SIXIÈME PARTIE La prescription du temps

Trente-cinq

Lorsque ce fut terminé, lorsqu’il ne resta plus de la grande forêt scintillante qu’une poignée de tiges tremblotantes en décomposition rapide, quand l’imposant Arc eut achevé son travail et fut devenu poussière, une fois le bassin désertique du Rub al-Khali rendormi pour dix autres millénaires, Lise revint à Port Magellan.

Le ciel restait clément et une cinquantaine de navires mouillaient dans le port, mais moins qu’avant, et sans doute moins qu’il n’y en aurait à l’avenir, une fois l’industrie pétrolière reconstruite et le tourisme relancé.

Elle prit une chambre d’hôtel. La Sécurité génomique ne semblait plus s’intéresser à elle depuis que les Quatrièmes de Dvali avaient fait exploser leurs bioréacteurs à Kubelick’s Grave, mais peut-être son nom figurait-il toujours sur une liste. Elle occupa donc cette chambre sous un nom d’emprunt et réfléchit à la manière dont elle pourrait entreprendre de reconstituer sa vie. Et enfin, une semaine après son arrivée – non à bord d’un chalutier, comme elle l’avait imaginé, mais d’un bus avec quarante ou cinquante autres réfugiés du Rub al-Khali –, elle rassembla assez de courage, du moins de ce qu’il lui en restait, pour appeler Brian Gately.

Quand il cessa de pousser des exclamations de surprise et d’incrédulité, elle accepta de le rencontrer en terrain neutre. Harley’s, dans la douceur de l’après-midi, à une table donnant sur les collines d’où la ville blanche dégringolait jusqu’à la baie.

Arrivée en avance, elle tua le temps en réfléchissant à ce qu’elle voulait lui dire, mais son esprit refusait de se concentrer. Un serveur lui apporta de l’eau glacée et du pain, comme pour la distraire. Elle lut sur son badge qu’il s’appelait Mahmoud, aussi demanda-t-elle à Mahmoud si Tyrell travaillait toujours là… elle se souvenait l’avoir rencontré le soir de la première chute de cendres, le 34 août, quand elle avait fait venir Turk dans ce restaurant pour lui montrer la photographie de Sulean Moï. Mahmoud répondit par la négative en précisant que Tyrell était rentré aux États-Unis. Beaucoup de monde avait quitté Port Magellan après que ces choses étranges étaient tombées du ciel. Rien n’a changé, se dit Lise, rien, et tout est différent. Juste au moment où Mahmoud s’éloignait de la table, elle vit Brian entrer. Il sourit timidement en l’apercevant. Elle hocha la tête.

Il vint s’asseoir. Brian Gately, qui ne travaillait plus au Département de Sécurité génomique. C’était une des premières choses qu’il lui avait dites au téléphone. Je ne travaille plus pour eux, avait-il affirmé, comme pour établir sa bonne foi, d’un ton solennel. J’ai démissionné. Il n’avait pas précisé pourquoi.

« Tu as failli me rater, dit-il. Je quitte mon appartement la semaine prochaine. Je n’ai plus que quatre sacs de voyage bourrés et un billet de retour.

— Tu rentres aux States ?

— Je ne vois aucune raison de rester. Je vais te dire un secret, Lise : je déteste cette ville. Et par extension, toute cette planète. »

Comme il n’appartenait plus au DSG, il ne pouvait pas l’aider. Mais il ne pouvait pas lui nuire non plus. En tant que menace, il était plus ou moins neutralisé. Restait donc à déterminer si elle lui raconterait ce qui s’était passé dans le désert. Parce qu’il allait poser la question. Elle n’en doutait pas une seconde.

Tenez bon, lui avait dit Sulean Moï, et Lise avait tenu bon, même quand le monde entier avait semblé basculer sous ses pieds. Tout autour d’elle, attirés par le vortex central de l’Arc temporel, les globes brillamment fluorescents se détachaient des arbres des Hypothétiques. Le vent devint tempête et la tempête ouragan, et Lise se réfugia contre une jetée de béton, si terrifiée qu’elle n’arrivait même plus à hurler, s’apercevant à peine que Sulean Moï se recroquevillait un peu plus loin sous le même rebord de pierre.

Le vent soufflait sans discontinuer, et Lise perdit puis retrouva conscience, se débrouillant pour rester arc-boutée contre le béton, revenant de temps en temps à elle comme s’éveillant non d’un cauchemar, mais en lui, et la nuit passa-t-elle ? Une journée, une autre nuit ?

