PREMIÈRE PARTIE La porte dans le mur

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C’était une modeste maison en bois de trois pièces, dotée d’un sous-sol un peu plus profond que ne le voulait la coutume dans la région, une propriété agréable, mais recouverte de lierre et de broussailles, et à des kilomètres de la ville.

D’après l’agent immobilier, elle était vide depuis des années et le terrain donnait à l’arrière sur un marais de cèdres. « Franchement, ça ne me semble pas un investissement à gros potentiel. »

Tom Winter était d’un autre avis.

Peut-être cela venait-il de son humeur, mais la propriété l’avait tout de suite attiré. Paradoxalement, il l’appréciait pour ses défauts : son isolement, perdue dans cette pinède pluvieuse… sa brutale absence d’attraits, comparable à la laideur franche d’un bouledogue. Il se demanda si, en vivant dans cette maison, il en viendrait petit à petit à lui ressembler, tout comme, disait-on, les propriétaires d’animaux domestiques se mettaient à leur ressembler. Il serait quelconque. Isolé. Peut-être un peu sauvage.

Ce qui n’était pas, supposait Tom, la manière dont le voyait l’agent immobilier, Doug Archer. Celui-ci portait sa veste bleue de l’agence immobilière, mais son Levi’s soigné aux couleurs passées ainsi que sa coupe de cheveux hirsute trahissaient ses origines. Famille des environs, classe ouvrière (avec peut-être encore un parent de couleur en train de couper du bois dans la nature), éducation qui pousse à regarder d’un air soupçonneux les pantalons à pli comme celui que portait Tom ce jour-là. Mais il ne fallait pas se fier aux apparences. Tom s’arrêta un instant alors qu’ils approchaient de la porte d’entrée, un assemblage aveugle de planches de pin. « Ce n’était pas chez les Simmons ? »

Archer secoua la tête. « Mais pas loin. Leur propriété est un peu plus haut sur la colline. Peggy Simmons y vit toujours… elle approche des quatre-vingts ans. » Il leva un sourcil. « Vous connaissez Peggy Simmons ?

— Je livrais les commissions sur tout Post Road pour l’épicerie. Il m’arrivait de venir par ici. Mais ça fait un bail.

— Sans blague ! Vous m’avez dit que vous…

— J’ai passé la plus grande partie de ces douze dernières années à Seattle.

— Vous êtes de la famille de Tony Winter, celui d’Arbutus Ford ?

— C’est mon frère.

— Tiens donc ! Eh bien, ça change pas mal les choses ! »

En ville, songea Tom, on apprend à ne pas sourire avec une telle générosité.

Archer glissa la clef dans la serrure. « On a fait venir quelqu’un ici quand la propriété a été mise en vente. D’après cette personne, la maison est en assez bon état à l’intérieur, mais j’imagine qu’après être restée si longtemps fermée… eh bien, il ne faudrait peut-être pas la prendre au pied de la lettre. »

En langage d’agent immobilier, se dit Tom, ça signifie un bordel innommable.

Mais la porte pivota sur des gonds qui semblaient huilés depuis peu et s’ouvrit sur un bout de belle moquette beige.

« Ça, c’est le comble », lâcha Archer.

Tom entra actionner l’interrupteur mural. Un plafonnier s’alluma, sans que ce soit en réalité nécessaire, car une bonne quantité de lumière pâle entrait par une fenêtre orientée au sud en haut d’un mur. Construite en tenant compte du climat, la maison résisterait aux ténèbres, même sous la pluie.

Sur la droite, le salon donnait dans la cuisine. Sur la gauche, un couloir reliait les chambres et la salle de bains.

Un escalier descendait au sous-sol.

« Ça, c’est le comble, répéta Archer. Je me suis peut-être trompé sur cet endroit. »

Ils avaient sous les yeux une pièce d’une propreté méticuleuse, au mobilier ancien mais impeccable. Le manteau de la cheminée s’ornait d’une horloge qui tictaquait (mais qui l’avait remontée ?) sous ce qui ressemblait à une reproduction d’un Picasso. Juste un tout petit peu kitsch, songea Tom, avec la table basse à surface en verre, le petit canapé au design moderne danois, très typé années 1960 mais en parfait état. Comme s’il sortait d’une capsule temporelle.

« Bien entretenu, dit Tom.

— Un peu ! Surtout qu’il n’y a eu aucun entretien, pour autant que je sache.

— Qui est le propriétaire ?

— L’État a mis la maison et le terrain aux enchères il y a longtemps. Une holding de Seatde les a achetés, mais n’en a jamais rien fait. Elle revend des bouts de terrain un peu partout dans la région depuis à peu près un an. » Il secoua la tête. « Pour être honnête, la maison était complètement abandonnée. La personne qu’on a fait venir pour évaluer ces propriétés, depuis les fondations jusqu’au toit et tout, n’a pourtant jamais dit… bon, en fait, on a supposé que, dans le coin, toutes les vieilles maisons à charpente en bois…» Il enfonça ses mains dans ses poches, sourcils froncés. « On n’a même pas remis l’eau et l’électricité avant la fin de la semaine dernière. »

Durant combien d’hivers glacés et d’été torrides cette pièce était-elle restée fermée et verrouillée ? Tom prit le temps de passer le doigt sur un pilastre au sommet de l’escalier du sous-sol. Pas une trace de poussière. Le bois semblait huilé. « Des fantômes de ménage ? »

Archer ne rit pas. « C’est Jack Shackley l’agent qui s’en occupe. Il est peut-être passé nettoyer. En tout cas, quelqu’un a fait un boulot phénoménal. La maison est vendue avec ses meubles et ceux-là m’ont l’air plutôt pas mal… un peu démodés, peut-être. On visite ?

— Je crois qu’on devrait. »

Tom fit deux fois le tour des lieux, la première en compagnie d’Archer, l’autre « pour se faire sa propre impression », tandis qu’Archer laissait sa carte de visite sur le comptoir de la cuisine et sortait fumer une cigarette. L’impression de Tom ne changea pas. Les placards de la cuisine s’ouvraient tout en douceur sur un intérieur impeccable et toujours vide. L’armoire à linge était doublée de cèdre, odorante et tout aussi vide. Les chambres ne contenaient aucun meuble, à l’exception de la plus grande, équipée d’un lit modeste, d’une commode et d’un miroir… sans le moindre grain de poussière. Au sous-sol, des soupiraux donnaient sur la pelouse à l’arrière, masqués par des stores à enrouleur blancs jaunis et fragilisés par le soleil. (Finalement, le temps passe, ici, songea Tom.)

C’était une construction saine, fonctionnelle et propre.

La question fondamentale restant : s’y sentait-il comme chez lui ?

Non. Du moins, pas encore.

Mais cela pourrait changer.

Voulait-il s’y sentir comme chez lui ?

Il ne pouvait toutefois trouver à cette question de réponse qui lui paraisse satisfaisante. Peut-être ne cherchait-il pas tant une maison qu’une grotte : un endroit chaud et sec dans lequel panser ses plaies jusqu’à guérison… ou du moins jusqu’à ce que la douleur devienne supportable.

Mais la maison était vraiment intéressante.

Il passa négligemment la main sur un mur vierge du sous-sol et fut surpris de sentir… de sentir quoi ?

Un bourdonnement mécanique, qui montait par les plaques de plâtre et les blocs de béton… puis disparaissait aussitôt ?

Un vague picotement électrique ?

Ou rien du tout.

« Vraiment nickel », lança Archer, de retour. « Vous avez peut-être déniché une bonne affaire, là, Tom. On peut retourner à mon bureau, si vous voulez discuter d’une offre.

— Diable, pourquoi pas ? » répondit Tom Winter. »


La ville de Belltower occupait, au nord-ouest des États-Unis, la courbe intérieure d’une baie agréable et brumeuse du Pacifique.

La pêche et l’exploitation forestière en constituaient les principales industries. Durant le boom des années 1950, on avait construit au sud de Belltower une énorme usine de pâte à papier, dont, par temps humide, quand le vent remontait la côte, l’âpre puanteur sulfureuse venait envelopper l’agglomération. Ce jour-là, une forte brise soufflait du large, rendant l’atmosphère respirable. Quand Tom Winter retourna au Seascape Motel, peu avant le crépuscule, les masses nuageuses s’éloignaient et le soleil illuminait certaines portions des collines, de la ville et de la baie.

Tom dîna dans la salle à manger du motel, où il laissa un pourboire trop élevé à la serveuse parce que son sourire semblait sincère. Il acheta un exemplaire de Newsweek à la boutique de cadeaux puis regagna sa chambre au premier étage tandis que la nuit tombait.

Je n’en reviens pas, pensa-t-il : me voilà de retour à Belltower. Dans son esprit, en partir avait été un acte de démolition. Il avait pris le bus qui partait vers le nord, vers Seattle, en se comportant comme si tout ce qu’il laissait derrière lui avait été rayé de la carte. Aussi trouvait-il étrange de découvrir la ville toujours là, ses magasins toujours ouverts, ses bateaux toujours amarrés dans la marina derrière le bureau des anciens combattants.

La seule chose de démolie, c’est ma vie.

Il se reprocha toutefois aussitôt de s’apitoyer ainsi sur lui-même. Le défaut caractéristique de la solitude. Comme la masturbation, c’était la parodie d’une activité qu’il valait mieux pratiquer avec d’autres personnes.

Il avait également conscience qu’une vaste réserve de douleur attendait d’être reconnue… mais pas ici, pas dans cette chambre aux murs ornés d’horribles tableaux représentant un port, aux cartes postales gratuites sur la commode, aux marques circulaires pâles sur le bois verni à tous les endroits où des générations de clients avaient laissé leur Coca sorti du distributeur suer dans la chaleur sèche. Ici, ce serait trop.

Il alla acheter un Coca au bout du couloir moquetté afin de pouvoir laisser un cercle blanc supplémentaire sur le mobilier.

À son retour, le téléphone bourdonnait. Il décrocha tout en ouvrant la canette.

« Tom, lança son frère.

— Tony. Salut !

— Tu es seul ?

— Tu parles ! La fête vient de commencer. Ça ne s’entend pas ?

— Très drôle. Tu es en train de boire quelque chose ?

— Une boisson gazeuse, Tony.

— Parce qu’à mon avis, tu ne devrais pas rester comme ça tout seul. Je ne crois pas que ce soit une bonne habitude à prendre. Je ne veux pas que tu t’arsouilles à nouveau. »

S’arsouiller ; pensa Tom avec amusement. Son frère était une source intarissable de vieux euphémismes de ce genre. C’est lui qui avait un jour comparé Brigitte Nielsen à « un tamal chaud bouillant ». Barbara avait toujours adoré les bons mots de son beau-frère. Elle comparait leurs visites chez Tony à du yoga : il fallait faire la conversation en se tenant en permanence prêt à cacher son sourire de la main.

« Si je m’arsouille, répliqua Tom, tu seras le premier au courant.

— C’est justement ce qui me fait peur. J’ai tiré pas mal de ficelles pour te trouver ce boulot. Bien sûr, ça me laisse plus ou moins le cul à l’air.

— C’est pour ça que t’appelles ? »

Un temps d’arrêt, un aveu : « Non. Loreen a suggéré… enfin, elle et moi avons pensé que… elle a un poulet au four et il y en a bien assez pour tout le monde, donc si tu n’as pas dîné…

— Désolé, je viens de faire un gros repas à la cafétéria. Merci quand même. Remercie Loreen pour moi. »

Le soulagement de Tony était délicieusement évident. « Tu es sûr de ne pas vouloir passer ? » Quelques mots en fond sonore. « Loreen a préparé une tarte aux myrtilles.

— Dis-lui que ce n’est pas l’envie qui me manque, mais que j’ai décidé de me coucher tôt.

— Eh bien, comme tu veux. De toute manière, je t’appelle la semaine prochaine.

— Très bien, super.

— Bonne nuit, Tom. » Un temps d’arrêt, puis Tom ajouta : «… et bonne chance pour ce retour. »

Tom reposa le combiné et se tourna pour affronter son propre reflet, qui le regardait stupidement dans le miroir de la commode. Il vit un homme à la mine défaite et au crâne de plus en plus dégarni, un type de trente ans qui semblait, à ce moment-là, quadragénaire. Il avait pris un peu de poids depuis le départ de Barbara, ce qui commençait à se voir… à un renflement au niveau abdominal ou à un peu de mollesse sur le visage. Mais c’était l’expression renvoyée par le miroir qui lui donnait l’air aussi âgé. Il avait vu, dans des bus, des vieillards afficher la même. Un froncement de sourcils qui annonçait la reddition, l’accolade volontaire à la défaite.

Les possibilités pour la soirée ?

Il pouvait regarder par la fenêtre son passé, ou dans le miroir, son avenir.

L’un et l’autre se croisaient là. À ce carrefour. Dans cette vieille ville pluvieuse.

Il se tourna vers la fenêtre.

Bonne chance pour ce retour.


Au matin, Doug Archer appela pour annoncer que l’offre de Tom sur la maison – l’essentiel, offert en liquide, de son héritage prudemment mis de côté – avait été acceptée. « Vous entrez immédiatement en possession des lieux. On peut terminer toute la paperasse dans la journée. Quelques signatures, et la propriété vous appartient tout entière.

— Serait-il possible de récupérer les clefs aujourd’hui ?

— Je ne vois pas pourquoi ça poserait problème. »

Tom se rendit en voiture à l’agence immobilière, juste à côté du centre commercial du port. Archer le guida dans la paperasse avec leur notaire maison, puis l’invita à déjeuner de l’autre côté de la rue. Le restaurant s’appelait El Nino… il était nouveau, car si Tom se souvenait bien, il y avait autrefois un Kresge, à cet endroit. Bien que nautique, le décor n’en était pas insupportablement kitsch.

Tom commanda le sandwich laitue-miettes de saumon. Archer sourit à la serveuse : « Juste du café, Nance. »

Elle hocha la tête en lui rendant son sourire.

« Vous ne portez pas votre veste d’agent immobilier, remarqua Tom.

— En principe, c’est mon jour de congé. En plus, vous êtes une vente ferme. Et puis merde, vous êtes du coin. Je n’ai besoin d’impressionner personne, ici. » Il se laissa aller sur le vinyle de la banquette, mince dans sa chemise à carreaux, ses longs cheveux un peu plus en bataille que la veille. Il remercia la serveuse quand elle apporta le café. « Je me suis penché sur le passé de la maison, au fait. Surtout par curiosité.

— Des découvertes intéressantes ?

— On peut dire ça, ouais.

— Quelque chose que vous ne vouliez pas me dire avant que j’aie signé les papiers ?

— Rien qui vous aurait fait changer d’avis, Tom. Juste des trucs un peu étranges.

— Quoi, elle est hantée ? »

Archer sourit en se penchant sur sa tasse. « Pas tout à fait. Encore que ça ne me surprendrait pas. La propriété a une histoire bizarre. Le terrain a été acheté en 1963 et la maison terminée l’année suivante. De 1964 à 1981, elle a été occupée par un certain Ben Collier… un type qui vivait seul, venait en ville de temps en temps, ne semblait pas avoir de ressources, mais payait ses factures en temps et en heure. Aimable quand vous lui parliez, sans être vraiment amical. Un solitaire.

— Il a revendu la maison ?

— Eh non. C’est là que ça devient intéressant. Il a disparu vers 1980 et la propriété a été saisie pour non-paiement des impôts. Personne n’a pu retrouver ce monsieur. Il n’avait pas de compte en banque, pas de numéro de sécurité sociale qu’on ait pu dénicher, pas d’acte de naissance… sa voiture n’était même pas immatriculée. S’il est mort, il n’a pas laissé de cadavre. » Archer but une gorgée. « Le café est vraiment bon ici, je trouve. Vous savez qu’ils moulent les fèves dans l’arrière-boutique ? C’est leur propre mélange. Colombie, Costa Rica…

— Cette histoire vous plaît.

— Ça oui, bon Dieu ! Pas vous ? »

Tom s’aperçut que si, en fait. Elle avait piqué son intérêt. Il regarda Archer en face de lui… fronça les sourcils et le dévisagea plus attentivement. « Oh merde, je vous reconnais ! Vous êtes le gamin qui jetait des cailloux sur les voitures de la route côtière !

— Vous étiez une classe derrière moi. Le petit frère de Tony Winter.

— Vous avez fendu le pare-brise de la Buick d’un type. Il y a eu des éditoriaux dans le journal. La délinquance juvénile en marche. »

Archer sourit. « C’était une expérience de balistique.

— Et maintenant, vous vendez des maisons hantées à des citadins sophistiqués et sans méfiance.

— “Hantées” me paraît un peu mélodramatique, personnellement. Mais j’ai entendu une autre histoire bizarre sur cette maison. C’est George Bukowski qui me l’a racontée… Un flic de la route qui possède un double mobil-home près de la marina. Il m’a dit que l’année dernière, un soir qu’il patrouillait sur Post Road, il a vu une lumière dans la maison. Comme il la savait inoccupée, vu qu’il avait participé aux recherches pour retrouver Ben Collier, il s’est arrêté pour jeter un coup d’œil. En fait, deux ados avaient brisé une des fenêtres du sous-sol. Ils s’étaient installés dans la cuisine avec une lampe-tempête, un pack de Kokanee et un ghetto-blaster… histoire de se payer une bonne petite bringue. George a embarqué les gamins, a confisqué trois ou quatre grammes de dope au plus âgé, Barry Lindell, et les a renvoyés chez leurs parents. Le lendemain, George est retourné à la maison évaluer les dégâts… sauf que, surprise, il n’y en avait aucun. Comme si les deux copains n’étaient jamais venus. Pas d’allumettes par terre, pas de canettes vides, tout nickel.

— La fenêtre qu’ils avaient défoncée ?

— Ne l’était plus.

— N’importe quoi. »

Archer leva les mains. « Bien entendu. Mais George le jure. Il dit que la fenêtre n’avait même pas été remastiquée, il s’en serait aperçu. Elle n’avait pas été réparée, elle était juste pas cassée. »

La serveuse apporta le sandwich. Tom mordit dedans d’un air songeur. « Voilà un fantôme vraiment maniaque du rangement.

— Le fantôme à tout faire.

— Je ne peux pas dire que ça m’effraie.

— Je ne crois pas que vous ayez la moindre raison d’avoir peur. Toujours est-il que…

— J’ouvrirai l’œil.

— Et tenez-moi au courant, dit Archer. Enfin, si ça ne vous ennuie pas. » Il poussa sa carte de visite sur la table. « J’ai mis mon numéro perso au dos.

— Vous êtes curieux à ce point ? »

Archer jeta un coup d’œil à la table voisine pour s’assurer que personne n’écoutait. « Je me fais vraiment chier à ce point, oui.

— La nostalgie des vieux jours ? D’un après-midi ensoleillé, avec un caillou dans la main et l’odeur d’une décapotable sauvage ? »

Archer sourit. Son sourire disait : ouais, bordel, je suis ce gosse, et ça ne me gêne pas vraiment de l’admettre.

Ce type aime la vie, se dit Tom.

Il trouva encourageant de croire que c’était encore possible.


Avant de partir rejoindre sa maison, Tom alla effectuer quelques courses au centre commercial du port. Il acheta à l’A & P l’équivalent d’une semaine d’aliments de base ainsi qu’une sélection de ce que Barbara appelait de la nourriture de célibataire : des plats de résistance surgelés, des chips, des canettes de Coca sous emballage plastique. Il prit au Radio Shack un téléphone prêt à brancher et paya trois cents dollars chez Sears pour repartir avec un téléviseur couleur portable.

Ainsi muni d’un début d’équipement de survie, il se rendit en voiture à la maison sur Post Road.

Lorsqu’il y arriva, le soleil se couchait. La maison avait-elle l’air hantée ? Pas d’après Tom. Elle avait l’air banlieusarde. Son revêtement de cèdre était un peu passé, sa structure en caisse à savon un peu perdue dans ces pinèdes, mais elle ne semblait pas dangereuse. Hantée, si du moins elle l’était, uniquement par M. Propre. Ou peut-être Canard WC.

La clef tourna sans problèmes dans la serrure.

En franchissant le seuil, Tom eut la brève mais troublante impression d’arriver malgré tout dans la maison d’un autre…

D’entrer sans autorisation, comme les délinquants juvéniles de l’agent Bukowski. Eh bien, cette impression pouvait aller se faire voir. Il actionna tous les interrupteurs qu’il trouva, emplit la pièce d’une lumière éblouissante. Il rebrancha le réfrigérateur, qui se mit aussitôt à bourdonner et dans lequel il rangea les boissons gazeuses. Il installa le téléviseur dont il orienta les antennes en oreilles de lapin afin de capter une chaîne de Tacoma, un peu floue mais regardable. Il monta le son.

Du bruit et de la lumière.

Il préchauffa l’antique cuisinière en émail blanc, prit le temps d’observer les éléments pour s’assurer que tout fonctionnait. (C’était le cas.) Les boutons en bakélite noire luisaient comme l’ébène : ses empreintes digitales semblaient une insulte à leur surface polie. Il glissa un plateau télé dans le four, referma la porte. Bienvenue chez toi.

Une nouvelle vie, songea-t-il.

C’était la raison de son retour à Belltower, du moins à en croire ce qu’il avait raconté à ses amis. En explorant du regard cet endroit propre et bien éclairé, il devenait possible – presque possible – d’y croire.

Il emporta son dîner dans le salon et picora le poulet frit tiède avec une fourchette en plastique devant une table ronde animée par MacNeil (ou par Lehrer, il lui arrivait encore de les confondre) et consacrée à la crise chinoise de l’année. Une fois son repas terminé, il jeta le plateau en aluminium dans un sac plastique – il n’était pas encore tout à fait prêt à offenser l’Esprit de l’Hygiène – et s’ouvrit un Coca. Il regarda deux documentaires animaliers et un long-métrage historique sur le mormonisme. Puis, soudain, il fut tard, et quand il éteignit le téléviseur, il entendit le vent brasser les branches des pins, ce qui lui rappela la distance qui le séparait de la ville et la proportion de solitude qu’il venait peut-être de s’acheter avec cette maison.

Il augmenta le chauffage. Le temps était encore frais, l’été encore un peu loin. Il sortit regarder les silhouettes des grands pins se détacher sur le ciel, qui brillait d’étoiles. Il faut faire un bon bout de chemin, songea Tom, pour voir un ciel comme celui-là.

De retour à l’intérieur, il verrouilla la porte et mit la chaîne.

Le lit de la grande chambre lui appartenait, désormais… sauf que, n’ayant jamais dormi dedans, il en sentait peser l’étrangeté. Le lit était du même style moderne danois que le reste du mobilier : sobre, presque générique, comme si on avait fait la moyenne d’une centaine de modèles du même genre, sans rien de distinctif, mais solide. Il testa le matelas, le trouva ferme. Les draps sentaient un peu le linge tout juste lavé et pas du tout la poussière.

