TROISIÈME PARTIE Le temps

24

Lorsque Tom s’éveilla, il ne restait rien de sa blessure sinon de la peau neuve et rose ainsi qu’une sporadique douleur fantôme. Les cybernétiques l’avaient soigné, lui expliqua Ben. Il venait de dormir trois semaines et demie.

La maison aussi avait été guérie. Les dégâts causés par la fumée et les flammes avaient complètement disparu. Les vitres avaient été remplacées et remastiquées. La maison était impeccable… d’une propreté irréprochable.

Comme je l’ai trouvée, se dit Tom. Neuve et vieille. Un demi-pas hors du temps.

« Il y a quelqu’un qu’il faut que vous rencontriez », assura Ben.

Elle l’attendait dans la cuisine.


Étourdi par sa guérison et par les événements encore tout récents pour lui, il ne la reconnut pas aussitôt : il ne ressentit qu’une forte impression de familiarité, une espèce de déjà-vu. Puis il dit : « Vous étiez dans la voiture… vous conduisiez la voiture qui l’a heurté. » Il se souvenait avoir aperçu ce visage entre les phares.

Elle hocha la tête. « C’est exact. »

Elle avait les cheveux gris, une cinquantaine d’années, les hanches un peu épaisses. Elle portait un jean, un corsage en coton bleu et de grosses lunettes de correction qui lui faisaient des yeux énormes.

Il la regarda à nouveau, et le monde lui sembla glisser de côté. « Oh, mon Dieu. Joyce. »

Elle eut un grand sourire sincère. « On se rencontre vraiment dans des circonstances très spéciales. »


Il passa quelques jours de plus dans la maison pour ce que Doug appelait la « décompression émotionnelle », mais il ne pouvait pas rester. De fait, la demeure était revenue à son propriétaire précédent. Le terminus temporel était réparé : Tom n’avait plus sa place à cet endroit.

Il se retrouvait sans domicile, mais pas sans le sou. Une somme équivalente au prix d’achat de la maison était apparue sur un compte à son nom à la Bank of America. Tom demanda à Ben, sans trop savoir s’il tenait à connaître la réponse, comment cet heureux événement avait pu se produire. « Oh, l’argent n’est pas difficile à créer, répondit Ben. Les bons systèmes électroniques et les bons algorithmes peuvent produire des merveilles. Si étonnant que ça puisse paraître, il suffit d’un téléphone.

— Comme pour le piratage d’ordinateurs, dit Tom.

— En plus sophistiqué. Mais c’est ça.

— N’est-ce pas contraire à l’éthique ?

— Êtes-vous propriétaire de cette maison ? Avez-vous vraiment pris possession des biens meubles auxquels le contrat vous donnait droit ? Si la réponse est non, serait-il juste de vous laisser sans ressources ?

— Vous ne pouvez pas inventer de l’argent comme ça. Il faut qu’il vienne de quelque part. »

Ben le regarda d’un air plein de pitié.


Le tunnel était réparé et les voyageurs temporels l’empruntèrent pour venir de leur futur inconcevable : Tom fut autorisé à leur jeter un coup d’œil. Il se tenait au pied des escaliers du sous-sol quand ils sortirent du tunnel, un homme et une femme, du moins en apparence… d’après Ben, ils changeaient d’aspect pour sembler plus humains qu’ils ne l’étaient en réalité. Tom fut très impressionné par leurs yeux. Gris, d’une curiosité non dissimulée. Ils le regardèrent longuement. Le regardèrent, supposa Tom, comme peut-être lui-même aurait regardé un spécimen vivant d’australopithèque… avec cette affection étrange qu’on éprouve pour nos ancêtres à l’esprit peu agile.

Puis ils se tournèrent vers Ben, à qui ils parlèrent à voix trop basse pour que Tom les comprenne : il en déduisit qu’il devait les laisser.


