Ces derniers moments, cet épilogue que quelque scribe a ajouté à l’enregistrement de l’âme du jeune Valentin, laissent Hissune hébété. Il reste assis sans bouger un long moment ; puis il se lève comme dans un rêve et commence à quitter la cabine. Des images de cette folle nuit dans la forêt tournoient dans sa tête : les frères rivaux, la magicienne aux yeux de braise, l’étreinte des corps nus, la prédiction de la royauté. Oui, deux rois ! Et Hissune les a espionnés au moment de leur vie où ils étaient le plus vulnérables ! Il se sent confus, une émotion rare chez lui. Il se dit que le moment est peut-être venu pour lui de s’éloigner du Registre des Ames : le pouvoir de ces expériences est parfois écrasant et il aurait bien besoin de plusieurs mois de récupération. Ses mains tremblent au moment où il franchit la porte.
C’est l’un des fonctionnaires habituels du Registre qui l’a fait entrer une heure plus tôt, un homme boulot et bigle du nom de Penagorn, et il est encore à son bureau ; mais une autre personne se tient près de lui, un individu grand et raide portant l’uniforme vert et or de la suite du Coronal, qui étudie sévèrement Hissune.
— Puis-je voir vos pièces d’identité, s’il vous plaît ? demande-t-il.
Ainsi le moment qu’il redoutait est arrivé. On a découvert le pot aux roses – utilisation illégale des archives – et on va l’arrêter. Hissune présente sa carte. Ils sont probablement au courant depuis longtemps de ses intrusions illégales au Registre, mais ont simplement attendu qu’il commette l’atrocité suprême, le passage de l’enregistrement du Coronal en personne. Hissune se dit que ce dernier déclenche probablement une alarme qui avertit discrètement les serviteurs du Coronal, et maintenant…
— Vous êtes bien celui que nous cherchons, dit l’homme en vert et or. Veuillez me suivre, je vous prie.
Hissune le suit en silence. Ils sortent de la Chambre des Archives, traversent la grande plazza jusqu’à l’entrée des niveaux inférieurs, passent un contrôle où un flotteur les attend, puis ils descendent, s’enfoncent dans les profondeurs mystérieuses où Hissune n’a jamais pénétré. Il reste immobile, paralysé. Le poids de toute la planète pèse sur cet endroit ; couche après couche, le Labyrinthe décrit des spirales au-dessus de sa tête. Où sont-ils maintenant ? Est-ce la Cour des Trônes où officient les ministres d’État ? Hissune n’ose pas demander et son escorte n’ouvre pas la bouche. Ils traversent porte après porte, passage après passage, et enfin le flotteur s’arrête. Six autres hommes en uniforme de la suite de lord Valentin apparaissent, ils le conduisent dans une pièce brillamment éclairée et restent à ses côtés.
Une porte s’ouvre et coulisse et un homme aux cheveux dorés, grand et large d’épaules, vêtu d’une simple robe blanche, pénètre dans la pièce. Hissune a le souffle coupé.
— Monseigneur…
— Je t’en prie. Je t’en prie. Nous pouvons nous dispenser de tous ces salamalecs, Hissune. Tu es bien Hissune, n’est-ce pas ?
— Oui, monseigneur, c’est moi. Un peu plus âgé.
— Cela fait huit ans, c’est bien cela ? Oui, huit. Tu étais haut comme ça. Et te voilà devenu un homme. Je suppose que c’est idiot de ma part d’être étonné, mais je m’attendais encore à trouver un jeune garçon. Tu as dix-huit ans ?
— Oui, monseigneur.
— Quel âge avais-tu quand tu as commencé à fouiner dans le Registre des Ames ?
— Alors vous êtes au courant, monseigneur ? murmura Hissune en devenant cramoisi et en baissant les yeux à terre.
— Quatorze ans, c’est bien cela ? Je crois que c’est ce qu’on m’a dit. Je t’ai fait surveiller, tu sais. C’est il y a trois ou quatre ans que l’on m’a informé que tu étais entré au Registre en bluffant. À quatorze ans, en te faisant passer pour un érudit. Je présume que tu as vu bien des choses que des garçons de quatorze ans ne voient généralement pas.