Il songea : Je suis un intrus, ici

Mais il se reprocha cette pensée. Il n’était certainement pas un intrus, pas après les divinations légales et les bénédictions fiscales de l’agence immobilière. Il faisait désormais partie de cette catégorie si sanctifiée des Propriétaires. Les inquiétudes, à ce stade, n’avaient pas le moindre fondement.

Il éteignit la lampe de chevet, ferma les yeux dans l’obscurité étrangère.

Il entendit, ou crut entendre, un ronronnement lointain… à peine audible dans le murmure de sa propre respiration. Le bruit d’une machine enterrée au loin. Le travail de nuit d’une usine souterraine. Ou, plus probablement, le bruit de son imagination. Quand il voulut se concentrer dessus, ce bruit se noya dans les acouphènes et craquements de petits os qu’on entend la nuit. Comme toutes les maisons, se dit Tom, celle-ci doit bouger, soupirer au rythme de sa chaleur et de la tension de ses poutres.

Entouré de l’obscurité et du bourdonnement de ses propres pensées, il finit par s’endormir.


Le rêve commença après minuit, mais bien avant l’aube : il était trois heures du matin quand Tom s’éveilla et consulta sa montre.

Le rêve débuta de manière classique : Tom se disputait avec Barbara ou essuyait ses reproches. Elle l’avait accusé de complicité dans un vaste désastre global : le réchauffement de la planète, la pollution des océans ou une guerre nucléaire. Il protestait de son innocence (ou en tout cas de son ignorance), mais avec son petit visage au nez retroussé et ses lèvres pincées de mécontentement, Barbara irradiait une telle incrédulité qu’il sentait augmenter l’odeur de sa propre culpabilité.

Il ne s’agissait toutefois que d’une variation supplémentaire de ce qui était devenu son rêve de Barbara ordinaire. Une autre nuit, il aurait pu se terminer là. Tom se serait réveillé baigné des effluves de ses propres doutes, serait allé se rincer le visage à l’eau froide avant de regagner son lit tel un fantassin qui, traumatisé par la bataille, se traînerait jusqu’aux tranchées.

Mais ce soir-là, le rêve se fondit dans un nouveau scénario. Tom se retrouva soudain seul, seul dans une maison comme celle-ci, mais plus grande et plus vide, allongé sur le dos dans une pièce avec une unique fenêtre en hauteur. La lueur diffuse de la lune n’éclairait que son lit, laissant le périmètre de la pièce dans une obscurité insondable.

Dissimulées dans ces ténèbres, des choses bougeaient.

Il n’aurait pu dire quel genre de choses. Leurs pattes cliquetaient sur le sol dur à la manière des griffes d’un chat tandis qu’elles semblaient murmurer entre elles d’une voix de fausset aiguë et bourdonnante… dans une langue qu’il n’avait jamais entendue. Il pensa à des elfes, il pensa à d’immenses rats doués de parole.

Mais le pire était leur invisibilité… aggravée par ce qu’il reconnut soudain comme sa propre impuissance. Il comprit que la pièce n’avait pas de porte, que la fenêtre s’ouvrait à une hauteur impossible, qu’il avait les bras et les jambes non seulement raides mais aussi paralysés.

Il releva la tête pour scruter les ténèbres…

Et elles ouvrirent les yeux, toutes en même temps.

Une centaine d’yeux tout autour de lui.

Une centaine de disques de lumière pure, sans pupille, d’un blanc d’os.

Le murmure augmenta, cliquetant crescendo métallique…

Et Tom s’éveilla.

S’éveilla seul dans cette chambre plus petite, moins obscure, mais toujours éclairée par la lune, toujours étrangère.

S’éveilla le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine.

S’éveilla les oreilles encore pleines de ce bruit :

Le sifflement de leurs voix. Le cliquetis de leurs griffes.


Bien entendu, ce n’était qu’un rêve.

Au matin, Tom trouva la maison propre, creuse, vierge et banale. Il passa de la chambre à la cuisine en écoutant le chuintement peu familier de ses pieds sur la moquette. Il se prépara un petit déjeuner, œufs frits et bagel, abandonna ensuite la vaisselle sale dans l’évier. Ménage à la célibataire. Peut-être l’Esprit des Lieux s’en occuperait-il.

Les nuages de la veille s’étaient vidés sur les montagnes. Tom ouvrit la porte à moustiquaire au fond de la cuisine pour sortir dans le jardin. Tondue très court, la pelouse commençait à repousser, mauvaise herbe autant que gazon. Pas d’elfes ménagers par là. Un bosquet de pins de grande taille se dressait de l’autre côté de la clôture, enfermant dans son ombre des fougères et des aiguilles mortes. Un chemin envahi par les herbes s’éloignait du coin du jardin : Tom y fit deux ou trois pas, mais les arbres masquèrent le soleil et l’air fut soudain glacé. Il écouta quelques instants des gouttes d’eau tomber dans cette nature sauvage et détrempée. Archer avait dit que la forêt s’étendait loin, qu’il y avait un marécage à cèdres derrière la propriété. (Archer doit bien le savoir, pensa Tom. Archer le pourchasseur de voitures, le pionnier, le grimpeur de rochers, l’élève de l’école buissonnière… ces souvenirs d’enfance commençaient à lui revenir.) Une brise humide chatouilla les poils pâles de ses bras. Un oiseau-mouche s’approcha d’un coup, le regarda d’un air revêche et s’éloigna en hâte.

Tom revint dans la maison.


Tony appela après le déjeuner avec une autre invitation à dîner, que Tom ne pouvait décemment refuser. « Viens donc, dit Tony. On allumera le barbecue. » C’était un ordre autant qu’une invitation : un tribut à payer.

Tom laissa la vaisselle sale dans l’évier. Sur le seuil, il s’arrêta et se retourna vers la maison vide.

« Si vous voulez nettoyer, allez-y. »

Pas de réponse.

Oh, bon.

La route était longue pour aller chez Tony. Loreen et lui vivaient dans le quartier Seaview, une rangée de coûteuses demeures familiales sur les collines festonnées d’anses au sud de la ville. Un quartier prestigieux, mais la maison qu’habitait Tony n’avait rien de particulièrement tape-à-l’œil… Tony se montrait très protestant pour tout ce qui touchait à l’étalage de richesses. Aussi son domicile comptait-il parmi les plus ordinaires du coin, dissimulant derrière une banale façade blanche sa véritable et formidable opulence : ses immenses baies vitrées et sa terrasse en cèdre qui donnait sur l’eau. Tom se gara dans l’allée derrière le monospace Aerostar de Loreen et fut accueilli sur le pas de la porte par la famille tout entière : Tony, son fils de cinq ans nommé Barry ainsi que Loreen avec la grincheuse Tricia, dix-huit mois, en train de s’agiter sur son épaule. Tom sourit et pénétra dans les odeurs mêlées de la moquette traitée antitache, des produits ménagers et des Pampers.

Il aurait aimé s’asseoir un peu avec Loreen pour bavarder. (« La pauvre, disait d’elle Barbara. Se conformer à l’idée que Tony se fait d’une femme au foyer. Une vie de couches-culottes et de romans de Barbara Cartland. ») Mais Tony lui passa le bras sur les épaules et lui fit traverser le vaste salon jusqu’à la terrasse, où des flammes et des sifflements inquiétants sortaient de son barbecue au propane.

« Assieds-toi », dit Tony en agitant des pinces en direction d’un transat.

Tom obtempéra et observa son frère badigeonner les steaks de sauce aigre-douce. Tony avait cinq ans de plus que lui et perdait ses cheveux mais restait svelte, les rides autour de ses yeux provenant moins de l’âge que du soleil et de l’exercice. On aurait du mal, songea Tom, à dire qui de nous est l’aîné.

Tony avait déboulé à Seattle comme un ange gardien furieux… six mois après le départ de Barbara, cinq mois après que Tom avait cessé de travailler pour Aerotech et trois après qu’il avait arrêté de répondre au téléphone. Tony avait débarrassé l’appartement de ses bouteilles vides et de ses emballages de surgelés, éteint la télé qui marmonnait en permanence depuis plusieurs semaines, réprimandé Tom jusqu’à ce qu’il se douche et se rase, persuadé celui-ci de revenir habiter à Belltower et d’accepter ce travail à la concession.

Tony avait aussi fait observer à Tom, pour le consoler d’avoir perdu Barbara : « C’est une salope, petit frère. Ce sont toutes des salopes. Qu’elles aillent se faire foutre.

— Ce n’est pas une salope, avait protesté Tom.

— C’en sont toutes.

— Ne l’appelle pas comme ça », avait averti Tom, et il se souvenait de l’expression de Tony, l’arrogance s’érodant en incertitude.

« Eh bien… tu ne peux pas bousiller ta vie pour elle, de toute manière. Il y a des gens qui continuent malgré tout… des cancéreux, des parents de gamins écrasés par des semi-remorques. S’ils peuvent faire face, tu peux aussi, bordel. »

C’était une affirmation exacte et irréfutable. Tom accepta le châtiment et s’y accrochait depuis. Barbara n’aurait pas approuvé : elle n’aimait pas qu’on s’approprie un chagrin public à des fins privées. Tom se montrait plus pragmatique. On fait ce qu’on a à faire.

Dans la grande maison de Tony, proche de la baie, il vint toutefois à l’esprit de Tom qu’il portait en lui une lourde charge de culpabilité, de gratitude et de ressentiment, surtout vis-à-vis de son frère.

Pendant que les steaks grillaient sur les flammes, il débita des banalités auxquelles Tony répondit par les siennes. Il avait acheté le barbecue à gaz « quasiment au prix de gros » à un type qu’il connaissait, dans une petite quincaillerie. Il envisageait d’investir dans de l’immobilier locatif durant l’été. « Tu aurais dû me parler de cette maison au lieu de te précipiter sans vraiment réfléchir. » Et il avait un nouveau voilier en vue.

Tom comprit que ce n’étaient pas des fanfaronnades. Barbara avait, longtemps auparavant, souligné le besoin qu’avait Tony de preuves physiques de sa propre valeur, comme les oblitérations validant un ticket de bus. Il fallait toutefois reconnaître qu’au moins, il était discret à ce sujet.

L’ennui était que Tom, lui, n’avait aucune validation, ce qui, aux yeux de Tony, devait le rendre suspect. Un type sans magnétoscope ni voiture de sport pourrait être capable de tout. Cette nervosité s’étendait aux performances professionnelles de Tom, un sujet qui n’avait pas été abordé, mais qui planait comme un nuage sur la conversation.

Bien entendu, la fiabilité de Tony était, elle, indiscutable. À la mort de leurs parents, Tony avait misé sa part de l’héritage sur un partenariat dans une concession automobile de Commercial Road. L’investissement n’avait pas été simplement financier : Tony y avait consacré beaucoup de temps et d’efforts, sacrifié beaucoup de plaisirs. Cet investissement avait payé, rapportant des sommes assez coquettes pour que Tom se demande parfois s’il n’avait pas fait preuve de frivolité avec son propre usage du même héritage – pour ses études d’ingénieur, et maintenant la maison. Qu’est-ce que cela lui avait rapporté ? Un divorce et un métier de vendeur de voitures.

Il n’était d’ailleurs même pas vendeur. « Pour le moment », dit Tony en emportant les biftecks dans la salle à manger pour les poser sur la table… et en abordant enfin le sujet, « tu n’es rigoureusement rien de plus qu’un coursier, un petit employé, une racoleuse. Tu ne t’occuperas de vendre que lorsque le gérant te décrétera prêt. Loreen ! On a faim ! Où est cette fichue salade ? »

Loreen apporta docilement de la cuisine un saladier en cristal taillé rempli de laitue iceberg et romaine, de champignons et de morceaux de tomates, avec une cuiller et une fourchette en bois. Elle posa le saladier avant d’aller installer Tricia dans une chaise haute pendant que Barry tirait sur sa robe. Tony s’assit et se servit en thé glacé à l’aide d’une carafe constellée de gouttes de condensation. « Les biftecks ont l’air délicieux », assura Loreen.

Pendant qu’ils mangeaient la salade, Tom ne cessa de se demander ce que pouvait bien être une « racoleuse ». Loreen nourrit Tricia avec de la purée de pois en pot, puis s’excusa le temps de transférer le bébé dans son parc. Barry ne voulut pas de sa viande même quand sa mère la lui eut coupée, aussi lui prépara-t-elle un sandwich au beurre de cacahouètes avec lequel elle l’envoya dans le jardin. Lorsqu’elle se rassit enfin, son propre bifteck ne pouvait être que complètement froid : Tony venait de terminer le sien.

Une racoleuse, lui expliqua Tony, était un vendeur débutant, que les employés plus expérimentés de la concession considéraient en général comme une plaie. Tony secoua la tête. « En fait, dit-il, ça me vaut déjà des critiques. Bob Walker, le coproprio, n’était pas du tout d’accord pour que je t’offre ce boulot. Il a parlé de népotisme et il trouve que ça craint franchement. Et il n’a pas tort, parce que ça pose un problème au directeur commercial. Il sait que tu es mon frère, donc il se demande s’il te gère en prenant des gants, ou comme les autres employés.

— Je ne veux pas de traitement de faveur, affirma Tom.

— Je sais bien ! C’est évident ! Tu le sais, et moi aussi.

N’empêche que j’ai dû aller voir Billy Klein, le directeur commercial, tu feras sa connaissance demain, j’ai dû aller le voir pour lui dire : Hé, Billy, fais juste ton boulot. S’il merde, préviens-le. Si ça ne marche pas, préviens-moi. Ce n’est pas mon protégé. Je veux qu’il donne le maximum.

— Ça va sans dire », assura Tom en inspectant les restes graisseux de bifteck dans son assiette.

« En fait, il y a deux points que je tiens à préciser, poursuivit Tony. Le premier est que si tu merdes, ça me retombe dessus. Alors je te le demande comme une faveur : ne merde pas. La seconde est que Billy a toute liberté en ce qui me concerne. À partir de maintenant, tu dépends de lui. Je ne fais pas son travail et je ne m’occupe pas de toi. Et il n’est pas toujours facile à contenter. Franchement, il ne te pisserait pas dans la bouche si tu avais les tripes en feu. Si ça marche, super, sinon… merde, pourquoi tu souris ?

— Pisser dans ta bouche si tu avais les tripes en feu ?

— C’est une expression familière. Nom de Dieu, Tom, ce n’est pas censé être drôle !

— Barbara aurait adoré. »

Barbara l’aurait répété pendant des semaines. Un jour, durant une conversation téléphonique, Tony avait parlé du temps « froid comme les mamelles d’un singe en cuivre ». Barbara avait ri au point de devoir passer le combiné à Tom. Celui-ci avait patiemment expliqué qu’elle venait d’avaler son chewing-gum.

Mais Tony ne riait pas. Il s’essuya la bouche avec sa serviette, qu’il reposa d’un geste brusque sur la table. « Si tu veux ce boulot, tu ferais mieux de penser un peu plus à ton avenir et un peu moins à la hippie écervelée avec laquelle tu étais marié, d’accord ? »

Tom rougit. « Ce n’était pas une…

— Non ! Épargne-moi le plaidoyer passionné. C’est elle qui s’est tirée avec son petit copain de vingt ans. Elle ne mérite pas ta loyauté et, merde, s’il y a une chose de sûre, c’est que tu ne lui en dois aucune.

— Tony », intervint Loreen. Son ton suppliait : S’il te plaît, pas ici.

Barry, le garçonnet de cinq ans, était revenu du jardin et, une main pleine de beurre de cacahouètes posée sur le buffet, observait les adultes d’un air aussi solennel que captivé.

Tom chercha désespérément une réponse, quelque chose de féroce et de définitif, et fut stupéfait de n’en trouver aucune.

« C’est un nouveau monde, dit Tony. Il faut t’y habituer.

— Je vais servir le dessert », annonça Loreen.


Après le dîner, Tony alla coucher Barry et lui lire une histoire. Tricia dormait déjà dans son berceau, aussi Tom put-il s’asseoir avec Loreen dans la cuisine en train de refroidir. Il offrit d’aider à la vaisselle, mais sa belle-sœur le chassa : « Je les rince juste pour plus tard. » Il s’assit donc au grand étal de boucher servant de table pour regarder par la fenêtre l’eau sombre de la baie, où les feux des voiliers de plaisance montaient et descendaient dans la houle.

Loreen s’essuya les mains à un torchon à vaisselle avant de s’installer en face de lui. « La vie n’est pas si mauvaise », lança-t-elle.

Tom la dévisagea longuement. Avec son débit traînant hérité de son enfance dans la vallée de l’Ohio, Loreen était coutumière de ce genre de déclarations de but en blanc. Elle voulait parler de sa vie ici, sa vie avec Tony : pas si mauvaise que ça.

« Je n’ai jamais dit le contraire, lui assura Tom.

— Non. Mais je le vois bien. Je sais ce que Barbara et toi pensez de nous. » Elle lui sourit. « Ne sois pas gêné. Je veux dire, autant en parler. C’est pas mal, de parler.

— Vous avez une bonne vie ici.

— Oui. En effet. Et Tony est quelqu’un de bien.

— Je sais, Loreen.

— Mais on n’a rien de spécial. Tony ne l’admettrait jamais, bien entendu. Mais c’est la vérité. Tout au fond de lui, il le sait. Et peut-être que ça le rend parfois un peu vache. Et peut-être que moi, je le sais, et que ça me rend un peu triste… pendant quelque temps. Mais je m’en remets.

— Vous n’êtes pas ordinaires. Vous avez tous les deux beaucoup de chance.

— On a de la chance, mais on est ordinaires. En fait, Tom, ce qui est dur, c’est que Barbara et toi étiez spéciaux. Ça m’a toujours fait plaisir de vous voir ensemble. Parce que vous étiez spéciaux et que vous le saviez. La manière dont vous vous souriez et dont vous vous exprimiez. Les choses dont vous parliez. Vous discutiez du monde, tu sais, de la politique, de l’environnement, peu importe, vous en parliez comme si c’était important. Comme si c’était à vous personnellement d’agir dans ce domaine. La vie me paraissait toujours un peu plus intéressante avec vous.

— Je suis très touché. » Contre toute attente, Tom lui était en fait reconnaissant d’avoir dit cela… d’avoir reconnu ce que Barbara avait signifié pour lui.

« Mais ça a changé. » Loreen était soudain grave. Son sourire disparut. « Maintenant que Barbara est partie, je pense qu’il faut que tu apprennes à être ordinaire. Et à mon avis, ça ne va pas être très facile pour toi. À mon avis, ça va être assez difficile. »


Tony ne s’excusa pas, mais ressortit de la chambre de Barry quelque peu penaud et en ne demandant qu’à se montrer agréable. Il annonça qu’il aimerait voir la nouvelle maison. Tom saisit l’occasion de partir tôt et laissa Tony redescendre la côte derrière lui dans son Aerostar bleu électrique. Quand il tourna vers l’intérieur des terres pour remonter Post Road, où la circulation était beaucoup moins chargée, Tony se réduisit à un reflet éblouissant dans son rétroviseur, reflet qui disparaissait chaque fois que la voiture contournait des bosquets de pins. Ils se garèrent devant la maison. Tony descendit de son monospace et les deux frères restèrent quelques instants dans la nuit étoilée au milieu du coassement des grenouilles.

« Quelle erreur d’acheter si loin, dit Tony.

— L’endroit me plaît, expliqua Tom. Le prix était correct.

— C’est un mauvais investissement. Même si le marché s’emballe, tu es tout bonnement trop loin de la ville.

— Ce n’est pas un investissement, Tony. C’est chez moi. C’est là que je vis. »

Tony lui décocha un regard empli de pitié.

« Entre donc », proposa Tom.

Il fit faire le tour du propriétaire à son aîné. Tony fourra son nez dans les placards, enfonça l’ongle dans les battants de la fenêtre, se mit sur la pointe des pieds pour jeter un coup d’œil à l’intérieur de la boîte à fusibles. Lorsqu’ils revinrent dans le salon, Tom lui servit un Coca. Tony le prit avec un regard qui disait : Bien, pas d’alcool dans les environs. « La construction m’a l’air plutôt saine pour son âge, admit-il. Et bon Dieu, c’est vachement propre.

— Autonettoyante.

— Pardon ?

— Non, rien.

— Tu prévois de nous inviter à dîner un de ces jours ?

— Dès que j’ai fini de m’installer. Toi, Loreen et toute la tribu.

— Bien… très bien. »

Tony termina son verre et se dirigea vers la porte.

C’est aussi dur pour lui que pour moi, s’aperçut Tom.

« Eh bien, petit frère, lança Tony, bonne chance. Qu’est-ce que je peux dire ?

— Tu l’as dit. Merci, Tony. »

Ils s’embrassèrent maladroitement. « Je te guetterai à la concession », promit Tony avant de partir dans la fraîcheur nocturne.

Tom écouta le bruit du monospace s’éloigner et faiblir sur la route.

Il rentra dans la maison, seul.

Le silence semblait vaguement vivant.

« Salut les fantômes, lança Tom. Je parie que vous n’avez pas fait la vaisselle, finalement. »

Le problème, c’est qu’ils l’avaient faite.

2

Une question ne tarda pas à lui occuper presque exclusivement l’esprit : qu’était la folie, et comment savait-on qu’on perdait la raison ?

À en croire le cliché, la question contenait sa propre réponse. Si vous aviez assez de bon sens pour vous la poser, vous alliez forcément bien. Cette logique gênait Tom. Après tout, il devait bien arriver aussi au plus atteint des psychotiques de se regarder dans le miroir en se demandant si les choses n’avaient pas un tout petit peu mal tourné, non ?

La question n’avait rien de théorique. Pour autant qu’il pouvait le dire, il n’y avait que deux possibilités : soit il avait perdu son emprise sur sa santé mentale – ce qu’il n’était pas encore prêt à admettre –, soit il se passait quelque chose dans cette maison.

Quelque chose d’effrayant. Quelque chose d’étrange.

Il mit la question de côté durant trois jours, au cours desquels il s’astreignit à un nettoyage méticuleux : pas de vaisselle sale dans l’évier, de miettes sur le comptoir, de détritus, sinon à l’intérieur de la poubelle dans le jardin. Les Elfes de la Propreté n’avaient rien pour se mettre à l’œuvre et Tom pouvait prétendre avoir lavé lui-même la vaisselle le soir où il avait dîné chez Tony : sa mémoire devait lui jouer des tours.

C’étaient ses premiers jours chez Arbutus Ford, ce qui lui donnait amplement de quoi s’occuper l’esprit. Il passait l’essentiel de ses journées à étudier un manuel d’instruction ou à observer de près la manière dont travaillaient les vendeurs expérimentés. Il apprit comment accueillir les acheteurs, il apprit à quoi ressemblait un formulaire de proposition, il apprit à transmettre, c’est-à-dire à adresser un acheteur au directeur commercial, qui pouvait accorder une petite remise supplémentaire sur une proposition avant de transmettre à son tour le client au service financier. (« C’est là qu’on gagne vraiment de l’argent », lui confia d’un ton joyeux Billy Klein, le directeur commercial.)

