TROISIÈME PARTIE Dans l’Ouest

Quinze

Avant de pouvoir ajouter quoi que ce soit, en martien comme en anglais, le petit Isaac cessa de parler et sombra dans un sommeil dont on ne parvint pas à le tirer. Les Quatrièmes continuèrent à subvenir à ses besoins, mais ne purent traiter ni diagnostiquer son état. Les constantes vitales de l’enfant étaient stables et il ne semblait courir aucun danger immédiat.

Sulean Moï resta avec lui dans sa chambre. De l’autre côté de la fenêtre, le soleil brillait sur le désert, projetant des ombres effilées sur le sable alcalin. Deux jours passèrent. Un matin, comme cela arrivait parfois à cette époque de l’année, une tempête déboula des montagnes, couvercle de nuages d’un noir de charbon qui lâchèrent de nombreux éclairs et coups de tonnerre, mais seulement un peu de pluie. Au crépuscule, la tempête était repartie, laissant dans son sillage un ciel d’un turquoise éclatant et purifié. Une odeur fraîche et âpre flottait dans l’atmosphère. Et le garçon dormait toujours.

À l’ouest dans le désert, la brève averse avait fait naître des plantes chétives. D’autres choses fleurissaient peut-être aussi dans le vide. Des choses comme la rose oculaire d’Isaac.

Malgré son calme apparent, Sulean mourait de peur.

Le garçon avait parlé avec la voix d’Esh.

Elle se demanda s’il s’agissait de ce tremblement en présence de Dieu dont parlaient les textes religieux. Les Hypothétiques n’étaient pas des dieux – si elle comprenait bien la signification de ce mot simple mais d’une étrange élasticité –, mais ils étaient tout aussi puissants et tout aussi impénétrables. Elle ne pensait pas qu’ils avaient d’intentions conscientes, et même le mot « ils », grossièrement anthropomorphique, ne convenait pas. Mais quand « ils » se manifestaient, la réaction humaine habituelle consistait à se tapir et se cacher… la réaction instinctive du lapin face au renard ou du renard face au chasseur.

Deux fois dans ma vie, se dit Sulean : voilà mon fardeau à moi, d’assister à cela deux fois dans ma vie.

Elle sommeillait parfois sur sa chaise tout près du lit où reposait Isaac, dont la poitrine montait et redescendait au rythme de sa respiration. Elle rêvait souvent, des rêves plus agités et plus profonds qu’elle n’en avait eu depuis son enfance, et dans ceux-ci, elle se trouvait dans un désert différent, à l’horizon proche, au ciel d’un bleu sombre et pénétrant. Un désert avec des rochers, du sable et un certain nombre de pousses tubulaires ou anguleuses aux couleurs vives, comme la matérialisation des hallucinations d’un dément. Et bien entendu, il y avait le garçon. Pas Isaac. L’autre, le premier. Plus frêle qu’Isaac, avec une peau plus sombre, mais ses yeux, tout comme ceux d’Isaac, étaient devenus étranges, pailletés d’or. Il gisait là où il était tombé, abruti d’épuisement, et même si plusieurs hommes adultes accompagnaient Sulean, elle fut la première à oser approcher.

Le garçon ouvrit les yeux. Il ne pouvait rien bouger d’autre, ayant les bras, les jambes et le torse ligotés par des plantes rampantes ou des fibres flexibles. Les étranges pousses l’avaient immobilisé là, certaines lui étaient même passées à travers le corps.

Il était forcément mort. Comment quiconque pourrait-il survivre à un tel empalement ?

Mais il ouvrit les yeux. Il ouvrit les yeux et murmura :

« Sulean… »

Elle se réveilla, moire de sueur dans la chaleur sèche, sur sa chaise au chevet d’Isaac. Mme Rebka était entrée dans la chambre et la regardait.

« Réunion dans la salle commune, annonça cette dernière. Nous aimerions que vous y participiez, madame Moï.

— Oui, d’accord.

— Du changement dans l’état d’Isaac ?

— Aucun », répondit Sulean.

En pensant : Pour le moment.


Il ne s’agissait pas vraiment d’un coma. Simplement d’un sommeil, mais d’un sommeil profond de plusieurs jours. Isaac en sortit ce soir-là, et à son réveil, ne vit personne dans sa chambre.

Il se sentait… différent.

Plus vif que d’ordinaire : non seulement réveillé, mais davantage qu’il ne l’avait jamais été. Il avait l’impression de voir mieux, plus net. De pouvoir, s’il le voulait, compter les grains de poussière dans l’air, même sans autre source de lumière que sa lampe de chevet.

Il voulait partir vers l’ouest. Il se sentait attiré par ce qui se trouvait là-bas, même si cela n’avait pas de nom, du moins pas à sa connaissance. Une présence nouvelle, une présence qui le voulait et que lui-même voulait, avec une intensité proche de l’amour ou du désir sexuel.

Mais il ne quitterait pas la colonie, pas ce soir-là. Sa première longue marche, purement instinctive, n’avait rien donné, sinon la découverte de la rose, et la recommencer ne servirait à rien. Pas tant qu’il n’était pas plus robuste. Il avait néanmoins besoin d’échapper à l’atmosphère confinée de sa petite chambre. De sentir l’odeur de l’air et sa caresse sur sa peau.

Il se leva, s’habilla et descendit les escaliers, passa devant les portes fermées de la grande salle commune d’où sortaient les voix solennelles des adultes. Il sortit dans la cour. On avait posté une sentinelle au portail de derrière, sans doute pour empêcher Isaac de repartir. Mais le garçon resta de l’autre côté des bâtiments, dans le jardin clos.

La température était fraîche, ce soir-là, dans le jardin luxuriant. Il marcha entre les plantes, suivit le chemin de gravier du jardinier. Les plantes grasses nocturnes avaient fleuri, abondamment colorées malgré la vague lueur de la lune.

D’autres choses, plus petites, s’agitaient dans le sol là où la pluie y avait enfoncé les cendres.

Isaac plaqua sa paume sur une portion de terre nue. Le sol était chaud, retenant ce qu’il avait conservé de la chaleur du jour.

Dans le ciel, les étoiles brillaient comme du cristal. Isaac les regarda longtemps. Il y voyait des symboles presque intelligibles, des lettres formant des mots qui formaient eux-mêmes des phrases qu’Isaac parvenait presque (mais pas tout à fait) à déchiffrer.

Quelque chose effleura sa paume restée posée sur le riche terreau du jardin, aussi baissa-t-il à nouveau les yeux. Quand il retira la main, il vit le sol enfler et s’effriter un tout petit peu… un ver, pensa-t-il, sauf que ce n’en était pas un, mais quelque chose qu’il n’avait jamais vu de sa vie. La chose se hissa lentement hors de terre tel un doigt charnu et articulé. Peut-être une espèce de racine, mais qui poussait trop vite pour être naturelle. Elle s’étira en direction de la main d’Isaac comme si elle en sentait la chaleur.

Le garçon n’en avait pas peur. Ou plutôt, si. Une partie de lui en avait bel et bien peur, restait presque paralysée de terreur. La partie ordinaire de lui-même voulait battre en retraite, courir se réfugier dans sa chambre. Mais au-dessus, autour de cette partie ordinaire, il y avait ce nouveau sentiment de lui-même, intrépide et confiant, et le nouvel Isaac ne trouvait dans ce doigt vert pâle rien d’effrayant ni même d’inconnu. Il le reconnaissait, même s’il ne pouvait lui donner de nom.

Il lui permit de le toucher. Lentement, le doigt vert lui entoura le poignet. Isaac en retira une force curieuse, et il soupçonna l’inverse de se produire aussi. Il regarda à nouveau le ciel où brillaient des étoiles qui étaient des soleils. Chacune lui semblait désormais aussi familière qu’un visage, chacune avait sa couleur, son poids, sa distance et son identité propres, lui était connue sans qu’il en sache le nom. Et comme un animal flairant une piste, il se tourna une fois encore vers l’ouest.


Deux choses parurent évidentes à Sulean dès son entrée dans la salle commune. La première : qu’on avait beaucoup discuté en son absence… on l’avait fait venir pour témoigner, et non pour prendre part aux débats.

La seconde était l’atmosphère de tristesse collective, presque de deuil, qui régnait parmi les présents, comme s’ils comprenaient que la vie qu’ils s’étaient créée touchait à sa fin. Ce qui était sûrement le cas. Leur communauté ne pouvait plus guère exister longtemps : elle avait été créée pour enfanter et élever Isaac, processus qui s’achèverait sous peu… d’une manière ou d’une autre.

Elle se rappela que la plupart de ces gens avaient dû voir le jour avant le Spin. À l’instar des autres Quatrièmes terriens, c’étaient pour la plupart des universitaires, mais avec des exceptions, tels les techniciens contribuant à l’entretien des incubateurs cryogéniques, le mécanicien ou le jardinier. Tout comme leurs homologues martiens, ces Quatrièmes-là s’étaient détachés de la communauté générale. Ils ne ressemblaient pas aux Quatrièmes parmi lesquels Sulean avait grandi… mais c’était des Quatrièmes, cela se sentait à plein nez : si sombres, si imbus d’eux-mêmes, si aveugles à leur propre arrogance.

Avram Dvali, bien entendu, présidait la réunion. Il fit signe à Sulean de prendre place sur une chaise à l’avant. « Nous aimerions que vous nous expliquiez deux ou trois choses, madame Moï, avant que cette crise n’aille plus loin. »

Sulean s’assit bien droit sur sa chaise. « Je suis bien évidemment ravie de pouvoir être d’une aide quelconque. »

Installée en bout de table à droite du Dr Dvali, Mme Rebka lui lança un regard nettement sceptique. « J’espère que c’est vrai. Vous savez, quand nous nous sommes chargés d’élever Isaac, il y a treize ans, nous avons rencontré une certaine opposition…

— De l’élever, madame Rebka, ou de le créer ? »

Mme Rebka ignora l’interruption. « De l’opposition parmi les autres membres de la communauté des Quatrièmes. Nous avons agi en accord avec des convictions que tout le monde ne partage pas. Nous savons être une minorité, une minorité au sein d’une autre. Et nous savions que vous, madame Moï, étiez sur Terre à faire ce que vous faites pour les Martiens. Nous savions que vous finiriez par nous trouver, et nous étions prêts à nous montrer francs et sincères avec vous. Nous respectons votre lien avec une communauté bien plus ancienne que la nôtre.

— Merci, répondit Sulean sans dissimuler son propre scepticisme.

— Mais nous avions espéré que vous vous montreriez aussi franche avec nous que nous l’étions avec vous.

— Si vous avez une question, veuillez la poser.

— La procédure qui a créé Isaac a déjà été tentée.

— Oui, admit Sulean, en effet.

— Est-il exact que vous y avez plus ou moins assisté ? »

Cette fois, elle ne répondit pas tout à fait aussi vite. « Oui. »

L’histoire de son éducation avait beaucoup circulé parmi les Quatrièmes terriens.

« Voudriez-vous nous raconter cela ?

— Si je n’aime pas en parler, c’est surtout pour des raisons personnelles. Ce n’est pas un souvenir agréable.

— Permettez-nous d’insister », dit Mme Rebka.

Sulean ferma les yeux. Elle ne voulait pas se rappeler ces événements. Le souvenir lui en revenait trop souvent de lui-même. Mme Rebka avait toutefois raison, même si Sulean détestait devoir l’admettre : le moment était venu.


Le garçon.

Le garçon dans le désert. Le garçon dans le désert martien.

Le garçon était mort dans l’aride province méridionale de Bar Kea, assez loin de la station de recherche biologique où il était né et avait toujours vécu.

Sulean avait le même âge que lui. Elle n’était pas née dans la station du désert de Bar Kea, mais ne se souvenait pas d’un autre foyer. Sa vie avant Bar Kea se réduisait presque à une histoire racontée par ses éducateurs : celle d’une fille emportée, avec sa famille, par une inondation le long du fleuve Païa, et secourue cinq kilomètres en aval dans le filtre d’aspiration d’un barrage. Ses parents étaient morts, et la fillette, cette Sulean dont elle n’avait aucun souvenir, souffrait de blessures si graves que seule une très lourde intervention biotechnique avait pu la sauver.

Plus précisément, il avait fallu reconstruire la petite Sulean en se servant du même processus qui prolongeait la vie et créait les Quatrièmes.

Le traitement avait plus ou moins bien réussi. Son corps et son cerveau endommagés avaient été reconstitués conformément aux modèles inscrits dans son ADN. Pour des raisons évidentes, elle ne se souvenait de rien de sa vie avant l’accident. Son salut était une seconde naissance, et Sulean avait réappris le monde à la manière d’un petit enfant, réappris à parler et à ramper avant de se mettre (ou de se remettre) à marcher.

Ce traitement avait toutefois un inconvénient, ce qui expliquait pourquoi on ne s’en servait qu’exceptionnellement dans une intervention médicale. Il lui conféra la longévité habituelle, mais interrompit aussi le cycle naturel de sa vie. En arrivant à la puberté, chaque enfant martien développait les profonds sillons qui donnaient aux Martiens cette apparence si différente de celle des Terriens. Cela ne se produisit pas pour Sulean. Elle resta, selon les normes martiennes, quelqu’un d’asexué à la peau absurdement lisse, une enfant ayant trop grandi. Se regarder dans un miroir, aujourd’hui encore, ne manquait pas de lui rappeler quelque chose de rose et d’informe : une larve se tortillant dans une souche pourrie. Pour la protéger de l’humiliation, les Quatrièmes de la station du désert de Bar Kea, à qui elle devait son sauvetage, l’avaient accueillie et élevée. À la station, elle avait cent parents indulgents et aimants, ainsi que les collines desséchées de Bar Kea comme terrain de jeu.

Le seul autre enfant dans la station était le garçon appelé Esh.

Ils ne lui avaient pas donné d’autre nom, juste Esh.

On l’avait créé pour communiquer avec les Hypothétiques, même s’il donnait l’impression à Sulean d’à peine arriver à communiquer avec son entourage. Même avec Sulean, dont il appréciait de toute évidence la compagnie, il prononçait rarement plus de quelques mots. On gardait Esh à l’écart, et on n’autorisait Sulean à le voir qu’à des moments convenus.

Elle était néanmoins son amie. Peu lui importait qu’Esh ait un système nerveux soi-disant réceptif aux signaux obscurs d’êtres de l’espace, pas plus qu’il n’importait à Esh qu’elle-même soit rose comme un fœtus mort-né. Leur singularité les unissait et avait par conséquent perdu toute importance.

Les Quatrièmes de la station du désert de Bar Kea encourageaient cette amitié. Les silences réfractaires d’Esh et son intelligence apparemment à la limite inférieure de la normale les décevaient. Il se montrait appliqué, mais dépourvu de curiosité. Il restait assis les yeux grands ouverts dans les salles de classe conçues pour lui par les adultes et assimilait un volume appréciable d’informations, mais avec une totale indifférence. Le ciel regorgeait d’étoiles et le désert de sable, mais l’un et l’autre auraient pu échanger leur place, en ce qui le concernait. Qu’il parle aux Hypothétiques, ou que ceux-ci lui parlent, nul n’en savait rien. Il gardait sur le sujet un silence obstiné.

Esh ne s’animait jamais autant que seul avec Sulean. On les autorisait certains jours à quitter la station pour explorer le désert environnant. Sous surveillance, bien entendu – il y avait toujours un adulte en vue –, mais comparé aux espaces confinés de la station, c’était une liberté extravagante. Bar Kea était terriblement aride, mais les quelques pluies printanières formaient parfois des flaques entre les rochers, et Sulean adorait les petites créatures qui nageaient dans ces mares éphémères : de minuscules poissons qui, comme des graines, s’entouraient d’un kyste d’hibernation quand l’eau s’évaporait, pour revenir aussitôt à la vie durant les rares pluies. Elle aimait prendre l’eau peuplée dans le creux de ses mains, et Esh regardait avec un émerveillement muet les choses se tortiller et lui glisser entre les doigts.

Esh ne posait jamais de questions, mais Sulean prétendait le contraire. À la station, on ne cessait de l’éduquer, de l’inciter à écouter ; seule avec Esh, elle devenait l’enseignante, lui le public captivé et silencieux. Elle lui expliquait souvent ce qu’elle avait appris durant la journée ou la semaine.

Les gens n’avaient pas toujours vécu sur Mars, lui dit-elle un jour alors qu’ils flânaient parmi les rochers poussiéreux écrasés de soleil. Des années et des siècles auparavant, leurs ancêtres étaient venus de la Terre, une planète plus proche du Soleil. On ne pouvait la voir directement, parce que les Hypothétiques l’avaient enfermée dans une barrière obscure, mais on savait qu’elle était là, grâce à la lune qui tournait autour.

Elle mentionna les Hypothétiques (que les Martiens appelaient Ab-ashken, un mot composé des racines pour « puissant » et « lointain ») tout d’abord avec précaution, en se demandant comment il allait réagir. Elle le savait en partie Hypothétique lui-même et ne voulait pas l’offenser. Mais le nom ne provoqua aucune réaction particulière, rien que son habituelle indifférence vide. Sulean se sentit donc libre de pontifier, d’imaginer, de rêver. Même à l’époque, les Hypothétiques la fascinaient.

Ils vivent dans les étoiles, plus loin que tout ce qu’on connaît, dit-elle au garçon.

Bien entendu, Esh ne répondit pas.

Ce ne sont pas vraiment des animaux, plutôt des machines, mais qui croissent et se reproduisent.

Ils font des choses sans raison apparente, lui dit-elle. Ils ont mis la Terre dans une bulle de temps ralenti il y a des millions d’années, mais personne ne sait pourquoi.

Personne ne leur a jamais parlé, dit-elle, sauf peut-être toi, j’imagine, et personne ne les a vus. Mais de temps en temps, il en tombe des morceaux du ciel, et des choses étranges se produisent


Il en tombe des morceaux du ciel : cette information provoqua une grande consternation parmi les Quatrièmes du Dr Dvali.

Celui-ci s’éclaircit la gorge : « Les Archives martiennes ne mentionnent aucun événement de ce genre.

— Non, reconnut Sulean. Et nous n’en avons jamais parlé non plus dans nos communications directes avec la Terre. Même sur Mars, ça se produit rarement… tous les deux ou trois siècles.

— Excusez-moi, dit Mme Rebka, mais il se produit rarement quoi ? Je ne comprends pas.

— Les Hypothétiques existent dans une sorte d’écologie, madame Rebka. Ils s’épanouissent, fleurissent puis dépérissent, et le cycle se répète encore et encore.

— Par les Hypothétiques, fit le Dr Dvali, j’imagine que vous voulez dire leurs machines.

— La distinction n’a peut-être aucun sens. Rien ne prouve que leurs machines autoreproductrices ne soient pas contrôlées par leur propre intelligence répartie et leur propre évolution contingente. Bien entendu, les déchets de leurs vies circulent dans le système solaire. Périodiquement, ils sont capturés par la gravitation d’une planète intérieure.

— Pourquoi ces choses ne sont-elles pas tombées sur Terre ?

— Avant le Spin, la Terre existait dans un système solaire beaucoup plus jeune. Il y a cinq milliards d’années, les Hypothétiques venaient à peine de s’établir dans la ceinture de Kuiper. S’il est arrivé à leurs machines d’entrer dans l’atmosphère terrestre, cela a été un événement rare, isolé. On a suffisamment signalé de lumières flottant dans le ciel ou d’étranges objets aériens pour laisser croire que c’est peut-être bien arrivé, de temps en temps, même si personne n’a compris ce qui se passait vraiment. La mise en place de la barrière Spin a exclu toute chute de ce genre, et aujourd’hui encore, la Terre est protégée des radiations excessives du Soleil par une membrane d’un type différent. Mars, pour son bonheur ou son malheur, est davantage exposée. Les Martiens ne sont pas arrivés comme des étrangers dans l’époque moderne, Dr Dvali. Nous nous sommes développés et avons évolué pendant des millénaires en connaissant l’existence des Hypothétiques et en sachant qu’en réalité, le système solaire leur appartenait.

— Les cendres qui nous sont tombées dessus, demanda Mme Rebka d’une voix pressante qu’enrouait une certaine hostilité, c’était le même phénomène ?

— Vraisemblablement. Tout comme les choses qui poussent dans le désert. Il est tout naturel de présumer qu’il y a eu des Hypothétiques dans le système solaire de cette planète pendant des siècles et des siècles. Les pluies annuelles de météorites sont plus probablement leurs détritus que les simples restes d’anciens corps célestes. La chute de cendres en a été un exemple particulièrement dense, peut-être à cause d’une exfoliation récente. Comme si on avait traversé un nuage de… de…

— De cellules mises au rebut, suggéra le Dr Dvali.

— De cellules, oui, en un sens, dont ils se sont dépouillés, peut-être débarrassés, mais pas forcément inertes ni complètement mortes. Il reste un métabolisme partiel. » D’où la rose oculaire et les autres pousses abortives et éphémères.

« Votre peuple a dû étudier ces restes.

— Oui, bien entendu, dit Sulean. En fait, nous les avons cultivés. Une bonne partie de notre biotechnologie provient de nos études de ces choses. Le traitement de longévité a un rapport lointain avec les Hypothétiques. La plupart de nos médicaments comportent un élément de leur technologie… voilà pourquoi nous les cultivons à des températures cryogéniques qui simulent le système solaire externe.

— Et le garçon martien… tout comme Isaac, j’imagine…

— Le traitement qu’eux ont reçu est bien plus proche de la matière première des appareils des Hypothétiques. J’imagine que vous pensiez à un médicament purement humain ? À un autre exemple de la merveilleuse biotechnologie martienne ? Ça l’est, en un sens, d’ailleurs. Mais c’est aussi davantage. C’est aussi quelque chose d’inhumain, d’incontrôlable par nature.

