Après la chute de la poussière lumineuse – une fois les cieux dégagés, la cour balayée et ce qu’il restait absorbé par le désert ou le vent –, la colonie où vivait le petit Isaac entendit parler d’un nouveau mystère.
Terrifiantes tant qu’elles tombaient, les cendres devinrent ensuite le sujet d’innombrables discussions et conjectures. Le nouveau mystère se présenta plus banalement, sous forme d’un bulletin d’informations venu de la ville par les relais au-dessus des montagnes. Bien que moins directement effrayant, il touchait de manière inconfortable à un des secrets d’Isaac.
Il avait entendu par hasard deux des adultes, M. Nowotny et M. Fisk, en discuter dans le couloir du réfectoire. Les vols commerciaux pour les champs pétroliers du Rub al-Khali avaient été annulés ou détournés plusieurs jours durant, avant même la chute des cendres, pour une raison que venaient de fournir le Gouvernement provisoire et les compagnies pétrolières : un tremblement de terre.
M. Nowotny trouvait cela mystérieux car on ne connaissait aucune faille sous cette partie du Rub al-Khali, craton désertique géologiquement stable qui n’avait pas changé depuis des millions d’années. Il n’y aurait jamais dû y avoir le moindre frémissement sismique si loin dans le Rub al-Khali.
Mais il s’était produit davantage que cela. La production de pétrole avait été interrompue plus d’une semaine, les puits et oléoducs avaient subi de coûteux dégâts.
« On en sait moins sur cette planète qu’on ne le croyait », conclut M. Nowotny.
Isaac trouvait cela un peu moins mystérieux. Il savait, bien qu’il n’aurait pu dire comment, que quelque chose remuait sous les sables paisibles dans le grand désert à l’ouest. Il le sentait et dans son esprit et dans son corps. Quelque chose remuait, parlait en cadences qu’il ne comprenait pas, et il aurait pu montrer la direction de cette chose les yeux fermés même si elle se trouvait à des centaines de kilomètres et commençait juste à sortir d’un sommeil aussi long que la vie des montagnes.
Pendant et après la chute des cendres, tout le monde était resté deux jours claquemuré, portes fermées et fenêtres verrouillées, jusqu’à ce que le Dr Dvali annonce que les cendres n’avaient rien de particulièrement nocif. Mme Rebka finit par autoriser Isaac à sortir, au moins jusqu’aux jardins dans la cour, à condition qu’il porte un masque en tissu. On avait nettoyé la cour, mais peut-être restait-il encore de la poussière en suspension, et elle ne voulait pas qu’il inhale de particules. Il ne devait pas prendre de risques, disait-elle.
Isaac accepta de porter le masque, même s’il lui tenait trop chaud au nez et à la bouche. Il ne restait de la poussière qu’un résidu granuleux contre les murs de briques et les clôtures en bois de jamais-vert. Sous l’implacable soleil de l’après-midi, Isaac se pencha sur un de ces petits andains pour faire couler les cendres entre ses doigts.
D’après le Dr Dvali, elles contenaient de minuscules fragments de machines cassées.
Il ne restait pas grand-chose de ces machines, aux yeux d’Isaac, mais la rugosité des cendres lui plaisait, ainsi que leur manière de se rassembler au creux de sa paume et de lui glisser comme du talc entre les doigts. Il aimait qu’elles se compriment en une masse floconneuse quand il les serrait dans sa main pour se dissoudre ensuite dans l’air quand il rouvrait le poing.
Les cendres étincelaient. En fait, elles luisaient. Ce n’était pas tout à fait le bon terme, Isaac le savait. Il ne s’agissait pas du genre de lueur qu’on voyait avec les yeux, et il comprenait que, dans toute la colonie, lui seul la verrait de cette manière. C’était une autre sorte de lueur, perçue différemment. Il pensa que Sulean Moï pourrait peut-être l’expliquer, s’il trouvait un moyen de lui poser la question.
Isaac avait beaucoup de questions pour Sulean. Mais celle-ci était très occupée depuis la chute des cendres, passant beaucoup de temps en réunion avec les adultes, et il fallait qu’il attende son tour.
Au dîner, Isaac remarqua que, lorsqu’ils discutaient de la chute de cendres ou de ses origines, les adultes avaient tendance à poser leurs questions à Sulean Moï. Cela le surprit, car il supposait depuis des années que les gens avec lesquels il vivait savaient à peu près tout.
Ils en savaient indubitablement bien davantage que les personnes ordinaires. Il ne pouvait l’affirmer par expérience directe, n’ayant jamais connu la moindre personne ordinaire, mais il en avait vu sur les vidéos et croisé dans ses lectures. Les gens ordinaires avaient rarement des sujets de conversation intéressants et s’infligeaient souvent des souffrances brutales les uns aux autres. Ici, dans la colonie, si les discussions étaient parfois très animées, jamais les différends ne faisaient couler de sang. Tout le monde était sage (ou en avait l’air), tout le monde restait calme (ou s’efforçait d’en donner l’impression), et tout le monde, à part Isaac, était vieux.
Sulean Moï ne semblait pas non plus ordinaire. D’une manière ou d’une autre, elle en savait davantage que les autres adultes. Elle était plus maligne que les personnes auxquelles Isaac s’en était toujours remis et, encore plus incompréhensible, ne semblait pas beaucoup les apprécier. Mais elle tolérait poliment leurs questions.
« Bien entendu, elles ont un rapport avec les Hypothétiques, dit le Dr Dvali à propos des cendres avant de demander à Sulean : vous n’êtes pas d’accord ?
— C’est la conclusion évidente à en tirer. » La vieille femme sonda le contenu de son bol avec une fourchette. En théorie, chacun des adultes préparait le repas à tour de rôle, même si quelques-uns se portaient plus souvent volontaires que les autres. Ce soir-là, la tâche revenait à M. Posell, un géologue dont, en matière de cuisine, l’enthousiasme dépassait le niveau de compétences. Le bol de légumes d’Isaac avait un goût d’ail, d’huile de graine-ravin, et de quelque chose d’affreusement brûlé.
« Vous-même, avez-vous jamais vu ou entendu parler de quoi que ce soit de ce genre ? » demanda le Dr Dvali.
Il n’existait entre les adultes de la communauté aucune hiérarchie officielle, mais c’était le Dr Dvali qui prenait généralement la tête en cas de problèmes importants, le Dr Dvali dont les déclarations, quand il en faisait, étaient considérées comme définitives. Il s’était toujours intéressé de près à Isaac. Il avait des cheveux blancs et soyeux, de grands yeux marron et des sourcils aussi broussailleux que des haies non entretenues. Isaac l’avait toujours toléré avec indifférence. Mais depuis quelque temps, et pour des raisons que lui-même ne comprenait pas, il commençait à le trouver antipathique.
« Rien de vraiment identique, répondit Sulean. Mais mon peuple a vécu un peu plus longtemps dans le monde post-Spin que le vôtre, Dr Dvali. Il arrive parfois que des choses étranges tombent du ciel. »
Mais qui était « mon peuple », et de quel ciel parlait-elle ?
« Difficile de ne pas remarquer qu’on ne trouve, dans les Archives martiennes, aucune discussion sur la nature des Hypothétiques, dit le Dr Dvali.
— Il n’y avait peut-être rien de substantiel à en dire.
— Vous devez bien avoir une opinion à ce sujet, madame Moï.
— Sur bien des points, les machines autoréplicantes qui constituent les Hypothétiques sont équivalentes à des créatures vivantes. Elles traitent leur environnement. Elles construisent des structures complexes à partir de roche, de glace et peut-être même d’espace vide. Et leurs sous-produits n’échappent pas à la dégradation. Leurs structures physiques vieillissent, se détériorent et sont systématiquement remplacées. Ce qui expliquerait les détritus dans la poussière. »
Des machines détériorées nous sont tombées dessus, pensa Isaac.
« Mais rien que le poids total, dit le Dr Dvali, toutes ces tonnes réparties sur tant de kilomètres carrés…
— Est-ce si surprenant ? Vu le grand âge des Hypothétiques, que leurs mécanismes décomposés tombent du ciel n’est pas plus étonnant que le fait pour votre jardin de produire des déchets organiques. »
Elle semblait si sûre d’elle. Mais comment Sulean savait-elle de telles choses ? Isaac était bien décidé à le découvrir.
Cette nuit-là, les puissants vents du sud gagnèrent encore en force, et Isaac, du fond de son lit, écouta sa fenêtre vibrer dans son châssis. De l’autre côté de la vitre, un sable fin venu du désert du Rub al-Khali dissimulait les étoiles.
Vieux, vieux, vieux : l’Univers était vieux. Il avait produit de nombreux miracles, dont les Hypothétiques, mais aussi et surtout Isaac lui-même… son corps, ses pensées.
Qui était son père ? Et sa mère ? Ses éducateurs n’avaient jamais vraiment répondu à la question. Le Dr Dvali disait : Tu n’es pas comme les autres enfants, Isaac. Tu nous appartiens à tous. Ou bien Mme Rebka disait : Nous sommes tous tes parents, maintenant, même si c’était invariablement Mme Rebka qui le bordait dans son lit, qui s’assurait qu’il avait mangé et fait sa toilette. Tout le monde dans la communauté avait en effet aidé à l’élever, mais c’était le Dr Dvali et Mme Rebka qu’il se représentait quand il imaginait à quoi pouvait ressembler d’avoir un père et une mère en particulier.
Était-ce pour cela qu’il se sentait différent de son entourage ? Oui, mais pas seulement. Il ne pensait pas de la même manière que les autres. Et même s’il avait de nombreux gardiens, il n’avait aucun ami. Excepté, peut-être, Sulean Moï.
Isaac essaya de dormir, mais en vain. Il était agité ce soir-là. Moins d’une agitation ordinaire que d’un appétit sans objet, et après de longues heures au lit à écouter vibrer et chuchoter le vent brûlant, il se releva puis quitta sa chambre.
Minuit était passé. Le calme régnait dans la communauté : les pas d’Isaac résonnaient dans les couloirs et les escaliers en bois. Tout le monde devait dormir, sauf le Dr Taira, l’historienne, qui (l’avait-il entendue dire) lisait beaucoup mieux en pleine nuit. Mais le Dr Taira était une femme mince et pâle qui gardait ses distances, et si elle était éveillée, elle ne s’aperçut pas qu’Isaac passait devant sa porte. Traversant les salles communes du rez-de-chaussée, il arriva dans la cour sans que personne ne le remarque.
Ses chaussures crissèrent sur le sable déposé par le vent. La petite lune flottait à l’est au-dessus des montagnes, jetant une lumière diffuse dans l’obscurité épaissie par la poussière. Isaac y voyait assez pour avancer, du moins s’il se montrait prudent, et il connaissait si bien les environs de la communauté qu’il aurait pu s’y déplacer sans rien y voir. Il ouvrit le portail grinçant de la clôture pour partir vers l’ouest. Il laissa ses impulsions muettes le guider et le vent emporter ses doutes.
Il n’y avait là aucune route, rien que le désert de galets et une série de petites crêtes sinueuses. La lune lui dessinait son ombre comme une flèche devant lui. Mais il se dirigeait dans la bonne direction, il le sentait au fond de lui, comme ce soulagement qu’il ressentait à la résolution d’un ennuyeux problème mathématique. Il mit délibérément de côté le bruit de ses propres pensées et se concentra sur ceux qui sortaient du noir… ses pas sur le gravier abrasif, le vent, les petites créatures nocturnes en train de chercher leur nourriture dans le paysage crevassé. Il avança dans un bienheureux état de vide.
Il marcha longtemps. Il n’aurait pu dire combien de temps ni quelle distance il avait parcourue quand il arriva enfin à la rose. Surpris par celle-ci, il reprit soudain conscience.
Avait-il marché en dormant ? La lune, qu’en partant il avait vue au-dessus des montagnes, éclairait maintenant l’horizon plat à l’ouest à la manière de la lanterne d’un veilleur. Et malgré la fraîcheur relative de l’air nocturne, il se sentait brûlant et épuisé.
Il détourna les yeux de la lune pour les poser à nouveau sur la rose qui sortait du désert à ses pieds.
« Rose » était son propre mot, celui qui lui vint à l’esprit en voyant cette tige épaisse enfoncée dans le sol desséché ainsi que ce bulbe vitreux et rouge foncé qui, à la lueur de la lune, pouvait passer pour une fleur.
Bien entendu, il ne s’agissait pas réellement d’une fleur. Les fleurs ne poussaient pas toutes seules dans des déserts arides, et leurs pétales ne semblaient pas faits de cristaux rouges translucides.
« Bonjour, lança Isaac d’une voix qui semblait minuscule et ridicule dans le noir. Qu’est-ce que tu fais là ? »
La rose, jusque-là penchée vers la lumière à l’ouest, pivota d’un coup vers lui. Il y avait un œil au milieu de la fleur, un petit œil d’un noir d’obsidienne qui le regardait froidement.
Cela n’avait peut-être rien d’étonnant – Isaac n’en fut pas surpris –, mais c’est Sulean Moï qui finit par le retrouver.
C’était une matinée calme et brûlante quand elle arriva près d’Isaac, assis par terre comme si le désert était une grande cuvette au milieu de laquelle il avait glissé. Les coudes sur les genoux, il se tenait la tête entre les mains. Il l’entendit approcher, mais ne leva pas les yeux. Il n’en avait pas besoin. Il avait espéré qu’elle viendrait.
« Isaac », appela Sulean Moï d’une voix sèche mais douce.
Il ne répondit pas.
« Les gens s’inquiètent pour toi, indiqua-t-elle. Ils te cherchent partout.
— Je suis désolé. »
Elle posa sa petite main sur son épaule. « Qu’est-ce qui t’a attiré si loin de chez toi ? Qu’est-ce que tu cherchais ?
— Je ne sais pas. » Il montra la rose. « Mais j’ai trouvé ça. » Sulean s’agenouilla alors – lentement, lentement, dans le craquement de ses vieux genoux – pour la regarder.
La rose avait souffert du grand jour. Sa tige vert foncé s’était voilée à l’aube. Le bulbe cristallin ne rayonnait plus et l’œil avait perdu son éclat. La nuit dernière, se dit Isaac, elle ressemblait à quelque chose de vivant. Maintenant, on dirait une chose morte.
Sulean la regarda pensivement un long moment avant de demander : « Qu’est-ce que c’est, Isaac ?
— Je n’en sais rien.
— C’est pour ça que tu es venu ici ?
— Non… je ne crois pas. » La réponse était incomplète. Pour la rose, oui, mais pas seulement pour elle… pour quelque chose qu’elle représentait.
« C’est remarquable, Isaac. On en parlera aux autres ? Ou on garde ça secret ? »
Il haussa les épaules.
« Bon. Il faut qu’on rentre, tu sais.
— Je sais. »
Cela ne le gênait pas de partir… La rose ne durerait plus longtemps.
« Tu m’accompagnes ?
— Oui, répondit Isaac, si je peux te poser des questions.
— D’accord. J’espère que je pourrai y répondre. J’essaierai. » Ils tournèrent donc le dos à la rose oculaire pour se mettre en marche vers l’est au pas de la vieille femme, et Sulean se montra patiente le temps qu’Isaac rassemble toutes les incertitudes apparues dans sa tête, notamment au sujet de la rose elle-même. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, mais n’avait pas sommeil. Il était bien éveillé, aussi éveillé que jamais, et plus curieux.
« D’où viens-tu ? » finit-il par demander.
Il y eut un petit accroc dans le rythme des pas de la vieille femme. Il crut un instant qu’elle n’allait pas répondre. Puis :
« Je suis née sur Mars. »
La réponse semblait authentique. Ce n’était pas celle à laquelle il s’attendait et il eut l’impression que Sulean aurait préféré ne pas révéler cette vérité. Isaac l’accepta sans commentaire. Mars, se dit-il.
Un peu plus tard, il demanda : « Tu sais des choses sur les Hypothétiques ?
— C’est bizarre, dit la vieille femme avec un petit sourire et en le regardant avec ce qu’il pensa être de l’affection. J’ai justement fait tout ce chemin pour te poser cette question. »
Ils parlèrent jusqu’à leur arrivée à la colonie, à midi, et Isaac apprit beaucoup de cette conversation. Puis, avant de franchir le portail, il s’arrêta pour se retourner dans la direction dont ils arrivaient. La rose était par là, mais pas seulement la rose. Elle n’était que… que quoi ? Un fragment incomplet de quelque chose de beaucoup plus grand.