La concession vendait des automobiles neuves ou d’occasion sur la partie plate de Commercial Road entre Belltower et les centres commerciaux de banlieue. Tom la voyait parfois comme un champ goudronné sur lequel une moisson de ferraille aurait poussé sans mûrir : tout était encore lustré et neuf. Le temps devint très chaud le mercredi, les journées étaient longues, les clients rares. Tom but des Coca dans des bouteilles humides de condensation et étudia son manuel dans le salon de vente. La plupart de ses collègues prenaient leurs pauses dans un bar appelé Healy’s un peu plus loin sur la route, mais ils buvaient assez sec et cela mettait encore Tom mal à l’aise. Lui-même déjeunait d’un hamburger au Paradise, un petit restaurant de l’autre côté de l’asphalte brûlant. Il ménageait son argent. Les commissions d’un mois normal lui feraient gagner convenablement sa vie, lui avait assuré Klein… à supposer qu’il commence à vendre bientôt. Mais c’était un mois d’une lenteur pénible. Le soir, quand il traversait l’ancienne et dense pineraie en voiture pour rentrer chez lui, Tom pensait au mystère de la maison. Ou essayait de ne pas y penser.

Deux possibilités, ne cessait de lui souffler son esprit.

Soit tu es fou.

Soit tu n’es pas seul ici.


Le jeudi soir, avant d’aller se coucher, il posa trois assiettes en porcelaine grasses sur le comptoir près de l’évier en inox.

Il les retrouva au matin exactement au même endroit… mais aussi propres et brillantes que les lentilles d’un objectif.

Le vendredi soir, il salit et abandonna les trois mêmes assiettes. Il alla ensuite dans le salon s’installer sur le canapé pour regarder le journal télévisé de vingt-trois heures. Il laissa les lumières allumées dans les deux pièces. En tournant la tête de quelques degrés vers la droite, il voyait parfaitement le comptoir de la cuisine. Sa vision périphérique y détecterait le moindre mouvement.

C’est scientifique, se rassura Tom. Une expérience.

Cette approche objective du problème lui plaisait. D’une certaine manière, il trouvait presque excitant de veiller en attendant qu’une impossibilité se produise. Il posa les pieds sur la table basse et s’ouvrit une canette de boisson gazeuse.

Une demi-heure plus tard, son enthousiasme avait diminué. Comme il se levait tôt, il évitait difficilement de piquer du nez pendant les pauses publicitaires. Il s’assoupit un instant, se redressa en jetant un coup d’œil sur la cuisine. Aucun changement.

(Eh bien, à quoi s’attendait-il ? À des gnomes coiffés de chapeaux à la Robin des Bois qui fredonneraient « Siffler en travaillant » ? Ou peut-être – insistait une partie perverse de son esprit – à des créatures qui ressemblaient à des rats. Avec des griffes cliquetantes et des yeux comme des soucoupes.)

Le « Tonight Show » ne l’attirait guère, mais il n’était pas obligé de regarder Johnny Carson : la compagnie de câble locale l’avait connecté la semaine précédente. Il maltraita la télécommande jusqu’à tomber sur un vieux film de science-fiction : Des monstres attaquent la ville ; avec James Whitmore et des fourmis géantes dans le désert des Mojaves. Au cinéma, les radiations produisaient des insectes énormes, tandis qu’au voisinage des piles atomiques défectueuses, elles provoquaient surtout cancers et leucémies… la différence entre l’Art et la Vie, avait un jour fait remarquer Barbara. Au moment où les fourmis trouvaient refuge dans les égouts de Los Angeles, et comme il manquait de s’endormir à nouveau, il se leva pour aller dans la cuisine – où rien n’avait changé – se préparer une tasse de café. Désormais, mystérieusement, Tom avait l’impression qu’il était tard : pas de circulation sur Post Road, une pleine lune suspendue au-dessus du jardin. Il emporta son café dans le salon. Il lui vint à l’esprit qu’il avait choisi là une activité plutôt sinistre : parier sur sa propre santé mentale, à minuit nettement passé. Il avait fait des choses de ce genre – du moins, des choses que celle-ci lui rappelait – quand il avait douze ans : dormir dans le jardin avec une torche ou veiller seul devant des films d’horreur. Sauf qu’à cette heure-là, il aurait abandonné pour trouver un endroit rassurant où finir la nuit.

Ici, il n’y avait que la maison. Où il ne courait sans doute aucun danger. Ce qui n’avait rien de rassurant.

Il dénicha des rediffusions de sitcoms sur une chaîne de Seattle qui émettait toute la nuit. Il se cala sur le canapé, vida sa tasse en espérant que la caféine l’empêcherait de s’endormir. Ce fut le cas, ou du moins cela le mit à cran. Ainsi énervé, il se souvint de ce qu’il en était venu à considérer comme le credo de son père : le monde est un endroit froid et insensible qui ne porte pas d’amour particulier aux êtres humains. Peut-être était-ce une erreur. Peut-être ferait-il mieux d’aller se coucher, de laisser les elfes laver la vaisselle, de se réveiller de bon matin et de remettre la maison sur le marché. Aucune loi ne l’obligeait à devenir le Jacques Cousteau du surnaturel. Ce n’était pas ce qu’il était venu chercher.

Sauf qu’il ne se passait peut-être rien de surnaturel. Le phénomène pouvait être bizarre, mais tout à fait explicable. Une espèce de bactérie. Des insectes (non mutants). N’importe quoi. S’il avait fallu parier, c’est là-dessus qu’il aurait misé son argent.

Mais il voulait savoir… vraiment savoir.

Il s’allongea sur le canapé juste pour poser la tête sur l’accoudoir rembourré. Sans la moindre intention de dormir.

Il ferma les yeux et se mit à rêver.


Cette fois, le rêve arriva sans préambule.

Dans le rêve, il se levait du canapé pour aller soulever la fenêtre à guillotine.

La lune, bien que basse, jetait une fluorescence limpide sur le jardin. Dans le rêve, rien ne semblait avoir changé de prime abord : il y avait le ciel étoilé, les ombres profondes de la forêt, la clôture de cèdre passée et surchargée de lierre. Tom vit ensuite l’herbe bouger dans le vent, en un curieux et vigoureux mouvement… sauf qu’il n’y avait pas de vent, aussi comprit-il que ce n’était pas l’herbe qui bougeait, mais quelque chose dans celle-ci… quelque chose comme des insectes, une centaine ou davantage, qui sortaient de la maison en une colonne sinueuse pour aller s’enfoncer dans les bois. Son cœur manqua un battement et il eut soudain peur, mais n’arriva ni à détourner les yeux ni à s’éloigner de la fenêtre… on avait trouvé le moyen de le priver de ce choix. Il observa la ligne de choses-insectes ralentir puis s’arrêter, et toutes – il y en avait davantage qu’il ne l’avait pensé – se tournèrent alors au même moment dans sa direction pour le regarder de leurs minuscules yeux en forme de soucoupes, et toutes prononcèrent son nom – Tom Winter – en trouvant le moyen de le prononcer à l’intérieur de sa tête, tel un chœur sans voix.

Il se réveilla trempé de sueur.

La télévision ne montrait que des parasites. Il se leva pour l’éteindre.

Sa montre indiquait 3 h 45.

Dans la cuisine, les trois assiettes étaient d’une propreté irréprochable.

Il dormit encore quatre heures dans sa chambre, la porte fermée. Au matin, il se doucha puis composa le numéro de téléphone de Doug Archer, celui qu’il avait laissé au dos de sa carte de visite. « Vous vouliez que je vous contacte si je remarquais quoi que ce soit d’étrange.

— Exact… Ça devient bizarre par chez vous ?

— Juste un peu. On pourrait le dire.

— Eh bien, vous tombez à pic. Je suis en vacances. Le bip sera coupé à midi. Je prévoyais de partir dans les Cascades, mais je peux retarder un peu. Si je passais après le déjeuner ?

— Parfait », répondit Tom, troublé néanmoins par le ton de joyeuse impatience d’Archer.

Si tu parles de ça, pensa-t-il, tu ouvres encore une porte qui devrait peut-être rester fermée… tu fais un pas supplémentaire dans la ratification de ta propre démence.

Mais le silence valait-il mieux ? À certains moments (durant la nuit précédente, par exemple), il avait l’impression de baigner dans le jus aigre de son propre isolement. Non : il fallait qu’il en parle, et à quelqu’un qui n’était pas de sa famille, de toute évidence ni à Tony ni à Loreen. Archer ferait l’affaire.

À l’exception des rêves, il ne s’était rien produit de menaçant. De la vaisselle bon marché subrepticement nettoyée… pas de quoi appeler Ghostbusters. Mais c’était le rêve qui lui restait en tête.

Il indiqua à Archer qu’il l’attendrait, et raccrocha. Le silence matinal de la maison résonnait autour de lui. Il s’approcha de la porte de derrière, l’ouvrit et fit timidement un pas dehors.

L’air était vivifiant, le ciel brillant.

Le mercredi, Tom avait rapporté de Sears une tondeuse électrique, dont il ne s’était toutefois pas encore servi l’herbe arrivait à hauteur de cheville : Un instant, il eut peur de poser le pied dedans – il imagina fugacement des insectes métalliques en train de le regarder avec des yeux brillants. (Peut-être étaient-ils encore là. Peut-être mordaient-ils.)

Il prit sa respiration et descendit dans l’herbe.

Ses chevilles le chatouillaient d’avance… mais il n’y avait rien de sinistre au milieu de ces mauvaises herbes, rien que quelques fourmis et pucerons.

Il s’avança jusqu’à la zone, au nord du jardin, qu’avaient traversée les insectes de son rêve pour aller de la maison aux bois.

En cherchant leur piste du regard, il comprit qu’il violait le sens commun voulant que les rêves soient forcément distincts du monde du grand jour. Mais il avait cessé de refréner ce genre d’impulsions. Un étai de moins sous l’édifice de sa santé mentale. (Tom avait commencé à considérer celle-ci comme une de ces maisons sur pilotis qu’on trouvait à flanc de coteau au sud de la Californie… celles qu’une forte pluie emportait dans l’océan.) Il examina l’herbe profonde et montée en graine là où il lui avait semblé voir les insectes, mais rien d’inhabituel ne lui apparut parmi les brins couverts de rosée et les duveteuses têtes de pissenlit.

Il aurait dû trouver cela rassurant, mais ressentit une étrange déception. Parce qu’à un niveau fondamental, il avait la conviction que son rêve nocturne n’était pas un simple rêve. (Non… même s’il n’aurait su dire en quoi au juste consistait la différence.)

Il gagna la lisière de la forêt. L’endroit où, dans son rêve, la large piste des insectes aux yeux brillants avait passé dans l’ombre que les arbres projetaient au clair de lune.

Le soleil, à ce moment-là de la matinée, ne pénétrait guère dans la pineraie. Un chemin s’enfonçait dans cet enchevêtrement, mais il commençait à l’autre bout du jardin. De ce côté-là, on ne trouvait que ces vieux arbres et ces épais buissons de fougères, l’odeur d’aiguilles de pins en train de pourrir et l’égouttement de l’eau de pluie accumulée. La barrière entre la forêt et le jardin illuminé de soleil n’aurait pu être plus nette. Tom s’appuya des mains sur un tronc. En se penchant en avant, il sentit sur son visage la fraîcheur humide de champignon dégagée par la forêt.

Il se retourna vers la maison.

Dans son rêve, les insectes étaient allés de la maison à la forêt. Tom revint au mur le plus proche. Un mur ordinaire, recouvert de cèdre, bien conservé – la peinture ne présentait ni écaille ni cloque – mais sans rien d’inhabituel. C’était le mur du fond de la chambre principale, aveugle de ce côté-là.

Mais si son rêve n’en avait pas été un, il devait y avoir là une ouverture quelconque.

Il s’accroupit pour écarter des poignées d’herbe haute à l’endroit où les fondations en béton s’élevaient à quelques centimètres au-dessus de la terre.

Il retint sa respiration, les yeux fixés sur sa découverte.

Des petits trous parfaitement circulaires criblaient le béton. Tous semblables, tous à peu près larges comme la partie charnue du pouce.

Son pied glissa dans l’herbe humide et il tomba avec un bruit sourd sur son coccyx.

Ce doit être des trous de boulon, se dit-il. Quelque chose avait dû être fixé là. Une véranda, peut-être.

Mais les orifices dans le béton crayeux et taché d’eau étaient lisses comme du verre.

« Bigre », lâcha-t-il.

Il arracha un brin d’herbe, qu’il plaça devant une des ouvertures.

C’est aussi idiot que d’enfoncer un bâton dans un nid de guêpes, Tom. Tu ne sais pas ce qu’il pourrait y avoir là-dedans.

Mais lorsqu’il fit pénétrer le long brin d’herbe à l’intérieur, il n’y eut ni résistance… ni réaction.

Il se pencha pour regarder dedans. Il n’osa pas se plaquer la joue contre le béton des fondations, car il n’arrivait pas à se débarrasser de l’idée qu’une de ces minuscules créatures à yeux en soucoupe vues dans son rêve pourrait se trouver à l’intérieur… qu’elle pourrait avoir des griffes, des dents, un sac à venin, des intentions hostiles. Mais il se pencha suffisamment pour sentir l’odeur lourde de la terre monter de la pelouse humide… suffisamment pour voir un cloporte grimper tranquillement le treillis d’un chardon. Aucune lumière n’émanait des nombreux trous dans les fondations. Il crut sentir un souffle d’air en sortir, huileux, plus ou moins métallique.

Il se releva et recula d’un pas.

Et maintenant ? On appelle Exterminex ? On dynamite les fondations ?

On en parle à Archer ?

Non, décida Tom. Rien de tout cela. Pas encore.


Il expliqua méticuleusement tout le reste – la vaisselle, le rêve – à Archer, qui l’écouta assis à la table de la cuisine en buvant du café soluble tout en caressant de l’ongle le grain du bois.

Tom se sentit ridicule lorsqu’il raconta ces événements. Archer incarnait la santé mentale, avec sa chemise de coton à carreaux et son Levi’s : il semblait enraciné à la terre par les semelles de ses baskets. Il l’écouta patiemment, puis sourit. « Ça doit être ce qui s’est passé de plus intéressant dans le coin depuis que Chuck Nixon a vu un ovni au-dessus de l’usine de traitement des déchets. »

Il était forcé de dire ça, pensa Tom. Archer avait été une légende à l’école primaire de Sea View, « un fouteur de merde de première », comme l’avait qualifié le prof de gym lors d’une occasion mémorable. C’est peut-être pour ça que je l’ai appelé, se dit Tom : je continue à le considérer comme intrépide.

« Je ne plaisante pas, fit Archer. Vous êtes manifestement troublé par ça. Mais c’est merveilleux. Je veux dire, on a là une petite maison banale dans les bois, une autre petite maison merdique sur Post Road – pardon –, et tout à coup, elle est davantage que ça. Vous connaissez cette citation de Kipling : “Il avait la tête fendue et un peu du Monde Sombre pénétra par la fente…” ? »

Tom grimaça. « Merci beaucoup. » Kipling ?

« Ne vous méprenez pas. Que vous soyez cinglé me décevrait. La folie est très banale. Très…» Il chercha un mot. « Très K-Mart. J’espère quelque chose d’un peu plus classe.

— Vous prenez bien trop de plaisir à ce truc.

— C’est mon hobby », reconnut Archer.

Tom cilla. « Pardon ?

— Eh bien, comment vous expliquer… Le surnaturel est une espèce de passe-temps pour moi. Je suis un sceptique, vous comprenez. Je ne crois ni aux fantômes ni aux ovnis. Je ne suis pas ce genre de passionné. Mais j’ai lu tous les bouquins. Charles Fort, Jacques Vallée. Je n’y crois pas, mais j’ai décidé il y a longtemps que je voulais que ce soit vrai. Je veux qu’il pleuve des grenouilles. Que des statues saignent. Je le veux parce que, et soyez gentil de ne le répéter à personne, ce serait comme si Dieu disait : “J’emmerde Belltower : voici un miracle.” Ça voudrait dire que l’asphalte près des concessionnaires automobiles pourrait se couvrir de crocus et de volubilis qui bloqueraient la circulation pendant une semaine. Ça voudrait dire qu’un matin, en se réveillant, on pourrait tous s’apercevoir que l’usine de pâte à papier s’est désagrégée en tas de sable. La moitié de la ville se retrouverait au chômage, bien entendu. Mais on pourrait tous vivre de la manne et du vin rouge. Et personne, absolument personne, ne vendrait de l’immobilier. »

— Quand j’avais douze ans, répondit Tom, je priais pour qu’une guerre nucléaire se produise. Pas pour que des millions de gens meurent. Pour que je n’aie pas à aller à l’école le lendemain matin.

— Exactement ! Tout serait en ruine. La vie serait transformée.

— Elle serait plus facile.

— Plus marrante ! Ouais !

— C’est sûr. Mais le serait-elle vraiment ? J’ai trente ans, Doug, j’ai cessé de prier pour qu’une guerre éclate. »

Archer croisa son regard. « J’en ai trente-deux et je continue à prier pour qu’il arrive quelque chose de magique.

— C’est à de la magie qu’on a affaire ici ?

— Du moins à quelque chose d’extraordinaire. À moins que vous soyez fou, finalement.

— Ce n’est pas impossible, reconnut Tom. Les cinglés voient des choses, des fois. Ma tante Emily parlait à Jésus. Il vivait dans le grenier. De temps en temps, il descendait dans sa chambre bavarder avec elle pendant qu’elle se coiffait. Toute la famille trouvait ça merveilleusement drôle. Jusqu’au jour où tante Emily s’est ouvert les poignets dans un bain tiède. Son propriétaire l’a trouvée une semaine plus tard. Elle avait laissé une note expliquant que Jésus lui avait dit de le faire. »

Archer y réfléchit quelques instants. « Vous voulez dire que les enjeux sont sérieux.

— Dans un cas comme dans l’autre, j’ai l’impression. Soit ma santé mentale, soit la santé mentale en général.

— Merde à la santé mentale en général.

— Alors la mienne en particulier.

— Vous voulez que je prenne ça au sérieux, comprit Archer. D’accord. Très bien. Mais je ne vous connais pas. Vous êtes quelqu’un à qui j’ai vendu une maison. Quelqu’un qui était dans la classe après la mienne à l’école primaire. Vous me semblez plutôt raisonnable, comme type. Mais soyons clairs, Tom. Vous m’avez appelé parce que vous vouliez que quelqu’un se porte garant de votre santé mentale. Moi, je veux davantage. »

Tom se laissa aller contre le dossier de sa chaise pour réfléchir à ces paroles. Le temps n’avait manifestement pas tout à fait apprivoisé Douglas Archer. Peut-être était-il important de se rappeler qu’on pouvait se retrouver condamné à une peine de prison et à une forte amende pour avoir jeté des pierres sur des Buick, surtout quand on était assez âgé pour avoir un peu de plomb dans la cervelle. Tom n’aimait pas Belltower, mais il ne tenait pas non plus particulièrement à voir des volubilis bloquer la circulation près des concessions automobiles (même si ça emmerderait drôlement Tony).

Il y avait toutefois quelque chose de séduisant dans l’attitude d’Archer, surtout après une nuit d’hystérie nerveuse. « Vous connaissez un peu les vieux chemins du coin ? »

Archer hocha la tête.

« Explorons le territoire derrière la maison, dit Tom en se levant. Ensuite, on décidera de ce qu’on fait. »


Ils s’enfoncèrent dans les bois épais, derrière le jardin par un ancien sentier presque totalement envahi par la végétation.

Tom avait oublié à quoi ressemblait marcher entre ces grands pins du Nord-Ouest Pacifique, de traverser cette densité de mousse, de fougères et d’eau qui dégoulinait goutte à goutte. Il suivit le large dos de la chemise à carreaux d’Archer sur le chemin, se penchait pour passer sous des branches, enjambait des ruisselets brillants d’eau de pluie. Le bruit des voitures sur Post Road disparut au fur et à mesure qu’ils s’en éloignaient par l’ouest sur une légère pente. Toute cette discussion qu’il venait d’avoir avec Archer semblait beaucoup plus plausible à cet endroit.

« Des Indiens vivaient là-dedans, à la fin du siècle dernier, indiqua Archer. Il y avait un vieux mât totémique au milieu des cèdres, mais on l’a transféré dans le musée de la ville.

— Qui se sert de ce sentier ?

— Les petits Hopfner, plus bas sur la route, encore qu’ils ont déménagé il y a longtemps. Des randonneurs, des fois. Certains sentiers vont jusqu’à la cité ouvrière sur Poplar. Près de chez vous, la plupart sont envahis par la végétation… ça m’étonnerait que quelqu’un y passe encore. »

Tom s’arrêta derrière Archer à l’endroit où le chemin virait dans une prairie ouverte remplie de chardons et d’épilobes, puis passait près d’un vieil abri à toit de tôle recouvert de lierre : une réserve personnelle de bois de chauffage abandonnée depuis longtemps, devina Tom. La construction n’était plus trop visible et ployait sous le poids de la mousse. Archer s’enfonça plus avant dans la forêt ; Tom le suivit et l’ombre des arbres se referma à nouveau sur lui.

Ils marchèrent plus d’une heure, grimpant dans la pineraie jusqu’à un tertre rocheux. Archer l’escalada, se retourna et tendit la main à Tom pour l’aider. « On est montés à une bonne hauteur », dit-il. En se retournant, Tom découvrit avec surprise une vue panoramique non seulement jusqu’à Post Road, mais jusqu’à la côte… avec la ville de Belltower blottie le long de la baie et l’usine de pâte à papier qui crachait dans le ciel des volutes de fumée grise.

« C’est pour ça que les gens viennent ici, expliqua Archer. Le sentier n’est pas très connu. Si on avait pris l’autre embranchement, on se serait retrouvés dans un méchant marécage. Par ici, ça devient joli.

— L’endroit a un nom ?

— Quelqu’un a bien dû lui en donner un. Tout a un nom, j’imagine.

— Vous venez souvent ici ?

— De temps en temps. Pour la vue. D’ici, par beau temps, tout paraît chouette. Même ces saloperies de parkings.

— Vous détestez cette ville », avança Tom.

Archer haussa les épaules. « Si je la détestais, j’en serais parti. Même si, à ce que j’ai vu, trouver vraiment mieux n’est pas évident. “Détester” me paraît trop fort, comme mot. En tout cas, je ne l’aime pas du tout… des fois. » Il marqua un temps d’arrêt pour regarder Tom de côté en se protégeant le visage du soleil. « J’admets me demander ce qui vous ramène dans les parages, c’est sûr.

— Vous n’avez jamais posé la question.

— C’est impoli. Surtout quand, manifestement, la personne ne veut pas en parler. » Il fit à nouveau face au panorama. Le soleil les éblouissait. « Et donc, on continue à être polis ?