— Et pourtant, Wun Ngo Wen a apporté un stock de semences sur Terre.

— Si Wun Ngo Wen avait découvert la culture plus ancienne et plus sage que nous supposions tous exister sur Terre, je suis sûre qu’il aurait fait preuve de franchise quant à leurs origines. Mais il a malheureusement découvert quelque chose de bien différent. Il a confié nombre de nos secrets à Jason Lawton, qui a eu l’imprudence de les tester sur lui-même… et de les faire circuler parmi des gens en qui lui-même avait confiance, mais qui ne se sont pas révélés plus prudents. »

Sulean n’ignorait pas le choc qu’elle venait de provoquer dans l’assistance. Ces noms, Wun Ngo Wen et Jason Lawton, se prononçaient avec révérence entre Quatrièmes terriens. Mais ils étaient humains, après tout. Sujets au doute, à la peur, à la convoitise et aux décisions hâtives qu’on a tout loisir de regretter ensuite.

« Tout de même, finit par dire le Dr Dvali, votre peuple aurait pu nous dire…

— Ce sont des choses de Quatrièmes ! » La véhémence de sa réplique la surprit elle-même. « Vous ne comprenez pas. Ce n’est pas zuret… » Elle ne pouvait traduire avec précision ce terme et toutes ses nuances. « Ce n’est pas correct, ce n’est pas convenable de les partager avec des non-modifiés. Les non-modifiés ne veulent pas savoir, c’est aux personnes très âgées de se soucier de cela : en acceptant le fardeau de la longévité, ils acceptent aussi ce fardeau-là. Mais je les aurais partagées avec vous, Dr Dvali, avant le début de votre projet, si vous ne vous étiez pas si bien caché. »

Elle ne pouvait toutefois espérer être comprise par ceux à qui elle s’adressait et qui avaient vu le jour dans cette jungle bruyante qu’était la Terre. Même leur Quatrième Âge était étranger. Le dernier état de la vie, les décennies facultatives ne signifiaient rien d’autre pour eux que quelques années d’existence supplémentaires. Sur Mars, tous les Quatrièmes se voyaient rituellement séparés du reste de la population. En entrant dans le Quatrième Âge – sauf à y entrer, comme Sulean, dans des circonstances exceptionnelles –, on en admettait les contraintes et on acceptait de vivre en reclus, conformément aux traditions. Les Quatrièmes terriens avaient essayé de recréer certaines de ces traditions, et ce groupe en particulier s’était retiré dans une espèce de sanctuaire au milieu du désert, mais ce n’était pas comparable… ils n’en comprenaient pas le fardeau, ils n’avaient pas été initiés à la connaissance sacrale.

Ils manquaient, paradoxalement, de l’épouvantable austérité monastique des Quatrièmes martiens. C’était ce qu’avait détesté Sulean chez les Quatrièmes l’ayant élevée. Sur Mars, les Quatrièmes se déplaçaient comme dans les couloirs invisibles d’un très ancien labyrinthe. Ils avaient échangé la joie contre une gravitas poussiéreuse. Mais cela valait quand même mieux que cette insouciance anarchique… tous les vices de l’humanité terrienne, inutilement prolongés.

Sentant peut-être son trouble, le Dr Dvali demanda : « Mais l’enfant ? Dites-nous ce qui est arrivé à Esh, madame Moï. »


Il était arrivé au garçon quelque chose de simple et terrible à la fois. Tout avait commencé par la chute de débris des Hypothétiques en provenance du système externe.

Chute pas tout à fait inattendue. Les astronomes martiens suivaient depuis quelques jours la progression du nuage de poussière. L’événement excitait tout le monde. On avait autorisé Sulean à grimper jusqu’à un grand parapet de la station de Bar Kea, qui avait servi de forteresse dans la dernière des guerres cinq siècles auparavant, pour assister à la chute flamboyante.

Un tel événement ne s’était pas produit depuis deux générations, et Sulean ne fut pas la seule à monter sur les remparts pour jouir du spectacle. La station avait été construite adossée à la crête des monts Omod, et les plaines arides au sud, sur lesquelles tomberaient la plupart des débris, s’étalaient sous les cieux nocturnes, mystérieuses et vierges de toute route. Cette nuit-là, des étoiles filantes traversèrent le ciel comme des filaments de feu, et Sulean assista bouche bée à ce spectacle jusqu’à ce qu’une inopportune envie de dormir s’empare d’elle et qu’un des adultes lui pose la main sur l’épaule avant d’aller la coucher.

Monté lui aussi sur le parapet, Esh observait les lueurs vertes et dorées des débris en train de tomber sans pour autant manifester la moindre réaction.

Une fois couchée, Sulean s’aperçut qu’elle n’avait soudain plus sommeil du tout. Elle resta longtemps allongée à penser à ce qu’elle venait de voir. Elle pensa aux débris accumulés des machines ab-ashkens, ces choses qui mangeaient de la glace et du rocher, qui mettaient de longs millénaires à vivre puis à mourir dans des endroits isolés très éloignés du Soleil, et dont les restes brûlaient en traversant l’atmosphère. Ces débris survivaient parfois en quantité suffisante pour commencer une espèce de nouvelle vie abortive… les livres d’histoire décrivaient des pousses curieuses d’une nature incomplète et bizarrement mécanique, inadaptées à la chaleur et à l’atmosphère (pour eux) corrosive de la planète. Cela se reproduirait-il ? Dans ce cas, y assisterait-elle ? D’après les astronomes, la majeure partie des débris ne tomberait pas très loin de la station de Bar Kea. Fascinée par les Hypothétiques, Sulean avait terriblement envie de voir un exemple vivant.

Tout comme Esh, apparemment.

Le lendemain matin, il régnait un émoi considérable dans la station. Esh était agité… il avait pleuré pour la première fois depuis sa petite enfance, et l’une des personnes s’occupant de lui l’avait trouvé en train de se cogner la tête contre le mur sud de sa chambre. Une influence invisible avait pulvérisé sa placidité coutumière.

Sulean voulut voir Esh – exigea même qu’on la laisse le voir, quand elle apprit cela –, mais on le lui refusa, et ce plusieurs jours d’affilée. On appela des médecins au chevet d’Esh : le garçon était régulièrement pris de fièvre et sombrait dans des sommeils aussi profonds qu’impénétrables. Quand il ne dormait pas, il voulait absolument qu’on le laisse sortir.

Il avait cessé de s’alimenter, et le jour où on autorisa enfin Sulean à entrer dans sa chambre, elle eut du mal à le reconnaître. Jusque-là potelé, joufflu et ne paraissant pas son âge, Esh était désormais émacié, avec des yeux étrangement pailletés d’or et enfoncés plus profond dans son crâne osseux.

Elle lui demanda ce qui n’allait pas, sans espérer de réponse, mais il la surprit en disant : « Je veux aller les voir.

— Quoi ? Qui ? Qui veux-tu aller voir ?

— Les Ab-ashkens. »

La voix timide du garçon donnait au nom une sonorité encore plus étrange. Sulean sentit un frisson la parcourir du creux des reins jusqu’au sommet du crâne.

« Comment ça, tu veux aller les voir ?

— Dans le désert, précisa Esh.

— Il n’y a rien, dans le désert.

— Si. Les Ab-ashkens. »

Il se mit alors à pleurer, et Sulean dut sortir. L’infirmière qui s’occupait d’Esh la suivit dans le couloir pour lui confier : « Ça fait des jours qu’il demande à sortir de la station. Mais c’est la première fois qu’il parle des Ab-ashkens. »

Étaient-ils vraiment là, dehors, ces Hypothétiques, ces Ab-ashkens, ou du moins leurs restes fragmentaires ? Sulean posa la question à l’un des adultes s’occupant d’elle, un vieillard frêle qui avait été astronome avant de devenir Quatrième. Il lui répondit qu’il y avait en effet eu de l’activité dans le Sud et lui montra une série de photographies aériennes prises au cours des jours précédents.

Elles montraient un désert assez semblable à celui s’étendant devant Bar Kea : du sable, de la poussière et des rochers.

Mais avec, niché au creux d’une large déclivité, un ensemble d’objets si peu naturels qu’ils défiaient toute description. Des choses à demi construites et follement incomplètes, sembla-t-il à Sulean… des tubes aux couleurs vives, des miroirs hexagonaux chromés, des sphères à cavités, nombre de ces objets reliés les uns aux autres comme les parties d’un impossible et énorme insecte.

« Ça doit être là qu’il veut aller, dit Sulean.

— Possible. Mais nous ne pouvons pas le permettre. Ce serait un trop grand risque. Il pourrait lui arriver quelque chose.

— C’est bien ce qui a l’air de se passer ici. On dirait qu’il est en train de mourir ! »

Son tuteur haussa les épaules. « Ce n’est ni à toi ni à moi d’en décider. »

Peut-être pas. Mais Sulean avait peur pour Esh. Comme ami, il ne valait pas grand-chose, mais elle n’en avait pas d’autre. On ne devrait pas le retenir contre son gré, et Sulean avait très envie de le libérer. Elle essaya d’imaginer des moyens d’y arriver, de se glisser dans sa chambre pour l’en faire sortir subrepticement… mais il y avait toujours du monde dans les couloirs de la station, et Esh restait surveillé en permanence.

Surtout qu’on ne l’autorisait plus à le voir souvent, et sa vie semblait vide sans la présence muette d’Esh. Parfois, en passant devant la chambre du garçon, elle grimaçait en l’entendant pleurer ou crier.

La situation n’évolua pas pendant quelques interminables journées inondées de soleil. Dehors dans le désert, lui apprit son tuteur, les pousses ab-ashkens avaient fleuri et commençaient à se faner, inadaptées comme elles l’étaient à cet environnement. Mais le frénétique désir d’Esh ne cessait de croître.


« Ces pousses, demanda le Dr Dvali, elles étaient dangereuses ?

— Non. Elles n’ont jamais eu qu’une sorte de vie temporaire. »

Comme des fleurs de serre, pensa Sulean, transplantées dans un mauvais climat et un mauvais sol.


Ce fut le lendemain qu’elle vit pour la dernière fois Esh vivant.

Sulean était sortie, ce matin-là, se promener là où elle se promenait d’habitude avec lui. Son gardien restait discrètement à distance, respectueux de l’humeur préoccupée de Sulean et de son éventuel besoin de solitude.

C’était encore une journée pleine de soleil. Les rochers jetaient des ombres dures sur le sable. Sulean errait près des portes de la station, sans vraiment penser à quoi que ce soit de précis – en fait, elle s’efforçait de ne pas penser à Esh – lorsqu’elle le vit, aussi surprenant qu’un mirage et accroupi à l’ombre d’un gros rocher, en train de regarder vers le sud.

C’était inexplicable. Sulean jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à son gardien, un autre vénérable Quatrième. Il s’était arrêté pour souffler à l’ombre du mur sud de la station de Bar Kea. Le vieux Quatrième n’avait pas vu Esh, dont Sulean ne fit rien pour trahir la présence.

Elle s’approcha lentement, en prenant soin de ne pas se dépêcher et de ne pas attirer l’attention. Esh leva un regard plaintif sur elle depuis sa cachette.

Elle se pencha, comme pour examiner un morceau de schiste ou un petit crustacé des sables en train de déguerpir, et chuchota : « Comment t’as fait pour t’enfuir ?

— Ne dis rien, exigea Esh.

— Non, bien sûr que je ne dirai rien. Mais comment…

— Personne ne regardait. J’ai volé une toge », ajouta-t-il en levant les bras dans le blanc volumineux d’une tenue de désert taillée pour quelqu’un de plus grand. « Je suis passé par le parapet nord, là où il touche les rochers, et je suis descendu.

— Mais qu’est-ce que tu fiches dehors ? La nuit va tomber dans deux heures.

— Je fais ce que j’ai à faire.

— Il te faut de l’eau et de la nourriture.

— Je peux m’en passer.

— Non, tu ne peux pas. » Sulean insista pour lui donner sa bouteille d’eau, qu’elle emportait toujours quand elle quittait l’abri de la station, et une barre de nourriture séchée qu’elle avait gardée pour son propre usage.

« Ils sauront que je suis parti, indiqua Esh. Ne leur dis pas que tu m’as vu. »

Jamais Sulean n’avait eu avec Esh une conversation aussi longue, véritable déluge de mots par rapport à d’habitude. « Je le ferai, promit-elle. Enfin, je veux dire, je ne leur dirai pas. Je ne le dirai à personne.

— Merci, Sulean. »

Une autre nouveauté surprenante : c’était la première fois qu’il prononçait son nom, peut-être la première qu’il disait celui de quelqu’un. Ce n’était pas seulement Esh qu’elle voyait accroupi devant elle dans le sable, mais Esh plus autre chose.

Les Ab-ashkens, pensa Sulean.

Les Hypothétiques étaient en lui, regardant par ses yeux modifiés.

Une cloche se mit à sonner à l’intérieur de la station. Tiré de sa somnolence, le gardien de Sulean appela celle-ci. « Cours », chuchota-t-elle au garçon.

Mais elle n’attendit pas de voir s’il suivait son avis. Elle retourna vers la station, se comportant comme s’il ne s’était rien passé, elle alla retrouver son gardien, à qui elle ne dit rien du tout, comme si le silence dans lequel Esh avait vécu tant d’années lui était entré dans la gorge pour étouffer sa voix.


« Que voulait-il donc ? demanda Dvali. Trouver les artefacts tombés du ciel, il faut croire… mais pour quoi faire ?

— Je n’en sais rien, répondit Sulean. L’attirance des semblables, je suppose. Le même instinct ou la même programmation qui fait que les réplicateurs des Hypothétiques se regroupent, partagent les informations et se reproduisent a pu agir aussi sur le petit Esh. La crise a été provoquée par la proximité de ces machines.

— Comme pour Isaac ? demanda Mme Rebka.

— Possible.

— Votre peuple a dû se poser ces questions.

— Sans trouver de réponses, malheureusement. »

Dvali intervint : « Vous nous avez dit que le garçon était mort.

— Oui.

— Racontez-nous comment. »

Sulean pensa : Dois-je vraiment ? Dois-je le supporter encore une fois ?

Bien entendu qu’elle le devait. Ce jour-là comme tous les autres.


Il avait quitté la station des heures auparavant et la nuit était tombée depuis longtemps quand la résolution de Sulean s’évapora. Effrayée de savoir Esh seul dans la nuit, ébranlée par le courant électrique d’angoisse et d’inquiétude que l’absence du garçon suscitait dans toute la station, elle alla trouver celui qu’elle considérait comme le plus gentil de ses mentors, son instructeur d’astronomie, qui répondait au seul nom de Lochis. Elle lui raconta dans un torrent de larmes coupables avoir vu Esh dans l’après-midi. Lorsque Lochis finit par comprendre, il lui ordonna de ne pas bouger le temps qu’il réunisse une équipe de secours.

Cinq hommes et trois femmes, tous rompus aux dangers et à la géographie du désert, quittèrent la station à l’aube à bord d’un chariot tracté par l’une des rares grandes machines de la station – les machines de grande taille étant un luxe sur une planète pauvre en ressources. On autorisa Sulean à les accompagner afin de leur montrer où elle avait vu Esh pour la dernière fois et peut-être aider à le convaincre de rentrer à la station, s’ils le retrouvaient.

Des machines plus sophistiquées, du genre appareils d’observation à distance plus légers que l’air, avaient déjà été expédiées de la grande ville la plus proche, mais n’arriveraient pas avant le lendemain. Entre-temps, lui dit Lochis, il faudrait s’en remettre à la vue et à l’intuition. Par chance, Esh n’avait pu dissimuler ses traces, et il sautait aux yeux qu’il se dirigeait vers la plus grosse concentration de restes ab-ashkens.

Quand l’expédition traversa une ligne de petites collines pour arriver dans le bassin du désert méridional, Sulean vit, en cours de décomposition, les preuves de la chute. Le chariot passa près d’un groupe de… eh bien, de choses (Sulean ne voyait pas d’autre terme) sèches en train de pourrir. Un tube à large embouchure, blanc jaunâtre et grand comme au moins deux humains, penché sur un amas d’orbes, de pyramides et d’éclats de miroirs. Tout cela avait simplement poussé entre les galets du désert, puis était mort. Ou presque. Quelques cirres duveteux, comme d’énormes plumes d’oiseaux, remuèrent vaguement parmi ces décombres surréalistes. Ou peut-être leur mouvement ne provenait-il que du petit vent sec.

Sulean avait été confrontée pour la première fois aux Hypothétiques en regardant dans les yeux modifiés d’Esh. C’était maintenant la deuxième. Frissonnant malgré la chaleur, elle se recroquevilla contre la masse protectrice de Lochis.

« N’aie pas peur, lui dit-il. Il n’y a rien de dangereux là-dedans. »

Mais elle n’avait pas peur, pas vraiment. Elle avait été envahie d’une émotion différente. Fascination, effroi… ou un vertigineux mélange des deux. Il y avait là des morceaux d’Ab-ashkens, des fragments de choses s’étant détachées des étoiles elles-mêmes, les os et les muscles du corps d’un dieu.

« C’est comme si je sentais leur présence », murmura-t-elle.

Ou peut-être était-ce son propre futur qu’elle sentait, fonçant dans sa direction comme les eaux gonflées d’un fleuve.


« Une fois encore, madame Moï, la rappela sévèrement à l’ordre le Dr Dvali, comment le garçon est-il mort ? »

Sulean laissa quelques secondes s’écouler dans le silence de la salle commune. Il était tard. Tout était calme. Elle s’imagina entendre le bruit du vent du désert vibrer dans ses oreilles.

« Il s’est sans doute arrêté d’épuisement. Nous avons fini par le retrouver dans une petite dépression, visible seulement de tout près. Il était prostré et respirait à peine. Tout autour de lui… »

Elle détestait cette image. Cette vision l’avait hantée toute sa longue vie.

« Continuez, intima Dvali.

— Tout autour de lui, des choses avaient poussé. Il était entouré d’une espèce de bosquet de restes d’Hypothétiques. Des choses pointues, à l’air dangereux avec des pointes d’une matière verte cassante. Incomplètes, bien entendu, manifestement non viables, mais encore mobiles… encore vivantes, si vous acceptez cette description.

— Et elles l’avaient encerclé ? demanda Mme Rebka d’une voix maintenant plus douce.

— À moins qu’elles aient poussé autour de lui dans son sommeil, ou qu’il soit délibérément allé vers elles. Certaines d’entre elles l’avaient… transpercé. » Elle effleura ses côtes et son abdomen pour leur montrer où.

« L’avaient tué ?

— Il était toujours conscient quand nous l’avons retrouvé. »


Sulean s’était arrachée des bras de Lochis pour se précipiter sans réfléchir vers Esh empalé sur les objets extraterrestres. Elle avait ignoré les voix effrayées qui la rappelaient.

Parce que c’était sa faute. Elle n’aurait jamais dû aider Esh à s’enfuir de la station. Même s’il y était très malheureux, au moins s’y trouvait-il en sécurité. Quelque chose d’affreux s’était maintenant abattu sur lui.

Elle ne ressentit aucune peur particulière des choses ab-ashkens, si étranges fussent-elles. Elles avaient poussé autour du corps du garçon comme un cercle de piquets de clôture taillés en pointe. Elle sentait leur odeur, même si elle en avait à peine conscience : une odeur nettement chimique, sulfureuse et fétide. Les pousses n’étaient pas en bonne santé, on voyait sur elles des labyrinthes de fissures et de lézardes, ainsi que, par endroits, une espèce de pourriture noire. Leurs tiges s’agitèrent faiblement quand elle passa entre elles, comme conscientes de sa présence. Ce qu’elles étaient peut-être.

Elles avaient en tout cas conscience de celle d’Esh. Plusieurs des plus grandes s’étaient courbées en demi-cercles pour venir percer le corps du garçon de leurs extrémités affilées. Elles avaient pénétré son torse et son abdomen en trois endroits, laissant des petits cercles de sang séché sur ses vêtements. Sulean ne sut pas, tout d’abord, si le garçon était mort ou, d’une manière ou d’une autre, encore vivant.

Il ouvrit alors les yeux, la regarda et, si incroyable que cela paraisse, sourit.

« Sulean, dit-il. Je l’ai trouvé. »

Puis il referma une dernière fois les yeux.


Le silence régnant dans la salle commune fut interrompu par un coup timide à la porte.

Un seul des membres de la communauté n’assistait pas à la réunion. Mme Rebka se précipita pour ouvrir.

Isaac se tenait dehors, toujours en tenue de nuit, son pyjama sali aux genoux, les mains terreuses, l’expression sombre.

« Quelqu’un arrive », annonça-t-il.

Seize

La porte du bureau de Brian Gately s’ouvrit juste au moment où un communiqué de presse s’affichait sur son écran. Son visiteur était cet agent potelé du DSG nommé Weil. Le communiqué parlait de la récente chute de cendres.

Weil n’était pas accompagné de son collègue morose, Sigmund, et il souriait… même si sa bonne humeur, dans ces circonstances, sembla vaguement obscène à Brian.

« C’est vous qui m’avez transmis ça ? demanda ce dernier en désignant le communiqué.

— Lisez. J’attendrai. »

Brian s’efforça de se concentrer sur le document, mais ne pouvait empêcher le cliché expédié par Pieter Kirchberg de lui revenir sans cesse en mémoire. Le cadavre abîmé de Tomas Ginn sur une plage de galets. Il se demanda si Weil avait vu ce cliché. Ou ordonné l’exécution.

Il fut tenté de poser la question. Il n’osa pas. Il cligna des yeux et lut le communiqué.


