PREMIÈRE PARTIE Le 34 août

Un

Durant l’été de sa douzième année, celui où les étoiles commencèrent à tomber du ciel, le petit Isaac se découvrit capable de distinguer l’est de l’ouest sans ouvrir les yeux.

Isaac vivait en bordure du Grand Désert Intérieur du continent Équatoria, sur la planète annexée à la Terre par les êtres impénétrables qu’on appelait les Hypothétiques. Les gens avaient donné à cette planète toute une panoplie de noms grandioses, mythologiques ou froidement scientifiques, mais la plupart l’appelaient tout simplement le Nouveau Monde, dans plus d’une centaine de langues, ou Équatoria, comme son continent le plus colonisé. Isaac avait appris tout cela dans ce qui tenait lieu d’école.

Il habitait un ensemble de bâtiments en brique et en adobe, loin de la ville la plus proche. Il n’y avait pas d’autres enfants dans la colonie. Les adultes avec lesquels il vivait préféraient rester à distance prudente du reste du monde. Ils étaient spéciaux, de diverses manières dont ils ne discutaient qu’à contrecœur. Isaac aussi était spécial. Ils le lui avaient dit et répété à de multiples reprises. Mais il n’était pas sûr de les croire. Il ne se sentait pas spécial. Parfois, il ne se sentait vraiment pas spécial du tout.

Les adultes, surtout le Dr Dvali ou Mme Rebka, lui demandaient parfois si la solitude lui pesait. Pas du tout. Il avait de quoi s’occuper avec les livres et la vidéothèque. Il apprenait, à son rythme : peu rapide mais régulier. Isaac se doutait que sa lenteur décevait ses gardiens. Toujours était-il que livres, vidéos et leçons remplissaient ses journées, et en cas d’indisponibilité de ceux-ci, il lui restait la nature des environs, devenue une sorte d’amie muette et indifférente : les montagnes, grises, vertes et brunes, qui descendaient jusqu’à cette plaine aride, en bordure de l’arrière-pays désertique, paysage figé de roche et de sable. Peu de végétation y poussait, car la pluie ne venait qu’aux premiers mois du printemps, et sans abondance. Au fond des lits à sec poussaient des plantes pataudes aux noms terre à terre : concombres-barils, cuir rampant. Dans la cour entre les bâtiments, on avait planté un jardin autochtone, avec des cactus duvetés de fleurs pourpres et de grands jamais-verts dont les floraisons en dentelle extrayaient l’humidité de l’air ambiant. Un certain Raj irriguait de temps en temps le jardin à l’aide d’une pompe qui s’enfonçait profondément dans le sol, et ces matins-là, l’air prenait une odeur d’eau riche en sels minéraux, un arôme métallique qui portait à des kilomètres. Les jours d’arrosage, les musaraignes des rochers se frayaient un chemin sous la clôture pour gambader de manière comique d’un bout à l’autre de la cour carrelée.

Voilà de quelle manière se déroulaient les journées d’Isaac, en ce début de l’été de sa douzième année, aussi semblables et tranquilles que jamais, jusqu’à ce que l’arrivée de la vieille femme mette fin à cette paix nonchalante.


Fait remarquable, elle arriva à pied.

Cet après-midi-là, Isaac avait quitté la colonie pour monter dans les contreforts jusqu’à une saillie de granit qui ressemblait à la proue d’un navire sur une mer de galets. Le soleil de l’après-midi y avait chauffé la roche à une agréable température torride. Protégé de la lumière cuisante par un chapeau à large bord et une chemise de coton blanc, Isaac s’assit sous le surplomb, où subsistait de l’ombre, afin d’observer l’horizon. Le désert ondulait en vagues de plus en plus hautes d’air embrasé. Seul et immobile, Isaac flottait dans la canicule, naufragé sur un radeau rocheux et desséché, quand la femme apparut. Elle ne fut d’abord qu’un point sur la route de terre battue venant des villes lointaines où les gardiens d’Isaac allaient acheter vivres et fournitures. Elle avançait lentement, du moins en apparence. Il fallut presque une heure au garçon pour arriver à reconnaître une femme, puis une femme âgée, puis une femme âgée avec un sac sur le dos, qui avançait obstinément et d’un pas déterminé sur ses jambes arquées. Elle portait une robe blanche et un chapeau de soleil de la même couleur.

La route passait près de la saillie, presque à son aplomb, et lorsque la femme approcha, Isaac, qui ne voulait pas être vu même s’il n’aurait su expliquer pourquoi, fila s’accroupir derrière un gros bloc de roche. Il ferma les yeux et s’imagina sentir le volume et la masse du pays sous ses pieds, ceux de la vieillarde chatouiller la peau du désert comme un scarabée sur le corps d’un géant endormi. (Et il sentit une autre présence, au plus profond de cette terre, un monstre tranquille s’agitant dans son long sommeil loin à l’ouest…)

La femme âgée s’arrêta sous la saillie rocheuse comme si elle voyait Isaac dans sa cachette. Le garçon perçut le changement de rythme dans son pas traînant. Mais peut-être s’était-elle innocemment arrêtée boire quelques gorgées d’eau à sa gourde. Elle ne dit rien. Isaac lui-même garda une immobilité totale, ce qu’il savait très bien faire.

Il entendit ensuite la vieille femme se remettre en marche. Elle poursuivit son chemin, quittant la route à l’endroit où une piste obliquait vers la colonie. Isaac releva la tête pour la chercher du regard. Elle se trouvait désormais à plusieurs mètres, la longue lumière de l’après-midi dessinant près d’elle une ombre, comme une caricature tout en jambes. Dès qu’il la vit, elle s’arrêta et se retourna… leurs regards semblèrent se croiser un instant, aussi Isaac se rebaissa-t-il en hâte sans savoir si elle l’avait vu. Surpris par la précision du regard de la femme, il resta longtemps caché, jusqu’à ce que le soleil descende sur les défilés montagneux. Il se dissimula même à ses propres yeux, discret comme un poisson dans une mare de souvenirs et de pensées.

La vieille femme atteignit les portes de la colonie, les franchit, resta à l’intérieur. Avant que le ciel ne devienne complètement noir, Isaac la suivit. Il se demanda si on le présenterait à la nouvelle venue, peut-être au dîner.

Très peu d’étrangers venaient à la colonie. La plupart de ceux qui y venaient restaient y vivre.


Une fois baigné et vêtu de propre, Isaac gagna le réfectoire.

Les trente adultes de la communauté s’y rassemblaient tous les soirs. On prenait ses repas du matin et de l’après-midi quand on le jugeait bon, du moment qu’on acceptait de se les préparer dans la cuisine, mais le dîner était un effort commun, toujours bondé, inévitablement bruyant.

En général, Isaac aimait écouter bavarder les adultes, même s’il comprenait rarement ce qu’ils disaient, sauf sur les points triviaux : à qui revenait d’aller en ville pour l’approvisionnement, comment réparer un toit ou améliorer un puits. Les adultes étant surtout des scientifiques ou des théoriciens, leur conversation portait généralement sur des sujets abstraits. Isaac n’avait retenu que peu de détails sur leur travail en les écoutant, mais s’en était fait une idée globale. Ils parlaient toujours du temps, des étoiles et des Hypothétiques, de technologie et de biologie, d’évolution et de transformation. Même si ces conversations tournaient habituellement autour de termes qui échappaient à sa compréhension, elles semblaient élevées et subtiles. Les discussions – pouvait-on vraiment appeler les Hypothétiques des êtres, des entités conscientes, ou bien étaient-ils une sorte de grand processus stupide ? – devenaient souvent véhémentes, avec des points de vue philosophiques défendus et attaqués comme des objectifs militaires. Comme si, dans une pièce proche mais inaccessible, on démontait et remontait l’Univers lui-même.

Ce soir-là, il y avait moins de bruit. On comptait une nouvelle venue : la vieille femme de la route. S’installant timidement entre le Dr Dvali et Mme Rebka, Isaac lui jeta des coups d’œil furtifs. Qu’elle ne lui retourna pas, semblant même indifférente à sa présence. Lorsque l’occasion s’en présenta, Isaac examina son visage.

Elle était encore plus âgée qu’il ne l’avait supposé. Un écheveau de rides creusait sa peau sombre. Ses yeux liquides brillaient au fond de cavités osseuses. Elle tenait son couteau et sa fourchette entre les longs doigts fragiles de ses mains aux paumes pâles. Elle avait échangé sa tenue de désert contre des vêtements plus proches de ceux des autres adultes : un jean et une chemise de coton jaune pâle. Elle avait les cheveux clairsemés et coupés très court, ne portait ni bagues ni colliers. Un morceau de sparadrap lui maintenait un tampon d’ouate à la saignée du bras : Mme Rebka, le médecin de la communauté, avait déjà dû lui prélever un échantillon de sang, comme à tout nouveau venu. Isaac se demanda si Mme Rebka avait eu du mal à dénicher une veine dans ce petit bras nerveux. Il se demanda aussi ce que l’analyse de sang devait détecter, et si Mme Rebka avait trouvé ce qu’elle cherchait.

Aucune attention particulière n’était portée à la nouvelle venue. Celle-ci prenait part à la conversation, mais les échanges restaient superficiels, comme si personne ne voulait révéler de secrets avant que l’étrangère ne soit vraiment acceptée, assimilée, comprise. Il fallut qu’on débarrasse les assiettes et pose plusieurs cafetières sur la grande table pour que le Dr Dvali lui présente Isaac.

« Isaac », lança-t-il, et, mal à l’aise, le garçon fixa des yeux la table devant lui, « voici Sulean Moï… elle est venue de très loin pour te rencontrer. »

De très loin ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Et… pour le rencontrer, lui ?

« Bonjour, Isaac. » La voix de la nouvelle venue ne ressemblait en rien au croassement rauque auquel il s’était attendu.

En fait, elle parlait d’une voix mélodieuse, avec pourtant une espèce de fermeté… et, d’une manière qu’il ne pouvait pas cerner avec précision, cette voix lui semblait familière.

« Bonjour, répondit-il en continuant à fuir son regard.

— Tu peux m’appeler Sulean. »

Il hocha la tête avec prudence.

« J’espère que nous serons amis », dit-elle.


Bien entendu, il ne lui raconta pas tout de suite s’être récemment découvert capable de distinguer les points cardinaux sans ouvrir les yeux. Il n’en avait parlé à personne, pas même à l’austère Dr Dvali ni à la plus sympathique Mme Rebka. Il craignait les examens minutieux auxquels cela le soumettrait.

Sulean Moï, qui s’installa dans la colonie, se fit une règle de lui rendre visite chaque matin après les cours et avant le déjeuner. Isaac commença par redouter ces visites. Étant timide, le grand âge de Sulean et son apparente fragilité l’effrayaient assez. Mais elle ne cessait de se montrer amicale et courtoise. Elle respectait ses silences, et ne posait que rarement des questions étranges ou indiscrètes.

« Ta chambre te plaît ? » demanda-t-elle un jour.

Comme il préférait la solitude, on lui avait réservé l’usage de cette chambre, une pièce petite mais dépouillée au premier étage de l’aile est du bâtiment le plus grand. Une fenêtre donnait sur le désert, face à laquelle Isaac avait installé son bureau et sa chaise, reléguant son lit le long du mur opposé. Il aimait garder les volets ouverts la nuit, pour laisser le vent sec effleurer ses draps et sa peau. Il aimait l’odeur du désert.

« J’ai grandi dans un désert », lui raconta Sulean. D’obliques rayons de soleil entrés par la fenêtre sur sa gauche lui éclairaient le bras ainsi que la peau parcheminée de sa joue et de son oreille. Sa voix semblait presque un murmure.

« Ce désert-là ?

— Non, un autre, mais pas très différent.

— Pourquoi tu es partie ? »

Elle sourit. « J’avais des endroits à visiter. Du moins, c’est ce que je croyais.

— Et tu es venue ici ?

— À la fin, oui. »

Comme elle lui plaisait, et comme il ne pouvait s’empêcher de penser à ce qui restait inexprimé entre eux, Isaac lui dit : « Je n’ai rien à te donner.

— Je n’attends rien, répondit-elle.

— Les autres, si.

— Vraiment ?

— Le Dr Dvali et tout le monde. Ils me posaient beaucoup de questions… comment je me sentais, les idées qui me passaient par la tête, et ce que signifiaient des trucs dans des livres. Mais mes réponses ne leur ont pas plu. » Ils avaient fini par cesser de l’interroger, tout comme d’analyser son sang et de lui faire passer des tests psychologiques ou de perception.

« Tu me conviens parfaitement tel que tu es », lui assura la vieille femme.

Il voulut la croire. Mais elle était nouvelle, elle avait traversé le désert à pied avec la nonchalance d’un insecte sur un rocher ensoleillé, ses buts restaient flous, et Isaac n’avait toujours pas envie de partager ses secrets les plus embarrassants.


Tous les adultes lui enseignaient quelque chose, même si certains se montraient plus patients ou plus attentifs que d’autres. Mme Rebka lui apprenait les bases de la biologie, Mme Fischer la géographie de la Terre et du Nouveau Monde, M. Nowotny lui parlait du ciel, des étoiles et des relations entre étoiles et planètes. Avec le Dr Dvali, Isaac apprenait la physique : les plans inclinés, l’inverse du carré, l’électromagnétisme. Il n’avait pas oublié sa stupéfaction la première fois qu’il avait vu un aimant soulever une cuiller posée sur une table. Toute une planète tirait l’objet vers le bas, et voilà que ce caillou avait le pouvoir d’inverser ce flux universel ? Isaac commençait tout juste à comprendre les réponses du Dr Dvali.

L’année précédente, ce dernier lui avait montré une boussole. La planète aussi était un aimant, lui avait-il dit. Elle avait un noyau ferreux en rotation, ce qui créait des lignes de force, un bouclier la protégeant des particules chargées en provenance du Soleil, une polarité qui établissait une distinction entre le nord et le sud. Isaac avait demandé à emprunter la boussole, un encombrant modèle militaire fabriqué sur Terre, que le Dr Dvali lui avait alors généreusement permis de garder.

Plus tard dans la soirée, seul dans sa chambre, Isaac plaça la boussole sur son bureau de manière à ce que le point rouge sur l’aiguille recouvre la lettre N. Fermant alors les yeux, il tourna plusieurs fois sur lui-même puis s’arrêta pour attendre que son vertige se dissipe. Les yeux toujours fermés, il sentit ce que lui disait le monde, en déduisit sa place dans celui-ci, trouva la direction qui soulageait une tension intérieure. Il tendit alors la main droite et ouvrit les yeux pour voir quelle direction elle indiquait. Il découvrit beaucoup de choses, la plupart sans importance.

Il reproduisit l’expérience trois soirs de suite. Chaque fois, il se découvrit presque parfaitement aligné avec la lettre O de la boussole.

Il recommença alors. Et encore. Et encore.


Ce ne fut que peu de temps avant la pluie annuelle de météorites qu’il se résolut enfin à partager cette découverte perturbante avec Sulean Moï.

La pluie de météorites se produisait chaque fin de mois d’août, cette année-là, le 34. (On avait donné aux mois du Nouveau Monde le nom de ceux de la Terre, même s’ils duraient chacun quelques jours de plus que leurs homonymes.) Sur la côte orientale d’Équatoria, août marquait le début de la fin de l’été clément : les bateaux quittaient les riches pêcheries du Nord avec leurs dernières récoltes afin de rentrer à Port Magellan avant le début des tempêtes d’automne. Ici, dans le désert, cela ne signifiait guère que des nuits légèrement et progressivement plus fraîches. Pour Isaac, les saisons du désert ne paraissaient avoir qu’un caractère nocturne : les jours se ressemblaient plus ou moins, mais les nuits d’hiver pouvaient être d’un froid mordant et douloureux.

Petit à petit, Isaac avait laissé Sulean Moï devenir son amie. Non qu’ils parlaient beaucoup ou de quoi que ce soit de spécialement important. Sulean semblait presque aussi peu bavarde qu’Isaac. Mais elle se promenait avec lui dans les collines, où elle se montrait plus agile qu’il ne semblait possible pour quelqu’un de son âge : elle marchait lentement, mais grimpait aussi bien qu’Isaac, et pouvait rester assise sans bouger une heure, voire davantage, quand cela arrivait à Isaac. Elle ne lui donnait jamais l’impression d’agir par devoir ou stratégie, de ne pas simplement partager à sa manière certains plaisirs que, depuis toujours, il pensait uniquement à lui.

Sulean n’avait sans doute jamais vu la pluie de météorites annuelle : elle avait dit à Isaac n’être arrivée que depuis quelques mois sur Équatoria. Comme il adorait cet événement, il lui affirma qu’elle ne devait pas y assister de n’importe où. Aussi, avec la permission réticente du Dr Dvali, qui semblait nourrir quelques réserves sur Sulean Moï, Isaac la conduisit-il le soir du 34 sur le rocher plat dans les collines, celui d’où il l’avait vue apparaître dans les frémissements de chaleur sur l’horizon.

Cela s’était passé en plein jour, et il faisait maintenant nuit noire. La lune du Nouveau Monde, plus petite et plus rapide que celle de la Terre, avait traversé le ciel tout entier quand Isaac et Sulean arrivèrent à destination. Tous deux s’éclairaient avec des lanternes manuelles et portaient des chaussures à tige montante ainsi que d’épaisses jambières pour se protéger des poissons des sables qui lézardaient souvent sur ces saillies de granit tant que la roche exhalait la chaleur emmagasinée durant la journée. Isaac examina les lieux avec soin sans détecter de vie animale. Il s’assit jambes croisées sur la pierre. Sulean s’installa lentement, mais sans se plaindre, dans la même position. Son visage serein exprimait une attente tranquille. Ils éteignirent leurs lanternes, laissant l’obscurité les engloutir. Le désert était plus sombre que le ciel, saupoudré d’étoiles. Personne ne leur avait donné de noms officiels, même si les astronomes leur avaient attribué des numéros de catalogue. Leur densité dans les cieux évoquait des nuées d’insectes. Chacune d’elles était un soleil, Isaac le savait, un soleil qui projetait en général sa lumière sur des paysages inaccessibles, inconnaissables… peut-être des déserts comme celui-ci. Des choses vivaient dans les étoiles, il le savait. Des choses qui vivaient de grandes vies froides et lentes, si lentes que le passage d’un siècle n’y signifiait pas davantage qu’un clin d’œil lointain.

« Je sais pourquoi tu es venue ici », dit Isaac.

Il ne voyait pas son visage dans cette obscurité, ce qui facilitait la conversation, allégeait l’embarrassante lourdeur de brique des mots dans sa bouche.

« Vraiment ?

— Pour m’observer.

— Non. Pas pour t’observer, Isaac. Je suis davantage une observatrice du ciel que de toi en particulier. »

Comme les autres à la colonie, elle s’intéressait aux Hypothétiques… ces êtres invisibles qui avaient réordonné les cieux et la Terre.

« Tu es venue à cause de ce que je suis. »

Elle inclina la tête avant de dire : « Eh bien, là, oui. »

Il commença à lui raconter son sens de l’orientation. Il parla d’abord avec hésitation, puis davantage d’assurance en constatant qu’elle l’écoutait sans l’interroger. Il essaya d’anticiper les questions qu’elle pourrait vouloir poser. Quand avait-il remarqué ce don particulier ? Il ne s’en souvenait plus, il savait juste que c’était durant l’année, quelques mois plus tôt, d’abord une simple lueur : il avait ainsi apprécié de travailler dans la bibliothèque de la colonie parce que son bureau y était tourné dans la même direction que dans sa chambre, alors qu’il n’y avait pas de fenêtre par laquelle regarder. Au réfectoire, il s’asseyait toujours du côté de la table le plus proche de la porte, même quand il n’y avait personne. Il avait déplacé son lit pour mieux dormir, l’alignant sur… eh bien, sur quoi ?

Mais il n’avait pas la réponse. Où qu’il aille, toujours, quand il se tenait immobile, il y avait une direction dans laquelle il préférait se tourner. Ce n’était pas une compulsion, rien qu’un besoin discret, facile à ignorer. Il y avait un côté agréable vers lequel se tourner, et un moins agréable.

« Et là, tu es tourné du bon côté ? » demanda Sulean.

Il se trouvait qu’il l’était. Il ne s’en rendit compte qu’au moment où elle lui posa la question, mais il se sentait à son aise sur ce rocher face non aux montagnes, mais à l’arrière-pays obscur.

« L’ouest, dit Sulean. Tu aimes te tourner vers l’ouest.

— Un peu plus au nord que l’ouest. »

Voilà. Le secret était dit. Il n’y avait rien à ajouter, et il entendit dans le silence Sulean Moï changer de position, s’adapter à la pression du rocher. Il se demanda si c’était douloureux ou inconfortable, à cet âge avancé, de s’asseoir sur du rocher massif. Dans ce cas, elle n’en montrait rien. Elle leva les yeux vers le ciel.

« Tu avais raison, pour les étoiles filantes, dit-elle au bout d’un long moment. Elles sont très belles. »

La pluie de météorites avait commencé.

Elle fascinait Isaac. Le Dr Dvali lui avait parlé des météorites, qui en réalité n’étaient pas des étoiles du tout, mais des fragments de roche ou de poussière en combustion, les restes de vieilles comètes orbitant depuis des millénaires autour du soleil du Nouveau Monde. Mais cette explication n’avait fait qu’ajouter à la fascination d’Isaac. Il décelait dans ces lumières évanescentes la validation de géométries antiques, des vecteurs mis en mouvement bien avant la formation de la planète (ou avant sa construction par les Hypothétiques), des rythmes élaborés sur une ou plusieurs existences, ou sur celle d’une espèce. Des étincelles zébrèrent le zénith, d’est en ouest, tandis qu’Isaac écoutait en lui les murmures de la nuit.

Il se satisfit de la situation jusqu’à ce que Sulean se lève soudain pour regarder en direction des montagnes dans leur dos. « Tiens… qu’est-ce que c’est ? On dirait quelque chose en train de tomber. »

Comme une averse lumineuse, comme une tempête arrivée là-haut par les cols… ce qui se produisait parfois, mais cette lueur, diffuse, persistante, ne provenait pas d’éclairs. « C’est normal ? demanda Sulean.

— Non. »

Non. Ce n’était pas normal du tout.

« Alors on devrait peut-être rentrer. »

Isaac hocha la tête, mal à l’aise. Il n’avait pas peur de ce qui approchait, de cette… eh bien, de cette « tempête », si c’en était une. Sauf qu’elle véhiculait une importance qu’il ne pouvait expliquer à Sulean, une relation avec la présence silencieuse qui vivait sous le Rub al-Khali, le Quart Vide de l’Ouest profond, sur laquelle sa boussole personnelle était réglée. Ils rentrèrent au camp d’un pas vif, sans tout à fait courir, Isaac ne sachant pas trop si quelqu’un d’aspect aussi fragile que Sulean pouvait courir, tandis qu’à l’est les sommets montagneux étaient d’abord éclairés puis dissimulés par de nouvelles vagues de cette étrange et nébuleuse lumière. Le temps d’arriver aux portes du camp, ce nouveau phénomène masquait entièrement l’averse de météorites. Une espèce de poussière avait commencé à tomber du ciel, dans laquelle la lanterne d’Isaac découpait une zone de visibilité de plus en plus réduite. Isaac pensait que cette substance en train de tomber pourrait être de la neige – il en avait vu sur des vidéos –, mais Sulean lui dit que non, ce n’était pas du tout de la neige, cela ressemblait davantage à des cendres. Elles dégageaient une odeur fétide, sulfureuse.

Comme des étoiles mortes en train de tomber, songea Isaac.

Mme Rebka attendait à la porte principale de la colonie, et elle tira Isaac à l’intérieur d’une poigne si ferme qu’Isaac faillit pousser un cri de douleur. Il lui décocha un regard scandalisé et réprobateur : ni Mme Rebka ni aucun des adultes ne lui avait fait de mal jusqu’ici. Elle ignora son expression et le serra contre elle d’une manière possessive, en lui disant qu’elle avait eu peur qu’il se soit perdu dans ce, dans cette…

Elle ne trouvait pas les mots.