Quelque chose qui l’intéressait énormément. Et qui s’intéressait à lui.
Turk traversa en voiture un des quartiers les plus anciens de la ville, avec des maisons en bois recouvertes de peinture rouge pompier par des colons chinois et de petits immeubles d’habitation de trois ou quatre étages en briques ocre extraites des falaises de Candie Bay. Il était désormais assez tard pour qu’on ne voie plus personne dans les rues. De temps à autre, une étoile filante traçait une ligne sur le noir du ciel.
Une demi-heure plus tôt, il avait enfin réussi à contacter Lise. Il ne pouvait lui dire au téléphone ce qu’il avait besoin de lui dire, mais elle sembla comprendre la situation après quelques questions embarrassées. « On se retrouve là où on s’est rencontrés, indiqua-t-il. Dans vingt minutes. »
Ils s’étaient rencontrés à La Rive gauche, un grill-bar ouvert 24 heures sur 24 dans le quartier commerçant à l’ouest des docks. Lise y était entrée six mois plus tôt avec toute une bande du consulat. Repérant un de ses amis à leur table, un ami de Turk l’y avait traîné pour le présenter. Turk avait remarqué Lise parce qu’elle n’était pas accompagnée et qu’elle lui semblait attirante de la manière dont il trouvait les femmes attirantes au premier regard, en se basant sur la profondeur et la disponibilité de son rire autant que sur tout le reste. Il se méfiait des femmes qui riaient trop facilement, et celles qui ne riaient pas du tout le déconcertaient. Lise riait doucement mais de tout son cœur, et quand elle plaisantait, c’était dans un esprit excluant toute méchanceté et tout esprit de compétition. Il aimait aussi ses yeux, leur manière de se retrousser aux coins, l’aigue-marine pâle de leurs iris, ce qu’ils regardaient et ce sur quoi ils s’attardaient.
Un peu plus tard, elle se mit à parler d’un voyage qu’elle prévoyait à Kubelick’s Grave, de l’autre côté des montagnes, aussi Turk lui remit-il une de ses cartes de visite. « C’est mieux que d’y aller en voiture, lui dit-il. Promis. Il faudrait passer par le col de Mahdi, mais à cette époque de l’année, on n’est pas sûr à cent pour cent que la route soit praticable. Il y a bien un car, mais il est bondé, et il lui arrive de glisser dans un ravin. »
Il lui demanda ce qu’elle attendait d’une petite ville station-service merdique comme Kubelick’s Grave, et elle répondit essayer de retrouver un ancien collègue de son père, un type du nom de Dvali, mais sans entrer dans les détails. Et c’en est sans doute fini, se dit Turk, deux étrangers dans la nuit, deux navires qui se croisent, etc., mais elle avait appelé quelques jours plus tard pour réserver un avion.
Il ne cherchait pas particulièrement une liaison… pas davantage que d’habitude. Il aimait juste sa manière de sourire et ce qu’il ressentait en lui rendant son sourire, et quand ils furent obligés d’attendre la fin de cette tempête hors de saison sur les rives d’un lac de montagne, ce fut comme si Dieu leur avait accordé un laissez-passer.
Qui avait été révoqué, semblait-il. Le karma venait réclamer son dû.
Il n’y avait que l’équipe de nuit au grill-bar, où toutes les tables étaient vides. La serveuse qui apporta un menu à Turk semblait irritable et impatiente de terminer son service.
Lise arriva quelques minutes plus tard. Turk voulut aussitôt lui parler de la disparition de Tomas et de ce qu’elle pouvait signifier : la possibilité que sa propre relation avec Lise ait conduit à de graves ennuis pour son ami. Mais il n’avait pas commencé à former les mots qu’elle se mit à raconter sa prise de bec avec son ex-mari, Brian Gately… et cela avait aussi un rapport avec le sujet.
Turk avait rencontré Brian Gately à deux reprises. C’était tout l’intérêt d’endroits dans le quartier des docks comme La Rive gauche : on y voyait des hommes d’affaires américains installés à côté d’employés de la marine marchande, des cadres de compagnies pétrolières saoudiennes bavarder avec des salarymen chinois ou des artistes dépenaillés des quartiers. Brian Gately lui avait semblé l’un de ces greffons temporaires assez banals dans cette partie de la ville, un type qui pouvait parcourir le monde – les deux mondes – sans vraiment quitter Dubuque ou on ne savait quelle petite ville de son enfance. Assez sympa, à sa manière insipide, du moment qu’on ne s’opposait à aucune de ses idées préconçues.
Lise lui raconta toutefois que Brian l’avait menacée. Elle décrivit leur rencontre et termina en disant : « Donc oui, c’était une menace, pas directement de Brian, mais il communiquait ce qu’on lui avait dit, et ça se résume à une menace.
— Il y a donc en ville des types du DSG qui s’intéressent tout particulièrement aux Quatrièmes Âges. Et surtout à la femme de la photo.
— Ils savent même où je suis allée et à qui j’ai parlé. Les implications me semblent assez évidentes. Je veux dire, je ne pense pas qu’on m’ait suivie ici. Mais ce n’est pas impossible. Ou qu’on ait placé un localisateur ou je ne sais quoi dans ma voiture. Je n’ai aucun moyen de le savoir. »
Tout ça est du domaine du possible, pensa Turk.
« Lise, dit-il doucement, c’est peut-être encore pire que ça.
— Pire ?
— J’ai un copain, un type que je connais depuis longtemps. Tomas Ginn. C’est un Quatrième Âge. Il ne le crie pas sur les toits, mais il ne le cache pas à ceux à qui il fait confiance. Je me suis dit que tu aimerais lui parler. Mais il fallait d’abord que je lui demande s’il était d’accord. Je lui ai rendu visite ce matin, et il a promis d’y réfléchir. Mais quand je l’ai appelé ce soir, je n’ai pas réussi à le joindre, alors je suis passé chez lui et il avait disparu. Enlevé. Par des gens en camionnette blanche, à ce qu’il paraît. »
Elle le regarda avec de grands yeux : « Oh, mon Dieu. » Elle secoua la tête. « On l’a quoi, arrêté ?
— Pas officiellement, non. Le Gouvernement provisoire est le seul à pouvoir arrêter quelqu’un, et il ne fait pas de rafles en civil sans mandat… pas à ma connaissance.
— Il a donc été kidnappé ? C’est un crime, il faut le signaler à la police.
— Sûrement, mais la police ne voudra rien entendre. Tomas est vulnérable à cause de ce qu’il est. Une analyse de sang prouvera que c’est un Quatrième, ce qui suffit pour le renvoyer aux États-Unis et l’y mettre en liberté surveillée permanente, voire pire. C’est une voisine qui m’a parlé des types en camionnette, mais elle ne voudra jamais le répéter à un agent du gouvernement. Là où habite mon ami, il y a beaucoup de gens très vulnérables sur le plan légal… beaucoup de gens qui gagnent leur vie d’une manière interdite par les Traités, et la plupart occupent un terrain sans autorisation.
— Tu penses que Brian sait quelque chose ?
— Peut-être. Et peut-être pas. Brian n’a pas l’air bien haut dans l’ordre hiérarchique.
— Le bureau de la Sécurité génomique du consulat n’est pas grand-chose par rapport à ce qu’elle fait en Amérique. Ici, elle se sert de logiciels de reconnaissance faciale sur les ports, elle délivre un mandat d’arrêt sur un cloneur de chiens en fuite ou un améliorateur génétique clandestin, mais c’est à peu près tout. Du moins jusqu’à maintenant. » Elle marqua un temps d’arrêt. « Il m’a dit que je ferais mieux de rentrer au pays. Aux États-Unis.
— Il n’a peut-être pas tort.
— Tu crois que je devrais partir ?
— Si tu te soucies de ta sécurité. Et tu devrais sans doute. »
Elle se redressa sur son siège. « Évidemment que je m’en soucie. Mais pas seulement d’elle. Je suis venue dans un but précis.
— Lise, manifestement, ces gens ne plaisantent pas. Ils t’ont suivie, et mieux vaut supposer que ce sont eux qui ont enlevé Tomas.
— Et ils s’intéressent à cette femme sur la photo, Sulean Moï.
— Ils pourraient donc s’imaginer que tu es mêlée de près ou de loin à cette histoire. Le danger est là. C’est ce que Brian essayait de te dire.
— Mais j’y suis mêlée. »
Remarquant sa détermination, Turk décida de ne pas insister, du moins pas ce soir-là. « Eh bien, tu n’as peut-être pas besoin de partir. Il te suffit peut-être juste de ne pas te faire remarquer un moment.
— Si je me cache, je ne peux pas faire mon travail.
— Si tu veux dire par là discuter avec des gens qui connaissaient ton père et leur poser des questions sur les Quatrièmes, non, bien entendu. Mais il n’y a aucune honte à rester discrets le temps qu’on comprenne.
— Tu le ferais, toi ? »
Bordel, non, se dit Turk. Moi, je bouclerais mes valises et je prendrais le premier car qui quitte la ville. Comme il l’avait fait chaque fois qu’il s’était senti menacé. Mais inutile de le dire à Lise.
Il se demanda un instant si c’était pour cela que le père de Lise avait disparu. Peut-être devenir un Quatrième Âge avait-il semblé une porte de sortie, un moyen d’échapper à un péché secret qu’il ne pouvait plus supporter. Ou peut-être n’avait-il même pas accepté cette proposition de longévité artificielle. Peut-être était-il juste parti. Ça arrivait.
Turk haussa les épaules.
Lise le regardait avec une intensité triste qui lui serra la gorge. « Tu es en train de me dire que Brian a raison et que je devrais rentrer aux States.
— Je regrette chaque minute que nous ne passons pas ensemble. Mais je détesterais qu’il t’arrive du mal. »
Elle le regarda encore un peu. Deux autres couples venaient de franchir la porte… Sans doute des touristes, mais comment savoir ? Leur intimité était compromise. Elle lui toucha la main par-dessus la table. « Allons marcher un peu », proposa-t-elle.
En fait, pensa-t-il, nous ne savons l’un de l’autre que quelques anecdotes et vignettes : la version courte de tout. Jusque-là, rien d’autre n’avait semblé nécessaire. Leurs meilleures conversations avaient été muettes. Soudain, cela ne suffisait plus.
« Tu es garé où ? demanda-t-elle.
— Dans le parking au coin de la rue.
— Moi aussi. Mais je me demande si je ne devrais pas éviter de me servir de ma voiture. Ils lui ont peut-être mis une espèce de mouchard.
— Il est plus probable qu’ils ont piégé la mienne. S’ils me suivaient ce matin, je les ai conduits droit à Tomas. » Et Tomas, vieillard arrivant à peine à joindre les deux bouts dans les Flats, faisait une cible facile. Une simple analyse de sang – sûrement pratiquée de force – révélerait qu’il était un Quatrième Âge. Impossible de dire ce qui se passerait ensuite.
« Mais pourquoi feraient-ils ça ? Pourquoi l’emmener ?
— Pour l’interroger. Je ne vois pas d’autres raisons.
— Ils croient qu’il sait quelque chose ?
— S’ils bossent correctement, ils lui ont fait un hémotest dès qu’ils sont entrés chez lui.
— Non. La Sécurité génomique, si nous avons raison de la supposer responsable, ne travaille pas de cette manière. Même ici, il y a des limites. On ne peut pas kidnapper les gens pour les interroger sans raison.
— Eh bien, j’imagine qu’ils pensaient avoir une raison. Mais ce que tu lis sur la Sécurité génomique dans les communiqués de presse ne dit pas tout, Lise. C’est un service plus grand que la petite partie où travaille Brian. Quand ils démantèlent un réseau de clonage ou découvrent une arnaque à la longévité, les infos en parlent, mais ils ont d’autres activités moins publiques.
— Tu le sais de source sûre ?
— C’est ce que j’ai entendu dire.
— Par des Quatrièmes ?
— Eh bien… par Tomas, par exemple.
— Des enlèvements officieux. C’est dingue. »
Ce à quoi il ne trouva pas de réponse.
« Je ne veux pas rentrer chez moi, dit-elle. Et j’imagine que je ne serais pas davantage en sécurité chez toi.
— Surtout que je n’ai pas fait le ménage », dit-il juste pour voir un fantôme de sourire passer sur les lèvres de Lise. « On pourrait louer une chambre.
— Ça ne garantit pas qu’ils ne nous trouveront pas.
— S’ils nous veulent, Lise, ils arriveront sans doute à nous avoir. Peut-être qu’on peut changer ça, mais pour l’instant, mieux vaut supposer qu’ils savent où on est. Je ne pense pas pour autant qu’ils feront quoi que ce soit de radical, du moins pour le moment. Ce n’est pas après toi qu’ils en ont, et tu n’es pas le genre de personne qu’ils peuvent juste embarquer pour la passer à tabac. Alors qu’est-ce que tu veux faire, Lise ? Quel est ton prochain mouvement ?
— Je veux faire ce que j’aurais dû faire depuis des mois.
— C’est-à-dire ?
— Trouver Avram Dvali. »
Ils marchèrent sur le trottoir sinueux, se dirigeant vers les lumières du port et le léger bruit métallique des containers en train de circuler sur les quais. Les rues étaient vides et désertes, le reste de poussière collait aux caniveaux et les murs étouffaient le bruit de leurs pas.
« Tu veux aller à Kubelick’s Grave ? dit Turk.
— Oui. Et y arriver, cette fois. Tu veux bien m’emmener ?
— Pourquoi pas. Mais il faut d’abord qu’on parle de quelqu’un. Et, Lise, il y a des choses que tu devrais faire si tu parles sérieusement. Informer une personne de confiance de l’endroit où tu es et de ce qui se passe. Retirer assez de liquide pour tenir un moment, puis ne plus toucher à ton e-crédit. Des choses de ce genre. »
Il eut à nouveau le droit à son petit sourire. « Eh bien dis donc, tu as suivi un cours de comportement criminel ?
— Ça me vient naturellement.
— Autre chose. J’ai le temps et l’argent nécessaires pour passer quelque temps dans la clandestinité. Mais tu as un travail, une affaire à gérer.
— Ce n’est pas un problème.
— Je ne plaisante pas.
— Moi non plus. »
C’est justement la différence entre nous, se dit Turk. Elle avait un but : elle était bien décidée à terminer cette autopsie de la disparition de son père. Lui mettait juste ses chaussures et partait. Pas pour la première fois, et selon toute probabilité, pas pour la dernière.
Il se demanda si elle savait cela sur lui.
Les hauts gradés de la Sécurité génomique arrivés depuis peu des États-Unis s’appelaient Sigmund et Weil, et Brian Gately serrait les dents chaque fois qu’ils entraient dans les bureaux du DSG au consulat.
Ils y arrivèrent ce matin-là moins d’une demi-heure après Brian, qui sentit grincer ses molaires.
Sigmund était grand, sépulcral et inflexible. Weil mesurait quinze centimètres de moins et était d’une corpulence sans doute suffisante pour devoir acheter ses pantalons dans un magasin spécialisé. Weil arrivait à sourire. Pas Sigmund.
Brian se trouvait près de la fontaine à eau quand ils s’avancèrent dans sa direction. « Monsieur Gately », lança Sigmund, et Weil : « Pouvons-nous vous parler en privé ?
— Dans mon bureau. »
Assez petit, le bureau de Brian disposait toutefois d’une fenêtre qui donnait sur le jardin clos du consulat. On y trouvait un meuble-classeur, une table de travail en bois local, assez de mémoire flottante pour contenir plusieurs fois la bibliothèque du Congrès, et un ficus en plastique. La table de travail était recouverte de courriers échangés par la Sécurité génomique et le Gouvernement provisoire, petit affluent du fleuve d’informations qui circulait entre les deux domaines comme un Nil éternellement boueux. Brian s’assit dans son fauteuil. Weil se laissa tomber sur la chaise des visiteurs, et Sigmund resta debout dos à la porte, comme un charognard, sinistre de patience.
« Vous avez parlé à votre ex-femme, commença Weil.
— Oui. Je lui ai dit ce que vous m’avez demandé de lui dire.
— Ça n’a pas semblé servir à grand-chose. Dois-je vous préciser qu’elle s’est remise avec Turk Findley ?
— Non, répondit Brian d’une voix éteinte. J’imagine que vous n’avez pas à le faire.