— Ma femme m’a quitté, expliqua Tom. J’ai perdu mon boulot. Pour m’en remettre, je me suis mis à boire. »

Archer l’examina plus attentivement.

« Vous vous demandez si on peut faire confiance à un alcoolique quand il voit des choses bizarres la nuit, dit Tom. Je comprends. Mais ça fait plus d’un mois que je n’ai pas bu la moindre goutte d’alcool. Comme explication, une bonne crise de delirium tremens serait presque réconfortante.

— Vous avez bu longtemps ?

— Sérieusement ? Depuis que mon boulot est tombé à l’eau. Peut-être trois mois.

— Deux questions difficiles me viennent à l’esprit.

— Du genre ?

— Beaucoup de gens perdent leur travail. Beaucoup de gens passent par un divorce. Tous ne se jettent pas sur la bouteille. »

Il y avait beaucoup de manières de répondre à cela. Dont la plus courte : ça ne vous regarde pas. Mais peut-être cela le regardait-il depuis que Tom avait soulevé le problème de sa propre stabilité. La question n’avait rien d’hostile.

Il pourrait dire : J’ai été marié pendant dix ans à une femme brillante et attentionnée dont j’étais profondément amoureux, et dont la méfiance a grandi jusqu’à devenir comme un couteau entre nous.

Il pourrait expliquer l’activisme politique de Barbara, sa conviction que le monde se trouvait au bord d’une catastrophe écologique. Il pourrait expliquer que son boulot d’ingénieur à Aerotech les avait divisés, raconter à Archer qu’elle en était venue à considérer son mari comme l’exemple vivant du pouvoir destructeur de la technologie : toute la formation et l’ingéniosité de Tom mise au service d’une machine militaro-industrielle si semblable à l’hydre aux multiples têtes dans ses orientations et si résolue dans ses buts que la Terre elle-même se voyait privée de ses forêts et de ses minéraux jusqu’à devenir un immense désert.

Il pourrait peut-être lui rejouer une de leurs disputes. Il pourrait réaffirmer autant de fois et avec autant de patience qu’il concevait des moteurs à haut rendement énergétique, que son travail, même s’il ne consistait pas précisément à poursuivre le Graal écologique, pourrait contribuer à dépolluer l’atmosphère des grandes villes. Une réflexion sparadrap, appelait cela Barbara, une solution futile à un problème énorme. Un meilleur moteur à combustion ne rendrait pas la forêt amazonienne au Brésil ni les séquoias à la Californie. Ce à quoi Tom répondait que c’était nettement plus productif que s’enchaîner aux portails d’une usine de papier ou filer dans les Cascades avec des anarchistes aux cheveux longs enfoncer dans les arbres des tiges métalliques pour empêcher qu’on les coupe. À ce point, surtout la dernière année, la conversation dégénérait en échange d’insultes. Barbara commençait avec la « famille de péquenauds satisfaits d’eux-mêmes » (surtout Tony) de Tom, qui, s’il était assez saoul ou assez énervé, explorait les raisons possibles de la récente perte d’appétit sexuel de son épouse. (« La raison est plutôt simple, lui répliqua-t-elle un jour. Regarde-toi dans un miroir de temps en temps. »)

Mais il était impossible d’expliquer cela. Impossible d’expliquer qu’il ne pouvait s’empêcher de la soupçonner d’avoir raison, en fin de compte ; impossible d’expliquer la fondamentale remontée d’amour qu’il ressentait toujours, même après leurs bagarres, quand elle s’agenouillait dans le jardin ou se brossait les cheveux avant de se coucher. Il l’aimait avec une loyauté quasi animale dans son obstination silencieuse. Il l’aimait même quand il ouvrait la bouche pour la traiter de frigide.

Il cligna des yeux sous le ciel d’un bleu intense, face à la courbe de la baie au loin.

Il dit : « J’aimais beaucoup ma femme. Ça ne m’a pas plu du tout qu’elle s’en aille.

— Alors pourquoi est-elle partie ? » Archer ajouta : « Vous avez le droit de m’envoyer me faire foutre.

— À cause d’un désaccord politique. Je travaillais comme ingénieur dans une petite entreprise de recherche et développement près de Seatde. Barbara participait au mouvement pacifiste, entre autres choses. Un jour, en rentrant à la maison, elle m’a dit que ma boîte allait recevoir une grosse bourse fédérale pour des recherches sur des armes, un truc en rapport avec le projet “Guerre des étoiles”. Je lui ai répondu que ce n’était qu’une rumeur infondée. Je bossais pour des personnes honnêtes, à l’ambition limitée, soucieuses du bien général… je les connaissais. J’ai vérifié, posé quelques questions, n’ai rien trouvé du tout. J’ai donc campé sur mes positions. Vraiment, ce n’était qu’une dispute de plus. Il y en avait eu pas mal. Sauf que c’était la dernière. Elle ne pouvait supporter d’être mariée à un ingénieur participant à l’économie de guerre. En ce qui la concernait, c’était de l’argent sale.

— C’est ce qui a démoli votre mariage ?

— Ça, et le fait qu’elle voyait quelqu’un d’autre.

— Quelqu’un du mouvement pacifiste, devina Archer. Quelqu’un qui lui faisait avaler une histoire de bourses fédérales. »

Tom hocha la tête.

« Foutrement moche… Vous avez donc commencé à boire, et c’est ce qui vous a fait perdre votre boulot ?

— J’ai commencé à boire plus tard. J’ai perdu mon travail parce que la rumeur était vraie, en fin de compte. On avait demandé à l’entreprise de soumissionner pour le contrat des satellites… un peu d’action électoraliste pour le Nord-Ouest Pacifique. Il y avait beaucoup de secrets, beaucoup de paranoïa autour de l’espionnage industriel. Il y avait toutes ces questions que j’avais posées pour pouvoir rassurer Barbara. Ils se sont imaginé que j’étais une menace pour leur sécurité. »


Tom se leva et épousseta son jean.

« À première vue, lui lança Archer, je vous dirais aussi sain d’esprit que n’importe qui. Un peu abîmé, peut-être. À part ce dont on a discuté, vous entendez des voix ?

— Non.

— Vous êtes suicidaire ?

— À trois heures du matin quand je n’arrive pas à dormir, peut-être. À part ça, non.

— Eh bien, je ne suis pas psy. Mais vous ne me semblez pas cinglé du tout. Je pense qu’on devrait vérifier ce qui se passe dans cette maison que vous avez achetée.

— Bien », fit Tom.

Il serra la main d’Archer en lui souriant, mais une pensée dérangeante venait de se former au fond de son crâne : si je ne suis pas fou, je devrais peut-être avoir peur.

3

Le lendemain matin, un dimanche, Tom se souvint qu’il n’avait pas parlé à Archer des trous dans les fondations de sa maison.

Peut-être commettait-il une erreur en cachant cela, la seule preuve physique qu’il n’avait pas été victime d’une illusion.

Mais il l’avait cachée délibérément, il s’était gardé une partie des événements. Vouloir s’approprier une apparition (ou allez savoir ce qui se passait à cet endroit) semblait une drôle d’idée, mais Archer ne s’était-il pas lui-même montré possessif, à sa manière ? Avec toute cette discussion sur la magie, comme s’il se produisait là son miracle à lui.

Sauf que ce n’était pas Archer qu’on avait appelé par son nom dans un rêve. Ce n’était pas Archer qui, debout à la fenêtre, le regard plongé dans l’ombre des pins, avait entendu une voix au milieu de leur bruissement. Tom Winter, avait dit celle-ci, et après un sommeil plus réparateur, Tom sentait désormais qu’il y avait eu un autre message, moins évident sur le moment, mais rendu compréhensible par sa mémoire.

Aide-nous, avaient dit les voix.

Aide-nous, Tom Winter. Aide-nous, s’il te plaît.


Archer arriva dans l’après-midi avec un magnétoscope, un caméscope Sony et un trépied dans le coffre de sa voiture.

Tom l’aida à décharger et à installer tout cet attirail dans le salon, où il ressembla, une fois prêt, à un assortiment d’accessoires sortis d’un film de science-fiction. Tom le dit à Archer, qui haussa les épaules. « C’est à ça qu’on joue, non ?

— Je ne vois pas ça comme un jeu. Je vis ici.

— Tu vis ici, moi je joue.

— On n’est pas dans une aventure d’Huckleberry Finn, Doug. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, cette histoire ne m’amuse pas.

— Il s’est passé quelque chose dans la nuit, ou tu es juste de mauvaise humeur ?

— Non, il ne s’est rien passé. » La question le mettait mal à l’aise. « À quoi ça sert, tout ça ?

— À la surveillance. L’œil qui ne dort jamais. Regarde. »

Tom regarda dans l’oculaire. Braqué sur la cuisine, le caméscope en captait une assez grande partie, dont l’évier en inox immaculé et le comptoir carrelé. Une horloge numérique au coin de l’affichage indiquait la date, l’heure, les minutes et les secondes.

« La caméra est reliée au magnétoscope, expliqua Archer, et je viens de le programmer pour qu’il enregistre à partir de minuit. À la vitesse la plus lente, ça nous donne à peu près huit heures de bande. Tu ne touches à rien, tu dors sur tes deux oreilles et, demain matin, tu regardes ce qu’on a. »

Tom secoua la tête. « Ils ne le permettront pas. »

Archer le regarda d’une manière curieuse.

Tom s’écarta de l’oculaire. « Et en attendant, on fait quoi ?

— À mon avis, le plus logique serait de mettre la pagaille dans la cuisine. »


Archer n’avait pas apporté que des appareils électroniques. Il récupéra sur la banquette arrière de sa voiture deux packs de six bières, un sachet de chips ainsi qu’un pot de guacamole à la crème aigre préparé par sa copine.

« Tu manges comme un étudiant de première année, dit Tom.

— Il y a une autre manière de manger ? » Archer entama le premier pack et ouvrit une bière. « On peut se faire livrer une pizza pour le dîner. » Il tendit une bière à Tom, eut soudain l’air dubitatif. « Ah, euh, tu es aux Alcooliques anonymes ou quelque chose de ce genre ? Je ne veux pas te compliquer la vie.

— Je buvais en amateur, pas en professionnel », précisa Tom. Qui ne toucha pas pour autant à la bière.

L’après-midi s’écoula, monotone. La journée étant chaude et ensoleillée, Tom ouvrit la porte d’entrée et celle du jardin afin de laisser la brise traverser la maison. L’air sentait le pin chaud et goudronneux.

Archer fit basculer sa chaise en arrière et posa ses Reebok sur la table de la cuisine. « Tu es allé à l’école primaire de Sea View. Et ensuite au bahut sur Jackson, j’imagine, comme tout le monde. Deux écoles aussi merdiques l’une que l’autre. » Et les voilà partis dans de la nostalgie déformée, ce que Barbara avait appelé un jour « le passé hideux, revécu à loisir ». Les ennuis rencontrés par Archer durant le lycée s’avérèrent plus graves et plus personnels qu’un lancer de cailloux durant sa préadolescence. Il avait mené une guerre d’usure à la fois contre le proviseur du lycée et contre son propre père… deux partisans de la manière forte qui se trouvaient jouer ensemble au poker. Archer avait passé de nombreuses soirées à les écouter donner libre cours à leur haine des enfants au-dessus d’un sachet de bretzels et d’un paquet de cartes à jouer Bicycle bien mélangé. Son réparateur d’appareils ménagers de père détestait les gamins, expliqua Archer, à cause d’un grave défaut de personnalité ; quant au proviseur, M. Mayhew, il avait pour cela des raisons professionnelles et on le considérait comme un expert en la matière. Lorsqu’il fouettait son fils à coups de ceinture, Jackson Archer aimait expliquer que M. Mayhew gagnait sa vie de cette manière et pourrait sans doute le faire mieux que lui. En réalité, M. Mayhew se limitait à des coups de règle sur le dos de la main, punition douloureuse, mais ne provoquant pas le genre de blessures visibles qui attireraient dans l’établissement des mères hurlant au scandale… peut-être était-ce justement ce qui faisait de lui un expert. Selon Archer, ils passaient sur lui leurs pertes au poker, aussi apprit-il à éviter celui des deux ayant perdu de l’argent le dimanche soir.

« Ça ne t’a pas empêché de te mettre dans les ennuis, remarqua Tom.

— Ça ne m’a pas empêché de boire, de fumer et de conduire trop vite, non. Mais je n’ai jamais eu l’impression qu’ils voulaient vraiment m’en empêcher. Ça les amusait trop.

— Cette histoire a une fin ?

— À seize ans, je suis rentré dans un arbre avec la Pontiac du paternel. Bonne pour la casse. Je n’ai pas été blessé, mais je n’avais pas le permis. On m’a expédié dans une école soi-disant militaire dans le nord de l’État, avec le consentement enthousiaste du tribunal pour enfants. Bien entendu, c’était plutôt un camp de concentration pour psychotiques adolescents.

— Tu as fait quoi, là-bas ? »

Archer cessa de sourire. « J’en ai chié, comme tous les autres détenus. Ces institutions sont à la hauteur de leur réputation, Tom. Elles peuvent transformer un ado maussade et rebelle en un ado maussade et soumis… comme ça. J’en ai chié pendant deux semestres et je suis rentré à la mort de mon père. Ma mère a dit : “Je ne pouvais pas te laisser dans cet endroit.” Je l’ai remerciée poliment, et quand elle m’a fait passer devant le cercueil – en grand uniforme de cérémonie, bordel – j’ai baissé les yeux sur lui en disant : “Allez vous faire foutre, toi, ton poker et ta crise cardiaque.” »

Un silence gêné résonna durant quelques instants dans la cuisine. « Tu ne lui as jamais pardonné ? demanda Tom.

— C’était un type solitaire et hostile qui ne m’a jamais pardonné d’être né et de lui avoir compliqué la vie. Je me montrerai peut-être plus généreux que lui. Un de ces jours. » Il but une grande gorgée de bière. « Et toi ? Une enfance difficile aussi ?

— La mienne a été assez heureuse. Du moins, personne ne m’a expédié dans une école militaire.

— Il y a d’autres moyens de souffrir.

— Je ne peux pas dire que j’ai souffert. Pas vraiment. Papa ne l’aurait pas toléré.

— Ah… attends un peu. Winter ? Le docteur Winter ? Celui avec un cabinet sur Poplar Street ?

— C’est bien ça.

— Merde, je l’ai connu, le docteur Winter ! Je suis allé le voir avec un appendice perforé quand j’avais dix ans. Mon père a dit : “Le gosse se plaint du ventre.” Tu parles, j’avais une fièvre atroce, l’abdomen dur comme de la pierre et je me tordais de douleur. Ton père m’a regardé et a téléphoné à l’hôpital pour obtenir une ambulance. Quand il a raccroché, il s’est tourné vers mon paternel et il lui a dit : “Vous avez failli tuer votre enfant en attendant aussi longtemps. S’il existait un permis de paternité, je vous ferais retirer le vôtre.” Tout malade que j’étais, je n’ai pas oublié. Ça m’a fait du bien. Mon Dieu, le fils du docteur Winter ! Mais est-ce qu’il n’est pas…

— Mes parents ont trouvé la mort dans un accident de voiture il y a une douzaine d’années, expliqua Tom. Un camion grumier les a fauchés à la sortie d’un virage sur la route côtière.

— Tu avais quel âge ?

— Je terminais juste le lycée.

— Dur.

— J’ai survécu. L’assurance a payé mes études d’ingénieur. Pour le bien que ça me fait. Mais tu sais quoi, c’était assez ironique. Je me suis toujours figuré que Papa avait choisi la médecine parce qu’il voyait le monde comme un endroit mauvais et dangereux. Il était vraiment sensible à la vulnérabilité humaine… à la fragilité inhérente du corps humain. Il m’a dit un jour qu’un corps humain était un sac de peau contenant les organes vitaux et quelque chose d’encore plus fragile : la vie.

— Peut-être pas la meilleure attitude qui soit pour grandir, estima Archer.

— Mais il avait raison. Je l’ai compris quand la police est venue nous prévenir, le soir où le camion a plié leur voiture en accordéon. Il n’y a pas de pardon intégré au système. Je l’ai dit à Barbara, des dizaines de fois. Elle ne cessait de manifester pour sauver les baleines, les arbres ou je ne sais quelle connerie. C’était attachant. Mais au fond de ma tête, je continuais à entendre Papa me dire : “Ce n’est qu’une action préventive. Rien n’est jamais vraiment sauvé.” Barbara considérait l’effet de serre comme un virus, quelque chose qu’on peut stopper en trouvant le bon vaccin. Je lui ai dit que c’était un cancer… le cancer de l’humanité sur les organes vitaux de la terre. On ne peut pas l’arrêter en manifestant.

— Ça ne revient pas un peu à renoncer ?

— Je crois qu’on appelle ça acceptation. »

Archer se leva pour gagner la porte, où sa silhouette masqua le mouvement des arbres.

« Une attitude très pessimiste, Tom.

— Corroborée par l’expérience. »

Vers dix-huit heures, le soleil commença à entrer en diagonale par la fenêtre au-dessus de l’évier, emplissant soudain la cuisine d’une chaleur estivale. Ils rejoignirent la pénombre plus fraîche du salon. Tom appela Deluxe Pizza à Belltower, qui lui annonça cinq dollars de frais de livraison. « Parce que d’habitude, on ne livre pas si loin. » La commande arriva une heure plus tard : pizza pepperoni-anchois, à température ambiante. Après avoir payé le livreur, Tom ouvrit les rideaux pour voir le jardin, dans lequel les ombres s’allongeaient entre les pins. Son appétit s’était envolé. Il mangea un peu puis rapporta son assiette dans la cuisine. Au retour, il contourna la caméra vidéo perchée sur son trépied comme une sentinelle extraterrestre. « Ils ne le permettront pas », répéta-t-il.

Très concentré sur la pizza, Archer leva néanmoins les yeux. « Ouais, tu l’as déjà dit tout à l’heure. Qui ça, ils ?

— Je n’en sais rien. » Tom haussa les épaules. « Mais tu n’as pas l’impression que ça… qu’il y a une espèce d’intelligence à l’œuvre ?

— Je ne pense pas que nous soyons allés jusque-là. Tu as peut-être juste des cafards exceptionnellement ordonnés.

— Je commence à penser le contraire.

— Pour une raison particulière ? »

Les rêves, pensa Tom. Les rêves, les trous dans les fondations… et une impression, une intuition. « Non, comme ça.

— Ce que tu as décrit, dit Archer, ressemble moins à une intelligence qu’à une machine. Le genre de machine stupide qui continue à fonctionner alors que le proprio est parti en vacances.

— Le proprio étant qui ? Le type qui vivait ici… ce Ben Collier ?

— Peut-être. Malheureusement, impossible de trouver quoi que ce soit sur lui. Complètement anonyme. Joan Fricker, qui tient l’épicerie là-haut, au niveau de la nationale, a dû le voir plus souvent que n’importe qui, et ça m’étonnerait qu’elle puisse t’en donner une bonne description. Il ne s’est jamais mêlé aux affaires publiques, n’a jamais été élu, n’a jamais écrit à la rédaction d’un journal… personne ne se rappelle l’avoir entendu dire davantage que bonjour. Le seul à garder un souvenir marquant de Ben Collier, c’est Jered Smith, qui lui apportait son courrier.

— Il recevait du courrier particulier ?

— D’après Jered, Ben Collier était abonné à tous les magazines existants, du moins ça en donnait l’impression. Certains même pas en anglais. Chaque jour ouvrable, Jered livrait cinq ou dix magazines et journaux à cette adresse. Les magazines, c’est lourd, qu’il dit… et il faisait sa tournée à pied, à l’époque la Poste ne lui a donné une camionnette que l’année dernière. Ça a été le premier indice que Ben Collier avait disparu : quand Jered s’est plaint d’un tas de magazines suffisamment haut derrière la porte pour bloquer la fente de la boîte aux lettres.

— Quel genre de magazines ?

— De tout, depuis le Time jusqu’au Manchester Guardian. Beaucoup de magazines d’actualités, mais pas que. »

Tom était déconcerté. « Une excentricité, ça ne veut…

— Pas seulement. Il y a un motif qui se dégage. Ce n’est pas un ensemble aléatoire… plutôt une équation linéaire. » Voyant Tom hausser les sourcils, il ajouta : « Les maths sont mon autre hobby. C’est la seule matière que je n’ai jamais séchée au lycée… tu te souviens de M. Foster ? Grand, les cheveux gris ? Il disait que j’étais doué. Je suis le type qui lit toujours la rubrique des casse-tête dans Scientific American. »

Douglas Archer, délinquant juvénile mathématicien. Ne sous-estime pas ce type. « Ce n’est pas gras, comme point de départ.

— Ce n’est absolument rien. Rien du tout. Juste intéressant, quelque part. » Archer repoussa son assiette et se leva. « Bon, bref… ne touche pas aux appareils, ils se mettront en marche tout seuls. Mais tu voudras peut-être repasser la bande demain matin.

— Compte là-dessus. Tu peux rester pour le café ?

— J’ai rendez-vous au cinéma pour la dernière séance. Mais tiens-moi au courant de ce que tu verras sur la bande. » Il eut un sourire espiègle. « Ou de ce que tu ne verras pas. »

Archer referma la porte derrière lui, et soudain la maison fut creuse et vide.


Ce soir-là, Tom découvrit avec inquiétude qu’il avait peur d’aller se coucher.

Il se doucha puis s’installa en peignoir devant le « Tonight Show ». Le bavardage était fastidieux, mais il continua à l’écouter afin d’entendre des voix humaines. C’est pour ça qu’on a tous ce genre d’appareils, se fit-il la réflexion. Parce qu’ils nous parlent quand il n’y a personne d’autre à la maison.

« Peur d’aller se coucher » pouvait toutefois être un peu exagéré : il ne ressentait aucune nervosité. Cela ressemblait davantage à une réticence à fermer les yeux au milieu de tous ces curieux événements. Il s’était convaincu que quelque chose se passait là, une espèce d’industrie souterraine, qui se produisait peut-être (à en croire l’histoire racontée par Archer) à cet endroit précis depuis cent ans, voire davantage. Quelque chose du genre insecte, quelque chose qui sortait du sol, aimait les trous et les endroits cachés. Tom commençait à le sentir avec une précision presque effrayante. Les yeux qui le regardaient dans ses rêves étaient ceux… non pas de machines, Archer se trompait, mais d’une chose à l’obstination presque mécanique. Les yeux d’un constructeur. Mais qui construisait quoi, au juste ?

Rien de dangereux. Tom le sentait : les insectes de ses rêves n’étaient ni hostiles ni dangereux. Ils étaient par contre radicalement, totalement étranges. Comme si, en plongeant la main dans une flaque laissée par la marée, Tom avait effleuré quelque chose qui vivait là : un polype bigarré doté de nombreux membres, si différent de lui-même qu’il pourrait s’agir d’un extraterrestre.

