Ils étaient arrivés aux limites des concessions pétrolières – le bout désertique de nulle part – lorsque la troisième et la plus intense des chutes de cendres commença.
Elle ne les surprit pas totalement, grâce au récepteur télécom du Dr Dvali, même s’il ne fonctionnait que par intermittence : les précipitations avaient été assez légères à Port Magellan, mais plus denses dans l’Ouest, comme si elles s’y concentraient.
Quand le Dr Dvali annonça la nouvelle, cette menace avait pris une visibilité de mauvais augure. Lise, qui regardait par la lunette arrière de la voiture en train de foncer sur la grande route reliant deux horizons aussi plats l’un que l’autre, vit des nuages couleur d’ardoise en ébullition se matérialiser dans un ciel d’un bleu crayeux.
« Il va falloir se remettre à couvert », entendit-elle dire Turk.
Au sud-ouest, Turk distinguait tout juste les silhouettes noir-argent du complexe de forage et de pompage d’Aramco. Sans doute évacué – deux des tours les plus lointaines semblaient s’écarter de la verticale, à moins qu’il ne s’agisse d’une illusion d’optique –, mais d’après Turk, des machines tout comme des hommes armés continuaient à protéger le site.
Par chance, ils n’avaient pas besoin d’aller dans cette direction. Autour des concessions pétrolières s’étaient développés un certain nombre de commerces gérés par des hommes seuls pour des hommes seuls : boîtes de strip-tease, bars, sex-shops. En continuant un peu sur la route, ils en trouveraient par conséquent des plus respectables, avec des logements pour la main-d’œuvre. Qui apparurent tandis que les deux voitures essayaient de garder de l’avance sur le nuage noir arrivant à toute vitesse par l’est : une route secondaire avec un portail (ouvert), un petit centre commercial (magasin d’alimentation, détaillants de produits culturels, un multimart) et un certain nombre de solides bâtiments en béton dans lesquels des appartements fonctionnels d’une ou deux pièces s’empilaient comme des boîtes.
Dans le véhicule de tête, qu’il partageait avec Lise et le Dr Dvali, Turk vit en regardant par-dessus son épaule l’autre tout-terrain s’engager dans le parking du centre commercial. Dvali fit brusquement demi-tour pour aller l’intercepter devant le magasin d’alimentation.
« Approvisionnement, expliqua Diane.
— On n’a pas le temps, répliqua Dvali d’un ton définitif. Il faut qu’on se mette à l’abri.
— Comme dans le bâtiment devant ? Je propose que vous alliez y entrer par effraction ou je ne sais comment, on vous suivra dès qu’on aura trouvé à manger. »
L’idée déplaisait manifestement à Dvali, mais Turk la trouva tout aussi manifestement sensée : ils commençaient à manquer d’objets de première nécessité, et la tempête de cendres pourrait bien les bloquer quelques jours. « Faites vite », capitula Dvali d’un air malheureux.
Le concepteur de la cité ouvrière s’était gardé d’en dissimuler la nature institutionnelle. À l’extérieur des bâtiments, on voyait du béton usé par les intempéries, un trottoir fissuré et un parking désert attenant à un court de tennis à clôture grillagée, avec un filet effondré en masse informe. Turk approcha d’une porte en acier creux recouverte d’une peinture jaune industrielle et sans nul doute percutée au fil des ans par des centaines de chaussures d’ouvriers foreurs complètement ivres. Elle était verrouillée, mais par une serrure fragile que Turk fit assez vite céder avec un démonte-pneu, pendant que Dvali donnait des signes d’impatience et jetait par-dessus son épaule des coups d’œil à la tempête qui approchait. Déjà la lumière diminuait, le disque du soleil faiblissait et s’assombrissait.
La porte s’ouvrit et Turk pénétra dans l’obscurité, suivi par le Dr Dvali puis par Lise.
« Berk ! s’écria la jeune femme. Mince, qu’est-ce que ça pue ! »
Les ouvriers semblaient avoir évacué en hâte : dans nombre des appartements s’ouvrant sur ce couloir – appartements qui ressemblaient plutôt à des cellules, avec leurs petites fenêtres en hauteur et leurs salles de bains en alcôve –, on avait laissé de la nourriture à pourrir et abandonné les toilettes sans en tirer la chasse. Ils se mirent à la recherche des logements les plus présentables au rez-de-chaussée et en choisirent trois, deux adjacents et l’un de l’autre côté du couloir, dont les occupants précédents avaient emporté les denrées les plus manifestement périssables. Lise leva les bras pour ouvrir une fenêtre, mais Dvali l’en empêcha : « Non, pas avec la poussière qui arrive. Il faudra supporter la puanteur. »
Il n’y avait pas d’électricité et la lumière décroissait à vue d’œil. Le temps que Turk et Dvali déchargent leurs affaires de la voiture, l’après-midi s’était transformé en un crépuscule sale et les cendres avaient commencé à tomber comme de la neige. « Où sont les autres ? demanda Dvali.
— Je pourrais aller leur dire de se dépêcher, proposa Turk.
— Non… ils savent où on est. »
Diane et Sulean Moï laissèrent Mme Rebka dans la voiture avec Isaac le temps d’aller dérober des provisions. Le magasin avait été presque entièrement vidé, mais elles trouvèrent dans une réserve à l’arrière quelques cartons de soupes en conserve, peu appétissantes, mais qui pourraient leur sauver la vie si la tempête les empêchait de sortir un certain temps. Elles emportèrent quelques-uns de ces cartons dans la voiture tandis que le ciel s’assombrissait de plus en plus. « Encore un carton et on se met à l’abri », finit par décider Diane en évaluant l’approche du nuage de cendres.
Une lucarne au-dessus des allées du magasin projetait une vague lumière sur les rayons vides, en partie écroulés par une secousse antérieure. Prenant chacune un dernier carton, Diane et Sulean se dirigèrent vers la sortie, leurs pieds crissant sur le verre et les débris.
Elles entendirent les hurlements d’Isaac dès leur arrivée sur le trottoir. Diane laissa aussitôt tomber ses provisions, répandant des boîtes de purée de légumes sur le sol, ouvrit d’un coup sec la portière côté passager puis jeta par-dessus son épaule : « Aide-moi ! »
Les hurlements du garçon ne cessaient que lorsqu’il s’efforçait de reprendre son souffle, et Diane ne put s’empêcher de penser que ce bruit devait être à lui seul douloureux à produire, que les poumons d’un enfant ne devraient pas être capables d’un son aussi horrible. Il battait des mains et des pieds, aussi lui attrapa-t-elle et lui immobilisa-t-elle les poignets, ce qui exigea d’elle davantage de force qu’elle ne s’y était attendue. À l’avant, Mme Rebka s’efforçait d’enfoncer la carte-clé dans sa fente. « Il vient juste de se mettre à hurler… je n’arrive pas à le calmer ! »
Le plus urgent était de se mettre à l’abri. « Démarrez la voiture, dit Diane.
— J’ai essayé ! Ça ne marche pas ! »
La tempête arrivait au-dessus d’eux, ce n’était plus quelques menaçants flocons de poussière, mais un front turbulent qui surgissait du désert avec une rapidité et une implacabilité effrayantes. Elle éclata avant que Diane puisse ajouter un mot et ils se retrouvèrent aussitôt engloutis dedans, s’étouffant dedans.
S’étouffant littéralement, Diane eut un haut-le-cœur, et même Isaac se tut dès qu’il inspira une bouffée de poussière. Toute lumière disparut, l’atmosphère devenant d’un noir et d’une densité impénétrables. Diane cracha une bouchée au goût infect qui lui bloquait la respiration et parvint à crier : « Il faut l’emmener à l’intérieur ! »
Mme Rebka avait-elle entendu ? Et Sulean ? Il fallait le croire, car la Martienne, silhouette à peine perceptible, aida Diane à soulever le garçon et à le porter dans le magasin d’alimentation. Mme Rebka les suivit, la main sur le dos de Diane.
Leur situation ne s’améliora guère une fois à l’intérieur. D’énormes rafales de cendres entraient par la lucarne brisée. Les deux femmes réussirent à mettre Isaac debout entre elles et il soutint même son propre poids tandis qu’elles cherchaient la réserve à l’aveuglette. Elles la trouvèrent, s’enfermèrent à l’intérieur, dans le noir complet, attendant que la poussière se dépose suffisamment pour leur permettre de respirer vraiment, s’apercevant que c’était bien pire que ce à quoi elles s’étaient attendues. Après toutes ces années, pensa Diane, est-ce ici que je suis venue mourir ?
Dès que la tempête éclata, il devint évident qu’Isaac et les trois femmes s’étaient retrouvés bloqués ailleurs.
Parce que, cette fois, « tempête » n’était pas qu’une abstraction. Ce n’est pas une vague chute de poussière, se dit Lise, genre averse de neige en début d’automne dans le Vermont. Ni un incompréhensible phénomène astrophysique que pourrait balayer la lumière du matin. À Port Magellan, cela aurait empêché la ville de fonctionner pendant plusieurs mois. C’était un déluge, une inondation, même dans l’Ouest profond, évacué, où il ne restait pas grand monde pour voir ce qui se passait et personne pour envoyer de l’aide.
Le pire, c’était l’obscurité. L’expédition ayant été divisée, ils disposaient seulement des deux torches électriques du véhicule qu’avait conduit Dvali. Bien que chargées à bloc et d’une durée garantie (d’après l’étiquette) de cent heures, leur puissance cumulée ne créait qu’une zone de lumière lamentablement réduite dans une immense et étouffante obscurité. Turk et le Dr Dvali tinrent à explorer les trois niveaux du bâtiment pour s’assurer que les fenêtres accessibles ne laisseraient pas entrer de poussière. Tâche effrayante et difficile, rappel permanent qu’ils se trouvaient absolument seuls dans ce bâtiment creux où hurlait le vent. Les cendres réussirent d’ailleurs à entrer quand même, envahissant les inéluctables fentes et fissures, se répandant hors des cages d’escalier. Leurs particules flottaient dans le rayon des torches, et leur puanteur s’immisçait dans l’air, dans leurs habits et dans leurs corps.
Ils finirent par s’installer dans une chambre au deuxième étage, où la fenêtre leur permettrait d’évaluer la situation à l’extérieur (si le matin revient, se dit Lise, si la lumière du soleil nous arrive à nouveau). Turk ouvrit avec son canif une boîte de corned-beef, qu’il servit sur des assiettes en plastique dénichées dans un des placards de la cuisine.
Lise en était arrivée à la conclusion que les ouvriers foreurs vivaient comme des étudiants de première année. Des étudiants en colère et dépressifs. Pièces à conviction A, B et C : les bouteilles vides éparpillées un peu partout, les tas d’habits abandonnés dans les coins, les matelas nus et les autels en papier déchiré à la gloire des Plus Gros Seins du monde.