— Ils sont ensemble en ce moment même », indiqua Sigmund. C’était un homme de peu de mots, tous désagréables. « Selon toute probabilité. Elle et lui.
— Mais le problème, dit Weil, c’est que nous n’arrivons pour le moment à ne localiser ni l’un ni l’autre. »
Brian n’était pas sûr de le croire. Weil et Sigmund représentaient le Comité d’action exécutive du Département de Sécurité génomique. La plupart des activités dudit comité étaient classées ultrasecrètes, d’où son aura de légende. Au pays, ils pouvaient s’octroyer des passe-droits constitutionnels qui recevaient une approbation judiciaire plus ou moins automatique. Ici, à Équatoria – où se chevauchaient l’autorité du Gouvernement provisoire des Nations unies, celle d’intérêts nationaux contradictoires et celle de riches compagnies pétrolières –, ils avaient, du moins en théorie, les coudées moins franches.
Brian n’était pas un idéaliste. Il savait qu’il existait des niveaux et des échelons de la Sécurité génomique auxquels il n’aurait jamais accès, des domaines où on déterminait la politique et fixait les règles. Mais à l’échelle à laquelle on l’employait, Brian pensait faire œuvre utile, si ce n’est intéressante. Les criminels se réfugiaient souvent à Équatoria quand ils fuyaient les États-Unis, des criminels dont les méfaits tombaient sous l’égide de la Sécurité génomique : racketteurs de clones, trafiquants de traitements de longévité contrefaits ou mortels, adorateurs plutôt extrémistes du Quatrième Âge, fournisseurs d’« améliorations » aux couples prêts à payer pour des enfants supérieurs. Brian ne poursuivait ni n’appréhendait ces criminels, mais son travail – assurer la liaison avec le Gouvernement provisoire, apaiser les tensions en cas de différends juridictionnels – était indispensable à leur arrestation. La relation entre une organisation quasi policière attachée à un consulat national et le gouvernement local parrainé par l’ONU était difficile. Il fallait se montrer poli. Savoir renvoyer l’ascenseur. On ne pouvait pas juste intervenir en offensant tout le monde.
Mais apparemment, ces types-là le pouvaient. Et c’est ce qui décevait Brian, car il croyait à l’autorité de la loi. La loi forcément imparfaite, terriblement inefficace, occasionnellement corrompue, mais absolument essentielle. Sans elle, nous ne valions pas mieux que des animaux, etc. Il avait géré son travail ainsi : prudemment, proprement.
Et voilà qu’arrivaient Sigmund et Weil, le plus grand amer comme de l’angustura, le plus petit dur mais rond, comme une boule de bowling dans du velours, pour lui rappeler que, dans les sphères plus hautes que la sienne, la loi pouvait être adaptée aux circonstances.
« Vous nous avez déjà été d’une grande aide, dit Weil.
— Eh bien, je l’espère. Je cherche à l’être.
— Nous mettre en contact avec les bonnes personnes au Gouvernement provisoire. Et bien entendu ce truc avec Lise Adams. Le fait que vous ayez une relation personnelle avec cette femme… je veux dire, c’est pour le moins embarrassant.
— Merci de l’avoir remarqué, dit Brian, bêtement reconnaissant même s’il se savait manipulé.
— Et je peux vous assurer que nous ne voulons pas l’arrêter, ni même forcément lui parler en tête à tête. Lise n’est absolument pas la cible dans cette affaire.
— Vous recherchez la femme de la photographie.
— Ce qui, bien entendu, est la raison pour laquelle nous ne voulons pas que Lise se mette en travers de notre chemin. Nous espérions que vous arriveriez à le lui faire comprendre…
— J’ai essayé.
— Je sais, et nous y sommes sensibles. Mais permettez-moi de vous expliquer la manière dont cela fonctionne, Brian, histoire que vous compreniez bien nos préoccupations. Parce que, quand votre recherche d’image est apparue sur notre base de données, je peux vous dire que ça en a fait tiquer quelques-uns. Vous avez dit que Lise vous avait expliqué pourquoi elle s’intéressait à Sulean Moï…
— On a vu Sulean Moï avec le père de Lise avant sa disparition, et elle n’avait aucun lien avec l’université ni avec personne d’autre du cercle social de la famille. Étant donné l’intérêt du père de Lise pour les Quatrièmes, on fait forcément le rapport. Lise soupçonne cette femme d’être venue le recruter ou quelque chose dans le genre.
— La vérité est un peu plus bizarre. Vous avez régulièrement affaire aux Quatrièmes sur le plan légal. Rien de surprenant pour vous à ce niveau. Mais le traitement de longévité n’est qu’une seule des modifications médicales apportées sur Terre par nos cousins martiens. »
Brian hocha la tête.
« Nous sommes sur la piste de quelque chose d’un peu plus important qu’un culte du Quatrième Âge habituel, dit Weil. On manque de détails, et je ne suis pas scientifique, mais il est question d’une tentative de communication avec les Hypothétiques par un intermédiaire biologique. »
Comme beaucoup d’autres personnes de sa génération, Brian avait tendance à sourciller chaque fois qu’on mentionnait les Hypothétiques, ou le Spin, d’ailleurs. Le Spin s’était terminé avant qu’il ait l’âge d’aller à l’école, et les Hypothétiques n’étaient qu’un des faits les plus abstrus de la vie quotidienne, une abstraction importante bien que sans substance, comme l’électromagnétisme ou le mouvement des marées.
Mais comme tout le monde, il avait été élevé et éduqué par des survivants du Spin, des gens qui croyaient avoir vécu le tournant le plus capital de l’histoire humaine. Et qui le croyaient peut-être à raison. Les répliques sismologiques du Spin – des guerres, des mouvements et contre-mouvements religieux, un sentiment d’insécurité généralisé à toute l’humanité et un corrosif cynisme planétaire – continuaient à façonner le monde. Mars était une planète habitée et l’humanité avait été admise dans un labyrinthe aussi vaste que le ciel lui-même. Tous ces changements ne pouvaient que déconcerter ceux qui les subissaient, et continueraient à se faire sentir pendant encore plusieurs siècles.
Mais ils étaient aussi devenus une excuse pour la folie de toute une génération, ce que Brian avait davantage de mal à accepter. Des millions et des millions d’hommes ou de femmes rationnels avaient réagi au Spin par un scandaleux étalage d’irrationalité, de méfiance mutuelle et de pure méchanceté. Ces mêmes personnes se sentaient maintenant en droit d’exiger le respect de n’importe qui ayant au plus l’âge de Brian.
Elles ne le méritaient pas. La démence n’était pas une vertu et la décence ne se vantait pas. La « décence », en fait, c’est ce qu’on avait laissé à reconstruire à la génération de Brian. La décence, la confiance, et une certaine bienséance dans le comportement humain.
Les Hypothétiques étaient l’agent causal derrière le Spin : pourquoi vouloir communiquer avec eux ? Qu’est-ce que cela voulait seulement dire ? Et comment pouvait-on y arriver par une modification biologique, même martienne ?
« Cette technologie, intervint Sigmund, modifie le système nerveux humain afin de le rendre sensible aux signaux utilisés par les Hypothétiques pour communiquer entre eux. En fait, elle crée une espèce d’intermédiaire humain. Un communicant capable de servir d’interprète entre notre espèce et ce que sont les Hypothétiques.
— Ils ont vraiment fait ça ?
— Les Martiens refusent de le dire. Ils l’ont peut-être tenté sur leur planète, peut-être plus d’une fois. Mais nous pensons que cette technologie, comme le traitement de longévité, a été apportée sur Terre par Wun Ngo Wen et mise en circulation dans la population.
— Comment se fait-il que je n’en ai pas davantage entendu parler, alors ?
— Parce que ce n’est pas quelque chose que tout le monde désire, comme quarante ans de vie supplémentaire. Si nos renseignements sont exacts, cette technologie provoque la mort de l’humain adulte à qui on tente de l’appliquer. C’est peut-être ce qui a tué Jason Lawton, à l’époque.
— Mais quel intérêt si c’est mortel ?
— Ça ne l’est peut-être pas, précisa Weil, si les médicaments sont administrés à un être humain in utero. L’embryon en cours de développement se construit autour de la biotech. L’humain et l’extraterrestre croissent en même temps.
— Nom de Dieu, dit Brian. Faire ça à un enfant…
— C’est tout à fait contraire à l’éthique, bien entendu. Vous savez, au Département, nous passons beaucoup de temps à nous inquiéter des Quatrièmes, du mal que pourraient causer des cultes mettant au point des modifications de la biologie humaine. Et c’est un vrai problème, un problème sérieux. Mais ça, c’est tellement plus épouvantable. Vraiment, profondément… mauvais, il n’y a pas d’autre mot.
— Quelqu’un l’a déjà fait sur Terre, ou pas ?
— Eh bien, c’est ce sur quoi nous enquêtons. Pour l’instant, nous n’avons que très peu de preuves tangibles ou de témoins oculaires. Mais quand nous en avons, une personne apparaît. Beaucoup de noms, mais une seule personne, un seul visage. Vous devinez qui ? »
La femme sur la photographie. Celle qu’on avait vue avec le père de Lise.
« Sulean Moï apparaît donc sur des données de reconnaissance faciale des quais de Port Magellan, et quand nous arrivons pour enquêter là-dessus, nous découvrons l’existence de Lise, qui a un lien antérieur, a posé les mêmes questions, a parlé aux anciens collègues de son père, et ainsi de suite. Pour des raisons parfaitement légitimes, on est d’accord. Elle est curieuse, c’est un mystère familial, elle pense que connaître la vérité lui fera du bien. Mais ça nous pose un problème. Faut-il intervenir dans ses démarches ? La laisser continuer à faire ce qu’elle fait en se contentant plus ou moins de la surveiller ? Faut-il la prévenir qu’elle est en terrain dangereux ?
— La prévenir n’a servi à rien, rappela Brian.
— Il faut donc utiliser Lise d’une autre manière.
— L’utiliser ?
— Au lieu de l’arrêter physiquement, ce que préconisent certains de mes supérieurs, nous pensons qu’une approche d’attente et d’observation pourrait se révéler plus informative à long terme. Elle est déjà en relation avec d’autres personnes suspectes. Dont Turk Findley. »
Turk Findley, pilote indépendant et fouteur de merde. Si difficile qu’ait été pour Brian de ne pas avoir réussi à garder son épouse, n’était-il pas bien pire de la savoir désormais liée avec quelqu’un d’aussi imprévisible, d’aussi dysfonctionnel et d’aussi globalement inutile à son prochain ? Turk Findley est une autre des retombées du Spin, se dit Brian. Un être humain inadapté. Un instable sans but dans la vie. Peut-être même pire, si le sous-entendu de Sigmund était exact.
« Vous voulez dire que Turk Findley a un lien avec cette vieille femme, à part qu’elle l’a engagé un jour pour la conduire quelque part en avion ?
— Eh bien, c’est assurément ce que cela laisse penser. Mais Turk a d’autres contacts tout aussi suspects. Des personnes qu’on sait être ou soupçonne d’être des Quatrièmes. Et c’est un criminel. Vous le saviez ? Il a quitté les États-Unis sous le coup d’un mandat d’arrêt contre lui.
— Pour quelle raison ?
— Il était un des suspects dans une affaire d’incendie d’entrepôt.
— Vous voulez dire que c’est un incendiaire ?
— L’affaire est tombée en désuétude, mais il pourrait avoir mis le feu à l’entreprise de son paternel.
— Je croyais que son père travaillait dans le pétrole.
— Il a travaillé en Turquie à une époque et il avait des liens avec Aramco, mais il tirait l’essentiel de ses revenus d’une affaire d’import-export. Bref, le père et le fils se brouillent, l’entrepôt du paternel part en fumée, et Turk fuit le pays. Tirez-en vos propres conclusions. »
De pire en pire, se dit Brian. « Alors il faut en éloigner Lise. Elle est peut-être en danger.
— Nous estimons qu’elle a été attirée dans quelque chose qu’elle ne comprend pas. Nous ne pensons pas qu’elle agisse sous une contrainte quelconque. Elle coopère avec cet homme. Mais c’est sans doute Turk qui lui a dit de cesser de répondre au téléphone.
— Mais vous pouvez les retrouver, non ?
— Tôt ou tard. Sauf que nous ne sommes pas magiciens, nous ne pouvons pas les faire réapparaître d’un coup de baguette magique.
— Alors dites-moi comment je peux vous aider. » Brian ne put s’empêcher d’ajouter : « Si vous m’aviez raconté tout ça avant que je lui parle…
— Vous ne vous seriez pas comporté de la même manière ? Nous ne pouvons pas diffuser ce genre d’informations. Et vous non plus, Brian. Comprenez-le bien. Nous vous mettons dans la confidence. Tout cela doit rester entre vous, moi et Sigmund.
— Bien entendu, mais…
— Ce que nous aimerions, c’est que vous continuiez à essayer de la contacter. Même si elle ne répond pas au téléphone, elle saura peut-être que vous l’appelez. Elle pourrait finir par se sentir coupable, ou seule, et décider de vous parler.
— Et dans ce cas ?
— Tout ce dont on a besoin pour le moment, c’est d’un indice sur l’endroit où elle se trouve. Si vous arrivez à la convaincre de vous rencontrer, avec ou sans Turk, ce serait encore mieux. »
Malgré sa répugnance à l’idée de livrer Lise au Comité d’action exécutive, cela valait sûrement mieux que de la laisser s’impliquer davantage dans une entreprise criminelle. « Je ferai de mon mieux, promit Brian.
— Super. » Weil sourit. « Nous vous en sommes reconnaissants. »
Les deux hommes serrèrent la main de Brian et le laissèrent seul dans son bureau. Il y resta longtemps plongé dans ses pensées.
Plus haut sur la côte, il restait des routes encombrées de cendres (ou de boue résultant de leur mélange avec la pluie), si bien que Turk dut s’arrêter prendre une chambre dans un relais routier en attendant que les équipes de voirie du Gouvernement provisoire, qui croulaient sous le travail, dégagent une épingle à cheveux critique.
Le motel, un baraquement en parpaings de mâchefer qui mordait sur la lisière de la forêt, paraissait minuscule comparé aux saules-cimes qui se penchaient sur lui tels des géants affligés. Un établissement se destinant davantage à l’accueil des camionneurs et des bûcherons qu’à celui des touristes, comprit Lise. Elle passa le doigt sur le rebord de la petite fenêtre de leur chambre puis montra à Turk la ligne de poussière.
« Sans doute vieille d’une semaine, dit-il. Ils ne dépensent pas trop d’argent en ménage, dans le coin. »
De la poussière des dieux, par conséquent. Les débris d’antiques constructions des Hypothétiques. Voilà ce qu’on disait des cendres, désormais. Les journaux télévisés déversaient à leur propos quantité de faits mal interprétés : des fragments de choses qui pourraient avoir été des organismes vivants, des arrangements moléculaires d’une complexité sans précédent.
Lise entendait dans la chambre voisine des voix discuter dans ce qui ressemblait à du tagalog. Elle sortit son téléphone pour s’octroyer une nouvelle dose d’informations locales. Turk l’observa attentivement avant de lancer : « N’oublie pas…
— Pas d’appels entrants ou sortants. Je sais.
— S’ils dégagent les routes pendant la nuit, on devrait arriver au village demain à peu près à cette heure. On y apprendra peut-être quelque chose.
— Tu fais vraiment confiance à cette… Diane, c’est bien ça ?
— Confiance, pas exactement. Il faut qu’elle sache ce qui est arrivé à Tomas. Elle pourrait peut-être l’aider. Et elle est impliquée depuis longtemps dans le réseau local des Quatrièmes… peut-être même qu’elle a des infos sur ton père. »
Elle lui avait demandé de quand dataient ses liens avec les Quatrièmes Âges. Des liens, pas exactement, avait-il répondu. Mais cette Diane lui faisait confiance et il lui avait rendu quelques services par le passé. C’était apparemment elle qui avait suggéré l’avion-taxi de Turk à Sulean Moï pour se rendre le plus discrètement possible dans les montagnes. Turk n’en savait pas davantage, n’avait pas cherché à en savoir davantage.
Lise regarda à nouveau le rebord poussiéreux de la fenêtre. « Ces derniers temps, j’ai l’impression que tout est lié. Tout ce qui est arrivé de bizarre… les cendres, Tomas, ce qui se passe à l’ouest… »
Les bulletins d’informations avaient commencé à parler du tremblement de terre ayant temporairement empêché le fonctionnement des complexes pétroliers du Rub al-Khali.
