QUATRIÈME PARTIE Le Rub al-Khali

Vingt-trois

Au moment de la deuxième chute de cendres, Brian Gately était rentré sain et sauf à Port Magellan.

Sigmund et Weil avaient fait quelque chose de remarquable en sa présence, alors qu’ils survolaient le col Bodhi pour revenir dans la plaine côtière : ils avaient admis leur défaite. Les Quatrièmes s’étaient dispersés, Weil le reconnut, et leur colonie incendiée n’avait produit d’autres preuves que les restes carbonisés d’un bioréacteur caché dans un sous-sol. On n’avait rien découvert de compromettant dans l’avion dérobé de Turk Findley, quant aux quatre captifs, il s’agissait manifestement de leurres, à l’âge avancé même selon les critères des Quatrièmes.

« Et donc », demanda Brian au moment où leur avion passait bien au-dessus d’une gorge dans laquelle un camion-citerne solitaire négociait les épingles à cheveux, « du coup, vous rentrez chez vous ?

— Bien sûr que non, on n’abandonne pas. On continue ce qu’on fait depuis des années : surveiller les communications et lancer des logiciels sur des sites de surveillance stratégiques. Tôt ou tard, on trouvera quelque chose. En attendant, on a éliminé un bioréacteur de plus. Et au moins, on a méchamment foutu la merde dans les plans d’une certaine personne.

— Et pour ça, interrogea Brian, des gens meurent ?

— Qui est mort, Brian ? Je n’ai pas souvenir que quelqu’un soit mort. »

Il finit donc par regagner son petit appartement dans la ville polyglotte, où il se trouvait seul quand le ciel se remplit à nouveau des débris lumineux de très vieilles machines incompréhensibles.

Il regarda les journaux télévisés locaux avec une vague indifférence. Les présentateurs utilisèrent des termes comme « étrange » et « sans précédent », sans impressionner Brian pour autant : ce n’était qu’une espèce de pourriture céleste, les résidus d’une immense désintégration. Les Hypothétiques avaient construit leurs intelligences dans les espaces glacés entourant et séparant d’innombrables étoiles, et ils les avaient construites pour durer, à coup sûr, mais aucune fabrication ne durait éternellement. Les pyramides d’Égypte s’érodaient, les aqueducs romains n’étaient plus que des tronçons de pierre brisée. Les constructions des Hypothétiques devaient, elles aussi, s’effriter après avoir servi durant le nombre, petit ou grand, d’années prévues.

Les cendres engendraient des monstruosités, dont certaines visibles de sa fenêtre. À une dizaine de mètres de là, sur la route, à l’endroit où le quartier commercial arabe devenait un simple labyrinthe déstructuré de souks et de salons de thé, un tube vert de la taille d’une canalisation d’égout se contorsionna comme sous l’effet d’un vent puissant puis tomba en travers de la chaussée.

Il se repassa en esprit le tout dernier appel téléphonique de Lise. Où était-elle maintenant ? Sigmund et Weil eux-mêmes n’avaient pu répondre à cette question. Elle avait fui avec les Quatrièmes dissidents, victime de ses propres et extravagantes sympathies. Libre, dans un sens déplaisant du terme. Intacte. Pas encore tombée sur terre comme une très vieille machine.


Nettoyer les cendres prit davantage de temps qu’après la première chute. Et comme elles venaient de tomber pour la deuxième fois, les gens qu’on voyait à la télévision se posaient de graves questions. Était-ce terminé, ou cela recommencerait-il ? Les effets suivaient-ils une courbe exponentielle, chaque fois plus étranges et plus désastreux, jusqu’à recouvrir totalement Port Magellan d’une multitude d’espèces d’énormes jouets pour enfants ?

Une partie de Brian voulait refuser cette possibilité, tandis qu’une autre s’en délectait. Après tout, se dit-il, c’est une planète étrangère : nous avons été bien crédules de nous imaginer pouvoir simplement y emménager sans encombre pour y vivre comme sur une deuxième Terre.