PORT MAGELLAN/REUTERS : Les scientifiques de l’observatoire du mont Mahdi ont procédé aujourd’hui à une annonce stupéfiante : la récente « chute de cendres » qui a affecté la côte est d’Équatoria et le désert intérieur de ce continent n’est « pas totalement inerte ».

Les cendres ainsi que les structures microscopiques qu’elles contiennent, et qu’on suppose être les restes détériorés de structures des Hypothétiques venues des confins du système solaire local, semblent avoir montré des signes de vie.

Dans une conférence de presse commune tenue aujourd’hui à l’Observatoire, des représentants de l’Université américaine, de la Prospection géophysique des Nations unies et du Gouvernement provisoire ont montré des photographies et des échantillons d’« objets quasi organiques qui s’autoassemblent et s’autoreproduisent incomplètement » retrouvés à la limite ouest du bassin aride qui s’étend des montagnes côtières à l’océan occidental.

Ces objets, qui vont d’une sphère creuse de la taille d’un petit pois à un assemblage de ce qui ressemble à des tubes et des câbles larges comme la tête d’un homme, ont été qualifiés d’instables dans un environnement planétaire et par conséquent sans danger pour la vie humaine.

« Un scénario “peste de l’espace” est rigoureusement impossible, a déclaré l’astronome en chef Scott Cleland. Les objets tombés sur la planète étaient très âgés et sans doute déjà altérés par l’usure avant d’entrer dans l’atmosphère. La grande majorité a été stérilisée par une traversée brutale qui n’a laissé intacts que quelques éléments de taille nanoscopique. Un très petit nombre de ceux-ci disposaient encore d’une intégrité moléculaire suffisante pour relancer le processus de croissance. Mais ils étaient faits pour s’épanouir dans le froid et le vide extrêmes de l’espace interstellaire. Dans un désert chaud et riche en oxygène, ils ne peuvent tout simplement pas survivre longtemps. »

Interrogé sur le nombre de ces structures encore actives à ce jour, le Dr Cleland a répondu : « Aucune parmi celles que nous avons échantillonnées. Le plus grand nombre d’amas actifs se trouvait, et de loin, au fond du Rub al-Khali », le désert occidental riche en pétrole. « Les résidents des villes côtières ne courent que peu de risques de trouver des plantes extraterrestres dans leurs jardins. »

Des effets nuisibles ne pouvant toutefois être totalement exclus, une quarantaine peu contraignante a été mise en place entre les concessions pétrolières et la côte ouest d’Équatoria. Cette redoutable région n’a connu aucun peuplement substantiel, même si des touristes en visitent parfois les canyons et si les consortiums pétroliers y assurent une présence permanente. « Les voyages sont surveillés et des alertes ont été émises », a précisé Paul Nissom, de l’Autorité territoriale du Gouvernement provisoire. « Nous voulons écarter les curieux et faciliter le travail des chercheurs qui ont besoin d’étudier et de comprendre cet important phénomène. »


Suivaient deux paragraphes de détails banals et de numéros de contacts, mais Brian pensait avoir compris l’essentiel. Il regarda Weil d’un air de dire : « Bon, et alors ? »

« Ça nous arrange bien, lança Weil.

— De quoi vous parlez ?

— D’ordinaire, le Gouvernement provisoire n’est guère qu’une bonne d’enfants nulle à chier. Depuis la chute de cendres, et surtout depuis cette merde bizarre dans l’Ouest, il s’est enfin mis à faire attention aux endroits où vont les gens. Et surtout à surveiller le trafic aérien. »

Équatoria comptait davantage d’avions privés par personne que n’importe quel endroit terrestre, des petits appareils pour la plupart, et un nombre tout aussi important d’aérodromes occasionnels. Pendant des années, le trafic n’avait pas été régulé, transportant des passagers entre les communautés installées en pleine nature ou des géologues pétroliers dans le désert.

« La mauvaise nouvelle, poursuivit Weil, c’est que Turk Findley a réussi à récupérer son avion, avec Lise Adams et une troisième personne non identifiée. Ils ont décollé la nuit dernière. »

Brian sentit un vide se creuser dans sa poitrine. Un vide constitué en partie de jalousie, en partie de peur pour Lise, qui s’enfonçait heure après heure dans les ennuis.

« La bonne nouvelle, conclut Weil en souriant encore plus largement, c’est qu’on sait où ils sont allés. Et qu’on y va. Et qu’on veut que vous nous accompagniez. »

Dix-sept

Turk comptait se poser sur une piste de sa connaissance à quelques kilomètres de Kubelick’s Grave, à l’ouest des contreforts, sur la route conduisant aux concessions pétrolières. Peut-être lui confisquerait-on son avion si Mike Arundji avait donné l’alerte et s’apprêtait à porter plainte. Mais de toute manière, c’était sans doute inévitable.

Diane le surprit, au moment où le Skyrex commençait sa longue descente au-dessus des pentes occidentales de la ligne de partage des eaux, en suggérant une autre destination. « Tu te souviens où tu as déposé Sulean Moï ?

— À peu près.

— Emmène-nous-y, s’il te plaît. »

Lisa tendit le cou pour regarder Diane installée à l’arrière. « Vous savez où trouver Dvali ?

— J’ai entendu deux ou trois trucs au fil des ans. Ces contreforts sont criblés de petites communautés utopistes et de retraites religieuses de toutes sortes. Avram Dvali a déguisé ses installations en l’une d’elles.

— Mais si vous saviez où il était…

— On ne savait pas, du moins au début. Mais même une communauté comme celle de Dvali est poreuse. Des gens arrivent, d’autres s’en vont. Il se cachait de nous quand il était crucial pour lui de se cacher : avant la naissance de l’enfant. »

Cela signifiait une demi-heure de vol supplémentaire. Après une autre rumination muette, Turk lança : « Je suis désolé, pour ce truc avec le téléphone, en ville. Tu voulais quoi, essayer de transmettre un message à ta mère aux States ou quelque chose comme ça ?

— Quelque chose comme ça. » Elle était contente qu’il se soit excusé et ne voulait pas aggraver les choses en admettant avoir appelé Brian Gately, même si c’était pour essayer de faire libérer Tomas Ginn. « Je peux te poser une question ?

— Vas-y.

— Comment se fait-il que tu aies dû voler ton propre avion ?

— Je dois de l’argent au type qui possède l’aérodrome. Les affaires n’allaient pas trop bien.

— Tu aurais pu me le dire.

— Ça ne semblait pas un bon moyen d’impressionner une riche Américaine divorcée.

— Pas vraiment riche, Turk.

— Ça en avait l’air, pour moi.

— Et donc, tu comptais t’en sortir comment ?

— Je n’avais pas vraiment de plan à proprement parler. Au pire, je me disais que je pourrais vendre l’avion, déposer à la banque tout ce qu’il me resterait une fois mes dettes payées, et m’embarquer sur un de ces navires de recherches qui traversent le Deuxième Arc.

— Il n’y a rien de l’autre côté du Deuxième Arc, à part des rochers et une atmosphère pourrie.

— Me suis dit que j’aimerais voir ça par moi-même. Ou alors…

— Ou alors quoi ?

— Ou alors si ça marchait entre nous, je me suis dit que je pourrais rester à Port M pour y trouver un boulot. Il y a toujours du travail sur les pipelines. »

Un instant, elle fut surprise. Et contente.

« Mais bon, ça n’a plus d’importance, ajouta-t-il. Quand on en aura terminé ici, que tu découvres ou non quelque chose sur ton père, tu vas devoir rentrer aux États-Unis. Tu y seras bien. Tu viens d’une famille respectable et tu as assez de relations pour qu’on ne t’arrête pas pour t’interroger.

— Et toi ?

— Je peux disparaître à ma manière.

— Tu pourrais, tu sais, rentrer avec moi. Aux États-Unis.

— Je n’y serais pas en sécurité, Lise. J’ai déjà eu des ennuis du genre de ceux dans lesquels on est en ce moment. J’ai de bonnes raisons de ne pas pouvoir rentrer. »

Dis-les-moi, songea-t-elle. Ne m’oblige pas à demander. Sais-tu que c’est un criminel ? C’est pour ça qu’il a fui les États-Unis. Alors dis-moi. « Des problèmes avec la justice ? demanda-t-elle.

— Tu n’as pas envie d’en savoir davantage.

— Mais si. »

Il survolait le désert à basse altitude, l’aile droite au-dessus des contreforts éclairés par la lune. « J’ai incendié un bâtiment, indiqua-t-il. L’entrepôt de mon père.

— Tu m’as dit que ton père était dans le pétrole.

— Il l’était, à un moment. Mais il n’aimait pas les pays étrangers. Quand on a quitté la Turquie, il est allé travailler dans l’entreprise d’import-export de mon oncle. Ils importaient des merdouilles à trois francs six sous fabriquées dans les usines du Moyen-Orient, des descentes de lit, des souvenirs, des trucs de ce genre.

— Pourquoi incendier l’entrepôt ?

— J’avais dix-neuf ans, Lise. J’étais en rogne et je voulais nuire à mon paternel. »

Elle demanda aussi doucement que possible : « Comment ça se fait ? »

Il laissa encore passer quelques instants de silence en regardant le désert, ses instruments, n’importe quoi sauf elle. « Je fréquentais une fille. On allait se marier. C’était sérieux. Mais mon paternel et mon oncle n’ont pas voulu. Ils étaient vieux jeu sur… la race, tu comprends.

— Ton amie n’était pas blanche ?

— Hispano-américaine.

— Tu te souciais vraiment de ce que pensait ton père ?

— Pas à ce moment-là, non. Je le détestais. Franchement, c’était un petit salopard brutal. À mon avis, si ma mère est morte jeune, c’est à cause de lui. Je n’en avais rien à foutre, de son opinion. Mais il le savait. Si bien qu’il ne m’en a pas dit un mot, mais il est allé voir la famille de ma copine pour leur proposer de payer ses frais de scolarité à l’université pendant un an à condition qu’elle n’approche plus de moi. J’imagine que ça semblait une bonne affaire. Je ne l’ai plus jamais revue. Mais elle a eu assez mauvaise conscience pour m’envoyer une lettre d’explication.

— Alors tu as brûlé son entrepôt.

— J’ai pris deux boîtes de décapant dans le garage et je suis allé dans le quartier industriel les vider sur les portes des quais de chargement. C’était après minuit. Le temps que les pompiers s’amènent, les trois quarts de l’entrepôt étaient en feu.

— Tu as donc eu ta revanche.

— Sauf que je ne savais pas qu’il y avait un veilleur de nuit à l’intérieur. Il a passé six mois au service des grands brûlés à cause de moi. »

Lise ne dit rien.

« Le pire, poursuivit Turk, c’est que mon vieux a étouffé l’affaire. Il s’est arrangé avec la compagnie d’assurances. Il m’a retrouvé pour me le dire. Me raconter qu’il avait fait cet énorme sacrifice financier pour m’épargner les poursuites judiciaires. Il m’a dit que c’était parce qu’on était de la même famille, qu’il avait fait ce truc avec ma copine pour ça, parce que la famille, ça comptait, que je le sache ou non.

— Il s’attendait à ce que tu te montres reconnaissant ?

— Si étonnant que cela paraisse, ouais, je pense qu’il s’attendait sincèrement à de la reconnaissance.

— Et il en a eu ?

— Non, répondit Turk. Il n’en a pas eu. »

Il posa le Skyrex là où il l’avait posé pour Sulean Moï quelques mois plus tôt, sur une petite portion d’asphalte qui apparut au milieu de nulle part mais se trouvait, d’après Diane, à moins de deux kilomètres de la colonie de Dvali, une distance parcourable à pied.

Ils partirent donc à pied en emportant des torches électriques.

Turk sentit la communauté avant de la voir, avec son odeur d’eau et de fleurs différente de la monotone essence minérale du désert. Ils la découvrirent derrière une petite colline, quelques lumières y brillaient encore : quatre bâtiments et une cour, avec des toits en terre cuite, comme une sorte d’hacienda transplantée. Il y avait un jardin, ainsi qu’un portail à la ferronnerie très ornée, derrière lequel Turk vit ce qui ressemblait à un garçon. Dès qu’il les aperçut, celui-ci repartit en courant à l’intérieur, et le temps qu’ils atteignent ce portail, beaucoup d’autres lumières s’étaient allumées et un groupe de dix à quinze personnes les attendait.

« Laissez-moi leur parler », dit Diane, suggestion que Turk accepta avec plaisir. Il resta avec Lise en retrait de quelques pas pendant que la vieille femme s’approchait de la clôture. Turk voulut observer le groupe de Quatrièmes, mais la lumière qui leur arrivait dans le dos ne lui laissait guère voir que leurs silhouettes.

Diane s’abrita les yeux. « Madame Rebka ? » lança-t-elle tout soudain.

Une femme sortit du groupe. Tout ce que Turk vit de cette Mme Rebka fut son corps un peu potelé et ses cheveux fins qui ressemblaient à une espèce de halo blanc autour de sa tête.

« Diane Dupree, reconnut la dénommée Mme Rebka.

— J’ai bien peur d’amener des personnes que vous n’avez pas invitées.

— Vous ne l’avez pas été non plus. Qu’est-ce que vous venez faire là, Diane ?

— La question se pose-t-elle ?

— J’imagine que non.

— Chassez-nous alors, ou laissez-nous entrer. Je suis fatiguée. Et je doute que nous ayons beaucoup de temps pour discuter avant d’être à nouveau dérangés. »


Isaac voulait rester voir les nouveaux venus – des visiteurs inattendus étaient un phénomène tout aussi rare dans sa vie que la chute de cendres –, mais sa fièvre le reprenait et on le ramena dans son lit, où il resta quelques heures supplémentaires allongé tout en sueur et sans dormir.

Il savait que le cirre qui s’était dressé dans le jardin pour lui toucher la main était un appareil des Hypothétiques. Une machine biologique. Incomplète et inadaptée à son environnement, mais Isaac avait été pris d’un saisissant sentiment de justesse profonde quand la chose lui avait entouré le poignet. Une fraction du besoin inassouvi en lui avait disparu un instant.

Mais ce contact avait pris fin, rendant le besoin encore plus intense. Isaac voulait le désert à l’ouest, il en avait intensément envie. Bien entendu, il avait peur, aussi… peur de ce vaste territoire aride et de ce qu’il pourrait y trouver, peur du besoin qui s’était emparé de lui avec une telle force compulsive. Mais ce besoin pouvait être satisfait. Il le savait, maintenant.

Il regarda l’aube chasser les étoiles, la planète se tournant comme une fleur en direction du soleil.


Deux des Quatrièmes, deux femmes, escortèrent Lise et Turk dans un dortoir où on avait dressé plusieurs lits de camp. Les draps, plutôt propres, sentaient toutefois le linge resté longtemps rangé.

Leurs accompagnatrices gardèrent leurs distances, mais semblaient à peu près amicales, étant donné les circonstances. « En cas de besoin, vous trouverez la salle de bains au bout du couloir, indiqua la plus jeune.

— Il faut que je parle au Dr Dvali, dit Lise. Voulez-vous l’avertir que je veux le voir ? »

Les deux Quatrièmes échangèrent un regard. « Au matin », répondit la plus jeune.

Lise s’allongea sur le lit le plus proche. Turk s’étendit sur un autre, et sa respiration se transforma presque aussitôt en longs ronflements.

Elle essaya de refréner son ressentiment.

Elle avait la tête pleine de pensées, toutes bruyantes, toutes réclamant à grand bruit son attention. Cela la stupéfiait un peu d’être venue si loin, d’avoir participé à ce qui équivalait à un vol et d’accepter l’hospitalité d’une communauté de Quatrièmes dissidents. Avram Dvali ne se trouvait qu’à quelques pièces de là, si bien qu’elle pouvait être tout aussi près de comprendre le mystère qui hantait sa famille depuis douze ans.

De le comprendre, songea-t-elle, ou de m’y retrouver piégée. Elle se demanda jusqu’où au juste son père s’était approché de ces dangereuses vérités.

Elle quitta son lit pour aller sur la pointe des pieds se glisser sous la couverture de Turk. Elle se recroquevilla contre lui, une main sur son épaule et l’autre glissée sous son oreiller, en espérant que l’audace ou la colère de Turk s’infiltrent en elle pour chasser une partie de sa peur.


Diane s’installa avec Mme Rebka – Anna Rebka, devenue une Quatrième après la mort de son mari Joshua – dans une salle pleine de tables et de chaises récemment abandonnées par les résidents de la communauté. Des verres d’eau laissés sur les tables de bois brut baignaient dans leur propre condensation. Il était tard, et l’air nocturne du désert traversait la pièce, leur refroidissant les pieds.

Voilà donc leurs installations, songea Diane. Assez confortables, bien qu’ascétiques. Il y régnait toutefois une atmosphère monastique. Un calme sacral. D’une familiarité perturbante, pour elle qui avait passé une bonne partie de sa jeunesse au sein de croyants purs et durs.

Elle savait ou imaginait très bien, dans les grandes lignes, ce qui se passait dans ces lieux. Tout devait fonctionner comme dans d’autres communautés similaires, à part leur expérience avec l’enfant. Cachés quelque part, probablement sous terre, les bioréacteurs à ultra-basse température permettaient de reproduire et stocker les « médicaments » martiens. Elle avait déjà vu les fours à poterie servant de camouflage : un visiteur inattendu se verrait proposer de grossières faïences ainsi que des tracts utopistes, et repartirait sans rien savoir de plus.

Diane avait connu ou croisé la plupart des membres fondateurs. Un seul n’était pas un Quatrième à l’époque : Mme Rebka elle-même. Elle avait apparemment pris le traitement depuis.

« Voilà ce que j’ai à vous dire, commença Diane : la Sécurité génomique est à Port Magellan, apparemment en force. Et elle ne tardera pas à vous retrouver. Elle suit la piste de la Martienne. »

Mme Rebka garda un calme olympien. « Comme toujours, non ?

— Il faut croire qu’ils s’améliorent.

— Savent-ils qu’elle est là ?

— S’ils ne le savent pas déjà, ça ne saurait tarder.

— Et vous leur avez peut-être montré le chemin en venant ici. Vous y avez pensé, Diane ?

— Ils ont déjà fait le lien entre Sulean Moï et Kubelick’s Grave. Ils ont le nom de Dvali. À partir de là, croyez-vous qu’ils auront du mal à localiser cet endroit ?

— Pas vraiment, admit Mme Rebka, les yeux fixés sur la table. Nous sommes restés discrets sur notre présence ici, malgré tout…

— Oui, malgré tout, renchérit sèchement Diane. Avez-vous prévu cette éventualité ?

— Bien entendu. Nous pouvons évacuer en quelques heures. Si nécessaire.

— Et le garçon ?

— Nous continuerons à assurer sa sécurité.

— Et l’expérience, Anna, que donne-t-elle ? Vous êtes en contact avec les Hypothétiques ? Ils vous parlent ?

— Le garçon est malade. » Mme Rebka releva la tête, les sourcils froncés. « Épargnez-moi votre désapprobation.

— Avez-vous jamais réfléchi à ce que vous créiez ici ?

— Sans vouloir vous offenser, si ce que vous nous dites est exact, nous n’avons pas le temps de débattre. »

Diane demanda, plus doucement : « Ça se passe comme vous l’espériez ? »

Anna Rebka se leva et Diane pensa qu’elle ne répondrait pas. Mais elle s’arrêta et se retourna une fois sur le seuil.

« Non, avoua-t-elle d’une voix éteinte. Ça ne se passe pas comme on voudrait. »


Lise s’éveilla lorsque le soleil entrant par la fenêtre lui effleura la joue comme une main fiévreuse.

Il n’y avait plus qu’elle dans la pièce. Turk était parti quelque part, sans doute pour soulager sa vessie ou s’enquérir du petit déjeuner.

Elle enfila le jean et la chemise génériques fournis par les Quatrièmes tout en pensant à Avram Dvali, en formulant les questions qu’elle voulait lui poser. Elle avait besoin de lui parler le plus vite possible, dès qu’elle aurait fait sa toilette et avalé quelque chose. Mais des pas précipités se firent entendre derrière la porte, et lorsqu’elle regarda par la fenêtre, elle vit une douzaine de véhicules qu’on chargeait de provisions. Elle en tira la conclusion évidente : les Quatrièmes s’apprêtaient à abandonner les lieux. Lise pouvait trouver des dizaines de bonnes raisons à cela. Mais elle eut soudain peur que Dvali s’en aille avant qu’elle puisse lui parler, aussi se précipita-t-elle dans le couloir et demanda où le trouver à la première personne qu’elle croisa.

Sans doute dans la salle commune, lui conseilla le Quatrième qui passait, au bout du couloir et à gauche dans la cour… à moins qu’il supervise le chargement. Lise finit par le localiser près du portail du jardin, où il consultait ce qui ressemblait à une liste.

Avram Dvali. Elle avait dû l’apercevoir aux petites fêtes pour universitaires que ses parents donnaient à Port Magellan, mais elle avait vu tant d’adultes inconnus dans ces soirées que leurs visages se brouillaient dans sa mémoire. Le sien lui disait-il quelque chose ? Non. Ou juste vaguement, à cause des photographies. Comme il avait pris le traitement de longévité, il ne devait pas avoir beaucoup changé en douze ans : un barbu au visage rond, avec de grands yeux qu’abritait un chapeau de désert à large bord. On l’imaginait facilement se mêlant dans le salon des Adams aux autres quinquagénaires professeurs de ceci ou cela, un verre dans une main, l’autre explorant le bol de bretzels.

Refrénant son angoisse, elle avança droit sur lui. Il releva la tête à son arrivée.

« Mademoiselle Adams », dit-il.

Il avait été prévenu. Elle hocha la tête. « Appelez-moi Lise », dit-elle… pour dissiper ses soupçons, non par désir d’être à tu et à toi avec un homme qui avait créé et enfermé un enfant humain à des fins de recherche scientifique.