Et bien entendu, il y avait les appareils vidéo d’Archer, presque aussi extraterrestres, qui ronronnaient déjà. Ils n’avaient rien enregistré et n’enregistreraient sans doute rien. Ou peut-être – pensée dérangeante – Tom trouverait-il en se réveillant la caméra démontée, ses pièces utiles emportées, sa carapace ouverte et vidée sur la moquette.

Il se força à aller se coucher avant le générique final du « Tonight Show ». Il resta longtemps allongé dans le noir en s’imaginant entendre la caméra ronronner dans la pièce voisine… mais c’était sûrement impossible ? Il devait plus probablement s’agir du bruissement de ses propres nerfs. De la circulation du sang dans ses oreilles. Tom ne pouvait s’empêcher de retourner ces questions en esprit, ces questions de machine, d’intelligence et de ce qui pourrait être un imperceptible appel à l’aide… mais ses pensées finirent par s’éparpiller dans des directions étranges, fausses, et Tom s’endormit.

Pour la deuxième nuit, Tom Winter ne rêva pas. Il fut tiré du sommeil par le radio-réveil, par les prophéties sur le temps et la circulation d’une station à modulation d’amplitude de Seattle. Malgré le soleil qui se déversait par l’interstice entre les rideaux, Tom avait l’impression qu’il venait tout juste de se coucher. Il n’avait aucun souvenir de la nuit… sinon le vague écho d’un bourdonnement omniprésent. Celui qu’aurait pu produire une dynamo souterraine.

Le bruit de ses pensées.

Ou peut-être de leurs pensées.

Mais il écarta cette idée.


La cuisine était à nouveau propre.

Le stratagème, désormais assez familier, ne l’impressionnait plus. Seuls les petits détails lui parurent fascinants. Le carton à pizza avait ainsi été nettoyé de la moindre bribe de matière organique, mais se trouvait toujours ouvert à un angle quelconque sur la table. Des décisions avaient été prises : ceci relève du déchet, pas cela. Et il ne s’agissait pas de simples décisions mécaniques. La nourriture à l’intérieur du réfrigérateur était restée intacte. Les emballages non ouverts étaient zone interdite. Il y avait une logique là-dedans. Répétitive, peut-être, mais complexe et bizarre. Un domestique aurait jeté la boîte vide. Un robot, non. Mais un robot ne se soucierait pas d’être surpris en plein travail, un robot n’attendrait pas le milieu de la nuit.

Le magnétoscope tournait toujours, n’ayant pas encore tout à fait atteint les huit heures d’enregistrement. Tom se pencha par-dessus l’objectif de la caméra pour l’arrêter.

Il s’aperçut alors que sa main tremblait. Il lui fallut bien quinze minutes pour relier le magnétoscope à son téléviseur… et une minute de plus pour rembobiner la cassette.

Il alluma l’écran, et quand celui-ci s’éclaircit, enfonça le bouton de lecture du magnétoscope. Une image se forma et se stabilisa… la cuisine, étrange et stérile dans cet angle de prise de vue statique. Les chiffres fantômes défilèrent dans le coin supérieur gauche de l’écran : 00:01, 00:02… À cette heure-là, Tom était encore debout : en augmentant le volume, il entendit l’émission de Carson en fond sonore. Quelque part derrière le tube cathodique, il regardait le « Tonight Show » en peignoir. Une espèce de boucle temporelle… mais ils connaissent déjà tout ça.

Une autre pensée fantôme, spontanée et bizarre. Il s’en débarrassa.

Il enfonça la touche d’avance rapide.

Une barre de bruit remonta l’écran, l’image tremblota. Les minutes défilèrent trop vite pour rester lisibles. Mais c’était toujours la même cuisine en désordre telle qu’il l’avait laissée au moment de se coucher.

01:00 passa en un éclair.

02:00.

03:00. Rien de changé. Puis…

03:45.

Il écrasa la touche Pause, trop tard, revint en arrière. 03:40:01.

03:39:10.

03:38:27.

À exactement 03:37:16, les lumières de la cuisine s’étaient éteintes.

« Bordel de merde ! » s’exclama Tom.

La caméra était conçue pour fonctionner dans une lumière d’intérieur normale, pas dans l’obscurité totale. L’écran resta d’un gris vierge impénétrable. C’était si évident que cela en devenait douloureux : ils avaient éteint ces putains de lumières.

Il rembobina pour regarder la séquence en temps réel. Il n’y avait pourtant rien à voir, rien que l’image statique… et, très léger, le bruit de l’interrupteur qu’on actionne.

Tic.

L’obscurité.

Et en fond sonore… noyé dans le sifflement de la bande, difficile à percevoir, à peine audible… quelque chose qui pourrait avoir été leur bruit.

Un murmure chitineux. Le bruissement de cils métalliques sur le linoléum froid. Le bruit d’une lame de rasoir passant sur une plume.


Il n’essaya même pas d’appeler Archer. Il était déjà en retard : il verrouilla la porte d’entrée et monta en voiture.

En quittant la maison, il eut l’impression de se libérer de l’influence d’un long rêve hypnotique. Celui-ci s’attardait aux limites de sa perception et influençait ses décisions. Pour rattraper son retard, il voulut prendre un raccourci par Belltower, s’aperçut que la rue prioritaire dont il se souvenait (par Newcastle après Brierley) avait été élargie et déviée vers la nationale. Il n’était pas encore passé par là et trouvait le trajet déroutant, comme s’il sortait d’un environnement familier pour se retrouver dans un autre à la nouveauté discordante. Il vit l’école primaire de Sea View sur son coteau vert, et le lycée cinq cents mètres plus au sud, immeubles similaires de briques saumon, si substantiels et si faciles à retrouver dans sa mémoire qu’il n’aurait pas été surpris de voir un Doug Archer âgé de neuf ans en sortir en courant pour se mettre à bombarder sa voiture. Mais le kiosque à journaux du quartier était devenu une salle de jeux d’arcade et le Woolworth un complexe cinématographique. Une fois encore, le monde s’était transformé pendant qu’il avait le dos tourné.

Il a décliné, aurait pu dire son père. Comme la Terre elle-même, lui aurait rappelé Barbara. Avec des débris qui assombrissaient l’atmosphère et provoquaient la fonte des calottes glaciaires. Hormis Barbara, Tom ne connaissait pas grand monde qui croyait à la fois à l’effet de serre et à la possibilité de l’interrompre : l’équilibre précaire de l’activiste. Mauvaise thermodynamique, lui aurait dit son père. On peut retarder la mort d’un homme, pas le rendre immortel. Cela valait sûrement aussi pour une planète : elle ne s’améliorait pas à l’usage. Les choses déclinaient : il en avait des preuves tout autour de lui. Sa propre vie le lui prouvait.

Possible, aurait dit Barbara, mais on peut aller au tapis en se battant. Elle avait cru que des demi-mesures valaient mieux que pas de mesures du tout, que même une moralité inefficace était utile dans la décennie des politiques économiques de Reagan, celle des sans-abri et du télévangélisme triomphant. Sa voix résonnait dans la mémoire de Tom.

Elle était ma conscience, se dit-il.

La moralité – celle des recherches en armement ou celle de la vente d’automobiles – ne cessait toutefois de lui échapper. Il arriva au travail avec vingt minutes de retard, mais aucun client n’attendait et personne ne sembla remarquer l’heure : regroupés autour du distributeur de Coca, les vendeurs se racontaient des blagues. Tom avait pointé et tuait le temps sur la concession en regardant passer les voitures – tout en pensant à Barbara ou à la maison – quand Billy Klein, le directeur, arriva dans son dos et lui mit le bras autour des épaules. Klein était large de haut en bas, du visage aux hanches en passant par le thorax, avec un sourire qui irradiait une vitalité de prédateur ainsi qu’une cordialité fausse et automatique… un sourire en tout point carnivore. Tom se tourna vers lui, perçut une haleine parfumée au Tic-Tac. « Viens, lança Klein. Je vais te montrer ce que vendre veut vraiment dire. »

Depuis son entretien d’embauche, Tom n’avait plus été admis dans le sanctuaire de Klein, dont les parois vitrées permettaient de surveiller les trois bureaux de vente où l’on rédigeait les contrats. Tom prit place avec nervosité sur ce que Klein appelait la chaise du client, plus basse de quelques centimètres qu’une chaise de bureau normale : les transactions difficiles étaient souvent transmises à Klein, qui pensait bénéficier d’un avantage psychologique en se trouvant plus haut que les clients. « Bizarrement, ça marche. Les vendeurs me donnent du “monsieur” et font pratiquement dans leur culotte quand ils sortent d’ici avec une révérence. Le client lève les yeux et me voit le regarder en fronçant les sourcils…» Il les fronça. « De quoi j’ai l’air ? »

D’un pitbull constipé, pensa Tom. « Très impressionnant.

— Un peu, mon neveu. Et c’est ça que je veux te faire comprendre. Si tu comptes travailler dans la vente, Tom, il te faut un levier sur le client. Tu comprends ? N’importe quel levier. Qui peut changer selon les clients. Ils arrivent tout nerveux, ou bien en se pavanant presque – ils vont faire une super-affaire et baiser ce vendeur –, mais au fond d’eux-mêmes, ils ont tous un peu peur, quelque part. C’est là que se trouve ton levier. Tu déniches ce quelque part et tu travailles dessus. Si tu arrives à les convaincre que tu es leur ami, c’est une des manières, parce qu’à ce moment-là, ils vont se dire : Super, j’ai un allié dans cet endroit effrayant. Ou alors, s’ils ont peur de toi, tu travailles là-dessus. Tu dis des choses du genre : “Je ne crois pas qu’on puisse accepter votre offre : elle nous ferait perdre de l’argent”, du coup ils avalent leur salive et proposent davantage. Simple ! Mais il te faut ce levier. Sans quoi tu laisses à chaque fois de l’argent sur la table. Écoute ça. »

Klein enfonça un bouton de l’interphone posé sur son bureau. Des voix métalliques en sortirent. Perplexe, Tom mit quelques instants à comprendre qu’elles venaient de la salle de vente dans son dos, où Chuck Alberni négociait avec un quinquagénaire et son épouse.

Le client protestait de la faiblesse de la reprise sur sa Colt de 1987. « Nous nous montrons aussi généreux que nous pouvons nous le permettre, assura Alberni, je sais que vous en êtes conscient. Nous avons un peu trop de stock en ce moment, et l’espace est limité. Mais voyez les choses du bon côté. Personne ne vous proposera mieux sur les options, et notre contrat d’entretien est pratiquement un modèle pour l’industrie. »

Et caetera. Sans jamais laisser l’attention du client se détourner de l’automobile qu’il tenait manifestement à acheter, expliqua Klein. « Bien entendu, on gagnera de l’argent sur le financement quoi qu’il arrive. On pourrait presque lui donner cette putain de bagnole. Sa reprise est très, très chouette. Mais le fait est qu’on ne laisse pas de l’argent sur la table. »

Le client tendait une autre proposition. « Je ne peux pas faire mieux pour le moment, affirma-t-il. C’est à peu près ma dernière offre. »

Alberni étudia le chiffre. « Vous savez quoi ? Je vais aller en parler avec mon directeur commercial pour voir ce qu’il en pense. Avec un peu de chance, je pense qu’on pourrait arriver à un accord. »

Alberni se leva et quitta la pièce.

« Tu vois ? dit Klein. Il les pousse, mais en leur donnant l’impression de leur faire une fleur. Toujours chercher le levier. »

Alberni entra dans le bureau de Klein et s’assit. Il évalua longuement Tom du regard. « Vous lui apprenez à ne pas faire ses besoins n’importe où ?

— Tom a beaucoup de potentiel. Je le vois bien.

— C’est le frère du propriétaire. Ce qui lui fait un max de potentiel.

— Allons, Chuck », dit Klein d’un ton désapprobateur. Mais comme Alberni s’en sortait très bien au niveau ventes, il pouvait se permettre ce genre de remarques.

Tom resta coi.

L’interphone était toujours branché. Dans la pièce voisine, le client prit la main de sa femme, qui paraissait nerveuse. « Si on repousse la terrasse de cèdre à l’année prochaine, dit-il, on devrait pouvoir allonger mille dollars de plus.

— Bingo, fit Alberni.

— Tu vois ? demanda Klein. Il ne reste rien sur la table. Absolument rien.

— Vous les espionnez ? demanda Tom. Quand ils se croient seuls ?

— Parfois, répondit Klein, c’est le seul moyen de savoir.

— Ce n’est pas contraire à l’éthique ? »

Alberni éclata de rire. Klein dit : « Contraire à l’éthique ? Et alors ? Nom d’un chien, t’es qui, tout à coup, Mère Teresa ? »


Il pointa à l’heure de sortie et prit la nationale jusqu’au centre commercial du port. À la quincaillerie, il choisit un pied-de-biche, un mètre ruban, un burin et un marteau. Il paya avec sa carte de crédit et fit le reste du trajet avec ces outils qui bringuebalaient dans le coffre.

L’extrémité nord-est de la maison, pensa Tom. Au sous-sol. C’est là qu’ils vivent.

Il passa au micro-ondes un dîner surgelé qu’il mangea sans y prêter la moindre attention : du poulet saisi, de la purée gélatineuse, un morceau de « dessert ».

Il rinça la barquette, qu’il jeta.

Rien pour eux, ce soir.

Il enfila un Levi’s passé et une chemise de coton déchirée avant de descendre au sous-sol avec ses nouveaux outils.

Il identifia un mur mitoyen qui traversait le sous-sol et s’assura, en mesurant sa distance depuis l’escalier, qu’il se trouvait juste en dessous d’un mur similaire entre la chambre et le salon. Il remonta mesurer la largeur de la chambre au nord-est de la maison : 4 mètres 50, à quelques centimètres près.

Mesurer la même distance au sous-sol posa davantage de difficultés : il lui fallut s’agenouiller derrière la platine arrière bosselée du lave-linge Kenmore et tenir le mètre ruban en place à l’aide d’une brique. Il refit deux fois la mesure et obtint trois résultats identiques :

Le mur nord-est du sous-sol était placé à plus de quatre-vingt-dix centimètres des fondations.

Il déplaça des cartons de rangement ainsi qu’une étagère de lessive et d’eau de Javel, puis les planches des étagères elles-mêmes. Lorsqu’il eut terminé, la buanderie évoquait Beyrouth, toutefois le mur était entièrement à nu. On aurait dit un mur ordinaire, composé de plaques de plâtre fixées sur des madriers et recouvert d’une peinture blanc mat. Les apparences peuvent être trompeuses, se dit Tom. Mais il en aurait sans trop de mal le cœur net.

Il ôta un morceau de revêtement à coups de burin et de marteau. C’était bien du plâtre, dont la poussière lui tomba dessus en pluie pendant qu’il travaillait, se mêlant à sa sueur jusqu’à le rendre d’un blanc terreux. Impossible aussi de se méprendre sur le creux derrière le mur, trop profond pour la lumière du plafonnier. À l’aide du pied-de-biche, il arracha des morceaux plus conséquents de plaques de plâtre et finit par se retrouver jusqu’aux chevilles dans des débris farineux.

Il avait pratiqué un orifice d’environ quatre-vingt-dix centimètres de diamètre et s’apprêtait à partir à la recherche d’une torche pour regarder à l’intérieur quand le téléphone sonna.

Il crut d’abord à une réaction furieuse de la maison elle-même, un cri d’indignation devant l’agression qu’il lui infligeait. Ses oreilles bourdonnaient des efforts qu’il venait de fournir et il n’avait aucun mal à imaginer l’atmosphère emplie de vrombissement d’insectes, du bruit d’une ruche profanée. Il secoua la tête pour se débarrasser de cette pensée et remonta quatre à quatre au rez-de-chaussée.

Quand il décrocha, il entendit la voix de Doug Archer. « Tom ? J’allais raccrocher. Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien… j’étais sous la douche.

— Et la bande-vidéo ? J’ai attendu de tes nouvelles toute la journée, mon pote. Qu’est-ce qu’on a ?

— Rien.

— Rien ? Nada ? Queud ?

— Absolument rien. Très embarrassant. Écoute, je suis désolé de t’avoir impliqué là-dedans. On devrait peut-être juste laisser courir quelque temps. »

Il y eut un silence. Puis Archer dit : « Je n’arrive pas à croire que tu me dises ça.

— Je pense qu’on a dramatisé, voilà tout.

— Tom, il y a quelque chose qui ne va pas là-haut ? Un problème quelconque ?

— Aucun.

— Je devrais au moins passer récupérer le matériel vidéo…

— Peut-être ce week-end, dit Tom.

— Si c’est ce que tu veux…

— C’est ce que je veux. »

Il coupa la communication.

S’il y a un trésor ici, se dit-il, il est à mot.

Il retourna au sous-sol.

La maison bourdonnait et vrombissait autour de lui.

4

Parce que c’était lundi, parce qu’elle avait perdu son boulot à Macy’s, parce que c’était une journée glaciale de printemps avec une pluie intermittente… et peut-être parce que les étoiles, le kismet ou le karma l’avaient décidé, Joyce s’arrêta pour dire bonjour au type étrange qui frissonnait sur un banc du Washington Square Park.

Le crépuscule gris et humide avait chassé tout le monde, à part les pigeons. Même l’anonyme octogénaire barbu apparu la semaine précédente pour vendre de la « poésie » sur une boîte en carton était parti, ou mort, ou monté au ciel. Un autre jour, le parc aurait peut-être regorgé de gratteurs de guitare, d’étudiantes à l’université de New York, d’adolescentes venues d’écoles privées des quartiers chics faire (ce quelles s’imaginaient être) glamour, mais pour l’instant, le parc appartenait à Joyce ainsi qu’à cet homme étrange et tranquille qui la regardait d’un air ahuri.

Bien entendu, s’arrêter bavarder avec lui était idiot, voire dangereux. C’était New York, après tout. Les types bizarres n’y manquaient pas, d’une bizarrerie rarement subtile ou intéressante. Mais Joyce avait une excellente intuition en ce qui concernait les gens. « Joyce au regard perçant, comme l’avait appelée Lawrence. La Florence Nightingale de l’amour. » Si elle rejetait l’implication (alors même qu’elle se retrouvait peut-être bien en train de recueillir une nouvelle fois un animal abandonné), elle acceptait le jugement. Elle savait à qui se fier.

« Vous êtes perdu ? » lança-t-elle.

Il leva les yeux vers elle et réussit à sourire. En se forçant un peu, d’après elle.

« Non, répondit-il. Pas vraiment. J’ai reconnu l’endroit. Je suis à New York. Par contre, la date…» Il tendit les mains en un geste d’impuissance.

Oh, pensa Joyce. L’homme n’était toutefois pas un alcoolique. Il avait le regard brillant et clair. Peut-être un schizophrène, sauf qu’il n’irradiait pas cette douloureuse perplexité que Joyce avait lue par le passé sur le visage de schizophrènes. (Elle en avait connu quelques-uns, comme son oncle Teddy, pensionnaire d’une « maison de soins » dans le nord de l’État.) Ni alcoolo ni schizo… peut-être avait-il pris quelque chose. D’étranges pilules circulaient dans Greenwich Village, depuis quelque temps. Le Dexadril était en vogue, le LSD-25 facile à se procurer. Un étranger à la ville ayant récupéré un truc au San Remo : c’était possible. Sauf que l’homme ne ressemblait pas vraiment à un touriste : il portait un jean et une chemise de coton au col ouvert, dans lesquels il paraissait à l’aise : il ne les avait pas enfilés pour aller s’encanailler tout l’après-midi. Peut-être est-il Un des Nôtres, alors, se dit Joyce, possibilité fraternelle qui l’incita à s’asseoir à côté de lui. L’eau de pluie qui trempait le banc traversa sa jupe, mais Joyce était déjà mouillée de s’être ruée hors de la station de métro de West 4th Street. Ce n’était pas grave de se retrouver mouillé au crépuscule d’un après-midi froid : comme on finirait par trouver un endroit confortable pour se sécher et se réchauffer, cela valait le coup.

« J’ai comme l’impression que vous ne cracheriez pas sur une tasse de café. »

L’homme hocha la tête. « Sûrement pas.

— Vous avez de l’argent ? »

Il se toucha la hanche gauche. Joyce entendit des pièces de monnaie tinter dans sa poche. Mais le doute se peignit soudain sur le visage de l’inconnu. « Je ne crois pas.

— Comment vous sentez-vous ? » demanda-t-elle prudemment.

Il la regarda à nouveau, le regard désormais concentré… il comprenait la portée de sa question.

« Je suis désolé, dit-il. Je sais de quoi je dois donner l’air. Je suis désolé de ne pas pouvoir expliquer. Avez-vous déjà vécu quelque chose que vous n’arriviez pas à intégrer d’un coup ? Une chose si énorme qu’elle est impossible à comprendre ? »

Le LSD, pensa-t-elle. Il a certainement pris une drogue hallucinogène. Un naïf au pays des merveilles chimiques. Sois gentille, s’ordonna-t-elle. « Je pense qu’un café devrait vous faire du bien.

— J’ai de l’argent, dit-il. Mais je ne pense pas qu’il ait cours.

— De l’argent étranger ?

— On pourrait dire ça.

— Vous avez voyagé ?

— Il faut croire. » Il se leva d’un coup. « Vous n’êtes pas obligée de m’offrir un café, mais si vous voulez le faire, je vous en serai reconnaissant.

— Je m’appelle Joyce, se présenta-t-elle. Joyce Casella.

— Tom Winter. »

On était début mai 1962.


Elle acheta des cafés dans un delicatessen sans chic où personne ne la reconnaîtrait, non par embarras, simplement parce qu’elle ne voulait pas d’une foule aux trousses de cet homme, de ce Tom Winter. Il était hébété, abasourdi et pas tout à fait cohérent, mais elle commençait à sentir en dessous une énergie curieuse, peut-être héritée du voyage qui l’avait conduit là, ou d’une épreuve qui lui avait trempé le caractère. Elle lui parla de sa vie, de l’emploi qu’elle venait de perdre au rayon librairie de Macy’s, de sa musique, le soulageant du besoin de faire la conversation tout en l’étudiant du regard : c’était un homme d’environ trente ans, aux habits vaguement bohèmes bien qu’en bon état, un voyageur avec des yeux de voyageur, quelqu’un qui n’était pas maigre, mais semblait avoir sauté un trop grand nombre de repas.

Il ne voulut pas parler de lui ni de la manière dont il avait abouti là. Joyce respectait cela. Elle avait rencontré beaucoup de gens que cela n’intéressait pas de parler d’eux. Des gens voulant cacher leur passé, ou n’en ayant aucun, des réfugiés venus des banlieues avec de grandioses visions du Village tirées de la télévision et de tous ces articles moralisateurs dans Time et Life. Joyce elle-même, ex-étudiante à New York University en jupe froncée, avait fait partie de ces gens-là et elle respectait le silence de Tom, même s’il protégeait des secrets sans doute moins banals que les siens.