Cela finit par s’arrêter. Le vent décrût en une simple brise, le monde se redressa, et Sulean Moï l’appela par son nom : « Lise Adams ! Vous êtes blessée ? »

Il y avait mille manières de répondre à cette question, mais elle n’arrivait pas à prononcer un mot.


Elle avait dû dormir au moins une partie du temps. L’Arc impossible avait disparu à l’ouest et la plus grande partie de la Sombre Forêt avec lui. Il ne restait que des bâtiments brisés, des fondations à nu, des chaussées fissurées et bousculées, et les souches des arbres des Hypothétiques. Revoilà le désert, se dit Lise. Et l’insupportable douleur des muscles pris de crampes, ainsi que la souffrance bien plus profonde du chagrin.

Des jours plus tard, affamée et décharnée dans ses vêtements dégoûtants, elle se tenait assise à côté de Sulean Moï non loin d’une douzaine d’autres personnes (surtout des hommes) épuisées qui avaient réchappé à la crise en se réfugiant dans des bâtiments abandonnés ou dans les interstices des installations pétrolières en ruine. Tous attendaient un bus dont les sauveteurs avaient annoncé l’arrivée imminente. Ce bus était censé les conduire dans une zone de récupération sur la côte nord-est, mais Lise et Sulean prévoyaient de s’éclipser avant, peut-être à Bustee, et de traverser les montagnes par leurs propres moyens.

Elle se tourna vers Sulean, qui patientait le menton sur les mains. « Vous avez soif ?

— Je suis juste fatiguée », répondit la Martienne, de cette vieille voix qui lui évoquait un archet mal colophané maltraitant la corde de mi d’un violon. « Et je pensais au Dr Dvali. »

Avram Dvali. Mort au-delà de toute rédemption. « Et alors ?

— Il se trompait sur tant de choses. Mais il avait peut-être raison sur les Hypothétiques. » L’expression de la Martienne se fit encore plus mélancolique. « Je croyais qu’il n’y avait pas d’Hypothétiques dans le sens d’agents opérant de manière consciente… d’entités conscientes. Qu’il y avait uniquement le processus. Le tricotage incessant des aiguilles de l’évolution. »

À ce stade, Lise s’en fichait complètement, mais comme cela comptait pour Sulean, et que cette dernière s’était montrée gentille avec elle, elle répondit : « Eh bien quoi, ce n’est pas vrai ? Ce qui s’est passé ici… Vous voulez dire que c’était planifié ?

— Pas planifié. Aucune espèce de Conseil galactique ne s’est réuni pour décider de placer une porte temporelle au milieu d’Équatoria. Je pense qu’elle a poussé là au fil de millions et millions d’années, résultat imprévu de ce qui l’a précédé, comme tout autre acte d’évolution.

— Donc, Dvali se trompait.

— Mais seulement au sens le plus littéral. » Elle raconta qu’Isaac le lui avait expliqué dans les ruines du centre commercial. « Des millions de machines autoreproductibles extrêmement évoluées recueillent et rassemblent les informations concernant une portion d’espace. Ces informations sont rapportées ici à intervalles réguliers pour compilation. L’Arc temporel les expédie dans le futur, dix mille ans dans le futur, et au même moment, un corpus similaire d’informations anciennes est libéré dans le présent pour être réabsorbé et restaurer ce qui a été perdu dans l’entropie. Ce n’est pas de la mémoire au sens passif. C’est un acte de souvenance. Et les organismes se souviennent afin de préserver leur comportement ou de le modifier utilement.

— C’est de cette manière que le réseau des Hypothétiques se souvient, d’accord, je comprends, mais…

— Mais si le réseau se souvient, il doit avoir une espèce de volonté, du moins la sensation rudimentaire que sa propre existence est distincte du reste du monde naturel. Autrement dit, en tant que tout, c’est exactement ce que le Dr Dvali imaginait… un être transcendant si vaste que même la relation détaillée d’une vie humaine n’est qu’une fraction infinitésimale de son plus petit constituant. »

La relation détaillée d’une vie humaine. Comme celle d’Esh, par exemple. Ou de…

« Et ça implique aussi autre chose, poursuivit Sulean Moï. Autre chose de peut-être encore plus horrible. Prenez Jason Lawton. Vu que le réseau des Hypothétiques se souvient de lui, il est parvenu à une espèce d’existence par-delà la mort. Une existence passive, peut-être, mais néanmoins significative. Et que ferons-nous de ça, mademoiselle Adams, une fois la vérité connue ? Exprimé plus simplement : il y a un dieu, un dieu qui peut permettre l’immortalité, et cette immortalité peut s’obtenir par l’intermédiaire d’un médicament : celui-là même qu’a pris Jason Lawton, celui qui l’a relié aux Hypothétiques avant de le tuer.