Archer et Catherine lui firent de la place dans la maison des Simmons en haut de la colline. Le lit lui parut confortable, néanmoins Tom ne comptait pas rester : il avait trop l’impression d’être un intrus. Les deux autres montraient de l’indulgence pour sa désorientation, contournaient son isolement sur la pointe des pieds. Ce n’était pas un rôle qu’il voulait jouer.

La maison était à vendre, de toute manière. Bien qu’ayant quitté son emploi, Archer refusa de recourir à un autre agent immobilier : la transaction se déroulerait « de particulier à particulier ». « Elle regorge de souvenirs importants, convint Catherine, sauf que, sans Mémé Peggy, ce serait un mausolée. Mieux vaut en rester là. » Elle lui adressa un curieux petit sourire un peu triste. « J’imagine qu’on sort tous de cette histoire avec de nouvelles conceptions du passé et de l’avenir. De ce à quoi on peut ou pas s’accrocher. »

Archer annonça qu’ils déménageaient à Seattle, où Catherine avait un marché pour sa peinture. Lui-même y trouverait un emploi quelconque… ou peut-être suivrait-il des études universitaires. « Tu quittes Belltower après toutes ces années ? dit Tom.

— Je coupe ce nœud, ouais. C’est plus facile, maintenant.

— Il a plu des volubilis, dit Tom.

— De haut en bas de Post Road. Une couche de trente centimètres de volubilis.

— Personne ne le sait à part nous.

— Eh non. Mais nous, on le sait. »

Août avait cédé la place à septembre, toujours chaud, avec toutefois un soupçon d’hiver dans l’atmosphère, des nuits plus fraîches.


Il sortit sa voiture du garage et la conduisit à Brack’s Auto Body pour un réglage. Le mécanicien changea l’huile, nettoya les bougies, régla le starter et présenta une facture trop élevée. Il passa la Visa de Tom dans son appareil en demandant : « Vous partez en voyage ? »

Tom hocha la tête.

« Vous allez où ?

— Je ne sais pas. Peut-être dans l’est. Là où la route me conduira, je pense.

— Sans déconner ?

— Sans déconner.

— C’est dingue, dit le mécanicien. Ah, la liberté, hein ?

— La liberté. Exactement. »

De la cabine à l’extérieur, il passa deux coups de téléphone.

Il appela Tony. C’était samedi : son frère se trouvait chez lui, avec la télévision en fond sonore. Tom entendit aussi Tricia qui pleurait et Loreen qui la consolait.

« Je passais en ville, dit Tom. Je me suis dit que j’allais appeler.

— Nom de Dieu ! fit Tony. Je te croyais mort, promis. Tu vas bien ? Comment ça, tu passais en ville ?

— Je ne peux pas rester, Tony. Tu avais raison, pour la maison. Ce n’était pas un bon investissement.

— Tu passais sur le chemin d’où ? »

Il répéta ce qu’il avait dit au mécanicien : quelque part dans l’est.

« C’est un comportement on ne peut plus adolescent, Tom. Immature. On vit dans la réalité, pas dans “Route 66”.

— Je tâcherai de ne pas l’oublier. Dis-moi, Loreen est dans le coin ?

— Tu veux lui parler ? » Il semblait surpris.

« Juste lui dire bonjour.

— Eh bien… Bon, prends soin de toi, hein. Donne des nouvelles, cette fois. Si tu as besoin de quoi que ce soit, d’argent…

— Merci, Tony. Je suis touché. »

Un silence assourdi, puis Loreen fut en ligne. « Je profitais juste d’un passage en ville, répéta Tom. Je voulais vous remercier. »

Ils bavardèrent un peu. Barry avait attrapé la varicelle et manqué deux semaines d’école. Tricia avait une dent qui perçait. Tom raconta qu’il voyageait et qu’il allait continuer encore un peu.

« Tu m’as l’air d’avoir changé, dit Loreen.

— Vraiment ?