Mais les autorités civiles, telles des fourmis, dégagèrent méthodiquement les débris et rétablirent leurs lignes de communication phéromonale. Quand il ne put plus l’éviter, Brian quitta son appartement et, roulant sur les avenues souillées, se rendit au quartier américain, au bâtiment du consulat, aux bureaux du Département de Sécurité génomique, antenne de Port Magellan.

Il passa devant son propre bureau pour gagner celui de son supérieur immédiat, un légat consulaire du nom de Larry Diesenhall. Carriériste de cinquante-cinq ans au crâne rasé et aux yeux à la teinte si délicate qu’ils semblaient dessinés au crayon de couleur, Diesenhall leva la tête vers Brian et lui sourit. « Content de te revoir, Brian. »

De te revoir enfin. Le fils prodigue. Brian sortit de la poche de sa veste une enveloppe, qu’il laissa tomber sur la table impeccable de Diesenhall.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Regarde. »

L’enveloppe renfermait deux clichés… ceux expédiés par Pieter Kirchberg, des copies réalisées le matin même par Brian sur son imprimante. Il détourna les yeux au moment où Diesenhall ouvrait l’enveloppe.

« Nom d’un chien ! fit ce dernier. Vingt dieux ! Qu’est-ce que c’est que ça ? »

Les morts, pensa Brian. Les morts, qu’on ne voit pas, d’habitude, dans les pique-niques paroissiaux et les bureaux convenables. Il s’assit et expliqua Tomas Ginn, Sigmund et Weil, la colonie en feu dans le désert, les Quatrièmes qui avaient eu la malchance d’être découverts dans l’avion de Turk Findley et à qui on avait essayé d’arracher des aveux, peut-être sous la torture, peut-être pas. À plusieurs reprises, Diesenhall essaya de l’interrompre, mais Brian ne cessa pas de parler, continua à déverser convulsivement un flot de paroles trop puissant pour qu’on puisse l’endiguer.

Quand il eut fini, Diesenhall le regardait fixement, bouche bée.

« Brian… C’est contrariant. »

On peut le décrire de cette manière, se dit Brian.

« Je veux dire, la vache ! Tu te rends compte à quel point ta position est précaire, là ? Tu viens me trouver pour te plaindre de Sigmund et Weil, mais je n’ai rien à voir avec eux. Ce que fait le Comité d’action exécutive ne rentre pas dans le cadre du mandat public. Ni toi ni moi ne sommes membres de ce comité, Brian. Et il n’a pas de comptes à rendre à des gens comme nous. Tu as eu une relation avec une femme qui était apparemment très impliquée avec des Quatrièmes connus, et en ce qui te concerne, j’espère que tu t’en rends compte, le résultat aurait pu être bien pire. On a posé des questions sur toi. Sur ta loyauté. Et je me suis porté garant de toi. Je l’ai fait de bon cœur. Et voilà que tu viens me voir avec ces allégations et ces… » Les photos. « Ces obscénités. Qu’est-ce que tu attends de moi ?

— Je ne sais pas. Que tu t’indignes. Que tu te plaignes. Que tu fasses un rapport.

— Vraiment ? Tu veux vraiment que je fasse une de ces choses ? As-tu la moindre idée de ce que cela signifierait pour toi et moi ? Et tu penses que ça améliorerait la situation ? Que ça ferait le moindre bien ? Que ça changerait quelque chose, à part pour nous ? »

Brian y réfléchit. Et ne trouva aucun contre-argument. Sans doute Diesenhall avait-il raison.

Il sortit de sa poche une seconde enveloppe, qu’il lâcha sur le bureau. Diesenhall recula d’un coup, les mains fuyant vers le bord du meuble. « Bon Dieu, qu’est-ce que c’est ?

— Ma démission », répondit Brian.