Hissune a les joues en feu. Une pensée roule dans son esprit : Il y a une heure, monseigneur, je vous ai vus, vous et votre frère, vous accoupler avec une magicienne aux cheveux longs de Ghiseldorn. Il préférerait être englouti dans les profondeurs de la planète plutôt que de dire cela à voix haute. Mais il est persuadé que, de toute façon, lord Valentin le sait, et cette certitude est écrasante. Il ne peut pas lever les yeux. Cet homme aux cheveux dorés n’est pas le Valentin de l’enregistrement, car c’était le Valentin brun, qui fut plus tard dépossédé par magie de son corps d’une manière dont tout le monde a entendu parler, et l’enveloppe charnelle du Coronal est maintenant différente ; mais la personne à l’intérieur est la même, et Hissune l’a espionnée, et il n’y a pas moyen de cacher cette vérité. Hissune garde le silence.
— Je devrais peut-être retirer cela, reprend le Coronal. Tu as toujours été précoce. Le Registre ne t’a probablement pas montré beaucoup de choses que tu n’avais déjà apprises seul.
— Il m’a montré Ni-moya, monseigneur, dit Hissune d’une voix sourde et à peine audible. Il m’a montré Suvrael, les Cités du Mont du Château, les jungles autour de Narabal…
— Des lieux, oui. La géographie. C’est utile de savoir cela. Mais la géographie de l’âme… tu as appris cela tout seul, n’est-ce pas ? Regarde-moi. Je ne suis pas fâché avec toi.
— C’est vrai ?
— C’est sur mes ordres que tu as pu accéder librement au Registre. Non pas pour que tu puisses rester bouche bée devant Ni-moya, ni pour que tu puisses espionner des gens en train de faire l’amour, en particulier. Mais pour que tu puisses acquérir une meilleure intelligence de ce qu’est vraiment Majipoor, pour que tu puisses avoir l’expérience de la milliardième partie de la totalité de notre planète. C’était ton éducation, Hissune. Ai-je raison ?
— C’est comme cela que je l’ai vu, monseigneur. Oui. Il y avait tant de choses que je voulais savoir.
— As-tu tout appris ?
— Loin de là. Pas la milliardième partie.
— Dommage, parce que tu n’auras plus accès au Registre.
— Monseigneur ? Je vais être châtié ? Lord Valentin a un curieux sourire.
— Châtié ? Non, ce n’est pas le mot juste. Mais tu vas quitter le Labyrinthe, et il y a des chances pour que tu n’y reviennes pas de sitôt, pas même quand je serai Pontife, puisse ce jour ne pas arriver bientôt. Tu feras partie de ma suite, Hissune. Ta période de formation est terminée. Je veux te mettre au travail. Je pense que tu as l’âge maintenant. As-tu encore de la famille ici ?
— Ma mère, deux sœurs…
— On subviendra à leurs besoins. Elles ne manqueront de rien. Va leur faire tes adieux et prépare tes affaires. Peux-tu partir avec moi dans trois jours ?
— Trois… jours…
— Pour Alaisor. On exige de nouveau de moi le Grand Périple. Puis l’Ile. Nous évitons Zimroel cette fois. Retour au Château dans sept ou huit mois, j’espère. Tu auras un appartement au Château. Tu recevras une éducation poussée… ce ne sera pas fait pour te déplaire, hein ? Et des vêtements plus chics. Tu as vu tout cela venir, non ? Tu sais que j’ai pensé que tu ferais de grandes choses, alors que tu n’étais qu’un petit garçon en haillons filoutant les touristes ?
Le Coronal se mit à rire.
— Il se fait tard. Je t’enverrai chercher de nouveau demain matin. Il y a encore beaucoup de choses dont nous devons discuter.
Il présente à Hissune le bout de ses doigts, un petit geste plein de raffinement. Hissune incline la tête, et quand il ose relever les yeux, lord Valentin a disparu. Et voilà. Son rêve s’est donc enfin réalisé. Hissune ne laisse aucune expression apparaître sur son visage. Raide, sombre, il se tourne vers l’escorte vert et or et les suit dans les corridors. Ils l’accompagnent jusqu’aux niveaux publics du Labyrinthe. Puis ils le quittent. Mais il ne peut retourner tout de suite dans sa chambre. Les idées se bousculent fiévreusement dans son esprit en proie à une folle stupeur. De ses profondeurs surgissent tous ces êtres disparus depuis longtemps qu’il a connus si intimement, Nismile et Sinnabor Lavon, Thesme, Dekkeret et Calintane, le pauvre Haligome et ses angoisses, Eremoil et Inyanna Forlana, Vismaan, Sarise. Ils font partie de lui et sont à jamais gravés dans son âme. Il a l’impression d’avoir dévoré toute la planète. Que va-t-il devenir maintenant ? Aide de camp du Coronal ? Une vie nouvelle et brillante sur le Mont du Château ? Des vacances à High Morpin et à Stee et la compagnie des grands du royaume ? Et puis, pourquoi ne deviendrait-il pas Coronal lui aussi un jour ? Lord Hissune ! Il rit de sa monstrueuse présomption. Et pourtant, et pourtant, pourquoi pas ? Calintane s’était-il attendu à devenir Coronal ? et Dekkeret ? et Valentin ? Mais Hissune se dit qu’il ne faut pas penser à ce genre de chose. Il faut travailler et apprendre, vivre chaque moment de la vie comme il se présente, et la destinée de chacun s’accomplira.