Dans la salle commune, le Dr Dvali écoutait une communication audio venue de Port Magellan, la grande ville sur la côte est d’Équatoria. Le signal, relayé par aérostats à travers les montagnes, était parfois interrompu, expliqua le Dr Dvali aux adultes rassemblés, mais il avait appris que le même phénomène se produisait à Port M : une importante chute de quelque chose ressemblant à des cendres, qu’on ne pouvait expliquer pour le moment. Certaines personnes en ville avaient commencé à paniquer. Puis l’émission, ou sa retransmission par aérostat, cessa totalement.

Isaac, sur la demande pressante de Mme Rebka, retourna dans sa chambre pendant que les adultes discutaient. Il ne dormit pas, ne s’imagina pas dormir un seul instant, préférant rester à la fenêtre, où il n’y avait rien d’autre à voir qu’un tunnel gris là où la lumière du plafonnier se répandait dans la chute de cendres, et écouter le bruit de rien du tout… un silence qui semblait néanmoins lui parler, un silence imprégné de sens.

Deux

Cet après-midi du 34 août, Lise Adams roulait en direction du petit aérodrome rural, se sentant perdue, se sentant libre.

Elle ne pouvait ni expliquer, ni même s’expliquer ce sentiment. Le temps, peut-être, songea-t-elle. Fin août, sur le littoral d’Équatoria, il faisait toujours chaud, d’une chaleur souvent insupportable, mais ce jour-là, une brise légère soufflait du large et le ciel arborait cet indigo qu’elle en était venue à associer au Nouveau Monde, plus profond, plus authentique que les cieux pastel et brouillés de la Terre. Sauf qu’il faisait beau depuis plusieurs semaines, un temps agréable mais sans rien de marquant. Libre, oui, songea-t-elle, tout à fait : un mariage derrière elle, le jugement provisoire de divorce tout juste prononcé, une action inconsidérée annulée… et, devant elle, l’homme qui avait été un des éléments de cette annulation. Mais aussi bien davantage. Un avenir coupé de son passé, une question douloureuse hésitant tout près d’une réponse.

Et perdue, presque littéralement : elle ne s’était jusqu’ici aventurée que deux fois dans les environs. Au sud de Port Magellan, où elle avait loué un appartement, la côte s’aplatissait en une plaine alluviale qu’on avait consacrée aux exploitations agricoles et à l’industrie légère. Cette plaine restait en grande partie sauvage, sorte de prairie ondulante recouverte d’herbes duveteuses, de pâturages se brisant comme des vagues sur les sommets de la chaîne côtière. Lise ne tarda pas à voir des petits avions arriver et repartir de l’aérodrome d’Arundji, sa propre destination. De modestes appareils à hélice, genre avions de brousse : les pistes d’Arundji n’étaient pas assez longues pour quoi que ce soit de plus gros. Les appareils qui se posaient là servaient soit de passe-temps aux riches, soit d’outil de travail aux pauvres. Quand on voulait louer un hangar, rejoindre une excursion touristique dans le froid glacial des cols ou se rendre en urgence à Bone Creek ou à Kubelick’s Grave, on venait à Arundji. Et si on était intelligent, on en parlait d’abord à Turk Findley, qui gagnait sa vie en proposant des vols sur mesure à prix réduit.

Lise avait déjà volé une fois avec Turk. Mais elle ne venait pas engager un pilote. Le nom de Turk était apparu en relation avec la photographie que Lise transportait dans une enveloppe de papier kraft qu’elle avait fourrée dans la boîte à gants de son automobile.

Elle se gara sur le gravier d’Arundji, descendit de voiture et s’arrêta un instant pour écouter le bourdonnement des insectes dans la chaleur de l’après-midi. Elle passa ensuite la porte s’ouvrant à l’arrière du vaste hangar à toit de tôle – on aurait dit une étable reconvertie – qui servait d’aérogare passagers. Turk y gérait sa petite entreprise d’avion-taxi dans un coin, avec l’accord de Mike Arundji, le propriétaire du terrain d’aviation, en échange d’un pourcentage sur les bénéfices. Turk l’avait raconté à Lise, quand ils avaient eu le temps de discuter.

Il n’y avait pas de portail de sécurité à franchir. Turk Findley travaillait à l’extrémité nord du bâtiment, dans un box ouvert sur un côté où elle pénétra sans cérémonie en se raclant la gorge au lieu de frapper. Assis derrière son bureau, il remplissait apparemment des formulaires du Gouvernement provisoire des Nations unies : elle reconnaissait le logo bleu de l’en-tête. Il apposa une dernière signature à l’encre avant de lever les yeux. « Lise ! »

Son sourire était d’une franchise désarmante. Ni récrimination ni pourquoi-tu-me-rappelles-pas. « Euh, tu es occupé ? demanda-t-elle.

— J’en ai l’air ?

— On dirait que tu as à faire, en tout cas. » Elle était à peu près sûre qu’il ne verrait aucun inconvénient à remettre à plus tard toute activité accessoire pour avoir l’occasion de passer un peu de temps avec elle : elle ne lui avait guère laissé ce genre d’occasion depuis un bon moment. Il fit le tour du bureau pour la serrer chastement mais avec sincérité dans ses bras. Elle connut un instant de trouble en sentant son odeur de si près. Turk avait trente-cinq ans, huit de plus qu’elle, et la dépassait de trente centimètres. Elle s’efforça de ne pas se laisser intimider pour autant. « De la paperasse, dit-il. Donne-moi une excuse pour ne pas m’en occuper. Rends-moi ce service.

— Eh bien…, fit-elle.

— Dis-moi au moins si tu viens pour le plaisir ou le boulot.

— Pour le boulot. »

Il hocha la tête. « D’accord. Très bien. Quelle destination ?

— Non, je veux dire… mon boulot, pas le tien. J’aimerais te parler de quelque chose, si tu n’y vois pas d’inconvénient. En dînant, par exemple ? Je t’invite ?

— Un dîner, parfait, mais c’est moi qui régale. Je me demande bien comment je peux t’aider à écrire ton livre. »

Lise fut contente qu’il se rappelle ce qu’elle lui avait raconté sur son livre. Même s’il n’y avait pas de livre. Le bruit d’un avion qui roulait jusqu’à un autre hangar à quelques mètres de là traversa les minces parois du bureau de Turk aussi facilement qu’une porte ouverte. Regardant la tasse en céramique posée sur la table de travail de Turk, Lise vit la surface huileuse de ce qui devait être un café vieux de plusieurs heures se plisser en rides concentriques. Lorsque le rugissement diminua, elle dit : « En fait, tu peux m’être très utile, surtout si on peut en parler dans un endroit plus tranquille…

— Pas de problème. Je laisserai mes clés à Paul.

— Là, comme ça ? » Elle ne cessait de s’émerveiller de la manière dont on menait ses affaires sur la Frontière. « Tu n’as pas peur de perdre un client ?

— Les clients peuvent laisser un message. Je reviendrai tôt ou tard. De toute manière, la semaine a été calme. Que dirais-tu du Harley’s ? »

C’était un des restaurants américains les plus réputés de Port M. « Tu ne peux pas te le permettre.

— Dépense professionnelle. J’ai une question pour toi, maintenant que j’y songe. Appelons ça une contrepartie. »

Quoi qu’il puisse vouloir dire par là. Elle ne put que répondre « d’accord ». Un dîner au Harley’s représentait à la fois plus et moins que ce à quoi elle s’attendait. Elle avait fait le trajet jusqu’à Arundji en se disant que venir en personne aurait davantage de poids qu’un simple coup de fil, vu le temps écoulé depuis leur dernière conversation. Cela servirait d’excuses tacites, pour ainsi dire. Mais s’il lui en voulait pour cette interruption dans leur relation (et ce n’était même plus une « relation », peut-être même pas une amitié), il ne le montrait en rien. Elle se rappela de se concentrer sur le travail. Sur la véritable raison de sa présence. La perte inexpliquée qui avait ouvert un abîme dans sa vie douze ans auparavant.


Turk avait sa propre voiture à l’aérodrome, aussi convinrent-ils de se retrouver au restaurant trois heures plus tard, à la nuit tombante.

Si la circulation le permettait. Pour Port Magellan, la prospérité avait signifié davantage d’automobiles, et pas seulement les scooters ou les petits véhicules utilitaires sud-asiatiques que tout le monde conduisait. La circulation était dense dans le quartier des docks, dont elle traversa la majeure partie coincée entre deux dix-huit roues, mais elle arriva à l’heure au restaurant. Elle en trouva le parking bondé, situation peu commune pour un mercredi soir. On mangeait plutôt bien, au Harley’s, mais c’est pour la vue que les gens payaient le prix fort : le restaurant occupait le sommet d’une colline qui surplombait Port Magellan. La ville avait été fondée, pour des raisons évidentes, sur le plus grand port naturel de la côte, près de l’Arc qui reliait la planète à la Terre. Mais on avait trop construit sur ces plaines faciles d’accès, si bien que l’agglomération s’était étendue sur les coteaux en terrasse. La plupart de ces constructions avaient été érigées à la hâte, sans se soucier des normes de construction que le Gouvernement provisoire s’efforçait de faire appliquer. Le Harley’s, tout de bois natif et de baies vitrées, constituait une exception.

Elle donna son nom et attendit une demi-heure au bar que Turk arrive dans sa vieille automobile essoufflée. Elle l’observa par la fenêtre verrouiller les portières avant d’approcher de l’entrée dans le crépuscule. Il n’était de toute évidence pas aussi bien habillé que la clientèle habituelle du Harley’s, mais le personnel le reconnut et lui fit bon accueil : il rencontrait souvent des clients dans l’établissement, Lise le savait, et dès qu’il la rejoignit, le serveur les escorta jusqu’à un box en U près d’une fenêtre. Toutes les autres tables proches d’une fenêtre étaient prises. « L’endroit a du succès, dit-elle.

— Ce soir, oui », répondit-il, avant d’ajouter en voyant qu’elle ne comprenait pas : « La pluie de météorites. »

Oh. Exact. Elle avait oublié. Lise habitait Port Magellan depuis moins de onze mois locaux, ce qui signifiait qu’elle avait raté la pluie de météorites de l’année précédente. Elle savait que c’était une affaire importante, qui avait donné naissance à une espèce de mardi gras officieux, et elle se souvint y avoir assisté durant la partie de son enfance qu’elle avait passée là : une spectaculaire manifestation céleste qui se produisait avec une régularité d’horloge, l’excuse idéale pour faire la fête. La pluie n’atteindrait toutefois son maximum qu’au cours de la troisième nuit. Ce soir, ce n’était que le début.

« Mais nous sommes au bon endroit pour la voir commencer, dit Turk. Dans deux heures, quand il fera complètement nuit, ils baisseront les lumières et ouvriront les grandes portes donnant sur la terrasse pour que tout le monde puisse avoir une vue dégagée. »

Le ciel était d’un indigo radieux, transparent comme l’eau glacée, sans encore la moindre trace de météorites, et la ville s’étalait sous le restaurant, drapée dans l’élégante lueur du soleil couchant. Lise voyait les flammes que crachaient les torchères de la raffinerie dans le secteur industriel, les silhouettes des mosquées et des églises ainsi que les panneaux publicitaires lumineux vantant, le long de la rue de Madagascar, les mérites de films hindis, de dentifrices aux herbes (en farsi) et de chaînes d’hôtels. Des navires de croisière commençaient à s’illuminer pour la nuit dans le port. C’était joli… si on plissait les yeux en ayant des pensées positives. Elle aurait pu qualifier ce panorama d’exotique, autrefois, mais il ne lui faisait plus cette impression.

Elle demanda à Turk comment allaient les affaires.

Il haussa les épaules. « Je paye le loyer. Je vole. Je rencontre des gens. Et c’est à peu près tout, Lise. Je n’ai pas de mission dans la vie. »

Contrairement à toi, semblait-il sous-entendre. Ce qui conduisait tout droit à la raison pour laquelle elle avait repris contact avec lui. Elle tendait la main vers son sac quand le serveur leur apporta de l’eau glacée. Elle avait à peine jeté un coup d’œil au menu, mais elle commanda une paella préparée avec des fruits de mer locaux et du safran importé. Turk demanda un bifteck cuit à point. Quinze ans auparavant, il n’y avait pas d’animal terrestre plus répandu sur Équatoria que le buffle d’eau. Désormais, on pouvait commander du bœuf frais.

Le serveur s’éloigna et Turk dit : « Tu aurais pu appeler, tu sais. »

Depuis la dernière fois – depuis son expédition dans les montagnes, suivie de quelques rencontres arrangées et embarrassées –, il lui avait téléphoné à plusieurs reprises. Lise avait d’abord rappelé avec empressement, puis pour la forme, puis, après l’apparition de la culpabilité, plus du tout. « Je sais, je suis désolée, mais j’ai été très occupée ces deux derniers mois, et…

— Aujourd’hui, je veux dire. Tu n’avais pas besoin de faire tout ce chemin jusqu’à Arundji juste histoire de prendre rendez-vous pour dîner. Tu aurais pu appeler.

— Je me suis dit que si j’appelais, ça pourrait être trop… impersonnel, tu sais. » Il ne répondit pas. Elle ajouta, plus sincèrement : « Je pense que je voulais te voir d’abord. Pour m’assurer que tout allait encore bien.

— Les règles sont différentes là-bas, en pleine nature. Je le sais bien, Lise. Il y a des choses pour chez soi et d’autres pour loin de chez soi. J’ai pensé qu’on avait dû être…

— Une pour loin de chez soi ?

— Eh bien, je me suis dit que c’était ce que tu voulais.

— Il y a une différence entre ce qu’on veut et ce qui est réalisable.

— À qui le dis-tu. » Il eut un sourire triste. « Comment ça va, entre Brian et toi ?

— C’est terminé.

— Vraiment ?

— Officiellement. Enfin.

— Et ce livre sur lequel tu bosses ?

— Ce sont les recherches qui prennent du temps, pas l’écriture. » Elle n’avait pas écrit un traître mot et n’en écrirait pas un.

« Mais c’est pour ça que tu as décidé de rester. »

Dans le Nouveau Monde, voulait-il dire. Elle hocha la tête.

« Et quand tu auras terminé ? Tu rentreras aux États-Unis ?

— Peut-être.

— Bizarre, estima-t-il. Les gens viennent à Port M pour toutes sortes de raisons. Certains en trouvent pour rester, d’autres non. Je pense que les gens franchissent juste une certaine limite. En descendant la première fois du bateau, on s’aperçoit qu’on est littéralement sur une autre planète : l’air n’a pas la même odeur, l’eau pas le même goût, la lune n’a pas la bonne taille et se lève trop vite. Le jour est toujours divisé en vingt-quatre heures, mais elles sont plus longues. Au bout de quelques semaines ou de quelques mois, ça finit par désorienter profondément les gens, quelque part. Alors ils font demi-tour pour rentrer chez eux. Ou alors tout se met en place d’un coup et commence à avoir l’air naturel. C’est là qu’ils se demandent s’ils veulent vraiment retrouver les villes fourmilières, l’atmosphère polluée, les océans empoisonnés et tous ces trucs qu’ils considéraient comme normaux.

— C’est pour ça que tu es là ?

— En partie, j’imagine. Bien sûr. »

Leurs plats arrivèrent et ils mangèrent en parlant un moment de tout et de rien. Le ciel s’obscurcit, la ville scintilla et le serveur revint débarrasser. Turk commanda du café. Lise trouva le courage de lancer : « Tu veux bien regarder une photo que je t’ai apportée ? Avant qu’ils baissent les lumières.

— Bien sûr. Quel genre de photo ?

— D’une personne qui t’a peut-être engagé pour l’emmener quelque part.

— Tu as consulté la liste de mes passagers ?

— Non ! Je veux dire, moi, non… Tu fournis ce genre de documents au GP, non ?

— De quoi s’agit-il, Lise ?

— Je ne peux pas t’expliquer grand-chose pour le moment. Tu veux bien regarder la photo d’abord ? »

Il fronçait les sourcils. « Montre-la-moi. »

Lise prit son sac sur ses genoux et en sortit l’enveloppe. « Mais tu disais avoir un service à me demander, toi aussi…

— Toi d’abord. »

Elle lui passa l’enveloppe en la faisant glisser sur la nappe. Il sortit le cliché. Son expression ne changea pas. Il finit par dire : « Je suppose qu’il y a une histoire pour aller avec ?

— Ça a été pris par une caméra de sécurité sur les quais en fin d’année dernière. L’image a été agrandie et améliorée.

— Tu as aussi accès aux enregistrements des caméras de sécurité ?

— Non, mais…

— Tu as donc eu ça par quelqu’un d’autre. Un de tes amis au consulat. Brian, ou un de ses copains.

— Je ne peux pas entrer dans les détails.

— Peux-tu au moins me dire pourquoi tu t’intéresses à… » Il montra la photographie. « … une vieille dame ?

— Tu sais que j’essaye d’interroger tous ceux qui ont été en relation avec mon père. Elle, entre autres. Dans l’idéal, j’aimerais prendre contact avec elle.

— Pour une raison particulière ? Je veux dire, pourquoi cette femme-là ?

— Eh bien… je ne peux pas entrer dans les détails.

— J’en tire la conclusion que tous les chemins mènent à Brian. Pourquoi s’intéresse-t-il à cette femme ?

— Brian travaille pour le Département de Sécurité génomique. Moi, non.

— Mais quelqu’un là-bas te rend service.

— Turk, je…

— Non, oublie. J’arrête les questions gênantes. Manifestement, quelqu’un sait que j’ai volé avec cette personne. Ce qui signifie que quelqu’un, à part toi, aimerait la retrouver.

— On peut raisonnablement le penser. Mais je ne te pose pas la question de la part de quelqu’un d’autre. Ce que tu choisiras de dire ou pas à quelqu’un du consulat te regarde. Ce que tu me dis ne sera répété à personne. »

Il la regarda comme s’il pesait les paroles qu’elle venait de prononcer. Mais pourquoi me ferait-il confiance ? se demanda Lise. Qu’ai-je fait pour lui inspirer confiance, à part coucher avec lui pendant un week-end pas comme les autres ?

« Ouais, finit-il par reconnaître. J’ai volé avec elle.

— D’accord… Qu’est-ce que tu peux me dire sur elle ? L’endroit où elle est, ce dont elle a parlé ? »

Il se carra dans la banquette. Comme il l’avait prédit, les lumières du restaurant commencèrent à baisser. Deux serveurs ouvrirent les parois de verre qui séparaient la salle à manger intérieure de la terrasse. Le ciel profond et étoilé pâlissait un peu dans les lumières montant de la ville, mais restait plus net que n’importe quel ciel vu par Lise en Californie. La pluie de météorites avait-elle commencé ? Elle vit ce qui ressemblait à quelques éclairs brillants traverser le plan méridien.

Turk n’y avait pas accordé le moindre coup d’œil. « Il faut que j’y réfléchisse.

— Je ne te demande pas de violer la moindre confidence. Juste…

— Je sais ce que tu me demandes. Et ça n’a sans doute rien de déraisonnable. Mais j’aimerais juste y réfléchir, si tu veux bien.

— D’accord. » Elle ne pouvait pas insister davantage. « Mais tu mentionnais une contrepartie.

— Juste un truc. Je suis curieux de savoir… je me disais que tu aurais pu en avoir entendu parler par une de ces sources dont tu n’aimes pas discuter. Arundji a reçu ce matin une note du service de régulation aérienne du Gouvernement provisoire. J’ai déposé un plan de vol pour l’Ouest profond, et normalement, j’aurais dû être dans les airs quand tu es arrivée cet après-midi. Sauf que mon plan de vol n’a pas été accepté. J’ai donc passé quelques coups de fil pour découvrir ce qui se passait. Il semblerait que personne ne soit autorisé à voler dans le Rub al-Khali.

— Comment ça se fait ?

— Ils n’ont pas dit.

— L’interdiction est temporaire ?

— Je n’ai pas pu obtenir de réponse à cette question-là non plus.

— Qui l’a décrétée ? Sous quelle autorité ?

— Personne au GP ne reconnaîtra quoi que ce soit. J’ai été baladé entre une douzaine de services, les autres pilotes affectés aussi. Je ne dis pas qu’il y ait quoi que ce soit de vilain, mais c’est plutôt surprenant. Pourquoi tout à coup interdire de survol la moitié ouest du continent ? Il reste des vols réguliers avec les parcelles pétrolières, et à part elles, il n’y a que du sable et des rochers. Ce sont les randonneurs et les fans de vie sauvage qui vont là-bas… le genre de personnes qui m’engageaient. Je ne comprends pas. »

Lise souhaita désespérément avoir une ou deux petites informations à troquer, mais elle entendait parler de cette interdiction pour la première fois. Elle avait en effet des contacts au consulat américain, principalement son ex-mari. Mais les Américains n’étaient que membres consultatifs du Gouvernement provisoire. Et Brian n’était même pas un diplomate, mais un simple fonctionnaire du DSG.

« Je ne peux rien pour toi, à part poser la question, avoua-t-elle.

— Je t’en serais reconnaissant. Bon. On en a terminé avec les choses sérieuses, non ? Du moins pour le moment ?

— Pour le moment, concéda-t-elle à contrecœur.

— Alors si on allait boire le café en terrasse, tant qu’on peut encore y trouver une table ? »


Trois mois auparavant, elle avait embauché Turk pour qu’il l’emmène de l’autre côté du massif de Mohindar, jusqu’à une station d’oléoduc nommé Kubelick’s Grave. Un arrangement purement professionnel. Elle essayait de retrouver la trace d’un ancien collègue de son père, un dénommé Dvali, mais elle n’arriva jamais à Kubelick’s Grave : un grain avait obligé l’appareil à atterrir sur un des hauts cols montagneux. Turk avait posé son avion sur un lac anonyme tandis qu’au nord comme au sud, des nuages ressemblant à de la fumée de canon tourbillonnaient entre les sommets de granit. Il avait amarré l’appareil sur une plage de galets avant d’établir un camp d’un confort surprenant sous un bosquet d’arbres qui, aux yeux de Lise, ressemblaient à des pins mutants et bulbeux. Le vent avait hurlé trois jours dans cette passe, avec une visibilité réduite à néant. Sortir de la tente en toile, c’était se perdre en quelques mètres. Turk faisait toutefois un homme des bois acceptable et avait emporté de quoi pallier les cas d’urgence : même les conserves paraissent délicieuses quand on se met à couvert de la nature sans autre équipement qu’un réchaud de camping et une lampe-tempête. En d’autres circonstances, cela aurait pu constituer une épreuve d’endurance de trois jours, mais Turk s’avéra de bonne compagnie. Elle n’avait pas prévu de le séduire et ne pensait pas qu’il avait entrepris de la séduire. L’attraction avait été soudaine, mutuelle, et complètement explicable.

Ils avaient échangé des anecdotes, s’étaient réchauffés l’un l’autre quand le vent les glaçait. Sur le moment, il avait semblé à Lise qu’elle apprécierait de s’enrouler dans Turk Findley comme dans une couverture pour s’exclure à jamais du reste du monde. Et si on lui avait demandé s’il ne s’agissait pas là du début de quelque chose de plus sérieux qu’une simple aventure inattendue, il n’est pas impossible qu’elle aurait répondu oui, peut-être.

À leur retour à Port M, elle avait l’intention de poursuivre leur relation. Mais Port M, à sa manière, corrompait vos meilleures intentions. Des problèmes qui n’avaient rien semblé peser à l’intérieur d’une tente dans le massif de Mohindar reprirent leur masse et leur inertie habituelles. Sa séparation avec Brian était alors un fait établi, du moins dans son esprit à elle, même si Brian risquait encore d’être sujet à des accès de trouvons-une-solution, sans, a priori, la moindre mauvaise volonté, mais humiliants pour lui comme pour elle.