Vingt-quatre

Le dernier être humain qu’ils virent à l’ouest de Bustee était une femme corpulente occupée à fermer une station-service Sinopec. Elle avait déjà arrêté les pompes, mais elle les réactiva le temps de remplir le réservoir des deux véhicules, tout en expliquant au Dr Dvali, avec un accent cantonais, à quel point il était stupide de s’enfoncer plus avant dans le désert. Il ne restait plus personne là-bas, d’après elle. Même les foreurs et les ouvriers travaillant sur les oléoducs, jusqu’aux journaliers sans autre argent que celui qu’ils espéraient gagner, étaient partis dans l’Est après la première chute de cendres. « C’était pire là-bas, dit-elle.

— Pire de quelle manière ?

— Juste pire. Plus les tremblements de terre.

— Des tremblements de terre ?

— Des petits. Qui ont fait des dégâts. Tout ça, il faudra le réparer, quand on pourra revenir sans danger. Si c’est possible un jour. »

Le Dr Dvali fronça les sourcils. « En fait, dit Turk, on va sur la côte ouest, de l’autre côté du désert.

— C’est une manière idiote d’y arriver », conclut la Cantonaise, et Turk ne put que hocher la tête en haussant les épaules.


De la poussière extraterrestre, mêlée à du sable ordinaire, s’était accumulée sur les planches blanc-soleil de la station-service. Le vent soufflait du sud, sec et brûlant. Un monde saupoudré de talc, se dit Lise. Elle pensa à ce qu’avait dit Turk sur la côte ouest, l’autre côté du désert. Elle imagina des vagues déferlant sur une plage, quelques hardis chalutiers ancrés dans un port naturel. Des averses, de la verdure et l’odeur de l’eau.

Tout le contraire de cet horizon impitoyable écrasé par le soleil.

Une manière idiote d’y arriver. Eh bien, oui, sans aucun doute.


Durant leur long trajet en voiture, Sulean Moï observa la manière dont Avram Dvali et Anna Rebka se comportaient avec Isaac.

Mme Rebka, sa mère presque malgré elle, était la plus attentive. Dvali se montrait moins directement concerné – le garçon avait commencé à éviter son contact – mais son attention ne cessait de revenir à l’enfant.

Dvali est un idolâtre, pensa Sulean. Il vénère une monstruosité. Il croit qu’Isaac détient la clé de… de quoi ? Pas de la « communication avec les Hypothétiques ». Il avait depuis longtemps abandonné ce but linéaire et bien défini. Un saut cognitif, une intimité avec les forces énormes qui avaient façonné les mondes ordinaire et céleste. Dvali voulait qu’Isaac soit un dieu, ou du moins touché par Dieu, et toucher à son tour l’ourlet de son vêtement pour connaître l’illumination.

Et moi, se dit Sulean. Qu’est-ce que moi, je veux d’Isaac ? Par-dessus tout, elle avait voulu empêcher sa naissance. C’était pour prévenir de telles tragédies qu’elle avait quitté l’ambassade martienne à New York. Elle s’était transformée en présence lugubre et souvent importune dans la communauté des Quatrièmes terriens, vivant de leur charité tout en leur reprochant leur orgueil démesuré. N’adorez pas les Hypothétiques : ce ne sont pas des dieux. N’essayez pas de combler le fossé entre humains et Hypothétiques : il ne peut être comblé. Nous le savons. Nous avons essayé. Et nous avons échoué. Ce faisant, nous avons commis ce qu’on ne peut qu’appeler un crime.

Nous avons façonné une vie humaine pour servir nos propres buts sans, en fin de compte, obtenir rien d’autre que la douleur, rien d’autre que la mort.

