impact tout cela a dû avoir sur eux ! Guadeloom recula en bafouillant. Comme Arioc et lord Struin étaient tous deux des hommes relativement jeunes, la succession à leurs trônes n’avait guère donné lieu à des conjectures ; et bien que Guadeloom eût un air de majesté et d’autorité, je doute qu’il se fût jamais attendu à atteindre les sommets du Mont du Château, et certainement pas de cette manière. Il restait bouche bée comme un gromwark gaffé et était incapable de parler ; à la fin ce fut moi qui réagis le premier : je me jetai à genoux, fis le signe de la constellation et criai d’une voix étranglée :
— Guadeloom ! Lord Guadeloom ! Vive lord Guadeloom ! Longue vie à lord Guadeloom !
Jamais plus je ne reverrai deux hommes aussi stupéfaits, aussi bouleversés et aussi décomposés que l’ancien lord Struin devenu Pontife et l’ancien duc Guadeloom devenu Coronal. Struin avait le visage défait de rage et de peine et lord Guadeloom était hébété de stupeur.
Il y eut un autre silence interminable.
— Si je suis Coronal, dit enfin lord Guadeloom d’une voix étrangement chevrotante, la coutume exige que ma mère soit nommée Dame de l’Ile, n’est-ce ?
— Quel âge a votre mère ? demanda Struin.
— Elle est âgée. Vraiment très vieille.
— Oui. Et elle n’est ni préparée aux tâches qui incombent à la Dame ni assez forte pour les supporter.
— C’est vrai, dit lord Guadeloom.
— En outre, poursuivit Struin, nous avons eu aujourd’hui une nouvelle Dame et il ne convient pas d’en nommer une autre aussi vite. Voyons comment se conduit la Dame Arioc dans le Temple Intérieur avant de chercher à mettre quelqu’un d’autre à sa place.
— C’est de la folie, dit lord Guadeloom.
— De la folie, c’est vrai, dit le Pontife Struin. Venez, allons retrouver la Dame et veillons à ce qu’elle parte sans incident dans son île.
Je les accompagnai aux niveaux les plus hauts du Labyrinthe, où nous découvrîmes dix mille personnes acclamant Arioc tandis qu’il – ou elle –, pieds nus et vêtu d’une splendide robe, s’apprêtait à monter dans le carrosse qui allait le conduire au port de Stoien. Il était impossible de s’approcher d’Arioc, tellement il y avait de bousculade autour de lui.
— De la folie, ne cessait de répéter lord Guadeloom. C’est de la folie, de la folie !
Mais je savais qu’il n’en était rien, car j’avais vu le clin d’œil d’Arioc et je comprenais parfaitement. Il n’y avait là aucune Folie. Le Pontife Arioc avait trouvé le moyen de sortir du Labyrinthe, ce qui était son vœu le plus cher. Je suis sûr qu’il sera pour les générations à venir synonyme de démence et de ridicule ; mais je sais qu’il était absolument sain d’esprit, que c’était un homme pour qui la couronne était devenue un supplice et dont l’honneur lui interdisait de revenir simplement à sa vie privée.
Et c’est ainsi, après les étranges événements d’hier, que nous avons un Pontife, un Coronal et une Dame, et qu’aucun d’eux n’est celui que nous avions le mois dernier ; et tu comprends maintenant, Silimoor chérie, tout ce qui est arrivé à notre monde.
Calintane arrêta de parler et but une longue gorgée de vin. Silimoor le dévisageait avec une expression qui semblait être un mélange de pitié, de mépris et de sympathie.
— Vous êtes comme de petits enfants, dit-elle enfin, avec vos titres, vos cours royales et vos engagements d’honneur. Mais je crois que je comprends ce que tu as éprouvé et pourquoi cela t’a perturbé.
— Il y a encore une chose, dit Calintane.
— Oui ?
— Le Coronal lord Guadeloom, avant de se retirer dans ses appartements pour assimiler tous ces changements, a fait de moi son chancelier. Il va partir la semaine prochaine pour le Mont du Château. Et je dois naturellement être à ses côtés.
— C’est merveilleux pour toi, fit froidement Silimoor.
— Je te demande donc de me rejoindre au Château, pour y partager ma vie, dit-il d’un ton aussi mesuré que possible.
Elle plongea le regard glacial de ses yeux turquoise étincelants dans ceux de Calintane.
— Je suis née dans le Labyrinthe, répondit-elle. J’adore vivre dans son enceinte.
— Alors, c’est ma réponse ?
— Non, dit Silimoor. Tu auras ta réponse plus tard. Comme ton Pontife et ton Coronal, il me faut du temps pour m’accoutumer à de grands changements.
— Alors, la voilà ta réponse !
— Plus tard, dit-elle.
Elle le remercia pour le vin et pour l’histoire qu’il venait de lui raconter et le laissa à la table. Calintane finit par se lever et erra comme un spectre dans les profondeurs du Labyrinthe dans un état d’épuisement tel qu’il n’en avait jamais connu ; il entendait les murmures de la foule à mesure que la nouvelle se répandait – Arioc était devenu Dame, Struin le Pontife et Guadeloom le Coronal – et cela faisait comme un bourdonnement d’insectes dans ses oreilles. Il se retira dans sa chambre et essaya de dormir, mais le sommeil ne venait pas, et il s’abandonna à des idées noires sur l’état de sa vie, craignant que cette amère période de séparation d’avec Silimoor n’ait causé un tort fatal à leur amour et que malgré son allusion détournée au contraire, elle rejette sa demande. Mais il se trompait. Car le lendemain, elle lui fit savoir qu’elle était prête à partir avec lui, et quand Calintane établit sa nouvelle résidence au Mont du Château, elle était auprès de lui, comme elle l’était encore bien des années plus tard quand il succéda à lord Guadeloom comme Coronal. Son règne à ce poste fut bref mais heureux et, pendant le temps où il remplit cette fonction, il accomplit la construction de la grande route au sommet du Mont du Château qui porte son nom ; et quand, l’âge venu, il retourna au Labyrinthe en tant que Pontife, ce fut sans le moindre étonnement, car il avait perdu toute capacité d’étonnement ce jour lointain où le Pontife Arioc s’était proclamé Dame de l’Ile.