Elle lui avait parlé de Turk, et même si cela avait permis d’entraver les tentatives de réconciliation de Brian, cela avait aussi introduit un tout nouvel élément de culpabilité : elle commença à soupçonner qu’elle se servait de Turk comme d’un outil, d’une espèce de levier émotionnel afin de contrer les efforts de Brian pour rallumer un feu éteint. Aussi, après quelques rencontres embarrassées, avait-elle laissé leur relation se flétrir. Mieux valait ne pas compliquer une situation déjà compliquée.

Mais il y avait maintenant un jugement provisoire de divorce dans la boîte à gants de sa voiture : son avenir était une page blanche, sur laquelle la tentation la prenait d’écrire quelque chose.

La foule sur la terrasse commença à réagir à la pluie de météorites. Elle leva les yeux au moment où trois lignes brillantes strièrent le zénith, comme chauffées à blanc. Les météorites provenaient d’un point bien au-dessus de l’horizon presque plein est, et avant qu’elle puisse détourner le regard, d’autres apparurent : deux, puis une, puis un spectaculaire groupe de cinq.

Cela lui rappela un soir d’été dans l’Idaho où elle était allée regarder les étoiles avec son père… elle ne pouvait avoir plus de dix ans. Son père, qui avait grandi avant le Spin, lui avait raconté les étoiles « comme elles étaient alors », avant que les Hypothétiques fassent avancer la Terre de quelques milliards d’années dans le cours du temps. Il disait regretter les anciennes constellations, et les anciens noms des étoiles. Mais il y avait eu des météorites, cette nuit-là, par dizaines, les plus grosses interceptées par la barrière invisible qui protégeait la Terre du Soleil ballonné, les plus petites incinérées en traversant l’atmosphère. Elle les avait observées tracer des arcs de cercle sur les cieux avec une vitesse et une brillance à vous couper le souffle.

Comme maintenant. Les feux d’artifice de Dieu. « Ouah », fut tout ce qu’elle trouva à dire.

Turk tira sa chaise du même côté de la table qu’elle afin de se placer, lui aussi, face à l’océan. Il ne fit pas une seule avance manifeste et elle devina qu’il n’en ferait sans doute aucune. Naviguer dans les hautes passes montagneuses avait dû être simple, comparé à cela. Elle ne bougea pas non plus, prit soin de ne pas bouger, mais ne put s’empêcher de sentir la chaleur du corps de Turk à quelques centimètres du sien. Elle sirota son café sans en percevoir la saveur. Il y eut une autre rafale d’étoiles filantes. Elle se demanda à voix haute si certaines d’entre elles touchaient le sol.

« Ce n’est que de la poussière, répondit Turk. Du moins d’après les astronomes. Les restes d’une vieille comète. »

Mais quelque chose de nouveau avait attiré l’attention de Lise. « Et ça ? » demanda-t-elle en montrant un endroit à l’est, plus bas sur l’horizon, là où le ciel sombre rencontrait les eaux encore plus sombres de l’océan. Elle avait l’impression que quelque chose tombait, là-bas… non des météorites, mais des points brillants qui restaient en l’air comme des fusées éclairantes, ou comme l’idée qu’elle se faisait des fusées éclairantes. Leur lumière se reflétait dans l’océan, le colorant de traînées orange. Elle ne se souvenait pas avoir assisté à quoi que ce soit de ce genre durant son précédent séjour sur Équatoria. « Ça en fait partie ? »

Turk se leva. Ainsi que quelques autres des nombreuses personnes présentes sur la terrasse. Un murmure perplexe supplanta rires et bavardages. Des téléphones commencèrent à bourdonner ou jacasser ici et là.

« Non, répondit Turk. Ça n’en fait pas partie. »

Trois

En dix ans de Nouveau Monde, Turk n’avait jamais rien vu de semblable.

Ce qui, en un sens, était tout à fait caractéristique. Le Nouveau Monde vous rappelait sans cesse qu’il n’était pas la Terre. Les choses s’y passaient différemment. Ce n’est pas le Kansas, comme disaient les gens, et ils disaient sans doute la même chose dans une dizaine de langues. Ce n’est pas les steppes. Ce n’est pas Kandahar. Ce n’est pas Mombasa.

« Tu crois que c’est dangereux ? » demanda Lise.

C’était de toute évidence l’avis de certains clients du restaurant, à voir la hâte mal dissimulée avec laquelle ils réglaient leur note et rejoignaient leur voiture. En quelques minutes, il ne resta qu’une poignée d’inconditionnels sur la grande terrasse en bois. « Tu veux partir ? demanda Turk.

— Pas si tu veux rester.

— J’imagine qu’on court autant de risques ici qu’ailleurs, dit Turk. Et la vue est meilleure. »

Le phénomène continuait à flotter au-dessus de l’océan, même s’il semblait s’approcher régulièrement. Il ressemblait à une averse lumineuse, à un nuage gris et houleux parcouru de lumière… à un orage vu de loin, sauf que les lueurs n’étaient pas intermittentes, comme avec les éclairs, mais semblaient accrochées sous l’obscurité ondulante et l’éclairer par en dessous. Turk, qui avait assisté à l’arrivée d’un certain nombre de tempêtes par l’océan, estima que celle-ci approchait à peu près à la vitesse du vent local. La lumière qui en tombait paraissait composée de particules lumineuses ou en cours de combustion, peut-être aussi denses que de la neige. Il pouvait toutefois se tromper sur ce point : il ne neigeait jamais sur cette partie d’Équatoria, et lui-même n’avait plus revu de neige depuis bien des années, au large du Maine.

Il craignit d’abord un incendie. Avec tous ses logements et cabanes ne respectant pas les normes, ses quais abritant d’innombrables équipements de transport ou de stockage, et l’eau de sa baie grouillant de pétroliers et méthaniers chargés de ravitailler en carburant la Terre insatiable, Port Magellan ne demandait qu’à s’embraser. Ce qui ressemblait à une tempête d’allumettes en feu approchait par l’est, et Turk préférait éviter de penser aux conséquences potentielles.

Il ne dit rien à Lise. Il imagina qu’elle avait plus ou moins abouti aux mêmes conclusions, mais elle ne suggéra pas de fuir… étant assez intelligente, devina-t-il, pour comprendre qu’il n’y avait pas d’endroit logique où courir se réfugier, pas à la vitesse à laquelle cette chose approchait. Mais elle se crispa quand le phénomène arriva visiblement près de la pointe marquant l’extrémité sud de la baie.

« Ça ne brille pas jusqu’en bas », remarqua-t-elle.

Le personnel du Harley’s commença à rentrer les tables de la terrasse, comme si cela pouvait apporter la moindre protection à quoi que ce soit, en recommandant avec insistance aux dîneurs encore présents de rester à l’intérieur jusqu’à ce que quelqu’un ait une idée de ce qui se passait. Mais les serveurs connaissaient assez bien Turk pour le laisser tranquille. Il resta donc encore un peu dehors avec Lise à regarder la lueur des fusées éclairantes ou d’on ne savait quoi danser au loin sur les flots.

Ça ne brille pas jusqu’en bas. Il vit ce qu’elle voulait dire. Les rideaux miroitants et mouvants redevenaient obscurs bien avant d’atteindre la surface de l’océan. Consumés, peut-être. C’était un signe prometteur. Lise sortit son téléphone qu’elle connecta à une station d’informations locales. Elle relaya quelques bribes à Turk. On parlait d’une « tempête », dit-elle, ou de ce qui y ressemblait au radar, qui s’étendait au nord et au sud sur des centaines de kilomètres, et dont le cœur était plus ou moins centré sur Port M.

La pluie lumineuse tombait maintenant sur les caps et le port intérieur, illuminant les passerelles et les superstructures des navires de croisière et des cargos au mouillage. Puis les silhouettes des grues de chargement se brouillèrent et s’éclipsèrent, les hauts bâtiments des hôtels de la ville s’estompèrent, les souks et marchés disparurent quand la pluie brillante remonta les contreforts, semblant devenir plus haute au fur et à mesure de son approche, comme une paroi de canyon toute de lumière trouble. Mais rien n’explosa en flammes. Tant mieux, pensa Turk. Puis il se dit : mais ça pourrait être toxique. Ça pourrait être n’importe quoi, bordel. « Il est temps de rentrer à l’intérieur », lança-t-il.

Turk et Tyrell, le maître d’hôtel du Harley’s, avaient brièvement travaillé ensemble sur les pipelines dans le Rub al-Khali. Ce n’était pas les meilleurs copains du monde, mais ils se témoignaient de l’amitié, et Tyrell sembla soulagé quand Turk et Lise finirent par renoncer à la terrasse. Il referma les portes coulissantes en demandant : « As-tu une idée de…

— Non, répondit Turk.

— Je ne sais pas s’il vaut mieux s’enfuir ou profiter du spectacle. J’ai appelé ma femme. On vit en bas dans les Flats. » Un quartier à prix modéré, quelques kilomètres plus loin sur la côte. « Elle m’a raconté qu’ils avaient la même chose là-bas. Et que des trucs tombaient sur la maison, on dirait des cendres.

— Mais rien ne brûle ?

— Pas à ce qu’elle m’a dit.

— Peut-être des cendres volcaniques », intervint Lise, et Turk ne put qu’admirer la manière dont elle affrontait la situation. Bien que tendue, elle ne montrait aucune peur, n’en ressentait pas assez pour ne pas avancer une théorie. « Il a dû se produire un truc tectonique quelque part en mer, derrière l’horizon…

— Comme un volcan sous-marin, compléta Tyrell en hochant la tête.

— Mais on aurait senti quelque chose avant que les cendres arrivent, si c’était assez près… un tremblement de terre, ou un tsunami.

— On n’a rien signalé de ce genre, pour autant que je sache, dit Turk.

— Des cendres, ajouta Tyrell. Des machins gris et poudreux. »

Turk demanda s’il y avait du café en cuisine et Tyrell répondit ouais, pas bête, avant de partir vérifier. Il restait quelques clients dans le restaurant, des gens n’ayant pas de meilleur endroit où aller, mais aucun ne mangeait ni ne se réjouissait. Tous restaient assis aux tables les plus éloignées des fenêtres en discutant d’un ton assez nerveux avec les serveurs.

Le café arriva, chaud, bien serré. Turk ajouta du lait dans le sien tout comme si le ciel n’était pas en train de tomber. Le téléphone de Lise sonna à plusieurs reprises, des appels d’amis qu’elle éluda avant de rediriger toute communication entrante vers sa messagerie vocale. Turk avait son téléphone dans la poche de sa chemise, mais personne ne l’appela.

Les cendres commençaient maintenant à tomber sur la terrasse du Harley’s, aussi Turk et Lise s’approchèrent-ils de la fenêtre pour mieux voir.

Gris et poudreux. La description de Tyrell convenait très bien. Même s’il n’avait jamais vu de cendres volcaniques, Turk imagina que cela devait y ressembler. Ces choses saupoudraient les lattes et planches en bois de la terrasse ou s’entassaient contre la baie vitrée. On aurait dit de la neige couleur de vieux complet en laine, mais avec ici et là des particules brillantes, encore lumineuses, qu’il vit s’éteindre sous ses yeux.

Lise se pressa contre son épaule, les yeux écarquillés. Il repensa à leur week-end là-haut dans le massif de Mohindar, naufragés par les conditions météorologiques sur ce lac anonyme. Elle y avait manifesté le même sang-froid, le même équilibre, se montrant prête à affronter tout ce que lui réservait la situation. « Au moins, dit-il, rien ne brûle.

— Non. Mais on sent une odeur. »

Il sentait, en effet, maintenant qu’elle en parlait, une odeur minérale, légèrement âcre, un peu sulfurique.

« Tu penses que c’est dangereux ? lui demanda Tyrell.

— Si ça l’est, on ne peut rien y faire.

— À part rester à l’intérieur », rectifia Lise. Mais Turk doutait que ce soit réalisable. Dans la pluie de cendres lumineuse, il distinguait justement la circulation sur la rue de Madagascar, et les piétons qui couraient sur les trottoirs en se protégeant la tête avec leurs vestes, leurs mouchoirs ou des journaux. « Sauf si…

— Sauf si quoi ?

— Sauf si ça dure trop longtemps, expliqua-t-elle. Aucun toit de Port Magellan n’a été construit pour supporter un poids important.

— Et ce n’est pas que de la poussière, dit Tyrell.

— Pardon ?

— Eh bien, regardez. » Il désigna la fenêtre.

Cela avait beau être absurde et impossible, quelque chose de la forme d’une étoile de mer passait devant la vitre. C’était gris, mais moucheté de lumière, et ne devait presque rien peser car cela flottait comme un ballon dans la petite brise. En atteignant la terrasse, la chose s’effrita, devint grains de poussière, avec quelques parcelles plus volumineuses.

Turk jeta un coup d’œil à Lise, qui exprima son incrédulité d’un haussement d’épaules.

« Donnez-moi une nappe, enjoignit Turk.

— Qu’est-ce que tu veux faire d’une nappe ? s’étonna Tyrell.

— Et une de ces serviettes.

— Mieux vaut ne pas toucher au linge de table, dit Tyrell. La direction est très stricte là-dessus.

— Va chercher le directeur, alors.

— M. Darnell ne travaille pas ce soir. J’imagine que, du coup, c’est moi le responsable.

— Alors va me chercher une nappe, Tyrell. Je veux jeter un coup d’œil à ce truc.

— Ne mets pas la pagaille dans mon restaurant.

— Je ferai attention. »

Tyrell alla dénuder une table. « Tu vas sortir ? demanda Lise.

— Juste le temps de récupérer un peu de ce qui tombe.

— Et si c’est toxique ?

— Dans ce cas, j’imagine qu’on est tous foutus. » Elle tressaillit, aussi ajouta-t-il : « Mais j’imagine qu’on le saurait déjà, si c’était toxique.

— Quoi qu’il en soit, ce machin ne peut pas être bon pour tes poumons.

— Aide-moi à me nouer cette serviette sur le visage, alors. »

Les serveurs et les dîneurs restants les regardèrent avec curiosité, mais sans faire mine de les aider. Turk emporta la nappe vers l’accès à la terrasse le plus proche et fit signe à Tyrell de l’ouvrir. L’odeur s’intensifia aussitôt – on aurait dit le pelage roussi et mouillé d’un animal – et Turk se dépêcha d’étaler la nappe sur le sol avant de reculer à l’intérieur.

« Et maintenant ? voulut savoir Tyrell.

— On la laisse là quelques minutes. »

Il alla retrouver Lise et, ne trouvant aucun sujet de conversation, ils regardèrent la poussière tomber pendant un quart d’heure de plus. Lise lui demanda comment il comptait rentrer chez lui. Il haussa les épaules. Il vivait dans ce qui n’était guère qu’un mobil-home, quelques kilomètres plus loin que l’aérodrome. Il y avait déjà bien un centimètre et demi de cendres sur le sol, et les voitures avançaient au ralenti.

« Je n’habite qu’à quelques pâtés de maisons, l’informa-t-elle. Tu sais, le nouvel immeuble sur la rue Abbas, près des bâtiments de l’Autorité territoriale. Il doit être assez solide. »

C’était la première fois qu’elle l’invitait chez elle. Il hocha la tête.

Mais sa curiosité n’était pas satisfaite. Il fit signe à Tyrell, qui servait du café aux personnes encore présentes, et celui-ci rouvrit la porte de la terrasse. Turk attrapa la nappe étalée, que recouvrait désormais une couche de cendres, et la tira doucement pour déranger le moins possible les structures fragiles qu’elle avait pu récupérer. Tyrell referma très vite la porte. « Berk ! Ça pue. »

Turk épousseta les quelques flocons de cendres grises s’accrochant à sa chemise et ses cheveux. Lise le rejoignit au moment où il s’accroupissait pour examiner les fragments sur la nappe. Deux dîneurs curieux tirèrent leurs chaises un peu plus près, plissant malgré tout le nez à cause de l’odeur.

« Tu aurais un stylo ou un crayon ? » demanda Turk.

Lise fouilla dans son sac et tendit un stylo à Turk, qui l’enfonça dans la couche de poussière accumulée sur le linge.

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda Lise par-dessus son épaule. Sur ta gauche. On dirait, je ne sais pas, un gland… »

Turk n’avait pas vu de glands depuis des années. Aucun chêne ne poussait sur Équatoria. L’objet dans les cendres avait à peu près la taille de son pouce. En forme de soucoupe d’un côté, il se terminait de l’autre en pointe émoussée… un gland, ou peut-être un œuf minuscule coiffé d’un tout aussi minuscule sombrero. Il semblait constitué de la même matière que les cendres tombées du ciel, et se désagrégea, comme dépourvu de toute consistance, quand Turk le toucha du bout du stylo.

« Et par là », dit Lise en montrant un deuxième endroit. Un autre objet avec une forme précise, ressemblant cette fois à un engrenage de vieille horloge mécanique. Lui aussi tomba en poussière quand Turk le toucha.

Tyrell alla chercher une torche électrique dans l’arrière-salle. Lorsqu’il en promena le faisceau en lumière rasante sur la nappe, ils virent apparaître un grand nombre de ces objets. Si toutefois on pouvait parler d’« objets »… les restes vaguement structurés de choses qui semblaient avoir été manufacturées. Il y avait un tube d’environ un centimètre de long, parfaitement lisse, un autre à peu près de la même taille, mais avec des protubérances, comme une portion de l’épine dorsale d’un petit animal, genre souris. Il y avait des épines à six pointes, un disque avec des rayons miniatures friables qui ressemblait à une roue de bicyclette, et un anneau biseauté. Certaines de ces choses brillaient d’une légère lueur résiduelle.

« C’est tout brûlé », fit remarquer Lise.

Brûlé ou bien décomposé. Mais comment quelque chose de si totalement consumé pouvait-il rester un tant soit peu intact en étant tombé du ciel ? De quoi avaient été faites ces choses ?

On voyait aussi parmi les cendres quelques taches lumineuses. Turk passa la main au-dessus de l’une d’entre elles.

« Attention, prévint Lise.

— Ce n’est pas brûlant. Pas même chaud.

— Ça pourrait être, je ne sais pas, radioactif.

— Possible. » Dans ce cas, c’était encore un scénario de fin du monde. Dehors, tout le monde inhalait cette substance. Dedans, tout le monde le ferait bientôt. Aucun bâtiment de Port Magellan n’était étanche, aucun ne filtrait l’air entrant.

« Ça t’apprend quelque chose ? » demanda Tyrell.

Turk se releva en s’époussetant les mains. « Ouais. Ça m’apprend que j’en sais encore moins que ce que je croyais. »


Il accepta l’offre d’hébergement temporaire de Lise. Ils empruntèrent des vêtements à Tyrell, des vestes de cuisinier pour protéger leurs habits des cendres qui tombaient, et traversèrent le plus vite possible les dunes grises sur le parking pour arriver à la voiture de Lise. Le nuage de cendres avait assombri le ciel, masqué la pluie de météorites, estompé les lampadaires.

Lise conduisait une automobile chinoise, plus petite que celle de Turk, mais plus récente et sans doute plus fiable. Turk se secoua au moment de s’installer sur le siège passager.

Sortant par l’arrière du parking, Lise s’engagea dans une avenue étroite mais moins fréquentée qui reliait la rue de Madagascar à la rue Abbas. Elle manœuvrait son véhicule avec une espèce de grâce prudente, lui faisant franchir en douceur les accumulations de poussière, aussi Turk la laissa-t-il se concentrer sur sa conduite. « Tu crois que c’est lié à la pluie de météorites ? demanda-t-elle toutefois alors que la circulation ralentissait.

— On dirait plutôt une coïncidence. Mais qui sait.

— Ce n’est certainement pas de la cendre volcanique.

— Je ne pense pas.

— Ça pourrait provenir de l’extérieur de l’atmosphère.

— Sans doute, oui.

— Alors si ça se trouve, c’est lié aux Hypothétiques. »

Durant le Spin, les gens n’avaient cessé de s’interroger sur les Hypothétiques, ces entités toujours mystérieuses qui avaient propulsé la Terre quelques milliards d’années plus loin dans l’avenir galactique et ouvert un passage entre l’océan Indien et le Nouveau Monde. Personne n’était jamais arrivé à la moindre conclusion sérieuse, à ce que croyait savoir Turk. « Possible. Mais ça n’explique rien.

— Mon père parlait beaucoup des Hypothétiques. Il m’a dit par exemple qu’on avait tendance à oublier à quel point l’Univers est plus vieux qu’avant le Spin. L’Univers a peut-être changé d’une manière qu’on ne comprend pas. Tous les manuels scolaires disent que les comètes et les météorites viennent de l’autre bout du système solaire… qu’ils tombent sur Terre, ici, ou n’importe où dans la galaxie. Mais ce n’était jamais qu’une observation locale… et dépassée depuis quatre milliards d’années. D’après certaines théories, les Hypothétiques ne sont pas des organismes biologiques et n’ont jamais… »

Il attendit qu’elle négocie un virage, les pneumatiques de l’automobile peinant à adhérer. Le père de Lise était professeur en faculté. Avant de disparaître.

« Ils disent que les Hypothétiques sont un système de machines autoréplicantes vivant dans les zones les plus froides de la galaxie, aux limites des systèmes planétaires, avec un métabolisme vraiment très lent qui se nourrit de glace et génère des informations…

— Comme ces réplicateurs qu’on a envoyés pendant le Spin.

— Exact. Des machines autoréplicantes. Mais avec des milliards d’années d’évolution derrière elles. »

Les professeurs de faculté parlaient-ils de cette manière à leurs filles ? Ou bien discutait-elle juste pour barrer le chemin à la panique ? « Où veux-tu en venir ?

— Peut-être que ce qui tombe dans l’atmosphère chaque année à cette époque n’est pas que de la poussière de comète. C’est peut-être… »

Elle haussa les épaules.

« Des Hypothétiques morts, termina-t-elle.

— Eh bien, formulé de cette manière, ça semble stupide.

— C’est une théorie qui en vaut une autre. Je ne cherche pas à me montrer sceptique. Mais on n’a pas la moindre preuve que ce qui tombe du ciel vient de l’espace.

— Des rouages et des tubes faits de cendre ? D’où veux-tu que ça vienne ?

— Retournons le problème. L’humanité n’est sur cette planète que depuis trois décennies. On se dit que tout est cartographié et à peu près compris. Mais c’est des conneries. On aurait tort de tirer des conclusions… la moindre conclusion. Même si ce truc est provoqué par les Hypothétiques, ça n’explique pas grand-chose, en fait. On a eu une pluie de météorites tous les étés depuis trente ans, et jamais rien qui ressemble à ça. »

Les essuie-glaces accumulaient de la poussière sur le pourtour du pare-brise. Turk vit des gens sur les trottoirs, en train de courir ou de s’abriter dans des encoignures de portes, ainsi que des visages qui regardaient anxieusement par les fenêtres. Une voiture de police du Gouvernement provisoire passa, gyrophare et sirène activés.

« Peut-être qu’il se passe quelque chose d’inhabituel à un endroit où on ne peut pas le voir.

— Peut-être est-ce la constellation du Grand Chien qui se secoue les puces. Il est trop tôt pour le dire, Lise. »

Elle hocha la tête d’un air triste et se gara dans le parking souterrain de son immeuble, une tour en béton qui semblait tout droit sortie d’un comté très peuplé de Floride. Dans le sous-sol, on ne voyait rien de ce qui se passait dehors, à part un ou deux grains de poussière en train de flotter dans l’air immobile.

Lise glissa sa carte de sécurité dans la fente d’appel de l’ascenseur. « On a réussi. »

Ouais, pensa Turk. Pour le moment.

Quatre

Lise trouva une robe de chambre assez grande pour que Turk puisse décemment la porter et lui dit de mettre ses vêtements dans le lave-linge, au cas où la poussière accrochée dessus soit toxique. Pendant ce temps-là, elle passa sous la douche. Quand elle se rinça les cheveux, de l’eau grise se rassembla en flaque autour de la bonde. Un présage, se dit-elle, un augure : peut-être la chute de cendres ne cesserait-elle qu’une fois Port Magellan enseveli, comme Pompéi. Elle resta sous la douche jusqu’à ce que l’eau retrouve sa limpidité.