Au cours de ses pérégrinations terrestres, elle avait contrecarré deux projets de ce genre. Deux communautés de Quatrièmes dissidents, l’une dans le Vermont, l’autre dans la campagne danoise, avaient été sur le point de créer un enfant hybride. Dans les deux cas, Sulean avait alerté des Quatrièmes plus conservateurs et usé du poids moral qu’ils lui accordaient en tant que Quatrième martienne. Dans ces deux cas, elle avait réussi à empêcher une tragédie. Mais cette fois-ci, elle avait échoué. Elle arrivait douze ans trop tard.

Elle tenait pourtant à accompagner l’enfant dans ce qui était sans nul doute son dernier voyage, au lieu de partir continuer son travail ailleurs. Pourquoi ? Elle se permit de se demander si elle était aussi sensible que le Dr Dvali au charme trompeur du contact… même si elle savait cela impossible et absurde.

C’était sans doute plutôt parce que le petit Isaac avait prononcé quelques mots dans une langue qu’il ne pouvait pas connaître.

Autrement dit : parce qu’elle avait peur de lui.


« Vous en pensez quoi, demanda Turk, de ce qu’a dit cette dame sur les tremblements de terre ? »

Il voyageait dans le véhicule de tête avec Dvali, qui avait pris le volant. Le vent continuait à pousser des traînées de poussière sur la route, mais la majeure partie des cendres semblait avoir été emportée… ou absorbée par le sol, tout comme cette chose volante par la peau d’Isaac.

Encore un jour de voyage, et ils atteindraient les limites des concessions pétrolières. La cible qu’ils avaient triangulée se trouvait trois cents kilomètres plus à l’ouest.

« Je ne vois aucune raison de ne pas y croire, répondit posément le Dr Dvali. Il y avait quelque chose aux infos ? »

Turk gardait la radio du Dr Dvali dans une oreille, malgré une réception intermittente. Ils se trouvaient à grande distance des aérostats. « Rien sur des tremblements de terre. Mais je n’exclurais pas l’éventualité. » À ce stade, il n’aurait exclu ni les dinosaures ni les Munchkins. « Elles disaient que ça pourrait recommencer, la chute de cendres. Vous y croyez ?

— Je n’en sais rien, répondit le Dr Dvali. Personne rien sait rien. »

Sauf peut-être Isaac, songea Turk.


Ils s’arrêtèrent pour la nuit dans un imposant hôtel-restaurant qui servait à l’accueil des chauffeurs de camions-citernes, mais se trouvait à présent abandonné.

Pour une raison qui n’avait rien de mystérieux : des pousses extraterrestres ornaient le toit du bâtiment. Des choses criardes et tubulaires, transformées en dentelle par leur propre décomposition. Mais d’un poids initial sans doute important, car le toit s’était effondré par endroits. Un filigrane de cirres bleus avait de surcroît envahi le restaurant, recouvrant tout ce qui se trouvait à quelques mètres de la porte (sol, plafond, tables, chaises, chariot de service) de cordons et ficelles aléatoirement entremêlés. Qui se décomposaient aussi. Quand on les touchait, ils se transformaient en poudre rance.

Turk récupéra les clés à la réception et ouvrit des portes jusqu’à trouver un nombre suffisant de chambres intactes pour leur permettre enfin une certaine intimité. Turk et Lise prirent une chambre, Dvali une autre, Sulean Moï consentit à partager une suite avec Diane, Mme Rebka et le petit Isaac.


Sulean n’était pas mécontente de la répartition des chambres. Elle n’arrivait pas à apprécier Mme Rebka, mais elle espérait pouvoir passer quelques instants en tête à tête avec le garçon.

L’occasion se présenta dans la soirée. Dvali convoqua tout le monde pour ce qu’il appela une « réunion communautaire ». Isaac ne pouvait y participer, bien entendu, et Sulean se porta volontaire pour rester avec lui… arguant n’avoir rien à apporter à la discussion.

Mme Rebka accepta sans enthousiasme. Dès qu’elle quitta la pièce, Sulean se rendit au chevet du garçon.