Dvali parlait d’Isaac. Il en parlait depuis des heures, semblait-il à Lise, tracassé par son absence et par ce que pourrait signifier cette averse « pour son statut de communicant ». Tout cela commença à paraître plus qu’un peu dément à Lise, au point de la pousser à demander : « Si vous vous souciez autant de lui, vous auriez pu lui donner un nom de famille, vous ne croyez pas ? »
Dvali lui décocha un regard oblique. « Nous l’avons élevé collectivement. Mme Rebka l’a appelé Isaac, ça nous a paru suffisant.
— Vous auriez pu l’appeler Isaac Hypothétique, intervint Turk. Étant donné sa paternité.
— Je ne trouve pas ça drôle », protesta Dvali. Mais au moins, il se tut.
Les cendres tombaient plus épaisses que jamais. Lise les voyait derrière la fenêtre quand elle braquait une torche dessus, mais seulement comme un remous indifférencié de gris scintillant. Il y en a davantage qu’à Port Magellan, se dit-elle. Davantage qu’à Bustee.
Elle ne se donna pas la peine de réfléchir à ce qui pourrait pousser dedans.
L’atmosphère mit beaucoup de temps à se dégager, dans la réserve mal isolée de l’épicerie, et elle n’y parvint jamais tout à fait, mais Diane finit par remarquer qu’elle souffrait moins des poumons, qu’elle avait la gorge moins irritée, que son vertige devenait peu à peu supportable.
Combien de temps s’était-il écoulé depuis le début de la tempête ? Deux heures, dix ? Impossible de le savoir avec certitude. Il n’y avait plus de soleil, ni d’ailleurs plus la moindre lumière. Elles n’avaient pas eu le temps de récupérer des torches dans la voiture, ni même quoi que ce soit. Juste celui de fouiller l’étroite réserve (à tâtons et de mémoire) pour trouver de quoi se rincer la bouche pleine de cendres : une cachette de boissons gazeuses en bouteilles de plastique. Le liquide tiède moussa sur la langue et se mêla aux particules inhalées jusqu’à prendre un goût de flanelle carbonisée. Mais au moins, si on en buvait beaucoup, on arrivait ensuite à parler.
Les trois femmes entouraient Isaac, qui, allongé sur le sol de béton, respirait avec bruit. Isaac est devenu notre pierre de touche, se dit Diane. Il avait bu à plusieurs reprises quelques gorgées à l’une des bouteilles, mais était fiévreux – sa peau irradiait une chaleur nouvelle, effrayante – et n’avait pas pu ou voulu parler depuis le début de la chute de cendres.
Nous sommes comme les trois sorcières dans Macbeth, se dit Diane, et Isaac est notre chaudron bouillant.
« Isaac, appela Anna Rebka, Isaac, tu m’entends ? »
Isaac réagit par un mouvement des membres et un vague murmure, peut-être d’assentiment.
Diane savait qu’ils mourraient peut-être là, tous les quatre. Ce qui ne l’inquiétait pas spécialement, même si elle redoutait la douleur et le désagrément. L’un des avantages à devenir un Quatrième (et il n’y avait que des Quatrièmes dans la pièce, y compris Isaac, à sa manière) était l’atténuation de la peur de mourir. Après tout, elle avait vécu très longtemps. Elle avait des souvenirs du monde d’avant le Spin, de la Terre telle qu’elle n’existait plus et telle qu’elle l’avait connue dans son enfance, elle se souvenait de la dernière nuit de cette Terre-là : une maison, une pelouse, le ciel. À l’époque, elle croyait à l’existence d’un dieu, un dieu qui aimait le monde et de ce fait, lui donnait un sens.
Le dieu qui lui manquait, peut-être même celui auquel le Dr Dvali avait inconsciemment fait appel au moment de créer Isaac. Oh, elle avait déjà connu tout cela, ce désir insatisfait de rédemption : elle avait vécu avec, elle l’avait vécu. Cela avait été le moteur de son frère Jason tout comme celui de Diane. Les obsessions de Jason n’étaient guère différentes de celles de Dvali… sauf que finalement, Jason n’avait pas sacrifié un enfant sur l’autel, mais lui-même.
La respiration d’Isaac commença à devenir plus profonde et son corps se rafraîchit un peu. Diane s’interrogea sur la manière dont le garçon avait réagi à la chute de cendres. Bien entendu, le lien passait par les machines des Hypothétiques, les choses semi-vivantes qui naissaient de la poussière tombée, qui y habitaient, qui en sortaient. Mais qu’est-ce que cela signifiait, à quoi cela servait-il, qu’était-ce destiné à accomplir ?
Elle avait dû penser ces derniers mots tout haut – elle avait l’esprit encore un peu embrouillé –, car Sulean Moï dit : « Rien du tout, ce n’était déstiné à accomplir rien du tout. » Sa voix semblait un croassement rauque. « C’est ce que refuse d’admettre le Dr Dvali. Les Hypothétiques se composent d’un réseau de machines autoreproductibles. Tout le monde est à peu près d’accord là-dessus. Mais ils ne sont pas un esprit, Diane. Ils ne peuvent pas parler à Isaac, pas de la manière dont je te parle.
— Voilà qui est orgueilleux, lança Mme Rebka depuis son coin de ténèbres. Et inexact. Vous avez parlé au garçon mort, Esh, par l’intermédiaire d’Isaac. Vous n’appelleriez pas ça une communication ? »
La Martienne garda le silence. Comme c’est étrange d’en discuter dans l’obscurité complète, se dit Diane. Et comme c’est typique des Quatrièmes. Comment aurait-elle réagi dans une situation aussi difficile avant d’avoir reçu le traitement ? Sans doute aurait-elle été terrassée par la peur. Par la peur, la claustrophobie, et l’horrible bruit régulier de tamisage des cendres (mais elles étaient tellement davantage que des cendres) s’accumulant sur le toit, pesant sur les poutres et madriers du bâtiment.
« Il m’a dit se souvenir d’Esh, répondit enfin Sulean. Les machines aussi peuvent se souvenir. Un téléphone moderne a davantage de mémoire que certains mammifères. Je soupçonne les premières machines des Hypothétiques d’avoir été expédiées dans l’Univers pour rassembler des données, et je les soupçonne de continuer à le faire, de manière infiniment plus subtile. Pour une raison ou pour une autre, le souvenir d’Esh est devenu disponible pour les machines qui l’ont tué. Il est devenu une donnée, à laquelle Isaac arrive à accéder.
— Alors je suppose qu’Isaac en deviendra une aussi », dit Mme Rebka d’un ton soudain plus doux, et Diane songea qu’elle mettait là son cœur à nu. Mme Rebka savait qu’Isaac allait mourir, qu’il n’existait pas d’autre issue possible à son échange avec les Hypothétiques, et une partie d’elle-même avait accepté cette épouvantable vérité.
« Et il se souvient sans doute de Jason Lawton, ajouta Sulean Moï. N’est-ce pas la question que tu as à l’esprit, Diane ? »
Cette vieille chouette martienne était odieuse de perspicacité. Condamnée à s’exiler de sa planète, de son peuple, et même de son état de Quatrième, elle baignait dans l’amertume. Pire, elle avait raison. C’était la question que Diane n’avait pas osé poser. « Il vaut peut-être mieux que je ne le sache pas.
— Et le Dr Dvali ne le tolérerait pas. Il préférerait garder les épiphanies d’Isaac pour lui. Sauf que Dvali n’est pas là.
— Aucune importance, affirma Diane avec un vague sentiment de panique.
— Isaac, appela Sulean Moï.
— Arrêtez, intervint Mme Rebka.
— Isaac, tu m’entends ? »
Mme Rebka lui répéta d’arrêter, mais la voix d’Isaac s’éleva, légère, un murmure. « Oui.
— Isaac, demanda Sulean Moï, tu te souviens de Jason Lawton ? »
Pitié, non, pensa Diane.
Mais le garçon répondit : « Oui.
— Et que dirait-il s’il était là ? »
Isaac s’éclaircit la gorge, un bruit humide, évoquant une grenouille.
« Il dirait : Salut, Diane. Il dirait…
— Assez, supplia Diane. Je vous en prie.
— Il dirait : Fais attention, Diane. Parce que c’est pour bientôt. La dernière chose. »
Quelle dernière chose ? Mais elle n’eut même pas le temps de poser la question que la dernière chose sortit du calcaire et du soubassement loin sous leurs pieds. Elle secoua le bâtiment, elle fit osciller le sol, elle étouffa toute pensée, et elle ne s’arrêta pas.
Seul Isaac la vit arriver, car seul Isaac avait des yeux capables de la voir.
Il pouvait voir beaucoup de choses, même s’il en avait très peu décrit y compris à Mme Rebka et à Sulean Moï, ses amies les plus fiables.
Par exemple, il pouvait se voir lui-même. Il se voyait plus nettement que jamais dans l’obscurité totale de la réserve ensevelie. Pas vraiment son corps, mais en baissant les yeux, il voyait l’écheveau argenté de la présence des Hypothétiques en lui. Cela partageait son système nerveux, traçait des filaments incandescents et d’une extrême finesse qui se joignaient en faisceaux à la tige chatoyante de sa colonne vertébrale. Si les autres avaient pu le voir ainsi, cela les aurait sans doute horrifiées. Tout comme cela horrifiait une partie d’Isaac, celle simplement humaine. Mais cette voix était une présence de plus en plus discrète, et une voix dissidente le trouvait magnifique. Il ressemblait à de l’électricité. À des feux d’artifice.
Il voyait aussi les femmes – Mme Rebka, Sulean Moï, Diane –, mais celles-ci brillaient d’une lueur nettement moins puissante. Isaac supposait que cela venait du traitement de longévité, que celui-ci avait introduit en elles un peu (mais juste un peu) de vie des Hypothétiques. On aurait dit des lampes timorées dans le brouillard, tandis qu’Isaac… Isaac était un phare éblouissant.
Et il voyait aussi d’autres choses, derrière les murs.
Il voyait la chute de cendres. À ses yeux, c’était une tempête d’étoiles, chaque grain brillant de manière distincte et se fondant dans un éclat général, une atmosphère de luminosité. Brillante, oui, mais aussi, d’une certaine manière, transparente : il voyait à travers… Surtout vers l’ouest.
Les machines infiniment minuscules des Hypothétiques ne tombaient pas au hasard. Dans leur ensemble, leurs trajectoires se concentraient sur l’endroit où quelque chose de très vieux montait du soubassement rocheux du désert. Cette chose avait remué dans son sommeil comme un béhémoth paresseux et le sol avait tremblé, inclinant les derricks, brisant pompes et oléoducs. Elle avait remué et remué encore tandis que les cendres continuaient à tomber, poussée à une nouvelle activité par des signaux inconnaissables.
Et voilà qu’elle remuait encore, un soubresaut violent. La terre ne se contenta pas de trembler, cette fois, elle rugit, et même si la part simplement humaine d’Isaac ne voyait rien dans l’obscurité, le garçon entendit très distinctement le gémissement de la roche souterraine arrivant au point de rupture, le claquement et craquement des murs en train de s’effondrer. Il sentit une bouffée d’air fétide lui parvenir, puis sa respiration redevint laborieuse et douloureuse.