« Ce n’est pas obligatoirement lié, dit Turk. Juste du triple-étrange.
— Pardon ?
— Une expression de Tomas. Les trucs étranges n’arrivent jamais seuls. Comme la fois où on travaillait sur un cargo dans le détroit de Malaka. Un jour, on a dû mouiller l’ancre pour réparer, on avait des ennuis de moteur. Le lendemain, on a eu un temps bizarre, une mousson que personne n’avait prévue. Le jour d’après, le ciel était dégagé, mais on repoussait à la lance à incendie des pirates malais montés sur le pont. Une fois que les choses deviennent étranges, disait Tomas, difficile d’échapper au triple-étrange. »
Très réconfortant, songea Lise.
Ils passèrent la nuit dans le même lit, mais sans faire l’amour. Tous deux étaient fatigués, et tous deux, se dit Lise, en venaient à accepter qu’ils ne se trouvaient plus sous une tente près d’un lac de montagne et qu’il ne s’agissait plus d’une inoffensive aventure d’un week-end. Des forces supérieures avaient été mises en œuvre. Des gens avaient souffert. Pensant alors à son père, elle commença à se demander s’il n’avait pas pu tomber sur un pays merveilleux similaire, un pays de triple étrangeté. Peut-être sa disparition n’était-elle en rien égoïste ni même volontaire : peut-être avait-il été enlevé, comme Tomas, l’ami de Turk, par des types anonymes en camionnette banalisée.
Turk s’endormit à peine allongé, comme à son habitude. Elle trouva tout de même agréable d’être couchée près de lui, de le sentir à ses côtés. Il s’était douché juste avant, si bien qu’une odeur de savon et de masculinité émanait de lui telle une aura bienveillante. Brian avait-il jamais eu cette odeur ?
Pas qu’elle s’en souvienne. Brian n’avait pas d’odeur particulière, à part celle, chimique, de son déodorant. Il tirait sans doute une certaine fierté à ne rien sentir.
Non, ce n’était pas juste. Brian ne se limitait pas à cela. Brian croyait en une vie ordonnée. Cela ne faisait de lui ni un monstre ni un méchant, et elle ne pouvait croire qu’il avait personnellement participé à sa propre surveillance ou à l’enlèvement de Tomas. Ce n’était pas conforme aux règles. Brian suivait toujours les règles.
Ce qui avait ses bons côtés. Certes, cela le rendait moins téméraire que Turk, mais cela le rendait aussi plus fiable. Jamais Brian ne piloterait un avion au-dessus des montagnes ni ne s’embarquerait comme matelot qualifié sur un navire marchand criblé de rouille. De même, jamais il ne manquerait à sa parole ni ne violerait un serment. D’où toutes les difficultés qu’elle avait rencontrées pour négocier la fin de leur mariage imprudent et précipité. Quand Lise avait rencontré Brian, alors fonctionnaire subalterne dans les bureaux new-yorkais du DSG, elle-même étudiait le journalisme à Columbia University. Séduite par sa douceur et sa compassion, elle avait tardé à comprendre qu’il serait toujours à ses côtés mais jamais tout à fait de son côté… en fin de compte, il n’était qu’une voix supplémentaire dans le chœur de celles qui lui conseillaient d’ignorer son propre passé, dans les lacunes duquel pourrait se dissimuler une vérité insupportable.
Mais Brian l’avait aimée, d’un amour innocent et obstiné. Il affirmait continuer à l’aimer. Elle ouvrit les yeux et vit son téléphone luire faiblement sur la table de chevet où elle l’avait posé. Il avait déjà répertorié plusieurs appels entrants de Brian. Elle n’avait répondu à aucun. Ce n’était pas juste non plus. Nécessaire, peut-être. Elle voulait bien croire Turk sur parole à ce sujet. Mais ce n’était ni juste ni gentil. Brian méritait mieux.
Au matin, une file avait été ouverte à la circulation. Ils purent rouler quatre heures de plus vers le nord, dépassant des bus, des taxis collectifs peints comme des roulottes de cirque, des grumiers, des camions de fret, des camions-citernes remplis d’essence ou de pétrole raffiné, jusqu’à ce que Turk tourne à gauche sur l’une des routes secondaires mal entretenues qui quadrillaient cette partie du pays telles les rides dans la paume d’un vieillard.
Ils se retrouvèrent soudain en pleine nature sauvage. La forêt d’Équatoria se referma sur eux comme une bouche. Ce n’est que là, loin de la ville, des fermes, des raffineries et de l’agitation des ports que Lise ressentit la singularité de ce monde, l’intrinsèque et ancestrale étrangeté qui avait fasciné son père. Les arbres au-dessus de leur tête ainsi que les épais sous-bois du genre fougères – des plantes dont Lise ne connaissait pas l’appellation vernaculaire, et encore moins le nom latin provisoire – étaient censés avoir un lien avec la vie terrestre : on trouvait dans leur ADN les preuves d’une ascendance terrestre. Les Hypothétiques avaient doté la planète d’une faune et d’une flore, a priori afin de la rendre habitable pour les humains. Mais leurs plans étaient établis à long terme, pour le moins. Pour eux, l’évolution devait être un événement perceptible.
Peut-être ne pouvaient-ils même pas discerner quelque chose d’aussi bref à leurs yeux – si ils en avaient – qu’une vie humaine. Bizarrement, Lise trouva cette idée réconfortante. Elle voyait et sentait des choses presque certainement fugitives et insaisissables pour les Hypothétiques, des choses aussi banales que l’oscillation de ces étranges arbres au-dessus de la route et ces rayons de soleil qui venaient en moucheter l’ombre sur le sol de la forêt. C’est un don, se dit-elle. Notre génie mortel.
Le soleil les suivait derrière des feuilles en forme de fougères ou de plumeaux délicats. Des animaux sauvages habitaient le sous-bois, qui pour la plupart n’avaient pas (encore) appris à craindre l’homme. Elle aperçut des chiens capucins, des ghotis rayés, un troupeau de souris-araignées, les noms rappelant en général un animal terrestre, malgré une ressemblance souvent fantaisiste. Il y avait aussi des insectes, qui bourdonnaient ou vrombissaient dans les ombres émeraude. Les guêpes charognardes étaient plus embêtantes, inoffensives, mais grandes et nauséabondes. Des moustiques, en tout point semblables à ceux qui, sur Terre, voltigeaient dans les coins ombragés, évoluaient en nuées entre les troncs mousseux.
Turk consacrait toute son attention à la route de terre battue sur laquelle ils roulaient. Par chance, peu de cendres étaient tombées à cet endroit et la voûte de la forêt en avait absorbé la plus grande partie. Quand la conduite devenait vraiment délicate, Turk gardait le silence. Dans les lignes droites, il interrogeait Lise sur son père. Elle lui en avait déjà parlé, mais c’était avant la chute des cendres et les étranges événements des derniers jours.
« Tu avais quel âge, au juste, quand ton père a disparu ?
— Quinze ans. » Sans les faire. Une adolescente naïve qui collait aux modes américaines par désapprobation du monde dans lequel on l’avait importée contre sa volonté. Une adolescente avec un appareil dentaire, nom d’un chien !
« Les autorités ont pris ça au sérieux ?
— C’est-à-dire ?
— Juste, tu sais, ce ne serait pas le premier type à plaquer sa famille. Sans vouloir te vexer.
— Ce n’était pas dans son caractère de nous abandonner. Je sais que tout le monde dit ça dans ce genre d’histoires. “On ne s’y attendait vraiment pas.” Et j’étais une fille loyale et naïve… incapable de l’imaginer faire quoi que ce soit de mal ou d’inconsidéré. Mais ce n’est pas que moi. Il s’impliquait à fond dans son travail à l’université. S’il menait une double vie, je ne vois pas où il en trouvait le temps.
— Il subvenait aux besoins de sa famille avec son salaire d’enseignant ?
— On avait de l’argent du côté de ma mère.
— J’imagine donc qu’il n’a pas été difficile d’attirer l’attention du Gouvernement provisoire, quand il a disparu.
— Des anciens d’Interpol ont interrogé tout le monde, la police a gardé le dossier ouvert, mais ça n’a jamais rien donné.
— Alors ta famille a contacté la Sécurité génomique.
— Non. C’est elle qui nous a contactés. »
Turk hocha la tête et garda l’air songeur en manœuvrant pour traverser un grand creux. Un trike passa dans l’autre sens, pneus ballons, châssis surélevé, panier de légumes sanglé sur le porte-bagages. Le conducteur, un habitant des environs très mince, leur jeta un coup d’œil dépourvu de curiosité.
« Quelqu’un ne trouve pas ça bizarre, demanda Turk, que la Sécurité génomique débarque ?
— Mon père se documentait, entre autres, sur l’activité des Quatrièmes dans le Nouveau Monde, si bien que les gens du DSG connaissaient son existence. Il avait déjà discuté avec eux.
— Il se documentait sur les Quatrièmes pour quoi ?
— Recherches personnelles. » Elle eut un mouvement de recul en entendant à quel point cela semblait compromettant. « En fait, ça faisait partie de sa fascination pour le monde post-Spin… pour la manière dont les gens s’y adaptaient. Et à mon avis, il était convaincu que les Martiens en savaient davantage sur les Hypothétiques qu’ils ne l’ont indiqué dans leurs Archives, et peut-être aussi qu’une partie de ces connaissances avait pu circuler parmi les Quatrièmes en même temps que les machins chimiques et biologiques.
— Mais le DSG n’a rien trouvé non plus.
— Non. Ils ont gardé le dossier ouvert encore un peu, du moins à ce qu’ils ont dit, mais finalement, ils n’ont pas mieux fait que le GP. De toute évidence, ils sont arrivés à la conclusion que ses recherches avaient eu raison de lui… qu’à un moment, on lui avait proposé le traitement de longévité et qu’il l’avait accepté.
— D’accord, mais ça ne l’obligeait pas à disparaître.
— C’est ce que font les gens, pourtant : ils prennent le traitement et changent d’identité. Histoire d’éviter les questions gênantes quand vos semblables commencent à mourir alors que vous avez encore le même air que sur votre photo dans l’annuaire du lycée. Recommencer sa vie est une idée attirante pour beaucoup de monde, surtout en cas de pétrin personnel ou financier. Mais mon père n’était pas comme ça.
— Les gens peuvent craindre la mort sans jamais le montrer, Lise. Ils vivent avec, voilà tout. Mais si on leur propose une porte de sortie, qui sait comment ils vont réagir ? »
Ou qui ils vont abandonner. Lise garda quelque temps le silence. Malgré le bourdonnement du moteur, elle entendait une mélodie en mode mineur tomber de la cime des arbres, le chant d’un oiseau qu’elle ne put identifier.
« Quand je suis revenue ici, raconta-t-elle, j’étais prête à l’envisager. Je suis loin d’être convaincue qu’il nous a tous simplement abandonnés, mais je ne suis pas omnisciente, je ne peux avoir aucune certitude sur ce qui se passait sous son crâne. Si c’est ça, d’accord. Je m’en accommoderai. Je ne cherche pas à me venger, et s’il a bien pris le traitement, s’il vit quelque part sous un autre nom, je m’en accommoderai aussi. Je n’ai pas besoin de le voir. Juste de savoir. Ou de trouver quelqu’un qui sait.
— Comme cette femme sur la photo, Sulean Moï.
— La femme que tu as emmenée en avion à Kubelick’s Grave. Ou comme cette Diane, qui te l’a envoyée.
— Je ne sais pas si Diane pourra t’en dire beaucoup ou pas. Davantage que moi, en tout cas. J’ai pris soin de ne pas poser de questions. Les Quatrièmes que j’ai rencontrés… sont faciles à apprécier, je ne leur trouve rien d’inquiétant, et pour autant que je puisse dire, ils ne font rien qui mette en danger le reste de la population. Contrairement à toutes ces conneries de la Sécurité génomique qu’on entend raconter aux infos, ce ne sont que des gens.
— Des gens qui savent garder des secrets.
— Je te l’accorde », dit Turk.
Quelques instants plus tard, ils passèrent devant un panneau grossier en bois sur lequel le nom du village figurait en plusieurs langues : DESA NEW SARANDIB, en anglais approximatif. Presque un kilomètre plus loin, un jeune homme filiforme, à qui Lise ne donna guère plus de vingt ans, s’avança sur la route pour leur faire signe de s’arrêter. Il vint se pencher à la fenêtre de Turk.
« Vous allez à Sarandib ? » demanda-t-il d’une voix aiguë qui le fit paraître encore plus jeune. Son haleine sentait la cannelle rance.
« On est partis pour.
— Vous y allez pour affaires ?
— Ouais.
— Quel genre ?
— Du genre personnel.
— Vous voulez acheter du ky ? Pas le bon endroit pour acheter du ky. »
Il parlait de cette cire hallucinogène que produisait une espèce d’insecte social autochtone et dont tout le monde parlait depuis quelque temps dans les boîtes de Port Magellan. « Je ne veux pas en acheter. Merci quand même. » Turk enfonça l’accélérateur, pas trop fort pour ne pas blesser le jeune homme, qui s’écarta d’un bond, mais suffisamment pour s’attirer un regard mauvais. Lise se retourna et le vit qui, debout au milieu de la route, les suivait des yeux d’un air furieux. Elle demanda des explications à Turk.
« Ces derniers temps, quand des gars de la ville partent dans la cambrousse essayer de se procurer un gramme ou deux, ils se font dévaliser ou s’attirent des ennuis.
— Tu crois qu’il voulait nous en vendre ?
— Je ne sais pas ce qu’il voulait. »
Mais le jeune homme devait avoir un téléphone sur lui et s’en être servi, parce que, dès qu’ils passèrent devant les premières cabanes habitées le long de la route et avant même d’atteindre le centre du village, la gendarmerie locale, deux hommes imposants vêtus d’uniformes improvisés à bord d’un vieux camion utilitaire, força Turk à s’arrêter au bord de la route. Lise ne bougea pas et laissa Turk parler.
« Vous avez à faire ici ? demanda l’un des hommes.
— Nous avons besoin de voir Ibu Diane. »
Un long silence. « Il n’y a personne de ce nom par ici.
— D’accord, dit Turk. J’ai dû me tromper de direction. On va s’arrêter déjeuner, et ensuite, vu qu’il n’y a ici personne de ce nom, on repartira. »
Le flic – si on pouvait l’appeler ainsi, songea Lise, étant donné que ces agents des petites villes n’avaient aucun lien légal avec le Gouvernement provisoire – posa sur Turk un long regard revêche. « Votre nom ?
— Turk Findley.
— Vous pouvez avoir du thé de l’autre côté de la route. Pour déjeuner, je ne sais pas. » Il leva un doigt. « Une heure. »
Installés à une table qui ressemblait à une énorme et vieille bobine de câble au milieu de clients qui évitaient de croiser leur regard, ils suaient sous le soleil de l’après-midi en buvant du thé dans des tasses de céramique ébréchées quand les rideaux s’écartèrent pour livrer passage à une femme.
Une vieille, très vieille femme aux cheveux qui évoquaient le duvet du pissenlit par leur couleur et leur texture, et à la peau si pâle qu’elle semblait sur le point de se déchirer. Ses yeux, bleus et d’une taille sortant de l’ordinaire, étaient enfoncés dans un crâne aux contours austères. « Bonjour, Turk, lança-t-elle en approchant de la table.
— Diane.
— Tu sais, tu n’aurais vraiment pas dû revenir. Tu tombes mal.
— Je sais, dit Turk. Tomas a été arrêté, kidnappé ou je ne sais quoi. »
La femme n’afficha pas la moindre réaction, sinon un tressaillement à peine perceptible.
« Et on a quelques questions à te poser, si tu permets.
— Puisque vous êtes là, autant parler. » Elle prit une chaise. « Présente-moi à ton amie. »
Cette femme est une Quatrième, se dit Lise. Cela expliquait peut-être pourquoi elle dégageait cette étrange et fragile autorité à laquelle, apparemment, se soumettaient des hommes robustes. Turk la présenta comme Ibu Diane Dupree, en se servant du titre honorifique minang, et Lise serra sa petite main fragile. Elle eut l’impression de manipuler un petit oiseau d’une vigueur insoupçonnée.
« Lise, dit Diane. Vous avez donc une question pour moi ?
— Montre-lui la photo », conseilla Turk.