« Diane Dupree a dit que vous vouliez me parler. Malheureusement, pour le moment…

— Vous êtes occupé, dit-elle. Qu’est-ce qui se passe ?

— Nous partons.

— Où allez-vous ?

— Ici ou là. Rester ici est dangereux, vous comprenez pourquoi, j’imagine.

— Je n’ai vraiment besoin que de quelques minutes. Je veux vous interroger sur…

— Votre père. Et je serais ravi de discuter avec vous, mademoiselle Adams… Lise… mais comprenez-vous bien ce qui se passe ici ? Nous devons non seulement partir le plus vite possible, mais aussi détruire la plus grande partie de ce que nous avons construit. Les bioréacteurs et leur contenu, les documents et les cultures, tout ce que nous ne voulons pas voir tomber entre les mains de nos persécuteurs. » Il consulta un papier imprimé, puis cocha une ligne quand deux hommes tirèrent un chariot de cartons jusqu’à l’un des camions. « Une fois que nous serons prêts à partir, vos amis et vous pourrez m’accompagner un moment. On discutera. Mais pour l’instant, je dois m’occuper de ça. » Il ajouta : « Votre père était un homme courageux qui avait des principes, mademoiselle Adams. Nous avions plusieurs points de désaccord, mais je le tenais en grande estime. »

Voilà au moins quelque chose, songea Lise.


Turk s’était levé tôt.

Des pas précipités dans le couloir le tirèrent du sommeil, et il prit soin de se lever sans déranger Lise, venue dans son lit au cours de la nuit. À demi enroulée dans une couverture, elle ronflait doucement, tendre comme la création d’un dieu bienveillant. Il se demanda comment elle réagissait à ce qu’il lui avait appris sur lui-même. Ce n’était pas le CV qu’elle espérait. Cela suffisait peut-être largement pour qu’elle fuie retrouver sa famille en Californie.

Il partit à la recherche d’Ibu Diane avec l’intention de proposer son aide, si besoin était : tout le monde semblait porter quelque chose. Les Quatrièmes s’apprêtaient visiblement à abandonner les lieux. Mais quand il la retrouva dans la salle commune, Diane lui dit que toutes les tâches avaient été distribuées et que les Quatrièmes les exécutaient actuellement dans un ordre méticuleux, aussi se prépara-t-il un petit déjeuner. Quand il estima venue l’heure de réveiller Lise, si elle n’était pas déjà levée, il reprit le chemin de leur chambre.

Il fut arrêté au passage par un garçon qui regardait par la porte au bout du couloir. Ce ne pouvait être que celui dont Diane avait tant parlé… le garçon à moitié Hypothétique. Turk s’était représenté un hybride bizarre, mais il avait devant lui un simple enfant de douze ans au visage de bébé empourpré et aux yeux un peu écarquillés.

« Salut, dit Turk avec précaution.

— Vous êtes nouveau, dit le garçon.

— Ouais, je suis arrivé hier soir. Je m’appelle Turk.

— Je vous ai vu quand j’étais dans le jardin. Vous et les deux autres. » Le garçon ajouta : « Moi, c’est Isaac.

— Bonjour, Isaac. Tout le monde a l’air très occupé, ce matin.

— Pas moi. On ne m’a rien donné à faire.

— Moi non plus, répondit Turk.

— Ils vont faire sauter les bioréacteurs, confia le garçon.

— Vraiment ?

— Oui. Parce que… »

Mais l’enfant se raidit soudain. Ses yeux s’écarquillèrent au point que Turk distingua les mystérieuses paillettes dorées autour des iris. « Holà, hé ! Tu vas bien ? »

Un murmure terrifié. « Parce que je me souviens… »

Le garçon s’effondra. Turk le rattrapa dans ses bras et appela à l’aide.

« Parce que je me souviens…

— De quoi, Isaac ? De quoi tu te souviens ?

— De trop de choses », répondit le garçon en se mettant à pleurer.

Dix-huit

À l’aube, Brian Gately se retrouva, sanglé sur une banquette entre Weil et Sigmund, à bord d’un avion de transport qui décollait de l’aéroport principal de Port Magellan. Un groupe d’hommes armés avait pris place à un autre endroit de la carlingue… pas tout à fait des soldats, puisqu’on ne voyait pas le moindre insigne sur leurs gilets pare-balles. L’intérieur dépouillé de l’appareil avait tout le confort sans charme d’un entrepôt industriel. À la lueur rouge entrant par les fenêtres grandes comme des hublots, Brian savait que le jour se levait.

Weil l’avait convoqué bien plus tôt à l’aéroport. « Au cas où nous nous retrouverions à devoir négocier, avait-il expliqué, ou dans toute autre situation de discussion… un interrogatoire postérieur, par exemple… nous aimerions que ce soit vous qui interagissiez avec Lise Adams. Nous pensons que vous vous en sortiriez mieux que quelqu’un qu’elle ne connaît pas. Qu’est-ce que vous en pensez ? »

Ce qu’il en pensait ? Il se faisait l’impression d’un beau dégueulasse, oui. Mais refuser semblait difficile. Cela pourrait lui donner l’occasion de protéger Lise. Il n’avait aucune envie qu’elle soit interrogée par un fonctionnaire hostile du DSG ou par l’un de ces mercenaires. Elle s’était retrouvée au mauvais endroit pour de mauvaises raisons, cela ne faisait pas d’elle une criminelle pour autant, et avec un peu de chance, Brian pourrait peut-être lui éviter la prison. Ou pire. Le souvenir de la photo du cadavre de Tomas Ginn lui palpitait dans la tête comme un fragile anévrisme.

« Je ferai ce que je peux pour vous aider, répondit-il à Weil.

— Merci. Nous y sommes sensibles. Je sais que ce n’est pas ce pour quoi vous avez signé. »

Pas ce pour quoi il avait signé. Cela tournait à la plaisanterie. Il s’était fait embaucher par la Sécurité génomique parce qu’il était doué pour l’administration et qu’un des cousins de son père, chef de bureau du DSG à Kansas City, lui avait ouvert la porte. Il avait cru au travail de la Sécurité génomique, au moins autant qu’il était professionnellement nécessaire d’y croire. L’énoncé de mission du Département lui avait semblé tenir debout : préserver l’héritage biologique humain contre le clonage clandestin, les modifications humaines non autorisées et la biotechnologie martienne importée. La plupart des nations disposaient d’agences similaires et suivaient les grandes lignes directrices mises en place par les Nations unies conformément aux accords de Stuttgart. Tout était propre et carré.

Et s’il existait des recoins bureaucratiques dans les niveaux plus prudemment classés du DSG, des zones cachées où on préparait et exécutait des attaques moins politiquement acceptables sur les ennemis de la continuité génétique humaine… était-ce si surprenant ? Savaient ceux qui avaient besoin de savoir. Il n’avait jamais fallu que Brian sache. L’ignorance était son mode de conscience préféré, du moins en ce qui concernait le Comité d’action exécutive. Bien entendu, tout ne pouvait être fait légalement ou au grand jour. N’importe quel adulte pouvait le comprendre.

Cela ne lui plaisait pas pour autant. Sa nature le conduisait à préférer les règles à l’anarchie. La loi était le jardinier du comportement humain, et ce qu’il y avait en dehors de celle-ci était brutal et impitoyable. En dehors du jardin, il y avait Sigmund, Weil, leurs sourires peu communicatifs et leur escouade d’hommes armés. En fait, en dehors, il y avait le corps martyrisé de Tomas Ginn.

L’appareil vira en s’élevant pour franchir les montagnes côtières qui absorbaient l’essentiel de la pluviosité d’Équatoria, transformant l’intérieur des terres en désert. « Nous arriverons à Kubelick’s Grave dans une heure », indiqua Weil. Brian était passé un jour par Kubelick’s Grave, peu après son arrivée dans le Nouveau Monde, pendant un voyage de découverte du continent. C’était une ville de rien du tout, un trou d’adobe qui n’existait que pour permettre aux véhicules terrestres reliant les sables bitumineux du Rub al-Khali à la côte par la passe de Mahdi de remplir leur réservoir. D’après Weil, une communauté d’excentriques en toges vivait dans les contreforts désertiques au nord-est de Kubelick’s Grave : des Quatrièmes dissidents, en fait, puisque les photographies aériennes effectuées au cours des dernières heures montraient le petit avion de brousse de Turk Findley posé à proximité.

Ils vont faire une descente sur le site et en prendre le contrôle, se dit Brian. Cette descente serait-elle violente ? Il espéra que le grand nombre d’armes visibles servirait surtout à impressionner. À constituer une menace plausible. Car les Quatrièmes étaient a priori non violents, adoucis par la même technologie qui leur accordait la longévité. Il serait sûrement inutile de tuer. Et s’il y avait des morts, Lise n’en ferait pas partie. Il y veillerait. En intention, du moins, il était courageux.


Tout se passa très vite.

L’aéroport à Kubelick’s Grave était tout juste assez grand pour permettre à l’avion de transport de se poser. Dès que l’appareil s’immobilisa au bout d’une piste en béton crevassé, sa porte de chargement arrière s’abaissa et les hommes armés sortirent dans un ordre militaire. Quelques véhicules blindés légers attendaient dans la lumière cuivrée du matin. Brian s’installa avec Sigmund et Weil dans un de ces véhicules de désert décapotés que les gens du coin appelaient « coqs » à cause de leur manière de rebondir sur le paysage comme des oiseaux coureurs. Sigmund prit le volant et ils partirent en queue de convoi. Ce ne fut pas un trajet confortable. La chaleur et le soleil étaient déjà accablants. Brian ne vit de Kubelick’s Grave qu’un garage et un dépôt d’essence jonchés de pièces automobiles rouillées, avec une vieille transmission de camion abandonnée sur le gravier comme l’épine dorsale d’une créature du jurassique. Ils se retrouvèrent ensuite à bringuebaler sur la route principale, piste d’argile durcie parallèle aux montagnes.

Une heure passa, seulement brisée par les cris rauques de Sigmund, qui essayait de communiquer avec quelqu’un par une radio de campagne. La discussion, pour ce qu’en entendit Brian, consistait en mots codés et en ordres incompréhensibles. Le convoi parvint ensuite au sommet d’une petite colline et le camp des Quatrièmes fut soudain droit devant. Les véhicules militaires accélérèrent d’un coup, leurs gros pneus soulevant des gerbes de poussière, mais Weil immobilisa le leur et en coupa le moteur, si bien que Brian entendit ses oreilles bourdonner dans le silence relatif.

Sigmund se remit à crier, d’abord dans sa radio, puis à Weil, quelque chose comme « trop tard » et un ordre d’« abandonner ».

« Ils sont tous partis, expliqua Weil à Brian. Il y a des traces récentes. D’au moins deux douzaines de véhicules.

— Ne pouvez-vous au moins prendre le contrôle du site ?

— Pas avant d’avoir désamorcé ce qu’ils ont laissé. Dans des situations de ce genre, ils… »

Un jaillissement de lumière au loin l’interrompit.

Brian regarda les installations des Quatrièmes, passées en une seconde d’un groupe de petits bâtiments autour d’une cour à un nuage de poussière et de fumée de plus en plus volumineux.

« Merde », eut le temps de dire Weil. L’onde de choc les atteignit une fraction de seconde plus tard, bruit qui sembla enfler les poumons de Brian à un point douloureux. Il ferma les yeux. Une seconde onde de choc, comme le battement d’une aile brûlante, déferla sur lui.

La colonie n’existait plus. Brian se dit que Lise n’était pas à l’intérieur, qu’il n’y avait eu personne à l’intérieur.

« … iègent pour… disait Weil.

— Quoi ?

— Ils le piègent pour détruire leur équipement technique et nous empêcher de prendre des échantillons. On est arrivés trop tard. » La poussière soulevée par l’explosion donnait un teint pâle à Weil. L’équipe d’assaut de Sigmund avait fait demi-tour en hâte.

« Est-ce que Lise… ?

— Il faut supposer qu’elle est partie avec les autres.

— Partie où ?

— Ils ne voyageront pas tous ensemble. D’après les traces, il semblerait que deux douzaines de véhicules soient partis dans différentes directions. Nous en poursuivrons quelques-uns. Avec de la chance, nous pincerons Lise et les autres cibles majeures. Si on avait été prévenus un peu plus tôt, on aurait pu faire décoller des drones de surveillance pour monter la garde. Mais on n’a pas eu le temps, et de toute manière, tous les drones du continent ont été expédiés dans l’Ouest profond pour évaluer si ces putains de concessions pétrolières ont souffert du tremblement de terre. »

Sigmund continuait à grogner dans son combiné. Il l’éteignit ensuite en disant à Weil : « L’avion a disparu. »

L’avion de brousse de Turk Findley, sans doute. Disparu. Envolé. Brian devait-il s’en réjouir ?

« Au moins, l’avion, on peut le suivre à la trace », dit Weil.

Et Lise avec.

Brian regarda les ruines de la colonie. De la fumée noire surgissait des fondations effondrées, et de petits feux intermittents brûlaient dans le désert alentour. Des bâtiments de brique et d’adobe qui se dressaient là il ne restait plus rien.


Ils passèrent la nuit dans ce qui tenait lieu d’hébergement public à Kubelick’s Grave : un motel à toit de tuiles dans lequel Brian partagea une chambre avec Sigmund et Weil. Deux lits jumeaux et un lit de camp… qui fut attribué à Brian.

Il passa la majeure partie de l’après-midi et de la soirée à écouter Sigmund passer ou recevoir des appels téléphoniques. Le nom du Comité d’action exécutive fut souvent prononcé.

Cette nuit-là, incapable de trouver le sommeil sur son lit de camp, frigorifié malgré le bruyant et antédiluvien radiateur électrique, il vint à l’esprit de Brian de se demander s’ils étaient au courant de sa dernière communication avec Lise.

Son téléphone était-il sur écoute ? Le numéro affiché lorsque Lise avait appelé ne lui disait rien, il s’agissait sans doute d’un appareil jetable chargé en minutes anonymes, si bien qu’ils n’auraient pu trouver l’origine de l’appel. Celui-ci n’avait rien eu de vraiment compromettant. À part que Brian n’en avait pas parlé. Ce qui suggérait qu’il était partagé entre deux camps. Qu’il pourrait ne pas être un employé du DSG digne de confiance.

Il essaya d’en vouloir à Lise. Il détestait son inutile investissement personnel dans ce bordel, son besoin obsessif de tirer au clair la disparition de son père et de transformer l’histoire en une espèce d’hommage.

Il essaya de lui en vouloir, et il s’en voulut de ne pas y arriver.


Des rapports sur l’arrestation des Quatrièmes en fuite commencèrent à arriver avant l’aube. Sigmund se mit à crier dans son téléphone tandis que Brian s’habillait en hâte.

Apparemment, l’opération avait connu un succès mitigé.

« Au moins la moitié de la population de la colonie est encore en liberté, expliqua Weil. Nos gars ont intercepté trois véhicules transportant au total quinze personnes, dont aucun gros poisson. La bonne nouvelle… »

Brian se prépara au pire.

« La bonne nouvelle est qu’un petit avion immatriculé au nom de Turk Findley a essayé de faire le plein dans un modeste aérodrome de service à environ trois cents kilomètres à l’ouest d’ici. Le gérant de l’aéroport a reconnu l’avion grâce à un avis de recherche : le précédent employeur de M. Findley voulait le saisir pour des arriérés de loyer. Il a appelé le Gouvernement provisoire où quelqu’un a eu l’amabilité de l’aiguiller sur nous. Nos gars sont arrivés pour arrêter le pilote et les passagers. Un homme, trois femmes, tous refusant de décliner leur identité.

— Lise est parmi eux ? demanda Brian.

— Peut-être. Ça reste à confirmer. Et il y avait peut-être des cibles prioritaires avec elle.

— Elle n’est pas une cible. Je ne la qualifierais pas de cible.

— Elle en est devenue une en prenant la fuite. »

Mais pas prioritaire, songea-t-il, se raccrochant à cela. « Je peux la voir ?

— Si on se dépêche, on peut y être à midi », dit Weil.


Il vint à l’esprit de Brian de se demander, tandis que la ville de Kubelick’s Grave diminuait derrière eux, qui pouvait avoir été ce Kubelick et pourquoi on l’avait enterré ici dans les badlands, mais personne dans l’automobile ne sut répondre à cette question. Le petit groupe de bâtiments disparut ensuite, Sigmund s’éloignant des montagnes en roulant vers l’horizon désespérément plat à l’ouest. La route devant eux frémissait dans la chaleur du matin comme un produit de l’imagination.

Sigmund n’arrivait pas à faire fonctionner son téléphone, sur lequel il ne cessait pourtant de taper d’une main, l’autre tenant le volant. Même entre les véhicules largement espacés du convoi – l’automobile plus trois gros camions remplis de mercenaires –, la communication était sporadique et peu fiable. Weil n’avait aucune explication : « Il y a une demi-douzaine d’aérostats amarrés entre ici et la côte ouest, et pas une seule de ces saloperies ne fonctionne correctement. Bordel, on a eu de la chance d’obtenir les infos sur l’aérodrome au bon moment ! »

Il n’y avait pas que les problèmes de communication à sembler remarquables aux yeux de Brian. Il attira l’attention des autres sur la circulation en sens inverse, flot régulier composé non seulement de camions de compagnies pétrolières, mais aussi de nombreux véhicules particuliers, certains si piqués de sable et si marqués par le soleil qu’ils semblaient tout juste capables de rouler. Comme si on évacuait les avant-postes habités du Rub al-Khali, ce qui était peut-être le cas… à cause d’une nouvelle secousse sismique, par exemple.

Cent kilomètres plus loin, le convoi s’arrêta sur le gravier du bas-côté. Sigmund et Weil partirent vers l’avant parler au chef de la compagnie paramilitaire. Leur conversation ressembla davantage à une dispute, mais Brian ne put comprendre ce qui se disait. Il resta au bord de la route à regarder la circulation s’écouler vers l’est. Étrange, se dit-il, comme cette partie d’Équatoria ressemble à l’Utah : le même horizon d’un bleu cendré, la même chaleur apathique durant la journée. Les Hypothétiques avaient-ils conçu ce désert en assemblant la planète, et si oui, pourquoi ? Mais Brian ne pensait pas qu’ils prêtaient la moindre attention aux détails… Les Hypothétiques lui semblaient des partisans convaincus des résultats à long terme. Plantez une graine (ou ensemencez une planète) et laissez la nature faire le reste. Jusqu’à la récolte… quoi que cela veuille dire ou puisse vouloir dire un jour.

Il ne poussait pas grand-chose dans les environs, à part les étranges touffes ligneuses que les gens du coin appelaient herbes de cactus, et même celles-ci semblaient déshydratées aux yeux de Brian. Mais au milieu des étendues terre de Sienne d’herbes de cactus poussant à ses pieds, il repéra un endroit ou quelque chose de plus coloré avait pris racine. N’ayant rien de mieux à faire, il s’accroupit pour regarder. Ce qui avait attiré son attention était une fleur rouge : Brian n’avait rien d’un botaniste, mais la fleur ne lui semblait pas à sa place dans ces broussailles sèches. Il tendit la main pour la toucher. La plante était froide, charnue… et donna presque l’impression de se recroqueviller. La tige se pencha dans l’autre direction, la fleur, si c’en était bien une, baissa la tête.

Était-ce normal ?

Il détestait cette fichue planète et sa bizarrerie perpétuelle. C’est un cauchemar, songea-t-il, se faisant passer pour la normalité.

Ils finirent par atteindre l’aérodrome, à l’écart de la route, deux préfabriqués et autant de pistes d’atterrissage goudronnées orthogonales, une rangée de pompes à essence, une tour de contrôle en pisé à deux niveaux coiffée d’un dôme radar. D’ordinaire, l’endroit aurait eu pour clients des avions des compagnies pétrolières arrivant au Rub al-Khali ou en repartant avec des gros bonnets à bord. Ce jour-là, il n’y avait qu’un appareil visible sur le tarmac : celui de Turk Findley, un robuste petit Skyrex bleu et blanc en train de cuire au soleil.

Le convoi de la Sécurité génomique se gara devant le pavillon le plus proche. Brian tremblait un peu en descendant de voiture, ses craintes revenant à la surface. Il avait peur pour Lise, et en dessous il avait peur de Lise… de ce qu’elle pourrait lui dire et de ce qu’elle pourrait conclure, à tort ou à raison, en le voyant en compagnie d’hommes tels que Sigmund et Weil.

Peut-être pourrait-il l’aider. Il se cramponna à cette pensée. Elle avait des problèmes, de graves et dangereux problèmes, mais elle pouvait toujours garder la tête hors de l’eau si elle prononçait les bonnes paroles, niait toute complicité, rejetait toute responsabilité et coopérait à l’enquête. Si elle consentait à tout cela, Brian pourrait peut-être lui éviter la prison. Il faudrait qu’elle rentre au pays, bien entendu, qu’elle oublie Équatoria et son petit passe-temps journalistique. Sauf qu’avec les événements de ces derniers jours, elle ne prendrait pas de si haut la perspective d’un retour aux États-Unis. Elle pourrait peut-être même apprendre à apprécier ce qu’il avait fait, et était prêt à faire, pour elle.

Il se dépêcha de rejoindre Sigmund et Weil, qui passèrent devant un groupe d’employés de l’aéroport et s’enfoncèrent dans un couloir de fortune jusqu’à la porte d’un bureau gardé par un type de la sécurité de l’aéroport en uniforme bleu cendré. « Les suspects sont à l’intérieur ? s’enquit Sigmund.

— Oui, tous les quatre.