Mais rien de tout cela n’avait d’importance pour la partie de lui-même capable de voir.
C’est une machine, se dit-il en observant le grand engin se hisser hors de la nuit du désert à plus de deux cents kilomètres à l’ouest. Une machine, oui, mais vivante… c’était les deux à la fois. Les mots ne s’excluaient pas l’un l’autre. La voix en lui qui avait été celle de Jason Lawton dit : Une cellule vivante est une machine faite de protéines. Ce qui tombe du ciel et ce qui monte de la terre n’est que de la vie par d’autres moyens.
La structure géante s’extrayant de la terre à l’ouest ressemblait à l’Arc, du moins aux photos de l’Arc qu’avait vues Isaac. C’était un immense demi-cercle fait de la même matière que la poussière tombant d’au-delà du ciel, condensée et assemblée différemment, ses molécules et ses atomes inhabituels contrevenant à des lois naturelles pour lesquelles Isaac n’avait pas de nom, mais que le souvenir de Jason Lawton reliait à des mots comme « interaction forte » et « interaction faible ». C’était d’un éclat intrinsèque ravissant, un arc-en-ciel brillant de couleurs sans nom. C’était un Arc fait pour être traversé, mais qui ne menait pas sur une autre planète.
Des choses étaient en train de le traverser. Sortant des ténèbres absolues à l’intérieur de la structure, ténèbres que même Isaac n’arrivait pas à percer, des nuages lumineux s’élevèrent en direction des étoiles.
Diane continua à penser à Jason même une fois blessée.
Le tremblement de terre, série de chocs brutaux, fut presque insupportable dans l’obscurité. Elle comprit ce qui se passait, et parvint à étouffer sa peur au moins quelques instants. Puis le bâtiment commença à s’effondrer.
C’est du moins ce qu’elle déduisit de ses sensations : un coup violent sur son épaule droite et son cou, suivi d’un étourdissement avec perte de conscience, suivi d’un retour à la douleur, de nausées et d’une terrifiante incapacité à respirer. Elle chercha de l’air. Il en entra un peu dans ses poumons, mais pas assez. Loin de là.
« Ne bouge pas. » La voix était un croassement guttural. Mme Rebka ? Non, plutôt Sulean Moï. Diane voulut répondre, mais n’y arriva pas. Ses poumons ne voulaient que tenter faiblement de respirer par spasmes. Elle essaya de s’asseoir, ou au moins de se tourner sur le côté pour éviter de se vomir dessus.
Elle découvrit alors avoir tout le côté gauche du corps engourdi, mort, inutile.
« Une partie du plafond t’est tombée dessus », l’informa Sulean Moï.
Diane s’étouffa et eut un haut-le-cœur, mais rien ne sortit, ce dont elle s’estima heureuse. Et les secousses sismiques avaient cessé, tant mieux. Elle essaya d’évaluer ses propres blessures, mais son esprit manquait de lucidité pour cela, avec son corps si désespérément occupé à chercher de l’air. Elle souffrait. Et elle avait peur. Elle ne craignait pas particulièrement la mort, mais cela, oh, c’était moins supportable que la mort elle-même, c’était pourquoi les gens choisissaient de mourir, pour mettre fin à ce genre de souffrances.
Elle pensa à nouveau à Jason – pourquoi avait-elle pensé à Jason ? – puis à Tyler, son mari disparu. Même ces pensées-là devinrent ensuite trop lourdes à porter, et elle perdit à nouveau connaissance.
Isaac voyait que Diane avait été gravement blessée. Il s’en rendait compte même dans le noir : son éclat, déjà faible, s’était presque éteint. Comparée à Sulean Moï, Diane était une bougie vacillante.
Il avait du mal à se concentrer, envoûté comme il l’était par le paysage invisible tout autour de lui. Envoûté parce qu’il en faisait partie, il le devenait… mais rien d’urgent de ce côté-là. Maintenant que le nouvel Arc s’était assemblé dans l’Ouest – à partir de molécules des Hypothétiques, de granit, de magma, de souvenir –, il y avait une espèce de temps d’arrêt. Tout autour de lui, sur des kilomètres et des kilomètres, la toute nouvelle couche de poussière entra dans une nouvelle phase de métabolisme. Cela prendrait du temps. Isaac pouvait se permettre la patience.
Il surprit Sulean Moï et Mme Rebka en rampant sur tout ce qui était tombé au sol – madriers, morceaux de cloison sèche, fragments de mousse isolante et conduit d’aération en aluminium – jusqu’à l’endroit où Diane Dupree gisait prisonnière d’une lourde solive. Il avait les poumons qui peinaient et l’odeur fétide de la poussière dans la bouche, mais au moins parvenait-il à respirer, ce dont Diane semblait incapable, ou seulement au prix d’efforts importants. Il sut, en tendant le bras pour la toucher, qu’elle avait été blessée par les débris tombés du plafond.
Il voulut lui caresser les cheveux, comme Mme Rebka avait caressé les siens quand lui-même était malade, mais l’endroit au-dessus de l’oreille gauche de Diane s’enfonça sous ses doigts, qu’il retira tout poisseux.
Tyler Dupree était mort un jour du mois d’août, du long mois d’août d’Équatoria, deux ans plus tôt, deux longues années d’Équatoria.
Diane et lui étaient montés à pied au sommet d’une des crêtes onduleuses et abruptes du littoral, juste pour s’y asseoir et regarder la forêt descendre jusqu’à l’océan comme un grand drap d’un vert profond.
Ni elle ni lui n’étaient jeunes, tous deux avaient vécu la plus grande partie de leur vie prolongée comme Quatrièmes. Depuis peu, il arrivait à Tyler de se plaindre de fatigue, mais il avait continué à s’occuper des patients, surtout des jeunes hommes qui travaillaient comme casseurs (et souffraient parfois d’horribles blessures) et des villageois minang parmi lesquels Diane et lui s’étaient installés. Ce jour-là, il avait affirmé se sentir bien, et tenu à faire cette longue randonnée… « Je n’aurai sans doute rien qui ressemble davantage à des vacances », avait-il dit. Diane l’avait donc accompagné, savourant la pénombre des sous-bois et la luminosité des prés d’altitude, mais en restant vigilante, en observant son mari.
Les Quatrièmes avaient un métabolisme puissant, bien que réglé avec précision. On pouvait le pousser loin, mais comme toute chose physique, il avait un point de rupture. L’âge ne pouvait être indéfiniment différé, car le traitement lui-même vieillissait. Quand un Quatrième déclinait, tout son organisme avait tendance à lâcher d’un coup.
Comme c’était arrivé à Tyler.
Elle pensait qu’il pouvait s’en être rendu compte. D’où son insistance à faire cette randonnée. Ils allèrent à un endroit qu’il adorait mais auquel il avait rarement le temps de se rendre, une large étendue de granit et d’herbe de montagne. Ils étalèrent une couverture, puis Diane ouvrit son sac à dos et en sortit les trésors qu’elle avait mis de côté pour l’occasion : du vin australien, du pain des boulangeries de Port Magellan, du rosbif froid, des choses étrangères au régime alimentaire minang dont ils avaient pris l’habitude. Mais Tyler n’avait pas faim. Il s’allongea sur le dos, se servant d’une bosse de mousse comme oreiller. Il avait récemment perdu du poids et sa peau était pâle, alors qu’il s’exposait régulièrement au soleil. Diane lui trouva presque un air d’elfe.
« Je crois que je vais m’endormir », dit-il. Et c’est à cet instant-là, sous le soleil d’août, au milieu de l’odeur des rochers, de l’eau et de la terre noire, qu’elle sut qu’il mourait.
Une partie atavique en elle voulut le sauver, l’emporter en bas de la montagne tout comme lui-même l’avait quasiment transportée à l’autre bout des États-Unis quand elle était sur le point de succomber à une maladie mortelle. Mais il n’y avait pas de remède : on ne pouvait prendre qu’une fois le traitement des Quatrièmes.
Elle aurait tout le temps de le pleurer plus tard. Elle s’agenouilla près de lui et lui caressa la tête. Elle lui demanda : « Tu as besoin de quelque chose ? » et il répondit : « Je suis très bien comme ça. »
Elle s’allongea donc près de lui et le tint dans ses bras dans l’après-midi qui déclinait. Beaucoup plus tard, beaucoup trop tôt, le soleil se coucha, signalant l’heure du retour, mais seule Diane se releva.
Je suis très bien comme ça.
Mais n’était-ce pas Jason avec elle dans le noir ? Son frère Jason mort tant d’années plus tôt ? Non, c’était cet étrange garçon, Isaac, mais sa voix ressemblait tant à celle de Jason…
« Je peux me souvenir de toi, Diane. Si c’est ce que tu veux, je peux le faire. »
Elle comprit ce qu’il lui proposait. Les Hypothétiques se souvenaient de Jason, et elle aussi, mais la longue et lente mémoire des Hypothétiques était moins périssable, elle durait des milliards d’années Voulait-elle le rejoindre dans cette immensité ?
Elle essaya de tourner la tête, mais n’y arriva pas. Elle inspira, juste assez pour pousser un seul mot dehors :
« Non », dit-elle.
Turk dormait quand le tremblement de terre commença. Lise, le Dr Dvali et lui avaient étendu des matelas sur le sol de béton pour dormir, du moins pour essayer, et Lise s’était glissée près de lui durant la nuit, tous deux encore vêtus des habits puants qu’ils portaient depuis plusieurs jours, mais cela n’avait aucune importance. Elle se pelotonna contre ses reins, collant ses genoux aux siens, son haleine lui réchauffant la nuque et y hérissant les poils. Puis le sol se souleva comme une chose vivante et l’air s’emplit d’un mugissement tonitruant, dans lequel Turk ne distingua que le hurlement de Lise, parce qu’elle le poussait tout près de son oreille. Il parvint à se retourner pour la prendre dans ses bras – ils se cramponnèrent l’un à l’autre – pendant que le bruit enflait en un crescendo inconcevable et que la fenêtre soigneusement calfeutrée s’éjectait de son dormant pour venir se fracasser par terre. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à tenir bon tandis que le sol lui-même prenait de la gîte et tressautait comme une automobile qui rate un passage de vitesse.
Ils s’accrochèrent l’un à l’autre jusqu’à ce que cela cesse. Au bout de combien de temps, Turk n’en savait rien. Une éternité plus ou moins longue. Il en ressortit les oreilles bourdonnantes et le corps contusionné. Il inhala assez d’air respirable pour demander à Lise si ça allait, et elle en inspira à son tour assez pour répondre : « Je crois. » Turk appela alors le Dr Dvali, qui répondit avec un temps de retard : « J’ai mal à la jambe. À part ça, je vais bien. »
Le bruit et le vertige continuèrent bien après la fin des secousses, mais Turk recouvra peu à peu son sang-froid. Il pensa aux répliques sismiques. « On devrait peut-être essayer de sortir », lança-t-il, mais le Dr Dvali dit non, pas dans la tempête de cendres.