Aussi Lise fouilla-t-elle nerveusement dans son sac à dos jusqu’à ce qu’elle retrouve l’enveloppe contenant le cliché avec Sulean Moï.
Diane ouvrit l’enveloppe et regarda longuement la photographie, qu’elle rendit ensuite avec une expression lugubre.
« Alors, on peut parler ? demanda Turk.
— Je pense qu’il faut. Mais dans un endroit moins public. Suivez-moi. »
Ils s’éloignèrent du café sur les talons d’Ibu Diane, empruntèrent derrière elle un sentier séparant une épicerie d’un bâtiment municipal en bois à l’avant-toit en cornes de buffle, dépassèrent une station-service aux pompes peintes de couleurs de fête foraine. Vu l’âge de Diane et la chaleur, Lise s’était attendue à un rythme peu soutenu, mais la vieille femme avançait d’un pas vif et, à un moment, prit même Lise par la main pour la faire accélérer. Geste étrange qui donna à Lise l’impression d’être redevenue petite fille.
Elle les emmena à un bunker en parpaings sur lequel un panneau multilingue annonçait, dans sa partie en anglais, CENTRE DE SOINS. « Vous êtes médecin ? demanda Lise.
— Même pas infirmière diplômée. Mais mon mari était docteur et il a soigné ces gens pendant des années, bien avant que le Croissant-Rouge fasse son apparition dans un de ces villages. J’ai appris la médecine de base avec lui, et les villageois n’ont pas voulu me laisser prendre ma retraite après sa mort. Je peux traiter les blessures et les maladies bénignes, administrer des antibiotiques, apaiser une démangeaison ou bander une plaie. Pour tout problème plus sérieux, j’envoie les gens à la clinique au bout de l’autoroute. Asseyez-vous. »
Ils s’installèrent à l’accueil de la clinique de Diane, décoré comme un salon villageois, avec des meubles en osier et des stores à lattes de bois qui s’entrechoquaient dans la brise. Tout était recouvert de peinture ou de tissu vert passé. Un des murs s’ornait d’une aquarelle représentant l’océan.
Ibu Diane lissa sa robe de mousseline d’un blanc uni. « Puis-je vous demander comment vous êtes entrée en possession d’une photographie de cette femme ? »
Venez-en au fait, en d’autres termes. « Elle s’appelle Sulean Moï.
— Je sais.
— Vous la connaissez ?
— Je l’ai rencontrée. Je lui ai recommandé l’avion-taxi de Turk.
— Parle-lui de ton père », suggéra Turk, ce que Lise fit. En racontant les derniers développements : comment elle était revenue déterminée à en apprendre davantage sur la disparition, le lien entre Brian Gately et la Sécurité génomique, comment il avait fait passer pour elle son vieux cliché de Sulean Moï dans les logiciels de reconnaissance faciale de l’agence et appris ainsi que ladite Sulean Moï était repassée par Port Magellan seulement quelques mois plus tôt.
« Ça a dû être le déclencheur, dit Diane.
— Le déclencheur ?
— Vos demandes de renseignements, ou celles de votre ex-mari, ont sans doute attiré sur Mme Moï l’attention de quelqu’un aux États-Unis. La Sécurité génomique la recherche depuis longtemps.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a de si important ?
— Je vais vous dire ce que je sais, mais vous voulez bien répondre d’abord à quelques-unes de mes questions ? Ça pourrait clarifier les choses.
— Pas de problème, dit Lise.
— Comment avez-vous rencontré Turk ?
— Je l’ai engagé pour me conduire de l’autre côté des montagnes. Je sais que l’un des collègues de mon père est allé à Kubelick’s Grave. À l’époque, je n’avais pas d’autre piste. Alors j’ai engagé Turk… mais on n’est jamais arrivés à destination.
— Le mauvais temps, expliqua Turk avant de tousser dans sa main.
— Je vois.
— Ensuite, continua Lise, quand Brian m’a dit que Sulean Moï avait loué un petit avion il y a juste quelques semaines…
— Comment Brian le savait-il ? Oh, j’imagine qu’il a lancé une recherche dans les manifestes des passagers aériens. Ou quelque chose dans le genre.
— C’était une piste que j’avais l’intention de suivre, dit Lise. Même si Brian me poussait à ne pas le faire. À l’époque, il trouvait déjà que j’allais trop loin.
— Alors que Turk, bien entendu, est intrépide.
— C’est tout moi, dit Turk. Intrépide.
— Mais je ne l’avais pas encore fait, et ensuite il y a eu la chute de cendres, puis…
— Puis, intervint Turk, Tomas a disparu, et on a découvert que Lise était suivie et sur écoute téléphonique. Et je suis désolé, Diane, mais je n’ai rien trouvé de mieux que venir ici. J’espérais que tu pourrais…
— Quoi ? Intervenir en ton nom ? Quels pouvoirs magiques me prêtes-tu donc ?
— J’ai pensé, fit Turk, que tu pourrais expliquer. Je n’ai pas non plus exclu la possibilité d’un conseil utile. »
Diane hocha la tête et se tapota le menton de l’index. Ses sandales frappaient le sol en bois sur le même rythme.
« Vous pourriez commencer, suggéra Lise, par nous dire qui est vraiment Sulean Moï.
— La première chose importante à savoir sur elle, répliqua Diane, c’est qu’elle vient de Mars. »
La civilisation humaine sur Mars avait beaucoup déçu le père de Lise.
C’était un autre de leurs sujets de discussions, lors de ces nuits dans la véranda avec le ciel ouvert comme un livre au-dessus d’eux.
Robert Adams était jeune homme – étudiant à Caltech durant les difficiles années du Spin, confronté à ce qui avait semblé l’inévitable destruction du monde qu’il connaissait – au moment de l’arrivée sur Terre de Wun Ngo Wen.
La réussite la plus spectaculaire du Spin avait été la terraformation et la colonisation de Mars. En se servant du Soleil en expansion et du passage de millions d’années dans le reste du système solaire comme d’une espèce de levier temporel, on avait rendu Mars un tant soit peu habitable et on y avait implanté un noyau de colonies humaines. Tandis que quelques années seulement passaient sur la Terre sous sa membrane Spin, sur Mars, des civilisations étaient apparues et avaient disparu.
(Ces faits bruts – tabous en présence de la mère de Lise, qui avait perdu ses parents dans les perturbations du Spin et n’admettait pas la moindre discussion sur celui-ci – avaient suffi à donner la chair de poule à Lise. Elle avait appris tout cela à l’école, bien entendu, mais sans le sentiment d’admiration respectueuse qui allait avec. Dans ce que racontait à voix basse Robert Adams, les chiffres n’étaient pas que des chiffres : quand il disait un million d’années, Lise entendait au loin le grondement des montagnes en train de s’élever au-dessus des océans.)
Une civilisation humaine d’un âge et d’une étrangeté considérables était apparue sur Mars durant le temps nécessaire à Lise, sur la Terre cloîtrée, pour aller à l’école et en revenir.
Les Hypothétiques avaient placé cette civilisation dans sa propre enveloppe de temps ralenti, enfermement qui synchronisa Mars avec la Terre et prit fin au même moment que celui de la Terre. Mais avant cela, les Martiens avaient envoyé un vaisseau spatial habité sur Terre. Avec comme unique occupant Wun Ngo Wen, le soi-disant ambassadeur martien.
Lise demandait (ils avaient eu cette conversation plus d’une fois, l’été, sous les étoiles) : « Tu l’as déjà rencontré ?
— Non. » Wun avait été tué dans une attaque sur la route durant les pires années du Spin. « Mais j’ai regardé son discours aux Nations unies. Il avait l’air… sympathique. »
(Lise avait vu très jeune des séquences d’archives de Wun Ngo Wen. Enfant, elle s’était imaginé l’avoir pour ami : une espèce de Munchkin, ces petits personnages du Magicien d’Oz, en plus intellectuel et de la même taille qu’elle.)
Mais les Martiens avaient été évasifs depuis le début, lui racontait son père. Ils avaient donné à la Terre leurs Archives, un résumé de leurs connaissances en sciences physiques, plus avancées dans certains domaines que celles de la Terre. Sauf que ce résumé parlait très peu de leur travail sur la biologie humaine – à l’origine de leur caste de Quatrièmes Âges à grande longévité – ou des Hypothétiques. Le père de Lise trouvait ces omissions impardonnables. « Ils connaissaient l’existence des Hypothétiques depuis des centaines voire des milliers d’années, dit-il. Ils devaient bien avoir quelque chose à en dire, ne serait-ce que des suppositions. »
À la fin du Spin, quand elles retrouvèrent le cours normal du temps, la Terre et Mars communiquèrent beaucoup par radio, au début. Il y eut même une seconde expédition martienne sur Terre, plus ambitieuse que la première, avec un groupe de légats martiens venu s’installer dans un bâtiment semblable à une forteresse reliée au vieux complexe des Nations unies à New York : l’ambassade martienne, comme on l’appela bientôt. Au bout des cinq années convenues pour leur mandat, on les renvoya chez eux à bord d’un vaisseau spatial conçu conjointement par les grandes puissances industrielles et lancé depuis Xichang.
Il n’y eut jamais d’autre délégation. Les plans d’expédition terrestre réciproque sur Mars s’enlisèrent dans les négociations multinationales, et de toute manière, les Martiens n’avaient guère semblé enthousiastes. « À mon avis, dit le père de Lise, on les épouvantait un peu. » Mars n’avait jamais été riche en ressources, même après l’écopoïèse, et sa civilisation avait survécu grâce à une espèce de méticuleuse parcimonie collective. La Terre, avec ses plans d’eau vastes mais pollués, ses industries inefficaces et ses écosystèmes en plein effondrement, avait sans doute horrifié nos visiteurs. « Ils ont dû être bien contents, dit Robert Adams, de mettre quelques millions de kilomètres entre eux et nous. »
Surtout qu’ils devaient gérer leurs propres crises post-Spin. Les Hypothétiques avaient aussi installé un Arc sur Mars. Il se dressait au-dessus du désert équatorial et s’ouvrait sur une petite planète rocheuse similaire, hospitalière mais inhabitée, en orbite autour d’une étoile distante.
Les communications entre la Terre et Mars s’étaient réduites à un petit flot de pure forme.
Et il n’y avait plus aucun Martien sur Terre. Tous étaient repartis après leur mission diplomatique. Lise n’avait jamais entendu dire autre chose.
Alors comment Sulean Moï pouvait-elle être martienne ?
« Elle ne ressemble même pas à un Martien », protesta Lise. Les Martiens mesuraient au maximum de 1,20 m à 1,50 m et avaient des rides profondes sur la peau, comme des sillons. Sulean Moï, sur le cliché original pris dans la maison de son père à Port Magellan, était ordinairement petite et pas spécialement ridée.
« Sulean Moï a une histoire particulière, répliqua Diane. Comme vous pouvez l’imaginer. Une boisson fraîche ? Pour ma part, ce ne serait pas de refus… j’ai la gorge un peu sèche.
— Je vais en chercher, intervint Turk.
— Très bien. Merci. Quant à Sulean Moï… je crains de devoir commencer par vous parler de moi avant de pouvoir vous expliquer. » Elle hésita et ferma un instant les yeux. « Mon mari était Tyler Dupree. Je suis la sœur de Jason Lawton. »
Lise mit quelques instants à reconnaître ces noms. C’étaient des noms de livres d’histoire, des noms de l’époque du Spin. Jason Lawton avait participé à l’ensemencement des déserts stériles de Mars et initié les lancements de réplicateurs, c’était à Jason Lawton que Wun Ngo Wen avait confié son assortiment de médicaments martiens. C’était lui qui avait défié le gouvernement américain en distribuant ceux-ci, ainsi que les techniques pour les reproduire, au sein d’un groupe dispersé d’universitaires et de scientifiques devenus de ce fait les premiers Quatrièmes terriens.
Et Tyler Dupree, si elle se souvenait bien, avait été le médecin personnel de Jason Lawton.
« Est-ce possible ? chuchota Lise.
— Je n’essaie pas de vous impressionner avec mon âge, répondit Diane. Juste d’établir mes références. Bien entendu, je suis une Quatrième, et je fais partie de cette communauté depuis sa création. C’est pour cette raison que Sulean Moï est venue me trouver, il y a quelques mois.
— Mais… si elle est martienne, comment est-elle arrivée ici ? Pourquoi ne ressemble-t-elle pas aux Martiens ?
— Elle est née sur Mars. Toute petite, elle a failli mourir dans une inondation catastrophique… elle a été blessée, avec entre autres une nécrose des tissus cérébraux uniquement soignable par une reconstruction radicale avec les mêmes médicaments que ceux prolongeant la vie. Administré à un si jeune âge, le traitement a un effet secondaire assez extrême : une sorte de récidivisme génétique. Elle n’a jamais eu ces rides qui apparaissent à la puberté chez la plupart des Martiens et a continué à grandir après l’arrêt ordinaire de leur croissance. Ce qui lui a presque donné l’air d’une Terrienne… une régression, de leur point de vue, vers ses premiers ancêtres. Comme elle avait perdu la plus grande partie de sa famille proche et qu’on la considérait d’une difformité grotesque, elle a été élevée par une communauté d’ascètes Quatrièmes Âges. Ils lui ont donné une éducation irréprochable, au moins. Elle était fascinée par la Terre, sans doute à cause de son apparence, et elle s’est lancée dans ce que nous appellerions des “études terriennes”. Je n’ai aucune idée du nom que leur donnent les Martiens.
— Une spécialiste de la Terre, comprit Lise.
— C’est pour ça que, plus tard, on l’a choisie pour faire partie de la légation martienne.
— Dans ce cas, on aurait dû voir sa photo partout.
— On l’a gardée à l’écart de la presse. Son existence était un secret soigneusement caché. Vous comprenez pourquoi ?
— Eh bien… si elle ressemblait tant à un Terrien…
— Elle pouvait passer inaperçue dans la foule et elle avait appris au moins trois langues terrestres qu’elle parlait à la perfection.
— Vous voulez dire que c’était une espionne ?
— Pas tout à fait. Les Martiens savaient qu’il existait des Quatrièmes sur Terre. Sulean Moï était leur mission diplomatique auprès de nous. »
Turk leur tendit des verres d’eau glacée. Lise but avec avidité : elle avait la gorge sèche.
« Et quand les Martiens sont repartis, continua Diane, Sulean Moï a choisi de rester. Elle a échangé sa place avec une femme, une Quatrième terrienne qui lui ressemblait. Lorsque la légation est rentrée sur Mars, cette femme l’a accompagnée… notre propre ambassadrice secrète, en quelque sorte.
— Pourquoi Sulean Moï est-elle restée ?
— Parce que ce qu’elle a découvert ici l’a scandalisée. Sur Mars, bien entendu, les Quatrièmes existent depuis des siècles et sont soumis à des lois et institutions qui n’existent pas sur Terre. Les Quatrièmes martiens achètent leur longévité par divers compromis. Ils ne se reproduisent pas, par exemple, et ils ne participent pas au gouvernement, à part comme observateurs et arbitres. Tandis que nous, nos Quatrièmes sont des hors-la-loi… à la fois en danger et potentiellement dangereux. Elle espérait apporter la formalité martienne à ce chaos.
— Elle a échoué, si je comprends bien.
— Disons qu’elle a rencontré un succès mitigé. Il y a Quatrièmes et Quatrièmes. Ceux d’entre nous favorables à ses objectifs l’ont financée et encouragée au fil des ans. D’autres n’apprécient pas qu’elles se mêlent de leurs affaires.
— Quelles affaires ?
— Leur tentative de créer un être humain capable de communiquer avec les Hypothétiques. »
« Je sais que ça a l’air grotesque, dit Diane Dupree. Mais c’est vrai. » Elle ajouta d’une voix plus sombre : « C’est ce qui a tué mon frère Jason. »
Ce qui rend ses dires incontestables, songea Lise, c’est son évidente sincérité. Et aussi le vent qui secoue les stores, le bruit humain des villageois vaquant à leurs occupations, le chien en train d’aboyer pour rien au loin, et Turk qui boit à petites gorgées son eau glacée comme si tout cela était pour lui de l’histoire ancienne.
« Jason Lawton est mort de cette manière ? » Dans les livres qu’avait lus Lise, il avait trouvé la mort dans l’anarchie des derniers jours du Spin. La panique avait fait des centaines de milliers de victimes.