— Voyons ça. »

Le garde ouvrit la porte, Sigmund entra le premier, suivi par Weil puis par Brian. Les deux agents du DSG s’arrêtèrent d’un coup et Brian dut tendre le cou pour voir par-dessus leurs épaules.

« Bordel de merde ! » fit Sigmund.

Trois femmes et un homme étaient installés autour d’une table de réunion tachée au milieu de la pièce. Chacun d’eux était menotté à une chaise.

L’homme avait environ soixante ans, à en juger par son apparence. Sans doute davantage, puisque c’était un Quatrième. Les cheveux blancs, maigre, la peau sombre… ce n’était pas Turk Findley.

Les trois femmes avaient à peu près le même âge. Aucune ne ressemblait à Sulean Moï. Et elles n’étaient certainement pas Lise Adams ni l’une ni l’autre.

« Des leurres, dit Weil d’une voix dégoûtée.

— Découvrez qui ils sont et ce qu’ils savent », ordonna Sigmund aux hommes armés qui attendaient dans le couloir.

Weil tira Brian dehors à sa suite. « Vous allez bien ?

— C’est juste… oui, réussit à répondre Brian. Je veux dire, ça va. »

Ça n’allait pas. Il se représentait les quatre prisonniers le crâne percé par les balles, rejetés par les eaux, peut-être, sur une plage lointaine, ou tout simplement enterrés dans le désert, leurs corps se desséchant sous une couche de sable, payant de leur vie leur longévité.

Dix-neuf

Ils roulèrent en direction du nord jusqu’à la tombée de la nuit. Dvali conduisait, et quand elle n’avait pas la tête ailleurs, Lise l’observait.

Par-dessus tout, il était très protecteur avec l’enfant, Isaac.

On avait poussé Lise et Turk à bord d’un gros tout-terrain, le genre avec roues métalliques semi-rigides capable d’affronter à peu près n’importe quoi. Construite pour transporter dans le confort six personnes, l’automobile dut en accueillir sept : Dvali, Lise, Turk, Diane, Mme Rebka, Sulean Moï… et Isaac.

Turk avait préconisé de prendre le Skyrex, mais Dvali et Mme Rebka l’en avaient dissuadé. Un avion serait plus facile à retrouver et moins facile à dissimuler qu’un véhicule terrestre parmi beaucoup d’autres. L’avion leur servirait de diversion, assura le Dr Dvali. Quatre des Quatrièmes les plus âgés de la colonie, dont l’un pilote privé, avaient proposé de s’envoler avec vers l’ouest. Ils seraient sans doute capturés. Mais ils savaient ce qu’ils faisaient, avait insisté le Dr Dvali. Ils ne craignaient pas de mourir, s’il le fallait. Le traitement martien avait ceci d’ironique qu’il gommait la peur de la mort alors même qu’il prolongeait la vie. Turk demanda s’ils avaient un traitement pour la crainte de l’insolvabilité.

Ils partirent donc vers le nord, quittant la colonie juste devant une douzaine d’autres véhicules terrestres qui se dispersèrent dans diverses directions, soit sur les routes présentes, soit directement dans le désert. La colonie avait été piégée à l’explosif pour l’empêcher de tomber aux mains des autorités ainsi que pour détruire toute preuve pouvant conduire à leur capture. Lise et les autres s’étaient trop éloignés sur la route pour voir la déflagration, mais à un moment, elle avait aperçu un panache de fumée sur l’horizon. Elle demanda alors au Dr Dvali s’il y avait pu y avoir des victimes… des agents du DSG arrivés avant l’heure prévue pour l’explosion n’auraient-ils pu être tués ?

« Le DSG sait à quoi s’attendre dans ce genre de situation. S’il a trouvé nos installations abandonnées, il a bien dû se douter qu’elles étaient piégées. »

Mais en cas de négligence, ou de mauvais minutage ?

Dvali haussa les épaules. « Rien n’est certain, dans la vie.

— Je croyais les Quatrièmes non violents ?

— Nous sommes plus sensibles que les non-modifiés aux souffrances des autres. Ce qui nous rend vulnérables. Mais ni stupides ni incapables de prendre des risques.

— Y compris avec la vie des autres ? »

En entendant cela, Sulean Moï – que Diane disait être une Martienne difforme, mais qui ressemblait pour Lise à une très mince poupée en pomme séchée comme on en faisait dans les Appalaches – avait souri d’un air sardonique. « Nous ne sommes pas des saints. Ça devrait être évident, maintenant. Nous faisons des choix moraux. Souvent les mauvais. »


Dvali voulait conduire toute la nuit, mais Turk le convainquit de bivouaquer dans une clairière de la forêt de pins-doigts rabougris recouvrant la pente ouest du massif montagneux qui constituait la ligne de partage des eaux d’Équatoria. À cette altitude, il pleuvait régulièrement, si bien qu’ils avaient même un ruisseau limpide comme source d’eau potable. L’eau était froide, Lise devina qu’elle provenait des glaciers accrochés aux vallées des cols les plus hauts. Cette fraîcheur lui rappela un souvenir agréable : un séjour à Gstaad où (elle avait dix ans) son père l’avait emmenée skier. Le soleil sur la neige, le gémissement mécanique des remontées et les rires fusant dans l’air glacé : c’était désormais très loin, à des mondes et des années de là.

Elle aida Turk à réchauffer une boîte de ragoût de viande sur un réchaud au propane. Il voulait que le dîner soit prêt et que le réchaud ait refroidi avant la tombée de la nuit, au cas où des drones parcourraient le ciel à la recherche de leur signature thermique. Le Dr Dvali répondit douter que leurs poursuivants en arrivent à de telles extrémités, d’autant plus que la plupart des équipements de surveillance de ce genre avaient été affectés à la crise des parcelles pétrolières. Turk hocha la tête, mais décréta que prendre des précautions inutiles valait mieux que se trahir.

En roulant vers le nord au pied des contreforts, ils avaient discuté de leurs plans. Du moins Turk avait discuté des siens, les Quatrièmes s’étant montrés moins bavards. Turk et Lise continueraient dans la même direction jusqu’à la ville de New Cumberland, où ils prendraient le car qui rejoignait la côte par le col de Pharoah. Les Quatrièmes poursuivraient jusque… eh bien, jusqu’où ils étaient censés aller.

Un endroit où ils pourraient prendre soin du garçon, espéra Lise. Ce dernier avait une drôle d’apparence, avec ses cheveux rouille taillés aux ciseaux de cuisine par la personne servant de coiffeur à la colonie – sans doute Mme Rebka – et ses yeux très écartés, comme ceux d’un oiseau, aux pupilles pailletées d’or. Il avait peu parlé de toute la journée, et encore moins l’après-midi, mais ressentait une gêne que Lise ne comprenait pas bien : chaque virage le voyait en effet froncer les sourcils en gémissant ou soupirer de soulagement. En début de soirée, il fut pris de fièvre, « encore », entendit-elle dire Mme Rebka.

Isaac dormait désormais sur un des sièges arrière de l’automobile, aux fenêtres ouvertes pour y laisser circuler l’air de la montagne. La journée avait été très chaude, mais le soleil brillait maintenant à l’horizontale, et on avait indiqué à Lise que la température pourrait descendre à des niveaux désagréables au cours de la nuit. Il n’y avait que six sacs de couchage dans la voiture, mais du type coûteux, très isolant, et quelqu’un pouvait dormir dans le tout-terrain si nécessaire. Il ne pleuvrait sans doute pas, néanmoins Turk avait déjà noué une bâche entre les arbres pour protéger ou dissimuler sommairement leur groupe.

Lise remua la casserole de ragoût pendant que Turk préparait du café. « Dommage, pour l’avion.

— Je l’aurais perdu de toute manière.

— Qu’est-ce que tu vas faire, une fois de retour sur la côte ?

— Ça dépend, dit-il.

— De quoi ?

— De beaucoup de choses. » Il la regarda comme de loin, les yeux plissés. « Je reprendrai sans doute la mer… si rien d’autre ne se présente.

— Sinon, on pourrait rentrer aux États-Unis », dit-elle en se demandant comment il interpréterait ce on. « Tes ennuis judiciaires sont à peu près terminés, non ?

— Ça pourrait se remettre à chauffer pour moi.

— Alors on fera autre chose. » Le pronom flottait dans l’air comme une piñata encore intacte.

« On sera bien obligés. »

On.


Quand ils servirent le dîner, le soleil rencontrait l’horizon en un halo rougeoyant. Turk mangea rapidement sans dire grand-chose. Diane Dupree s’installa à l’écart sur un tronc avec la Martienne, Sulean Moï, avec qui elle eut une conversation animée mais inaudible, tandis que Mme Rebka se penchait sur Isaac, qu’on dut amadouer pour qu’il consente à s’alimenter.

Ce qui laissait le Dr Dvali seul, et donnait à Lise sa première véritable occasion d’avoir une discussion un peu privée avec lui. Elle abandonna Turk au réchaud et aux casseroles pour aller s’asseoir près du Quatrième. Celui-ci la regarda approcher d’un air grincheux, comme un gros oiseau marron, mais n’éleva aucune objection quand elle s’installa à ses côtés. « Vous voulez parler de votre père », comprit-il.

Elle ne put que hocher la tête.

« Nous étions amis. » On aurait dit que Dvali avait répété son discours. « Ce que j’admirais surtout chez votre père, c’était qu’il aimait son travail, mais pas dans un sens étroit. Il aimait son travail parce qu’il le plaçait dans un contexte plus large. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Non. » Si. Mais elle voulait l’entendre de sa bouche. « Pas vraiment. »

Tendant la main vers le sol, Dvali ramassa une poignée de terre. « Qu’est-ce que j’ai dans la main ?

— De la terre arable. Des feuilles mortes. Probablement quelques bestioles.

— De la terre arable, des résidus minéraux, des sédiments, de la biomasse en décomposition, désagrégée en substances nutritives fondamentales, s’autonourrissant. Des bactéries, des spores de champignons… et sans aucun doute quelques insectes. » Il s’essuya la main. « Très ressemblant à ce qu’on trouve sur Terre, mais légèrement différent dans les détails. Au niveau géologique, la ressemblance entre les deux planètes est encore plus flagrante. Le granit est du granit, le schiste du schiste, mais ils existent ici dans des proportions différentes. Il y a moins d’activité volcanique ici que sur Terre. Les plaques continentales dérivent et s’érodent à une vitesse différente, la thermocline est moins prononcée entre l’équateur et les pôles. Mais ce que cette planète a de vraiment caractéristique, c’est qu’elle est fondamentalement similaire à la Terre.

— Parce que les Hypothétiques l’ont construite pour nous.

— Peut-être pas tout à fait pour nous, mais oui, ils l’ont construite, ou du moins modifiée, ce qui transforme notre étude de ce monde en une toute nouvelle discipline… ce n’est plus simplement de la biologie ou de la géologie, mais une espèce d’archéologie planétaire. Ce monde a été influencé en profondeur par les Hypothétiques bien avant l’apparition des êtres humains modernes, des millions d’années avant le Spin, des millions d’années avant la mise en place de l’Arc. Ce qui est révélateur de leurs méthodes et leurs extraordinaires capacités à planifier à très long terme. Et peut-être aussi de leurs buts ultimes, si nous posons la bonne question. Voilà le contexte dans lequel travaillait votre père. Il ne perdait jamais de vue la vérité plus large, et elle ne cessait jamais de l’émerveiller.

— La planète comme artefact, dit Lise.

— Le livre qu’il écrivait, approuva Dvali. Vous l’avez lu ?

— Je n’en ai vu que l’introduction. » Et quelques notes sauvées d’une des crises convulsives de ménage radical qui prenaient sa mère.

« J’aurais aimé qu’il y en ait davantage. Ç’aurait été un travail important.

— C’est de ça que vous parliez avec lui ?

— Assez souvent, oui.

— Mais pas toujours.

— Bien entendu, nous parlions des Martiens et de ce qu’ils pourraient savoir sur les Hypothétiques. Il savait que j’étais un Quatrième…

— Vous le lui aviez dit ?

— Je l’avais mis dans la confidence.

— Puis-je demander pourquoi ?

— Parce qu’il s’intéressait manifestement aux Quatrièmes. Parce qu’on pouvait lui faire confiance. Parce qu’il comprenait la nature de ce monde. » Dvali sourit. « Parce que je l’aimais bien, au fond.

— Ça ne le gênait pas, que vous soyez un Quatrième ?

— Il posait beaucoup de questions à ce sujet.

— A-t-il parlé de prendre lui-même le traitement ?

— Je ne dirais pas qu’il ne l’a pas envisagé. Mais il n’a jamais fait la demande, ni à moi ni, pour autant que je sache, à personne d’autre. Il adorait sa famille, mademoiselle Adams… Je n’ai pas besoin de vous le dire. J’ai été bouleversé, comme tout le monde, d’apprendre sa disparition.

— Vous l’aviez mis aussi dans la confidence, pour votre projet ? Celui concernant Isaac ?

— Quand nous en étions encore au stade préparatoire, oui, je lui en ai parlé. » Dvali prit une gorgée de café. « L’idée lui déplaisait fortement.

— Mais il ne vous a pas dénoncés. Il n’a rien fait pour vous arrêter.

— Non, il ne nous a pas dénoncés, mais nous avons eu à ce moment-là une discussion très vive… qui a mis notre amitié à rude épreuve.

— Elle y a pourtant survécu.

— Parce que, malgré notre désaccord, il comprenait pourquoi cela semblait nécessaire. Et urgent. » Dvali se pencha plus près de Lise qui, un instant, craignit qu’il lui prenne les mains. Elle n’était pas sûre de pouvoir le supporter. « L’idée d’un contact tangible avec les Hypothétiques… avec l’esprit moteur derrière leur vaste réseau de machines… le fascinait tout autant que moi. Il savait à quel point c’était important, non seulement pour notre génération, mais pour celles à venir, pour l’humanité en tant qu’espèce.

— Vous avez dû être déçu quand il n’a pas voulu coopérer.

— Je n’avais pas besoin de sa coopération. J’aurais aimé son approbation. J’ai été déçu qu’il me la refuse. Au bout d’un moment, nous avons tout simplement cessé d’en discuter… on parlait d’autre chose. Et au moment de lancer le projet pour de bon, j’ai quitté Port Magellan. Je n’ai jamais revu votre père.

— C’était six mois avant sa disparition.

— Oui.

— Vous savez quelque chose là-dessus ?

— Sur sa disparition ? Non. La Sécurité génomique était à Port M à l’époque… elle me recherchait, moi et d’autres, depuis que des rumeurs circulaient sur notre projet… et quand j’ai appris la disparition de Robert Adams, j’ai supposé que la Sécurité génomique l’avait embarqué pour l’interroger. Mais je n’en suis pas certain. Je n’étais pas sur place.

— La plupart des gens que la Sécurité génomique interroge en ressortent indemnes, Dr Dvali. » Même si elle n’était pas si naïve.

« Pas tous, répondit Dvali.

— Ce n’était pas un Quatrième. Pourquoi lui feraient-ils du mal ? » Le tueraient-ils, ne put-elle se résoudre à dire.

« Il aurait résisté par principe, et par loyauté personnelle.

— Vous le connaissiez assez bien pour l’affirmer ?

— J’ai pris le traitement à Bangalore il y a vingt ans, mademoiselle Adams. Je ne suis pas omniscient, mais je sais juger les gens. Non qu’il y eût quoi que ce soit de particulièrement occulte chez Robert Adams. Sa sincérité se lisait sur son visage. »

Il a été assassiné. Cette explication avait toujours été la plus probable, même si les détails pouvaient s’avérer plus horribles que Lise ne l’avait imaginé. Robert Adams avait été assassiné et ses meurtriers ne seraient jamais jugés. Mais cette histoire en contenait une autre. Celle de la curiosité de Robert Adams, de son idéalisme, de la force de ses convictions.

Elle avait dû laisser transparaître certaines de ses pensées. Dvali irradiait la compassion. « Je sais que ça ne vous aide pas beaucoup. J’en suis désolé. »

Lise se leva. Pour le moment, elle ne ressentait que le froid. « Je peux vous demander une dernière chose ?

— Si vous voulez.

— Comment pouvez-vous justifier ça ? Mis à part le destin de l’humanité, comment justifier de mettre un enfant innocent dans la position d’Isaac ? »

Dvali vida le fond de sa tasse de café sur le sol. « Isaac n’a jamais été un enfant innocent. Isaac n’a jamais rien été d’autre que ce qu’il est maintenant. Et j’échangerais ma place contre la sienne, mademoiselle Adams, si je pouvais. Je ne demande que ça. »


Elle traversa le bivouac pour gagner le cercle de lumière dans lequel Turk, assis, manipulait un récepteur télécom de poche.

Turk, son propre avatar des disparitions : Turk, qui avait disparu de si nombreuses vies. « La radio est cassée ?

— Rien n’arrive par les aérostats. Rien de Port Magellan. La dernière fois, ça parlait d’une nouvelle secousse dans l’Ouest. » Les revenus pétroliers étaient, bien entendu, l’obsession éternelle de Port M. Tout pour les trusts. Turk la regarda à nouveau. « Ça va ?

— Juste fatiguée », répondit-elle.


Elle refit du café et en but assez pour rester éveillée, alors même que les autres commençaient à s’installer pour la nuit. Enfin, comme elle l’avait espéré, tout le monde fut couché et immobile, sauf la Martienne et elle.

Lise trouvait Sulean Moï intimidante, même si elle ressemblait à ce genre de vieilles femmes qu’on aiderait à traverser la rue à un feu. Son âge et la distance qu’elle avait parcourue lui faisaient comme une aura invisible. Lise dut rassembler un certain courage pour la rejoindre près des flammes vacillantes du feu de camp, où les bûches consumées n’étaient plus que creux irradiants et cavités rouges.

« N’ayez pas peur », dit la vieillarde.

Ce qui surprit Lise. « Vous lisez dans mes pensées ?

— Sur votre visage.

— Je n’ai pas vraiment peur. » Pas trop.

Sulean sourit, dévoilant ses petites dents blanches. « Je crois que moi, à votre place, j’aurais peur… vu ce que vous avez dû entendre dire sur moi. Je sais quelles histoires on raconte. La sévère vieille Martienne, victime d’une blessure d’enfance. » Elle se tapota le crâne. « Ma soi-disant autorité morale. Mon passé inhabituel.

— C’est comme ça que vous vous voyez ?

— Non, mais je reconnais la caricature. Vous avez consacré pas mal de temps et d’énergie à me retrouver, mademoiselle Adams.

— Appelez-moi Lise.

— Lise, d’accord. Vous avez toujours cette photo que vous montriez à tout le monde ?

— Non. » Elle l’avait détruite dans le village minang, sur l’insistance de Diane.

« Tant mieux. Nous y voilà donc. Sans personne pour nous entendre. Nous pouvons parler.

— Quand j’ai commencé à vous chercher, je n’avais pas la moindre idée que…

— Que ça me dérangerait ? Ou que ça attirerait l’attention de la Sécurité génomique ? Ne vous excusez pas. Vous saviez ce que vous saviez, et ce que vous ignoriez pouvait difficilement entrer dans vos calculs. Vous voulez m’interroger sur Robert Adams, me demander comment et pourquoi il est mort.

— Vous êtes sûre et certaine qu’il est mort ?

— Je n’ai pas assisté à son exécution, mais j’ai discuté avec des témoins de son enlèvement et je ne vois pas d’autre résultat possible. S’il avait été en mesure de rentrer chez lui, il l’aurait fait. Désolée si ça semble brutal. »

Brutal, mais de plus en plus évident, songea Lise. « Il a vraiment été enlevé par la Sécurité génomique ?

— Par un de leurs Comités d’action exécutive, comme ils les appellent.

— Ils recherchaient le Dr Dvali et son groupe.

— Oui.

— Comme vous.

— Oui. Pas tout à fait pour les mêmes raisons.

— Vous vouliez l’empêcher de créer Isaac.

— Je voulais l’empêcher de faire une expérience inutilement cruelle et sans doute inutile sur un être humain, oui.

— N’est-ce pas aussi ce que voulait la Sécurité génomique ?

— Seulement dans ses communiqués de presse. Vous croyez vraiment que des organisations du genre de la Sécurité génomique restent dans les limites de leur mission officielle ? Si la Sécurité génomique pouvait se procurer les outils, elle aurait des bunkers secrets pleins de garçons comme Isaac… reliés à des machines et sous surveillance armée. »

Lise secoua la tête pour mettre de l’ordre dans ses pensées. « Comment avez-vous rencontré mon père ?

— La première personne utile dont j’ai fait la connaissance à Équatoria a été Diane Dupree. Il n’y a aucune hiérarchie officielle parmi les Quatrièmes terrestres, mais dans chacune de leurs communautés, on trouve un personnage central qui intervient dans toute décision majeure. Diane jouait ce rôle sur le littoral d’Équatoria. Je lui ai raconté pourquoi je voulais trouver Dvali, et elle m’a donné le nom de gens qui pourraient m’aider… tous n’étaient pas des Quatrièmes. Le Dr Dvali s’était lié d’amitié avec votre père. J’ai fait de même.

— Le Dr Dvali a dit qu’on pouvait faire confiance à mon père.

— Votre père avait une foi surprenante dans la bonté humaine. Ce qui ne lui a pas toujours rendu service.

— Vous pensez que Dvali a profité de lui ?

— Je pense qu’il lui a fallu longtemps pour voir le Dr Dvali comme il est.

— C’est-à-dire ?

— Un homme aux ambitions grandioses, au profond manque d’assurance et à la conscience dangereusement malléable. Votre père refusait de révéler, même à moi, ce qu’avait annoncé vouloir faire le Dr Dvali et où il se trouvait.

— Il l’a fait quand même ?