S’écartant de Lise pour tâtonner dans les détritus par terre, Turk finit par retrouver la torche qu’il avait laissée près du matelas : elle avait roulé jusqu’au mur de la fenêtre. Allumée, elle illumina une colonne de grains de poussière et de débris. La chambre était intacte, mais tout juste. D’une pâleur spectrale, Lise était recroquevillée sur le matelas, et Dvali, presque aussi pâle, assis dans un coin. Sa jambe gauche saignait à l’endroit où un objet pointu était tombé dessus, mais la blessure semblait sans gravité.
« Alors, on fait quoi ? » demanda Lise.
Dvali répondit : « On attend l’aube en espérant que ça ne recommence pas. »
Si l’aube revient, pensa Turk. Si le jour ou quelque chose qui y ressemble atteint à nouveau cette région paumée.
« Désolée d’être si terre à terre, dit Lise, mais il faut que j’aille aux toilettes. J’ai vraiment très envie. »
Turk braqua la torche sur la salle de bains attenante. « Le trône a l’air intact, mais évite de tirer la chasse. Et il n’y a plus de porte.
— Ne regardez pas, alors », dit-elle en rassemblant ses couvertures autour d’elle, et Turk pensa que tout serait beaucoup plus facile s’il ne l’aimait pas autant.
« De la lumière entre par la fenêtre », prévint-elle environ une heure plus tard, aussi Turk se dirigea-t-il vers l’ouverture, marchant avec précaution sur le verre brisé.
Les cendres avaient cessé de tomber, cela au moins était évident. Une chute aussi abondante que la veille les aurait étouffés, mais seuls quelques flocons égarés étaient entrés. L’air parut plus frais et moins sulfureux à Turk, ou peut-être s’y était-il juste habitué.
La lumière sur laquelle Lise avait attiré son attention était bien réelle… il la vit nettement dès qu’il éteignit la torche. Mais il était trop tôt pour l’aube, d’autant plus que cette lumière ne provenait pas du ciel. Elle montait de plus bas.
Elle montait des rues de ce petit avant-poste d’entreprise, des toits des bâtiments endommagés, du désert, de partout où les cendres étaient tombées. Il appela Lise et Dvali pour qu’ils viennent regarder.
En mer, Turk avait parfois vu le sillage de son navire luire dans la nuit, à cause des algues bioluminescentes brassées au passage. Spectacle toujours inquiétant, qui lui revenait maintenant à l’esprit, mais ce qui se passait là était encore plus étrange. Le désert, ou la poussière interplanétaire tombée dessus, irradiait une phosphorescence multicolore : des rouges de pierre précieuse, des jaunes ternes, des bleus luisants. Et les couleurs n’étaient pas fixes, elles ne cessaient de changer, comme celles d’une aurore boréale.
« C’est quoi, à votre avis ? » demanda Lise.
Le reflet des couleurs inondait le visage du Dr Dvali. Il dit, le souffle un peu court : « Je pense que personne d’autre n’a été aussi près de voir le visage des Hypothétiques.
— Et alors, qu’est-ce qu’ils font dans le coin ? » demanda Turk.
Mais même le Dr Dvali ne pouvait répondre à cette question.
À l’aube, ils purent mesurer la chance qu’ils avaient eue.
La plus grande partie de l’aile nord de l’immeuble s’était effondrée. Les couloirs s’achevaient en amoncellements de gravats ou débouchaient à l’air libre. Si on avait tourné à gauche et non à droite, se dit Turk, on serait ensevelis là-dedans.
Dès qu’il y eut assez de lumière pour s’orienter, ils redescendirent par l’escalier. La structure ne supporterait pas une autre secousse… « Et il faut qu’on trouve Isaac », dit Dvali.
Mais Turk ne savait pas trop comment y parvenir, parce qu’il était également devenu évident, à la lumière du jour, que la situation au sol avait changé.
Là où s’étalait auparavant le désert, il y avait désormais une forêt.
Du moins quelque chose qui y ressemblait.
Dvali boitait nettement dans l’escalier descendant jusqu’à la porte du côté intact de l’immeuble, mais il refusa de s’arrêter pour se reposer. Il fallait absolument, dit-il, retrouver Isaac et les autres. « Les autres » étant, soupçonna Lise, une espèce de note de bas de page dans son esprit. Pour Dvali, seul Isaac comptait, Isaac et l’apothéose des Hypothétiques, quoi que cela puisse signifier en fin de compte.
« Allez-y, ouvrez-la », dit Dvali en montrant la porte.
Lise et Turk avaient convenu qu’ils ne pourraient rien faire de plus utile qu’essayer d’arriver au centre commercial où ils avaient laissé Isaac et les trois femmes. Restait à savoir comment y arriver. Quand Lise avait regardé dehors à la lumière de l’aube, elle avait vu un paysage totalement transformé… ce qu’elle aurait pu appeler des cimes d’arbres, si les arbres étaient faits de tubes lustrés et de ballons de plage iridescents.
Et elle posa la même stupide question qui lui brûlait les lèvres : « Pourquoi ? À quoi ça sert ? Pourquoi maintenant, et pourquoi ici ?
— On peut encore le découvrir », répondit le Dr Dvali.
Turk pensa que si on pouvait prendre le passé comme règle, les pousses des Hypothétiques ignoreraient les êtres humains (à l’exception notable d’Isaac, qui n’était qu’en partie humain)… mais était-ce encore vrai ?
Il entrouvrit la porte de deux ou trois centimètres, et comme rien ne se précipitait pour entrer, il risqua un coup d’œil à l’extérieur.
De l’air frais lui effleura le visage. La puanteur sulfurique de la chute de cendres avait disparu. Les cendres aussi. Elles s’étaient entièrement transformées en forêt technicolor. Comparées à cela, les pousses vues à Bustee avaient été des jonquilles en train de faner dans un vent froid. Ceci était le cœur de l’été. Une sorte d’Éden des Hypothétiques.
Il ouvrit la porte tout grand et attendit. Lise et le Dr Dvali se bousculèrent derrière lui.
Les cendres étaient devenues une forêt de tiges portant des fruits globuleux au lieu de feuilles. Ces tiges, de plusieurs couleurs parmi lesquelles dominait toutefois un bleu cyanose, montaient à huit ou neuf mètres, à intervalles si resserrés qu’on ne pourrait passer entre elles que de profil. La taille des globes formant la cime allait de celle d’un bocal à poisson rouge ou d’un ballon de plage à quelque chose dans lequel un homme pourrait entrer se tenir debout sans se cogner la tête. Ils se pressaient les uns contre les autres, fléchissant légèrement aux endroits où ils entraient en contact, pour former une masse presque solide, mais translucide. Le soleil brillait à travers, faible et d’une iridescence mouvante.
Turk avança d’un pas hésitant. De là où il se tenait, il voyait le mur des quartiers des ouvriers jusqu’à l’endroit où ceux-ci s’étaient effondrés, avec les trois niveaux de l’aile nord réduits à moins d’un. Dieu a voulu qu’on n’y soit pas, pensa-t-il. Espérons qu’il s’est montré aussi clément avec Isaac et les femmes, dans le refuge qu’ils se sont éventuellement trouvé.
Les troncs (comme il commençait à les appeler en esprit) des arbres bizarres (encore que « lampadaires » n’aurait pas été moins approprié) prenaient racine dans le sol – fissurant et pénétrant la chaussée le cas échéant –, et Turk ne voyait pas assez loin, quelle que soit la direction, pour s’orienter vraiment. Tout se fondait, à une quarantaine de mètres, en un flou bleu scintillant. Pour trouver le centre commercial, dernière localisation connue d’Isaac et des femmes, il faudrait naviguer à la boussole et en se basant sur les indices qu’ils avaient juste sous les pieds.
« De quoi se nourrissent-ils ? demanda Lise à voix basse. Il n’y a pas d’eau, ici.
— Peut-être davantage que là où ils poussent d’habitude, répliqua Turk.
— À moins, intervint Dvali, d’un processus catalytique capable de se passer d’eau, d’un métabolisme d’un genre complètement différent. Ils ont dû évoluer pendant un milliard d’années dans un environnement bien plus rigoureux. »
Un milliard d’années d’évolution. Si c’est exact, se dit Turk, alors ces choses, en tant qu’espèce, si on peut utiliser ce mot, sont plus vieilles que l’humanité.
Ils avancèrent sans bruit dans la forêt des Hypothétiques, qui n’était toutefois pas complètement silencieuse. Ils ne sentaient pas le moindre vent, mais Turk supposa qu’il y en avait plus haut, les globes iridescents au sommet des troncs tubulaires s’entrechoquant parfois avec un léger bruit qui évoquait le choc d’un maillet en caoutchouc sur un xylophone en bois. Il y avait aussi du mouvement au niveau du sol : des petits tubes bleus, comme des racines, serpentaient à intervalles réguliers entre les arbres, détalant avec un mouvement de claquement de fouet dont la rapidité et la puissance pouvaient suffire à briser la jambe de qui en croisait un au mauvais moment. À deux reprises, Turk vit voltiger au-dessus de leurs têtes des objets semblables à du papier qui, parfois, touchaient les globes ou se fondaient en eux… des variantes de la chose qui avait attaqué Isaac à Bustee. En le prenant pour un des leurs, se dit Turk, ou peut-être n’était-ce pas une erreur.
Lise le suivait de près. Il l’entendait inspirer d’un coup chaque fois que quelque chose faisait du bruit ou voletait dans la lumière faible et mouvante. Il s’en voulait de cette peur qu’elle ressentait et de tout ce qu’elle pourrait avoir d’autre à subir avant qu’ils en aient fini avec cet endroit. Il se retourna pour lui dire : « Je suis désolé de t’avoir embringuée là-dedans. »
Elle ne le laissa pas terminer. « Tu te crois vraiment responsable d’une manière ou d’une autre de ce qui s’est passé ?
— De t’avoir emmenée dans ce fichu voyage dans l’Ouest, peut-être.
— J’ai fait mon choix. »
C’était vrai. Mais tout de même, se dit Turk. Elle est là à cause de moi. Le refrain de sa propre biographie lui apparut comme invoqué par la lumière douteuse : amours perdues ou dérobées, amis devenus ennemis, amis abîmés ou tués dans des bagarres de bar ou bien des accidents à bord. Voyez mes ponts qui brûlent, se dit-il. Voyez les larmes dans mon sillage. Il ne voulait pas de cela pour Lise. Il ne voulait pas lui faire franchir malgré elle les frontières du genre de vie qu’elle pouvait encore mener, une vie dans laquelle la gentillesse n’était pas passagère et où on pouvait espérer quelque chose de plus significatif que des nuits enfermé dans le cockpit d’un avion, des mois à coucher sous le pont d’un cargo puant, des années emprisonné dans la forteresse de sa propre tête pendant qu’elle attendait ce qu’il ne pouvait fournir et se laissait envahir d’abord par la déception, puis par l’amertume.