— Vraiment. Je ne sais pas comment le décrire. Comme si tu faisais la paix avec quelque chose. » Il ne trouva rien à répondre. Elle ajouta : « Il s’est passé beaucoup de temps depuis cet accident. Depuis que ton papa et ta maman sont morts. La vie continue, Tom. Les jours et les années. Mais j’imagine que tu le sais. »


Un dernier appel, longue distance, à Seattle, appel qu’il régla avec sa carte de crédit. Une voix masculine répondit. « Barbara est là ? demanda Tom.

— Un instant. » Un cliquetis et des paroles indistinctes. Puis sa voix.

Elle se dit heureuse d’avoir de ses nouvelles. Elle s’était inquiétée. Cela la soulageait d’apprendre qu’il allait bien. Il la remercia d’être venue le voir au printemps. C’était bon qu’elle se soucie encore de lui.

« Je ne pense pas que les gens arrêtent de se soucier des autres. Ça n’a pas très bien fonctionné, toi et moi, mais on n’était pas les Borgia non plus.

— C’était bien quand c’était bien, dit Tom.

— Voilà.

— Tu es toujours avec Rafe ?

— Tout ne se passe pas toujours au mieux, mais je pense que c’est du solide, oui.

— Il y a eu des moments où je tenais tant à te récupérer que j’ai essayé de faire comme si tu n’existais pas. Tu peux comprendre ça ?

— Très bien, dit-elle.

— Mais c’était de vraies années.

— Oui.

— Les bonnes comme les mauvaises.

— Oui.

— Merci pour ces années.

— Tu t’en vas encore ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas trop où. J’appellerai.

— Oui, s’il te plaît », dit-elle.


Il sortit de Belltower par la nationale longeant la côte et roula jusqu’à l’étroit lacet où ses parents avaient trouvé la mort.

Il se gara sur un emplacement avec panorama quelques mètres au-dessus de la nationale, descendit de voiture et s’appuya quelques instants à la barricade en pierre à l’endroit où le versant couvert de pins de Virginie descendait jusqu’à l’océan. Il était passé là une douzaine de fois depuis l’accident, mais sans jamais s’arrêter, sans jamais se donner le temps de penser à l’événement. Le coup à la porte, l’annonce inimaginable de leur mort… il avait réfléchi encore et encore à ces choses, mais jamais à cet endroit. À la mythologie, mais jamais au fait. Il se dit qu’il pleuvait le jour où leur voiture avait dévalé ce talus, qu’elle s’était écrasée contre les rochers, que l’ambulance était venue et repartie, qu’une grue avait remonté l’épave, que celle-ci avait été emportée, que la nuit était tombée, que les nuages s’étaient dissipés, que les étoiles avaient tourné dans le ciel avant que le soleil se lève à nouveau. Deux personnes avaient trouvé la mort, mais leur décès était un événement parmi d’autres dans leur vie, ni plus ni moins significatif que le mariage, l’accouchement, l’ambition, la déception, l’amour. Peut-être Loreen avait-elle raison. Il était temps de prendre cet os du deuil et de l’enfouir avec les autres ossements. Non de l’enterrer, simplement de le mettre à sa place, dans la chambre forte du temps, du passé irretrouvable, là où vivaient les souvenirs.

Il remonta en voiture et reprit la direction de Belltower.


Il repartit vers ce qui constituait désormais le dérisoire mystère central de sa vie : Joyce.

Il la retrouva sur Post Road, qu’elle montait à pied pour se rendre dans la petite épicerie près de la nationale.

Il immobilisa la voiture et ouvrit la portière passager. Joyce grimpa à bord.

D’après les calculs de Tom, elle avait eu cinquante ans en février. Elle avait pris du poids, des rides, des cheveux gris. Elle portait un jean passé un peu trop serré aux hanches ainsi qu’un sweat-shirt jaune banal et elle avait enfilé des tennis pour la longue montée sur la route. Les marques du temps, se dit Tom. Elle avait la voix rauque et un peu moins aiguë que dans son souvenir : l’effet du temps, peut-être, ou d’une vie difficile. Ses yeux incitaient à privilégier la seconde hypothèse.