— Une fois qu’on a appris à se connaître. On a d’abord beaucoup discuté cosmologie. Je pense que c’était sa manière à lui d’évaluer les gens. On peut en apprendre beaucoup sur une personne à la manière dont elle regarde les étoiles, a-t-il dit un jour.

— S’il vous a raconté ce qu’il savait, pourquoi n’avez-vous pas pu trouver Dvali et l’arrêter ?

— Parce que le Dr Dvali a été assez malin pour changer ses plans après avoir quitté Port Magellan. Votre père croyait que Dvali s’installerait sur la côte ouest d’Équatoria, une région encore presque entièrement sauvage de nos jours, avec juste quelques villages de pêcheurs. Il me l’a dit, et il l’a sans doute dit aussi à la Sécurité génomique quand elle l’a interrogé.

— Dvali pense que mon père a refusé de parler… que c’est pour ça qu’ils l’ont tué.

— Je suis sûre qu’il a résisté. Je doute qu’il y ait réussi, étant donné ce que je sais de leurs techniques d’interrogatoire. Je sais que c’est douloureux à entendre, Lise, et j’en suis désolée, mais c’est la vérité. Votre père m’a dit ce qu’il savait parce qu’il croyait nécessaire de stopper Dvali et pensait que j’avais assez d’autorité pour intervenir sans violence sur Dvali ou sur la communauté des Quatrièmes en général. S’il a raconté la même chose à la Sécurité génomique, il ne l’a fait que sous la contrainte. Mais ça n’avait aucune importance, Lise. Dvali n’était pas sur la côte ouest. Il n’y est jamais allé. La Sécurité génomique a perdu sa trace, et le temps que je découvre sa véritable destination, il était beaucoup trop tard… des années avaient passé. Isaac était en vie. On ne pouvait le faire retourner dans le ventre de sa mère.

— Je vois. »

Dans le silence, Lise entendit craquer les braises.

« Lise, dit doucement Sulean Moï, j’ai perdu mes parents très jeune. J’imagine que Diane vous l’a dit. J’ai perdu mes parents, mais pire que ça, j’ai perdu les souvenirs que j’en avais. Comme s’ils n’avaient jamais existé.

— Je suis désolée.

— Je ne demande pas de compassion. Je veux juste vous dire que, à un certain âge, j’ai décidé de me renseigner sur eux… d’apprendre qui ils étaient, comment ils en étaient venus à habiter près d’un certain fleuve avant qu’il ne sorte de son lit, et quels avertissements ils avaient pu écouter ou ignorer. Je voulais sans doute savoir si je devais les aimer pour avoir essayé de me sauver, ou les détester de ne pas y être parvenus. J’ai découvert beaucoup de choses, la plupart sans importance, dont un certain nombre de vérités douloureuses sur leurs vies personnelles, mais la seule chose importante que j’ai apprise a été qu’on ne pouvait rien leur reprocher. Ça a été une très maigre consolation, mais je n’en aurais jamais d’autre, et d’une certaine manière, elle suffisait. Lise… on ne peut rien reprocher à votre père.

— Merci, dit Lise la gorge serrée.

— Bon, conclut Sulean Moï, on devrait essayer de dormir avant que le soleil se lève à nouveau. »


Lise dormit mieux qu’elle ne l’avait fait depuis plusieurs nuits – même si elle se trouvait dans un sac de couchage, sur un sol inégal et dans une forêt étrange. Ce ne fut toutefois pas le soleil qui la réveilla, mais la main de Turk sur son épaule. Il faisait toujours nuit, s’aperçut-elle encore à moitié endormie. « Il faut partir, lui dit Turk. Lève-toi, Lise, vite.

— Pourquoi… ?

— Les cendres se sont remises à tomber à Port Magellan, en plus fort et plus épais, et elles ne vont pas tarder à traverser les montagnes. Il faut qu’on trouve un abri. »

Vingt

Quand il s’éveilla, Isaac vit derrière la voiture en mouvement des volutes de nuages franchir les cols, des nuages parcourus de particules lumineuses, des nuages comme ceux du 34 août. Mais le mal, soudain et impressionnant, embrouilla tout cela.

Ce qu’il ressentait n’était pas de la douleur, pas tout à fait, mais quelque chose de très proche, une sensibilité qui rendait bruit et lumière intolérables, comme si on lui avait enfoncé dans le crâne la lame à nu du monde.

Isaac comprit ce qu’il avait de spécial. Il sut avoir été créé pour tenter de communiquer avec les Hypothétiques, et avoir déçu les adultes de son entourage. Il sut aussi d’autres choses : que le vide de l’espace n’était pas inhabité, mais peuplé de particules fantômes qui existaient trop brièvement pour interagir avec le monde des objets tangibles, particules éphémères que les Hypothétiques pouvaient toutefois manipuler et utiliser afin d’émettre et de recevoir des informations. La technologie martienne enfouie en Isaac avait sensibilisé son système nerveux à ce genre de communication. Cette dernière n’avait cependant jamais rien eu de comparable à la confortable linéarité des mots. La plupart du temps, cela consistait en un sentiment d’urgence lointaine et inexprimable. Parfois, comme en ce moment, cela ressemblait davantage à de la douleur. Une douleur liée au nuage de poussière et de cendres qui approchait : le monde invisible se soulevait dans un tumulte invisible, et le corps comme l’esprit d’Isaac vibraient à l’unisson.

Il sentit aussi qu’on l’installait sur la banquette arrière de la voiture, que des mains ne lui appartenant pas lui bouclaient sa ceinture, que ses anciens et nouveaux amis parlaient d’une voix inquiète. Ils avaient peur pour lui. Et pour eux-mêmes. Il eut conscience que le Dr Dvali ordonnait à tout le monde de monter en voiture, que les portières claquaient, que le moteur démarrait. Et il se réjouit que ce ne soit pas le Dr Dvali qui lui tienne la tête et le tranquillise (mais Mme Rebka), car il en était venu à ne plus l’apprécier, presque à le détester, pour des raisons qu’il ne comprenait pas.


Mme Rebka n’était pas médecin, mais comme les autres Quatrièmes, elle avait appris à pratiquer les soins médicaux essentiels, et Lise la regarda injecter un sédatif dans le bras du garçon à l’aide d’une seringue à l’ancienne. Isaac se mit à respirer plus profondément et ses hurlements finirent par se réduire à un soupir.

Ils roulèrent. Les phares du véhicule découpaient des colonnes lumineuses dans la poussière en train de tomber. Tenant le volant pour les Quatrièmes, Turk s’efforçait de sortir des contreforts avant que les routes ne deviennent impraticables. Quand Lise avait demandé s’ils ne feraient pas mieux d’emmener Isaac à l’hôpital, Mme Rebka avait secoué la tête : « Un hôpital ne peut rien pour lui. Rien qu’on ne puisse faire nous-mêmes. »

Diane Dupree observait le garçon avec de grands yeux inquiets. Sulean Moï le regardait aussi, mais avec une expression plus impénétrable… un mélange, sembla-t-il à Lise, de résignation et de terreur.

Mais c’était Mme Rebka qui laissait Isaac poser la tête sur son épaule, qui le rassurait d’un mot ou d’une simple pression de la main quand les cahots et les vibrations de l’automobile le perturbaient. Elle lui caressait les cheveux, lui tamponnait le front avec un linge humide. Le sédatif ne tarda pas à le plonger dans le sommeil.

Il y avait une question évidente que Lise voulait poser depuis son arrivée à la colonie des Quatrièmes… Comme personne d’autre n’avait rien à dire, et parce que le bruit des essuie-glaces raclant la poussière sur le pare-brise lui portait un peu sur les nerfs, elle s’emplit les poumons et demanda : « La mère d’Isaac est toujours vivante ?

— Oui », répondit Mme Rebka.

Lise se tourna vers elle. « C’est vous ?

— C’est moi », reconnut Mme Rebka.


Qu’est-ce que tu vois, Isaac ?

Beaucoup plus tard, en sortant du sommeil qu’ils avaient injecté en lui, Isaac réfléchit à la question.

C’est Mme Rebka qui l’avait posée. Il essaya de formuler une réponse avant que la douleur revienne le priver de ses mots. Mais c’était une question difficile, parce qu’il avait du mal à voir quoi que ce soit. Il avait conscience du véhicule et de ses occupants, des cendres qui tombaient à l’extérieur, mais tout cela semblait vague, irréel. Le jour était-il déjà levé ? Mais l’automobile s’était maintenant immobilisée, et avant de répondre à la question de Mme Rebka, il en posa une lui-même : « Où on est ? »

À l’avant, l’homme nommé Turk Findley lui répondit : « Dans une petite ville qui s’appelle Bustee. On risque de rester là un moment. »

Dehors, on discernait des petits bâtiments dans le brouillard de la poussière. Il les voyait assez nettement. Mais ce n’était pas là-dessus que l’avait interrogé Mme Rebka.

« Isaac ? Tu peux marcher ? »

Oui, il pouvait, pour le moment, même si les effets du sédatif s’estompaient et que la lame du monde recommençait à lui tirer du sang. Il descendit de voiture, une main sur le bras de Mme Rebka. De la poussière lui balaya le visage. Elle avait une odeur de brûlé. Mme Rebka le guida en direction du petit bâtiment le plus proche, qui était l’aile d’un motel. Isaac entendit Turk dire qu’il avait pris la dernière chambre disponible, pour une somme supérieure à ce qu’elle valait. Beaucoup de monde s’abritait à Bustee ce soir-là, d’après Turk.

Il se retrouva à l’intérieur, sur un lit, allongé sur le dos, dans une atmosphère moins poussiéreuse, mais toujours infecte, et Mme Rebka apporta un gant propre avec lequel elle entreprit de le débarbouiller. « Isaac, répéta-t-elle doucement, qu’est-ce que tu regardes ? Qu’est-ce que tu vois ? »

Parce qu’il ne cessait de tourner la tête dans la même direction – l’ouest, bien entendu – en ouvrant de grands yeux.

Que voyait-il ?

« Une lumière.

— Ici dans la chambre ? »

Non. « Très loin. Plus loin que l’horizon.

— Mais tu la vois d’ici ? À travers les murs ? »

Il hocha la tête.

« À quoi elle ressemble ? »

De nombreux mots se pressèrent dans l’esprit d’Isaac, de nombreuses réponses. Un feu dans un endroit très éloigné. Une explosion. Un lever de soleil. Un crépuscule. L’endroit où les étoiles tombent et brûlent dans leur empressement à vivre. Et la chose enfouie profondément dans le sol, qui les connaissait et les accueillait.

Mais il se contenta de répondre la vérité : « Je n’en sais rien. »


Seul Turk était déjà venu à Bustee. Le nom, précisa-t-il, provenait d’un mot hindi signifiant « bidonville ». Ce n’en était pas un, mais une petite ville crasseuse en limite du Rub al-Khali, qui vivait de la circulation sur la route la plus septentrionale parmi celles desservant les régions pétrolifères. Des bâtiments en parpaings et quelques maisons à charpente de bois, une boutique qui vendait des manomètres pour pneus, des cartes et des boussoles, de l’écran total, des romans bon marché et des téléphones jetables. Trois stations-service et quatre restaurants.

Lise ne les voyait pas de la fenêtre de la chambre du motel. Les cendres tombaient en rideaux gris et puants. Elle supposa que la poussière avait coupé les lignes à haute tension ou court-circuité les transformateurs, et que les réparations tarderaient à venir, dans cette région non prioritaire. C’était déjà un miracle qu’ils soient arrivés là, même dans leur gros véhicule tout-terrain et tous temps. Un employé du motel frappa à la porte pour leur donner des torches électriques et les avertir de n’essayer d’allumer ni bougies ni aucune sorte de flamme nue. Mais les Quatrièmes avaient emporté leurs propres torches, et de toute manière, il n’y avait rien à voir, sinon des murs miteux et du papier peint multicolore. Lise garda une lampe de poche à portée de main pour trouver la salle de bains quand le besoin s’en ferait sentir.

Le petit Isaac dormait, cette fois davantage à cause de l’épuisement que des sédatifs, d’après Lise. Les adultes s’étaient regroupés pour discuter. De sa voix persuasive aux douces modulations, le Dr Dvali avançait des hypothèses sur la chute de cendres. « Peut-être s’agit-il d’un événement cyclique. On en trouve des traces dans les profils stratigraphiques… c’était une partie du travail de votre père, mademoiselle Adams, même si nous n’avons jamais su comment l’interpréter. De très fines couches de cendres compressées dans la roche à des intervalles d’environ dix mille ans.

— Vous voulez dire que ça arrive tous les dix mille ans ? demanda Turk. Tout est recouvert de cendres ?

— Pas tout. Pas partout. Essentiellement l’Ouest profond.

— La couche devait être plutôt épaisse pour avoir laissé des traces, non ?

— Oui, ou bien durer longtemps.

— Parce que ces bâtiments n’ont pas été construits pour supporter beaucoup plus que leur propre poids. »

Des toits qui s’effondraient, de la poussière qui ensevelissait les survivants : une Pompéi froide, se dit Lise. Pensée glaçante. Mais une autre lui vint. Elle dit : « Et Isaac ? La chute de cendres a un lien avec ce qui lui arrive ? »

Sulean Moï la regarda d’un air triste. « Bien sûr », répondit-elle.


Isaac le comprenait mieux dans ses rêves, où la connaissance lui apparaissait comme des formes, des couleurs et des textures muettes.

Dans ses rêves, planètes et espèces se présentaient comme des pensées vagabondes, se voyaient rejetées ou confiées à la mémoire, évoluaient comme évoluent les pensées. Son esprit endormi fonctionnait à la manière de l’Univers… comment pouvait-il en être autrement ?

Des phrases à demi entendues s’infiltraient dans sa conscience flottante. Dix mille ans. La poussière était déjà tombée avant, il y avait dix mille ans et encore dix mille ans auparavant. De vastes structures ensemençaient l’espace de leurs résidus, alimentant des processus cycliques qui tournaient et tournaient encore comme des diamants taillés. La poussière tombait dans l’Ouest parce que l’ouest l’appelait, tout comme il appelait Isaac. Cette planète n’était pas la Terre. Elle était plus âgée, elle existait dans un univers plus ancien, de vieilles choses y vivaient à l’intérieur. Des choses y vivaient à l’intérieur, peu attentives, mais qui écoutaient, parlaient, vibraient sur de lents rythmes millénaires.

Il entendait leurs voix. Certaines étaient proches de lui. Plus proches que jamais.


Les poutres et la charpente surchargées du motel continuèrent de gémir une fois la nuit tombée et tout au long de celle-ci – la direction envoya des employés déblayer le toit –, mais les cendres tombèrent de moins en moins fort et l’aube montra une atmosphère plus claire, bien que semi-transparente et granuleuse. Malgré tous ses efforts, Lise s’était endormie recroquevillée sur un matelas de mousse, le visage maculé de sueur et les narines pleines de la puanteur de la poussière.

Elle fut la dernière à se réveiller. En ouvrant les yeux, elle vit les Quatrièmes debout devant les deux fenêtres de la chambre. Y entrait une lumière moins vive que par une pluvieuse journée d’automne, mais davantage que Lise ne l’avait espéré pendant la chute de cendres.

Elle se redressa. Elle portait ses habits de la veille, et la crasse de la veille lui collait à la peau. Ainsi qu’à la gorge. Voyant bouger la jeune femme, Turk lui tendit une bouteille d’eau, qu’elle vida avec reconnaissance. « Quelle heure est-il ?

— Vers les huit heures. » Huit heures selon le long calcul horaire d’Équatoria. « Le soleil est levé depuis un moment. La poussière a cessé de tomber, mais pas de se déposer. L’air est plein de poudre fine.

— Comment va Isaac ?

— Il ne hurle plus, en tout cas. Tout va bien… mais tu devrais peut-être jeter un coup d’œil par la fenêtre. »

Mme Rebka recula pour s’occuper d’Isaac, ce qui permit à Lise de prendre sa place derrière la vitre, d’où elle regarda dehors à contrecœur.

Elle ne vit toutefois rien d’inattendu. Rien qu’une route recouverte de cendres par le vent, celle par laquelle ils étaient tant bien que mal arrivés la veille, poussant leur véhicule aux limites de son endurance. Celui-ci se trouvait à l’endroit où ils l’avaient laissé, son côté au vent sous une dune de poussière. Ses roues en métal ajouré étaient toujours dilatées, aussi grosses que les pneus des semi-remorques industriels garés derrière lui en rangées se protégeant les unes les autres. Dans la lumière du jour, faible et pleine de grain, Lise apercevait malgré tout la station-service, à une centaine de mètres au sud. Aucun piéton sur la route, mais des visages aux autres fenêtres. Rien ne bougeait.

Non… ce n’était pas tout à fait exact.

La poussière bougeait.

Derrière la cour, dans le vide gris de la route, une espèce de tourbillon se forma sous ses yeux. Dans les cendres, une zone grande comme une table de salle à manger se mit à tourner lentement dans le sens des aiguilles d’une montre.

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

— Regardez », conseilla le Dr Dvali, debout près de Turk.

Lise sentit la main de ce dernier venir recouvrir son épaule gauche et posa sa main droite par-dessus. La rotation des cendres s’accéléra, se rida au milieu du vortex, ralentit à nouveau. Le spectacle ne plaisait pas à Lise. Il lui paraissait contre nature et menaçant, ou peut-être était-ce juste l’impression qu’elle captait des autres personnes, qui savaient à quoi s’attendre, qui y avaient déjà assisté. Quelle que soit cette chose.

Puis la poussière explosa – comme un geyser, se dit Lise – et projeta un panache d’environ trois mètres dans les airs. Le souffle coupé, Lise ne put s’empêcher de reculer d’un pas.

Le panache se courba dans le vent pour finir par se dissiper dans l’atmosphère putride, mais quand la poussière disparut, il devint flagrant qu’elle avait laissé quelque chose derrière elle… quelque chose de brillant.

On aurait dit une fleur. Une fleur couleur rubis, s’émerveilla Lise, avec une tige lisse et une texture qui évoquait la peau d’un nouveau-né. La tige et la fleur étaient de la même nuance hypnotique et profonde de rouge.

« C’est la plus proche jusqu’à maintenant », indiqua Turk.

La fleur – un terme auquel les pensées éperdues de Lise ne pouvaient s’empêcher de revenir, tant cela ressemblait vraiment à une fleur, avec une couronne de pétales sur une tige gargantuesque (Lise s’aperçut qu’elle pensait au jardin de sa mère en Californie : les tournesols y avaient à peu près cette taille quand ils montaient en graine) – commença à se courber et se tortiller, à tourner sa tête convexe vers une mélodie inaudible et sans rythme.

Elle dit : « Il y en a d’autres ?

— Il y en a eu.

— Où ? Qu’est-ce qui leur est arrivé ?

— Tu vas voir », dit Turk.

La fleur tourna la tête vers l’hôtel. Lise étouffa un autre petit hoquet, parce qu’au milieu de la fleur, il y avait quelque chose qui ressemblait à un œil. Un œil rond et luisant, comme humide, avec à l’intérieur une espèce de pupille, d’un noir d’obsidienne. Pendant un instant, un instant horrible, il sembla la regarder en face.

« C’était comme ça, sur Mars ? demanda le Dr Dvali à Sulean Moï.

— Mars est à d’innombrables années-lumière. Là où vous et moi nous trouvons aujourd’hui, les Hypothétiques sont actifs depuis bien plus longtemps. Les choses qui poussaient sur Mars étaient beaucoup moins vives, et différentes d’aspect. Mais si vous me demandez s’il s’agit d’un phénomène comparable, je répondrai : oui, sans doute. »

Le tournesol oculaire cessa d’un coup de bouger. Calme et silencieuse, la petite ville ensevelie semblait retenir son souffle.

Puis Lise vit avec horreur un autre mouvement dans la poussière, des ruisselets gonflés et des bouffées de cendres qui convergeaient sur la fleur. Quelque chose, ou plutôt plusieurs choses sautèrent sur la tige à une vitesse effrayante. Elles ne cessaient de bouger, aussi Lise ne put-elle se faire qu’une vague idée de leur nature, des espèces de crabes, vert de mer, avec de nombreuses pattes, et ce qu’elles firent à la fleur était…

Elles la dévorèrent.

Elles grignotèrent sa tige jusqu’à ce que la chose en train de se tortiller s’effondre, puis se jetèrent dessus comme des piranhas sur un cadavre, et quand l’agitation frénétique de leur dévoration cessa, elles disparurent, ou redevinrent inertes, camouflées dans la couche de cendres sur le sol.

Il ne restait plus rien. Pas la moindre trace.

« Voilà pourquoi, conclut le Dr Dvali, nous n’avons pas très envie de quitter la chambre. »

Vingt et un

Turk passa le reste de la matinée à la fenêtre, à recenser les diverses formes de vie bizarres qui surgissaient de la poussière. Connais ton ennemi, pensait-il. Lise resta la plupart du temps à ses côtés, en posant de brèves mais pertinentes questions sur ce qu’il avait vu avant qu’elle se réveille. Le Dr Dvali avait allumé leur petit récepteur télécom sans fil, dont il obtenait sporadiquement des informations en provenance de Port Magellan, activité utile aux yeux de Turk, contrairement à celle des autres Quatrièmes, qui ne faisaient que parler, parler sans fin sans aboutir à grand-chose. C’était l’un des défauts des Quatrièmes, d’après lui. Il pouvait leur arriver de faire preuve de sagesse, mais ils étaient irrémédiablement bavards.