Les lumières faillirent s’éteindre à deux reprises avant qu’elle en ait terminé. Le réseau électrique de Port Magellan restait assez rudimentaire : sans doute ne fallait-il pas grand-chose pour mettre un transformateur local hors service. Elle essaya d’imaginer ce qui se passerait si cette tempête (mais pouvait-on lui donner ce nom ?) durait encore un jour, ou deux, ou davantage. Toute une population piégée dans le noir. Les navires de secours des Nations unies arrivant à quai. Les soldats évacuant les survivants. Non, mieux valait ne pas l’imaginer.

Elle enfila un jean et une chemise de coton propres, et les lumières fonctionnaient toujours lorsqu’elle rejoignit Turk dans le salon. Dans la vieille robe de chambre de flanelle qu’elle lui avait prêtée, il semblait extrêmement embarrassé mais dangereusement sexy. Ces jambes d’une longueur ridicule, marquées ici ou là de cicatrices par la vie menée avant de se mettre à conduire des passagers au-dessus des montagnes en avion. Il lui avait raconté qu’à son arrivée sur le Nouveau Monde, il travaillait dans la marine marchande et avait ensuite trouvé un emploi sur l’oléoduc de la Saudi Aramco. De grandes mains épaisses, ayant bien servi.

En le voyant explorer les lieux du regard, Lise fit de même, considérant tour à tour la fenêtre à l’est, le panneau vidéo et sa petite bibliothèque de livres et d’enregistrements. Elle se demanda comment il trouvait l’appartement. Un peu distingué, peut-être, par rapport à ce qu’il appelait son « mobil-home », un peu trop comme au pays, rappelant trop un morceau d’Amérique du Nord importé là, même s’il était encore nouveau pour elle, s’il manquait encore un peu d’âme, ce logement où elle avait posé ses affaires une fois séparée de Brian.

Elle ne montra toutefois rien de ces pensées. Turk regardait la chaîne d’informations locale. On trouvait à Port Magellan trois quotidiens, mais une seule chaîne d’informations, supervisée par un conseil falot et d’un multiculturalisme compliqué, qui diffusait en quinze langues et n’était en général intéressante dans aucune. Mais ce soir-là, elle avait quelque chose d’important à raconter. Une de ses équipes était sortie filmer les rues sous l’averse de cendres, tandis que deux commentateurs lisaient des conseils prodigués par divers services du Gouvernement provisoire.

« Monte le son », lança Lise.

L’important carrefour à l’intersection de Portugal et de la Dixième Rue était bloqué, immobilisant un bus de touristes qui cherchaient désespérément à regagner leur navire de croisière. La substance présente dans l’atmosphère perturbait les transmissions radio, si bien qu’on n’arrivait pas toujours à communiquer avec les bateaux au large. Un laboratoire gouvernemental se livrait en hâte à des analyses chimiques sur les cendres tombées au sol, mais aucun résultat n’avait encore été communiqué. Si on avait constaté quelques problèmes respiratoires, rien ne laissait penser que les cendres présentaient un danger immédiat pour la santé. Certains propos inconsidérés soupçonnaient l’existence d’un lien entre la chute des cendres et la pluie de météorites annuelle, lien qu’il n’y avait toutefois aucun moyen de confirmer. Les autorités locales n’avaient pas de meilleur conseil à donner que d’attendre la fin du phénomène chez soi en gardant portes et fenêtres fermées.

La suite fut à peu près toujours de la même eau. Lise n’avait pas besoin d’un journaliste pour savoir que la ville se bloquait. On n’entendait plus les bruits nocturnes habituels, à par le gémissement périodique des sirènes des véhicules de secours.

Turk mit le panneau vidéo en sourdine pour dire : « Mes habits doivent être propres, maintenant. » Il alla récupérer son T-shirt et son jean dans le coin lessive puis s’habiller à la salle de bains. Il ne s’était pas montré aussi pudique dans le massif de Mohindar. Mais elle non plus, après tout. Lise lui prépara un couchage sur le canapé, puis proposa : « Un dernier verre ? »

Il hocha la tête.

Elle alla dans la cuisine vider dans deux verres le fond de sa dernière bouteille de vin blanc. Quand elle revint dans le salon, Turk avait remonté les stores et regardait dehors dans l’obscurité. Un vent de plus en plus fort balayait en diagonale les cendres qui tombaient devant la fenêtre. Lise arrivait, vaguement, à en sentir l’odeur. Leur puanteur de soufre.

« Ça me rappelle les diatomées, dit Turk en prenant le verre qu’elle lui tendait.

— Pardon ?

— Le plancton dans l’océan, tu sais ? Les animaux microscopiques. Il leur pousse une coquille. Après, quand le plancton meurt, les coquilles tombent au fond de la mer, où elles forment une espèce de limon. Si tu le dragues et que tu le regardes au microscope, tu vois tous ces squelettes de plancton… des diatomées, des petites étoiles, des trucs à épines et tout. »

Lise regarda les cendres dans le vent en pensant à l’analogie de Turk. Les restes de choses autrefois vivantes qui tombaient dans l’atmosphère turbulente. Les coquilles d’Hypothétiques morts.

Cela n’aurait pas surpris mon père, se dit-elle.

Elle y réfléchissait encore quand son téléphone bourdonna à nouveau. Cette fois, elle prit la communication : elle ne pouvait exclure éternellement le monde extérieur… il lui fallait rassurer ses amis sur sa situation. Elle espéra un instant, avec un sentiment de culpabilité, que l’appel ne provenait pas de Brian, mais bien entendu, c’était lui.

« Lise ? dit-il. Je me faisais un sang d’encre pour toi. Où es-tu ? »

Elle alla dans la cuisine, comme pour mettre symboliquement de la distance entre Turk et lui. « Tout va bien, assura-t-elle. Je suis chez moi.

— Ah, tant mieux. Beaucoup de gens n’ont pas ta chance.

— Et toi ?

— Je suis dans l’enceinte du consulat. On est nombreux, ici. On a décidé de rester là et de dormir sur des lits de camp. Le bâtiment est équipé d’un groupe électrogène, en cas de coupure de courant. Tu en as, toi, de l’électricité ?

— Pour le moment.

— À peu près la moitié du quartier chinois est dans le noir. La ville a du mal à faire intervenir ses équipes de réparation.

— Quelqu’un sait ce qui se passe, par chez vous ? »

Brian répondit d’une voix flûtée et tendue, celle qui dénotait chez lui nervosité ou contrariété. « Non, pas vraiment…

— Ou une idée de quand ça va s’arrêter ?

— Non. Mais ça ne peut pas continuer jusqu’à la fin des temps. »

Une idée agréable, mais Lise doutait de pouvoir se convaincre de sa véracité, du moins ce soir-là. « Bon, Brian, c’est gentil d’avoir appelé, mais tout va bien. »

Il y eut un silence. Brian voulait continuer à parler. Comme toujours, depuis quelque temps. Une conversation, à défaut d’un mariage.

« Tiens-moi au courant en cas de problème. »

Elle le remercia, coupa la communication et abandonna le téléphone sur le comptoir de la cuisine en regagnant le salon.

« C’était ton ex ? » demanda Turk.

Il connaissait sa situation, en ce qui concernait Brian. Dans les montagnes, sur les rives d’un lac houleux, elle avait partagé avec lui nombre de vérités douloureuses sur sa vie et sa propre personne. Elle hocha la tête.

« Ça te crée des ennuis, que je sois là ?

— Non, répondit-elle. Aucun. »


Elle regarda d’autres informations sporadiques en compagnie de Turk, mais la fatigue la rattrapa vers trois heures du matin, et elle finit par se traîner jusque dans son lit. Cela ne l’empêcha pas de rester un moment éveillée dans le noir, pelotonnée sous le drap de coton comme s’il pouvait la protéger de ce qui tombait du ciel. Ce n’est pas la fin du monde, se dit-elle. Juste quelque chose de gênant et d’inattendu.

Elle songea aux diatomées : des coquillages marins, une vie ancienne, un rappel supplémentaire que l’Univers avait radicalement changé durant et après le Spin, qu’elle avait vu le jour dans un monde d’un genre différent de tout ce à quoi s’étaient attendus ses parents et grands-parents. Elle se souvint d’un vieux manuel d’astronomie de son grand-père qui l’avait fascinée dans son enfance. Le dernier chapitre, « Sommes-nous seuls ? », regorgeait de ce qui ressemblait à des spéculations naïves et stupides. Parce qu’on connaissait la réponse à cette question. Non, nous ne sommes pas seuls. Non, nous ne pourrons plus jamais considérer l’Univers comme notre propriété privée. La vie, ou quelque chose qui y ressemblait, existait depuis bien avant que l’évolution produise des êtres humains. Nous sommes sur leur terrain, se dit Lise, et comme on ne les comprend pas, on ne peut pas prévoir leur comportement. Même aujourd’hui, personne ne sait avec la moindre certitude pourquoi la Terre a été préservée pendant quatre milliards d’années d’histoire galactique comme un bulbe de tulipe hivernant dans une cave sombre, ni pourquoi une route maritime vers cette nouvelle planète a été mise en place dans l’océan Indien. Ce qui tombe de l’autre côté de la fenêtre n’est qu’une preuve supplémentaire de l’ignorance crasse de l’humanité.


Elle dormit plus longtemps que prévu et s’éveilla avec la lumière du jour dans les yeux… pas tout à fait celle du soleil, mais une luminosité ambiante bienvenue. Le temps qu’elle s’habille, Turk était déjà debout. Elle le trouva près de la fenêtre du salon, en train de regarder dehors.

« Ça a l’air un peu mieux, avança-t-elle.

— Moins mauvais, en tout cas. »

À l’extérieur, une poussière monotone et étincelante flottait toujours dans l’atmosphère, mais elle tombait moins dru que la nuit précédente et le ciel semblait à peu près dégagé.

« D’après les infos, annonça Turk, la précipitation – comme ils l’appellent – diminue. Le nuage de cendres est toujours là, mais il se déplace vers l’intérieur des terres. Ce qu’ils voient sur les images radar et satellite laisse penser que ça pourrait se terminer tard ce soir ou demain en début de matinée, du moins en ce qui concerne le littoral.

— Tant mieux, dit Lise.

— Ça ne sera pas la fin des problèmes. Il va falloir dégager les rues. Il y a encore des problèmes d’alimentation électrique. Quelques toits se sont effondrés, surtout ces toits plats des maisons de location pour touristes sur le cap. Rien que le nettoyage des quais va demander un boulot énorme. Le Gouvernement provisoire a engagé des bulldozers pour déblayer les routes, et une fois qu’on aura rétabli un minimum de circulation, on pourra commencer à pomper de l’eau de mer pour tout rejeter dans la baie, si tant est que les collecteurs d’eaux pluviales le supportent. Le tout compliqué par la poussière dans les moteurs, les voitures en panne, etc.

— Et au niveau toxicité ?

— D’après les types des infos, la poussière est essentiellement composée de carbone, de soufre, de silicates et de métaux, en partie assemblés en molécules inhabituelles, quoi que cela puisse vouloir dire, mais qui se décomposent assez vite en éléments plus simples. À court terme, aucun danger à moins qu’on souffre d’asthme ou d’emphysème. À long terme, qui sait ? Ils continuent à préférer que les gens restent chez eux, et conseillent de porter un masque à ceux qui ont vraiment besoin de sortir.

— Des idées sur l’origine de tout ce truc ?

— Non. Beaucoup d’hypothèses, pour la plupart débiles, mais quelqu’un de la Prospection géophysique a eu la même idée que nous : des trucs venus de l’espace et modifiés par les Hypothétiques. »

En d’autres termes, personne n’en savait trop rien. « Tu as dormi, cette nuit ?

— Pas beaucoup.

— Tu as pris un petit déj’ ?

— Je ne voulais pas mettre la pagaille dans ta cuisine.

— Je ne suis pas un cordon-bleu, mais je peux préparer une omelette et du café. » Quand il proposa son aide, elle lui répondit : « Tu ne ferais que me gêner. Donne-moi vingt minutes. »

Il y avait une fenêtre dans la cuisine, par laquelle Lise put jeter un coup d’œil sur Port M pendant que le beurre grésillait dans la poêle… cette grande ville polyglotte, kaléidoscopique et multiculturelle qui avait connu une croissance si rapide en bordure d’un nouveau continent et que recouvrait désormais un gris de mauvais augure. Le vent s’était renforcé au cours de la nuit. Les cendres avaient formé des dunes dans les rues vides et tombaient en frissonnant de la cime des arbres plantés le long de la rue Abbas.

Elle saupoudra l’omelette de cheddar frais et la replia. Pour une fois, la masse visqueuse ne se déchira pas pour tomber de la spatule. Elle prépara deux assiettes qu’elle emporta dans le salon. Elle trouva Turk debout à l’endroit dont elle se servait comme bureau : une table, son clavier et ses cartons à dossiers, une petite bibliothèque de livres en papier.

« C’est là que tu écris ? demanda-t-il.

— Oui. » Non. Elle posa les assiettes sur la table basse. Turk vint la rejoindre sur le canapé, replia ses longues jambes et prit l’assiette sur ses genoux.

« Très bon, dit-il en goûtant l’omelette.

— Merci.

— Et donc, ce bouquin sur lequel tu travailles, ça avance ? »

Elle se crispa. Le livre, le livre théorique, son excuse pour prolonger son séjour à Équatoria, n’existait pas. Elle disait aux gens qu’elle en écrivait un parce qu’elle avait un diplôme de journalisme et que cela semblait plausible pour une femme sortant comme elle d’un mariage raté… un livre sur son père, disparu sans explications quand la famille vivait là, douze ans auparavant, quand elle-même en avait quinze. « Doucement, dit-elle.

— Pas de progrès ?

— Quelques interviews, quelques conversations intéressantes avec d’anciens collègues de mon père à l’Université américaine. » Tout cela était exact. Elle s’était immergée dans l’histoire brisée de sa famille. Mais elle n’avait écrit que quelques notes personnelles.

« Ton père s’intéressait aux Quatrièmes Âges, si je me souviens bien de ce que tu m’as dit.

— Il s’intéressait à toutes sortes de choses. » Robert Adams était venu à Équatoria suite au marché passé entre la Prospection géophysique et la toute jeune Université américaine. Il enseignait la géologie du Nouveau Monde, et avait procédé à des études sur le terrain dans l’Ouest profond. Le livre sur lequel lui travaillait, un vrai livre, s’appelait La Planète comme artefact, une étude du Nouveau Monde comme endroit où l’histoire géologique avait été profondément influencée par les Hypothétiques.

Et, oui, il était fasciné par la communauté des Quatrièmes Âges… à titre privé, et non professionnel.

« La femme sur la photo que tu m’as montrée, demanda Turk, c’est une Quatrième Âge ?

— Peut-être. Sans doute. » Dans quelles proportions voulait-elle vraiment discuter de cela ?

« Comment tu le sais ?

— Parce que je l’ai déjà vue, dit Lise en reposant sa fourchette pour se tourner vers lui. Tu veux toute l’histoire ?

— Si tu veux bien la raconter. »


Lise avait entendu pour la première fois le mot « disparu » appliqué à son père un mois après son quinzième anniversaire, trois jours après qu’il n’était pas rentré à la maison en sortant de l’université. La police locale était venue en parler avec la mère de Lise, l’adolescente les écoutant du couloir de la cuisine. Son père avait « disparu » – c’est-à-dire qu’il avait quitté son travail comme d’habitude, s’était éloigné en voiture dans la direction habituelle, et quelque part entre l’Université américaine et leur maison de location dans les collines au-dessus de Port Magellan, on avait perdu sa trace. Il n’y avait aucune explication évidente, aucun indice pertinent.

Mais l’enquête se poursuivait. La fascination de Robert Adams pour les Quatrièmes Âges avait été évoquée. La mère de Lise avait de nouveau été interrogée, cette fois par des hommes en costume et non en uniforme : des membres du Département de Sécurité génomique. M. Adams s’intéressait aux Quatrièmes Âges : s’agissait-il d’un intérêt personnel ? Avait-il, par exemple, mentionné à plusieurs reprises leur longévité ? Souffrait-il d’une maladie dégénérative dont aurait pu le débarrasser le traitement de longévité martien ? Manifestait-il un intérêt inhabituel pour la mort ? Rencontrait-il des problèmes domestiques ?

Non, avait répondu la mère de Lise. En fait, elle avait en général répondu : « Non, bordel. » Lise se souvenait de sa mère qui, assise à la table de la cuisine, écoutait les questions en vidant tasse après tasse de thé de rooibos couleur rouille et répondait : « Non, bordel, non. »

Une théorie avait néanmoins vu le jour. Un père de famille dans le Nouveau Monde, souvent à l’écart de ses proches, séduit par l’atmosphère tout-est-possible de la Frontière et par l’idée du Quatrième Âge, une trentaine d’années ajoutées à son espérance de vie…

Lise devait admettre que cela ne manquait pas de logique. Il n’aurait pas été le premier homme détourné de sa famille par la promesse de la longévité. Trois décennies plus tôt, le Martien Wun Ngo Wen avait apporté sur Terre une technique permettant de prolonger la vie humaine… un traitement qui changeait aussi le comportement d’autres et plus subtiles manières. Proscrit par à peu près tous les gouvernements terrestres, le traitement circulait dans la communauté clandestine des Quatrièmes Âges terriens.

Robert Adams aurait-il abandonné famille et carrière pour se joindre à cette communauté ? D’instinct, Lise répondait comme sa mère : non. Il ne leur aurait pas fait cela, non, si grande qu’ait été la tentation.

Mais des indices avaient vu le jour pour subvertir cette foi. Il s’était lié à des personnes étrangères au campus. Des gens étaient venus chez lui, des gens sans le moindre rapport avec l’université, qu’il n’avait pas présentés à sa famille et dont il n’avait expliqué la visite qu’avec réticence. Les cultes des Quatrièmes Âges jouissaient de surcroît d’un attrait particulier dans la communauté universitaire : mis en circulation par le scientifique Jason Lawton auprès d’amis qu’il considérait fiables, le traitement s’était surtout répandu au sein des intellectuels et des érudits.

Non, bordel… mais Mme Adams avait-elle une meilleure explication ?

Mme Adams n’en avait pas. Lise non plus.

L’enquête n’aboutit pas. Au bout d’un an, la mère de Lise leur avait acheté deux billets pour la Californie, blessée par l’insulte faite à sa vie bien réglée, mais pas brisée, du moins en apparence. La disparition, et le Nouveau Monde en général, était devenue un sujet qu’on n’abordait pas en sa présence. Le silence valait mieux que les suppositions. Lise avait retenu la leçon. Tout comme sa mère, elle avait relégué sa douleur et sa curiosité dans l’obscurité d’un grenier interne où l’on conservait les pensées inconcevables. Du moins jusqu’à son mariage avec Brian et la mutation de celui-ci à Port Magellan. Soudain, ces souvenirs se trouvèrent ravivés : la blessure se rouvrit comme si elle n’avait jamais cicatrisé, et sa curiosité, avait-elle découvert, s’était répandue goutte à goutte dans sa prison, devenant une curiosité d’adulte plutôt que d’enfant.

Aussi avait-elle commencé à poser des questions aux amis et collègues de son père, aux quelques-uns d’entre eux qui habitaient encore Port Magellan, et ces questions avaient inévitablement porté aussi sur la communauté des Quatrièmes Âges qui vivaient dans le Nouveau Monde.

Brian s’était d’abord efforcé de l’aider. Il n’avait pas trop apprécié son enquête improvisée sur ces sujets qu’il considérait potentiellement dangereux – et d’après Lise, cela avait encore accru le nombre de leurs divergences émotionnelles –, mais il l’avait tolérée et s’était même servi de sa position au DSG pour donner suite à quelques-unes de ses recherches.

Comme en ce qui concernait la dame sur la photographie.

« Sur deux photos », en fait, précisa-t-elle à Turk. En quittant la maison maternelle, Lise avait récupéré un certain nombre d’objets que sa mère menaçait depuis longtemps de jeter, en l’occurrence un disque de clichés datant des années passées par ses parents à Port Magellan. Certains avaient été pris chez les Adams à l’occasion de soirées entre collègues de l’université. Lise en avait sélectionné quelques-uns pour les montrer à de vieux amis de la famille, dans l’espoir de retrouver ceux qu’elle ne reconnaissait pas. Elle parvint à obtenir les noms de la plupart d’entre eux, mais pas celui d’une vieille femme à la peau sombre qui portait un jean et que le photographe avait surprise sur le seuil, derrière un groupe d’universitaires aux vêtements bien plus coûteux, comme si elle arrivait à l’improviste. Elle semblait déconcertée, nerveuse.

Personne n’avait pu l’identifier. Brian avait proposé de soumettre la photographie au logiciel de reconnaissance d’images du DSG pour voir ce que cela donnait. C’était la dernière de ce que Lise en était venue à considérer comme des « bombes de charité » – des actes de générosité que Brian lançait devant elle comme pour la détourner de la voie de la séparation – et elle avait accepté la proposition en le prévenant que cela ne changerait rien.

Mais la recherche avait déniché une correspondance. Cette même femme était passée par les quais de Port Magellan juste quelques mois plus tôt. Elle figurait sur un manifeste de passagers sous le nom de Sulean Moï.

Le nom était réapparu en relation avec Turk Findley : c’était le pilote de l’avion-taxi qui avait conduit cette Sulean Moï dans le désert de l’autre côté des montagnes, jusqu’à la ville de Kubelick’s Grave, celle dans laquelle Lise, suivant une autre piste, avait pour sa part tenté de se rendre quelques mois plus tôt.


Turk écouta patiemment toutes ces explications. « Elle ne parlait pas beaucoup, dit-il ensuite. Elle a payé en liquide. Je l’ai déposée à l’aérodrome de Kubelick’s Grave, et terminé. Elle n’a jamais rien dit sur son passé ni sur les raisons pour lesquelles elle allait dans l’Ouest. Tu penses que c’est une Quatrième Âge ?

— Elle n’a pas beaucoup changé en quinze ans. Ça laisse penser qu’elle pourrait en être une.

— Alors l’explication la plus simple est peut-être la bonne. Ton père a pris le traitement illégal et commencé une nouvelle vie sous un nouveau nom.

— Peut-être. Mais je ne veux pas d’une nouvelle hypothèse. Je veux savoir ce qui s’est vraiment passé.

— Bon, et si tu découvres la vérité ? Ta vie en sera meilleure ? Tu apprendras peut-être quelque chose qui ne te plaira pas. Tu devras peut-être recommencer ton travail de deuil.

— Au moins, répliqua-t-elle, je saurai ce que je pleure. »


Comme souvent quand elle parlait de son père, elle en rêva la nuit suivante.

Cela commença davantage comme un souvenir que comme un rêve : ils se trouvaient tous deux dans la véranda de leur maison, sur une colline de Port Magellan, et il lui parlait des Hypothétiques.

Il lui en parlait dans la véranda parce que la mère de Lise ne s’intéressait pas à ces conversations. Lise ne pouvait établir de contraste plus marqué entre ses parents. Bien que tous deux survivants du Spin, ils en étaient ressortis avec des sensibilités opposées. Son père avait plongé tête la première dans le mystère, était tombé amoureux de l’étrangeté accrue de l’Univers. Sa mère avait fait comme s’il ne s’était rien passé… comme si la clôture du jardin et le mur du fond constituaient des barricades assez robustes pour repousser la vague du temps.

Lise n’avait jamais vraiment su où se placer sur cette ligne de démarcation. Elle adorait le sentiment de sécurité que lui procurait la maison de sa mère. Mais elle adorait aussi entendre parler son père.

Dans son rêve, il parlait des Hypothétiques. Les Hypothétiques ne sont pas des gens, Lise, ne fais surtout pas cette erreur. Les étoiles anonymes d’Équatoria apparaissaient dans le ciel d’un noir d’ardoise. Nous avons dans l’idée qu’ils sont un réseau de machines plus ou moins stupides, mais ce réseau a-t-il conscience de sa propre existence ? A-t-il un esprit, Lise, de la même manière que toi et moi ? Si oui, chaque partie de sa pensée doit être propagée sur des centaines ou des milliers d’années-lumière. Il pourrait percevoir le temps et l’espace d’une manière très différente de la nôtre. Il pourrait ne pas nous percevoir du tout, sauf comme un phénomène passager, et s’il nous manipule, il pourrait bien le faire à un niveau complètement inconscient.