Il se rend soudain compte qu’il est perdu – lui qui, à l’âge de dix ans, était le meilleur guide du Labyrinthe. Il a erré de niveau en niveau dans une sorte d’hébétude, la moitié de la nuit s’est écoulée et il n’a pas la moindre idée de l’endroit où il se trouve. Puis il se rend compte qu’il est au niveau supérieur du Labyrinthe, du côté du désert, près de l’Entrée des Lames. En un quart d’heure, il peut être à l’extérieur. En temps normal, il n’a pas envie de sortir, mais cette nuit est particulière et il ne résiste pas à ses pieds qui l’entraînent vers la porte de la cité souterraine. Il parvient à l’Entrée des Lames et regarde un long moment les sabres rouillés d’une époque antique qui ont été plantés devant pour marquer la frontière ; puis il les dépasse et s’engage dans le désert chaud et sec. Comme Dekkeret errant dans l’autre désert beaucoup plus redoutable il avance dans l’étendue inhabitée jusqu’à ce qu’il se trouve à bonne distance de la ruche grouillante qu’est le Labyrinthe et s’arrête, seul sous la froide clarté des étoiles. Il y en a tant ! Et l’une d’elles est la Vieille Terre, d’où sont issus il y a si longtemps les milliards et les milliards d’humains. Hissune est transporté. Il se sent parcouru par le sentiment écrasant de toute la longue histoire du cosmos qui se précipite sur lui comme un fleuve irrésistible. Il sait que le Registre des Ames contient assez d’enregistrements pour l’occuper pendant presque une éternité, mais ce qu’il contient ne représente qu’une infime fraction de tout ce qui a existé sur toutes les planètes de toutes ces étoiles. Il a envie de tout embrasser, engloutir et intégrer, comme ces autres vies sont devenues partie intégrante de lui-même, mais il sait que c’est naturellement impossible et il a le vertige à cette seule pensée. Mais il doit abandonner ces idées et renoncer aux tentations du Registre. Il se tient immobile jusqu’à ce que son esprit cesse de tourbillonner. Je vais retrouver tout mon calme, se dit-il. Je vais maîtriser mes émotions. Il s’accorde un ultime regard aux étoiles et cherche en vain parmi elles le soleil de la Vieille Terre. Puis, il hausse les épaules, fait demi-tour et revient lentement vers l’Entrée des Lames. Lord Valentin l’enverra chercher dans la matinée. Il est important de dormir un peu avant. Une nouvelle vie va commencer pour lui. Je vais vivre sur le Mont du Château, se dit-il, et je serai aide de camp du Coronal, et qui sait ce qui m’arrivera après ? Mais quoi qu’il arrive, ce sera ce qu’il y a de mieux pour moi, comme pour Dekkeret, Thesme et Sinnabor Lavon, et même pour Haligome, pour tous ceux dont l’âme fait maintenant partie intégrante de la mienne.
Hissune s’arrête un moment juste devant l’Entrée des Lames, rien qu’un moment, mais le moment se prolonge, et les étoiles commencent à perdre leur éclat, et un énorme soleil levant prend possession du ciel, et toute la terre est inondée de lumière. Il ne bouge pas. La chaleur du soleil de Majipoor atteint son visage, comme ce fut si rarement le cas jusqu’alors. Le soleil… le soleil… le glorieux soleil ardent et brillant… le père des mondes… Il tend les bras vers lui. Il l’étreint. Il sourit et absorbe sa bénédiction. Puis il se retourne et s’enfonce pour la dernière fois dans le Labyrinthe.