— Mais si ce médicament est mortel… dit Lise.

— Tout à fait mortel sur le plan physique, mais si on se souvient de vous, si vous passez directement de la mort à l’esprit d’un dieu très réel…

— Ça va tenter les gens.

— Plus que tenter. Ils appelleront ça le Cinquième Âge. Souvenez-vous de ce que je vous dis. Ils appelleront ça le Cinquième Âge, non pas un âge adulte au-delà de l’âge adulte, mais une naissance au-delà de la mort. Ils l’adoreront, ils se le disputeront, ils créeront leurs Départements de Sécurité spirituelle, et qu’est-ce que ça fera de nous, à long terme ? J’ai peur d’y penser. »

La Martienne ferma les yeux comme pour se protéger de cette intolérable vision de l’avenir.

Lise essayait toujours de comprendre ce qu’avait dit Sulean sur les Hypothétiques : s’ils pouvaient se souvenir, ils avaient forcément conscience de leur propre existence, ils devaient avoir une sorte d’esprit. Un esprit constitué d’innombrables millions de parties stupides, mais n’était-ce pas la définition de tout esprit ? Du sien, par exemple ?

Le soleil de l’après-midi brillait implacablement. Lise but à longs traits à l’une des bouteilles d’eau distribuées par les sauveteurs et rajusta le bord de son chapeau, autre don des sauveteurs. Elle demanda : « Si cette chose a une mémoire, qu’a-t-elle d’autre ? Peut-on en conclure qu’elle a de la compassion, par exemple, ou de l’imagination ? »

Sulean y réfléchit quelques instants. Puis elle sourit, ce que Lise supposa douloureux, avec ses vieilles lèvres gercées qui saignaient par endroits. « Je n’en sais rien. Nous avons peut-être notre propre rôle à jouer. En tant qu’espèce, je veux dire. L’intervention des Hypothétiques fait de nous quelque chose d’imprévisible. Vous n’appelleriez pas ça un acte d’imagination ? »

Ainsi le réseau des Hypothétiques se souvenait-il, peut-être même rêvait-il et intégrait-il l’humanité dans ses rêves. Mais ressentait-il du chagrin ? S’émerveillait-il des galaxies présentes au-delà de ses propres limites ? Leur parlait-il, et lui répondaient-elles ?

C’était des questions que son père aurait posées.

Lise voyait devant elle son ombre s’étendre comme un double obscur. Elle plissa des yeux pour mieux voir de loin. Cette petite tache dans le désert sans le moindre ombrage devait être le bus qui arrivait.

S’il vit, pensa-t-elle, cela signifie-t-il qu’il mourra ? Et sait-il qu’il mourra ?

Et veut-il vivre éternellement ?

La plus grande partie de ce à quoi Lise avait assisté de première main – la forêt extraterrestre, l’éruption puis l’effondrement de l’Arc temporel – avait été filmée par des drones et transmise à Port Magellan. À l’heure qu’il était, ces images avaient fait le tour de la planète et de celle, plus peuplée, d’à côté. Les commentateurs s’étaient mis à en parler comme d’« un événement d’une portée inconnue en relation avec les Hypothétiques ». Elle dit à Brian s’être trouvée tout près de ces événements et avoir eu de la chance d’en sortir vivante, mais refusa de se laisser soutirer des détails. Pas parce qu’elle n’avait pas confiance en lui, mais parce que le souvenir était encore trop vivace dans son esprit pour être mis en mots.

Brian sembla accepter cela, mais il demanda ensuite, avec tout le tact dont il était capable, ce qui était arrivé à Turk Findley. Lise ferma alors les yeux en se demandant comment répondre.


Tout ce à quoi elle pouvait penser (et elle ne pouvait en parler), c’était au son de la voix de Turk sortant du vent et de la nuit.