« Le processus, expliqua calmement Diane, est mortel chez un adulte. Il reconstruit la plus grande partie du système nerveux qu’il rend sensible aux manipulations pratiquées ensuite par les intelligences réparties en réseau des Hypothétiques. Il y a… eh bien, une espèce de communication peut avoir lieu. Mais elle tue le communicant. En théorie, la procédure pourrait être plus stable appliquée à un fœtus humain in vivo. À un enfant encore dans le ventre de sa mère.
— Mais ce serait…
— Indéfendable, compléta Diane. Moralement et éthiquement monstrueux. La tentation est cependant énorme pour une faction de notre communauté. Elle offre la possibilité de comprendre vraiment le mystère des Hypothétiques, ce qu’ils veulent de nous et la raison pour laquelle ils ont fait ce qu’ils ont fait. Et peut-être encore davantage, pas seulement la communication, mais une espèce de communion. De mélange entre l’humain et le divin, si je peux utiliser ces mots.
— Et les Martiens veulent empêcher cela de se produire ? »
Diane eut l’air un peu honteuse. « Les Quatrièmes martiens ont été les premiers à essayer.
— Quoi ? Ils ont modifié un fœtus humain ?
— Ça n’a pas fonctionné. L’enfant n’a pas survécu au-delà de la puberté. L’expérience a été tentée par le même groupe d’ascètes Quatrièmes qui a élevé Sulean Moï… elle a d’ailleurs assisté à la mort de l’enfant.
— Les Martiens ont autorisé ça ?
— Une fois seulement. Sulean Moï voulait empêcher que la même chose se produise parmi nos propres Quatrièmes, qui ont encore moins de contraintes légales et coutumières… ou interrompre le processus s’il avait déjà commencé. »
Malgré le vent chaud, Lise frissonna. « Et alors ? Je veux dire : il a commencé ?
— La technologie et les produits pharmaceutiques ont été distribués par Jason avec tout ce que Wun Ngo Wen avait apporté d’autre sur Terre. Nous en avions la possibilité depuis des décennies, mais cela n’intéressait vraiment personne à part quelques… disons, quelques groupes dissidents.
— Je croyais que les Quatrièmes avaient une espèce d’inhibition interne, intervint Turk. Comme Tomas. Une fois qu’il a pris le traitement, il a cessé de boire quoi que ce soit de plus fort que la bière et n’a plus cherché la bagarre dans les bars.
— Nos inhibitions nous font répugner à toute agression flagrante, mais ne nous privent pas de la capacité à faire un choix moral… ou à nous défendre. Et ce n’est pas vraiment de l’agression, Turk. C’est sans cœur, c’est inexcusable, mais aussi, en un sens, abstrait. Enfoncer une aiguille dans la veine d’une volontaire enceinte n’est pas perçu comme un acte de violence, surtout si on est convaincu que c’est nécessaire.
— Voilà donc pourquoi la Sécurité génomique s’intéresse à Sulean Moï, dit Lise.
— Oui. La Sécurité génomique et toute agence du même acabit. Les Quatrièmes ne font pas peur qu’aux Américains, vous savez. Les préjugés sont particulièrement forts dans le monde islamique. Aucun endroit n’est sûr pour eux. Pendant des dizaines d’années, la Sécurité génomique a essayé de localiser et de s’emparer de toutes les traces de biotechnologie martienne restantes. Sans doute moins pour les détruire que pour les monopoliser. Elle n’y a pas réussi et n’y réussira sans doute jamais. Le mal est fait. Mais ça lui a permis d’apprendre deux ou trois trucs. Dont la présence de Sulean Moï, évidemment. Et que des Quatrièmes intercèdent auprès des Hypothétiques lui fiche une frousse de tous les diables.
— Pour la même raison que vous le redoutez ?
— En partie pour les mêmes raisons », rectifia Diane. Elle but un peu d’eau glacée. « En partie. »
Le muezzin du village appela les fidèles à la prière. Diane ne prêta aucune attention à ce bruit.
« Sulean était déjà venue au moins une fois à Port Magellan, dit Lise. Il y a douze ans.
— Oui.
— Pour les mêmes raisons ?
— Oui.
— Elle a réussi ? Je veux dire : a-t-elle empêché… ceux qui voulaient le faire, de le faire ? »
Ibu Diane regarda Lise et détourna les yeux. « Non, elle n’a pas réussi.
— Mon père la connaissait.
— Sulean Moï connaît beaucoup de monde. Comment s’appelait votre père ?
— Robert Adams », indiqua Lise, le cœur battant plus fort.
Diane secoua la tête. « Ce nom ne me dit rien. Mais vous disiez chercher un de ses collègues dans la ville de Kubelick’s Grave ?
— Oui, Avram Dvali.
— Avram Dvali », répéta Ibu Diane, l’air soudain plus sombre. Lise sentit son excitation arriver à son comble.
« Dvali était un Quatrième ?
— C’en était un. C’en est un. Et c’est aussi, d’après moi, quelqu’un d’un tout petit peu dérangé. »
Après avoir ramené Isaac à la colonie, Sulean Moï alla parler de la fleur au Dr Dvali.
L’histoire parut si invraisemblable qu’il devint nécessaire de monter une expédition pour partir à la recherche de cette chose. Sulean n’y participa pas, mais fournit des directions détaillées. Le Dr Dvali s’enfonça avec trois autres hommes dans le désert au volant de l’un des véhicules de la communauté. Son excitation ne surprenait pas Sulean. Il était amoureux des Hypothétiques… ou de l’idée qu’il s’en faisait. Comment pourrait-il résister au présent d’une fleur extraterrestre ?
Ils revinrent en fin d’après-midi. Dvali n’avait pu retrouver la rose en question, mais l’expédition ne rentrait pas bredouille. D’autres objets insolites poussaient dans le désert. Il avait prélevé trois échantillons dans un sac de coton, échantillons qu’il montra à Sulean et à quelques autres observateurs sur une table du réfectoire.
L’une de ses prises consistait en un disque vert spongieux de la forme d’une roue de bicyclette miniature, avec des rayons comme des brindilles et un nœud de racines encore attaché au moyeu. La deuxième en un tube translucide large d’un centimètre et long comme l’avant-bras de Sulean. La dernière en une masse noueuse et visqueuse qui ressemblait à un poing serré, d’un bleu veiné de rouge.
Aucun de ces objets ne semblait en bonne santé, même si on pouvait raisonnablement soutenir qu’ils avaient été vivants. La roue de bicyclette, noircie, s’effritait par endroits. Le tube s’était fissuré sur sa longueur. Le poing, blafard, commençait à dégager une odeur désagréable.
« Ces choses sont tombées avec les cendres ? » demanda Mme Rebka.
Dvali secoua la tête. « Toutes avaient des racines.
— Elles ont poussé là-bas ? Dans le désert ?
— Je n’ai pas d’explications. Je crois que, d’une manière ou d’une autre, elles ont un rapport avec la chute de cendres. »
Dvali regarda Sulean avec l’air d’attendre une réaction.
Sulean n’avait rien à dire.
Le lendemain matin, Sulean alla voir Isaac, mais elle trouva sa porte fermée et Mme Rebka debout devant, les bras croisés. « Il ne va pas bien, lui apprit celle-ci.
— Je ne lui parlerai pas longtemps.
— Je préfère le laisser se reposer. Il a de la fièvre. Je pense qu’il faut qu’on parle, toutes les deux, madame Moï. »
Elles sortirent dans la cour, où, restant à l’ombre du bâtiment principal, elles s’assirent sur un banc de pierre d’où elles voyaient le jardin. Dans l’air brûlant et tranquille, les rayons du soleil tombaient sur les parterres de fleurs clôturés comme avec un immense poids invisible. Sulean attendit que Mme Rebka prenne la parole. En fait, elle s’attendait à ce que celle-ci lui manifeste tôt ou tard de l’hostilité. Elle était ce qu’Isaac avait de plus ressemblant à une mère, même si de par la nature du garçon, il ne pouvait y avoir eu de véritable chaleur émotionnelle entre eux, du moins venant de lui.
« Il n’avait jamais été malade, dit Mme Rebka. Pas une seule fois. Mais depuis votre arrivée… il n’est plus le même. Il vagabonde, il mange moins. Il s’intéresse terriblement aux livres, ce qui m’a d’abord paru positif. Mais je me demande si ce n’est pas encore un symptôme.
— Un symptôme de quoi ?
— Ne prenez pas une attitude évasive. » Mme Rebka était une femme imposante. Sulean, qui n’atteignait que péniblement 1,60 m, trouvait tous ces gens imposants, mais Mme Rebka l’était plus particulièrement et semblait chercher à l’intimider. « Je sais qui vous êtes, comme tout le monde. Toute la communauté connaît votre existence depuis des années. Ça ne nous a pas surpris de vous voir frapper à la porte. Juste que vous ayez mis tant de temps. Nous sommes prêts à vous laisser observer Isaac et même dialoguer avec lui. À la seule condition que vous n’interfériez pas.
— Aurais-je interféré ?
— Il a changé depuis votre arrivée. Vous ne pouvez le nier.
— Ça n’a rien à voir avec moi.
— Vraiment ? J’espère que vous avez raison. Mais vous avez déjà vu ça, pas vrai ? Avant de venir sur Terre. »
Sulean ne l’avait jamais caché. L’histoire s’était répandue parmi les Quatrièmes terriens… surtout ceux obsédés par les Hypothétiques, comme Dvali. Elle hocha la tête.
« Un enfant comme Isaac, dit Mme Rebka.
— D’une certaine manière. Un garçon. Il avait l’âge d’Isaac quand il…
— Quand il est mort.
— Oui.
— Mort de… à cause de ce qu’il était ? »
Sulean ne répondit pas tout de suite. Elle détestait évoquer ces souvenirs, aussi instructifs qu’ils ne pouvaient manquer d’être. « Il est mort dans le désert. » Un désert différent. Le désert martien. « Il essayait de trouver son chemin, mais il s’est perdu. » Elle ferma les yeux. Derrière ses paupières, le monde était d’une rougeur infinie, due à ce soleil à la luminosité insupportable. « Je vous aurais empêchés de le faire si j’avais pu. Vous le savez. Mais je suis arrivée trop tard, et vous vous étiez tous cachés très intelligemment. Maintenant, je suis aussi impuissante que vous, madame Rebka.
— Je ne vous laisserai pas lui faire de mal. » La ferveur dans sa voix était aussi surprenante que son accusation.
« Je ne lui ferai jamais de mal !
— Peut-être pas. Mais je pense que, à un certain niveau, vous avez peur de lui.
— Madame Rebka, vous ne comprenez vraiment pas ? Bien sûr que j’ai peur de lui ! Pas vous ? »
Sans répondre, Mme Rebka se leva et rentra lentement dans le bâtiment.
Ce soir-là, toujours fiévreux, Isaac fut consigné dans sa chambre. Couchée les yeux ouverts, Sulean regardait les étoiles derrière la vitre éraflée par le sable.
Elle regardait les Hypothétiques, pour reprendre ce nom d’une merveilleuse ambiguïté que leur avaient donné les anglophones. On les avait appelés ainsi avant même que leur existence soit véritablement établie : les entités hypothétiques qui avaient enfermé la Terre derrière une étrange barrière temporelle, si bien qu’un million d’années pouvaient passer, le temps qu’un homme promène son chien ou qu’une femme se brosse les cheveux. Ils étaient un réseau de machines semi-biologiques autoreproductibles réparties dans la galaxie. Ils se mêlaient des affaires humaines, et peut-être des affaires d’innombrables autres civilisations intelligentes, pour des raisons mystérieuses. Ou sans la moindre raison.
Elle les regardait, même si, bien entendu, ils étaient invisibles. Ils imprégnaient le ciel nocturne. Ils contenaient des mondes. Ils étaient partout.
À part cela, que pouvait-on dire d’eux ? Un réseau si vaste qu’il allait d’un bout à l’autre de la galaxie ne pouvait se distinguer d’une force naturelle. On ne pouvait négocier avec lui. On ne pouvait même pas lui parler. Il interagissait avec l’humanité sur des durées inhumaines. Ses mots étaient des décennies, et ses conversations impossibles à distinguer du processus évolutionnaire.
Pensait-il, dans une acception significative du terme ? Se posait-il des questions, se disputait-il, produisait-il des idées et agissait-il en fonction de celles-ci ? Était-ce, en d’autres termes, une entité, ou juste un énorme et complexe processus ?
Les Martiens en avaient discuté pendant des siècles. Sulean avait passé une bonne partie de son enfance à écouter les Quatrièmes Âges en débattre. Elle n’avait pas davantage de réponse définitive que quiconque, mais soupçonnait les Hypothétiques d’être dépourvus de centre, d’intelligence opérationnelle. Ils faisaient des choses complexes et imprévisibles… mais l’évolution aussi. L’évolution avait produit des systèmes biologiques extrêmement complexes et interdépendants sans la moindre direction centrale. Une fois les machines autoreproductibles lâchées dans la galaxie (peut-être par une espèce disparue depuis très longtemps, bien avant que des accrétions de poussière stellaire créent Mars et la Terre), elles avaient subi la même logique inexorable de concurrence et de mutation. Logique qui, sur des milliards d’années, aurait pu produire à peu près n’importe quoi. Par exemple des machines d’une échelle et d’une puissance immenses, semi-autonomes, « intelligentes » d’une certaine manière – l’Arc, la barrière temporelle qui avait entouré la Terre. Mais une conscience centrale instigatrice ? Un esprit ? Sulean était venue à en douter. Les Hypothétiques n’étaient pas une entité. Seulement ce qui se produisait quand la logique de l’autoreproduction englobait les vastitudes de l’espace.
La poussière d’antiques machines était tombée sur le désert, et dans ce désert avaient poussé d’étranges fragments abortifs. Une roue, un tube, une rose avec un œil d’un noir de charbon. Et Isaac s’intéressait à l’ouest, à l’ouest profond. Quest-ce que cela signifiait ? Cela avait-il une signification perceptible ?
Cela signifie, se dit Sulean, qu’on sacrifie Isaac à une force aussi stupide et indifférente que le vent.
Au matin, Mme Rebka autorisa Sulean à rendre visite au garçon dans sa chambre. « Vous verrez, dit-elle d’un ton sévère, pourquoi on est tous si inquiets. »
Isaac gisait, apathique, les yeux fermés, sous des couvertures en désordre. Sulean lui toucha le front, le sentit irradier la fièvre.
« Isaac », soupira-t-elle, autant pour elle-même que pour l’enfant. Le voir ainsi pâle et inerte lui rappelait trop de souvenirs. Il y avait eu un autre garçon, oui, une autre fièvre, un autre désert.
« La rose », dit Isaac, ce qui la fit sursauter.
« Quoi donc ?
— Je me souviens de la rose. Et la rose… la rose se souvient. »
Comme endormi, les yeux encore fermés, il se redressa en position assise, comprimant son oreiller sous ses reins et se cognant le crâne à la tête de lit. Il avait les cheveux ternis par la sueur. Comme les humains semblent immortels quand ils peuvent marcher, courir et sauter, se dit Sulean. Et comme ils ont l’air fragiles quand ils ne le peuvent pas.
Le garçon fit alors quelque chose qui stupéfia même Sulean.
Il ouvrit des yeux aux iris désormais décolorés, comme si leur bleu pâle uniforme avait été éclaboussé de peinture dorée. Il la regarda bien en face et sourit.
Il parla ensuite, et dans une langue que Sulean n’avait pas entendue depuis des dizaines d’années, un dialecte martien des déserts quasi inhabités du sud de la planète.
Il dit : « C’est toi, grande sœur ! Où étais-tu passée ? »
Puis, tout aussi soudainement, il se rendormit, laissant Sulean frissonner dans le terrible écho de ses paroles.
Le lendemain matin, un hélicoptère survola à basse altitude le village minang, et même s’il avait l’air inoffensif – les compagnies forestières procédaient depuis deux mois au levé topographique des collines –, il perturba les villageois et incita Ibu Diane à suggérer de prendre la route sans tarder. Ils couraient davantage de risques en restant qu’en partant, d’après elle.
« Où allons-nous ? demanda Lise.
— De l’autre côté des montagnes. À Kubelick’s Grave. Turk va nous y conduire en avion, pas vrai, Turk ? »
Il sembla y réfléchir. « J’aurais peut-être besoin d’un pied-de-biche, répondit-il énigmatiquement. Mais OK.