Pour le moment, ils harcelaient la Martienne, Sulean Moï, qui semblait en savoir davantage qu’eux sur la chute de cendres mais montrait peu d’enthousiasme à partager cette connaissance. Mme Rebka insistait plus particulièrement : « Vos tabous ne sont pas de mise ici, affirmait-elle. Nous avons besoin de toutes les informations possibles. Vous nous le devez… au moins pour le garçon. »

Malgré ces apparences modérées, il s’agissait presque, selon les normes des Quatrièmes, d’une bagarre aux poings.

La Martienne, vêtue d’un jean trop grand qui lui donnait l’air d’un ouvrier de plate-forme pétrolière d’une minceur incroyable, était assise par terre, les bras autour des genoux.

« Si vous avez une question, lâcha-t-elle de mauvaise grâce, posez-la.

— Vous avez dit que la chute de cendres sur Mars générait d’étranges formes de… de…

— De vie, madame Rebka. Appelez-les par leur nom. Qu’est-ce qui vous en empêche ?

— Des formes de vie comme celles qu’on voit dehors ?

— Je ne reconnais ni les fleurs ni les prédateurs qui les dévorent. De ce point de vue, il n’y a pas la moindre ressemblance. Mais ça n’a rien d’étonnant. Les forêts d’Équateur et celles de Finlande ne se ressemblent pas. Ce sont pourtant des forêts les unes comme les autres.

— Du point de vue du but, alors, relança Mme Rebka.

— J’ai beau étudier les Hypothétiques depuis l’enfance et avoir entendu de nombreuses conjectures très bien informées, je n’arrive toujours pas à deviner le “but”. Sur Mars, les chutes de cendres sont des événements isolés. La vie qu’elles génèrent est végétative, toujours éphémère, et instable sur le long terme. Quelles conclusions peut-on tirer de tels exemples isolés ? Très peu. » Elle hésita, les sourcils froncés. « Les Hypothétiques, même s’ils peuvent être beaucoup d’autres choses, ne sont certainement pas des entités distinctes, mais un ensemble d’un très grand nombre de processus interconnectés. En d’autres termes, une écologie. Soit ces manifestations jouent un rôle précis dans cette écologie, soit elles en sont une conséquence accidentelle. Je ne pense pas qu’elles représentent une quelconque stratégie délibérée d’une conscience supérieure.

— Oui, fit Mme Rebka d’un ton impatient, mais si votre peuple en a compris suffisamment pour implanter la technologie des Hypothétiques dans des êtres humains…

— Vous savez le faire aussi, répliqua Sulean Moï en regardant ostensiblement Isaac.

— Parce que ça nous a été donné par Wun Ngo Wen.

— Notre travail sur Mars a toujours été d’un pragmatisme total. Nous sommes arrivés à mettre en culture des échantillons des cendres et à observer leurs capacités à interagir avec les protéines humaines au niveau cellulaire. Des siècles d’observations de ce genre nous ont conduits à avoir une idée de la manière de manipuler la biologie humaine.

— Mais vous avez conçu ce que vous admettez être une technologie d’Hypothétiques.

— Technologie ou biologie… dans ce cas, je ne suis pas certaine que la distinction ait un sens. Oui, nous avons cultivé une vie non humaine, ou une technologie non humaine, si vous préférez ce terme, à un niveau microscopique. Parce qu’elle se développe, se reproduit et meurt, nous avons pu sélectionner et manipuler certaines souches pour obtenir des caractéristiques données. Au fil de très nombreuses années, nous avons généré les cultures modifiées qui améliorent la longévité humaine. Ainsi que d’autres lignées germinales. Dont l’une des plus radicales est le traitement que vous avez administré à Isaac pendant qu’il était encore dans le ventre de sa mère. Dans votre ventre, madame Rebka. »

Celle-ci rougit.

Turk comprenait la portée de ce dont ils discutaient, et il supposait que c’était important, mais cela lui semblait ridiculement lointain des véritables problèmes, qui s’approchaient de plus en plus près. Qui se trouvaient juste de l’autre côté de la porte, en fait. Courait-on un risque en sortant ? Voilà la question qu’ils auraient dû se poser. Parce que, tôt ou tard, il leur faudrait quitter cette chambre : ils n’avaient que très peu de nourriture.

Il pria le Dr Dvali de lui prêter sa petite radio et s’enfonça les nodules dans les oreilles, excluant la querelle des Quatrièmes, induisant de nouvelles voix.

L’émission disponible provenait de Port Magellan par bande étroite : deux types d’un des collectifs de médias locaux lisant des conseils et des mises à jour de situation fournis par les Nations unies. Cette chute de cendres n’avait été qu’un peu plus mauvaise que la première, du moins en termes de poids et de durée. Quelques toits s’étaient effondrés au sud de la ville. La plupart des routes restaient impraticables. Inhaler des cendres avait rendu malades les personnes souffrant de problèmes respiratoires, et même les personnes bien portantes crachaient des résidus gris, mais ce n’était pas ce qui avait fait peur à tout le monde. Ce qui avait provoqué une frayeur générale, c’étaient les trucs étranges sortant des cendres. Les speakers les appelaient des « pousses » et annonçaient qu’elles étaient apparues de manière aléatoire dans toute la ville, mais surtout aux endroits où on trouvait une grosse couche ou une accumulation de cendres. Les choses sortaient de la poussière, en d’autres termes, comme des jeunes plants du paillis. Si elles ne vivaient que peu de temps et se voyaient vite « réabsorbées » par l’environnement, quelques-unes – « des objets ressemblant à des arbres ou à des champignons énormes » – avaient jailli à des hauteurs impressionnantes.

Ces annonces avaient quelque chose d’onirique (ou de cauchemardesque). Un « cylindre rose » de quinze mètres de long bloquait la circulation à un carrefour du centre-ville. « Quelque chose décrit par les témoins comme une immense bulle pleine d’épines, ou un morceau de corail », avait poussé sur le toit du consulat de Chine. Des rumeurs de petites formes mobiles restaient à confirmer officiellement.

Si terrifiantes qu’elles paraissaient, ces manifestations n’étaient dangereuses que si vous vous trouviez au mauvais endroit au mauvais moment, par exemple si l’une d’elles vous tombait dessus. On conseillait toutefois aux habitants de rester chez eux et de ne pas ouvrir leurs fenêtres. Les cendres avaient cessé de tomber, une brise venue du large dispersait les particules les plus légères, et les équipes municipales se tenaient prêtes à relaver les rues au jet (pour les débarrasser des « pousses » et du reste, supposa Turk) dès que possible.

Sauf si cela commençait à se répéter, la ville s’en remettrait. Mais elle se trouvait à l’autre bout d’une chaîne de montagnes percée de quelques cols pour le moment inutiles, et Bustee, comme toute petite ville de tôle et de toile goudronnée située en bord de route entre les contreforts et le Rub al-Khali, dépendait de la côte pour son approvisionnement. Combien de temps pour dégager les cols ? Au moins plusieurs semaines, supposait Turk. Ces villes-là avaient beaucoup souffert de la précédente chute de cendres, mais la dernière avait été pire, par endroits beaucoup plus dense, et ces saloperies de formes de vie végétales (ou d’on ne savait quoi) gêneraient sûrement le travail nécessaire pour rouvrir les commerces. On manquerait donc de nourriture… et peut-être aussi d’eau ? Il ne savait pas trop d’où provenait celle de ces agglomérations du désert. On ouvrait le robinet, d’accord, mais où se trouvait le réservoir ? Dans les contreforts ? L’eau était-elle toujours potable, le resterait-elle ?

Au moins avaient-ils de la nourriture et des bouteilles d’eau dans la voiture, en quantité suffisante pour tenir un certain temps. Mais Turk n’aimait pas que le véhicule reste ainsi sur le parking du motel : quelqu’un pourrait être tenté d’y entrer par effraction pour s’emparer d’une partie de leurs richesses. C’était toutefois un problème dont il pouvait s’occuper. Il se leva en déclarant : « Je sors. »

Les autres se tournèrent vers lui, les yeux ronds. « Qu’est-ce que vous racontez ? » interrogea Dvali.

Il leur expliqua le problème de nourriture. « Je suis peut-être le seul, mais moi, j’ai faim.

— Ça pourrait être dangereux », prévint Dvali.

Turk avait déjà vu quelques personnes dans la rue, la bouche protégée par un mouchoir noué derrière la nuque. Dont un homme qui s’était trouvé à moins de cinq mètres d’une « forme de vie » quand celle-ci avait germé dans la poussière, mais la fleur ne l’avait pas touché, et l’homme de son côté n’avait absolument pas manifesté la moindre intention d’emmerder la fleur. Cela collait avec ce que Turk avait entendu à la radio à propos de Port Magellan. « Je vais juste à la voiture et je reviens. Mais j’aimerais bien que quelqu’un monte la garde pour moi à la porte et il me faut de quoi me faire un masque. »

Turk constata avec soulagement que personne ne contestait sa décision. D’un coup de canif, le Dr Dvali découpa un coin de drap, que Turk se noua sur le nez et la bouche. Il prit la carte-clé des mains de Mme Rebka pendant que Lise se portait volontaire au poste de sentinelle.

« Ne reste dehors que le strict minimum, dit-elle.

— Ne t’inquiète pas. »


Le ciel était d’un bleu rendu blafard par les cendres, qui donnaient à l’air un goût aigre et sulfureux. Impossible de savoir son effet sur les poumons. Si la poussière contenait des spores extraterrestres – ce qui semblait sous-entendu dans tout ce qu’on disait –, ne pourraient-elles pas prendre racine dans l’intérieur humide d’un corps humain ? Sauf qu’elles ne semblent pas vraiment avoir besoin d’humidité, se dit Turk, si elles peuvent pousser sur l’asphalte d’une ville du désert par un mois sec de septembre. De toute manière, personne n’avait annoncé de décès directement lié aux cendres. Il écarta ces pensées inquiètes pour essayer de se concentrer sur sa tâche.

La solitude lui pesa dès qu’il mit le pied dehors. Le parking du motel, demi-lune goudronnée décorée en son centre d’une fontaine en céramique vide, donnait directement sur la grande rue, c’est-à-dire sur une portion de l’autoroute 7 qui s’enfonçait dans le Rub al-Khali. De l’autre côté de la rue s’élevait une rangée de bâtiments commerciaux à un seul niveau. Tout cela était revêtu de cendres, avec des fenêtres encroûtées de poussière, des panneaux de signalisation et d’affichage illisibles. Rien ne troublait le silence.

Le véhicule des Quatrièmes, reconnaissable à sa forme de caisse à savon et à ses roues en acier souple, était garé à une douzaine de mètres sur sa gauche. Turk resta un instant sans bouger puis se retourna vers Lise, qui tenait la porte tout juste entrouverte. Il lui adressa un petit signe de la main, auquel elle répondit d’un hochement de tête. Rien à signaler. En avant.

Il avança à longs pas décidés, en s’efforçant de ne pas remuer trop de poussière. Ses pieds s’enfonçaient dans les cendres, y laissant des empreintes précises sous des nuages blafards.

Il atteignit l’automobile sans incident, juste un peu déconcerté par la distance le séparant désormais de la chambre où Lise l’attendait. De l’avant-bras, il essuya la couche de cendres qui recouvrait l’arrière du véhicule et le coffre où l’on conservait les provisions. Il sortit de sa poche la carte-clé du Dr Dvali qu’il inséra dans la fente de sécurité. Des volutes de poussière s’élevèrent autour de ses mains.

Il prit le temps d’écarter le tissu plaqué contre sa bouche pour cracher. Sa salive s’écrasa sans élégance sur le trottoir recouvert de cendres, et Turk s’attendit presque à voir quelque chose venir par en dessous gober le crachat, comme un poisson avec un appât.

Il ouvrit la porte du coffre et choisit une glacière remplie de bouteilles d’eau plus un carton de conserves de nourriture – du genre qui pouvait se passer de cuisson si besoin était –, et avec quelques paquets de galettes, ce fut tout ce qu’il pouvait porter. Cela suffirait pour le moment. Il pouvait toujours monter dans la voiture pour l’approcher de la chambre, mais cela gênerait le passage autour de la cour et attirerait peut-être inutilement l’attention.

« Turk ! » cria Lise du seuil. Il se retourna vers elle. Les cheveux enserrant son visage, elle se penchait dehors par la porte grande ouverte pour montrer quelque chose avec beaucoup d’insistance. « Turk ! Dans la rue… »

Il le vit aussitôt.

Cela n’avait pas l’air menaçant. Quoi que ce fût. En fait, on aurait dit un simple morceau de papier ou de plastique qui, emporté par une bourrasque, voltigeait à hauteur d’homme sur la route au-dessus des dunes de poussière près du restaurant. Il s’agitait, mais on ne pouvait pas vraiment dire qu’il volait, pas à la manière résolue des oiseaux.

Sauf qu’il ne s’agissait pas d’un morceau de papier, mais de quelque chose de plus étrange. D’une couleur bleu vitreux au milieu, et rouge à chacune de ses quatre extrémités. Et si la chose paraissait maladroite dans les airs, elle semblait se déplacer à dessein, glissant/planant au milieu de la route.

Elle sembla ensuite hésiter, ses quatre bouts d’ailes battant de manière synchronisée pour lui permettre de monter de quelques dizaines de centimètres. Quand elle se remit à bouger, elle avançait dans une nouvelle direction.

Celle de Turk.

« Dépêche-toi de revenir, bordel ! » hurlait Lise.

On disait ces choses inoffensives. Turk espéra que c’était le cas. Il lâcha tout, sauf le carton de conserves, et se mit à courir. Arrivé à peu près à mi-chemin de la porte, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La chose battait des ailes juste derrière lui, à un mètre sur sa droite… beaucoup trop près. Il laissa tomber son dernier carton pour prendre ses jambes à son cou.

La chose était plus grosse qu’elle n’en avait eu l’air de loin. Et plus bruyante : on aurait dit un drap mis à sécher sur un étendage pendant une tempête. Il ignorait si elle pouvait lui faire du mal, mais de toute évidence, il l’intéressait. Il courut, et comme il y avait à cet endroit quinze centimètres de cendres, parfois davantage, cela lui donna l’impression de courir sur une plage de sable. Ou dans un cauchemar.

Lise ouvrit tout grand la porte.

Turk vit bientôt la chose aux limites de son champ de vision, ses ailes s’agitant comme des pistons. Elle n’avait qu’à virer à droite pour être sur lui. Mais elle continua sa course régulière, bien qu’instable, avançant sur une trajectoire parallèle à la sienne, comme si elle faisait la course avec lui. Comme pour arriver la première…

À la porte ouverte.

Il ralentit. La chose le dépassa bruyamment.

« Turk ! »

Lise était toujours sur le seuil. Arrachant le tissu qui lui recouvrait la bouche, Turk inspira à fond. L’idée était mauvaise, car il eut aussitôt la gorge encombrée. « Referme-la », croassa-t-il, mais Lise ne l’entendit pas. Il s’étouffa, cracha. « La porte, bordel, referme cette putain de porte ! »

Qu’elle l’ait entendu ou non, Lise prit conscience du danger. Elle recula tout en tendant la main vers la poignée, qu’elle rata, si bien qu’elle perdit l’équilibre et tomba. La chose, dont le vol n’avait plus rien de maladroit, avança droit sur elle, comme guidée par laser. Turk se remit à courir à toutes jambes, mais Lise était trop loin.

Elle se redressa à moitié, s’appuya sur un coude, les yeux écarquillés, et Turk sentit la peur lui transpercer le thorax, comme une épine pointue qui s’enfoncerait dans son cœur. Lise leva un bras pour repousser la chose. Mais celle-ci l’ignora tout comme elle avait ignoré Turk, et la dépassa en pénétrant dans la chambre.

Turk ne vit pas la suite des événements. Il entendit un hurlement étouffé, puis la voix de Mme Rebka, en un gémissement funèbre, d’autant plus épouvantable qu’il émanait d’une Quatrième. Elle appelait Isaac.

Vingt-deux

Abasourdie, Lise se redressa sans trop savoir ce qui s’était passé. La chose, la chose qui volait et qu’elle avait crue sur le point d’attaquer Turk était entrée dans la chambre. Elle resta un instant stupéfaite et sans plus entendre venir de cette chose qu’un bruit de volettement humide. Ce bruit cessa ensuite complètement, et Mme Rebka se mit à crier.

Lise se releva non sans mal.

« Fermez la porte ! » rugit le Dr Dvali.

Mais non. Pas tout de suite. Elle attendit Turk, qui entra à toute vitesse au milieu d’un nuage de poussière. Elle claqua ensuite la porte et chercha avec méfiance du regard la créature volante. Elle pensait bêtement à cet été où ses parents l’avaient emmenée en vacances dans une cabane des Adirondacks : un soir, une chauve-souris descendue par la cheminée avait voleté dans le noir, terrifiant la petite fille. Elle se souvint avec une netteté surnaturelle du sentiment qu’à tout moment, une créature chaude et vivante pouvait s’emmêler dans ses cheveux et la mordre.

Elle s’aperçut toutefois que la chose s’était déjà posée.

Les Quatrièmes se rassemblèrent autour du lit d’Isaac, parce que…

Parce que la créature volante avait atterri sur le visage du garçon.

Terrorisé, celui-ci avait tourné la tête sur l’oreiller. L’animal, la créature ou la chose dont on ne savait ni comment elle s’appelait ni comment il fallait l’appeler, couvrait toute la joue gauche de l’enfant comme un cataplasme rouge et charnu. Un de ses coins se glissait dans les cheveux au-dessus de la tempe, un autre s’étalait sur le cou et l’épaule. La bouche et le nez restaient libres, même si le corps glacé de la chose s’était collé à sa lèvre inférieure tremblotante. On voyait à peine l’œil gauche d’Isaac derrière le corps translucide de la créature. Le droit était grand ouvert.

Mme Rebka ne cessait de prononcer le prénom du garçon. Elle tendit la main vers la créature, comme pour l’arracher, mais Dvali l’en empêcha. « N’y touche pas, Anna », intima-t-il.

Anna. Mme Rebka se prénommait Anna. Une portion bêtement calme de l’esprit de Lise enregistra ce fait. Anna Rebka, qui était aussi la mère du garçon.

« Il faut le lui enlever !

— Sans y toucher directement, dit Dvali. Avec des gants, un bâton, un bout de papier… »

S’emparant d’un des oreillers de rechange, Turk en arracha la taie, dont il enveloppa sa main droite.

Bizarre, se dit Lise, que cette chose volante ait ignoré Turk dans la rue, et qu’elle m’ait ignorée aussi, d’ailleurs, moi et les autres adultes qui faisions tous des cibles faciles, pour aller se poser sans la moindre hésitation sur Isaac. Cela avait-il une signification ? Quoi que puisse être en réalité la chose volante – et Lise ne doutait pas qu’elle provenait des cendres, comme la fleur oculaire ou la série d’objets de carnaval mentionnée par le bulletin d’informations de Port Magellan –, se pouvait-il qu’elle ait choisi Isaac ?

Les autres s’écartèrent du lit quand Turk tendit sa main emmaillotée vers la créature. Mais une autre bizarrerie se produisit alors.

La chose volante disparut.

« Bordel, mais que… ? » fit Turk.

Isaac eut un hoquet et se redressa soudain, puis leva la main vers son visage pour toucher la peau à nouveau nue.

Lise cilla et essaya de revoir la scène en esprit. La créature s’était dissoute… du moins, en avait donné l’impression. Elle s’était soudain transformée en liquide pour s’évaporer d’un coup. Ou plutôt, elle s’était infiltrée, à la manière d’une flaque d’eau dans la terre humide. La chose n’avait pas laissé derrière elle le moindre petit nuage de vapeur. Elle semblait avoir directement coulé dans la chair d’Isaac.

Lise repoussa cette pensée dérangeante.

Mme Rebka bouscula Turk, la main tendue vers le garçon, tomba sur le lit à côté de lui et le prit dans ses bras. Le souffle toujours coupé, Isaac courba son corps contre le sien avant d’enfouir la tête au creux de son épaule, où il se mit à sangloter.

Quand il devint évident qu’il n’allait rien se produire d’autre – du moins, rien de monstrueux –, Dvali demanda aux autres de reculer. « Laissez-les respirer. » Lise fit un pas en arrière et prit la main de Turk, qu’elle trouva moite et couverte de poussière, mais infiniment rassurante. Elle ne comprenait absolument rien à ce qui venait de se passer, mais les conséquences en étaient des plus limpides : un enfant effrayé rassuré par sa mère. Pour la première fois, Lise ne vit pas Mme Rebka comme une Quatrième sinistre et émotionnellement distante. Pour Mme Rebka, en tout cas, Isaac n’était pas une expérience biologique. Isaac était son fils.

« Bordel, répéta Turk. Le gamin va bien ? »

Cela restait à voir. Sulean Moï et Diane Dupree s’isolèrent dans le minuscule coin cuisine de la chambre, où elles eurent une discussion animée, mais à voix basse. Le Dr Dvali observa Mme Rebka à distance prudente. Petit à petit, la respiration d’Isaac se calma. Il finit par s’écarter de Mme Rebka pour regarder autour de lui avec un ou deux hoquets, ouvrant tout grand ses étranges yeux humides pailletés d’or.

Diane Dupree revint de son conciliabule avec la Martienne. « Laissez-moi l’examiner », dit-elle.

Comme personne dans la pièce n’avait les compétences médicales de Diane, Mme Rebka se résigna à la laisser s’asseoir avec le garçon pour lui prendre le pouls ou lui tapoter la poitrine, gestes que Lise soupçonna davantage destinés à rassurer Isaac qu’à établir un diagnostic. Diane examina attentivement la joue gauche et le front du garçon, touchés par la créature, mais n’y décela ni rougeur ni irritation. Elle finit par regarder les yeux d’Isaac, ces yeux étranges, auxquels elle sembla ne rien trouver d’extraordinaire.