Hors des ténèbres percées par la lueur des fruits encore accrochés aux arbres des Hypothétiques. Les globes au sommet des tiges projetaient collectivement une lumière éthérée d’étoiles alors même que le vent hurlait autour d’eux et les emportait en nombre toujours plus grand. Leurs couleurs toujours changeantes se reflétaient sur le visage de Sulean Moï, qui s’était drapée d’une bâche avant de gagner en rampant le maigre abri d’une jetée en béton. Au matin, se promit Lise, lorsque le vent cessera (si il cesse), dès qu’on pourra tenir debout, je me mettrai à creuser, je me mettrai à creuser là où les arbres creusaient, je déterrerai Turk, Isaac et même le Dr Dvali. Mais beaucoup de temps – plusieurs heures – s’était écoulé depuis l’effondrement du bâtiment, pendant lequel le vent avait régulièrement gagné en force, courbant les arbres des Hypothétiques comme des pénitents en prière. Des bourrasques hurlantes traversaient les brèches de la jetée en béton, et Lise entendait les plaques de plâtre et les feuilles de métal chanter en prenant l’air. Les globes rayonnants vibraient sur leurs branches raides ou se détachaient pour être aussitôt emportés vers le haut. Elle les vit ou rêva qu’elle les voyait s’assembler dans le ciel, former une espèce de fleuve au-dessus des arbres désormais nus, un vol, comme des oiseaux lumineux en train de migrer, de s’écouler jusque dans l’Arc temporel.

« Lise », dit une voix derrière elle, avec assez de force pour se faire entendre malgré le hurlement du vent, avec une force insupportable, mais comme c’était celle de Turk, elle se redressa avec stupéfaction et voulut se tourner vers lui. Il lui parlait d’un endroit quelque part derrière ces blocs de béton, résistant d’une manière ou d’une autre à ce vent de tempête. « Turk !

— Ne me regarde pas, Lise. Il ne vaut mieux pas. »

Cela lui fit si peur qu’elle ne put pas regarder. Elle l’imagina avec une horrible blessure. Elle baissa donc les yeux vers le sol, mais cela n’arrangea rien, car les ombres lui apprirent qu’une lumière vive provenait de l’endroit où devait se tenir Turk… et sans doute de Turk lui-même. Ce qui risquait de plonger Lise dans une terreur encore plus extrême, aussi ferma-t-elle complètement les yeux. Elle les ferma de toutes ses forces. Et serra les poings. Et le laissa parler.


« Lise ? dit Brian. Tout va bien ?

— Oui », dit-elle. Il y avait devant elle un verre de vin que Mahmoud remplissait. Remplissait une nouvelle fois. Elle le repoussa. « Désolée. »


Turk avait dit plusieurs choses.

Certaines personnelles. Qu’elle emporterait dans la tombe. Des mots destinés à elle et rien qu’à elle.

Il s’était excusé en mots simples de la quitter. Il affirmait ne pas avoir le choix. Il ne lui restait plus qu’une seule porte.

Lorsqu’elle lui demanda où il allait, il répondit seulement : « Dans l’Ouest. »


« Il est parti dans l’Ouest », assura-t-elle à Brian.


Et lorsqu’elle finit par s’obliger à relever la tête pour regarder, pour regarder vraiment, elle ne vit pas Turk mais Isaac. Isaac en haillons, Isaac blessé, avec un bras tordu deux fois dans la mauvaise direction, mais Isaac qui brillait comme une pleine lune. Avec une peau désormais aussi lumineuse et aux couleurs aussi changeantes que les globes mémoriels, comme s’il était devenu un des leurs. Ce qui, supposa-t-elle, était le cas.

Elle comprit cela grâce aux explications de Turk. Le corps de Turk se trouvait toujours sous les décombres, mais son souvenir vivant était là, avec ces restes abîmés d’Isaac dégagés par les arbres des Hypothétiques. Et Esh l’accompagnait, ainsi que Jason Lawton, et Anna Rebka.

Et Diane ?

Diane, dit-il, avait préféré rester en arrière.

Et le Dr Dvali ? demanda-t-elle.

Non. Pas le Dr Dvali.

L’enveloppe lumineuse d’Isaac s’était alors donnée au vent, et le vent l’avait emportée vers l’ouest.


Brian disait quelque chose sur « ton livre ».

« Il n’y a jamais eu de livre.

— Tu en as appris davantage sur ton père ?

— Un peu.

— Parce que j’ai fait des recherches de mon côté. Après que tu m’as parlé de Tomas Ginn. J’ai demandé des renseignements. Ginn est mort, Lise. Il a été tué pendant un interrogatoire secret. »

Lise garda le silence.