Il n’avait pas de fièvre, il était même parfois bien éveillé, et il arrivait à se redresser, à marcher et à absorber de la nourriture. Il avait été d’un calme merveilleux dans la voiture, comme débarrassé d’une partie de son effrayant besoin inhumain depuis que la chose volante s’en était prise à lui. Dvali détestait parler de cet événement, puisqu’il ne le comprenait pas, mais c’était le premier contact profondément personnel du garçon avec les créations semi-vivantes des Hypothétiques. Sulean se demanda ce qu’il avait ressenti. La chose se trouvait-elle encore dans son corps, s’était-elle divisée en fragments moléculaires pour circuler dans son sang ? Et si oui, pourquoi ? Y avait-il seulement une raison, ou n’était-ce encore qu’un tropisme stupide produit par des millions et des millions d’années d’évolution ?

Elle aurait aimé pouvoir interroger Isaac à ce sujet. Mais elle n’avait le temps que pour les questions les plus urgentes.

Elle s’obligea à sourire au garçon. Isaac lui rendit son sourire d’aussi bon cœur que d’habitude. Je suis son amie, pensa-t-elle. Son amie martienne. « J’ai connu quelqu’un comme toi, dit-elle, il y a longtemps.

— Je me souviens », dit Isaac.

Sulean sentit son cœur tressaillir.

« Tu sais de qui je parle ? »

Un mot. « Esh.

— Tu sais, pour Esh ? »

Isaac hocha solennellement la tête, ses yeux pailletés d’or désormais distants.

« Qu’est-ce que tu sais de lui ? »

Isaac commença à raconter la brève enfance d’Esh à la station de Bar Kea, et Sulean fut stupéfaite d’entendre le garçon parler à nouveau le dialecte martien d’Esh.

Elle en eut le vertige. « Esh », murmura-t-elle.

Isaac répondit en anglais : « Il ne peut pas t’entendre.

— Mais toi, tu l’entends ?

— Il ne peut pas parler, Sulean. Il est mort. Tu le sais. »

Bien sûr qu’elle le savait. Elle avait serré son corps agonisant dans ses bras, malade de savoir qu’elle l’avait aidé à s’échapper dans le désert, à retrouver la chose qu’il voulait si éperdument, la même que voulait Isaac, c’est-à-dire les Hypothétiques, c’est-à-dire la mort.

Elle dit : « Mais tu peux parler avec sa voix.

— Parce que je me souviens de lui.

— Tu te souviens de lui ?

— C’est qu’il… Je ne sais pas comment expliquer ! »

Le garçon commençait à s’angoisser. Sulean réprima sa propre terreur et s’obligea à afficher un sourire qu’elle espérait rassurant. « Tu n’as pas besoin d’expliquer. C’est un mystère. Je ne comprends pas non plus. Dis-moi juste l’impression que ça fait.

— Je sais ce que je suis, je sais ce qu’ils m’ont fait être, le Dr Dvali, Mme Rebka, ils veulent que je parle aux Hypothétiques, sauf que je ne peux pas. Je suis désolé, mais je ne peux pas. Mais il y a quelque chose en moi… » Il montra son thorax. « Et là-bas… » Le désert. « … quelque chose qui se souvient d’un million de choses, Esh n’en est qu’une parmi toutes les autres, mais il est comme moi, alors ça me fait moi me souvenir de lui… je veux dire… »

Sulean lui caressa la tête. Il avait les cheveux ternes et pleins de sable. Tout ce voyage sans eau pour prendre un bain. Le pauvre. « Allons, ne t’énerve pas.

— La chose en moi se souvient d’Esh et je me souviens de ce dont se souvenait Esh. Quand je te regarde, je vois les deux.

— Les deux quoi ?

— Comme tu es maintenant. Et comme tu étais à ce moment-là. »

Quel contraste, supposa Sulean.

« Et Esh me voit aussi ?

— Non, je te l’ai dit, il est mort, il ne voit rien. Il n’est pas là. Mais je sais ce qu’il dirait si il était là.