Il dit toutefois d’où il venait : une petite ville côtière appelée Belltower, dans l’État de Washington. Encouragée par cette fracture dans sa réticence, Joyce s’aventura à lui demander ce qu’il y faisait.

« Beaucoup de choses, répondit-il. Je vendais des voitures, par exemple.

— J’ai du mal à vous imaginer en vendeur de voitures.

— Il faut croire que vous n’êtes pas la seule. Je ne m’en sortais pas très bien.

— Vous avez perdu votre travail ?

— Je… Eh bien, j’en sais rien. Je l’ai peut-être encore. Si je rentre.

— Ça fait un bout de chemin. »

Il sourit un peu. « Autant que pour venir ici.

— Et donc, qu’est-ce qui vous amène à New York ?

— Une machine à voyager dans le temps, apparemment », dit-il.

Il est venu en stop ou en wagons de marchandises, supposa Joyce, un peu à la Woody Guthrie : c’était peut-être ce qu’il voulait dire. « Eh bien, monsieur le vendeur de voitures, vous comptez rester un moment ? »

Il secoua la tête, puis sembla hésiter. « Je ne sais pas trop. Mes préparatifs de voyage sont assez vagues.

— Il vous faut un endroit où loger ? »

Il jeta un coup d’œil par la vitrine du deli (100 % KASHER, comme l’enseigne dans la librairie Peace Eye au coin de la 10e et de l’avenue C). La nuit était tombée. La circulation s’écoulait péniblement dans l’obscurité humide et luisante.

« J’ai un endroit, assura-t-il, mais je ne suis pas trop sûr d’arriver à retrouver le chemin. »

Joyce se dit qu’il devait avoir raison. Au sortir d’un impressionnant trip au LSD, il rebondirait sans doute d’un coin à l’autre de Manhattan comme la petite boule en acier dans un pachinko. Joyce se demanda si elle était convaincue de son innocuité, et décida que oui. Recueillir des étrangers, se réprimanda-t-elle… mais c’était l’un de ces actes que Lawrence avait appelés « rapport humain instantané » dans un poème. La grâce d’un contact inattendu. Une espèce de lien. « Vous pouvez dormir sur mon canapé si vous voulez. Il n’est pas terrible. »

La proposition sembla l’épuiser. « Je serais ravi de dormir dessus. Je suis sûr que c’est un merveilleux canapé.

— Vous êtes bien aimable, dit-elle. Il vient de l’Armée du Salut. Il est violet. C’est un canapé horrible, Tom.

— Alors je dormirai les yeux fermés », dit-il.


Depuis qu’elle avait quitté la résidence universitaire, elle vivait au deuxième étage d’un vieil immeuble à l’est du Village dans un étroit appartement tout en longueur et meublé sans le moindre argent : l’horrible canapé violet, des chaises pliantes, un lampadaire venu lui aussi de l’Armée du Salut et datant du début du siècle. Des planches de pin brut séparées par des briques tenaient lieu de bibliothèque.

Tom resta un moment à regarder les livres, ses manuels d’anglais de la fac et des ouvrages récupérés depuis chez des bouquinistes. Quelques bouquins de sociologie signés C. Wright Mills, Les Damnés de la terre, de Frantz Fanon, Aldous Huxley… Tout cela n’avait rien de spécial, pourtant Tom les manipulait comme des spécimens sortis d’une vitrine.

« Lisez ceux que vous voulez », dit-elle.

Il secoua la tête. « Je ne pense pas que j’arriverai à me concentrer. »

Sans doute pas. De plus, il frissonnait. Elle lui apporta une grande serviette de bains et une chemise en coton laissée par Lawrence. « Séchez-vous et changez-vous, dit-elle. Dormez si vous voulez. » Elle le laissa allongé sur le canapé pour aller rincer un peu de vaisselle dans la « cuisine » – un coin séparé de la pièce par une vague cloison et pourvu d’un évier ainsi que d’un chauffe-eau remis en état. Elle avait le loyer à payer, dépense que couvrirait l’indemnité de licenciement du grand magasin, mais elle se retrouverait (calcula-t-elle) avec environ sept dollars jusqu’à ce qu’elle décroche un concert ou un nouvel emploi. Ni l’un ni l’autre n’étaient impossibles, mais si elle ne trouvait rien, elle aurait faim. Ce problème pouvait toutefois attendre le lendemain… À chaque jour suffisait sa peine.

Elle laissa la cuisine à peu près propre. Quand elle en ressortit, Tom dormait sur le canapé… complètement parti, il ronflait même un peu. Il doit se faire tard, dit-elle en prenant la montre de Tom, qu’il avait laissée sur le cageot servant de table.

Surprise, elle regarda à nouveau le cadran : on n’y voyait pas la moindre aiguille, rien qu’une espèce de panneau miniature où l’heure s’inscrivait en chiffres noirs sur un fond gris fumée.

9:35, indiquait-elle, indication qui se transforma en 9:36. Le petit deux-points noir ne cessait de clignoter.

Joyce n’avait jamais vu une montre pareille, qu’elle supposa très coûteuse… ce ne pouvait être celle d’un vendeur de voitures. Mais elle ne provenait pas non plus de l’étranger : on y lisait « Timex », « Quartz Lithium » (allez savoir ce que cela signifiait) et « Résistant à l’eau ».

Vraiment très étrange, songea-t-elle.

Tom Winter, l’Homme-Mystère.

Le laissant ronfler sur le canapé, elle passa dans sa chambre. Elle s’y déshabilla sans allumer la lumière avant de s’allonger sur l’étroit lit aux ressorts grinçants, savourant la fraîcheur de l’air, le cliquetis du radiateur et le crépitement de la pluie sur l’escalier de secours. Elle se glissa ensuite sous la couverture rêche et marron afin d’y attendre le sommeil.


Le soir et le matin, elle adorait New York.

Elle ne dormait parfois que cinq heures d’affilée, parfois moins, pour profiter davantage de la matinée et de la nuit.

Le soir, surtout quand elle sortait avec Lawrence et la bande, elle se laissait simplement emporter dans le feu de leur conversation et parlait de déségrégation ou de course aux armements dans un café-concert, se laissait emporter aussi par la musique, des légions de chanteurs folks venus de tout le pays se déversant désormais à l’angle de Bleecker et MacDougal : dans les salles au sol recouvert de sciure et remplies de ses amis poètes, folks ou beatniks, de fervents trotskistes, de drogués, de musiciens de jazz et de fugitifs de dix-huit ans échappés des banlieues miteuses du Midwest, tous ces courants transversaux convergeaient avec tant d’intensité que, certaines nuits, Joyce croyait le ciel noir d’ébène susceptible de s’ouvrir en un ravissement des déshérités qui leur permettrait à tous de monter physiquement au ciel. Des nuits de ce genre n’avaient rien eu d’inhabituel durant l’hiver et le printemps, si bien qu’elle attendait avec impatience l’été, où le rythme allait doubler et doubler encore. Peut-être Lawrence publierait-il sa poésie, ou bien elle-même trouverait-elle un public pour sa musique. Ils seraient alors dans l’œil de ce vortex lumineux.

Mais elle aimait aussi les matins. Celui-là, par exemple. Elle aimait sentir en se réveillant la ville sortir du sommeil tout autour d’elle. Depuis son arrivée à New York, le rythme de la ville était devenu un thème stabilisateur. Elle avait appris à distinguer le bruit de la circulation du matin de celui de l’après-midi, tous deux différents du bruit de la circulation nocturne, avec sa sirène solitaire. La circulation du matin éveillait Joyce avec des promesses. Elle ne détestait pas la ville avant midi, quand celle-ci devenait vulgaire, bruyante, turbulente, ordinaire et d’une étouffante monotonie. À Macy’s, durant ses pauses déjeuner, elle avait écrit des chansons sur New York la nuit et le matin, petits charmes contre la grossièreté de la mi-journée.

Tom dormait toujours sur le canapé. Joyce en fut un peu surprise. Elle l’avait imaginé disparaissant au matin, comme un rêve, comme de la fumée. Il était toutefois là, bien réel dans ses vêtements froissés. Elle entendit vibrer et gémir la plomberie de la salle de bains, puis il entra dans la cuisine, le visage tout juste lavé, les yeux aussi écarquillés et abasourdis que la veille.

« New York, dit-il. 1962.

— Félicitations.

— Stupéfiant.

— Vous n’êtes vraiment pas d’ici.

— On peut dire ça. » Il avait un grand sourire un peu idiot.

« Vous vous sentez mieux, ce matin ?

— Mieux, oui. Un peu étourdi, en fait.

— Ah oui. Bon, évitez d’être trop étourdi. Vous avez sans doute besoin d’un petit déjeuner.

— Sans doute. » Il ajouta : « Je suis toujours fauché.

— Eh bien… je peux nous offrir un petit déjeuner. Mais j’ai rendez-vous avec Lawrence à midi. Il n’apprécierait peut-être pas de savoir que vous avez dormi là. » Tom accepta d’un hochement de tête sans demander qui était Lawrence… Très courtois, se dit Joyce.

Elle verrouilla la porte de l’appartement et ils descendirent dans la rue. Le ciel était dégagé, l’atmosphère presque tiède… ce qui valait mieux, Tom n’ayant pas de manteau à enfiler par-dessus sa chemise de coton. Joyce se mit à recommander un magasin de vêtements d’occasion qu’elle connaissait, « pour quand vous aurez un peu de liquide ». Mais il ne parut pas s’en préoccuper. « Je m’inquiéterai pour l’argent plus tard.

— Saine attitude.

— Il faut d’abord que je voie comment rentrer chez moi.

— Il ne vous faut pas d’argent pour ça ?

— Ce n’est pas l’argent qui pose problème.

— Alors c’est quoi ?

— Les lois de la physique. Les souris mécaniques. » Joyce sourit malgré elle. Il continua : « Je ne peux pas vous expliquer. Peut-être que je pourrai un jour. Si je trouve le chemin pour revenir ici. »

Elle croisa son regard. « Sans plaisanter ?

— Sans plaisanter. »

Elle commanda un petit déjeuner pour deux dans un bistrot. Cela taillait un peu dans son budget… mais à quoi servait l’argent ? Tom tint à acheter un journal, qu’il regarda d’un air émerveillé, tournant les pages avec révérence… il le lisait moins qu’il ne l’examinait, d’après Joyce. Pour sa part, elle n’avait pas pris de journaux depuis le lancement de John Glenn en février. « Vous êtes juste vendeur de voitures ou vous êtes aussi poète ?

— On ne m’avait encore jamais accusé de poésie.

— C’est parce que vous avez parlé de souris mécaniques. En plus, eh bien, on est au Village. Les poètes sont comme des cafards, dans le coin.

— Mon Dieu, on y est ; c’est vrai ? À Greenwich Village. » Il leva les yeux du journal. « Vous jouez de la musique ?

— Ça m’arrive, admit Joyce.

— J’ai remarqué votre guitare dans l’appartement. Une Hohner à douze cordes. Pas trop vilaine.

— Vous jouez ?

— Un peu. J’ai appris à la fac. Mais ça fait des années.

— On devrait jouer ensemble, un jour. Si vous revenez.

— Les guitaristes doivent autant courir les rues que les poètes, par ici.

— Eh bien, c’est comme pour les flocons de neige. Il n’y en a pas deux pareils. » Elle sourit. « Sans plaisanter, si vous revenez dans le coin…

— Merci. » Il consulta sa montre et se leva. « Vous avez été terriblement généreuse.

De nada. Et puis je vous aime bien. »

Il lui toucha un instant la main. Un contact fugace mais chaleureux, et Joyce sentit en elle un léger frisson… mystérieux, inattendu.

« Je reviendrai peut-être, dit-il.

— Au revoir, Tom Winter. »

Il s’éloigna dans la lueur pâle du soleil, hésita un instant sur le seuil, puis partit vers l’est d’un pas mal assuré.

Trouve ce que tu cherches, pensa-t-elle. Un vœu d’adieu. Même si cela ne semblait guère probable.

Je ne le reverrai sans doute jamais, songea-t-elle.

Elle sirota son café en jetant un coup d’œil au journal, mais il ne contenait que des mauvaises nouvelles : deux types avaient été assassinés dans une ruelle à moins d’un bloc de son appartement. Pendant qu’elle dormait, la Mort avait arpenté les rues.

Une pensée à vous donner la chair de poule, aussi leva-t-elle à nouveau la tête en tendant le cou pour voir Tom dans la rue, mais il avait déjà disparu, perdu dans la circulation du matin, hors de portée.

5

Le réceptionniste jeta un coup d’œil au registre au moment de lui tendre la clef. « Chambre 312, madame Winter. »

Barbara en resta abasourdie. S’était-elle vraiment inscrite sous ce nom ? Elle prit la clef en regardant de biais la page où, en effet, elle avait soigneusement écrit Mme Barbara Winter.

Le motel, bivouac de trois étages en brique, se situait en retrait d’une sinistre portion de nationale à environ une heure de Belltower. Barbara avait envisagé de faire le trajet d’une traite, mais quand Tony avait appelé, cet après-midi-là, elle participait à un congrès à Victoria, en Colombie-Britannique, et il était maintenant tard : sa voiture et elle avaient besoin de repos. D’où cet arrêt à vingt-deux heures trente sous la petite pluie au bord de la route, dans cet endroit lugubre où elle avait signé le registre de son nom de femme mariée.

La chambre 312 sentait la chaleur sèche et le désinfectant. Le lit grinçait et les stores s’ouvraient sur le parking, où les néons du panneau CHAMBRES DISPONIBLES se reflétaient dans l’asphalte humide et luisant. Leurs pneus sifflant dans la pluie, des camions et des automobiles passaient par groupes de trois ou quatre sur la nationale.

C’est peut-être stupide d’aller voir Tom.

C’était une pensée inévitable. Barbara l’avait eue à plusieurs reprises durant le trajet. Elle la sentait lui résonner dans la tête tandis qu’elle ôtait son jean et son chemisier puis passait sous la douche pour se débarrasser de la crasse du voyage.

Peut-être était-il en effet stupide, et même inutile, d’aller voir Tom. Rafe l’avait bien pris, sans trop faire la moue, mais Rafe, vingt-trois ans, voyait leurs six ans de différence comme un gouffre et se sentait menacé à l’idée qu’elle gardait de l’affection pour Tom. Elle lui avait rendu service en minimisant leurs contacts… jusqu’ici.

Mettre en danger ses liens avec Rafe était stupide – elle n’en avait pas d’autres pour le moment et tenait absolument à eux. Mais elle se souvenait de ce que lui avait dit Tony au téléphone :

Je ne peux rien pour lui, cette fois.

Les mots l’avaient traversée comme une bourrasque glacée.

« S’il te plaît, Tom, dit-elle à voix haute. S’il te plaît, espèce d’imbécile, débrouille-toi pour aller bien. »

Puis elle se glissa sous les draps froids du motel et dormit jusqu’à l’aube.

Au matin, elle essaya de téléphoner à Tom. Il ne décrocha pas.

Tout d’abord, elle paniqua. Se reprocha d’avoir passé la nuit là : le voyage n’aurait pas été beaucoup plus long. Elle aurait pu continuer, aller frapper à sa porte, le sauver de…

De quoi ?

Eh bien, là était la question, pas vrai ? La grande question sans réponse.

Elle régla sa note, rangea son bagage dans le coffre et se joignit dans la lumière de l’aube à la maigre circulation qui vrombissait sur la nationale.

Depuis qu’elle avait quitté Tom, elle avait eu en tout et pour tout deux conversations avec son frère Tony. Deux conversations où il lui avait demandé de l’aide pour Tom.

Son premier appel remontait à plusieurs mois. Tom buvait, avait perdu son travail et devait plusieurs mois de loyer. Si Barbara l’avait su, elle aurait éventuellement essayé de l’aider… mais quand Tony avait appelé, le problème était presque résolu : il avait trouvé un emploi à Belltower pour Tom, qui ne buvait plus. « Je ne vois pas ce que je peux faire, avait-elle dit.

— Tu pourrais te remettre avec lui, avait répondu Tony. Même si cela me fait mal de le dire. Je crois que ça l’aiderait.

— Tony, tu sais que je ne peux pas.

— Mais pourquoi pas, merde ? Pour Tom, je veux dire.

— On n’a pas rompu sans raison. Je fréquente quelqu’un d’autre.

— Tu t’es mise à la colle avec un ado anarchiste. J’en ai entendu parler.

— Voilà qui n’aide pas vraiment, Tony.

— Tu dois être le meilleur coup de l’État de Washington, Barbara, sinon je ne comprends pas pourquoi ton départ tourmente mon frère à ce point », répliqua Tony avant de raccrocher. Barbara n’aurait jamais cru avoir de ses nouvelles après cela. Sauf situation désespérée.

Et il fallait croire qu’elle l’était. Le second appel de Tony, la veille, lui avait été transmis au congrès sur la forêt et l’environnement à Victoria par un des membres du conseil de World Watch, un groupe de pression pour lequel elle travaillait. Elle fut d’abord prévenue par un coup de téléphone de Rachel, sa collègue. « Barb, tu connais vraiment ce type ? Il dit être de la famille de ton ex. Il dit : “Je sais qu’elle bosse pour cette organisation de gauchistes et il faut que je lui parle tout de suite.“ Un problème familial C’était urgent, d’après lui, alors je lui ai donné le numéro de l’hôtel, mais je me demandais si…

— Ne t’inquiète pas, Rachel, dit Barbara. Il n’y a pas de problème. Tu as bien fait. »

Elle patienta dix minutes près du téléphone, alors que Rafe et le séminaire « Emplois ou oxygène » l’attendaient.

Puis la réception lui passa l’appel de Tony.

« C’est au sujet de Tom », annonça ce dernier.

Barbara sentit un poids soudain sur sa nuque : un début de migraine. « Tony… on n’a pas déjà eu cette conversation ?

— C’est différent, cette fois.

— Qu’est-ce qui a changé ?

— Écoute-moi donc, Barbara, d’accord ? Tu me laisses parler en gardant toutes ces conneries de psychologie pour après ? »

Barbara se mordit la lèvre sans répondre. Sous l’insulte perçait l’urgence, ce qui était nouveau de la part de Tony.

« C’est mieux, dit-il. Merci. J’appelle au sujet de Tom. J’appelle parce que je pense qu’il est en train de partir salement en sucette et que, cette fois, je ne sais pas quoi faire. »

De l’urgence, et maintenant cet aveu. « Il s’est remis à boire ? demanda-t-elle.

— C’est bien ça le plus bizarre. Je ne crois pas. Il disparaît plusieurs jours d’affilée, mais il revient propre et sans gueule de bois. Il se terre dans cette maison qu’il a achetée sur Post Road. Il ne voit presque personne. Comme un reclus. Et ça a une mauvaise influence sur sa vie. Il a manqué plusieurs journées à la concession et le directeur commercial est salement en rogne contre lui. Plus des choses que je ne sais pas expliquer. Tu as déjà rencontré des gens qui s’en foutent complètement ? À qui tu peux dire bonjour, ou que ton oncle est mort, et ils te diront peut-être un mot aimable, mais tu vois bien qu’ils s’en fichent ?

— J’en ai déjà rencontré, oui », admit Barbara. Toi, par exemple, gros con, pensa-t-elle.

« Tom t’a déjà paru faire partie de ces gens-là ?

— Non.

— Eh bien, il est comme ça maintenant. Il n’a pas d’amis, pas d’argent, il est sur le point de perdre son boulot… et rien de tout ça ne compte. Il plane dans une autre dimension. »

Cela ne ressemblait pas du tout à Tom. Il avait toujours essayé d’anticiper, les conséquences l’obsédaient. À cause de la manière dont ses parents étaient morts, selon elle, ou peut-être cela provenait-il d’une anfractuosité plus profonde de sa personnalité, en tout cas Tom avait toujours redouté l’avenir, s’était toujours méfié de lui. « Ça pourrait encore être l’alcool.

— Je ne suis pas stupide. Même quand il le fait de manière très discrète, je sais quand mon frère biberonne. C’est tout autre chose. La dernière fois que je suis allé chez lui, tu sais ce qui s’est passé ? Il a refusé de me laisser entrer. Il a ouvert la porte, m’a fait un grand sourire et m’a dit : “Va-t’en, Tony.”

— Donc, il est heureux ?

— Ce n’est pas le mot. Détaché. Tu veux savoir le fond de ma pensée ? Je me demande s’il n’aurait pas envie de se suicider. »

Barbara déglutit. « Tu vas peut-être un peu vite.

— Il est en train de partir, Barbara. Il ne veut même pas me parler, mais c’est l’impression que j’ai. Il se fiche de ce qui se passe dans le monde parce qu’il lui a déjà dit adieu. »

Le combiné sembla un poids mort dans sa main. « Qu’est-ce que Loreen en pense ?

— C’est elle qui m’a persuadé de t’appeler. »

Alors c’était grave. Si Loreen n’avait rien d’un génie, elle était sensible aux gens. « Pourquoi, Tony ? demanda-t-elle. D’où est-ce que ça sort ?

— Qui sait ? Peut-être que Tom pourrait te le dire.

— Tu veux que je lui parle ?

— Je ne peux plus dire à personne ce qu’il faut faire. J’ai largement dépassé ce stade. Si tu t’inquiètes, tu sais où le trouver. » Un bourdonnement et un ronronnement : Tony avait raccroché.

Son mariage était terminé. Elle ne devait rien à Tom. C’était injuste de lui lâcher cela sur les genoux.

Elle fit sa valise, qu’elle descendit à l’accueil, où elle retrouva Rafe, à qui elle expliqua la situation aussi aimablement que possible. Il dit qu’il comprenait. Il mentait sans doute.

Sa main tremblait quand elle mit le contact.

Elle dut s’arrêter deux fois pour consulter le plan de Belltower pris à la station-service. Le temps qu’elle trouve la maison de Tom, dix heures allaient sonner en ce dimanche matin. Le calme régnait sur Post Road, le ciel était dégagé et l’été arrivait à toute vitesse. Barbara descendit de voiture et inspira à fond. L’air sentait le cèdre.

La maison avait l’air paisible aussi. Très propre, presque immaculée. Sans mousse sur le toit et avec un revêtement extérieur qui semblait presque récuré. Tom avait toutefois laissé la pelouse pousser un peu.

Elle rangea ses clefs de voiture dans son sac. Je ne m’attendais pas à me sentir aussi nerveuse.

Mais il n’était pas question de renoncer. Elle remonta l’allée, frappa à la porte. Sagement, toc toc toc. Puis, n’obtenant aucune réponse, plus fort.

Le bruit résonna et s’éteignit dans l’atmosphère de ce matin dominical. Aucune réaction, sinon le bruissement des arbres.

Elle s’était préparée à toutes les éventualités, sauf à celle-là. Il est peut-être sorti. La porte du garage était fermée et verrouillée… impossible de voir si son automobile se trouvait à l’intérieur.