« Il est peut-être arrivé la même chose à ton père.

— Peut-être ?

— Eh bien, non. En fait, c’est ce qui lui est arrivé.

— Tu as des preuves ?

— Une photographie. Pas vraiment une preuve. Elle n’a rien de recevable. Mais c’est la vérité, Lise, si c’est la vérité que tu recherchais. »

Une photographie de son père… de son cadavre, semblait sous-entendre Brian. Elle ne voulait pas la voir. « Je sais ce qui s’est passé, affirma-t-elle.

— Vraiment ? »

Elle savait ce qui était arrivé à son irréprochable père, et elle savait quelque chose que même Brian ignorait : elle savait ce qui l’avait tué et pourquoi. Elle avait même envoyé un message à sa mère en Californie, un texte qui disait :

Il n’est pas parti. On l’a enlevé. Je le sais.

Sa mère avait répondu : Alors tu peux rentrer à la maison.

Mais j’y suis, avait répliqué Lise, et plus tard, en marchant sur les quais par un matin encombré de brouillard, elle s’aperçut que c’était vrai.


Lise avait dit au revoir à Sulean Moï à un arrêt de bus dans la campagne, quelque part sur le chemin du retour à Port M. Elle avait demandé à la Martienne si elle pourrait se débrouiller seule, oubliant que, depuis des décennies, celle-ci comptait uniquement sur son intelligence et sur la générosité de Quatrièmes charitables pour vivre. Sulean avait dit qu’il lui restait du travail : si Isaac avait été un échec majeur pour elle, d’autres batailles restaient à livrer. Quelle que soit la véritable nature du réseau des Hypothétiques, Sulean Moï continuait à désapprouver ses relations avec les êtres humains. « Je ne veux pas faire partie des grandes transactions d’une créature, avait-elle dit. Ni que mon espèce en fasse partie.

— Et donc, où irez-vous ? » avait demandé Lise, question à laquelle la Martienne avait répondu en souriant : « Peut-être dans l’Ouest. Et vous ? Vous, ça va ? »

Non, bien sûr que non, ça n’allait pas. Les souvenirs que Lise gardait du Rub al-Khali lui vaudraient des mois, voire des années de rêves trempés de sueur. Mais elle avait haussé les épaules en répondant : « Je survivrai », et sans doute était-ce une réponse sincère, car la Martienne avait pris sa main en la regardant dans les yeux, puis hoché solennellement la tête.


« J’aurais voulu que ça se passe mieux entre nous », dit Brian, ce qui était sa manière de reconnaître que leur mariage appartenait bel et bien au passé. « J’aurais voulu que beaucoup de choses se passent mieux. »

Ce qui rendit plus facile à Lise de lui être reconnaissante pour tout ce qu’il avait fait ou essayé de faire pour elle. Plus facile de ne rien trouver à lui reprocher.

Ils avaient terminé leur dîner depuis longtemps. C’était déjà le crépuscule. En bas à Port M, les lumières commençaient à s’allumer, depuis l’éclairage des panneaux d’affichage longeant la rue de Madagascar jusqu’aux guirlandes de diodes multicolores qui embellissaient les souks et les marchés libres. Toute cette beauté polyglotte, se dit Lise, comme si la ville était un organisme unique, suivant ses propres rythmes diurnes et imprégné de sa propre imagination en devenir. Elle se demanda si la ville existerait toujours mille ans plus tard… ou dix mille ans plus tard, quand le fantôme de Turk sortirait de l’Arc temporel pour entamer un nouveau cycle.

Toute véritable compréhension de la nature des Hypothétiques doit prendre ce fait en compte. Ils étaient déjà très vieux la première fois que nous avons croisé leur chemin, ils le sont encore davantage maintenant.

L’introduction du livre de son père.

Brian lui prit la main une dernière fois, puis tourna les talons et partit. Lise resta encore un peu à table. Elle trouvait agréable l’air de plus en plus frais de la terrasse. Les étoiles se montraient en nombre croissant. Mahmoud arriva avec une carafe en argent et la servit en café.

Ce dont nous ne pouvons nous souvenir, nous devons le redécouvrir.

« Pardonnez-moi, vous m’avez parlé ?

— Je disais : il commence à faire nuit. »

Mahmoud sourit. « Ces couchers de soleil… ils ont l’air de durer une éternité. »


FIN
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