— Et que dirait-il, Isaac ?

— Il dirait… », et Isaac revint à la langue martienne, à des intonations affreusement familières malgré toutes ces longues et difficiles années écoulées depuis. « Il dirait : Salut, grande sœur. »

La voix d’Esh, incontestablement.

« Et il dirait…

— Quoi ? Raconte.

— Il dirait : N’aie pas peur. »

Oh, mais ça, je ne peux pas, pensa Sulean, et elle recula, s’éloigna du lit, recula presque jusqu’à la porte où, bien qu’elle ne l’ait pas entendu arriver, le Dr Dvali les écoutait, le visage rouge d’une émotion qui tenait autant de la jalousie que de la colère.


« Depuis combien de temps savez-vous cela sur lui ? »

Dvali avait tenu à s’éloigner un peu du relais routier et des autres, à s’enfoncer dans le paysage intimidant qui les entourait depuis plusieurs jours, comme si on avait recréé les déserts de Mars sur ce monde extraterrestre plus chaud. Un ciel énorme coiffait le vide vespéral, et des œuvres de l’homme, il ne restait que le plus sordide.

Esh, Esh, pensait-elle. Parcourir une telle distance pour entendre une nouvelle fois le son de sa voix. « Quelques semaines, parvint-elle à répondre.

— Des semaines ! Et vous comptiez partager cette information avec nous ?

— Il n’y a jamais eu la moindre information. Rien qu’une possibilité.

— La possibilité significative qu’Isaac, d’une manière ou d’une autre, partage des souvenirs avec votre expérience martienne, cet Esh…

— Esh n’était pas une expérience, mais un enfant, Dr Dvali. C’était aussi mon ami.

— Vous éludez ma question.

— Je n’élude rien du tout. Je n’ai rien à voir avec votre travail. Si j’avais pu, je ne vous aurais pas laissé le commencer.

— Mais vous n’avez pas pu, et maintenant, vous êtes là. Je pense que vous devriez vous pencher sur vos propres motivations, madame Moï. Je pense que vous êtes ici pour la même raison que nous avons créé Isaac. Parce que vous avez passé votre vie à essayer de comprendre les Hypothétiques, et au bout de… quoi, quatre-vingts ans ? quatre-vingt-dix ? vous n’êtes pas plus avancée que dans votre jeunesse. »

Les Hypothétiques n’avaient assurément jamais été loin de ses pensées, en tout cas depuis qu’ils avaient dévoré Esh. Une obsession ? Oui, peut-être, mais qui n’avait jamais influé sur son jugement… Encore que ?…

Quant à savoir si elle comprenait les Hypothétiques… « Ils n’existent pas, affirma-t-elle.

— Pardon ?

— Les Hypothétiques. Ils n’existent pas, pas comme vous les imaginez. Qu’est-ce que vous vous représentez quand vous pensez à eux ? Une grande présence sage et très vieille ? Des êtres d’une infinie sagesse impénétrable à nos esprits mesquins ? C’était l’erreur qu’ont faite les Quatrièmes martiens. La possibilité de discuter avec Dieu ne justifierait-elle pas n’importe quel risque ? Mais ils n’existent pas ! Entre les étoiles dans le ciel, il n’y a qu’une immense logique opérationnelle reliant une machine idiote à une autre. C’est très vieux, et complexe, mais ce n’est pas un esprit.

Dans ce cas, répliqua Dvali, à qui venez-vous de parler ? »

Sulean ouvrit la bouche… et la referma.