Impossible de savoir si Tom était encore vivant. Les paroles de Tony lui revinrent comme une malédiction : Je me demande s’il n’a pas envie de se suicider. Peut-être arrivait-elle trop tard. Mais cette pensée, macabre et injustifiée, provenait de ses propres peurs, aussi la chassa-t-elle fermement de son esprit. Tom devait être sorti un moment. Elle décida d’attendre dans sa voiture.

Au bout d’une demi-heure à essayer de trouver une position confortable, et à commencer à avoir faim par-dessus le marché, elle entraperçut un mouvement dans la maison derrière la fenêtre la plus proche.

Agacée que Tom n’ait pas répondu quand elle avait frappé – mais peut-être n’avait-il pas entendu –, elle courut à la fenêtre jeter un coup d’œil.

C’était la cuisine. En mettant sa main en coupe contre la vitre, Barbara vit Tom, de dos. Sa chemise n’était pas rentrée dans son pantalon, un jean en lambeaux. Il se pencha sur quelque chose par terre, quelque chose qu’elle vit détaler… un chat, peut-être ? Bizarre : Tom n’avait jamais aimé les animaux domestiques.

Les gens changent, se dit-elle.

Elle frappa à nouveau à la porte, le plus fort possible.

Quelques instants plus tard, Tom ouvrit.

Son sourire disparut quand il la vit. « Mon Dieu, fit-il.

— Je suis là depuis un moment. J’ai frappé…

— Je devais être en bas. Mon Dieu. Entre. »

Elle pénétra dans la maison en s’excusant presque, intimidée par la stupéfaction de Tom. J’aurais dû téléphoner. « Je ne voulais pas te prendre au dépourvu comme ça, mais…»

Il agita la main. « Ne t’inquiète pas. Je n’étais pas toujours là… et je ne réponds pas toujours au téléphone. »

Barbara accepta cette excuse, si dérangeante soit-elle. Il désigna le canapé d’un geste. Elle s’assit.

Le mobilier de la pièce était neutre, presque impersonnel. Barbara reconnut quelques objets venus de leur appartement à Seattle : une rangée de 33-tours de jazz, l’ampli stéréo assemblé par Tom durant la période où il s’intéressait à l’électronique. Il s’agissait toutefois d’un mobilier démodé, sans style, et d’une propreté impeccable : elle supposa que Tom l’avait acheté avec la maison.

« Je devrais te dire pourquoi je suis venue. »

Tom secoua la tête. « Je devine. Tony t’a appelée, pas vrai ? » Elle fit signe que oui. « J’aurais dû m’y attendre, poursuivit-il. Je suis désolé, Barbara. Pas de te revoir. Que tu aies fait tout ce chemin pour rien.

— Tony s’inquiète. Ça lui arrive d’être un brave type de temps en temps. Loreen s’inquiète aussi, à ce qu’il dit.

— Ils ne devraient pas. »

Elle préféra ne pas insister sur ce point. « C’est une chouette maison.

— Je devrais sans doute te faire visiter. »

Il lui montra la cuisine, la chambre, celle d’amis, la salle de bains… le tout d’une propreté irréprochable, démodé, et un petit peu stérile. Barbara hésita au sommet des escaliers mais Tom resta en retrait. « C’est juste le sous-sol. Rien d’intéressant. »

Elle s’assit à la table de la cuisine pendant qu’il préparait du café. « Ça ne ressemble pas à du ménage de célibataire. »

Il eut un sourire impénétrable. « Faut croire que j’ai appris deux ou trois trucs depuis la cité U.

— Tony m’a dit que tu travaillais sur sa concession ?

— Ouaip.

— Ça se passe bien ? »

Il apporta deux tasses pleines, en posa une devant elle sur la table. « Bof. Tony t’en a peut-être parlé aussi. Je n’ai pas le tour de main qu’il faut pour prendre l’argent aux clients.

— Tu as aussi toujours été très mauvais aux cartes. Tu vas démissionner ?

— Je pense partir », dit-il.

La distinction, non pas « démissionner », mais « partir », fit résonner une corde bizarre. « Donc tu ne réponds pas au téléphone, le travail, ça ne va pas… tu déménages ?

— Je n’ai pas encore pris de décision définitive.

— Tu veux dire que tu n’as pas envie d’en parler. »

Il haussa les épaules.

« Eh bien, je comprends pourquoi Tony et Loreen s’inquiètent, dit-elle. Je ne crois pas t’avoir jamais vu comme ça. »

Elle voulait parler de son humeur, mais il y avait aussi son apparence. Tout son côté un peu mou avait disparu. Il bougeait comme branché sur une source d’énergie secrète. Elle envisagea de vérifier si son armoire à pharmacie ne contenait pas quelques stimulants… mais il ne s’agissait pas d’une nervosité chimique. C’est plus profond, se dit-elle : une énergie résolue.

« Je ne suis pas malade, affirma-t-il. Ni fou.

— Tu peux me dire ce qui se passe ? »

Il hésita longtemps, finit par répondre : « J’ai choisi de n’en parler ni à Tony, ni à Loreen, ni à personne. Je crois en avoir le droit.

— Et tu ne veux pas en parler avec moi. »

Un silence encore plus long. Il ne souriait plus.

« J’ai attendu longtemps de te voir, dit-il. Je voulais que tu reviennes. Je voulais te voir franchir cette porte. Te voir revenir pour rester. Mais tu n’es pas là pour ça.

— Non, reconnut-elle.

— Nous ne partageons plus de secrets. Je pense que c’est un fait.

— J’imagine. Mais tu comprends pourquoi je suis venue ?

— Oui.

— Tu aurais fait la même chose pour moi… pas vrai ?

— Oui. Je l’aurais fait. »

Ils burent leur café à petites gorgées dans le silence de la cuisine. Une brise soulevait les rideaux au-dessus de l’évier.


À midi, Barbara comprit qu’il se préparait en effet à un long départ, qu’il était cachottier, mais sans doute pas suicidaire, qu’elle pourrait bien ne plus jamais le revoir.

S’adapter à cette dernière information s’avéra plus difficile qu’elle l’aurait cru. Elle l’avait quitté depuis plusieurs mois, et pour de bon : elle n’avait pas prévu un seul instant de le revoir. La séparation avait été difficile, mais pas traumatisante. Peut-être d’ailleurs parce que Barbara continuait à sentir la présence de Tom au fond de son esprit, aussi solide et invulnérable qu’un monument, comme une partie de sa vie gravée dans le marbre.

Sa période alcoolique avait dérangé cette suffisance, désormais ébranlée jusqu’aux racines. Ce n’était pas le Tom qu’elle avait quitté, mais un tout nouveau. Plus extravagant, plongé dans une activité qu’il refusait d’expliquer.

C’était bien entendu égoïste de sa part, de refuser qu’il change. Mais en plus, elle avait peur pour lui.

Il prépara un petit repas, omelette, jambon et oignon… « Je ne me nourris pas que de plateaux-télé. » Elle accepta avec reconnaissance, en comprenant toutefois qu’il s’agissait d’un geste de la part de Tom : il faudrait bientôt qu’elle s’en aille.

« Quoi que tu fasses, dit-elle, j’espère que c’est bénéfique pour toi. Sincèrement. »

Il la remercia, puis reposa sa fourchette, le visage solennel. « Barbara, demanda-t-il, l’année 1989 te plaît-elle vraiment ? »

La question était étrange. « Je pense qu’elle craint, oui, répondit-elle. Pourquoi ?

— Et elle craint parce que… parce que quoi ?

— Je ne sais pas. Par où commencer ? C’est une mauvaise période pour le monde parce que les gens meurent de faim, parce que le climat est rude, parce qu’on a abîmé la couche d’ozone… pour toutes sortes de raisons. Et c’est une mauvaise période pour l’Amérique parce que tout le monde est très, très nerveux et très, très prudent. Sauf les méchants. Tu te rappelles de Yeats ? “Les meilleurs manquent de toute conviction, tandis que les pires débordent d’intensité passionnée.” Pourquoi cette question ?

— Et si tu avais le choix ?

— Pardon ?

— Je ne plaisante pas. Si tu pouvais sortir du monde ? Si tu connaissais un endroit… pas un endroit parfait, mais où tu pourrais vivre sans certaines incertitudes ? Un endroit où tu serais sûre qu’il n’y aurait pas de bombardements atomiques avant au moins trente ans. Où il y aurait des maladies, mais pas le sida. Tous les tourments humains – répression, douleur, laideur –, mais à une échelle beaucoup, beaucoup plus réduite. Et suppose que tu puisses en prédire une partie. Peut-être pas l’empêcher, mais au moins en rester à l’écart : inondations, accidents d’avions, attaques terroristes. Qu’est-ce que tu en penses, Barb, c’est une proposition intéressante ?

— Je n’en sais rien, répondit-elle. Je ne comprends pas de quoi tu parles.

— C’est une question hypothétique.

— Même hypothétique, elle n’a aucun sens.

— Mais si un endroit de ce genre existait. Si tu pouvais y aller. »

Elle y réfléchit. Elle avait l’intention de faire une réponse prudente : la question pouvait être hypothétique, il ne la posait certainement pas pour rien. Elle lisait de l’intensité sur son visage. « Ça pourrait me tenter, reconnut-elle. Bon, merde, je serais tentée. Comme tout le monde, j’imagine. Mais en fin de compte… non, je ne crois pas que j’irais. »

Il sembla déçu. « Pourquoi pas ?

— Pour plein de raisons. J’ai à faire ici.

— Le monde à sauver ? »

Un léger sarcasme. Elle n’en tint pas compte. « Peut-être participer à son sauvetage, en effet. Et il y a des gens…

— Rafe, par exemple ?

— Rafe. Entre autres, oui. J’ai beaucoup de raisons de vivre, Tom.

— Je ne parlais pas de mourir. »

J’espère que non.

Mais de quoi, alors ?

Quelqu’un lui avait-il fait une offre de ce genre ?

Trop bizarre, songea-t-elle. Vraiment trop bizarre. « Je resterais ici », assura-t-elle d’un ton ferme.

Tom la regarda longuement. Elle devina qu’il soupesait ses paroles, les examinait, les évaluait. Il finit par hocher la tête. « Oui, sans doute.

— C’est la mauvaise réponse ?

— Non… pas vraiment.

— Mais ce n’est pas la tienne. »

Il sourit. « Non. »

Elle se leva. « Redis-le-moi. Avant que je parte. Redis-moi que tout va bien pour toi. »

Il la raccompagna à la porte. « Tout va bien. Je m’absente juste quelque temps.

— Tu es sérieux ?

— Très sérieux. »

Elle le dévisagea. Il cachait quelque chose, mais pensait ce qu’il venait de dire. Si Barbara sentit sa peur refluer un peu – il n’était pas suicidaire –, un petit noyau d’angoisse resta néanmoins fermement ancré en elle, parce que, de toute évidence, quelque chose s’était emparé de Tom… une vague étrange l’emmenait hors de portée.

Peut-être pour toujours.

Il lui toucha timidement le bras. Elle accepta le geste et ils s’embrassèrent. Le plus difficile fut de se souvenir à quel point elle avait aimé qu’il la serre dans ses bras. Combien cela lui manquait.

« N’oublie pas de nourrir le chat, lui dit-elle.

— Je n’en ai pas.

— Le chien, alors ? Quand j’ai regardé par la fenêtre, j’ai cru voir…

— Tu as dû te tromper. »

Son premier véritable mensonge, songea Barbara. Il n’avait jamais été doué pour cela.

Dans le coin du salon, son téléviseur s’alluma… apparemment de lui-même. Elle supposa qu’il l’avait branché sur une minuterie.

« Tu ferais mieux de partir, indiqua-t-il.

— Eh bien, qu’est-ce que je peux dire ? »

Il la serra juste un peu plus fort. « Je pense qu’on peut juste se dire au revoir. »

6

Tom Winter se réveilla frais et dispos pour la dernière journée des années 1980 qu’il comptait supporter.

Il lui vint à l’esprit qu’il quittait cette décennie avec juste un peu d’avance. Quelques mois plus tard, au 1er janvier, le couperet tomberait et les masses entreraient avec des hourras dans les années 1990. C’était une espèce d’exode collectif, les rats abandonnant le navire en perdition de la décennie actuelle au profit des eaux infestées de requins de la suivante. Tom ne se comportait pas différemment. Juste avec davantage de prudence.

En supposant, bien entendu, que les insectes mécaniques le laissent partir.

Mais il n’avait plus peur des insectes mécaniques.


Il se doucha, s’habilla, se prépara un copieux repas dans la cuisine. C’était une belle journée de début d’été. La brise qui entrait par la porte à moustiquaire était juste assez rafraîchissante, le ciel juste assez bleu pour promettre un après-midi nonchalant. Lorsqu’il éteignit la cafetière électrique, il entendit un pivert tambouriner sur un des grands arbres à l’arrière. Une agréable odeur de pin, de cèdre et d’herbe coupée. Il avait tondu la pelouse la veille.

C’était presque trop joli pour s’en aller. Presque.

Il n’avait plus vraiment peur des insectes mécaniques, qui ne le craignaient pas eux-mêmes. La familiarité s’était installée des deux côtés. Il en voyait justement un – parmi les plus petits, pas plus gros que l’ongle du pouce – en train de longer la lézarde à la jonction du carrelage et du mur. Il se pencha, vaguement curieux, pour l’observer au travail. On aurait dit un mille-pattes composé d’agate, d’émeraude et de rubis… une décoration de Noël miniature. La chose repéra un fragment de pain grillé, s’en approcha et l’effleura d’une de ses antennes filiformes. La miette disparut. Vaporisée ou ingérée d’une manière ou d’une autre : Tom n’en savait rien.

Il ramassa avec précaution l’insecte mécanique qu’il posa délicatement au creux de sa paume.

La chose cessa tout mouvement à son contact. Tom ressentit malgré tout une espèce de fourmillement tiède sur sa peau. Elle ressemblait pour lui à un de ces bijoux qu’on trouve dans ces boutiques au bord des routes de l’Arizona profond : à une boucle d’oreille ou à un bouton de manchette.

Il la reposa sur le comptoir de la cuisine. Au bout d’un moment, elle se redressa et déguerpit pour aller reprendre son travail là où Tom l’avait interrompu.

Quelques nuits auparavant, les insectes mécaniques s’étaient glissés à l’intérieur de son petit téléviseur Sony pour le modifier et le reconstruire. Tom but un peu de café en passant dans le salon pour allumer l’appareil, mais ne vit qu’un bout du « Today Show » – trente secondes sur une quasi-collision au-dessus de l’aéroport international de Chicago – avant que l’image disparaisse. L’écran prit une sinistre couleur bleu phosphorescent, sur laquelle apparurent des lettres blanches.

AIDE-NOUS TOM WINTER, lui disait le téléviseur.

Il l’éteignit et sortit de la pièce.


La veille, le téléviseur avait failli attirer l’attention de Barbara. Tout comme son « chat », un des insectes mécaniques les plus gros.

D’une certaine manière, il était reconnaissant à son ex-épouse d’avoir vu cela. L’idée lui trottait toujours dans la tête, parfois irrésistible, qu’il avait franchi les frontières de la folie complète, ou au minimum d’une folie confinée aux limites de la propriété, d’une démence focale. Sauf que Barbara avait entraperçu ces phénomènes et qu’il avait dû la faire sortir avant qu’elle en voie davantage, aussi s’agissait-il d’événements authentiques, bien qu’inexplicables.

Barbara n’aurait pas compris. Non, ce n’était pas le bon terme… Tom ne pouvait dire que lui-même comprenait ces événements : d’énormes mystères subsistaient. Mais il les acceptait.

Cette acceptation de faits manifestement impossibles était presque complète. Sans doute depuis le soir où il avait percé le mur du sous-sol.

Il repensa à cette soirée, ainsi qu’aux jours et aux nuits qui avaient suivi : des souvenirs vifs, lucides, polis par l’usage.


* * *

Il arracha de grands morceaux poussiéreux de plaques de plâtre jusqu’à ce que le trou atteigne une taille suffisante pour lui livrer passage.

Derrière, l’obscurité. Il sonda celle-ci avec sa torche, mais les piles devaient être usées : il ne put trouver le mur du fond… comme s’il n’y en avait pas.

En fait, on aurait dit que…

Eh bien, on aurait dit qu’il venait d’entrer par effraction dans un tunnel qui avait à peu près la largeur de son sous-sol et se poursuivait sur une distance indéfinie, passant sous le jardin pour s’enfoncer dans la colline de Post Road.

Il fit un autre pas en avant. Les murs du tunnel étaient d’un gris lisse et monotone, tout comme le sol et le plafond. Il ne se trouvait pas dans une cavité souterraine humide, mais dans un endroit sec, propre, sans poussière… à part les débris produits avec son pied-de-biche.

Et il y avait de plus en plus de lumière. Elle commença à remplir le tunnel dès qu’il mit le pied dedans. Uniforme, elle semblait toutefois provenir plutôt d’en haut. Tom baissa les yeux, éteignit sa torche et découvrit qu’il projetait une ombre diffuse autour de ses pieds.

La lumière se prolongea sur tout le couloir, qui commençait au fond de son sous-sol, s’éloignait en obliquant légèrement sur la gauche, restait quelques mètres durant parallèle à Post Road, puis virait vers l’ouest au voisinage de la nationale, si Tom ne se trompait pas sur la distance. À peut-être cinq cents mètres.

Il resta longtemps les yeux fixés sur cet horizon.

Sa première réaction fut une jubilation nerveuse et vertigineuse. Nom d’un chien, il avait eu raison ! Il y avait bien quelque chose en bas. Quelque chose de mystérieux, d’étrange, de vaste, peut-être de magique. Quelque chose dont ni les journaux ni personne de son entourage n’avaient jamais parlé, qu’il n’avait jamais vu à la télévision, jamais vécu et jamais pensé vivre un jour. Quelque chose qui sortait du puits profond des mythes, des contes de fées et des conjectures les plus folles.

Peut-être des ogres vivaient-ils là. Ou des anges.

Sa seconde réaction, presque aussi immédiate, consista en un grand frisson de peur. Les créateurs de cet endroit – les insectes mécaniques ou la force qui les contrôlait – devaient être d’une puissance énorme. Une force considérable qui préférait rester cachée. Une force puissante qu’il pourrait avoir dérangée avec son pied-de-biche et son marteau.

Il recula, ressortit du couloir par le trou dans le mur du sous-sol… à pas lents et silencieux, même si, à ce stade, se montrer discret semblait plutôt ridicule. S’il n’avait pas attiré l’attention des Êtres Mystérieux en s’introduisant dans leur repaire avec un démonte-pneu, à quoi servait de retenir sa respiration maintenant ? Mais il ne put réprimer cette envie puissante et instinctive de se retirer sur la pointe des pieds.

Il recula jusqu’à retrouver l’environnement relativement moins mystérieux de son sous-sol.

Le sous-sol de la maison qu’il possédait… sauf que ce n’était pas la sienne. Conclusion ? La maison ne lui appartenait pas quand il l’avait achetée, elle ne lui appartenait pas davantage à présent et ne lui appartiendrait toujours pas quand il en partirait.

Il s’essuya le front avec sa manche de chemise, ce qui mouilla le tissu et le recouvrit de plâtre.

Je ne peux pas dormir ici cette nuit.

Mais déjà la peur commençait à s’évanouir. Il avait passé là de nombreuses nuits, en sachant qu’il s’y produisait quelque chose de bizarre, en sachant que cela ne lui voulait pas de mal. Après tout, le tunnel et ses rêves participaient du même phénomène. Aide-nous, l’avaient supplié ceux-ci. Ce n’était pas le message d’une force omnipotente.

Derrière le trou dans le mur, le couloir vide s’obscurcit et se figea à nouveau.


Il parvint à s’endormir peu après quatre heures du matin, se réveilla une heure avant celle à laquelle il devait commencer à travailler. Son sommeil avait été tendu et sans rêves. Il se changea – il avait dormi tout habillé – et descendit à pas feutrés au sous-sol.

Où un nouveau choc l’attendait.

Le trou dans le mur était presque rebouché.

Une colonne de minuscules machines insectoïdes se déplaçait entre les gravats et le mur que Tom avait ouvert la veille. Elles pouvaient être une centaine à tourner lentement au bord de l’ouverture, qu’elles tricotaient d’une manière ou d’une autre, restaurant le mur dans son état initial.

C’étaient les machines insectoïdes qu’il avait vues aller des fondations à la forêt en traversant le jardin au clair de lune. Tom les reconnut et, bizarrement, leur présence ne le surprit pas. Évidemment qu’elles étaient là. Elles ne se cachaient plus, voilà tout.

Elles ne se livraient pas sur le mur à un simple rapiéçage, mais à une reconstruction complète, propre et homogène. Il comprit intuitivement que s’il grattait la peinture il retrouverait les marques de fabricants imprimées à l’encre bleue sur les panneaux de plâtre, les clous restaurés à l’atome près à leur place initiale dans les montants en bois, ceux-ci réparés aux endroits creusés par l’extrémité de son pied-de-biche… fibres, nœuds et sève sèche comme intacts.

Il s’approcha d’un pas. Les insectes mécaniques se figèrent. Il sentit qu’ils fixaient un instant leur attention sur lui.

Des bijoux mécaniques qui se déplaçaient sans bruit.

« Vous étiez là depuis le début, chuchota Tom. C’est vous qui avez fait cette fichue vaisselle. »

Ils reprirent alors leur patient travail. L’ouverture se réduisit sous ses yeux.

Il dit, d’une voix qui tremblait juste un peu : « Je referai le trou. Vous le savez ? »

Ils l’ignorèrent.


Mais il ne rouvrit pas le mur… pas avant d’avoir laissé une semaine s’écouler.

Il se sentait en équilibre entre deux mondes, incertain de lui-même et de ce qu’il pouvait faire. L’immensité de sa découverte l’atterrait. Elle se composait pourtant d’événements incrémentaux et relativement petits : les insectes qui nettoyaient la cuisine, ses rêves, le tunnel derrière le mur. Il essaya d’imaginer des scénarios dans lesquels il expliquait toute la situation aux autorités compétentes… lesquelles, d’ailleurs ? (La chambre de l’immobilier ? La police locale ? La CIA, la NASA, la National Géographic Society ?) Au fond, rien de tout cela n’était un tant soit peu possible. Des histoires de ce genre faisaient au mieux leur apparition dans les dernières pages de tabloïdes comme l’Enquirer.

Et, plus important encore, peut-être, Tom ne se sentait pas prêt à partager ces découvertes. Elles étaient à lui, elles lui appartenaient. Il n’avait pas Barbara, ni d’emploi sérieux, il avait même abandonné le rude réconfort de l’alcool. Mais il détenait ce secret… ce secret dangereux, irrésistible, tout à fait étrange et parfois très effrayant.

Ce secret encore imparfaitement révélé, encore incomplet.

Pendant quelques jours, il ne mit plus les pieds au sous-sol et réfléchit à ce qu’il allait faire ensuite.


Son rêve des insectes mécaniques n’en avait pas été un, ou pas tout à fait. En perçant le mur, il avait mis le pied dans leur cercle magique. Ils avaient cessé de se dissimuler à sa vue.