Comme Dieu, suggérait la Lise de son rêve.

Un Dieu aveugle, disait son père, à tort, car dans le rêve, alors qu’elle restait en extase devant la grandeur de la vision paternelle et en sécurité dans les limites de la sensibilité maternelle, le bras des Hypothétiques était descendu du ciel et, ouvrant un poing d’acier qui scintillait à la lueur des étoiles, avait enlevé son père avant qu’elle trouve le courage de hurler.

Cinq

La poussière continua à tomber, moins fort, pendant encore quelques heures, puis faiblit quand le jour diminua pour cesser complètement à la nuit tombée.

La ville resta d’un silence sinistre, seulement troublé par le grondement épisodique des bulldozers qui s’acharnaient à repousser les cendres. Turk voyait des volutes de poussière fine autour et au-dessus des endroits qu’ils dégageaient, colonnes grises qui montaient au-dessus des saillies formées par les boutiques, baraques, immeubles de bureaux et panneaux d’affichage, qui se mêlaient aux panaches d’eau de mer là où les lignes de pompage tirées du port aux collines avaient commencé à laver les rues à grande eau. Un paysage de désolation. Même si, malgré l’heure, il y avait des gens dans les rues, masqués ou avec un bandana noué sur le visage, qui se frayaient un chemin dans les amoncellements pour atteindre leur destination ou évaluaient juste les dégâts en regardant autour d’eux comme des figurants dans un film catastrophe. De l’autre côté de la rue, un homme en dishdasha crasseuse resta une demi-heure planté devant l’épicerie arabe fermée à fumer des cigarettes et à regarder le ciel.

« Tu crois que c’est terminé ? » demanda Lise.

De toute évidence, il ne pouvait répondre à cette question. Mais il comprit qu’elle cherchait moins une réponse qu’une parole de réconfort. « Pour le moment, en tout cas. »

L’un comme l’autre étaient trop tendus pour dormir. Turk alluma la vidéo et ils se réinstallèrent sur le canapé, en quête de nouvelles informations. Un présentateur annonça que le nuage de poussière s’était enfoncé dans l’arrière-pays et qu’on ne s’attendait pas à d’autres « précipitations »… on avait signalé des chutes sporadiques de cendres dans toutes les communautés de la côte, depuis Ayer’s Point jusqu’à Haixi, mais Port Magellan semblait avoir été plus durement touché que la plupart. Turk estima la nouvelle plutôt positive, car si cette couche de matière particulaire avait été pénible pour la ville, elle aurait pu s’avérer désastreuse pour l’écosystème local, en étouffant les forêts et en détruisant les récoltes, voire en empoisonnant le sol, même si le présentateur affirmait qu’elle ne contenait rien de très toxique, « selon les toutes dernières analyses. » Bien entendu, les structures du genre machines ou fossiles présentes dans les cendres n’étaient pas passées inaperçues. Des microphotographies de la poussière révélèrent une structure encore plus cachée : des roues dentées en mauvais état, des cônes festonnés ressemblant à des minuscules conques, des molécules inorganiques assemblées de diverses manières complexes et anormales… comme si une énorme machine s’était désagrégée en orbite et que seuls ses éléments les plus délicats avaient survécu au brasier de la descente dans l’atmosphère.

Turk et Lise n’étaient pas sortis de l’appartement de la journée, lui passant le plus clair de son temps assis à la fenêtre, elle téléphonant ou expédiant des messages à sa famille aux États-Unis, ou encore inventoriant les aliments de la cuisine au cas où la ville resterait longtemps isolée. Cela avait du coup restauré entre eux une espèce d’intimité – celle du campement dans les montagnes en pleine tempête qu’ils avaient partagée auparavant, puis rapportée en ville –, si bien que, lorsque Lise posa la tête sur son épaule, Turk leva la main pour lui caresser les cheveux, puis hésita en se souvenant de la raison de sa présence chez elle.

« Tu peux », dit-elle.

Ses cheveux dégageaient une odeur propre et, bizarrement, dorée, donnant à Turk l’impression d’avoir de la soie au creux de la main.

« Turk, dit-elle, je suis désolée…

— Il n’y a pas de quoi s’excuser.

— D’avoir pensé qu’il me fallait une excuse pour te revoir.

— Tu m’as manqué aussi.

— C’est juste que… c’était compliqué.

— Je sais.

— Tu veux aller au lit ? » Elle prit sa main et y frotta sa joue. « Je veux dire… »

Il savait ce qu’elle voulait dire.


Il passa la nuit avec elle, puis la suivante, non par obligation – la plus grande partie de la route côtière avait été dégagée –, mais parce qu’il le pouvait.

Il ne pouvait toutefois rester éternellement. Il paressa une matinée de plus, mangeant sans enthousiasme son petit déjeuner pendant que Lise passait d’autres coups de téléphone. Il n’en revenait pas du nombre d’amis, connaissances et autres qu’elle avait. Du coup, il se sentait un peu impopulaire. Les seules personnes qu’il appela ce matin-là furent des clients dont il faudrait reporter ou annuler le vol – alors qu’il ne pouvait guère se permettre d’annulations pour le moment –, ainsi que deux copains, des mécaniciens de l’aéroport, qui pourraient se demander pourquoi il n’était pas dans les parages pour aller boire un verre avec eux. Il ne fréquentait pas grand monde. Il n’avait même pas de chien.

Elle enregistra un long message pour sa mère, aux États-Unis. On ne pouvait appeler de l’autre côté de l’Arc, puisque les Hypothétiques ne laissaient passer entre ce monde et le voisin que des bateaux habités. Mais il existait une flotte de navires commerciaux équipés pour les télécommunications qui faisaient la navette pour relayer les données enregistrées. On pouvait regarder un journal télévisé du pays vieux de seulement quelques heures, et envoyer des messages vocaux ou textuels dans l’autre direction. Le message de Lise, pour ce qu’il en entendit, affirmait prudemment et d’un ton rassurant que les cendres n’avaient causé aucun dégât durable, et seraient a priori dégagées sous peu, même si les causes du phénomène restaient mystérieuses, ce qui était très déroutant… sans déconner, se dit Turk.

Turk avait de la famille au Texas, à Austin. Mais elle n’avait pas eu de nouvelles de lui depuis quelque temps et n’en attendrait pas.

Sur l’étagère, près du bureau de Lise, il trouva les trois volumes reliés des Archives martiennes, parfois appelées aussi Encyclopédie martienne : le compendium d’histoire et de science apporté trente ans plus tôt à la Terre par Wun Ngo Wen. Le dos des jaquettes bleues était bien abîmé. Il prit le premier volume pour le feuilleter. Lorsque enfin Lise reposa son téléphone, il lui demanda : « Tu crois à ça ?

— Ce n’est pas une religion, ou quelque chose en lequel il faut croire. »

Durant les années bizarres du Spin, les nations technologiquement développées avaient réuni les ressources nécessaires à la terraformation et à la colonisation de la planète Mars. La ressource la plus utile avait déjà été fournie par les Hypothétiques : le temps. Pour chacune des années que la Terre passait sous la membrane Spin, l’Univers à l’extérieur de celle-ci voyait s’écouler des millénaires. Grâce à cette généreuse différence temporelle, la transformation biologique de Mars – ce que les scientifiques appelaient « l’écopoïèse » – n’avait pas posé d’énormes difficultés. Sa colonisation humaine avait été une entreprise beaucoup plus hasardeuse.

Isolés de la Terre pendant des milliers d’années, les colons martiens avaient créé une technologie adaptée à leur environnement pauvre en eau et dépourvu d’azote. Ils maîtrisaient les manipulations biologiques, mais se méfiaient beaucoup des constructions mécaniques à grande échelle. Ils n’avaient expédié un vaisseau habité sur Terre qu’en dernier recours, en une manœuvre désespérée quand les Hypothétiques avaient semblé sur le point d’enfermer Mars dans sa propre membrane Spin.

Wun Ngo Wen, le soi-disant ambassadeur martien – Turk tomba sur sa photo en parcourant les annexes du livre : un petit homme à la peau sombre et ridée –, était arrivé durant les dernières années du Spin. Les gouvernements de la Terre lui avaient fait fête, jusqu’à ce qu’il devienne évident que le Martien ne détenait aucune solution magique à leurs problèmes. Mais Wun avait préconisé et aidé à mettre en branle le lancement de sondes quasi biologiques de conception martienne dans le système solaire externe – des machines robotiques autoréplicantes censées renvoyer sur Terre des informations susceptibles de jeter une lumière utile sur la nature des Hypothétiques, et d’une certaine manière, elles y étaient parvenues : le réseau de sondes avait été absorbé par une écologie déjà existante et insoupçonnée de machines autoréplicantes vivant dans l’espace interstellaire, écologie qui, du moins d’après certains, constituait le « corps » physique des Hypothétiques. Turk n’avait quant à lui pas d’opinion sur le sujet.

La version des Archives que possédait Lise était une édition autorisée publiée aux États-Unis. Corrigée et mise en forme par un comité de scientifiques et de fonctionnaires gouvernementaux, elle était notoirement incomplète. Avant sa mort, Wun avait pu faire en sorte que des copies non censurées du texte circulent en secret, avec quelque chose d’encore plus précieux : les « médicaments » martiens, dont la substance qui ajoutait trente et quelques années à une durée de vie humaine moyenne, le traitement appelé « Quatrième Âge » qui avait sans doute tenté le père de Lise.

On prétendait qu’il y avait désormais sur Terre un grand nombre de Quatrièmes Âges terriens, malgré l’absence des structures sociales élaborées qui régissaient la vie de leurs cousins martiens. Prendre le traitement était illégal depuis un accord des Nations unies signé par la quasi-totalité des États membres.

Aux États-Unis, le Département de Sécurité génomique se consacrait surtout au démantèlement de cultes authentiques ou frauduleux du Quatrième Âge… et à la régulation du florissant commerce d’améliorations génétiques humaines ou animales. C’était pour ce service que travaillait l’ex-mari de Lise.


« Tu sais, dit-elle, on n’en a pas beaucoup parlé.

— On n’a pas beaucoup parlé de quoi que ce soit, ai-je l’impression. »

Le sourire de Lise, bien que fugace, était agréable.

« Tu connais des Quatrièmes Âges ? demanda-t-elle.

— Je serais incapable d’en reconnaître un », lui répondit-il, et si c’était une dérobade, elle ne parut pas le remarquer.

« Parce que c’est différent, ici, à Port M, dit-elle. Dans le Nouveau Monde. Les lois ne sont pas appliquées de la même manière que sur Terre.

— C’est en train de changer, à ce que j’ai entendu dire.

— Voilà pourquoi je veux voir ce à quoi s’intéressait mon père avant que tout soit effacé. Il paraît qu’il y a une communauté secrète de Quatrièmes Âges quelque part en ville. Peut-être même plusieurs.

— Ouais, j’ai entendu dire ça. J’ai entendu dire beaucoup de choses. Pas toutes vraies.

— Je peux faire tout le travail de recherche de deuxième main que je veux, mais ce dont j’ai vraiment besoin, c’est de parler à quelqu’un qui a rencontré en personne cette communauté locale de Quatrièmes Âges.

— D’accord. Brian pourrait peut-être t’arranger ça, la prochaine fois que le DSG arrêtera quelqu’un. »

Il regretta immédiatement ses paroles, ou de ne pas les avoir prononcées avec davantage de ménagements. Lise se raidit. « Brian et moi avons divorcé, et je ne suis pas responsable des activités de la Sécurité génomique.

— Mais il recherche les mêmes gens que toi.

— Pas pour les mêmes raisons.

— T’arrive-t-il de te poser la question ? De te demander s’il ne serait pas en train de t’utiliser pour lui tirer les marrons du feu ? De profiter de tes recherches ?

— Je ne montre pas mon travail à Brian… ni à personne.

— Pas même quand il t’appâte avec la femme qui t’a peut-être privée de ton père ?

— Je ne suis pas sûre que tu aies le droit de…

— Laisse tomber. C’est juste que bon, je me fais du souci, tu comprends. »

Elle était manifestement sur le point de répliquer, mais elle pencha la tête et y réfléchit d’abord. C’était une des choses que Turk avait tout de suite remarquées, chez elle, cette habitude de prendre un peu de recul avant de rendre un verdict.

Elle dit : « Ne fais pas de suppositions sur Brian et moi. Ce n’est pas parce qu’on se parle encore que je lui rends service.

— Juste pour qu’on sache où on en est », dit-il.


À midi, le ciel était gris, mais de nuages de pluie, sans rien d’exotique, qui lâchèrent des trombes inhabituelles pour la saison. Turk s’en réjouit néanmoins : toute cette eau emporterait une partie des cendres dans le sol ou dans l’océan et pourrait même contribuer à sauver les récoltes, si c’était possible. Mais elle ne l’aida pas à s’éloigner de Port M par le sud après avoir récupéré sa voiture sur le parking du Harley’s. Des taches luisantes de cendres grises rendaient la chaussée glissante. Ruisseaux et rivières avaient pris la couleur de l’argile et gonflé dans leur lit. Lorsque la route passa au sommet des crêtes, Turk vit du limon se répandre dans l’océan par une douzaine de deltas boueux.

Quittant la route côtière par une sortie non indiquée, il se dirigea vers un endroit que la plupart des anglophones appelaient New Delhi Flats : un bidonville sur un plateau entre deux cours d’eau, sous un promontoire à pic qui s’effritait un peu plus à chaque saison des pluies. Des allées de terre battue séparaient les rangées de logements préfabriqués chinois bon marché, et les cabanes construites aux beaux jours avaient été complétées d’une toiture en toile goudronnée et de plaques d’isolant apportées d’usines de mauvaise qualité plus haut sur la côte. Il n’y avait pas de police dans les Flats, pas de véritable autorité au-delà de celle qu’arrivaient à exercer les églises, temples et mosquées. Les bulldozers ne s’étaient pas approchés des Flats, si bien que des dunes molles et humides bouchaient les allées les plus étroites. Mais on avait dégagé à la pelle un passage sur la rue principale, et il ne fallut que quelques minutes à Turk pour arriver à la maison de Tomas Ginn : une masure vert arsenic sans rien de particulier, coincée entre deux autres en tout point identiques.

Il se gara et pataugea dans un fin gruau de cendres mouillées jusqu’à la porte de Tomas. Il frappa. Ne recevant aucune réponse, il recommença. Un visage ridé apparut un instant sur sa gauche à une fenêtre munie d’un rideau. Puis la porte s’ouvrit.

« Turk ! » Tomas Ginn parlait d’une voix qui semblait sortir d’un soubassement rocheux, une voix d’homme âgé, mais plus ferme que le jour où Turk l’avait rencontré. « Je ne m’attendais pas à te voir. Surtout au milieu de tous ces ennuis. Entre donc. C’est en bordel, mais je me débrouillerai pour te trouver à boire. »

Turk pénétra dans la maison de Tomas, simple pièce unique aux cloisons minces avec à un bout un canapé miteux et une table, à l’autre une cuisine miniature, le tout mal éclairé. Les autorités de Port Magellan n’avaient posé aucun câble électrique dans les environs. La seule électricité disponible provenait d’un ensemble de cellules photovoltaïques Sinotec sur le toit, cellules à l’efficacité considérablement réduite par la chute de cendres. Il flottait dans la demeure un arôme persistant de soufre et de talc, mais qui provenait surtout des cendres entrées avec Turk. Tomas était un maniaque du rangement, à sa manière. « En bordel », pour lui, signifiait que deux cannettes de bière vides traînaient sur l’étroit comptoir.

« Assieds-toi donc », dit Tomas en prenant place sur une chaise à l’assise cabossée qui, avec le temps, avait fini par reproduire en creux et en détail son arrière-train osseux. Turk choisit le coussin le moins abîmé du vieux canapé de son ami. « T’as vu cette merde qui tombe du ciel, dément, hein ? Enfin, qui a demandé ça ? J’ai dû me servir de ma pelle pour ne pas rester coincé chez moi, hier, quand j’ai voulu aller faire les courses. »

Plutôt incroyable, convint Turk.

« Bon, qu’est-ce qui t’amène ? Ce n’est pas une simple visite de courtoisie, j’imagine, avec ce temps. Si on peut appeler ça un temps.

— Une question à poser, indiqua Turk.

— Ou un service à demander, peut-être ?

— Eh bien… de toute manière, ça commence par une question.

— Sérieuse ?

— Possible.

— Donc, tu veux une bière ? Histoire de te laver le gosier de cette poussière ?

— Pas bête », convint Turk.


Turk avait rencontré Tomas à bord d’un vieux pétrolier à simple coque qui se rendait à Breaker Beach pour son ultime voyage.

Le Kestrel avait été le ticket de Turk pour le Nouveau Monde : il s’y était embarqué comme matelot breveté à un salaire dérisoire. Comme le reste de l’équipage, car il s’agissait d’un voyage à sens unique. De l’autre côté de l’Arc, à Équatoria, le marché de l’acier et du fer de récupération était en plein essor. Sur Terre, un gros navire comme le Kestrel était un handicap : trop ancien pour arriver à respecter les normes internationales, ne pouvant servir qu’aux plus pauvres des commerces côtiers, d’un coût prohibitif à démanteler. Mais dans le Nouveau Monde, le même vieux rafiot rouillé devenait une source de précieuses matières premières que dépouilleraient et dépèceraient des armées d’ouvriers thaïs ou indiens munis de chalumeaux à acétylène et gagnant leur vie sans les contraintes des lois sur la protection de l’environnement… les casseurs professionnels de Breaker Beach, à quelques centaines de kilomètres au nord de Port Magellan.

Au cours de ce voyage, Turk et Tomas avaient partagé un carré et appris deux ou trois choses l’un sur l’autre. Tomas affirmait avoir vu le jour en Bolivie, mais avoir grandi à Biloxi et travaillé garçon puis jeune homme d’abord sur les quais de cette ville du Mississippi, ensuite sur ceux de La Nouvelle-Orléans. Il avait pris de temps en temps la mer au fil des décennies, par exemple durant les tumultueuses années du Spin, quand le gouvernement américain avait relancé la vieille marine marchande pour faire un geste dans le domaine de la sécurité nationale, et ensuite, quand le commerce entre les deux côtés de l’Arc avait suscité une nouvelle demande en navires.

Tomas s’était embarqué sur le Kestrel exactement pour la même raison que Turk : s’en servir comme aller simple pour la terre promise. Ou pour ce que tous deux aimaient s’imaginer être une terre promise. Tomas n’était pas un ingénu : il avait déjà traversé cinq fois l’Arc et passé plusieurs mois à Port Magellan, ville dont il connaissait les vices de première main et savait d’expérience avec quelle cruauté elle pouvait traiter les nouveaux venus. Mais elle était plus libre, plus ouverte, plus nonchalamment polyglotte que n’importe quelle ville de la Terre… c’était dans cette ville de marins, bâtie en grande partie par des marins expatriés, qu’il voulait passer les dernières années de sa vie, face à un paysage seulement accessible à l’homme depuis peu. (Turk s’était fait embaucher à peu près dans le même but, mais lui-même traverserait l’Arc pour la première fois, tenant à s’éloigner au maximum du Texas pour des raisons sur lesquelles il ne souhaitait pas s’étendre.)

L’ennui avec le Kestrel était que, navire sans le moindre avenir et donc mal entretenu, il se trouvait tout juste en état de naviguer. Tout le monde à bord le savait, depuis le capitaine philippin jusqu’à l’adolescent syrien illettré qui servait à manger dans le poste d’équipage. Cela rendait le voyage dangereux. Le mauvais temps avait sabordé de nombreux bâtiments en route pour Breaker Beach, et plus d’un navire rouillé reposait sous l’Arc des Hypothétiques.

Mais le temps dans l’océan Indien avait été d’une clémence rassurante, et comme il s’agissait de sa première traversée, Turk s’était débrouillé, malgré le risque que ses compagnons de bord se moquent de lui, pour se trouver sur le pont au moment de franchir l’Arc. C’était en pleine nuit. Il s’appropria un endroit abrité derrière le gaillard d’avant, se fit un oreiller d’une poignée de chiffons raides de peinture sèche et s’allongea pour contempler les étoiles. Éparpillées par les quatre milliards d’années d’évolution galactique écoulées pendant l’enfermement de la Terre dans sa membrane Spin, elles n’avaient toujours pas retrouvé de nom trente ans après, mais Turk n’en avait jamais connu d’autres. Il avait à peine cinq ans à la fin du Spin. Sa génération avait grandi dans le monde post-Spin en trouvant normal qu’on puisse changer de planète à bord d’un navire. Contrairement à d’autres, Turk n’était toutefois jamais parvenu à considérer ce fait comme banal. Pour lui, cela continuait à sembler merveilleux.

L’Arc des Hypothétiques était une structure beaucoup plus grande que tout ce qu’aurait pu construire l’humanité. À l’échelle des étoiles et des planètes, celle à laquelle on supposait qu’opéraient les Hypothétiques, l’objet restait relativement petit… mais Turk ne s’attendait pas à tomber un jour sur un objet fabriqué plus grand. Il l’avait souvent vu en photographie, en vidéo et en schéma dans des manuels scolaires, mais rien de tout cela ne rendait justice au véritable Arc.

Il l’avait vu pour la première fois depuis le port de Sumatra, où il s’était embarqué sur le Kestrel. Par temps clair, on y distinguait le pilier oriental de l’Arc, surtout au crépuscule, quand les dernières lueurs grimpaient sur le fil pâle qu’elles assombrissaient en une délicate ligne dorée. Mais il se trouvait désormais presque directement sous l’apex, d’où un spectacle tout différent. On avait comparé l’Arc à une alliance de mille cinq cents kilomètres de diamètre lâchée dans l’océan Indien, et dont une moitié s’enfoncerait dans le soubassement rocheux de la planète tandis que l’autre monterait jusque dans l’espace au-dessus de l’atmosphère. Depuis le pont du Kestrel, Turk ne voyait pas les piliers entrer dans les flots, mais il distinguait le sommet de l’Arc qui reflétait les dernières lueurs du soleil, coup de pinceau bleu argenté devenant rouge foncé à ses extrémités orientale et occidentale et frissonnant dans la chaleur de l’air vespéral.

De près, disaient les gens, quand on naviguait à portée de voix d’un des piliers, celui-ci ressemblait à une colonne de béton sortant de la surface de l’océan, sauf que cette colonne d’une largeur immense ne cessait jamais de monter, jusqu’à perte de vue. Malgré son apparence des plus statiques, l’Arc n’était toutefois pas un objet inerte, mais une machine. Il communiquait avec une réplique de lui-même, ou peut-être la deuxième moitié de lui-même, disposée dans l’océan compatible du Nouveau Monde, à de nombreuses années-lumière de là. Peut-être tournait-il autour d’une des étoiles que Turk voyait du pont du Kestrel, perspective qui lui donnait le frisson. Si l’Arc semblait inanimé, il surveillait en réalité la surface proche des deux mondes et gérait la circulation dans les deux sens. Car c’était ce qu’il faisait, telle était sa fonction. Un oiseau, une branche d’arbre emportée par la tempête ou un courant marin passant sous l’Arc continuait son chemin sans encombre. Les eaux de la Terre et du Nouveau Monde ne se mêlaient jamais. Mais tout navire habité qui traversait l’Arc se retrouvait saisi et transporté à une distance inimaginable. Les récits s’accordaient à juger la transition presque décevante tant elle s’accomplissait en douceur, mais Turk voulait la vivre là, à l’air libre, pas en bas dans les quartiers de l’équipage où il lui faudrait même attendre le rituel coup de sirène du navire pour savoir que c’était arrivé.

Il consulta sa montre. C’était presque l’heure. Il attendait encore quand Tomas sortit de l’ombre et s’avança, le sourire aux lèvres, dans la lueur d’une lampe du pont.