— On va rentrer à Port M dans une des voitures du village, précisa Ibu Diane. Une qui passe inaperçue. Celle dans laquelle vous êtes venus nous pose un problème. Je demanderai à un des villageois d’aller l’abandonner plus haut sur la route côtière.
— Je la récupérerai, une fois toute cette histoire finie ?
— J’en doute.
— Eh bien, ça paraît logique », fit Turk.
Lise savait que les autorités avaient les moyens de suivre à la trace les personnes auxquelles elles s’intéressaient. Elles pouvaient placer une minuscule puce radio sur un véhicule ou même dans un vêtement. Il existait aussi des appareils plus ésotériques, encore plus discrets. Le villageois minang qui partit vers le nord au volant de leur voiture emporta aussi leurs vêtements et autres biens. Lise enfila un corsage à fleurs et un pantalon de mousseline sortis du magasin du village, Turk un jean et une chemise blanche. Tous deux s’étaient auparavant douchés dans la clinique d’Ibu Diane. « Insistez particulièrement sur vos cheveux, leur avait conseillé celle-ci. On peut y cacher des choses. »
Se sentant à la fois purifiée et paranoïaque, Lise monta dans le véhicule piqueté de rouille que Diane leur avait trouvé. Turk s’assit à la place du conducteur, Lise boucla sa ceinture près de lui, et ils attendirent que Diane dise au revoir à une douzaine de villageois qui s’étaient rassemblés autour d’elle.
« Une femme plutôt populaire, observa Lise.
— Tous les villages de la côte nord la connaissent, expliqua Turk. Dans chacune de ces communautés de Malais, Tamouls ou Minangs expatriés, elle passe donner un coup de main. Dans chacune, on lui garde un logement et on la protège.
— Ils savent que c’est une Quatrième ?
— Bien sûr. Et ce n’est pas la seule. Pas mal des anciens de ces villages sont plus âgés que tu ne l’imagines. »
Le monde change, se dit Lise, et aucun discours sur le caractère sacré du génome humain ne pourra l’en empêcher. Elle s’imagina essayer de faire comprendre cette vérité à Brian. À coup sûr, il la refuserait ou la nierait. Brian ne doutait pas que la Sécurité génomique œuvrait pour le bien commun et savait à merveille reboucher les fissures apparaissant dans les fondations de cette foi. Sauf que les fissures continuaient d’apparaître. L’édifice tremblait.
Ibu Diane Dupree prit place dans la voiture avec une prudence recherchée et attacha sa ceinture élimée. Quand Turk se mit à avancer lentement, la foule des villageois les suivit sur quelques mètres, remplissant la rue étroite.
« Ils n’aiment pas me voir partir, confia Diane. Ils ont peur que je ne revienne pas. »
Lise se crispait un peu chaque fois qu’ils croisaient un véhicule, mais dès qu’ils retrouvèrent les routes goudronnées, Turk conduisit joyeusement en fredonnant tout seul, sa casquette en tissu enfoncée sur les yeux. Ibu Diane regardait patiemment le monde défiler.
Lise décida de briser le silence de la vieille femme. Elle tourna la tête vers elle pour lui lancer : « Parlez-moi d’Avram Dvali.
— Ce serait plus facile si vous me disiez ce que vous savez déjà.
— Eh bien… Il enseignait à l’Université américaine, mais c’était quelqu’un de secret que la faculté n’appréciait pas particulièrement. Il a abandonné l’enseignement sans explication moins d’un an avant la disparition de mon père. Quelqu’un de l’administration m’a dit que son dernier salaire avait été expédié par chèque à une boîte postale à Kubelick’s Grave. D’après ma mère », du moins les fois, rares et éprouvantes sur le plan émotionnel, où Lise avait réussi à la faire parler du passé, « il est venu à plusieurs reprises chez nous avant de démissionner. L’annuaire ne connaît personne de ce nom à Kubelick’s Grave, et une recherche globale ne donne pas la moindre adresse récente nulle part. Je voulais aller voir si la boîte postale fonctionnait toujours et si on pouvait me dire qui l’avait louée. Sans trop d’espoir.
— Vous étiez très près de quelque chose que vous ne compreniez pas. Rien d’étonnant à ce que la Sécurité génomique se soit intéressée à vous.
— Dvali est donc impliqué dans un de ces cultes des communicants.
— Pas impliqué. C’est le sien. Il l’a créé. »
Dvali, raconta-t-elle, avait reçu le traitement de longévité à New Delhi des années avant d’émigrer sur le Nouveau Monde. « Je l’ai rencontré peu de temps après ses débuts à l’université. Il y a littéralement des milliers de Quatrièmes dans la région de Port Magellan… sans compter ceux qui choisissent de passer tranquillement et à l’écart du monde le reste de leur vie prolongée. Quelques-uns d’entre nous sont plus organisés que d’autres. On ne tient pas de séminaires, pour des raisons évidentes, mais tôt ou tard, je rencontre la plupart des Quatrièmes connus, et je sais repérer les cliques ou les sous-groupes.
— Dvali avait son propre groupe ?
— À ce que je comprends. Des gens du même avis que lui. Peu nombreux. » Elle hésita. « On nous appelle Quatrièmes Âges, vous savez, parce que, sur Mars, le traitement équivaut à l’entrée dans un quatrième stade de la vie, un âge adulte au-delà de l’âge adulte. Mais le traitement ne garantit aucune maturité particulière. Celle-ci est intégrée tout autant dans les institutions environnantes que dans le traitement lui-même. Entrer dans le Quatrième Âge n’a pas débarrassé Avram Dvali de son obsession.
— Laquelle ?
— Il est obsédé par les Hypothétiques. Par les forces transcendantes de l’Univers. Certaines personnes s’irritent de leur humanité. Elles veulent être rachetées par plus vaste qu’elles-mêmes, ratifier leur sentiment d’avoir une valeur unique. Elles veulent toucher Dieu. Le paradoxe du Quatrième Âge, c’est qu’il attire irrésistiblement ce genre de personnes. Nous essayons de les contenir, mais… » Elle haussa les épaules. « Nous n’avons pas les outils mis en place par les Martiens.
— Il a donc rassemblé un groupe autour de l’idée de créer un… un…
— Un communicant, une interface humaine avec les Hypothétiques. Il ne plaisantait pas du tout avec ça. Il a recruté son groupe au sein de notre communauté, puis il a fait de son mieux pour le couper de nous. Ils sont devenus beaucoup plus secrets une fois le processus lancé.
— Vous n’avez pas pu l’arrêter ?
— On a essayé, bien entendu. Le projet de Dvali n’était pas la première tentative dans ce sens. Par le passé, l’intervention d’autres Quatrièmes avait suffi, avec l’aide, si nécessaire, de Sulean Moï, qui jouit parmi la plupart des Quatrièmes d’une autorité incontestable. Mais le Dr Dvali était insensible à la persuasion morale, et le temps que Sulean Moï arrive, son groupe et lui s’étaient cachés. Depuis, nous n’avons eu que des contacts très sporadiques avec eux… trop sporadiques et trop tardifs pour les arrêter.
— Vous voulez dire qu’il y a un enfant ?
— Oui. Il s’appelle Isaac, paraît-il. Il doit avoir douze ans, maintenant.
— Mon père a disparu il y a douze ans. Vous pensez qu’il aurait pu se joindre à ce groupe ?
— Non… d’après votre description et ce que je sais du recrutement de Dvali, non, je suis désolée, il n’en fait pas partie.
— Alors peut-être qu’il savait quelque chose de dangereux sur eux… peut-être qu’ils l’ont enlevé.
— Chez nous, les Quatrièmes, ce genre de violence est inhibé. Ce que vous suggérez n’est pas impossible, mais extrêmement improbable. Je n’ai jamais entendu dire, pas même par la rumeur, que Dvali était capable de tels actes. Si une chose de ce genre est arrivée à votre père, elle était plus probablement l’œuvre de la Sécurité génomique. Qui était déjà sur la trace de Dvali à l’époque.
— Pourquoi le DSG kidnapperait-il mon père ?
— Sans doute pour l’interroger. S’il a résisté… » Diane haussa les épaules d’un air triste.
« Pourquoi résisterait-il ?
— Je n’en sais rien. Comme je n’ai jamais rencontré votre père, je ne peux pas vous répondre.
— Ils l’ont interrogé, et après, ils l’ont tué, c’est ça ?
— Je n’en sais rien. »
Turk intervint : « Ils ont ce qu’ils appellent un Comité d’action exécutive, au DSG, Lise. Ils écrivent leur propre loi, ils font ce qu’ils veulent. Je suis à peu près sûr que c’est eux qui ont emmené Tomas Ginn. Tomas est un Quatrième, et on sait les Quatrièmes difficiles à interroger… ils ne craignent pas particulièrement la mort et supportent très bien la douleur. Soutirer une information à un Quatrième rétif implique de lui faire subir un traitement qui finit en général par lui être fatal.
— Ils ont tué Tomas ?
— J’imagine. Ou ils l’ont emmené dans une prison secrète pour le tuer un peu plus lentement. »
Brian pouvait-il avoir su cela, l’avoir appris dans son travail ? Une vision horrible se présenta un instant à l’esprit de Lise : le personnel du DSG au consulat se moquant d’elle, de sa quête naïve pour découvrir la vérité sur son père. Elle avait marché sur une fine couche de glace au-dessus d’un gouffre, sans autre protection que sa propre ignorance.
Mais… non. Peut-être la Sécurité génomique, en tant qu’institution, était-elle capable de ce genre de choses, mais pas Brian. Si malheureux qu’ait été son mariage, elle connaissait intimement Brian. Brian était beaucoup de choses. Mais pas un meurtrier.
Malgré l’intelligence dont avait fait preuve Ibu Diane en se débarrassant de leur voiture et de leurs vêtements, Turk sembla moins confiant quand ils quittèrent les régions boisées pour entrer dans la banlieue industrielle de Port Magellan. Alors qu’au soleil couchant, ils passaient, avec l’océan sur leur gauche, devant les raffineries de pétrole et l’espèce de lueur fongique quelles émettaient, il dit : « Je n’arrête pas de voir les deux mêmes véhicules depuis qu’on est sur la grande route. Comme s’ils réglaient leur allure sur la nôtre. Mais je me fais peut-être juste des idées.
— Alors on ne devrait pas aller directement à Arundji, dit Diane. En fait, on devrait quitter cette route le plus vite possible.
— Je ne dis pas qu’on nous suit. J’ai juste remarqué ça.
— Présume le pire. Prends la prochaine sortie. Trouve un truc genre station-service où on peut s’arrêter sans éveiller de soupçons.
— Je connais des gens, dans le coin, dit Turk. Des gens à qui je peux faire confiance, si on a besoin d’un endroit où passer la nuit.
— Merci, Turk, mais je ne pense pas qu’on devrait mettre quelqu’un d’autre en danger. Et je doute que Lise meure d’envie de faire la connaissance d’une de tes ex.
— Je n’ai pas parlé d’ex », répondit Turk, mais en rougissant.
Il s’arrêta dans une station attenante à un magasin de détail.
C’était le quartier de Port Magellan où vivaient les ouvriers de la raffinerie, avec beaucoup de bungalows préfabriqués assemblés à la hâte pendant les années de prospérité, et qui se délabraient depuis. Il se gara à l’écart des pompes, sous un arbre-parasol. Les dernières lueurs du jour avaient disparu, ne laissant que l’éclat jaune orangé des réverbères.
« Si vous voulez larguer la voiture, dit Turk, il y a une station de bus à deux pâtés de maisons. On peut prendre le car pour Rice Bay et finir à pied jusqu’à Arundji. Sauf qu’on n’arrivera pas avant minuit.
— Ça vaut peut-être mieux, dit Diane.
— Mais je n’aime pas trop abandonner encore un véhicule. Qui paye pour tous ces moyens de transport ?
— Des amis et amis d’amis, répondit Diane. Ne t’inquiète pas de ça. Ne sortez rien de la voiture. »
Lise demanda la permission d’aller acheter à manger dans la boutique – ils ne s’étaient pas arrêtés prendre un seul repas depuis le petit déjeuner – pendant que Turk et Diane dévissaient puis jetaient les plaques d’immatriculation.
Elle acheta du fromage, des biscuits et des bouteilles d’eau en prévision du trajet en bus. Au comptoir, elle remarqua une pile de téléphones jetables, de ceux qu’on prend quand on a perdu son appareil personnel ou quand, avait-elle lu quelque part, on est un dealer soucieux de son anonymat. Elle en prit un qu’elle ajouta à ses emplettes. Puis elle passa derrière le magasin, le sac dans une main, le téléphone dans l’autre.
Elle composa le numéro personnel de Brian.
Il répondit presque aussitôt. « Oui ? »
Lise resta un instant paralysée en entendant sa voix. Elle songea raccrocher. Puis elle dit : « Brian ? Je ne peux pas te parler pour le moment, mais je veux que tu saches que je vais bien.
— Lise… je t’en prie, dis-moi où tu es.
— Je ne peux pas. Mais il y a un truc. Un truc important. À propos d’un homme, Tomas Ginn, ça s’écrit T-O-M-A-S et G-I-N-N, qui a été arrêté il y a deux jours. Vraisemblablement sans mandat ni rien de légal. Il n’est pas impossible qu’il soit détenu par la Sécurité génomique ou quelqu’un affirmant en faire partie. Tu peux vérifier ? Je veux dire, ça ne te pose pas de problème qu’on kidnappe des gens ? Si ça t’en pose, peux-tu faire quelque chose pour qu’on le libère ?
— Écoute-moi, Lise. Écoute. Tu ne sais pas à quoi tu es mêlée. Tu es avec Turk Findley, pas vrai ? C’est un criminel, il ne te l’a pas dit ? C’est pour ça qu’il a fui les États-Unis, Lise. Il… »
Elle se retourna et vit Turk arriver derrière le magasin. Trop tard pour se cacher. Elle referma le téléphone, mais cela ne servait à rien. Elle lisait la colère sur son visage dans la dure lumière artificielle. Sans un mot, il lui prit le téléphone des mains et le jeta au loin.
L’appareil dépassa un réverbère et voltigea comme un énorme papillon de nuit avant de disparaître dans un petit ravin.
Muette de surprise, Lise se tourna vers Turk. Il avait le visage livide. Elle ne l’avait jamais vu ainsi. Il dit : « Putain, tu n’en as pas la moindre idée, hein ? Pas la moindre idée de ce qui est en jeu.
— Turk… »
Il n’écouta pas. Il la saisit par le poignet et commença à la tirer vers la rue. Elle réussit à se dégager, mais perdit le sac de fromage et de biscuits.
« Merde, je suis pas une gamine !
— Alors prouve-le, bordel. »
Le trajet en autocar ne fut pas vraiment agréable.
Installée l’air maussade à l’écart de Turk, Lise regardait la nuit couler de l’autre côté de la fenêtre. Elle était bien décidée à ne penser ni à ce qu’avait fait Turk, ni à ce qu’elle-même avait pu faire de mal, ni à ce qu’avait dit Brian, du moins pas avant d’avoir retrouvé son calme. Mais plus sa colère diminuait, plus elle se sentait simplement perdue. Le dernier bus à partir vers le sud était à moitié vide, avec pour seuls autres passagers quelques hommes au visage sévère vêtus de pantalons kaki et de chemises bleues, sans doute des ouvriers travaillant en trois-huit et vivant plus bas sur la côte pour éviter de payer un loyer trop élevé en ville. L’homme installé derrière elle marmonnait en farsi, peut-être sans s’adresser à quiconque.
L’autocar s’immobilisait périodiquement à des gares routières en blocs de béton ou des dépôts avec devanture à l’écart de la grande route, un monde peuplé d’hommes solitaires et de lumières hésitantes. Puis la ville se retrouva derrière eux, les laissant avec la route et l’obscurité sans horizon de l’océan.
Diane Dupree traversa l’allée centrale pour venir s’asseoir à côté de Lise.
« Turk pense que vous devriez un peu moins prendre les risques à la légère, lui glissa la vieille femme.
— Il vous l’a dit ?
— J’ai deviné.
— Je les prends au sérieux.
— Le téléphone, ce n’était pas une bonne idée. L’appel est très probablement impossible à localiser, mais qui sait quelle technologie la police ou la Sécurité génomique peuvent mettre en œuvre ? Mieux vaut ne pas faire d’hypothèses.