Cette nuit-là, pour la première fois depuis bien des jours, Lise et Turk firent l’amour. L’intimité d’une chambre particulière fut un aphrodisiaque à effet immédiat. Ils n’en parlèrent pas, n’eurent pas besoin d’en parler : dans la pénombre éclairée à la bougie, Lise s’était déshabillée et avait regardé Turk faire de même, puis elle avait soufflé la bougie et retrouvé Turk à la vague lueur, réduite par la poussière, de la lune. Il empestait, et elle aussi. Aucune importance. C’était la communication dans laquelle ils avaient toujours excellé. Elle se demanda un instant si, ailleurs dans cette ruine, les Quatrièmes entendaient grincer les ressorts de leur lit. Sans doute, conclut-elle. Et cela leur ferait sans doute du bien, s’ils les entendaient. Cela pourrait mettre du sel dans leurs vieilles vies fades.

Turk finit par s’endormir, le bras en travers de la cage thoracique de Lise, qui se borna à rester allongée près de lui dans l’obscurité de plus en plus épaisse.

Elle finit néanmoins par devoir se dégager de son étreinte. Malgré tout, elle n’arrivait pas à dormir. Elle pensa à toute la distance qu’ils avaient parcourue et se souvint d’une phrase lue dans un vieux livre : le bout de nulle part, taillé en pointe.

La nuit était froide. Elle se recroquevilla contre Turk pour profiter de sa chaleur.

Elle ne dormait toujours pas quand le bâtiment se mit à trembler.


Diane Dupree ne dormait pas non plus dans la chambre qu’elle partageait avec Sulean Moï, Mme Rebka et Isaac.

Elle écoutait Isaac respirer en se disant que la vie avait dû être bien étrange pour lui, qui avait grandi sans mère – Mme Rebka n’en avait pas vraiment été une – ni père – sauf à compter les sinistres « rôderies » du Dr Dvali –, mais aussi, à ce que tout le monde disait, indifférent à l’affection. Un enfant difficile, rebelle.

Plus tôt dans la journée, elle avait entendu une partie de la dispute entre Sulean Moï et le Dr Dvali. Ce qui avait soulevé des questions gênantes dans son esprit.

Bien entendu, la Martienne avait raison. Le Dr Dvali et Mme Rebka n’étaient pas des scientifiques étudiant les Hypothétiques par des moyens non conventionnels. Ils étaient en pèlerinage. Pèlerinage au bout duquel ils espéraient trouver quelque chose de sacré, de rédempteur.

Le même désir – bien des années auparavant – lui avait presque été fatal. Diane s’était drapée dans la foi de son premier mari, qui l’avait conduite dans une retraite religieuse où elle avait contracté une maladie dont elle avait failli mourir. Le traitement avait consisté à convertir Diane à ce que le Martien Wun Ngo Wen avait appelé le Quatrième état, l’âge adulte au-delà de l’âge adulte.

Elle pensait s’être débarrassée de ce désir quand elle était devenue une Quatrième. C’était comme si, après le traitement de longévité, quelque chose de calme et de méthodiquement rationnel avait fait son apparition et pris le contrôle de sa vie. Quelque chose d’apaisant, voire d’un peu abrutissant. Fini les imprudents assauts sur le Paradis. Elle avait mené une vie stable et utile.

Pouvait-elle toutefois s’être trompée sur la quantité de ce dont elle s’était débarrassée et de ce qu’elle avait gardé en elle sans s’en apercevoir ? Quand les lignes s’étaient croisées sur la carte, la triangulation des pulsions d’Isaac, Diane avait ressenti un désir familier pour la première fois depuis… oh, bien des années.

Elle le ressentit à nouveau en découvrant qu’Isaac pouvait accéder aux souvenirs d’un enfant martien mort depuis longtemps et qu’il n’avait jamais connu.

Les Hypothétiques se sont souvenus d’Esh, pensa Diane.

De quoi d’autre s’étaient-ils souvenus ?

Son frère Jason était mort en tentant de communier avec les Hypothétiques. Se souvenaient-ils de ça ? Se souvenaient-ils même de Jason ?

Et si elle posait la question, Isaac parlerait-il avec la voix de Jason ?

Elle se redressa, se sentant presque coupable, quand le bâtiment se mit à trembler et à vibrer. Une brèche s’ouvre dans les fortifications, pensa-t-elle médusée : les murs du Paradis s’effondrent.