« Ouais, première fois », admit Turk, anticipant le commentaire qui ne pouvait que venir.

« Merde, répondit Tomas, pas besoin d’expliquer. Je sors à chaque traversée. De jour ou de nuit. Comme pour présenter mes respects. »

À qui ? Aux Hypothétiques ? Mais Turk ne posa pas la question.

« Eh, oh là ! ajouta Tomas en tournant son vieux visage vers le ciel. On y est. »

Aussi Turk retint-il – inutilement – son souffle et observa-t-il les étoiles pâlir puis tournoyer autour du sommet de l’Arc comme des reflets dans l’eau troublés par la proue d’un bateau. Puis il y eut soudain du brouillard tout autour du Kestrel, ou une espèce de buée qui lui rappela le brouillard même si elle n’avait ni l’odeur ni le goût de l’humidité… ainsi qu’un vertige passager, une pression dans ses oreilles. Les étoiles réapparurent ensuite, mais différentes, plus grosses et plus brillantes dans ce qui semblait un ciel plus noir, et l’air, qui avait bien désormais une odeur et un goût légèrement différents, s’enroula en bourrasque autour des angles de métal dur du pont supérieur, comme pour se présenter, un air chaud, sentant le sel et d’une fraîcheur vivifiante. Et là-haut sur la passerelle du Kestrel, l’aiguille du compas avait dû pivoter d’un coup, comme tous les compas à chaque traversée de l’Arc, parce que la sirène du navire poussa un long et unique gémissement, d’une force écrasante mais qui semblait presque timide sur cet océan n’ayant que récemment fait connaissance avec les êtres humains.

« Le Nouveau Monde », dit Turk en pensant : ça y est ? C’est aussi facile que ça ?

« Équatoria », répliqua Tomas qui, comme la plupart des gens, confondait la planète et le continent. « Quel effet ça te fait d’avoir voyagé dans l’espace, Turk ? »

Mais Turk ne put répondre, car deux hommes d’équipage qui s’étaient discrètement approchés venaient de lui jeter un seau d’eau salée au visage avec de grands éclats de rire. Un autre rite de passage, un baptême pour le marin puceau. Il avait traversé, enfin, le méridien le plus étrange du monde. Et il n’avait pas l’intention de revenir, ni de véritable foyer dans lequel revenir.


Déjà affaibli par l’âge quand il embarqua sur le Kestrel, Tomas fut blessé quand l’échouage du navire tourna mal.

Il n’y avait ni quais ni docks à Breaker Beach. Turk l’avait constaté depuis le bastingage au premier véritable coup d’œil qu’il put donner à la côte d’Équatoria. Rosi par la lumière de l’aube, le continent se dressait sur l’horizon tel un mirage, alors même que la main de l’homme l’avait amplement modifié. Les trois décennies écoulées depuis la fin du Spin avaient vu la région sauvage à l’est d’Équatoria se transformer en capharnaüm de villages de pêcheurs, de camps de bûcherons, d’usines primitives, de terres arables dégagées par brûlis, de routes tracées à la hâte, d’une douzaine de petites villes en plein développement et d’une plus grande, par laquelle transitaient la plupart des riches ressources de l’arrière-pays. Breaker Beach, à presque cent milles nautiques au nord de Port Magellan, était sans doute la plus laide des régions occupées par l’homme sur le littoral… Turk n’en savait rien, mais le capitaine philippin du cargo l’affirmait, et cela semblait plausible. La large plage blanche, protégée par un cap caillouteux, était jonchée de carcasses de navires brisés et souillée par la fumée et les cendres d’un millier de feux. Turk repéra un pétrolier à double coque assez semblable au Kestrel, une vingtaine de pétroliers côtiers et même un navire militaire dépouillé de tout signe et marquage distinctif : des bateaux arrivés depuis peu et dont la démolition venait de commencer. Sur de nombreux autres milles, la plage était bondée d’armatures en acier dépouillées de leur bordé extérieur et de caverneuses moitiés de navires dans lesquelles les chalumeaux à acétylène des ouvriers jetaient une lueur intermittente.

Derrière les huttes, forges, remises et ateliers d’usinage fabriqués avec du métal de récupération, on voyait des casseurs, pour la plupart des Indiens ou des Malais travaillant pour racheter le contrat qui leur avait permis de traverser l’Arc. En toile de fond, floues dans l’air du matin, des collines boisées se déroulaient jusque dans les contreforts gris-bleu de la chaîne de montagnes.

Il ne put rester sur le pont durant l’échouage. La procédure standard, pour livrer un navire de grande taille à Breaker Beach, consistait tout simplement à le faire aller droit sur la côte jusqu’à ce qu’il y reste coincé. Les casseurs s’occuperaient du reste, affluant sur le bateau aussitôt l’équipage évacué. L’acier finirait plus bas sur la côte dans des usines de relaminage, les kilomètres de câbles et de tuyauterie en aluminium seraient extraits et cédés au prix de gros, les cloches du navire elles-mêmes, à ce qu’avait entendu dire Turk, finiraient vendues aux temples bouddhistes locaux. Sur Équatoria, aucun objet manufacturé ne restait inutilisé. Peu importait que l’échouage d’un vaisseau aussi énorme que le Kestrel puisse s’avérer violent et destructeur. Aucun de ces bateaux ne reprendrait la mer.

Il descendit du pont lorsque le signal retentit et trouva Tomas en train d’attendre dans le poste d’équipage avec un grand sourire. Turk s’était pris d’affection pour le sourire décharné de Tomas… un sourire sincère, même s’il semblait celui d’un fou. « C’est le bout du chemin pour le Kestrel, annonça le vieil homme. Et c’est le bout du chemin pour moi aussi. Les poules rentrent dormir au poulailler.

— On est positionnés face à la plage », dit Turk. Le capitaine ne tarderait pas à lancer les moteurs, à engager les hélices et à envoyer le navire droit sur le rivage. Les moteurs seraient coupés au tout dernier moment et la proue labourerait le sable à marée haute. L’équipage déroulerait alors des échelles de corde pour dévaler la coque, leurs sacs seraient descendus et Turk ferait ses premiers pas sur Breaker Beach. Un mois plus tard, le Kestrel ne serait guère plus qu’un souvenir et quelques tonnes d’acier, de fer et d’aluminium recyclés.

« Chaque mort est une naissance, proféra Tomas, dont l’âge avancé lui permettait de telles déclarations.

— Je n’en suis pas sûr.

— Non. Tu me fais l’impression de quelqu’un qui en sait davantage qu’il ne le montre. C’est la fin du Kestrel. Mais aussi ton arrivée dans le Nouveau Monde. Ce qui fait bien une mort et une naissance.

— Si tu le dis, Tomas. »

Turk sentit les vieux moteurs du navire se mettre à vrombir. L’échouage serait fatalement violent. Tout le matériel non fixe du bord avait déjà été rangé ou démonté et expédié à terre par les chaloupes de sauvetage. La moitié de l’équipage avait déjà débarqué. « Holà ! s’exclama Tomas en sentant les vibrations traverser le plancher et remonter par les pieds des chaises. On fonce, c’est moi qui te le dis. »

La proue doit creuser un sillon dans les flots, se dit Turk, comme chaque fois que le navire commence à vrombir et accélérer de cette manière. Sauf qu’ils n’étaient plus au large. Leur emplacement sur la plage se trouvait droit devant, et le continent montait de plus en plus sous leurs pieds. Le capitaine restait en contact radio avec un pilote à terre qui lui indiquerait des corrections de cap mineures et le moment de couper les moteurs.

Bientôt, espéra Turk. Il aimait la vie en mer, et cela ne le gênait pas de rester sous le pont, mais il s’aperçut qu’il détestait se trouver dans une pièce sans fenêtre au moment où un sinistre délibérément planifié allait se produire. « Tu as déjà fait ça ?

— Eh bien, non, répondit Tomas, pas de ce côté-là. Mais il y a quelques années, sur une plage de démantèlement près de Goa, j’ai vu s’échouer un vieux porte-conteneurs. Un navire pas tellement plus petit que celui-là. Ça ne manque pas d’une certaine poésie, en fait. Il est arrivé sur la plage comme une de ces tortues de mer qui essayent de pondre. Je veux dire, il faut se préparer, s’accrocher, je suppose, mais ce n’était pas violent. » Quelques minutes plus tard, Tomas consulta la montre qui pendait comme un bracelet à son poignet osseux. « Ça va être le moment de couper les moteurs.

— Comment tu le sais ?

— J’ai des yeux et des oreilles. Je sais où on a jeté l’ancre et j’entends à quelle allure on avance. »

Turk pensa à une vantardise supplémentaire de la part de Tomas, mais le vieil homme pouvait avoir raison. Il s’essuya les paumes sur les genoux de son jean. Il se sentait nerveux, mais qu’est-ce qui pouvait mal tourner ? Ce n’était plus qu’une question de balistique.

Cela tourna mal parce que, découvrit-il plus tard, la passerelle du Kestrel se retrouva privée d’électricité à un moment critique, à cause d’un court-circuit ou d’une panne de composant dans les circuits d’époque. Le capitaine ne put donc ni entendre les instructions du pilote à terre ni transmettre ses ordres à la salle des machines. Le Kestrel, qui aurait dû arriver sur la plage en avançant sur son erre, y parvint toujours propulsé par ses moteurs. Projeté à bas de sa chaise lorsque le navire s’enfonça dans le littoral puis gîta de manière grotesque par tribord, Turk garda l’esprit assez clair pour voir le placard en acier brossé renfermant les couverts se détacher de la paroi la plus proche et basculer dans sa direction. Ce placard ayant approximativement la taille et le poids d’un cercueil, Turk s’efforça de ne pas rester dessous, mais il n’avait pas le temps de s’écarter. Par chance, Tomas, qui s’était débrouillé pour rester debout, tendit la main vers la bruyante boîte métallique qu’il réussit à attraper par le coin au passage, permettant à Turk de se pousser. Turk se retrouva contre une chaise au moment où le Kestrel cessait d’avancer et où ses moteurs, par bonheur, finissaient par s’arrêter. La coque du vieux pétrolier émit un sonore gémissement préhistorique, puis se tut. Enfin échoué. Aucun mal…

Sauf pour Tomas, percuté par le lourd placard, qui lui avait ouvert l’avant-bras gauche jusqu’à l’os.

L’air stupéfait, il serrait la plaie dans son giron trempé de sang. Turk posa un garrot à l’aide d’un mouchoir avant d’enjoindre à son ami de cesser de jurer et de rester tranquille pendant qu’il allait chercher de l’aide. Il lui fallut dix minutes pour trouver un officier disposé à l’écouter.

Le médecin de bord avait déjà débarqué et l’infirmerie été vidée de ses médicaments, aussi dut-on descendre Tomas du pont dans un brancard improvisé à partir d’un panier et de cordes, avec seulement deux comprimés d’aspirine pour apaiser la douleur. Pour finir, le capitaine du Kestrel réfuta toute responsabilité, récupéra sa paye auprès du patron des casseurs et partit en bus à Port Magellan avant le coucher du soleil. Turk resta donc à veiller sur Tomas jusqu’à ce qu’il arrive à convaincre un soudeur malais au repos d’appeler un vrai médecin. Ou ce qui en tenait lieu dans cette partie du Nouveau Monde. Une femme, précisa le maigre Malais dans son mauvais anglais. Un bon médecin, occidental, très gentil avec les casseurs. Une Blanche, mais qui avait vécu des années dans un village de pêcheurs minang pas très loin sur la côte.

Elle s’appelait Diane, dit-il.

Six

Turk parla – un peu – de Lise à Tomas Ginn. Il lui raconta qu’ils s’étaient liés alors qu’une tempête les bloquait dans les montagnes, qu’il n’avait pas pu se la sortir de la tête même une fois de retour dans la civilisation, même quand elle avait cessé de le rappeler, et qu’ils s’étaient retrouvés pendant la chute de cendres.

Installé dans son fauteuil détérioré, Tomas l’écouta en sirotant de la bière dans une bouteille verte, un sourire placide aux lèvres, comme s’il avait découvert une espèce d’endroit sans vent à l’intérieur de sa tête. « Tu ne m’as pas l’air de vraiment bien connaître cette dame.

— Je la connais autant que j’en ai besoin. Avec certaines personnes, ce n’est pas si difficile de savoir si on a confiance ou pas.

— Et elle, tu lui fais confiance, pas vrai ?

— Ouais. »

Tomas recouvrit de la main l’entrejambe de son jean baggy. « C’est à ce truc-là que tu fais confiance. Marin jusqu’au dernier centimètre.

— Ce n’est pas ça.

— Ça ne l’est jamais. Mais ça l’est toujours. Et donc, pourquoi venir jusqu’ici me parler de cette femme ?

— En fait, je me disais que je pourrais peut-être te la présenter.

— Moi ? J’suis pas ton père, Turk.

— Non, et tu n’es pas non plus ce que tu étais avant.

— Je vois pas le rapport. »

Turk devait désormais avancer avec prudence. Avec la plus grande délicatesse, dans la mesure de ses moyens. « Eh bien… Elle est intriguée par les Quatrièmes Âges.

— Oh, doux Jésus. » Tomas roula des yeux. « Intriguée ?

Elle a de bonnes raisons pour ça.

— Si je comprends bien, tu veux me montrer moi à elle ? Genre pièce à conviction ?

— Non. En fait, je veux la laisser parler à Diane. Mais il me faut d’abord ton avis. »


Diane – le médecin occidental, ou l’infirmière, comme elle tenait à s’appeler – était venue à pied à Breaker Beach d’un village de l’arrière-pays pour soigner le bras ouvert de Tomas.

Turk commença par se méfier d’elle. À Équatoria, surtout dans des trous perdus comme celui-ci, personne ne vérifiait si vous aviez ou non un diplôme de médecine. C’était du moins son impression. Une seringue et un flacon d’eau distillée suffisaient pour se dire docteur, et bien entendu, les patrons de la casse approuveraient n’importe quel médecin autoproclamé qui travaillerait gratuitement, quels que soient ses résultats. Turk attendit donc avec Tomas dans une cabane vide l’arrivée de cette femme, conversant de temps en temps avec le vieil homme jusqu’à ce que celui-ci s’endorme, malgré le sang qui continuait à couler dans son bandage de fortune. La cabane, faite d’un bois local, avec des branches rondes écorcées et noueuses comme du bambou qui soutenaient un toit de tôle plat, sentait la vieille cuisine, le tabac et la sueur. Il faisait très chaud à l’intérieur, même si un léger souffle entrait de temps à autre par la porte à moustiquaire.

Le soleil se couchait quand le docteur écarta enfin cette porte après avoir grimpé la planche menant au sol surélevé.

Elle portait une tunique et un pantalon ample taillés dans un tissu ayant la couleur et la texture de la mousseline non apprêtée. Elle n’était pas jeune. Loin de là. Elle avait les cheveux si blancs qu’ils semblaient presque transparents. « Qui est le patient ? demanda-t-elle en plissant des yeux. Et soyez gentil, allumez une lampe : je n’y vois quasiment rien.

— Je m’appelle Turk Findley, indiqua Turk.

— Vous êtes le patient ?

— Non, je…

— Montrez-moi le patient. »

Il monta donc la mèche d’une lampe à huile avant de faire franchir une seconde moustiquaire à la nouvelle venue pour la conduire au matelas jauni sur lequel dormait Tomas. Dehors, dans le crépuscule, les chœurs des insectes commençaient à s’échauffer. Turk n’avait jamais entendu d’insectes faisant ce bruit-là, mais on ne pouvait se méprendre sur cet inflexible bourdonnement staccato. Des coups de marteau, des fracas de tôles, le teuf-teuf et le gémissement de moteurs diesel lui parvenaient de la plage.

Tomas ronflait sans se rendre compte de rien. Le docteur – Diane – regarda le bandage sur son bras avec une expression de mépris. « Comment c’est arrivé ? »

Turk lui raconta.

« Il s’est donc sacrifié pour vous ?

— Il a sacrifié un morceau de son bras, en tout cas.

— Vous avez de la chance d’avoir un ami comme ça.

— Commencez par le réveiller. Vous me direz ensuite si j’ai de la chance. »

Elle secoua doucement Tomas par l’épaule. Celui-ci ouvrit les yeux et se mit aussitôt à jurer. Des vieux jurons, en créole, aussi épicés que du gombo. Il essaya de s’asseoir, se ravisa. Il finit par fixer son attention sur Diane. « Et qui vous êtes, bordel ?

— Une infirmière. Calmez-vous. Qui vous a bandé ?

— Un type sur le bateau.

— Il a fait ça n’importe comment. Laissez-moi voir.

— Eh bien, c’était sa première fois, je crois. Il… aïe ! Nom de Dieu, Turk, elle est vraiment infirmière ?

— Ne faites pas l’enfant, dit Diane. Et arrêtez de bouger. Je ne peux pas vous aider sans voir ce qui ne va pas. » Un temps d’arrêt. « Ah. Bon. Vous avez de la chance de ne pas vous être ouvert une artère. » Elle sortit de sa sacoche une seringue qu’elle remplit. « Quelque chose pour la douleur avant que je nettoie et suture. »

Tomas se mit à protester, mais uniquement pour la forme. Il sembla soulagé quand l’aiguille s’enfonça sous sa peau.

Turk recula pour laisser le maximum de place à Diane, même s’il n’y en avait guère dans cette petite cabane. Il se demanda à quoi ressemblait la vie d’un casseur… de dormir sous un toit de tôle en priant de ne pas être blessé ou tué avant d’arriver au bout de son contrat, avant d’avoir la récompense promise : une année de salaire et un ticket de bus pour Port M. Le camp disposait bien d’un médecin officiel, lui avait expliqué le patron, mais celui-ci ne venait que deux fois par semaine, en général pour remplir des formulaires. Diane s’occupait de l’essentiel des raccommodages de routine.

Turk la regarda s’activer, silhouette découpée par la lumière de la lampe sur la gaze de la moustiquaire. Elle était maigre et évoluait avec la prudence calculée des personnes très âgées. Mais elle semblait solide. Elle travaillait avec méthode et douceur, en marmonnant à l’occasion quelques mots entre ses dents. Elle devait être à peu près de l’âge de Tomas, qui disait parfois avoir soixante ans, parfois en avoir soixante-dix… mais elle pouvait être encore plus âgée.

Tandis qu’elle soignait Tomas, il arriva à celui-ci de jurer avec beaucoup de résolution, mais non sans une certaine léthargie médicamenteuse. La désagréable odeur d’antiseptique poussa Turk à sortir dans l’obscurité de plus en plus épaisse. Sa première nuit dans le Nouveau Monde. Il vit non loin de là un bosquet de buissons en fleur dont il ne connaissait pas le nom, avec des feuilles à six lobes qui s’agitaient dans une brise venue du large. Les fleurs, bleues, sentaient le clou de girofle, la cannelle ou une autre de ces épices de Noël. À plus grande distance, les lumières et feux de la plage industrielle vacillaient comme des cordeaux bickford allumés. Et derrière la plage, l’océan ondulait avec une vague phosphorescence verte, sous les étoiles inconnues qui décrivaient de grands cercles paresseux.


« Il pourrait y avoir des complications », annonça Diane quand elle en eut fini avec Tomas.

Elle vint s’asseoir près de Turk au bord de la plate-forme en bois qui plaçait le plancher de la cabane à une trentaine de centimètres du sol. Elle avait travaillé dur à nettoyer puis refermer la plaie de Tomas et s’essuya le front avec un mouchoir. Turk lui trouva un accent américain. Et même légèrement sudiste… le Maryland, peut-être, ou les environs.

Il lui demanda de quel genre de complications elle parlait.

« Avec de la chance, rien de grave. Mais Équatoria est un environnement microbien complètement nouveau… vous comprenez ?

— Je suis peut-être idiot, mais pas ignorant. »

Elle rit de sa repartie. « Je vous fais mes excuses, monsieur… ?

— Findley, mais appelez-moi Turk.

— Vos parents vous ont prénommé Turk ?

— Non, madame. Mais la famille a vécu quelques années à Istanbul quand j’étais gamin. Ce qui m’a valu de connaître quelques mots de turc. Et un surnom. Donc, vous voulez dire que Tomas pourrait attraper une espèce de maladie locale ?

— Il n’y a sur cette planète aucun être humain autochtone, ni d’hominidés ni de primates, rien qui nous ressemble de près ou de loin. La plupart des maladies locales ne peuvent pas nous atteindre. Mais il y a des bactéries et des fongus qui se développent dans les environnements chauds et humides, dont le corps humain. Rien auquel nous ne puissions nous adapter, monsieur Findley… Turk… rien d’assez dangereux ou contagieux pour qu’on puisse le ramener sur Terre. Mais ce n’est quand même pas une bonne idée d’arriver dans le Nouveau Monde avec un système immunitaire handicapé ou, comme dans le cas de M. Ginn, une plaie ouverte bandée par un imbécile.

— Vous ne pouvez pas lui donner des antibiotiques ?

— C’est ce que j’ai fait. Mais les micro-organismes locaux ne réagissent pas forcément aux médicaments classiques. Comprenez-moi bien : il n’est pas malade, et selon toute probabilité, il ne tombera pas malade, mais le risque zéro n’existe pas. Vous êtes très lié avec M. Ginn ?

— Pas vraiment. Mais comme je vous l’ai dit, il s’est blessé en essayant de m’aider.

— Je préférerais qu’il reste ici quelques jours pour garder l’œil sur lui. D’accord ?

— Aucun problème de mon côté, mais vous aurez peut-être du mal à convaincre Tomas. Je ne suis pas son gardien.

— Où allez-vous, si je puis me permettre ?

— Je descends la côte jusqu’en ville.

— Une adresse particulière ? Un endroit où je peux vous joindre ?

— Non, madame. Je suis nouveau, ici. Mais vous pouvez dire à Tomas que je le chercherai au local du syndicat, quand il ira à Port Magellan. »

Elle sembla déçue. « Je vois.

— Ou peut-être que je peux vous appeler. »

Elle se tourna vers lui pour l’observer un long moment. Pour le scruter d’un regard implacable qui mit Turk un peu mal à l’aise. « D’accord, dit-elle enfin. Je vais vous donner un numéro. »

Elle dénicha un crayon dans sa sacoche et inscrivit le numéro en question au dos d’une souche de billet de la Compagnie des autocars côtiers et urbains.


« Elle t’évaluait, dit Tomas.

— Je sais bien.

— Cette femme a du nez.

— Ouais. Justement », dit Turk.

Turk se trouva donc un logement à Port M et vécut un moment sur ses économies, passant de temps en temps au Syndicat des marins pour y chercher Tomas. Mais celui-ci ne vint pas. Turk ne s’en inquiéta tout d’abord guère. Tomas pouvait être partout. Tomas pouvait s’être mis dans l’idée de traverser les montagnes, pour ce qu’il en savait. Aussi Turk allait-il dîner ou boire un verre sans plus penser à son camarade. Au bout d’un mois, il ressortit toutefois la souche de billet afin de composer le numéro inscrit dessus.

Il obtint un message enregistré indiquant que le numéro n’était plus en service.

Ce qui piqua sa curiosité et réveilla son sentiment de dette. Alors qu’il commençait à manquer d’argent et s’apprêtait à se faire embaucher sur les oléoducs, il remonta la côte en stop et marcha quelques kilomètres pour arriver à la plage des casseurs, où il se mit à poser des questions. Un des patrons se souvint du visage de Turk et lui indiqua que son ami avait été malade, et que c’était dommage, mais qu’ils ne pouvaient pas se permettre de consacrer du temps et des soins à un marin malade, aussi Ibu Diane et quelques pêcheurs minangs avaient-ils transporté le vieil homme dans leur village.