— Je les prends au sérieux, insista Lise. C’est juste que… »
Mais elle ne put terminer, trouver les mots pour expliquer qu’elle venait soudain de réaliser dans quelle mesure exacte sa vie telle qu’elle l’avait connue s’éloignait sous les roues du car.
Quand le car s’arrêta à proximité de l’aérodrome d’Arundji, Turk ne grinçait plus des dents et avait commencé à sembler un peu penaud. Il lança à Lise un regard d’excuse oblique, qu’elle ignora.
« Il y a bien un kilomètre jusqu’à Arundji, dit-il. Prêtes à marcher, toutes les deux ?
— Oui », répondit Diane. Lise se contenta de hocher la tête.
Ils s’éloignèrent par une route rurale très peu éclairée. Lise écouta le bruit de ses pas sur l’accotement à peine pavé, le souffle du vent balayant des terrains broussailleux et dépourvus d’arbres. Plus loin dans les hautes herbes, un insecte bourdonnait… s’il n’avait stridulé d’une manière aussi mélancolique, évoquant le bruit d’un homme inconsolable qui parcourrait de l’ongle du pouce les dents d’un peigne, elle aurait pu le prendre pour un grillon.
Ils approchèrent du territoire de Mike Arundji par une entrée secondaire, loin de l’accès principal. Turk sortit une clé de sa poche puis ouvrit le grillage en disant : « Essayez de passer inaperçues, maintenant. L’aérogare ferme à dix heures, mais on a une équipe de maintenance sur site et des gardes à l’endroit où ils nivellent la nouvelle piste.
— Tu as le droit d’être là, non ? demanda Lise.
— Plus ou moins. Mieux vaut tout de même ne pas trop attirer l’attention. »
Elle suivit Turk et Diane jusqu’à un des hangars à toit d’aluminium aligné avec des dizaines d’autres à l’arrière de l’aérogare. Devant ses énormes portes fermées par une chaîne, Turk dit : « Je ne plaisantais pas, pour le pied-de-biche. J’ai besoin de quelque chose pour faire sauter ça.
— Tu n’as pas les clés de ton propre hangar ?
— C’est une drôle d’histoire. » Il s’éloigna, l’air de chercher un outil.
Trempée de sueur et les mollets endoloris par leur marche, Lise avait de surcroît la vessie pleine. Elle n’avait plus de vêtements de rechange.
« Pardonnez à Turk, dit Diane. Ce n’est pas qu’il ne vous fait pas confiance. Il a peur pour vous. Il…
— Vous allez faire ça tout le temps ? Vos déclarations de gourou ? Parce que ça devient plutôt agaçant. »
Diane la regarda avec de grands yeux. Puis éclata de rire.
« Je veux dire », fit Lise, quelque peu soulagée par sa réaction, « désolée, mais…
— Non ! Ne vous excusez pas. Vous avez tout à fait raison. C’est un des dangers du grand âge, la tentation de proférer des jugements.
— Je sais de quoi Turk a peur. Il brûle les ponts derrière lui. Les miens sont toujours là. J’ai une vie que je peux retrouver.
— Mais vous êtes quand même là », dit Diane. Elle ajouta, le sourire aux lèvres : « Le gourou a parlé. »
Turk revint avec un morceau d’armature récupéré sur le chantier et s’en servit pour forcer le piton, moins solide que le cadenas, et qui se détacha avec une espèce de violente et bruyante vibration. Turk fit coulisser les grandes portes d’acier et alluma les lumières.
Son avion se trouvait à l’intérieur. Son bimoteur Skyrex. Lise le reconnut de leur vol avorté au-dessus des montagnes… voyage qui lui semblait remonter à une éternité.
Lise et Diane se servirent des toilettes crasseuses des employés pendant que Turk procédait aux vérifications d’avant décollage. Lorsque Lise revint de l’arrière du hangar, elle trouva Turk en discussion animée avec un homme en uniforme. Petit, dégarni, visiblement mécontent, celui-ci disait : « Il faut que j’appelle M. Arundji, Turk, tu le sais. » Ce à quoi Turk répondit : « Donne-moi juste quelques minutes, c’est tout ce que je te demande… je t’ai assez offert de verres ces dernières années pour mériter ça, non ?
— Je t’informe que ce n’est pas autorisé.
— Très bien. Aucun problème. Quinze minutes, ensuite tu peux appeler qui tu veux.
— Je t’avertis. Personne ne peut dire que je t’ai laissé faire.
— Personne ne dira ça.
— Quinze minutes. Plutôt dix. »
Le garde fit demi-tour et s’éloigna.
Dans le temps, raconta Turk, un aérodrome était n’importe quel endroit d’Équatoria où on pouvait aménager une piste d’atterrissage. Un petit quadriplace à hélices vous conduisait à des endroits impossibles à atteindre d’une autre manière, et personne ne se fatiguait à déposer de plan de vol. Mais cela avait changé sous la pression constante du Gouvernement provisoire et des compagnies aériennes. Tôt ou tard, prophétisa Turk, grosses entreprises et gros gouvernement couleraient des endroits comme Arundji. Déjà, ajouta-t-il, il n’était plus tout à fait légal de faire ce genre de départ après la fermeture de l’aérodrome. Cela lui coûterait sans doute sa licence. Mais de toute manière, il était en train de se faire évincer. Plus rien à perdre, dit-il. Plus grand-chose. Il fit pivoter l’appareil au bout d’une piste vide et s’élança pour le décollage.
Turk fait ce qu’il dit savoir le mieux faire, songea Lise : enfiler ses chaussures et partir. Il croyait au pouvoir rédempteur d’horizons distants. C’était une foi qu’elle ne pouvait se résoudre à partager.
L’avion quitta le sol avec des oscillations de cerf-volant, ses énormes hélices carénées tirant ses passagers vers les montagnes éclairées par la lune, ses moteurs ronronnant. Ibu Diane regarda par la fenêtre et murmura quelque chose du genre : « Ces machines sont bien moins bruyantes que… oh, il y a bien des années. »
Lise regarda l’arc de cercle du littoral s’incliner à tribord et la petite tache floue de Port Magellan diminuer encore dans le lointain. Elle attendit patiemment que Turk dise quelque chose, s’excuse, peut-être, mais il n’ouvrit pas la bouche… il tendit juste à un moment le bras d’un geste brusque, et Lise leva les yeux à temps pour voir la traînée chauffée à blanc d’une étoile filante passer au-dessus des sommets en direction des déserts vides à l’ouest.
Brian Gately n’était pas prêt pour l’image violente qui sortit ce matin-là de sa boîte aux lettres. Elle lui rappela un souvenir désagréable.
L’été de sa treizième année, Brian avait travaillé bénévolement à l’église épiscopale que fréquentait sa famille. Il n’était pas un adolescent particulièrement pieux – les sujets doctrinaux l’embarrassaient et il évitait l’étude de la Bible –, mais l’église, sous sa forme d’institution tout comme sous celle d’édifice physique, avait un poids rassurant, une qualité qu’il apprit plus tard à appeler gravitas. L’église traçait des frontières judicieuses autour des choses. C’était la raison pour laquelle ses parents, qui avaient vécu les incertitudes économiques et religieuses du Spin, y venaient chaque semaine faire leurs dévotions, et la raison pour laquelle elle plaisait à Brian. À cause, aussi, de l’odeur de pin de la nouvelle chapelle, et de la manière dont, le matin, les vitraux fractionnaient la lumière en différentes couleurs. Il s’était donc proposé pour y travailler l’été et avait passé quelques jours soporifiques à balayer la chapelle, ouvrir les portes aux paroissiens âgés ou faire des commissions soit pour le pasteur, soit pour le chef de chœur. À la mi-août, on lui demanda d’aider à installer les tables pour le pique-nique annuel.
La banlieue dans laquelle vivait Brian s’embellissait de nombreux parcs bien entretenus et de vallons boisés. Le pique-nique annuel de l’église – une institution si désuète que même sa désignation semblait vieillotte – se tenait dans le plus grand de ces parcs. Davantage qu’un pique-nique, c’était (selon les termes de son annonce dans le bulletin dominical) un jour de communion familiale, et beaucoup de familles vinrent communier, parfois sur trois générations, si bien que Brian eut fort à faire à étaler des nappes en plastique ou trimbaler des glacières pleines de boissons fraîches et de glaçons jusqu’à ce que la journée soit bien lancée, avec des hot-dogs qui circulaient un peu partout, des gamins qu’il connaissait à peine en train de se lancer des frisbees, et des enfants commençant tout juste à marcher en travers du chemin. C’était une journée parfaite pour cela, ensoleillée mais pas trop chaude, avec une brise pour emporter la fumée des barbecues. Malgré ses treize ans, Brian avait été sensible à l’atmosphère un peu euphorisante du pique-nique, comme un après-midi suspendu dans le temps.
Ses copains Lyle et Kev arrivèrent alors et voulurent l’attirer à l’écart des adultes. Plus bas dans les bois coulait une rivière où l’on pouvait faire des ricochets et capturer des têtards. Brian sollicita une pause de son bénévolat et s’éloigna avec eux dans l’ombre verte de la forêt. Au bord de la rivière, un ruban peu profond sur du gravier labouré très longtemps auparavant par des glaciers, ils trouvèrent non seulement des cailloux à jeter, mais aussi, étonnamment, une habitation : un bout de toile de tente, tout de travers, des sacs de commissions en plastique, des boîtes de conserve touillées (du porc aux haricots, de la nourriture pour animaux), des bouteilles vides et des fioles marron, un caddie rouillé, et enfin, entre deux chênes dont les racines étaient ressorties de terre pour s’entremêler comme un poing, un paquet de vieux vêtements… qui, examiné de plus près, n’en était pas un du tout, mais le cadavre d’un homme.
Le vagabond décédé devait reposer là depuis plusieurs jours à l’insu de tous. Il semblait à la fois enflé, avec sa chemise rouge en lambeaux tendue sur son ventre énorme, et rabougri, comme si quelque chose de fondamental avait été aspiré hors de son corps. Les animaux avaient rongé les parties à nu, des insectes déambulaient sur ses yeux d’un blanc laiteux, et quand le vent tourna, l’odeur fut si affreuse que Kev, le copain de Brian, se retourna d’un coup pour vomir dans l’eau étale de la rivière.
Les trois garçons revinrent en courant dans la partie accueillante du parc raconter au pasteur Carlysle ce qu’ils avaient vu, et ce fut la fin du pique-nique. On appela la police, une ambulance vint enlever le corps, et l’assemblée soudain grave se sépara.
Au cours des six mois suivants, Kev et Lyle cessèrent de venir aux services dominicaux, comme si l’église et le cadavre étaient désormais liés, mais Brian eut la réaction inverse. Il crut au pouvoir protecteur de la chapelle, justement parce qu’il avait vu ce qui s’en trouvait au-delà. Il avait vu une mort impie.
Il avait vu la mort, et celle-ci n’aurait pas dû le surprendre : il fut néanmoins scandalisé par ce qui sortit de sa boîte aux lettres vingt ans plus tard, entre les murs sanctifiés de son bureau et les frontières soigneusement définies, bien que de plus en plus fragiles, de sa vie d’adulte.
Deux jours auparavant, il avait reçu, bref et interrompu, le coup de téléphone de Lise.
C’était tard dans la soirée. Brian venait de rentrer chez lui après une de ces fastidieuses réceptions au consulat, où il lui avait fallu prendre plusieurs verres dans la résidence du consul en bavardant avec les personnes habituelles. Brian buvait peu, mais cela lui montait à la tête, aussi laissa-t-il son automobile le ramener. Il rentra donc lentement mais sûrement – la voiture interprétait bêtement au sens propre les limitations de vitesse et n’empruntait que les rares rues équipées pour la conduite automatique – à son domicile… à l’appartement qu’il avait partagé avec Lise, et qui baignait par conséquent dans une atmosphère de claustrophobie et de quelque chose qui aurait pu être du désespoir s’il n’avait été aussi confortablement meublé. Brian se doucha avant d’aller se coucher, et tandis qu’il s’essuyait avec une serviette-éponge, il écouta le silence de la ville en se demandant : suis-je à l’intérieur ou à l’extérieur du cercle ?
Le téléphone sonna au moment où il éteignait les lumières. Il approcha de son oreille le combiné gris en forme de coin et reconnut la voix.
Il essaya de la prévenir. Elle dit des choses qu’il ne comprit pas sur le moment.
Puis la communication fut interrompue.
Il aurait sans doute dû aller trouver Sigmund et Weil pour leur en parler, mais ne le fit pas. Ne le put pas. C’était un message personnel. Destiné à lui et à lui seul. Sigmund et Weil pouvaient s’en passer. Tôt le lendemain matin, dans son bureau, il pensa à Lise et à l’échec de leur mariage. Il décrocha ensuite son téléphone et appela Pieter Kirchberg, son contact à la division Sécurité et Application de la loi au Gouvernement provisoire des Nations unies.
Kirchberg lui avait rendu quelques menus services par le passé et Brian lui en avait rendu davantage en retour. La côte est d’Équatoria, colonisée, était un protectorat des Nations unies, du moins dans les textes, avec un ensemble complexe de lois établies et révisées en permanence par des comités internationaux. Il n’existait rien de plus proche d’une véritable force de police officielle qu’Interpol, même si c’étaient des Casques bleus qui faisaient en général respecter la loi dans la vie quotidienne. D’où une bureaucratie davantage créatrice de paperasse que de justice et dont l’existence servait surtout à aplanir les conflits suscités par des intérêts nationaux hostiles. Pour arriver à obtenir quelque chose, il fallait connaître les bonnes personnes. Kirchberg était l’une des bonnes personnes que connaissait Brian.
Kirchberg décrocha sans tarder et Brian écouta ses inévitables récriminations – le temps, la pression des cartels pétroliers, la stupidité de ses subalternes – avant d’en arriver au fait.
Quand Kirchberg eut enfin vidé son sac, il lança : « Je veux te donner un nom.
— Super. Juste ce dont j’avais besoin. Du boulot supplémentaire. Le nom de qui ?
— Tomas Ginn. » Il l’épela.
« Et en quoi cette personne t’intéresse-t-elle ?
— Une affaire au DSG.
— Un criminel américain capable de tout ? Un vendeur de bébés-meilleurs, un marchand d’organes renégat ?
— Quelque chose comme ça.
— Je le ferai passer dès que possible. Tu me dois un verre.
— Quand tu veux », répondit Brian.
Il ne parla pas de cela non plus à Sigmund et Weil.
C’est le matin suivant que la photographie sortit de son imprimante, accompagnée d’une note non signée de Kirchberg.
Brian regarda la photographie, la posa face cachée sur son bureau, puis la reprit.
Il avait vu pire. Sa première réaction, son premier réflexe fut de penser au corps qu’il avait découvert un quart de siècle plus tôt hors des limites du pique-nique paroissial, au corps gisant entre les racines à nu de deux arbres, avec ses yeux d’un blanc laiteux et sa peau parcourue de fourmis qui ne se rendaient compte de rien. Il sentit son estomac se soulever comme ce jour-là.
La photographie représentait le corps d’un vieillard brisé sur un rocher couvert de sel. Les marques sur son corps pouvaient être de grosses contusions ou les simples effets de la décomposition. Mais il n’y avait aucune ambiguïté quant au trou dans son front : il provenait d’une balle.
La note non signée de Kirchberg disait : Rejeté par l’océan près de South Point il y a deux jours, sans papiers, mais identifié comme Tomas W Ginn (base de données ADN de la marine marchande des États-Unis). Un des vôtres ?
M. Ginn s’était apparemment aventuré hors des frontières du pique-nique. Tout comme Lise, se dit Brian avec consternation et écœurement.
Dans l’après-midi, il rappela Pieter Kirchberg. Qui se montra moins bavard, cette fois.
« J’ai bien reçu ce que tu m’as envoyé, dit Brian.
— Inutile de me remercier.
— L’un des nôtres… Qu’est-ce que tu voulais dire par là ?
— Je préférerais ne pas en discuter.
— Un Américain, c’est ça ? »
Pas de réponse. Un des vôtres. Donc, oui, un Américain, ou bien Pieter voulait-il suggérer que Tomas Ginn appartenait à la Sécurité génomique ? Ou alors sa mort ? Peut-être voulait-il dire un des vôtres l’a tué.
« Autre chose ? demanda Kirchberg. Parce que j’ai un tas de boulot qui m’attend…
— Encore un service, dit Brian. Si ça ne te gêne pas, Pieter. Un autre nom. »