L’enfant rassembla assez de courage pour demander : « Vous êtes docteur ?

— Juste infirmière. Et tu peux m’appeler Diane.

— Je vais bien, Diane ?

— Tu m’en as tout l’air.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je n’en sais rien. Il se passe beaucoup de choses étranges, en ce moment. C’en était une parmi d’autres. Comment tu te sens ? »

Le garçon marqua un temps d’arrêt, comme pour procéder à un inventaire. « Mieux, finit-il par dire.

— Tu n’as pas peur ?

— Non. Enfin, moins. »

De fait, il ne s’était pas exprimé avec autant de cohérence depuis deux jours. « Je peux te poser une question ? »

Isaac hocha la tête.

« Hier soir, tu as dit que tu voyais à travers les murs. Tu as dit qu’il y avait une lumière que toi seul voyais. Tu la vois toujours ? »

Il hocha à nouveau la tête.

« Où ? Tu peux la montrer ? »

Le garçon obtempéra, non sans hésitation.

« Turk, dit Diane, tu as ta boussole ? »

L’aviateur ne se déplaçait jamais sans une boussole à boîtier en cuivre, dont il avait refusé de se défaire au village minang, à la grande contrariété d’Ibu Diane. Il la sortit puis prit la visée du bras et du doigt tendus d’Isaac.

« Rien de nouveau, s’impatienta Mme Rebka. Il montre toujours la même direction. Ouest, légèrement nord-ouest.

— Plein ouest, maintenant. Voire un peu au sud. » Turk releva les yeux. « Pourquoi ? C’est important ? » demanda-t-il en découvrant l’expression de leurs visages.


En milieu d’après-midi, la rue avait presque repris une apparence de normalité. Rien n’avait poussé dans les cendres depuis plusieurs heures. On avait bien vu des tourbillons de poussière de temps à autre, mais peut-être étaient-ils dus au vent qui soufflait désormais en rafales, assombrissant l’atmosphère et recouvrant de gris les surfaces verticales non protégées. Mais il emporta une partie des cendres et mit même l’asphalte à nu par endroits.

Seules quelques-unes des pousses bizarres avaient survécu à la matinée. La plupart, comme la fleur avec un œil au milieu, s’étaient fait attaquer (dévorer, se dit Lise, autant utiliser le mot) par des entités plus petites et plus mobiles, qui s’évanouissaient et disparaissaient ensuite. Certaines des pousses les plus grandes étaient encore à peu près intactes. Lise avait vu une espèce de boule de broussailles en technicolor rouler dans la rue, manifestement l’enveloppe de quelque chose qui n’avait plus rien d’indispensable. Il y avait aussi une claire-voie de tubules blancs friables accrochée à un des bâtiments en face du motel, sur un panneau qui aurait annoncé PIÈCES DÉTACHÉES s’il n’avait été rendu illisible par ce treillis de couleur pâle.

Le calme relatif attira les gens hors de leurs cachettes. Quelques véhicules à gros pneus passèrent dans un cliquetis métallique, avançant avec plus ou moins de bonheur sur la couche de poussière. L’employé du motel vint frapper à la porte pour prendre de leurs nouvelles… il avait assisté à une partie du drame qui s’était joué au matin. Turk lui répondit que tout le monde allait bien et s’aventura même à nouveau dehors (avec la porte bien refermée derrière lui et Lise à la fenêtre qui dissimulait son inquiétude), ce qui lui permit de rapporter deux jours de provisions de la voiture.

Mme Rebka restait au chevet d’Isaac, qui était bien éveillé et ne semblait pas souffrir. Il se tenait désormais assis face au mur ouest, comme pour prier en direction d’une Mecque inversée. Lise comprit que ce comportement n’avait rien de nouveau, ce qui ne l’empêcha pas de le trouver sinistre. Quand Mme Rebka s’absenta quelques minutes aux toilettes, elle alla s’asseoir près du garçon.

Elle lui dit bonjour. Il la regarda un instant, puis tourna à nouveau la tête vers le mur.

« Qu’est-ce que c’est, Isaac ? demanda-t-elle.

— Ça vit sous terre », répondit le garçon.

Lise réprima alors un frisson et battit en retraite.


Turk et le Dr Dvali conférèrent au-dessus d’une carte.

Une carte pliable standard, qui représentait la topographie et les quelques routes d’Équatoria à l’ouest des montagnes. Lise jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de Turk au moment où celui-ci traçait des lignes à l’aide d’un stylo et d’une règle. « Qu’est-ce que vous faites ?

— On triangule, répondit Turk.

— Vous triangulez quoi ? »

Avec une patience un rien forcée, Dvali montra un point sur la carte. « Voici la colonie où vous avez fait notre connaissance, mademoiselle Adams. Nous en sommes partis pour parcourir plus de trois cents kilomètres vers le nord… jusqu’ici. » Une chiure de mouche marquée Bustee. « À la colonie, Isaac était obsédé par une direction très précise, que nous avons représentée. » Une longue ligne partant vers l’ouest. « Mais depuis notre arrivée ici, sa sensibilité directionnelle semble avoir un peu changé. » Une autre longue ligne, pas tout à fait parallèle à la première. Les lignes se rapprochaient sur l’immensité ambre du désert, s’enfonçaient derrière les limites, portées sur la carte, des concessions internationales minières, et venaient se croiser dans le Rub al-Khali, le plateau sablonneux qui constituait le quart occidental d’Équatoria.

« C’est ce qu’il montrait du doigt ?

— Il l’a fait tout l’été… avec plus d’insistance depuis quelques semaines.

— Et c’est quoi ? Il y a quoi, à cet endroit ?

— Rien, pour autant que je sache. Il n’y a rien du tout là-bas.

— Mais il veut y aller.

— Oui. » Le Dr Dvali regarda les autres Quatrièmes derrière Lise. « Et nous allons l’y emmener. »

Les femmes Quatrièmes ne dirent rien, se contentant de le regarder.

Enfin Mme Rebka, à contrecœur, accepta d’un hochement de tête.


Lise n’arriva pas à dormir, cette nuit-là. Elle s’agita sur son matelas en écoutant les bruits des autres. Le traitement des Quatrièmes guérissait peut-être beaucoup de choses, mais pas le ronflement. Toujours était-il qu’ils dormaient. Et pas elle.

Bien après minuit, elle finit par se lever et, enjambant les corps endormis, alla s’asperger le visage d’eau tiède dans la salle de bains. Au lieu de retourner se coucher, elle s’approcha ensuite de la fenêtre où, posté sur une chaise, Turk montait la garde.

« J’arrive pas à dormir », chuchota-t-elle.

Turk ne quitta pas des yeux la rue, vide spectral sous une lune dont la poussière tamisait la lumière. Il ne se passait rien. Aucun signe que les étranges éruptions pourraient reprendre. Au bout de quelques instants, Turk demanda : « Tu veux parler ?

— Je ne voudrais pas réveiller quelqu’un.

— Allons dans la voiture. » Turk et le Dr Dvali l’avaient rapprochée de la chambre afin d’en faciliter la surveillance. « On peut s’y installer un moment. Il n’y a plus beaucoup de risques. »

Lise n’avait pas quitté la chambre depuis leur arrivée, aussi l’idée la séduisit-elle. Elle portait son seul jean et une chemise trop grande empruntée dans la colonie des Quatrièmes. Elle enfila ses chaussures sur ses pieds nus.

Turk ouvrit la porte, qu’il referma doucement derrière eux. L’odeur des cendres se fit aussitôt plus forte. Du soufre, ou quelque chose d’aussi âpre… pourquoi les cendres sentaient-elles le soufre ? Les machines des Hypothétiques se développaient dans des endroits glacés, du moins d’après ce que Lise avait appris en classe : des astéroïdes lointains, les lunes gelées de planètes gelées. Y avait-il du soufre là-bas ? Elle avait entendu dire qu’on en trouvait sur les lunes de… de Jupiter, non ? Le système solaire du Nouveau Monde avait une planète du même genre, une géante radioactive glacée, loin du Soleil.

Le vent était tombé avec la nuit. Malgré le ciel voilé, elle vit quelques étoiles. Quand elle était toute petite, son père adorait déjà lui montrer les étoiles. Il lui disait qu’elles avaient besoin de noms et ils les baptisaient ensemble. Grande Bleue, Pointe de triangle. Ou des noms plus idiots : Belinda, Pamplemousse, Antilope.

Elle se glissa à l’avant de la voiture près de Turk.

« Il faut qu’on parle de ce qui va se passer », commença-t-il.

Oui. Indéniablement. Elle répondit : « Les Quatrièmes emmènent Isaac dans l’Ouest.

— Exact. Je ne sais pas à quoi ils espèrent parvenir.

— Ils le pensent capable de parler aux Hypothétiques.

— Génial… et pour leur dire quoi ? Les humains vous saluent bien ? Soyez gentils, arrêtez de nous chier dessus depuis l’espace ?

— Ils espèrent apprendre quelque chose de profond.

— Tu y crois ?

— Non. Mais eux, oui. Dvali, du moins.

— Les Quatrièmes sont en général des gens assez raisonnables, mais toi, tu parierais sur un tel résultat ? Moi, non, en tout cas. »

Lise supposa que c’était comme la religion : on ne pariait pas sur le sacré, on le cherchait juste le cœur ouvert en espérant que tout se passerait au mieux. Mais elle ne le dit pas à Turk. « Et donc, on fait quoi, quand ils partiront dans le désert ?

— J’envisage de les accompagner, dit Turk.

— Tu… Pardon ?

— Eh bien, pourquoi pas ? Tu as vu la carte, il me semble ? L’endroit où ils vont est aux trois quarts du chemin jusqu’à la côte ouest. De là-bas, une route correcte mène à l’océan. Sur la côte ouest, Lise, il n’y a que des villages de pêcheurs et des stations de recherche. Il suffit de prendre un bateau rentrant à Port Magellan par la route sud, et le temps que j’y arrive, plus personne ne me recherchera, toute cette histoire de Quatrièmes sera terminée et la Sécurité génomique aura sans doute tout compris. Je pense avoir assez d’amis dans la communauté des Quatrièmes pour arriver à me procurer de nouveaux papiers d’identité. »

Dans le désert, les nuits étaient fraîches à cette époque de l’année. Les sièges étaient glacés et la discussion avait généré de la condensation sur les fenêtres. « Ça pose quelques problèmes.

— Je trouve aussi… lesquels, pour toi ? »

Elle essaya de faire preuve de logique. « La chute de cendres, déjà. Même sur des routes praticables, même avec une bonne voiture, on peut se retrouver retardé, tomber en panne sèche, casser le moteur.

— C’est un risque, admit-il, mais on peut le limiter, en emportant des outils, des pièces détachées, du carburant et tout.

— Et il y a un prix à payer quand on voyage avec les Quatrièmes. Ils espèrent découvrir quelque chose là-bas. S’ils avaient raison ? Tu as vu la manière dont cette chose volante a foncé sur Isaac, non ? Il est peut-être bien spécial, il se sent peut-être spécialement attiré par, euh, par ce qui pousse dans les cendres, et dans ce cas, ça pourrait être un obstacle majeur.

— J’y ai pensé aussi. Mais je n’ai jamais entendu parler de blessures graves occasionnées par ces choses, sauf accidentellement. Même Isaac n’a rien. Quoi qu’il lui soit arrivé, ça ne semble pas avoir aggravé son état.

— La chose a atterri sur son visage, Turk. Elle s’est infiltrée dans sa peau.

— Il peut se lever, il n’a pas de fièvre, il n’est pas plus malade qu’avant.

— Tu ne dirais pas ça s’il s’agissait de toi.

— Justement… ce n’était pas moi : j’ignore tout de cette chose, mais ce n’est pas moi qu’elle voulait.

— Alors on suit le mouvement, et une fois qu’ils en ont fini, d’une manière ou d’une autre, avec Isaac, on part sur la côte ? C’est ça, le plan ? »

Il répondit avec un embarras que Lise perçut malgré la pénombre régnant dans l’automobile. « On n’est pas obligés de le faire tous les deux. Si tu veux, tu peux rester ici et essayer de trouver quelqu’un pour rentrer par le col quand il ne sera plus bloqué par les cendres. Tu as davantage de choix que moi. Objectivement, c’est sans doute la solution la plus sûre. »

Objectivement. Turk s’imaginait sans doute lui laisser toute latitude pour se retirer avec élégance d’un plan imprudent. Il vivait le genre de vie qui permettait des revers de fortune soudains et de gros paris contre le destin. Pas elle. Voilà ce que cela impliquait, et bien entendu, de manière générale, c’était exact… sauf ces derniers temps.

« Je vais y réfléchir », promit-elle avant de descendre de voiture dans la lueur de la lune en regrettant de n’avoir pas réussi à dormir.


Au matin, Bustee semblait presque normal, avec quelques piétons dans les rues, et quelques véhicules solides qui commençaient à se diriger vers les villes plus importantes au sud. Les autochtones regardaient bouche bée les restes de vie extraterrestre accrochés aux façades des bâtiments ou jonchant les trottoirs comme des jouets brisés aux couleurs vives désormais passées. La vie qui se reconstitue, songea Lise, malgré l’étrangeté. Sa propre vie, détricotée plus en profondeur, mettait davantage de temps à se raccommoder.

Ayant désormais atteint un consensus, les Quatrièmes sortirent chercher des provisions. Le Dr Dvali, Sulean Moï, Diane Dupree et Turk allèrent voir ce qu’on pouvait encore acheter dans les magasins locaux. Turk parlait même d’un second véhicule, s’ils pouvaient s’en procurer un.

Lise resta dans la chambre du motel avec Mme Rebka et Isaac dans l’espoir de trouver encore une heure ou deux de sommeil. Cela se révéla difficile, car Isaac s’agitait à nouveau. Pas à cause de la chose volante qui l’avait attaqué – elle semblait lui être aussi vite sortie de l’esprit qu’un mauvais rêve –, mais d’un nouveau sentiment d’urgence, d’un besoin de foncer au cœur de ce qui se passait dans l’Ouest. Mme Rebka avait timidement posé quelques questions. Que voulait-il dire en parlant de quelque chose « sous la terre » ? Mais Isaac n’arrivait pas à répondre et cela le contrariait d’essayer.

Mme Rebka lui assura donc qu’ils allaient partir dans l’Ouest, qu’ils partaient dans l’Ouest, dès que possible. Isaac finit par accepter ce réconfort et par se rendormir.

Mme Rebka quitta son chevet pour s’installer sur une chaise. Lise rapprocha la sienne.

Mme Rebka paraissait avoir une cinquantaine d’années. Lise l’avait supposée plus âgée. C’était une Quatrième, et les Quatrièmes pouvaient sembler quinquagénaires pendant des décennies. Mais si elle avait enfanté Isaac, elle ne pouvait être beaucoup plus âgée qu’elle en avait l’air. De toute manière, se dit Lise, les Quatrièmes ne sont-ils pas biologiquement incapables de concevoir ? La grossesse de Mme Rebka avait par conséquent dû commencer avant sa conversion.

La question évidente n’avait rien de facile, mais Lise était bien déterminée à la poser et elle risquait fort de ne pas rencontrer meilleure occasion. « Comment ça s’est passé, madame Rebka ? Pour le garçon, je veux dire. Comment est-il… Enfin, si ce n’est pas trop personnel. »

Mme Rebka ferma les yeux. La fatigue se lisait sur tout son visage, à moins qu’il ne s’agisse d’un profond et inextricable désespoir. « Que voulez-vous savoir, mademoiselle Adams ? Comment il a été modifié, ou pourquoi il a été conçu ? »

Lise chercha une réponse, mais Mme Rebka l’interrompit d’un geste. « L’histoire est courte et sans grand intérêt. Mon mari travaillait comme maître de conférences en détachement temporaire à l’Université américaine. Ce n’était pas un Quatrième, mais il avait de la sympathie pour eux. Il aurait pu envisager de prendre lui-même le traitement, mais c’était un Juif orthodoxe dévot : ses principes religieux le lui interdisaient. Et ça l’a tué. Il souffrait d’un anévrisme cérébral inopérable, seul le traitement aurait pu le sauver. Je l’ai supplié de le prendre, mais il a refusé. J’avais tellement de chagrin que je l’en ai un peu détesté. Parce que…

— Parce que vous étiez enceinte.

— Oui.

— Il le savait.

— Le temps que j’en sois certaine, son anévrisme s’était rompu. Il a survécu quelques jours, mais à l’état comateux.

— Cet enfant, c’était Isaac ? »

Mme Rebka ferma les yeux. « C’était le tissu fœtal qui est devenu Isaac. Je sais que ça semble brutal. Mais je ne pouvais supporter l’idée d’élever l’enfant toute seule. Je voulais me faire avorter. C’est le Dr Dvali qui m’a fait changer d’avis. Il était un des amis les plus intimes de mon mari, il est devenu un des miens. Il a reconnu être un Quatrième. Il m’a raconté les polémiques au sein de leur communauté et ce que ça faisait d’être, du moins dans un certain sens, un humain d’un genre meilleur. Et il m’a parlé des Hypothétiques, un sujet qui m’a toujours intéressée. Il m’a présentée aux autres membres de sa communauté. Ils m’ont soutenue.

— Ils vous ont convaincue de faire ce qu’ils voulaient que vous fassiez.

— Rien d’aussi grossier. Ils ne m’ont pas inondée de propagande. J’appréciais ces gens… davantage que tous les non-modifiés qui me rendaient visite par devoir, qui montraient une compassion sans faille alors qu’en secret, ils s’en fichaient. Les Quatrièmes étaient authentiques. Ils m’ont parlé de ce en quoi ils croyaient. Et une des choses en lesquelles croyait Avram Dvali était la possibilité de communiquer avec les Hypothétiques. Il m’a conduite, très progressivement, à l’idée que je pourrais peut-être apporter ma pierre à ce travail très important, parce que j’étais non modifiée. Et enceinte.

— Alors vous lui avez donné Isaac ?

— Pas Isaac ! Je lui ai donné la possibilité d’Isaac. Sinon, je n’aurais jamais mené cet enfant à terme. » Elle emplit puis vida ses poumons, et Lise crut entendre une vague se retirant d’une plage très ancienne. « Ça n’avait rien de plus difficile que devenir une Quatrième. L’injection habituelle, puis, une fois le processus en cours, une autre, intra-utérine, pour empêcher le bébé modifié d’être rejeté par mon corps. J’étais sous tranquillisants la plupart du temps. Franchement, je ne me souviens que très peu de la grossesse elle-même. Il est venu à terme en sept mois.

— Et ensuite ? »

Mme Rebka détourna les yeux. « Avram tenait absolument à ce qu’il soit élevé par la communauté et pas uniquement par moi. Il a dit que ce serait mieux si je ne développais pas trop de liens affectifs avec l’enfant.

— Mieux pour vous, ou pour l’enfant ?

— Les deux. Nous n’étions pas sûrs qu’il atteigne l’âge adulte. Isaac était… est une expérience, mademoiselle Adams. Avram me protégeait de ce qui pourrait être un chagrin encore plus traumatisant. Et de toute manière… j’avais beau vouloir être un parent pour lui, Isaac est un garçon difficile. Il refusait tout contact étroit, que ce soit avec moi ou avec d’autres. Petit, il ne supportait pas qu’on le prenne dans les bras. C’était vraiment comme s’il appartenait à une nouvelle espèce, comme si, au niveau biologique le plus fondamental, il savait n’être pas des nôtres.

— Parce que vous l’avez rendu comme ça, ne put s’empêcher de dire Lise.

— C’est vrai. La responsabilité nous incombe entièrement. La culpabilité aussi, bien entendu. Tout ce que je peux dire, c’est que nous espérions que sa contribution à une meilleure compréhension de l’Univers compenserait la laideur de sa création.

— C’était une chose à laquelle vous croyiez, ou à laquelle ils vous ont dit de croire ?

— Merci de me trouver des excuses, mademoiselle Adams, mais oui, j’y croyais : nous y croyions tous à un niveau ou à un autre. C’est ce qui nous a réunis au départ. Mais aucun de nous n’y croyait aussi fermement et aussi… je suis tentée de dire aussi héroïquement… qu’Avram Dvali. Nous avions des doutes, bien entendu, et des moments de remords. Ce n’est pas une belle histoire, n’est-ce pas ? Je suis sûre que vous vous demandez comment nous avons pu envisager une telle chose, et encore plus comment nous avons pu la mettre à exécution. Mais les gens sont capables de bien des choses, mademoiselle Adams. Même les Quatrièmes. Vous devriez vous en souvenir. » Mme Rebka ferma les yeux. « Bon, je suis fatiguée et je n’ai plus rien à dire. »


Les autres revinrent avec de la nourriture, des bouteilles d’eau, des pièces détachées et (miracle) un second véhicule… un autre tout-terrain à gros pneus acheté, dit Turk, à un prix ridiculement élevé chez un concessionnaire local peu honnête. Il ajouta que les Quatrièmes avaient davantage d’argent liquide que de bon sens, ou peut-être le bon sens de savoir quand n’accorder aucune valeur au liquide.

Lise aida Turk à charger les provisions dans les voitures. Il évoluait avec une puissance physique, une aisance et un naturel évidents. Elle tira un certain plaisir à effectuer ce travail avec lui, à ne pas penser à Mme Rebka, à Isaac ou au Dr Dvali, non plus qu’à ce qui pourrait être en train de patienter dans le Rub al-Khali.

« Alors, tu viens avec nous, finit-il par demander, ou tu attends qu’un bus reparte vers Port M ? »

Elle ne lui fit pas la grâce d’une réponse. Il n’en méritait pas. Parce qu’elle l’accompagnait, bien entendu. Jusque dans le grand inconnu, ou quelle que soit la destination des gens bien quand ils disparaissaient.

Загрузка...