Le temps que Turk arrive à allumer une bougie, la terre ne tremblait plus.

La vieille Chinoise avait raison, pensa-t-il. Des tremblements de terre !

Il se retourna vers Lise, assise sur le lit, la couverture autour des reins. « Ça va ? C’est juste une secousse.

— Promets qu’on ne s’arrêtera pas », dit-elle.

Turk cilla. À la lueur de la bougie, Lise avait la peau pâle, lugubre. « Comment ça ?

— Quand ils arriveront là où ils vont », et il comprit à son mouvement de menton qu’elle parlait des Quatrièmes, « on ne s’arrêtera pas, d’accord ? On continuera vers la côte ouest ? Comme tu as dit ?

— Bien sûr. Pourquoi t’inquiètes-tu ? C’était juste une secousse, Lise. Tu as vécu en Californie, tu as déjà dû connaître des petits tremblements comme celui-là.

— Parce qu’ils sont cinglés, Turk. Ils ont l’air rationnels, mais ils ont tout un festival de folies de prévu. Je ne veux pas m’en mêler. »

Turk alla à la fenêtre juste pour s’assurer que les étoiles n’avaient pas explosé ni rien, parce que Lise avait raison, la folie était en route. Il ne vit toutefois dehors que le vaste désert du centre d’Équatoria sous une lune mesquine. À voir ce désert, songea-t-il, on se sent tout petit.

Une autre secousse mineure fit cliqueter la lampe inutile sur la table de chevet.


Isaac sentit la secousse, mais elle ne l’éveilla pas tout à fait. Il dormait beaucoup, ces derniers temps. Il avait plus ou moins perdu la capacité de s’apercevoir s’il dormait ou pas.

L’horloge des étoiles tournait inlassablement en lui. Dans l’obscurité, il rêva de choses pour lesquelles il n’avait pas de mots. Il existait beaucoup de choses pour lesquelles il n’en avait pas. Et certains mots qu’il connaissait, mais ne comprenait pas et ne savait pas définir. Amour, par exemple.

Je t’aime, lui avait murmuré Mme Rebka quand personne d’autre ne pouvait l’entendre.

Il n’avait pas su quoi répondre. Mais ça ne faisait rien. Mme Rebka ne semblait pas avoir besoin d’une réponse. Je t’aime, Isaac, mon fils unique, avait-elle murmuré avant de se détourner.

Qu’est-ce que cela signifiait ?

Qu’est-ce que cela signifiait quand, en fermant les yeux, il voyait les étoiles tourner ou les feux de quelque chose d’invisible couver au fond du désert occidental ? Qu’est-ce que cela signifiait quand il en sentait la vivacité et la puissance ?

Que signifiait qu’il entende un million de voix, davantage qu’il n’y avait d’étoiles dans le ciel ? Que signifiait que, parmi cette multitude de voix, il puisse invoquer celle d’Esh, un petit Martien mort ? Se souvenait-il d’Esh, ou quelque chose se souvenait-il d’Esh par lui… se souvenait de la voix d’Esh avec l’air dans les poumons d’Isaac ?

Parce que, et ça, Isaac le savait, ce pour quoi il avait été appelé, ce pour quoi tous les fragments de machines des Hypothétiques en train de tomber avaient été sommés de dévier de leur course paresseuse dans le ciel était une commémoration.

Une commémoration plus vaste que le monde lui-même.

Il la sentait venir. La croûte de la planète tremblait, ses frissons remontaient par les fondations de ce vieux bâtiment, par le plancher, les solives, les poutres, par le sommier et le matelas, jusqu’à ce qu’Isaac tremble avec elle, le mouvement le remplissant d’une joie sans chaleur, souvenir et annihilation avançant à pas de géants, avec des foulées de la taille de continents, jusqu’à ce qu’il se pose enfin la question.

Est-ce l’amour ?

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