Elle le regarda avec circonspection. « Je n’étais pas sûre que tu reviendrais.

— Moi non plus.

— Tu comptes toujours quitter la ville ? »

Il hocha la tête.

« Je me demandais si on pourrait avoir une discussion.

— On peut, dit Tom.

— Tu n’étais pas trop là. Enfin bref. Ça a dû te faire un choc, de me voir comme ça. »

C’était le cas, néanmoins cela aurait été une chose affreuse à dire. Il lui affirma qu’elle avait bonne mine. « J’ai l’air d’avoir mon âge, pour le meilleur ou pour le pire, répliqua-t-elle. J’ai vécu ces vingt-sept ans, Tom. Je sais à quoi m’attendre en regardant dans un miroir. Quand tu t’es réveillé, tu t’attendais à autre chose.

— Tu es partie, dit-il. Sans me laisser l’occasion de te dire au revoir.

— Je suis partie dès que j’ai su que tu irais bien. Tu veux savoir comment ça s’est passé ? » Elle se rencogna dans le siège et plongea son regard dans le ciel bleu de septembre. « Je suis partie parce que le lien entre nous ne m’inspirait pas confiance. Je suis partie parce que je ne voulais pas être un accident de la nature, ici… ou t’en faire devenir un, là-bas. Je suis partie parce que j’avais peur et que je voulais rentrer chez moi.

« Je suis partie parce que Ben m’a dit que le tunnel serait réparé et que le choix que je ferais devrait être définitif. Et donc… retour à Manhattan, retour en 1962. On pense toujours qu’on peut recommencer, mais il se trouve que non. Lawrence était mort. Ça changeait les choses. Et j’étais venue ici, j’avais jeté un coup d’œil à l’avenir. Même un tout petit, ça vous change. Tiens, tu te souviens de Jerry Soderman ? Celui qui écrivait des bouquins que personne ne voulait publier ? Il a pas mal réussi comme éditeur de littérature générale, il est même parvenu à se faire publier dans les années 1970… des romans littéraires que pas grand monde ne lisait, mais dont il était vraiment fier. Quelques mois après mon retour, Jerry m’annonce qu’il est homo, qu’il préfère être franc à ce sujet. Bon, très bien, mais la seule pensée qui m’est venue à l’esprit a été : Hé, Jerry, quand on arrivera vers 1976, il vaudra mieux que tu fasses gaffe. Je lui ai téléphoné à cette époque-là, d’ailleurs, alors que je ne lui avais pas parlé depuis des années.

Je lui ai dit : Jerry, il y a une maladie qui traîne, voilà comment te protéger. Il m’a répondu : Non, il n’y en a pas, et puis qu’est-ce que tu en sais, toi ? Bref… Jerry est mort il y a deux ans.

— Je suis désolé.

— Ce n’est ni ta faute, ni la sienne, ni la mienne. Toujours est-il que je ne pouvais pas faire comme s’il ne s’était rien passé avec toi, moi et cet endroit. J’ai essayé ! Vraiment. J’ai essayé toutes les bonnes manières d’oublier. Et j’ai vécu ma vie. Je suis restée mariée cinq ans. Le type était bien, pas le mariage. J’ai fait des chœurs en professionnelle, sauf que ce n’était pas la bonne époque… J’ai bu un moment, ce qui m’a plus ou moins bousillé la voix. Et puis, j’ai manifesté, tu sais, pour les droits civiques, contre la guerre, pour un air propre. Quand les choses se sont stabilisées, j’ai pris un boulot de secrétaire dans un cabinet d’avocats en ville. Horaires de bureau, paye régulière, congés annuels, j’y serais encore si je n’avais pas démissionné histoire de m’acheter un billet d’avion pour l’ouest. C’est incroyable, car pendant très longtemps, je me suis juré de ne pas le faire. Ce qui s’est passé ici était terminé. J’étais partie, j’avais pris ma décision. Mais je me souvenais de la date du journal que j’ai lu dans ton jardin. Chaque mois d’août, je notais l’anniversaire, si on peut dire. Et puis, les deux dernières années, j’ai commencé à surveiller les calendriers comme on surveille une horloge. J’ai regardé la date approcher petit à petit. Cet hiver, je passais la Saint-Sylvestre seule chez moi, en femme seule et presque quinquagénaire. J’ai ouvert une bouteille de champagne, et à minuit, je me suis dit : et puis merde, j’y vais.