Turk s’acheta à dîner dans un restaurant chinois à toit en tôle au carrefour avant de repartir en stop plus haut sur la côte, jusqu’à une baie en fer à cheval que le long crépuscule d’Équatoria dotait de couleurs criardes. Le chauffeur, VRP pour une compagnie d’import-export d’Afrique occidentale, montra à Turk une route de terre battue avec un panneau couvert d’une écriture curviligne indéchiffrable pour Turk. Le village minang est au bout du chemin, lui affirma le représentant. Turk s’enfonça de quelques kilomètres dans la forêt, et juste au moment où les étoiles devenaient brillantes et les insectes ennuyeux, il se retrouva entre une rangée de maisons en bois à l’avant-toit en cornes de buffle et un bazar éclairé à la lanterne où des hommes à casquette rectangulaire attablés à des bobines de câbles buvaient du café. Il produisit son sourire le plus avenant pour demander à un passant comment se rendre à la clinique du docteur Diane.

Le piéton lui rendit son sourire, hocha la tête et lança quelques mots en direction du bazar. Deux jeunes hommes musclés en sortirent aussitôt pour venir se placer de chaque côté de Turk. « On vous y emmène », répondirent-ils en anglais quand celui-ci répéta sa demande, et eux aussi souriaient, ce qui n’empêcha pas Turk d’avoir la désagréable impression d’être poliment mais fermement conduit en détention.


« J’imagine que je devais être dans un état plutôt merdique quand t’as fini par me retrouver, dit Tomas.

— Tu ne t’en souviens pas ?

— Pas vraiment, non.

— Ouais, reconnut Turk. T’étais dans un état plutôt merdique. »


Plutôt merdique signifiait en l’occurrence que Tomas, d’une maigreur squelettique, gisait le souffle court sur un lit dans l’arrière-salle du grand bâtiment en bois que Diane appelait sa « clinique ». Turk avait regardé son ami avec un sentiment proche de l’horreur.

« Nom d’un chien, mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Du calme », enjoignit Ibu Diane. Ibu était le titre, honorifique, comprit Turk, que lui donnaient les villageois.

« Il est en train de mourir ?

— Non. Contrairement aux apparences, il se remet.

— Tout ça à cause d’une coupure au bras ? »

Tomas ressemblait à quelqu’un à qui on aurait enfoncé un tuyau dans la gorge pour aspirer tout ce qu’il avait dans le corps. Turk ne pensait pas avoir jamais vu quelqu’un de plus maigre.

« C’est plus compliqué que ça. Asseyez-vous, je vais vous expliquer. »

Sous la fenêtre de la clinique, le village minang restait animé malgré l’obscurité. Des lanternes se balançaient aux avant-toits, et Turk entendait les échos métalliques d’une musique enregistrée. Diane prépara un café épais et brûlant à l’aide d’une bouilloire électrique et d’une cafetière à piston.

Il y avait eu deux vrais médecins à la clinique, raconta-t-elle. Son mari et une Minang, morts récemment de causes naturelles. Seule restait Diane, dont les connaissances médicales se limitaient à ce qu’elle avait appris en servant d’infirmière. Elles suffisaient pour garder ouverte la clinique, indispensable non seulement à ce village, mais aussi à une demi-douzaine d’autres des environs, tout comme aux casseurs sans le sou. Elle expédiait les patients qu’elle ne pouvait pas soigner à la clinique du Croissant-Rouge, plus haut sur la côte, ou à l’hôpital caritatif catholique de Port Magellan, et ce, malgré la longueur du voyage. Pour les coupures, fractures simples et troubles ordinaires, elle était parfaitement compétente. Elle consultait souvent un médecin itinérant de Port M qui comprenait sa situation et s’arrangeait pour la faire ravitailler en médicaments essentiels, bandages stériles et autres fournitures.

« Vous auriez peut-être dû envoyer Tomas à Port Magellan, alors, dit Turk. Il me semble gravement malade.

— La plaie de son bras était le moindre de ses problèmes. Tomas vous avait parlé de son cancer ?

— Mon Dieu, non. Le cancer ? Vraiment ?

— Nous l’avons ramené ici parce que sa plaie s’était infectée, mais de simples analyses sanguines ont révélé qu’il souffrait d’un cancer. Je n’ai pas beaucoup de matériel de diagnostic, mais j’ai un système d’imagerie portable. Qui fonctionne à merveille, malgré ses dix ans. Il a confirmé le diagnostic, et le pronostic était très mauvais. On peut généralement soigner le cancer, sauf chez les personnes qui, comme votre ami, évitent depuis bien trop longtemps les médecins. Il était criblé de métastases.

— Il est donc bien en train de mourir.

— Non. » Diane marqua un temps d’arrêt. Elle le transperça une fois encore de ce regard intense et un peu troublant. Turk prit sur lui de ne pas détourner les yeux. C’était comme jouer à essayer de faire baisser les siens à un félin. « Je lui ai proposé un traitement non conventionnel.

— Du genre radiations ou je ne sais quoi ?

— Je lui ai proposé de faire de lui un Quatrième Âge. »

La stupéfaction le priva quelques instants de la parole. Dehors, la musique se poursuivait, mélodie d’une discordance étrangère jouée sur un xylophone en bois et retransmise par un mauvais haut-parleur.

« Vous pouvez ? s’étonna-t-il.

— Je peux. Je l’ai fait. »

Turk se demanda dans quoi il s’était fourré et quelle était la meilleure manière de s’en sortir. « Eh bien… je suppose que ça n’a rien d’illégal, par ici.

— Vous vous trompez. Il est juste plus facile de ne pas se faire prendre. Et il faut rester discret. Quelques dizaines d’années d’existence en plus, ça ne se crie pas sur les toits, Turk.

— Alors pourquoi me le dire ?

— Parce que Tomas va avoir besoin d’aide pendant qu’il récupère. Et parce que je pense pouvoir vous faire confiance.

— Comment pouvez-vous en avoir la moindre idée ?

— Parce que vous êtes venu à sa recherche. » Il fut très surpris de la voir lui sourire. « Appelez ça une supposition éclairée. Vous comprenez que le traitement du Quatrième Âge ne se limite pas à la longévité ? Le bricolage de la biologie humaine divisait profondément les Martiens : ils ne voulaient pas créer une communauté d’aînés puissants. Le traitement donne et prend. Il vous donne trente ou quarante ans de vie supplémentaires, comme avec moi, au cas où vous n’auriez pas deviné, mais il réaménage aussi certaines caractéristiques humaines.

— Certaines caractéristiques… », répéta Turk, la gorge sèche. Pour autant qu’il le savait, il n’avait encore jamais parlé à un Quatrième. Et voilà ce que cette femme-là affirmait l’être. Mais quel âge avait-elle ? Quatre-vingt-dix ans ? Cent ?

« Suis-je si effrayante ?

— Non, madame, pas du tout, mais…

— Pas même un petit peu ? » Elle souriait toujours.

« Eh bien, je…

— Ce que je veux dire, Turk, c’est qu’en tant que Quatrième, je suis plus sensible à certains indices sociaux et comportementaux que la majorité des gens non modifiés. J’arrive en général à déterminer quand quelqu’un ment ou manque de sincérité, du moins en face à face. Mais contre les mensonges sincères, je ne peux rien. Je ne suis pas omnisciente ni particulièrement maligne, et je ne lis pas dans les pensées. Au mieux, on peut dire que mon détecteur à conneries s’est amélioré. Et comme tout groupe de Quatrièmes se retrouve forcément assiégé, par la police ou les criminels, ou par les deux, c’est une faculté bien utile. Non, je ne vous connais pas assez bien pour dire que je vous fais confiance, mais je vous perçois assez bien pour dire que j’ai envie de vous faire confiance… vous comprenez ?

— J’imagine. Je veux dire, je n’ai rien contre les Quatrièmes. Je n’ai jamais vraiment réfléchi au problème.

— Cette confortable innocence est terminée. Votre ami ne mourra pas du cancer, mais il ne peut pas rester ici et il a beaucoup d’ajustements à faire. J’aimerais le confier à vos bons soins.

— Madame… euh, Diane, je ne sais rien de rien à la manière de soigner un malade, et encore moins un Quatrième.

— Il ne sera plus malade longtemps. Mais il va avoir besoin d’un ami compréhensif. Voulez-vous être cet ami pour lui ?

— Eh bien, en fait, bon, oui, je pense, mais il vaudrait peut-être mieux prendre d’autres dispositions, parce que je suis dans une position difficile, sur le plan financier et tout…

— Je ne vous l’aurais pas demandé si j’avais pu trouver une meilleure solution. Ça a été une aubaine que vous arriviez à ce moment-là. » Elle ajouta : « Si je n’avais pas voulu que vous me trouviez, vous auriez eu bien plus de mal à le faire.

— J’ai essayé d’appeler, mais…

— J’ai été obligée de changer de numéro. » Elle fronça les sourcils, mais ne fournit aucune explication.

« Eh bien… » Eh bien merde, pensa-t-il. « J’imagine que je ne suis pas du genre à jeter un chien perdu sous la pluie. »

Le sourire de Diane réapparut. « C’est bien ce qui me semblait. »


« T’as bien dû apprendre quelques trucs sur les Quatrièmes, depuis, dit Tomas.

— Je n’en sais rien, répondit Turk. Tu es le seul échantillon que j’ai sous la main. Pas très enthousiasmant, d’ailleurs, comme échantillon.

— Elle a vraiment dit ça, sur son détecteur à conneries ?

— Plus ou moins. Qu’est-ce que t’en penses, Tomas ? C’est vrai ? »

Tomas avait guéri de sa maladie – de la reconstruction génétique en laquelle consistait le traitement du Quatrième Âge – aussi vite que l’avait prédit Diane. Son ajustement psychologique s’était avéré plus laborieux. Arrivé à Équatoria prêt à mourir, il se retrouvait avec trois ou quatre décennies à vivre pour lesquelles il n’avait ni projets ni ambitions.

Sur le plan physique, toutefois, cela avait été une libération. Après une semaine de récupération, Tomas aurait pu passer pour beaucoup plus jeune que son âge réel. Sa démarche revêche était devenue beaucoup plus souple, et il mangeait soudain comme un ogre. C’était presque trop bizarre pour Turk, à qui Tomas donnait l’impression de s’être débarrassé de son ancien corps comme un serpent qui mue. « Bordel, ce n’est que moi », déclarait Tomas chaque fois que Turk devenait trop péniblement conscient de la distance entre l’ancien et le nouveau Tomas. Le vieil homme savourait manifestement sa santé retrouvée. Le seul inconvénient, disait-il, était que le traitement avait effacé tous ses tatouages. Dans lesquels était d’après lui inscrite la moitié de son passé.

« Est-ce vrai que j’ai un détecteur à conneries amélioré ? Eh bien, c’est subjectif. Ça fait dix ans, Turk. Qu’est-ce que tu crois ?

— On n’en a jamais beaucoup parlé.

— J’aurais aimé qu’on continue.

— Tu sais quand on te ment ?

— Aucun traitement ne peut rendre malin un idiot. Et je ne suis pas particulièrement futé. Je ne suis pas non plus un détecteur de mensonges. Mais quand on essaye de me rouler, j’arrive en général à m’en rendre compte.

— Parce que je pense qu’on a menti à Lise. Elle a des raisons valables de vouloir parler à des Quatrièmes, mais je pense qu’on se sert d’elle. Et elle a deux ou trois informations qui pourraient intéresser Diane. »

Tomas garda le silence quelques instants. Il inclina sa bouteille de bière, la vida puis la reposa sur une table volante placée à proximité de son fauteuil. Il posa sur Turk un regard qui rappela désagréablement à ce dernier celui avec lequel Diane l’avait évalué.

« Tu t’aventures en terrain difficile, là, dit-il.

— Je le sais bien.

— Ça pourrait devenir dangereux.

— C’est ce qui me fait peur, j’imagine.

— Tu peux me donner un peu de temps pour y réfléchir ?

— Je pense, oui, dit Turk.

— D’accord. Je vais me renseigner. Appelle-moi dans deux jours.

— Je t’en suis reconnaissant. Merci.

— Ne me remercie pas encore, contra Tomas. Si ça se trouve, je vais changer d’avis. »

Sept

Lise roulait vers le consulat quand le nodule dans son automobile lui annonça qu’elle avait reçu un nouveau courrier. « Expéditeur ? interrogea-t-elle.

— Susan Adams », répondit le système.

Depuis quelque temps, Lise ne pouvait penser à sa mère sans visualiser le pilulier-calendrier sur le comptoir de sa cuisine, avec ses médicaments classés par jour et par heure, la mécanique de sa mortalité. Des pilules antidépression, d’autres pour ajuster le taux de cholestérol dans le sang, d’autres encore pour prévenir la maladie d’Alzheimer, à laquelle un de ses gènes semblait la prédisposer. « Lecture », ordonna sans enthousiasme la jeune femme.

Chère Lise. Le nodule parlait d’une voix mâle et indifférente, restituant le texte avec une vivacité de poisson surgelé. Merci de ton dernier courrier. Il m’a un peu rassurée après ce que j’ai vu aux infos.

Elle voulait parler de la chute de cendres, qui encombraient encore les petites rues et avaient poussé des milliers de touristes à regagner en toute hâte leurs navires de croisière et supplier qu’on les reconduise chez eux au plus vite. Des gens venus à Équatoria en espérant y découvrir un paysage d’une étrangeté agréable, mais qui étaient tombés sur quelque chose de complètement différent… une vraie étrangeté, du genre qui ne fait aucune concession aux idées préconçues des humains.

Lise pensa que sa mère aurait réagi exactement comme eux.

Je n’arrête pas de me dire que tu es partie bien loin et t’es rendue bien inaccessible. Ne t’en fais pas, je ne vais pas relancer ce vieux débat. Je ne dirai rien non plus sur ta séparation d’avec Brian.

Susan Adams s’était farouchement opposée au divorce… ce qui ne manquait pas d’ironie, car elle s’était presque aussi farouchement opposée au mariage. Brian avait tout d’abord déplu à la mère de Lise parce qu’il travaillait pour la Sécurité génomique… qu’elle associait en esprit aux hommes brusques et peu serviables ayant rôdé autour d’elle après l’incompréhensible disparition de son mari. Il ne fallait pas que Lise épouse un de ces monstres sans compassion, avait-elle soutenu ; mais Brian ne manquait pas de compassion, il avait même charmé la mère de Lise et démonté ses objections une à une jusqu’à ce qu’elle apprécie sa présence. Brian avait vite appris la règle fondamentale, quand on s’adressait à la mère de Lise : ne jamais mentionner ni le Nouveau Monde, ni les Hypothétiques, ni le Spin, ni la disparition de Robert Adams. Dans la maison de Lise Adams, ces sujets avaient acquis la puissance d’un blasphème. Ce qui était une des raisons pour lesquelles Lise avait tant tenu à s’en éloigner.

Il y avait aussi eu beaucoup d’appréhension et de résistance après le mariage, au moment de la mutation de Brian à Port Magellan. Il ne faut pas que tu y ailles, avait affirmé la mère de Lise, comme si le Nouveau Monde était une espèce d’ailleurs fantomatique dont personne n’était ressorti indemne. Non, il ne fallait pas qu’ils se rendent dans ce lieu de perdition, la carrière de Brian dût-elle en souffrir.

Bien entendu, sa mère perpétuait ainsi son déni, son rejet catégorique de vérités inacceptables, la stratégie qu’elle avait mise au point pour contenir et canaliser son chagrin. Mais c’était justement ce que Lise reprochait à ce comportement. Elle détestait l’endroit sombre dans lequel sa mère avait confiné ces souvenirs. Il ne restait de son père que le souvenir, souvenir dans lequel figuraient forcément ses yeux écarquillés de fascination quand il parlait des Hypothétiques ainsi que son amour pour la planète sur laquelle ceux-ci avaient ouvert leur incompréhensible porte.

Même la chute de cendres l’aurait fasciné, se dit Lise : ces roues dentées et ces coquillages enfoncés dans la poussière, ces pièces d’un grand puzzle…

J’espère seulement que ces événements te convaincront qu’il est plus sage de rentrer. Lise, si c’est un problème d’argent, laisse-moi t’offrir le billet. Je sais bien que la Californie n’est plus ce qu’elle était, mais on voit toujours l’océan par la fenêtre de la cuisine, et même si les étés sont chauds et les tempêtes d’hiver plus intenses que dans mon souvenir, c’est sûrement moins terrible que ce que tu subis en ce moment.

Tu ne sais rien, se dit Lise, de ce que je subis. Tu te fiches de le savoir.


Sous le soleil de l’après-midi, le consulat américain semblait une forteresse bienveillante protégée par des douves faites de clôtures en fer forgé. Quelqu’un avait planté un jardin le long de la clôture, mais la récente chute de cendres avait endommagé les fleurs… des fleurs indigènes, car les plantes terrestres n’étaient pas censées traverser l’Arc, même si cette interdiction ne semblait pas particulièrement respectée. Les fleurs qui avaient survécu aux cendres étaient de vigoureuses lèvres-de-pute rouges (dans la taxinomie crue des premiers colons), avec des tiges ressemblant à des baguettes chinoises en émail et des feuilles comme des cols victoriens enveloppant des pétales abîmés.

À la porte du consulat, près d’un garde, un panneau enjoignait aux visiteurs de déposer armes, appareils électroniques personnels et bouteilles ou récipients déjà ouverts. Lise connaissait la marche à suivre pour avoir régulièrement rendu visite à Brian dans les bureaux de la Sécurité génomique, avant leur divorce. Elle se souvenait aussi être passée dans son adolescence devant le consulat, à l’époque où son père vivait dans le Nouveau Monde, et se rappelait à quel point le bâtiment lui avait semblé solide et réconfortant avec ses grands murs blancs et ses étroites embrasures.

Le garde appela le bureau de Brian pour confirmation avant de remettre un badge visiteur à la jeune femme. Elle prit l’ascenseur jusqu’au quatrième étage, à mi-hauteur du bâtiment, puis s’enfonça dans un couloir carrelé dépourvu de fenêtres, le labyrinthe de la bureaucratie.

Brian sortit pour l’accueillir et lui tint la porte simplement marquée 507 DSG. Elle se fit la réflexion que Brian était plutôt quelqu’un de constant : vêtu avec soin, encore svelte à l’approche de la quarantaine, bronzé : il randonnait le week-end dans les collines au-dessus de Port M. Il l’accueillit d’un bref sourire, mais avec un maintien raide, cette fois-ci… avec une espèce de renfrognement de tout le corps, se dit Lise. Elle se prépara à supporter ce qui allait venir. Brian travaillait en équipe avec deux autres personnes, mais qui n’étaient présentes ni l’une ni l’autre. « Entre donc, dit-il, assieds-toi, il faut qu’on ait une petite conversation. Je suis désolé, mais on va s’en débarrasser le plus vite possible. »

Même dans ces circonstances, il ne se départait pas de son inébranlable gentillesse, la qualité qu’elle avait trouvée la plus frustrante chez lui. Leur mariage avait été bancal dès le départ. Pas catastrophique, plutôt un mauvais choix aggravé par d’autres mauvais choix, dont certains qu’elle rechignait à avouer, y compris à elle-même. Aggravé par son incapacité à avouer son insatisfaction d’une manière que Brian pourrait comprendre. Brian se rendait à l’église tous les dimanches, Brian croyait aux convenances et à la propriété, Brian méprisait la complexité et l’étrangeté du monde post-Spin. Ce que Lise finit par ne plus supporter. Elle l’avait déjà assez supporté chez sa mère. Elle recherchait plutôt cette qualité que son père avait tant essayé de lui communiquer au cours de leurs soirées à regarder les étoiles : l’admiration respectueuse ou, à défaut, au moins le courage.

Brian se montrait parfois charmant, c’était un garçon sérieux avec, au fond de lui, une profonde et poignante gravité. Mais ce qu’était devenu le monde l’effrayait, et cela, au final, Lise ne le supporta plus.

Elle s’assit. Il tira une deuxième chaise sur la moquette pour s’asseoir en face d’elle, genou contre genou. « Cette conversation risque de ne pas être la plus agréable qu’on ait eue, lui annonça-t-il. Mais c’est pour ton bien. Essaye de ne pas l’oublier, s’il te plaît, Lise. »


Turk réfléchissait encore à sa discussion avec Tomas quand il arriva cet après-midi-là à l’aéroport pour inspecter son avion avant de rentrer chez lui. Vieux de cinq ans, le petit bimoteur à hélice et à voilure fixe Skyrex commençait à nécessiter des réparations et un entretien plus fréquents. On venait de lui installer un nouvel injecteur, et Turk voulait vérifier par lui-même le travail des mécaniciens. Il se gara donc sur son emplacement habituel derrière l’entrepôt et, traversant un coin de tarmac rendu gris laine par les cendres et la pluie, se rendit à son hangar, dont il trouva toutefois la porte cadenassée. Coincée derrière le loquet, une note lui enjoignait de s’adresser à Mike Arundji.

Turk ne se demanda pas pourquoi : il lui devait deux mois de loyer pour le hangar, ainsi que des arriérés pour la maintenance.

Mais comme il avait de bonnes relations avec Mike Arundji, du moins en général, il entra dans le bureau du propriétaire en préparant ses excuses habituelles. C’était une danse rituelle : la demande, les excuses, le paiement symbolique (qui, même symbolique, lui poserait des difficultés), un autre délai… le cadenas apportait toutefois une touche inédite.

Cette fois, le vieil homme leva les yeux de son bureau avec une profonde expression de regret. « Le cadenas, lança-t-il aussitôt, ouais, désolé, mais je n’ai pas le choix. Je dois gérer mon aérodrome comme une entreprise.

— C’est à cause des cendres, expliqua Turk. Ça m’a fait perdre deux clients. Sinon, je t’aurais déjà payé.

— C’est toi qui le dis, et je veux bien le croire. Mais quelle différence, à long terme, que deux clients ? Il faut que tu te poses la question. Il y a d’autres petits aérodromes dans la région. J’ai de la concurrence. Dans le temps, on pouvait se montrer un peu plus coulant, ne pas être sur le dos de tout le monde. Il n’y avait que des semi-amateurs, des indépendants dans ton genre. Maintenant, avec ces grosses sociétés d’avions-taxis qui surenchérissent sur les emplacements disponibles dans les hangars… même si les comptes s’équilibraient, tu me ferais perdre de l’argent. Je dis juste ce qui est.

— Je ne peux pas gagner d’argent sans piloter mon avion, Mike.

— Le problème, c’est que moi, je ne peux pas en gagner même si tu le pilotes.

— Tu m’as l’air de bien t’en sortir.

— J’ai du personnel à payer. J’ai tout un tas de nouveaux règlements qui m’arrivent du Gouvernement provisoire. Si tu regardais mes feuilles de calcul, tu ne dirais pas que je m’en sors bien. Mon comptable ne vient pas dans mon bureau en me disant que je m’en sors bien. »

Et tu ne traites sans doute pas ton comptable d’amateur, pensa Turk. Mike Arundji était un vieux briscard : quand il avait ouvert cet aérodrome, on ne trouvait au sud de Port Magellan que des villages de pêcheurs et des camps de squatters. Rien qu’une demi-douzaine d’années plus tôt, l’expression « feuille de calcul » n’aurait pas figuré dans son vocabulaire.

C’était dans un environnement de ce genre que Turk s’était débrouillé pour faire importer, à un coût exorbitant, son Skyrex à six places. Cela lui avait permis de gagner modestement sa vie, du moins jusqu’à ces derniers temps. Il ne devait plus d’argent sur son appareil. Malheureusement, il semblait en devoir sur tout le reste. « Et donc, qu’est-ce que je dois faire pour que mon avion revole ? »

Arundji se tortilla sur son siège en fuyant son regard. « Reviens demain, qu’on en discute. Au pire, ça ne devrait pas être trop difficile de trouver un acheteur.

— Trouver… un quoi ?

— Un acheteur. Un acheteur, tu sais ! Il y a des gens que ça intéresse. Vends l’avion, rembourse tes dettes, recommence à zéro. C’est ce que font les gens. Ça arrive tout le temps.

— Pas à moi, dit Turk.

— Calme-toi. Nos intérêts ne sont pas forcément contradictoires. Je peux t’aider à en obtenir un bon prix. Je veux dire, si on en arrive là. Et puis merde, Turk, tu parles toujours de t’embarquer sur un navire de recherche pour partir ailleurs. C’est peut-être le moment. Qui sait ?