Il trouverait un moyen de la sortir de cette jungle, il se le promit, puis, s’il arrivait à rassembler le courage ou la cruauté nécessaires, il trouverait un moyen de la quitter.
C’est une communication, se dit Avram Dvali.
Il se dit aussi : c’est indéniable. Les Hypothétiques se trouvaient tout autour de lui, fraction infime mais significative du réseau qui constituait leur intelligence d’une immensité inconcevable. Ce n’est qu’un processus, avait dogmatiquement proféré la Martienne au cours d’une de leurs discussions, sans plus de signification que la floraison des pieds-de-loup ou des pervenches : quel que soit l’angle sous lequel on le considérait, il ne s’agissait que d’évolution, sans plus d’intelligence que l’océan. Mais elle se trompait. Il le sentait. Il ne comprenait pas, ne pouvait pas comprendre comment ces organismes poussaient ni quelle nourriture ils tiraient de la terre desséchée, mais une communication passait entre eux, il en était certain : ils n’avaient pas poussé au hasard, mais en suivant un signal de précipitation.
Il avait observé les cimes de la forêt. Les globes en grappe ne cessaient de changer de couleur, et il lui semblait qu’un globe, lorsqu’il changeait de couleur, influait sur celle de ses voisins immédiats, peut-être en fonction d’une règle ou d’un ensemble de règles, si bien que des motifs traversaient la forêt comme des vols d’oiseaux intangibles. C’était une communication, tout comme les cellules d’un cerveau humain communiquaient entre elles et produisaient à elles toutes le phénomène naissant de l’esprit. Il marchait dans l’architecture physique, peut-être, d’une grande pensée, une pensée qu’il ne pourrait jamais comprendre…
Mais peut-être Isaac le pourrait-il. Si Isaac était vivant, et s’il comprenait, enfin, la nature du don que lui avait fait Avram Dvali.
Il faisait chaud dans la réserve écroulée, et même s’il ne flottait presque plus de poussière – bizarrement, les décombres semblaient l’avoir absorbée –, aucun air frais ne circulait dans cet espace clos. Tôt ou tard, ça va poser un problème, se dit Sulean Moï, et sans doute plus tôt que tard. Elle devait aussi penser au corps de Diane Dupree. Si elle pouvait supporter de telles pensées.
Elle refit à quatre pattes le tour de la partie accessible de la pièce, les mains à la recherche de quelque chose d’encourageant : un courant d’air, un tas de gravats branlant de manière prometteuse. Et pour la deuxième fois, elle ne trouva rien.
Elle avait commencé à croire possible qu’elle meure dans cet endroit horrible de cette horrible planète, tandis que la hantait le fantôme d’Esh. Autrement dit, les Hypothétiques.
Auxquels elle ne croyait pas, du moins pas au sens où Avram Dvali croyait en eux. Les Hypothétiques étaient un réseau de machines autoréplicantes opérant dans l’espace. Une civilisation depuis longtemps disparue avait dû autrefois ensemencer son environnement local avec ces appareils, ou peut-être cela s’était-il produit à plusieurs reprises, genèse multiple sur des millions et des millions d’années. De toute manière, une fois la variable autoréplication introduite dans le milieu de l’espace interplanétaire et interstellaire, le processus de l’évolution était engagé… différent sur tous les points de l’évolution organique, sauf sur le principe. Tout comme l’évolution organique, le processus avait généré d’étranges et voyantes complexités. Même des dispositifs en apparence « fabriqués », comme la barrière Spin qui entourait la Terre, ou encore les Arcs qui reliaient des planètes séparées par d’immenses distances, n’avaient en fin de compte pas davantage d’intelligence intrinsèque que des constructions biologiques telles qu’un récif de corail ou une termitière.
La périodicité des chutes de cendres et les grotesques objets estropiés qu’elles produisaient en étaient des preuves suffisantes, d’après elle. On n’avait rien installé de plus en Esh – et en Isaac – qu’une tragique prédisposition aux tropismes extraterrestres. Esh ne pouvait être un « communicant » parce qu’il n’y avait personne avec qui communiquer.
On ne pouvait nier que l’évolution avait produit des esprits intelligents, et Sulean supposait possible que la longue évolution interstellaire des machines des Hypothétiques en ait produit aussi – localement, provisoirement. De telles intelligences, si elles existaient, n’étaient toutefois pas le processus, mais un sous-produit. Elles ne contrôlaient qu’elles-mêmes. Elles ne pouvaient être « les Hypothétiques » tels que les imaginait le Dr Dvali.
Cela continuait toutefois de la déconcerter que, manifestement, Isaac se souvienne d’Esh, mort bien des années avant sa naissance. Si Esh était devenu un souvenir dans l’écologie en réseau des Hypothétiques, un tel souvenir pouvait-il disposer de volonté ? Et quel était l’être, ou la chose, qui se souvenait ?
« Sulean… »
C’était Mme Rebka, qui refusait de s’éloigner d’Isaac. Sa voix sortit des ténèbres de leur tombeau étanche comme en provenance d’une distance infinie. « Oui, quoi ?
— Vous entendez ça ? »
Sulean mit ses pensées en sourdine et tendit l’oreille.
Un grattement intermittent. Le tac-tac-tac de quelque chose de compact tapotant la roche. Suivi par un autre grattement hésitant.
« Quelqu’un essaye de nous déterrer, expliqua Mme Rebka. Sûrement Avram et les autres, ils doivent savoir qu’on est là ! »
Tic-scratch-tic. Oui, peut-être, se dit Sulean. Mais Isaac lança alors, très soudainement et avec une netteté surprenante : « Non, madame Rebka. Ce n’est pas les autres gens qui veulent entrer. Ce n’est pas des gens du tout. C’est eux. »
Sulean se tourna vers l’endroit d’où lui arrivait la voix du garçon. Elle réprima sa propre peur pour demander : « Isaac, tu sais vraiment ce qui se passe ?
— Oui. » Il parlait sans la moindre excitation dans la voix. « Je les vois.
— Les Hypothétiques ? »
Un silence. « On peut les appeler comme ça.
— Dans ce cas, explique-moi, s’il te plaît, Isaac. Tu en fais partie, maintenant, non ? D’une manière qu’Esh n’a jamais connue. Dis-moi ce qui se passe. »
Pendant un moment, il n’y eut que le tic-scratch-tic sur les murs du bâtiment effondré dans lequel ils étaient piégés.
Puis Isaac se mit à parler.
Turk se servit des restes brisés de chaussée et de trottoir pour s’orienter dans la forêt extraterrestre qui, peu de temps auparavant, était encore une cité-dortoir pour ouvriers foreurs. Il parvint à retrouver le parking du centre commercial – lignes blanches, bitume fissuré –, d’où quelques minutes de marche leur suffirent pour gagner le bâtiment devant lequel ils avaient laissé Diane Dupree, Sulean Moï, Mme Rebka et Isaac.
Sauf qu’il n’y avait plus de bâtiment. Turk découvrit des décombres où les arbres avaient poussé plus serré, masquant encore davantage la faible lumière de ce qui était, désormais, l’après-midi. Il y avait là un remblai de débris de carrelage, de plaques de plâtre, de bois, de feuilles d’aluminium tordues en formes improbables. Derrière, dans la pénombre, des poutrelles d’acier se dressaient en rectangles squelettiques. Des prolongements des arbres, semblables à des racines, s’entortillaient sur certaines de ces poutrelles et colonnes.
« Dirigeons-nous vers l’extrémité sud du centre », dit-il. C’était l’emplacement ou l’ancien emplacement du magasin d’alimentation. « Il y a peut-être encore quelque chose debout là-bas. »
La forêt hantée, pensa Lise.
Oh ça oui, et pas qu’un peu.
Elle s’aperçut qu’elle déclamait en silence une phrase d’un livre de contes que son père lui avait lu quand elle était petite ; elle avait complètement oublié le livre et le conte, mais pas (de la voix mélodramatiquement traînante de son père) : Dans la sombre forêt ils s’enfoncèrent. Dans la sombre forêt ils s’enfoncèrent. Dans la sombre forêt d’arbres abritant des oiseaux qui ressemblaient à des feuilles de papier déchiré, la forêt de laquelle (un autre fragment du même conte) il leur fallait s’échapper, mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Parce qu’il y avait des loups, ou pire, et la nuit approchait, et elle ne savait pas comment en sortir. Elle voulait se précipiter hors des couvertures pour attraper la main de son père. Elle le voulait plus que tout.
Mais c’était impossible. Elle se réprimanda, cette fois avec la voix de sa mère : ne sois pas stupide, Lise. Redresse-toi. Marche droit.
Elle aurait marché droit sans voir l’amas de métal tacheté de plâtre devant lequel elle passait si Turk ne l’avait pas montré du doigt : c’était le tout-terrain que conduisait Mme Rebka au moment où les deux groupes s’étaient séparés. Elle reconnut l’acier ajouré des roues, très visible sur l’automobile renversée par un tronc droit comme une tige qui sortait de la chaussée fissurée. Le véhicule était désormais inutilisable, mais il aurait été de toute manière impossible de se servir d’une voiture tant que cette forêt ne redisparaissait pas dans le sol, ce qui ne semblait pas devoir arriver de sitôt. Si on part d’ici, se dit Lise, il faudra le faire à pied. Perspective peu engageante. La bonne nouvelle était qu’il n’y avait personne dans le tout-terrain : Isaac et les trois femmes ne se trouvant pas à l’intérieur, ils pouvaient être encore vivants quelque part.
« On n’est donc pas loin du magasin d’alimentation », déduisit Turk, et le Dr Dvali se précipita imprudemment quelques mètres plus loin, où on discernait vaguement les restes d’une devanture derrière un bosquet de pousses extraterrestres.
Le tremblement de terre n’avait pas épargné cette partie du centre commercial, et si les autres s’y étaient mis à l’abri, cela pouvait leur avoir coûté la vie. Fait si évident qu’il ne servait à rien de l’énoncer. Le Dr Dvali voulut se mettre à creuser tout de suite – si vain que puisse être de s’attaquer à trois à quelques tonnes de décombres – mais Turk dit : « Allons d’abord voir à l’arrière. La structure m’a l’air d’y avoir un peu moins souffert. »
Le dos voûté, Dvali resta encore un instant au bord des ruines, et pour la première fois, Lise ressentit une certaine sympathie à son égard. Toute la nuit, toute la matinée, elle s’était imaginé Isaac et les trois femmes blottis quelque part en lieu sûr : le groupe serait réuni, puis Turk et elle partiraient vers un havre de sécurité même si ces Quatrièmes déments tenaient à rester ici, au pays des aberrations. C’était son scénario le plus optimiste.