« J’ai acheté les billets d’avion six mois à l’avance. J’ai prévenu mon employeur. Je ne sais pas ce que j’espérais ou m’attendais à trouver, mais je le voulais vraiment. Bon, le vol a eu du retard. J’ai raté ma correspondance à Chicago et j’ai dû passer la nuit à l’aéroport. En arrivant à Seattle, c’était déjà le matin, et le journal, celui dont je me souvenais, me narguait dans les distributeurs. J’ai loué une voiture et j’ai roulé trop vite sur la route côtière. J’ai crevé, et changer le pneu m’a pris beaucoup de temps. Ensuite, en arrivant à Belltower, je ne trouvais plus la maison. Impossible de me souvenir du nom de la route. Je croyais sans doute trouver des panneaux indicateurs genre “DIRECTION DE LA MACHINE TEMPORELLE”. J’ai demandé dans deux stations-service, j’ai étudié un plan jusqu’à ce que les yeux me sortent de la tête. Pour finir, je me suis arrêtée dans un petit resto de nuit boire un café, et quand la serveuse s’est approchée, je lui ai demandé si elle connaissait un Tom Winter ou une Cathy Simmons. Elle m’a dit que non, mais qu’il y avait une Peggy Simmons sur Post Road, est-ce qu’elle n’avait pas une petite-fille appelée Cathy ? Je lui ai filé vingt dollars et j’ai foncé ici. J’ai surpris le méchant dans mes phares et je n’ai pas pu m’en empêcher, Tom : après toutes ces années, il ressemblait encore à la mort. Je me suis souvenue de Lawrence dans un mauvais cercueil d’un funérarium de Brooklyn, où vivaient ses parents, j’en souffrais encore, après toutes ces années. Alors j’ai donné un coup de volant. Je pleurais quand je l’ai heurté.

— Tu m’as sauvé la vie.

— Je t’ai sauvé la vie, j’ai continué jusqu’en bas de la route, j’ai pris une chambre d’hôtel et je suis restée à trembler sur le lit jusqu’à midi. Heure à laquelle mon moi plus jeune était rentré chez lui.

— Alors tu es revenue, dit Tom.

— Ce qui a foutu une sacrée frousse à Doug et Cathy. Ben, par contre, n’a pas vraiment semblé surpris.

— Tu voulais encore quelque chose.

— Je ne sais pas ce que je voulais. Je crois que je voulais te regarder. Juste te regarder. Ça n’a aucun sens, si ? J’ai rarement cessé de penser à toi pendant ces trente dernières années. À toi et à ce que nous étions. À ce que nous aurions pu être. À me demander si je devais t’aimer ou te détester pour tout ça. »

Il entendit la lassitude dans sa voix. « Tu es arrivée à une conclusion ?

— Aucune. Juste à des souvenirs en chair et en os. Désolée si je t’ai fait flipper.

— C’est moi qui devrais m’excuser. »


Il arriva sur le parking à l’arrière du magasin d’alimentation et s’arrêta à un endroit où le soleil brillait entre les grands pins. Tom décida que cette femme était Joyce, indubitablement Joyce malgré tous les changements, qu’il était tombé sur un miracle supplémentaire, aussi impitoyable et aussi bizarre que les autres.

Le sourire aux lèvres, elle le regarda en plissant des yeux dans un rayon de soleil. « D’après Catherine, il y a une promotion sur les sachets de semence, dans ce magasin. Évidemment, il est trop tard pour commencer un jardin, mais si on les garde au frigo, les graines resteront utilisables.

— Des graines que Ben plantera ? Il a parlé d’un jardin.