— Ta confiance me galvanise.

— Je te dis juste de réfléchir. On en reparle demain matin.

— Je peux te payer ce que je te dois.

— Vraiment ? D’accord. Pas de problème. Apporte-moi un chèque certifié et on n’en parle plus. »

Ce à quoi Turk ne trouva rien à répondre.

« Rentre chez toi, dit Arundji. Tu as l’air fatigué, mon vieux. »


« Pour commencer, dit Brian, je sais que tu étais avec Turk Findley.

— Hein ? fit aussitôt Lise. Bordel, mais…

— Attends, laisse-moi finir…

— Comment ça, tu m’as fait suivre ?

— Je ne pourrais pas si je le voulais, Lise.

— Alors quoi ? »

Brian prit sa respiration. Ses lèvres pincées et ses yeux plissés voulaient signifier qu’il trouvait cela aussi désagréable qu’elle. « Lise, il n’y a pas que moi dans cette affaire. »

Elle s’efforça de contrôler sa respiration. Elle était déjà en colère. Et d’une certaine manière, cette colère lui plaisait assez. Elle valait mieux que le sentiment de culpabilité avec lequel elle sortait en général de leurs rencontres. « De qui veux-tu parler ?

— Laisse-moi juste te rappeler le problème global, dit-il. S’il te plaît. On oublie facilement ce qui est en jeu : la nature et la définition du génome humain, de ce que, nous tous, nous sommes en tant que peuple. Ça a été mis en danger par tout ce qui va du commerce de clones aux cultes de la longévité martienne, et dans chaque gouvernement du monde, des gens passent beaucoup de temps à réfléchir là-dessus. »

Son credo, la même justification, se souvint Lise, qu’il avait par le passé donnée à sa mère. « Quel rapport avec moi ? » Ou avec Turk, d’ailleurs.

« Tu es venue me trouver avec un vieux cliché pris à une soirée chez ton père, alors je l’ai fait passer dans la base de données…

— Tu as proposé de le faire.

— D’accord, c’est moi qui l’ai proposé, ce qui nous a donné une image prise par les caméras de sécurité des docks. Mais ce genre de vérifications passe par certains circuits. Et j’imagine que la nôtre a déclenché une alarme quelque part. Durant la semaine qui vient de s’écouler, on a vu débarquer ici des gens de Washington…

— Tu veux dire : des gens du DSG ?

— Oui, du DSG, mais très haut dans la hiérarchie, à des années-lumière au-dessus de ce qu’on fait ici. Des gens très désireux de retrouver la femme sur la photo. Assez pour faire la traversée depuis Djakarta et venir frapper à ma porte. »

Lise se laissa aller contre le dossier de sa chaise en essayant d’assimiler tout cela.

Au bout d’un long moment, elle dit : « Ma mère a montré ce cliché au DSG au moment de la disparition de mon père. Personne n’en a fait toute une histoire, à l’époque.

— C’était il y a dix ans. D’autres informations sont apparues depuis. Le même visage, dans un contexte différent. Je ne peux pas en dire davantage.

— J’aimerais parler à ces gens. S’ils savent quoi que ce soit sur Sulean Moï…

— Rien qui t’aiderait à découvrir ce qui est arrivé à ton père.

— Comment peux-tu en être certain ?

— Essaye de mettre les choses en perspective, Lise. Ces types font un boulot important. Ils ne plaisantent pas. Je me suis donné du mal pour les convaincre de ne pas te parler.

— Mais tu leur as donné mon nom ?

— Je leur ai dit tout ce que je sais sur toi, histoire d’éviter qu’ils te croient impliquée dans… Eh bien, dans ce sur quoi ils enquêtent. Ç’aurait été une perte de temps pour eux et une épreuve pour toi. Promis, Lise. Il faut que tu fasses profil bas, dans cette histoire.

— Ils me surveillent. C’est ça que tu essayes de me dire ? Ils me surveillent et ils savent que j’étais avec Turk. »

Il grimaça en entendant le nom, mais hocha la tête. « Ils savent ces choses, oui.

— Nom de Dieu, Brian ! »

Il leva les mains comme pour signifier sa reddition. « Je veux juste dire que si je prends du recul par rapport à tout ça, à notre relation actuelle et à ce que j’aimerais qu’elle soit, quand je me demande ce qui serait vraiment mieux pour toi, mon conseil est de laisser tomber. Cesse de poser des questions. Envisage peut-être même de rentrer en Californie.

— Je ne veux pas rentrer.

— Je te dis seulement d’y réfléchir. Il y a une limite à la protection que je peux t’apporter.

— Je ne t’ai jamais demandé de me protéger.

— On pourra en reparler quand tu y auras réfléchi un peu, peut-être. »

Elle se leva. « Ou peut-être pas.

— On pourra peut-être discuter aussi de Turk Findley et de ce qui se passe dans ce domaine. »

Dans ce domaine. Ce pauvre Brian, toujours très comme il faut, même quand il la réprimandait.

Elle songea à se défendre. Elle pourrait dire : On dînait au restaurant quand les cendres ont commencé à tomber. Elle pourrait dire : Évidemment qu’il est venu chez moi, tu voulais qu’il fasse quoi, qu’il dorme dans sa voiture ? Elle pourrait mentir : On est juste amis. Ou bien dire : J’ai couché avec lui parce qu’il n’a pas peur, qu’il n’est pas prévisible, qu’il n’a pas les ongles d’une propreté irréprochable et qu’il ne travaille pas pour ce putain de DSG.

Elle était en colère, humiliée, et ne ressentait que très peu de culpabilité. « Ça ne te regarde plus. Il faut que tu te mettes ça dans la tête, Brian. »

Elle lui tourna le dos et partit.


Turk rentra chez lui se préparer à dîner, un repas peu élaboré conforme à son humeur. Il vivait dans un bungalow de deux pièces au milieu de cabanes identiques le long d’une route à peine goudronnée non loin de l’aérodrome d’Arundji, sur un promontoire au-dessus de l’océan. Peut-être l’endroit prendrait-il un jour une grande valeur foncière, mais pour le moment, il n’était même pas relié au réseau électrique. Les toilettes de Turk alimentaient une fosse d’aisances et son électricité provenait de la lumière du soleil et d’un groupe électrogène sous un appentis à l’arrière. Tous les étés, il réparait son toit de bardeaux, et tous les hivers, celui-ci fuyait à un nouvel endroit.

Le soleil se couchait à l’ouest sur les contreforts, tandis qu’à l’est, les flots avaient pris une nuance sombre de bleu. Quelques bateaux de pêche se traînaient en direction du port au nord. L’air était frais, avec une brise pour emporter les dernières des mauvaises odeurs laissées par les cendres.

Celles-ci s’étaient déposées en andains autour des fondations de la cabane, mais le toit semblait avoir supporté la charge. Son refuge était intact. Les placards de la cuisine ne contenaient toutefois guère de nourriture, en tout cas moins que dans son souvenir. Ce serait haricots en boîte ou ressortir faire des courses. Ou dépenser de l’argent qu’il n’avait pas dans un restaurant au-dessus de ses moyens.

J’ai perdu mon zinc, pensa-t-il. Mais non, pas vraiment, pas encore : l’avion n’était que sous embargo, pas encore vendu. Sauf qu’il n’avait pas un sou sur son compte en banque pour fournir un contre-argument convaincant. Si bien que ce petit mantra lui tournait dans la tête depuis son entrevue avec Mike Arundji : J’ai perdu mon zinc.

Il avait envie de parler à Lise. Mais il ne voulait pas l’embêter avec ses problèmes personnels. Il avait encore du mal à croire à la réalité de leur liaison. Celle-ci était un bienfait tombé du ciel, et le ciel lui ayant peu rendu de services par le passé, Turk n’était pas sûr de lui faire confiance.

Farine de maïs, café, bière…

Il décida de rappeler Tomas. Peut-être ne lui avait-il pas assez bien expliqué ce qu’il voulait. Il ne pouvait rendre qu’un seul véritable service à Lise : l’aider à comprendre pourquoi son père était devenu un Quatrième… comme Turk le supposait. Et si quelqu’un pouvait l’expliquer à Lise ou le lui présenter sous un jour raisonnable, c’était sans doute Tomas, ou si Tomas consentait à lui en toucher un mot, Ibu Diane, la Quatrième infirmière qui vivait plus haut sur la côte avec les Minang.

Il sélectionna le numéro de Tomas sur son téléphone.

Il n’obtint toutefois ni réponse ni redirection sur une boîte vocale. Bizarre, car Tomas ne se séparait jamais de son téléphone, qu’il considérait a priori comme son bien le plus précieux.

Turk se demanda ce qu’il allait faire. Il pouvait vérifier ses comptes et essayer de trouver un arrangement avec Mike Arundji. Ou bien retourner en ville, et peut-être voir Lise, si elle n’en avait pas marre de lui… éventuellement passer chez Tomas en chemin. Le plus raisonnable, il s’en doutait, consistait à rester chez lui pour s’occuper de son entreprise.

S’il en avait encore une.

Il éteignit la lumière en sortant.


Lise s’éloigna du consulat en se sentant ébouillantée. Il n’y avait pas d’autre mot. Ébouillantée, jetée dans de l’eau bouillante, brûlée à vif. Elle roula sans but pendant plus d’une heure, jusqu’à ce que l’automobile, détectant le coucher du soleil, allume les phares. Le ciel était devenu rouge, l’un de ces longs crépuscules d’Équatoria, rendu plus criard par les cendres fines encore en suspens dans l’atmosphère. Elle traversa le quartier arabe, passant devant des souks et des cafés-restaurants sous des auvents pie et des guirlandes de lumières colorées. Il y avait beaucoup de monde dehors, ce soir-là, rattrapant le temps perdu pendant la chute de cendres. Elle monta ensuite dans les contreforts, les quartiers huppés où hommes et femmes aisés venus de Pékin, Tokyo, Londres ou New York se construisaient des palais de diverses nuances de pastel en faux style méditerranéen. Elle s’aperçut avec un temps de retard qu’elle roulait dans la rue où elle vivait avec ses parents durant ses quatre années d’adolescence passées dans cette ville.

Elle reconnut l’habitation où elle avait vécu quand sa famille était encore entière et ralentit en passant devant. La maison était plus petite que dans son souvenir et beaucoup moins grande que les pseudo-palais ayant poussé autour, un manteau de tissu au milieu de visons. Elle n’osait imaginer à combien devait désormais se monter le loyer. Baignant dans les ombres vespérales, la véranda peinte en blanc avait été remise à neuf par des étrangers.

« Voilà où nous allons vivre un moment », lui avait dit sa mère à leur arrivée de Californie. Mais pour Lise, cela n’avait jamais été « ma maison », même quand elle bavardait avec ses amies à l’école américaine. C’était « là où on habite », la formule préférée de sa mère. Âgée de treize ans, Lise redoutait un peu les endroits étrangers qu’elle avait vus à la télévision, et Port Magellan était tous ces endroits étrangers mélangés en une seule soupe au gombo qui débordait de la marmite. La Californie lui avait manqué, du moins au début.

Et maintenant il lui manquait… quoi ?

La vérité. Le souvenir. Le fait d’extraire la vérité du souvenir.

Le toit de la maison était noir de cendres. Lise ne put s’empêcher de s’imaginer assise dans la véranda avec son père, des années auparavant. Elle aurait aimé pouvoir s’y asseoir encore avec lui, non pour parler de ses problèmes ou de Brian, mais pour émettre des hypothèses sur la chute de cendres, pour discuter de ce que Robert Adams avait aimé appeler (en souriant toujours) les Très Grands Sujets, les mystères derrière les frontières du monde respectable.

Il faisait nuit noire quand elle finit par rentrer chez elle. L’appartement était toujours en désordre, la vaisselle sale empilée dans l’évier, le lit défait, et il flottait encore un peu de l’aura de Turk. Elle se servit un verre de vin rouge et essaya de penser de manière cohérente à ce que lui avait dit Brian. Aux gens puissants et à l’intérêt qu’ils portaient à la femme qui avait (peut-être, d’une certaine manière) détourné son père de son foyer.

Brian avait-il raison en disant qu’elle ferait mieux de partir ? Restait-il vraiment quoi que ce soit de significatif à extraire des bribes de la vie de son père ?

Ou peut-être se trouvait-elle plus près d’une vérité fondamentale qu’elle ne se l’imaginait, et peut-être était-ce la source de ces ennuis.


Turk se douta que quelque chose n’allait pas quand Tomas ne répondit ni au deuxième ni au troisième appel, qu’il passa depuis sa voiture. Tomas avait peut-être bu – il continuait à boire, bien que rarement sans retenue –, mais même ivre, il répondait en général au téléphone.

Aussi Turk s’approcha-t-il du mobil-home du vieil homme avec un peu d’appréhension, insérant à vitesse prudente son automobile dans les allées des Flats encombrées de cendres. En tant que Quatrième Âge, Tomas était plutôt solide, mais pas immortel. Même les Quatrièmes vieillissaient. Et mouraient. Tomas pouvait être malade. Ou avoir des ennuis. Il y avait souvent des problèmes dans les Flats. Deux gangs philippins y étaient basés, et on trouvait des repaires de drogués ici et là dans le voisinage. Parfois, il se produisait des choses désagréables.

Il se gara près d’une bruyante épicerie portoricaine et parcourut à pied les derniers mètres le séparant de l’entrée de la petite rue boueuse où habitait Tomas. La nuit venait de tomber et il y avait beaucoup de monde, avec de la musique enregistrée sortant d’une porte sur deux. Mais on ne voyait aucune lumière dans le mobil-home de Tomas, rien que l’obscurité derrière ses fenêtres. Le vieil homme dormait peut-être. Sauf que la porte, déverrouillée, était entrouverte.

Turk frappa avant de se glisser à l’intérieur, même s’il sentait, avec une certitude amère, que frapper ne servait à rien. Pas de réponse.

Il tendit la main sur la gauche, alluma le plafonnier et cilla en découvrant la pièce saccagée. La table près du fauteuil de Tomas gisait à l’envers, les lampes étaient brisées sur le sol. Une odeur fétide de sueur masculine s’attardait dans la pièce. Turk jeta un coup d’œil dans la chambre, mais la trouva tout aussi vide.

Après quelques instants de réflexion, il ressortit de la petite maison de Tomas pour aller frapper à la porte voisine. Une femme obèse en combinaison grise vint ouvrir : une certaine Mme Goudy, veuve depuis peu. Tomas l’avait présentée une fois ou deux à Turk, et il savait qu’elle buvait de temps en temps un verre avec le vieil homme. Non, Mme Goudy n’avait pas de nouvelles récentes de Tomas, mais elle avait remarqué un peu plus tôt une camionnette blanche garée devant son mobil-home… un problème ?

« J’espère que non. Quand exactement avez-vous vu cette camionnette, madame Goudy ?

— Il y a une heure, peut-être deux.

— Merci, madame Goudy. Inutile de vous inquiéter. Mais mieux vaut bien fermer votre porte.

— Comme si je ne le savais pas », répondit-elle.

Il revint refermer celle de Tomas, en s’assurant qu’elle se verrouillait bien, cette fois. Le vent s’était levé, qui fit vibrer le réverbère de fortune à l’intersection de la route et du petit sentier menant chez le vieil homme. Des ombres vacillaient par à-coups.

Il sortit son téléphone de sa poche et appela Lise en priant qu’elle réponde.


De retour dans son appartement, Lise avait demandé au nodule domestique de lui lire à voix haute le reste de la lettre de sa mère. L’unité domestique, au moins, avait une voix féminine, dotée d’une légère, bien que peu convaincante, modulation.

Comprends-moi bien, Lise : je suis juste inquiète pour toi, comme il est normal pour une mère. Je ne peux m’empêcher de penser à toi toute seule dans cette ville…

Seule. Oui. On pouvait faire confiance à sa mère pour mettre le doigt sur le point sensible. Seule… parce qu’il était si difficile de faire comprendre à n’importe qui d’autre ce qu’elle voulait ici et pourquoi cela comptait à ce point pour elle.

à te mettre en danger

Un danger qui semblait tellement plus authentique quand on était, comme elle disait, seule…

… alors que tu pourrais être ici, à la maison, en sécurité, ou même avec Brian, qui…

Qui manifesterait la même condescendance perplexe que celle imprégnant le message de sa mère.

dirait sûrement comme moi…

Sans aucun doute.

qu’il ne sert à rien de déterrer un passé mort.

Mais si le passé n’était pas mort ? S’il manquait simplement à Lise le courage ou la dureté nécessaires pour l’oublier, si elle n’avait d’autre choix que de courir après jusqu’à ce qu’il produise son dernier dividende de souffrance ou de satisfaction ?

« Pause », ordonna-t-elle au nodule multimédia. Elle ne pouvait en supporter davantage pour le moment. Pas avec tout ce qui se passait d’autre. Pas avec une poussière extraterrestre tombée du ciel. Pas alors que le DSG la suivait, la mettait peut-être sur écoute, pour des raisons que Brian lui-même ne pouvait expliquer. Pas quand elle était, merci maman pour ce petit rappel, seule.

Elle vérifia ses autres messages textuels.

Ce n’étaient que des publicités, sauf un, qui s’avéra précieux. Un message avec pièce jointe expédié par un certain Scott Cleland, qu’elle avait essayé de joindre pendant des mois. Scott Cleland, astronome employé par la Prospection géophysique à l’Observatoire du mont Mahdi, était le seul des anciens collègues de son père à l’université à qui elle n’avait pas encore réussi à parler. Elle avait plus ou moins perdu espoir. Et voilà qu’il lui répondait enfin, et de manière amicale : le nodule lui lut le message, adoptant une voix masculine étant donné le nom de l’expéditeur.


Chère Lise Adams, désolé d’avoir mis tant de temps à répondre à vos questions. Par tendance à remettre au lendemain, mais aussi parce que j’ai eu du mal à retrouver le document ci-joint, qui peut vous intéresser.

Je n’étais pas intime avec le Dr Adams, mais chacun de nous respectait le travail de l’autre. Quant aux détails de sa vie à l’époque, et aux autres questions que vous m’avez posées, je crains de ne pouvoir vous aider : nos relations restaient strictement professionnelles.

Au moment de sa disparition, toutefois, et comme vous le savez sans doute, il avait commencé à travailler sur un livre dont le titre devait être La Planète comme artefact. Il m’a demandé de relire la courte introduction qu’il avait rédigée, ce que j’ai fait, mais sans y trouver d’erreurs ni pouvoir suggérer d’améliorations significatives (à part préférer un titre plus accrocheur).

Au cas où vous n’en auriez pas trouvé une copie dans ses papiers, je vous joins celle qu’il m’avait expédiée.

La disparition de Robert Adams a été une grande perte pour nous tous à l’université. Il parlait souvent avec affection de sa famille, et j’espère que vos recherches vous apporteront du réconfort.


Lise fit imprimer le document par le nodule domestique. Contrairement à ce que supposait Cleland, son père n’avait pas gardé de copie de l’introduction dans ses papiers. Ou alors la mère de Lise l’avait détruite. Susan Adams avait détruit ou jeté tous les documents de son mari, et fait don de ses livres à l’université. Dans ce que Lise en était venue à considérer comme le Nettoyage rituel de la Maison Adams.

Elle éteignit son téléphone et se servit un verre de vin, qu’elle emporta sur le balcon avec les six pages de texte imprimé. La nuit était tiède, Lise avait balayé les cendres dans la matinée et les lampes brillant à l’intérieur de l’appartement donnaient une lumière suffisante pour lire.

Au bout de quelques minutes, elle rentra chercher un stylo, ressortit et entreprit de souligner certaines phrases. Elle les souligna non parce qu’elle ne les connaissait pas, mais au contraire parce qu’elles lui étaient familières.


Il y a eu beaucoup de changements pendant cet intervalle de temps que nous appelons le Spin, mais peut-être le plus considérable d’entre eux est-il aussi le moins remarqué. La Terre a été maintenue en stase pendant plus de quatre milliards d’années, aussi vivons-nous désormais dans un Univers extrêmement plus âgé – et ayant connu une évolution plus complexe – que celui auquel nous étions habitués.


Familières parce qu’elle retrouvait, dans une prose plus élégante, ce qu’il lui avait souvent dit quand, assis tous deux dans la véranda, ils regardaient l’obscurité et les étoiles.


Toute véritable compréhension de la nature des Hypothétiques doit prendre ce fait en compte. Ils étaient déjà très vieux la première fois que nous avons croisé leur chemin, ils le sont encore davantage maintenant. Comme nous ne pouvons pas les observer directement, il nous faut déduire des informations à leur sujet à partir de ce qu’ils ont accompli dans l’Univers, des indices qu’ils laissent derrière eux, de leurs larges et éternelles empreintes.


Voilà l’enthousiasme qu’elle avait appris très jeune de lui, la curiosité pour le monde extérieur qui contrastait avec la prudence et la timidité habituelles de sa mère. Elle entendait la voix de son père dans les mots.


Dans ce qu’ils ont accompli, difficile de trouver plus immédiatement visible que l’Arc de l’océan Indien reliant la Terre au Nouveau Monde… et celui rattachant le Nouveau Monde à une planète moins hospitalière, et ainsi de suite, aussi loin que nous avons pu l’explorer : une série d’environnements de plus en plus hostiles mis à notre disposition pour des raisons que nous ne comprenons pas encore.


Navigue à l’autre bout de ce monde, avait-il dit à Lise, et tu trouveras un autre Arc, avec derrière une planète rocheuse et orageuse sur laquelle on arrivait à peine à respirer, et derrière cette planète-là, par un voyage qu’il fallait entreprendre à bord de navires étanches et pressurisés comme des vaisseaux spatiaux, un troisième monde, à l’atmosphère empoisonnée par du méthane, aux océans gras et acides.


L’Arc n’est toutefois pas le seul artefact disponible. La planète « voisine de la Terre », sur laquelle j’écris ces mots, est, elle aussi, un artefact. Nous pouvons prouver qu’elle a été construite, ou du moins modifiée pendant des millions d’années avec pour objectif d’en faire un environnement agréable aux êtres humains.


La planète comme artefact.


Beaucoup d’hypothèses ont été émises sur l’objectif de ce travail d’une longueur extrême. Le Nouveau Monde est-il un présent ou un piège ? Sommes-nous entrés dans un labyrinthe, comme des souris de laboratoire, ou nous a-t-on proposé une nouvelle et superbe destinée ? Le fait que notre propre Terre continue à être protégée des radiations mortelles de son soleil en expansion signifie-t-il que les Hypothétiques s’intéressent à notre survie en tant qu’espèce ? Et si oui, pourquoi ?

Je ne peux affirmer avoir répondu à la moindre de ces questions, mais j’ai l’intention de donner au lecteur une vue d’ensemble du travail déjà effectué, des idées et hypothèses des hommes et femmes qui vouent leurs vies professionnelles à ce travail.


Et plus loin dans le texte, ceci :


Nous sommes comme un patient qui sort d’un coma aussi long que la vie d’une étoile. Ce dont nous ne pouvons nous souvenir, nous devons le redécouvrir.


Elle souligna ce passage deux fois. Elle aurait voulu pouvoir l’envoyer à sa mère, l’imprimer sur un étendard pour l’agiter sous le nez de Brian. C’était tout ce qu’elle avait toujours voulu leur dire : une réponse à leurs silences affectés, à l’élision presque chirurgicale de Robert Adams de la vie de ses survivants, aux expressions cette-pauvre-Lise légèrement inquiètes sur leurs visages chaque fois qu’elle tenait à parler de son père disparu. C’était comme si Robert Adams venait de sortir de l’obscurité pour lui murmurer un mot de réconfort. Ce dont nous ne pouvons nous souvenir, nous devons le redécouvrir.

Elle avait reposé les pages et allait se coucher quand elle consulta une dernière fois son téléphone.

Trois messages l’y attendaient, tous marqués urgent, tous de Turk. Un quatrième arriva alors qu’elle avait encore l’appareil dans la main.

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