Il semblait désormais irréalisable. L’histoire pourrait se terminer en drame. Il pourrait n’y avoir aucun moyen d’échapper à la sombre forêt. Peut-être que pour Isaac et les trois femmes, se dit-elle, l’histoire est déjà terminée.
À première vue, l’arrière du centre commercial semblait moins endommagé que l’avant, mais uniquement parce que les quais de chargement en béton avaient résisté aux secousses. Au point de vue structurel, tout était en pagaille. Lise en fut démoralisée et le Dr Dvali parut refouler ses larmes.
Ce fut Turk qui, avec une résolution sinistre, continua à se frayer un chemin le long du champ de ruines, lui qui finit par se retourner en levant la main pour qu’ils cessent d’avancer, et par leur dire à voix basse : « Écoutez. »
Lise s’immobilisa. Elle entendit les palpitations habituelles de la forêt, auxquelles elle s’était presque habituée. Le vent s’était levé et les globes lumineux produisaient leur musique assourdie de bois entrechoqué. Mais derrière cela ? Ce bruit faible ?
Une espèce de grattement, de creusement.
Dvali lança : « Ils sont vivants ! Il le faut !
— Ne sautons pas aux conclusions, dit Turk. Suivez-moi en essayant de ne pas faire de bruit. »
Dvali était assez Quatrième pour refréner son nouvel accès d’optimisme. Laissant Turk ouvrir la marche, tous trois avancèrent à cinquante centimètres les uns des autres vers la source du grattement/creusement, de plus en plus perceptible à chaque pas. Lise sentit faiblir son optimisme : le bruit ne lui semblait pas naturel. Avec son rythme implacable, trop patient, quelque part, pour être totalement humain…
Puis Turk les arrêta à nouveau de sa main levée et leur fit signe d’approcher pour regarder.
Il y avait du mouvement sur l’un des quais de chargement endommagés. Mais comme Lise commençait à s’en douter, ce mouvement provenait des Hypothétiques. Une épaisse haie de ce que Dvali appelait « roses oculaires » avait poussé là, leurs yeux à pétales tous braqués sur les décombres. Autour d’elles, les arbres avaient produit une épaisse couche de racines mobiles qui se tortillaient, certaines très pointues, d’autres aplaties en lames spatulées. C’était cet ensemble de racines qui creusait. Surréaliste, pensa Lise avec un peu de vertige, surtout que les décombres ne contenaient pas seulement du béton, de l’acier et du plastique, mais des boîtes de céréales écrasées, des bouteilles de lait et des conserves. Elle vit un cirre bleu foncé s’enrouler autour d’une boîte de soupe de taille industrielle, froissant l’étiquette de papier rouge et blanche, puis la soulever pour permettre à l’œil-fleur le plus proche de l’examiner, et la passer ensuite à un autre tentacule qui la transmit à un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la boîte soit déposée sur le terril des décombres déjà dégagés.
Le processus était si obstinément implacable qu’il lui donna envie de rire. Elle préféra regarder, pendant ce qui lui sembla une éternité. Si les roses oculaires avaient conscience de leur présence, elles n’en laissaient rien paraître. Le patient creusement continua encore et encore. Grattant, sondant, tapotant et dégageant…
Elle réprima un hurlement quand Turk lui posa soudain la main sur l’épaule. « On devrait reculer un peu », chuchota-t-il. Cela lui parut une excellente idée.
Le soleil se couchait-il déjà ? Lise avait perdu sa montre quelque part en chemin, ou peut-être dans la cité-dortoir des foreurs. Elle détestait se dire que la nuit arrivait.
Dès qu’ils se sentirent libres de parler (mais toujours à voix basse, comme si les roses oculaires pouvaient les entendre, et pour ce qu’elle en savait, peut-être le pouvaient-elles), Turk dit à Dvali : « Désolé que le bruit ne vienne pas des femmes… »
Mais l’espoir continuait à briller dans le regard de Dvali. « Vous ne comprenez pas ? Ça veut dire qu’ils doivent être vivants là-dessous… du moins Isaac doit être vivant ! »
Car c’était Isaac que voulaient les Hypothétiques. Peut-être ces pousses n’étaient-elles pas douées de raison, individuellement ou collectivement, mais elles savaient que des rochers et des ruines les avaient séparées de l’un des leurs.
Elles voulaient Isaac. Mais qu’en feraient-elles quand elles le trouveraient ?
« On ne peut qu’observer, dit le Dr Dvali. Camper ici pour observer jusqu’à ce que le garçon sorte de là vivant. »
Sorte de là pour trouver la mort, songea Lise.
Dans les ténèbres de la réserve ensevelie, Isaac s’efforçait de se cramponner à ce qui restait de lui-même.
À l’extérieur de sa prison de décombres, il voyait la forêt lumineuse, une vaste prairie de lumière, et au milieu de celle-ci la structure d’une beauté insoutenable sortie du grès fracturé et du soubassement rocheux du désert, une chose à laquelle le souvenir de Jason Lawton voulut donner le nom d’« Arc temporel ». Inerte tout le long de son sommeil hibernal de dix mille ans, prisonnière de la roche, elle l’avait appelé depuis le point le plus à l’ouest du compas, avait désormais brisé ses propres liens pour se libérer de la terre puis acquis une taille et une puissance énormes, et si Isaac pouvait seulement traverser ces murs, il irait la retrouver.
« Isaac… »
La voix de la Martienne lui parvint comme de très loin. Il essaya de l’ignorer.
Il voyait l’Arc temporel, ainsi que d’autres choses. Il voyait, hélas, le corps de Diane Dupree. Elle était morte, mais sa partie non entièrement humaine, sa « Quatrièmeté », vivait encore un peu, essayait tant bien que mal de réparer son cadavre, ce qui, bien entendu, lui était impossible. Sa lumière vacillait comme la flamme d’une bougie restée si longtemps allumée qu’il n’en reste plus qu’une flaque de cire et un ultime bout de mèche. La partie Jason Lawton d’Isaac pleura Diane Dupree.
Ces souvenirs, ceux qui appartenaient à Jason et à Esh, avaient pris leur indépendance dans l’esprit d’Isaac, si bien que le garçon craignait de se perdre en eux. Je me souviens, pensait-il, mais les souvenirs étaient infinis, et seule une fraction de ceux-ci lui appartenait. Même le mot « je » avait désormais pris une double ou triple signification. J’ai vécu sur Mars. J’ai vécu sur Terre. Je vis sur Équatoria. Autant d’affirmations exactes.
Et il ne voulait pas refouler complètement les souvenirs contradictoires, parce qu’ils le réconfortaient autant qu’ils l’effrayaient. Qui l’accompagnerait dans le vortex de l’Arc temporel, sinon Jason et Esh ?
« Isaac, tu sais vraiment ce qui se passe ? »
Oui, il le savait, du moins en partie.
« Dans ce cas », et il se rendit compte que c’était la voix de Sulean Moï, l’amie d’Esh, celle d’Isaac, « explique-moi, s’il te plaît. »
Cette explication devait venir de Jason Lawton. Il se tourna vers Sulean, s’approcha d’elle, tendit la main vers elle dans le noir et prit la sienne, comme Esh ou Isaac auraient pu le faire, puis parla avec la voix de Jason.
« C’est une boucle intégrée aux cycles et aux saisons de… des Hypothétiques… » Des saisons, il ressentit la justesse du terme : des saisons à l’intérieur de saisons d’époques géologiques, le flux et le reflux de l’océan de vie de la galaxie. « Dans un… dans ce qu’on pourrait appeler un système solaire mature, les éléments des Hypothétiques accroissent leur masse, accumulent des informations, se reproduisent, jusqu’à ce qu’à un moment critique, les plus vieux des spécimens encore en vie subissent une espèce de sporulation… produisent des élisions condensées d’eux-mêmes qui ressemblent à des nuages de poussière ou de cendre… et ces nuages suivent de longues orbites elliptiques qui croisent la route de planètes où ils se rassemblent…
— Ils se sont rassemblés ici ? » demanda Sulean.
Ici, oui, dit-il ou pensa-t-il, sur cette planète rocheuse rendue habitable pour la civilisation potentielle à laquelle elle avait fini par être reliée…
« Ils nous connaissent, alors ? » demanda vivement Sulean Moï.
La question laissa Isaac perplexe, mais le souvenir de Jason Lawton sembla la comprendre. « Le réseau traite les informations sur des années-lumière et des siècles, mais certaines civilisations biologiques survivent assez longtemps pour qu’il les perçoive, oui, et les civilisations sont utiles parce qu’elles génèrent de nouvelles machines vivantes qui seront absorbées et comprises, ou…
— Ou dévorées, affirma Sulean Moï.
— Ou, d’une certaine manière, dévorées. Les civilisations produisent aussi autre chose qui intéresse le réseau.
— Quoi donc ?
— Des ruines, répondit le souvenir de Jason Lawton. Elles produisent des ruines. »
Dehors, derrière les murs de béton et de décombres opaques à la vision humaine, le ballet de souvenirs augmenta la cadence.
C’est au souvenir, dit-il à Sulean Moï, qu’eux-mêmes avaient affaire : dix millénaires de connaissances obstinément rassemblées et partagées, compressées dans les sphères formant les cimes de la forêt des Hypothétiques, des informations à collationner et à transmettre, dit Isaac, par l’Arc temporel, qui s’ouvrait pour avaler tout ce savoir : des représentations des orbites, du climat et de l’évolution de planètes locales, des représentations des millions de trajectoires entremêlées des corps cométaires glacés dont les machines des Hypothétiques avaient tiré et continueraient à tirer leur masse, des représentations des signaux reçus d’autres endroits de la galaxie et absorbés puis réémis.
« Pourquoi le souvenir ? voulut savoir Sulean Moï. Dans quel but ? Isaac… ce qui se souvient, c’est quoi ? »
Ce qui se souvenait, c’était la chose qu’il n’arrivait pas à voir, alors qu’il en voyait beaucoup d’autres. Jason Lawton lui-même ne pouvait répondre à la question posée par Sulean Moï. Ce qui se passait là n’était qu’un événement trivial dans le réseau, dans l’esprit de… de… oh, Diane, s’est-elle vraiment développée là-bas parmi les étoiles, cette chose en laquelle tu avais tellement envie de croire ?
« Isaac ! Tu m’entends ? »
Il retomba dans l’abîme de ses propres pensées.
De même qu’Isaac se souvenait de Jason, Jason se souvenait d’Isaac. La compréhension adulte que Jason avait du monde se superposait au vécu brut d’Isaac, d’où une espèce de double vision très perturbante.
Cela reflétait sa vie comme dans un miroir déformant. Mme Rebka, par exemple. C’était quelqu’un de proche de lui, quelqu’un en qui il avait confiance. Mais lorsque Jason examinait ces mêmes souvenirs, elle devenait froide, distante, beaucoup moins qu’une véritable mère. Pour Isaac, elle existait dans un monde au-dessus de tout jugement. Pour Jason, elle était coupable d’une grave insouciance morale.