— Que moi je planterai. Je vais peut-être rester ici. Ben m’a proposé un travail. » Elle marqua un temps d’arrêt. « Son travail. »

Tom arrêta le moteur et la regarda d’un air ébahi. « Je ne comprends pas.

— Il rentre chez lui. Je pense qu’il le mérite, pas toi ? Il m’a proposée comme remplaçante. Ses employeurs ont accepté. »

Il y réfléchit un instant. « Ça t’intéresse ?

— Je crois que oui. Ben dit que c’est un travail solitaire. C’est peut-être ce dont j’ai besoin un moment.

— Un moment de quelle taille ?

— Huit ans. Ensuite, le terminal ferme pour de bon. Il n’y aura plus au sous-sol que des cloisons de placoplâtre. Ça semble bizarre, hein ? »

Huit ans, se dit Tom. 1997. Tout près du millénaire.

« Je peux tenir huit ans, affirma Joyce. Je peux m’en sortir.

— Et ensuite ? Ils te versent une retraite ?

— Ils me reconstruisent. Ils me font jeune. » Elle secoua la tête. « Non, pas jeune, ce n’est pas le bon terme. Ils rajeunissent mon corps. Mais j’aurai près de soixante ans, quelle que soit mon apparence. Ça ne sera peut-être pas facile à supporter. D’après moi, ça ne devrait avoir aucune importance. À l’intérieur, on n’est ni jeune ni vieux, juste soi-même, non ? Je ne serai pas une jeune femme inexpérimentée, mais je ne serai rien non plus de monstrueux. Du moins, c’est ce que je crois. »

Elle avait été Joyce, serait Joyce, était Joyce en ce moment même. « Je ne pense pas que tu aies le moindre motif d’inquiétude.

— C’est marrant, dit-elle. On a été ensemble pendant quoi… dix, onze semaines ? C’est marrant comme deux mois peuvent avoir une telle influence sur toute une vie. Aujourd’hui, je suis vieille et tu es jeune. Dans quelques années, ce sera l’inverse. »

Il lui prit la main. Il s’imagina revenir sept ans plus tard, frapper à la porte, voir Joyce lui ouvrir…

Elle lui posa un doigt sur les lèvres. « N’en parle pas. Vis ta vie. Vois ce qui se passe. »


Il l’aida donc à faire ses commissions et la reconduisit ensuite.

Durant le trajet, elle lui demanda ce qu’il comptait faire désormais, et il lui dit à peu près la même chose qu’à Tony et Barbara : partir dans l’est, vivre un moment sur l’argent de la maison, reprendre pied.

Il ajouta : « Je ne cesse de penser à ce que fait Barbara. Je ne m’imagine pas manifester avec des pancartes autour d’une décharge de résidus toxiques. Mais je devrais peut-être, je n’en sais rien. Je pense à ce qu’a dit Ben, comme quoi l’avenir est toujours imprévisible. On n’est peut-être pas obligés de se retrouver avec le genre de monde qui a créé… eh bien, qui l’a créé, lui…

— Billy, précisa Joyce. Ben a dit qu’il s’appelait Billy.

— Peut-être qu’on peut décréer Billy. » Tom s’engagea sur l’allée de gravier de cette maison ordinaire, laide, mais bien entretenue, cette maison solitaire sur Post Road. « Sauf que c’est un paradoxe, non ? Si Billy n’existe pas, d’où est-ce qu’il venait ?

— D’où sortent les fantômes, dit Joyce.

— Difficile de croire qu’un fantôme puisse être aussi dangereux.

— Les fantômes sont toujours dangereux. Tu aurais dû t’en rendre compte. »

Elle lui effleura la joue de la main, puis ouvrit la portière et descendit de voiture. Tom se força à sourire. Il voulait qu’elle se souvienne de lui en train de sourire.


Sur la route vers l’est, il découvrit sur le siège passager un sachet de graines qui avait dû tomber des courses de Joyce : des volubilis, Bleu céleste.

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