Idem avec ses souvenirs du Dr Dvali, le dieu distant qui avait défini l’univers d’Isaac, et que Jason percevait comme un monstre possédé par une obsession.
Isaac voulait désespérément ne pas détester ces personnes. Et même la partie qui était Jason Lawton en lui gardait une certaine sympathie pour Mme Rebka. Elle avait aimé Isaac, malgré tous ses efforts pour ne pas le montrer, et Isaac comprit non sans une certaine honte à quel point il s’était montré difficile à aimer. Il lui avait renvoyé une indifférence délibérée, n’avait pas eu la sagesse de s’apercevoir de sa douleur et de sa persévérance.
Il s’en apercevait maintenant. Elle n’avait rien dit depuis plus d’une heure, et quand Isaac s’approcha d’elle pour s’asseoir à ses côtés, quand il la regarda avec ce qu’il avait commencé à considérer comme ses yeux d’Hypothétique, il découvrit pourquoi.
L’effondrement du bâtiment, durant le tremblement de terre, ne l’avait pas épargnée. Elle était blessée… à l’intérieur, là où ça ne se voyait pas, mais si gravement que même ce qu’elle avait de Quatrième n’arrivait pas à réparer les dégâts. Elle souffrait d’une hémorragie interne. Une aura cuivrée de sang flottait autour d’elle. Elle murmura son nom. Sa voix était plus faible que le bruit des Hypothétiques creusant et grattant les décombres… bruit devenu plus fort au cours des dernières heures.
« Je peux te prendre avec moi », affirma Isaac.
Entendant cela, Sulean Moï demanda : « Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Mais la mère d’Isaac se contenta de hocher la tête.
Il y eut alors une bourrasque d’air frais, et la lumière de la forêt extraterrestre dissipa l’obscurité.
« Il faut qu’on se trouve des points de repère avant le coucher du soleil », affirma Lise.
Turk, qui venait d’aider le Dr Dvali à monter un abri grossier contre un quai de chargement en béton, près (mais pas trop) des arbres fouisseurs, la regarda sans comprendre, puis, interprétant les regards qu’elle lançait sourcils froncés en direction de Dvali, répondit : « Ouais, t’as raison, on va le faire. » Il demanda au Quatrième de rassembler toutes les boîtes de conserve intactes qu’il dénicherait parmi les décombres pendant qu’il « partait en reconnaissance » avec Lise. Dvali le regarda d’un air soupçonneux – un Quatrième comme lui arrivait sans doute à reconnaître une demi-vérité à l’oreille –, mais hocha laconiquement la tête et leur fit signe de partir.
Turk repartit donc avec Lise le long du centre commercial effondré, passant bien à l’écart des fouilles, et dès qu’ils furent hors de voix, il s’étonna : « Des points de repère ? »
Elle avoua avoir surtout voulu s’éloigner de Dvali, ne serait-ce que quelques minutes. « Je me suis dit aussi qu’on pourrait monter au-dessus de ces arbres pour jeter un coup d’œil sur les environs.
— Et tu comptes faire ça comment ? »
Elle lui montra. Tout au sud du centre commercial, il restait un quadrilatère de murs extérieurs intacts auquel un escalier de secours en acier était toujours fixé. Elle dit l’avoir remarqué plus tôt dans la journée. Après examen, Turk jugea celui-ci assez solide pour supporter leur poids, et puis ouais, ce n’était sans doute pas une mauvaise idée d’inspecter les environs avant la nuit, tant qu’ils évitaient les imprudences. Ils montèrent donc jusqu’au toit et, dans la seule lumière de l’après-midi finissant, avancèrent sur une plate-forme en acier ajouré au-dessus des globes, d’où ils s’émerveillèrent de ce qu’ils virent.
Si elle rappelait à Lise celle qu’elle avait eue au matin depuis les quartiers des foreurs, la vue s’étendait cette fois dans toutes les directions, dont l’ouest – la direction d’Isaac, pensa-t-elle étourdiment – où quelque chose de monstrueux était sorti du sol.
Au-dessus des cimes de la Sombre Forêt, on distinguait facilement les ruines des structures humaines. La longue ligne du centre commercial effondré gisait en travers de la forêt tel un train ayant déraillé. L’immeuble où ils avaient passé la nuit montait entre les arbres comme la proue d’un navire échoué, et plus loin, Lise distinguait les silhouettes des derricks, des tours de craquage et des citernes. Quelque chose brûlait dans les champs pétroliers : le vent étirait une ligne de fumée noire sur l’horizon. Les pousses des Hypothétiques, qui tapissaient le désert dans toutes les directions et rayonnaient d’une lumière propre tout en reflétant celle du soleil couchant, lui parurent une mer de joyaux sombres. Elle se demanda quelle masse ces choses avaient dû extraire des cendres, du sol ou de l’atmosphère pour arriver à se développer, et s’il avait fallu évider l’ensemble du bassin intérieur d’Équatoria pour les construire. Elle vit aussi à l’ouest, dans l’éclat du soleil…
« Accroche-toi », lui conseilla Turk au moment où une bourrasque de vent faisait vibrer la plate-forme, mais elle se cramponnait déjà si fort à la rambarde qu’elle en avait mal aux doigts.
À l’ouest, quelque chose d’immense s’était levé. Une espèce d’Arc.
Lise était passée trois fois en bateau sous l’Arc des Hypothétiques : deux fois durant son adolescence, pour venir à Port Magellan avec ses parents (et en repartir sans son père), la dernière à l’âge adulte. Cet Arc-là, si impressionnant soit-il, avait été trop immense pour qu’on le perçoive comme une et une seule chose : on en distinguait le pilier le plus proche, montant en flèche jusqu’au-dessus de l’atmosphère, ou la partie qui continuait à refléter le soleil durant les premières heures de la nuit, éclat argenté flottant bien au-dessus de l’océan.
Ce qu’elle voyait maintenant était moins immense – elle le voyait en entier, U inversé sur fond de crépuscule –, mais sa taille n’en paraissait que plus évidente. Il devait mesurer des dizaines de kilomètres de haut, assez pour qu’une brume de nuages en pâlisse la courbe supérieure. Mais il semblait en même temps délicat, presque fragile : comment supportait-il son propre poids ? Plus important, que faisait-il là ? À quoi était-il destiné ?
Une bourrasque encore plus forte secoua la plate-forme, soufflant les cheveux emmêlés de Turk dans ses yeux. Lise n’aimait pas l’expression sur son visage quand il examinait cette chose à l’ouest. Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, il semblait perdu. Perdu, et un peu effrayé.
« On ne devrait pas rester là-dessus, dit-il. Avec ce vent. »
Elle en convint. La vue était magnifique, dans un style surnaturel, mais également intolérable. Elle impliquait trop de choses. Lise redescendit derrière Turk.
Ils firent une pause au pied de l’escalier, de retour sous les globes, comme des souris au milieu de champignons, se dit-elle, à l’abri du vent. Ils gardèrent le silence quelques instants.
Puis Turk plongea la main gauche dans la poche de son jean crasseux et en ressortit sa boussole, cette même boussole de surplus militaire au boîtier de cuivre cabossé qu’il portait le jour où il avait conduit Lise au-dessus des montagnes dans son avion. Il ouvrit le boîtier et regarda l’aiguille qui oscillait doucement, comme si elle hésitait sur l’alignement à prendre. Puis il saisit la main de Lise et posa la boussole sur sa paume.
« Pour quoi faire ?
— Je ne sais pas si cette putain de forêt se termine quelque part, mais si c’est le cas, tu auras sans doute besoin d’une boussole pour trouver la sortie.
— Et alors ? Il suffira que je te suive. Garde-la.
— Je veux que tu l’aies.
— Mais…
— Allez, Lise. Qu’est-ce que je t’ai offert, depuis qu’on est ensemble ? J’aimerais t’offrir quelque chose. Ça me ferait plaisir. Prends-la. »
Avec gratitude et un peu de gêne, elle referma les doigts sur le boîtier de cuivre froid.
« Je pensais à Dvali », lui confia Lise tandis qu’ils revenaient au camp. Elle savait déraisonnable d’en parler à voix haute, mais à eux tous, l’épuisement, le scintillement crépusculaire de la forêt (pas entièrement sombre, elle devait bien l’admettre) et l’étrange cadeau de Turk l’avaient rendue téméraire. « À cette communauté qu’il a mise en place dans le désert. D’après Sulean Moï, il y a eu d’autres tentatives de créer la même chose, mais on les a arrêtées à temps. Dvali devait bien le savoir, non ?
— J’imagine.
— Sauf que cette information n’avait pas l’air de beaucoup le gêner. Il a mis un tas de monde dans la confidence. Dont mon père.
— S’il s’était montré trop imprudent, ils l’auraient attrapé.
— Il a changé ses plans. Il me l’a dit. Il était censé installer sa colonie sur la côte ouest, mais il a changé d’avis après avoir quitté l’université.
— Il n’est pas idiot, Lise.
— Je ne pense pas qu’il soit idiot. Je pense qu’il ment. Il n’a jamais eu l’intention d’aller sur la côte ouest. Le plan de la côte ouest, c’était des conneries. C’était des conneries exprès.
— Peut-être, admit Turk. Quelle importance ?
— Des mensonges pour faire perdre sa trace à ses poursuivants. Tu vois où je veux en venir ? Dvali savait que la Sécurité génomique le recherchait, il devait bien se douter qu’elle viendrait voir mon père. Turk, il était assis juste à côté de moi quand il m’a dit qu’il savait que mon père était un homme de principes, quelqu’un de loyal qui ne dirait pas au DSG ce qu’il voulait savoir, sauf sous la contrainte la plus extrême. Dvali aurait pu le prévenir dès qu’il a su le DSG à Port Magellan, voire avant. Mais ce n’est pas ce qu’il voulait. Mon père n’était pas d’accord avec le projet de Dvali pour des raisons morales, alors Dvali s’en est servi comme d’un chiffon rouge.
— Il ne pouvait pas savoir que ton père se ferait tuer.
— Mais il devait bien savoir que ça pouvait arriver, et il s’attendait sûrement à ce qu’on le torture. Si ce n’est pas du meurtre, ça n’en est pas loin. » Meurtre indirect… le seul type de meurtre qu’un Quatrième était capable de commettre.
Elle ignorait ce qu’elle pourrait faire de cette pensée, qui avait commencé à brûler comme un feu de broussailles dans son esprit. Pourrait-elle à nouveau regarder Dvali en face ? Devait-elle lui dire ce qu’elle avait deviné, ou feindre l’innocence jusqu’à ce qu’ils aient échappé à cet endroit ? Et ensuite ? Existait-il une véritable justice pour les Quatrièmes ? Elle se dit que Diane Dupree pourrait répondre à cette question, ou Sulean Moï…
Si elles étaient encore en vie.
« Écoute », dit Turk.
Lise n’entendait que les cimes de la Sombre Forêt bruire dans le vent qui se levait. Turk et elle avaient regagné les quais de chargement, l’endroit où la sinistre haie de fleurs à yeux avait poussé, mais on n’entendait même plus cet exaspérant scratch-tac, parce que…
Elle écarquilla les yeux.
« Ça s’est arrêté », dit Turk.
Le creusement avait cessé.
Inquiet de voir le vent se lever, Avram Dvali ramassait des boîtes de conserve quand les bruits d’excavation cessèrent soudain. Il se redressa, glacé.
Sa première pensée fut : le garçon est mort. Les arbres des Hypothétiques avaient cessé de creuser parce que le garçon était mort. Et pendant un très long battement de cœur, cela ne lui sembla pas une simple possibilité, mais une vérité bordée de noir. Puis il songea : ou alors ils l’ont retrouvé.
Il lâcha ce qu’il tenait et courut vers les fouilles.
Dans sa hâte, il faillit percuter la haie de roses oculaires. L’une des plus grandes se tourna pour l’examiner d’un œil aussi indifférent qu’une perle noire. Il l’ignora.
Il fut stupéfait par la quantité de travail accomplie par les arbres fouisseurs depuis son dernier coup d’œil. Les racines spatulées étaient lentes, mais leurs tâtonnements et triages collectifs avaient dégagé un mur intact, et derrière lui, conduisant à l’intérieur, une ouverture dans l’amoncellement de décombres.
Il dépassa les roses oculaires, repoussa leurs tiges charnues, parce que, quelque part dans cette obscurité confinée, Isaac devait toujours être vivant, vivant et en pleine conversation avec les forces que Dvali adorait et redoutait depuis qu’elles s’étaient saisies de la Terre pour la sortir du temps : les Hypothétiques.
Les racines des arbres, qui s’étaient retirées de l’excavation pratiquée par leurs soins, gisaient entremêlées et immobiles à l’entrée de la pièce enfouie. Dvali hésita au seuil de l’ouverture, tout juste assez large pour lui. Il savait imprudent d’aller plus loin – il devait y avoir énormément, sans doute plusieurs tonnes, de décombres en équilibre sur le plafond partiellement intact, et rien pour soutenir celui-ci sinon quelques solives et quelques poutres qui gémissaient sous la charge –, mais il savait aussi qu’il ne pourrait pas s’en empêcher.
Le vent de plus en plus fort avait commencé à hululer dans les ruines avec une insistance de sirène.
Lorsqu’il avança d’un pas supplémentaire dans la pénombre, l’odeur infecte lui fit plisser le nez. Indubitablement, quelque chose était mort là-dedans. Le cœur lui manqua. « Isaac ! » appela-t-il. La faible lumière ambiante ne lui montra rien, puis ses yeux s’y adaptèrent et certaines formes apparurent.
La Martienne, Sulean Moï : était-elle morte ? Non. Elle leva les yeux vers lui du sol de cette pièce à demi effondrée, une expression horrifiée sur le visage, peut-être aveuglée par la soudaine lumière du jour. Quel enfer a dû être cet emprisonnement, se dit Dvali. Elle se traîna à quatre pattes vers l’ouverture et il voulut l’aider, mais ses pensées ne quittaient pas Isaac. Il aurait voulu avoir une lampe, une torche, n’importe quoi.
Le vent hurlait comme un chien blessé. Une poussière de plâtre se détacha du plafond. Dvali continua à s’enfoncer dans la puanteur et les saletés.
Le corps qu’il trouva ensuite était celui de Diane Dupree. La Quatrième venue du littoral était morte, et dès qu’il en eut la certitude, il continua d’avancer. Le plafond bas l’obligea à se courber. Mais plus loin dans les ténèbres, il vit enfin Isaac… vision saisissante : Isaac vivant, Isaac agenouillé au-dessus de la forme prostrée d’Anna Rebka.
Le garçon recula un peu à l’approche de Dvali. Ses yeux étaient lumineux : les paillettes dorées dans ses iris brillaient nettement. Même sa peau semblait émettre un peu de lumière. Il n’avait pas l’air humain… n’était pas humain, se rappela Dvali Anna. Rebka ne bougeait toujours pas. « Elle est morte ? demanda-t-il.
— Non », répondit Isaac.
« Laisse-la ! » cria Sulean Moï juste derrière l’entrée de la réserve ensevelie, dans la lumière de plus en plus faible du jour. « Isaac, laisse-la, sors, c’est dangereux ! »
Mais sortant de sa gorge sèche, son appel ressemblait à une supplique sans force.
Lorsque Dvali posa les doigts sur la gorge d’Anna pour y chercher un pouls, il sut aussitôt qu’il n’en trouverait aucun. Isaac se trompait, ou niait une vérité évidente. « Si, Isaac, fit-il doucement. Elle est morte.
— C’est juste son corps, répliqua le garçon.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Non sans hésitation, et à la stupéfaction de Dvali, l’enfant se mit à expliquer.
Ce vent, se dit Sulean Moï… il va nous tuer.
Elle vit Turk et Lise se précipiter vers elle dans l’amas de pousses extraterrestres, dans cette espèce de forêt… c’en fut presque trop pour elle, après ces heures de cécité dans la réserve ensevelie. Au-dessus de sa tête, des globes scintillant d’une manière étrange étaient reliés à ces… devait-elle les appeler des arbres ? Et une espèce de buisson de fleurs oculaires avait poussé à proximité, dont certaines tournaient leurs yeux stupides dans sa direction.
Le monde avait subi une transformation obscène.
Et le vent : d’où venait-il ? Il gagnait en intensité presque de seconde en seconde. Il tirait sur les ruines derrière elle, soulevait bien haut entre les arbres extraterrestres des cerfs-volants de plaques de plâtre abîmées et de toile goudronnée.
Elle tourna la tête vers la réserve et appela, cette fois de manière plus audible : « Isaac ! »
C’était le garçon qui comptait, pas cet idiot d’Avram Dvali.
« Isaac, sors ! »
Tandis que les décombres instables frémissaient et gémissaient.
Dvali comprit aussitôt ce que lui racontait le garçon. Cela allait un peu au-delà de ce qu’il avait longtemps imaginé… Isaac était devenu un intermédiaire avec les Hypothétiques, mais avec cette différence stupéfiante : il avait pu intégrer les souvenirs d’Anna Rebka avant sa mort. Elle vivait en lui. Tout comme Esh, l’enfant martien.
Il chuchota : « Anna ? »
Comme s’il pouvait la sommer de sortir du garçon à la manière d’un prestidigitateur invoquant un fantôme. Mais les yeux de l’enfant changèrent d’une manière indéfinissable, le coin de ses lèvres s’abaissa comme de dégoût, et il eut exactement la même expression que celle avec laquelle Anna le regardait depuis quelque temps.
Puis Dvali dit des mots qu’il n’avait pas prévu de prononcer, même s’ils étaient aussi logiques et aussi inévitables que le dernier pas sur une longue route :
« Prends-moi avec toi », dit-il.
Le garçon recula d’un pas en secouant la tête.
« Prends-moi avec toi, Isaac. Où que tu sois, où que tu ailles, prends-moi avec toi. »
Des poutres sous tension grincèrent comme si le poids du monde se trouvait en équilibre sur elles. Il y eut un bruit de coup de feu quand le bois craqua.
« Non », répondit l’enfant d’une voix calme et ferme.
Et c’était exaspérant. Exaspérant, car il était si près. Si près ! Et parce que la voix qui le refusait ressemblait tant à celle d’Anna.
Sulean Moï était allongée de tout son long près de la haie de fleurs oculaires. Lise ravala la peur que lui inspiraient les pousses des Hypothétiques pour la tirer à une distance plus sûre du champ de décombres tiraillés par le vent.
Turk se pencha sur la Martienne : « Où sont les autres ? »
Un instant, celle-ci sembla dans l’incapacité de répondre. Elle ouvrit la bouche, la referma. Elle est sous le choc, pensa Lise. « Morts, finit par réussir à dire la Martienne. Diane est morte. Anna Rebka…
— Et Isaac ?
— Vivant. Dvali est avec lui… à l’intérieur, là-dedans. Pourquoi est-ce qu’ils ne sortent pas ? C’est dangereux ! »
Turk se redressa pour embrasser du regard les gravats et l’ouverture étroite pratiquée par les arbres fouisseurs.
Lise le retint par le bras. Parce qu’il ne devait pas aller là-dedans, dans cette caverne chancelante, surtout pas.
Il se dégagea. Elle n’oublierait pas ce qu’elle ressentit quand son avant-bras lui glissa entre les doigts. Comme les souvenirs les meilleurs et les pires, celui-là resterait à jamais gravé dans sa mémoire. Jusqu’à la fin de ses jours, il reviendrait hanter ses longues nuits.
Mais elle ne put ni arrêter Turk ni se résoudre à le suivre.
Il faisait noir dans la réserve ensevelie. Turk faillit trébucher sur le corps de Diane Dupree avant de repérer Isaac et le Dr Dvali face à face devant une paroi d’étagères brisées et de parpaings fissurés. Dvali tendait la main pour attraper le garçon, qui reculait pas à pas, refusant qu’on le touche mais ne partant pas encore en courant, et Turk entendit Dvali le supplier à voix basse, il l’entendit malgré le rugissement de ce putain de vent qui, sorti de nulle part, semblait sur le point d’arracher le continent à ses gonds. Il avait vu assez de choses étranges dans la journée pour le reste de son existence, mais il assista à un nouveau miracle à faire froid dans le dos : la peau du garçon était devenue d’un blanc laiteux vaguement lumineux, son visage une lueur de bougie autour de ses yeux dorés, son corps une espèce de citrouille-lanterne aux côtes visibles sous le T-shirt déchiré et crasseux.
« Isaac », appela Turk, et le garçon se tourna vers lui. « Tout va bien. La porte est ouverte. Tu peux partir. »
Isaac le regarda avec reconnaissance.
Puis le vent fit un bruit évoquant la sirène d’un monstrueux navire en train de quitter le port, et toutes les ruines en équilibre au-dessus de leurs têtes commencèrent à tomber.
Sulean Moï serra Lise dans ses bras pendant que le bâtiment remuait et se tassait. Une vague de poussière de béton et de plâtre pulvérisé se déversa sur elles avant d’être emportée par l’horrible vent. « Restez par terre, intima Sulean. Vous ne pouvez pas les aider pour le moment. »
Lise se débattit encore un peu. Puis toute force la déserta, et Sulean serra la jeune femme contre son épaule en la berçant doucement. Cet effondrement final avait quelque chose de terriblement définitif, se dit Sulean. Personne n’a pu en réchapper.
Puis elle révisa son opinion.
Courbées par le vent, les roses oculaires fixaient solennellement leur attention sur quelque chose.
« Regardez », dit Sulean.
Patiemment, les arbres des Hypothétiques se remirent à creuser.