Il les observa avec fascination deux soirs d’affilée. Les plus petits étaient les plus nombreux. Ils se déplaçaient seuls ou à deux, en général le long des murs, s’aventuraient parfois à traverser la moquette ou explorer les placards de la cuisine, avançaient en lignes droites ou en courbes aussi précises qu’élégantes. Ils étaient minuscules, colorés et très minutieux dans leur nettoyage ; ils se tenaient totalement immobiles quand il les touchait.

Le vendredi soir, en rentrant de la concession automobile, il en découvrit une colonne qui disparaissait dans le panneau arrière de son téléviseur. En approchant l’oreille de l’écran, il les entendit s’activer à l’intérieur : un léger cliquetis métallique, accompagné d’un sifflement.

Il les laissa tranquilles.

Variation plus grande et moins abondante, ceux que Tom appelait en pensée « souris mécaniques ». Ils avaient la taille et approximativement la forme d’un rongeur : des corps en métal bleu scarabée luisant, des têtes couleur d’encre terne. Ils se déplaçaient à une vitesse surprenante, malgré leur absence apparente de pattes et de pieds. Tom pensait qu’ils flottaient à deux ou trois millimètres du sol, mais cela restait une simple supposition : ils déguerpissaient dès qu’il essayait de les toucher ou de les tenir. Il les vit parfois guider leurs congénères de petite taille par terre, ou seuls, occupés à des tâches plus mystérieuses.

Le samedi, encore une nuit de lune, il se bourra de café noir brûlant et s’installa devant le film de fin de soirée. Il éteignit les lumières à une heure du matin et s’aventura d’un pas prudent dans l’herbe humide du jardin, une puissante torche à la main et les chevilles protégées par des chaussures à tige montante.

Il vit, fluorescents à la lueur de la lune, un grand nombre d’insectes mécaniques, comme dans son rêve qui n’en était pas un, se déverser par les trous dans les fondations jusque dans les profondeurs des bois. Dans quel but ?

Tom envisagea de les suivre, y renonça toutefois : pas maintenant. Pas dans le noir.

Ils voulaient son aide. Ils la lui avaient demandée.

Cela dérangeait Tom de le savoir. C’était une forme de communication, une forme de communication qu’il ne comprenait et ne contrôlait pas. AIDE-NOUS TOM WINTER, avaient-ils dit, et ils le répétaient en ce moment même. Mais ce n’était pas un message qu’il entendait ou interprétait, juste une compréhension muette de ce qu’ils désiraient. Ils ne lui voulaient aucun mal. Ils lui demandaient juste son aide. Quelle aide, et où ? Mais leur seule réponse était une espèce de signal, que Tom comprenait aussi parfaitement que leur autre message : SUIS-NOUS DANS LES BOIS.

Inquiet, il recula dans l’obscurité. Il se souvenait soudain très nettement de ce qu’il avait ressenti des années plus tôt en lisant Marché gobelin, de Christina Rossetti dans un des livres de sa mère, un volume relié en cuir de poésie victorienne. En le lisant tout frissonnant au beau milieu de l’été, terrifié par la silhouette arachnéenne de l’arbousier devant la fenêtre de sa chambre et par ce qui pouvait vous arriver quand vous acceptiez avec trop d’empressement une invitation nocturne. Non merci, pensa-t-il, je crois que je ne vais pas aller dans la forêt pour le moment.

Les insectes mécaniques ne transmirent aucune réponse, à part peut-être le vague équivalent mental d’un haussement d’épaules, et poursuivirent leur étrange commerce entre la maison et les profondeurs des bois.


Le lendemain matin, lorsqu’il alluma son téléviseur, celui-ci émit un grésillement de parasites, devint soudain plus lumineux et afficha un message :

AIDE-NOUS TOM WINTER

Tom, qui sortait de la douche, portait un peignoir et tenait une tasse de café. Il ne s’aperçut pas que le café lui éclaboussait la main avant de se répandre sur la moquette. La peau autour de son pouce resta rouge toute la journée.

Les lettres clignotèrent et se stabilisèrent.

« Dieu du ciel ! » s’exclama-t-il.

Le téléviseur répondit :

AIDE-NOUS

La première réaction de Tom fut de foutre le camp de la maison en fermant la porte à clef derrière lui. Il s’obligea à y résister. Il savait que les insectes mécaniques avaient pénétré dans son téléviseur : ceci, supposait-il, en était la raison.

Il fit un grand pas en avant pour s’asseoir, pas tout à fait volontairement, sur le canapé.

Il s’humecta les lèvres.

Dit : « Qui êtes-vous ? »

Les mots AIDE-NOUS disparurent. L’écran resta vide quelques secondes, puis afficha de nouvelles lettres :

NOUS SOMMES PRESQUE COMPLETS

Communication, se dit Tom. Son cœur cognait encore contre ses côtes. Il se souvint d’un jouet qu’il possédait autrefois : une Magic 8-Ball, une espèce de boule de billard à qui on posait une question et qu’on retournait ensuite pour voir apparaître un message dans une petite fenêtre : oui, non ou un proverbe sibyllin. Les lettres sur l’écran de son téléviseur apparaissaient de la même manière, montant de profondeurs indistinctes. C’était un souvenir étrange mais réconfortant.

Il posa sa tasse de café pour réfléchir quelques instants.

« Qu’est-ce que vous voulez de moi ? »

Un temps d’arrêt.

DES PROTÉINES

DES GLUCIDES COMPLEXES

De la nourriture, comprit-il.

« Pour quoi faire ? »

POUR FINIR DE NOUS CONSTRUIRE

« Qu’est-ce que vous voulez dire ? Vous n’êtes pas terminés ? »

POUR NOUS FINIR

Cela semblait être la seule réponse qu’ils voulaient donner. Il réfléchit à sa question suivante.

« Dites-moi d’où vous venez. »

La réponse se fit attendre plus longtemps que les précédentes.

TOM WINTER TU N’AS PAS BESOIN DE SAVOIR

« Je suis curieux. Je veux savoir. »

TOM WINTER TU NE VEUX PAS SAVOIR

Eh bien, peut-être pas.

Il se laissa aller contre le dossier, parvint à boire une gorgée de café et s’efforça de rassembler en esprit toutes les questions qui le contrariaient depuis son emménagement.

« Qu’est devenu l’homme qui vivait là ? »

CASSÉ

Un mot étrange, trouva Tom. « Qu’est-ce que vous voulez dire par “cassé” ? »

A BESOIN DE RÉPARATIONS

« Il est ici ? Où ça ? »

SUIS-NOUS

Sous-entendu : dans les bois. « Non. Je ne veux pas, pas pour le moment. Vous… vous le réparez ? »

PAS TERMINÉ

« J’ai trouvé le tunnel derrière le mur, rappela Tom. Dites-moi ce que c’est. Dites-moi où il va. »

Il dut attendre très longtemps, cette fois… il commença à croire qu’ils avaient abandonné. Puis d’autres lettres apparurent.

TOM WINTER UNE MACHINE

« Le tunnel est une machine ? Je ne comprends pas. »

LE TUNNEL EST UNE MACHINE

« Où va-t-il ? Il va quelque part ? »

IL VA LÀ OÙ IL EST

« Non, je veux dire… Où conduit-il ? »

LÀ OÙ ON L’A DIRIGÉ

C’était formidablement peu instructif. Ils ne pouvaient pas se cacher de lui, puisqu’ils lui demandaient son aide, mais ne voulaient ou ne pouvaient pas répondre à ses questions les plus simples.

Ce n’est pas une bonne affaire, pensa-t-il. Marché non conclu.

« Je vais y réfléchir », dit-il.

AIDE-NOUS TOM WINTER

Ce qui lui rappela quelque chose. Encore une question. Il demanda : « Quand vous me parliez, avant… quand on a communiqué… comment vous avez fait ? Avant maintenant, je veux dire. »


AIDE-NOUS disparut, et le nouveau message le remplaça quelques instants plus tard… abrupt, frappant, terre à terre.

NOUS ÉTIONS EN TOI

Il se redressa d’un coup, horrifié.

« Comment ça… ces petites machines-insectes, comme celles à l’intérieur de la télé ? Elles étaient en moi ? »

Il se les représenta procédant à de mystérieuses opérations chirurgicales durant la nuit. L’ouvrant… rampant partout. Le modifiant.

PLUS PETITES

« Il y en a de plus petites ? »

TROP PETITES POUR LES DISTINGUER

Microscopiques, interpréta Tom. Mais quand même !… « Elles sont venues dans mon corps ? Pour quoi faire ? »

PARLER

« Dans ma tête ? »

COMMUNIQUER NOS BESOINS

Temps d’arrêt.

PAS VRAIMENT RÉUSSI

Il était glacé et en sueur… il fallait qu’il comprenne. « Elles sont dans mon corps en ce moment ? »

NON

« Je suis différent ? Elles ont changé quelque chose ? »

RIEN DE CHANGÉ PAS VRAIMENT RÉUSSI

Temps d’arrêt.

NOUS POUVONS TE CHANGER SI TU VEUX PARLER PLUS DIRECTEMENT

« Non ! Vingt dieux, non merci ! »

Écran vide.

Tom se passa la main sur le visage. Trop d’informations à assimiler à la fois. Il pensa aux insectes mécaniques assez petits pour se glisser dans son système sanguin. Des microbes mécaniques. Le concept lui parut terrifiant.

Une autre question lui vint à l’esprit… puis il se demanda s’il ne valait pas mieux ne pas la poser.

« Si vous pouviez me changer… me modifier afin qu’on arrive à discuter… pourquoi vous ne l’avez pas fait ? »

Le téléviseur bourdonna vaguement.

TROP GRANDE INTRUSION

« Comment ça, vous voulez dire que c’est contraire à l’éthique ? »

PERMISSION NÉCESSAIRE

« Permission refusée ! »

AIDE-NOUS

Tom se leva et fit plusieurs petits pas de côté pour s’approcher prudemment de l’appareil. Il poussa l’interrupteur en ayant l’impression d’essayer de désamorcer une bombe puissante et inconnue. Ses mains tremblaient encore quand l’écran s’obscurcit.

Il le regarda un long moment sans bouger, puis, y pensant après coup, il se pencha pour débrancher la prise.


L’invasion de son téléviseur le secoua et le laissa indécis. À trois occasions différentes, il décrocha le téléphone pour commencer à composer le numéro de Doug Archer. Il voulait parler de tout cela à quelqu’un… mais le terme « voulait », trop insipide, ne convenait pas. Il ressentait un besoin physique, presque violent. Ainsi qu’une pulsion qui l’était d’ailleurs tout autant : celle de garder le silence. De jouer ces cartes étranges en les tenant le plus près possible de sa poitrine.

Il composa à trois reprises le numéro d’Archer et laissa même une fois sonner quelques instants, mais finit toujours par lâcher le combiné sur son support et lui tourner le dos. Ses motivations étaient contradictoires, et il ne tenait pas à les examiner de trop près, mais il se disait qu’Archer, avec sa recherche désespérée d’une espèce de revanche métaphysique sur Belltower, empiéterait sur ce qui avait été jusqu’ici le terrain de jeu magique exclusif de Tom.

Il aimait bien Archer. D’instinct. Mais, et c’était une pensée à laquelle il ne voulait pas trop réfléchir, peut-être avait-il une autre raison de ne pas l’appeler. Il aimait bien Archer et il sentait qu’il ne lui rendrait pas service en l’impliquant dans cette histoire. Aide-nous, avaient dit les insectes mécaniques. Cassé, avaient-ils dit. Besoin de réparations. Conséquence ? Quelque chose n’allait pas. Une machine très puissante avait eu des ennuis. Tom ne pouvait pas se dérober : il avait fait son choix. Mais comme il appréciait Archer – la pensée malvenue s’obstinait –, peut-être devrait-il le garder le plus loin possible de cette maison sur Post Road.


Il alla travailler durant cette période, il se montra même ponctuel, mais ses performances en souffrirent, ce qu’il ne pouvait ni contester ni empêcher. Vendre des automobiles d’occasion même au client le mieux disposé avait commencé à lui sembler absurde, ridicule. Il remarqua que Klein l’observait, le visage plissé par quelque chose qui ressemblait à son fameux froncement de sourcils, mais cela ne le touchait pas non plus. Dans la chaleur de l’après-midi, Tom parvenait à une sorte de quiétude zen, comme s’il passait toute cette agitation en revue depuis une montgolfière. De manière abstraite, il comprenait qu’il avait besoin de cet emploi pour gagner sa vie, mais il pourrait tenir le coup quelque temps s’il le perdait et trouver sans doute un autre travail. Le plus important était qu’un tunnel impossible se dissimulait dans son sous-sol derrière des panneaux de plâtre, que des créatures grosses comme le pouce et semblables à des pierres précieuses remplissaient toute sa maison, que son système sanguin contenait d’inoffensifs robots microscopiques et que sa télé avait commencé à lui parler. Face à tout cela, il avait un mal fou à ne pas sourire gaiement en suggérant d’autres moyens de se débarrasser de cette encombrante Coronet modèle 1976.

Chez lui, il ne rebranchait presque jamais le téléviseur. Il continuait à l’appeler ainsi, même s’il supposait que ce n’en était plus un, mais une ligne téléphonique privée pour les créatures (ou appareils) avec qui il partageait la maison. Il décida de s’en servir uniquement quand il avait une question spécifique à poser… et ce, même si les réponses ne seraient sans doute guère utiles.

Il le rebrancha un soir pour demander ce qui se trouvait à l’autre bout du tunnel dans le sous-sol… sur quoi il tomberait s’il y allait. DESTRUCTION, répondit la machine. Une réponse glaçante qui poussa Tom à demander : « Pour moi ? Vous voulez dire que je serais détruit ?

LE TERMINAL A ÉTÉ DÉTRUIT PAS TOI MAIS LA POSSIBILITÉ EXISTE

Le tunnel continua à occuper ses pensées. Tom se doutait qu’il ne pourrait s’empêcher de rouvrir le passage un jour, d’y entrer et de s’enfoncer dans le tunnel courbe. Il avait repoussé l’acte, le redoutant… tout en le voulant, avec une intensité parfois inquiétante. Il avait dépassé le stade de la curiosité. L’achat de cette maison avait représenté le premier d’une série d’événements qui ne s’achèverait pas avant qu’il ait suivi le tunnel jusqu’à son extrémité.

C’était toutefois effrayant, et cet équilibre très précaire entre peur et obsession l’avait tenu à l’écart du sous-sol… retardant ce à quoi il ne pourrait pas résister.

Ses rêves avaient cessé de lui demander son aide… mais quand, en rentrant chez lui le vendredi soir, il trouva sur la table de chevet son radio-réveil en train de prononcer « Aide-nous, Tom Winter » avec la voix d’un speaker très connu d’une radio AM de Seattle, il arracha la prise du mur et alla chercher son pied-de-biche. Il avait déjà trop attendu. Il était temps d’accomplir ce rêve étrange qu’était devenue sa vie, de le mener jusqu’à sa conclusion.

Il rouvrit le mur guéri. Sur le couvercle du sèche-linge, une colonne d’insectes mécaniques l’observait avec de grands yeux vides et sans la moindre expression perceptible. Tom supposa qu’il ne faisait que les imaginer en train de le regarder patiemment faire, d’un air sévère et désapprobateur.


Les événements commencèrent alors à se succéder à cadence soutenue.

Au cours de la semaine qui suivit, il procéda à trois expéditions distinctes dans le tunnel.

La première, le soir même, se limita à une exploration préliminaire. Tom sentit renaître ses doutes quand il revit le tunnel, quand celui-ci s’illumina autour de lui. Il avança de quelques pas hésitants dans cet espace d’un blanc lumineux puis s’arrêta pour regarder en arrière. Il vit se dresser le bâti de la cloison dans son sous-sol, exposé et absurde, comme si celle-ci avait interrompu presque par accident ce flot continu d’espace… aussi incongrue que la ferme de Dorothy, dans Le Magicien d’Oz, une fois déposée par le cyclone au milieu du pays des Munchkins. (Mais le tunnel ne pouvait avoir existé qu’après la construction de la maison, non ? Sans quoi les entrepreneurs auraient trouvé à y redire.) Le tunnel lui-même était grossièrement rectangulaire, avec des parois lisses et chaudes au toucher entre lesquelles régnait une atmosphère agréable, sans la moindre odeur de renfermé. Après un autre pas tout aussi hésitant, Tom se mit à marcher avec davantage de confiance. Le sol, un peu élastique, ne résonnait pas sous ses pieds. Tous les quelques mètres, Tom se retournait pour essayer d’évaluer la distance parcourue.

D’après ses propres estimations, il s’était enfoncé de plusieurs centaines de mètres – bien en dessous de la colline de Post Road et a priori assez profond sous terre – quand la courbe du tunnel fut enfin assez prononcée pour lui masquer entièrement son point de départ. Le voir avait été étrange mais aussi rassurant. Tom s’immobilisa quelques secondes, l’esprit bousculé de nouveaux doutes. « Qu’est-ce que je fous dans un endroit aussi bizarre ? » dit-il tout haut, en s’attendant à un écho, mais le tunnel absorba le bruit. Dans l’une comme dans l’autre direction, il n’y avait plus rien à voir sinon la paroi terne et courbe.

Il se remit en route. Il n’avait aucun moyen de mesurer l’angle de l’ellipse décrite par le tunnel, qui continuait implacablement à s’incurver, si bien que Tom aurait pu jurer avoir tourné de 180 degrés. Il aurait dû emporter une boussole… mais il avait le sentiment qu’elle ne fonctionnerait pas, que son aiguille tournerait follement, ou peut-être indiquerait en permanence devant. Cette idée lui donna la chair de poule et il envisagea une nouvelle fois de rebrousser chemin. Il était complètement perdu dans cette artère pâle et monotone. Une sueur froide commença à lui perler au front. Il marchait à minuscules pas de velours, guettait le moindre bruit devant lui… la peur s’installait à nouveau, accompagnée d’un puissant sentiment de claustrophobie. Le tunnel était relativement étroit : il se limitait à quelques dizaines de centimètres au-dessus de la tête et à un peu moins d’un mètre de ses épaules. Et pour s’enfuir, il n’y avait que le grand cercle ramenant au point de départ.

La courbure diminua toutefois bientôt devant lui, et quelques minutes plus tard, il aperçut ce qui ressemblait à l’extrémité du tunnel : une masse grise et indistincte qui barrait au loin le passage. Il pressa un peu le pas.

Le mur, quand il l’atteignit, n’en était pas un, mais un tas de décombres. Une pile de gravats, avec des blocs de béton et de la poussière répandus sur l’impeccable sol blanc, sans apparemment aucun moyen de le franchir.

DESTRUCTION, avaient dit les insectes mécaniques.

En tout cas, pas une destruction récente. Cet effondrement avait répandu de la poussière en un large éventail sur le sol du tunnel… Les tennis de Tom y laissaient des empreintes bien visibles. Il fut soulagé de ne pas en trouver d’autres. Rien n’était venu dans les parages depuis longtemps. Depuis la DESTRUCTION.

À titre expérimental, et toujours avec cette espèce de picotement dû à l’impression de jouer aux pieds d’un géant endormi, il retira des débris un morceau de béton. Un nuage de poussière s’éleva, de nouveaux gravats glissèrent et vinrent combler l’espace vacant. Des gravats constitués de la même matière que le tunnel, mais aussi de très banals blocs de béton.

Et de l’autre côté… qu’y avait-il ?

Un autre sous-sol ? Le sous-sol de quelqu’un d’autre ? Il pouvait se trouver aussi loin que Wyndham Lane ou même le centre commercial près de la rocade. Il consulta sa montre. J’aurais pu aller aussi loin que ça, en quarante-cinq minutes. Mais il se doutait – merde, il était à peu près sûr – que ce tunnel ne conduisait pas dans la réserve souterraine du Safeway. On ne construit pas un tunnel de ce type sans une destination un peu plus exotique que Belltower, dans l’État de Washington.

Le pays des gnomes, peut-être. Les mines de la Moria. Un cercle intérieur du paradis ou de l’enfer.

Tom retira un autre fragment de brique et écouta la poussière s’écouler derrière. Pas de passage… encore qu’il sentait, ou s’imaginait sentir, un souffle d’air plus frais et plus humide traverser les gravats.

Inutile d’échafauder des hypothèses : Tom savait ce qu’il devait faire.

Partir de là, pour commencer. Il était fatigué, il avait soif… il n’avait même pas eu la présence d’esprit d’emporter une simple canette de Coca. Il partirait, dormirait et reviendrait une fois prêt. En emportant un pique-nique dans un sac à dos, quelques outils – comme son fidèle pied-de-biche – et peut-être un de ces masques en papier qu’on trouvait dans les magasins de peinture, pour empêcher la poussière de lui entrer dans le nez.

Il se fraierait ensuite un chemin à travers cet obstacle pour découvrir ce qu’il y avait de l’autre côté… et que Dieu lui vienne en aide si c’était quelque chose de mauvais.

Cela n’avait rien d’impossible, puisqu’une mauvaise chose s’était bel et bien produite à cet endroit : une DESTRUCTION. Mais il ne s’agissait plus de curiosité. Il avait refermé les mains sur la queue du tigre et s’était accroché pour le voyage.


Il revint le lendemain avec tout son équipement.

Tom se dit qu’il devait avoir l’air plutôt bizarre, à arpenter ce puits de mine lumineux avec son pied-de-biche, sa bouteille thermos et son sac de sandwichs jambon-fromage, comme l’un des nains dans le Blanche-Neige de Disney. Bien entendu, il n’y avait personne pour s’en apercevoir. Avec la porte d’entrée verrouillée, la maison à un kilomètre et demi de distance et cette extrémité du tunnel solidement obstruée, il était à peu près aussi seul que possible. Il pouvait ôter ses vêtements pour chanter un aria de Fidelio si le cœur lui en disait : personne n’en saurait rien.

Trois heures de travail pénible et salissant lui permirent d’ouvrir une brèche entre les gravats entassés et le plafond éraflé du tunnel. L’intervalle dégagé avait à peu près la largeur de son poing, et quand il braqua sa torche à l’intérieur, le faisceau révéla une masse d’air vide et frais. Il vit des grains de poussière évoluer dans la lumière et aperçut plus loin ce qui ressemblait à un mur de parpaing… mais cela restait à confirmer. Il se força à s’arrêter et à s’asseoir le temps de manger un sandwich en buvant du café dans le gobelet en plastique de la thermos. Avec toute cette poussière, le breuvage avait une texture de cendre.

Il dressa la liste de ses découvertes. Primo, ce tunnel avait une destination. Secundo, cette destination avait été brutalement refermée. Tertio, rien de l’autre côté n’attendait de lui sauter dessus… du moins à première vue.

Tom aurait trouvé tout cela bien plus effrayant sans la conviction que ce qui s’était passé là n’avait rien de récent. Combien d’années depuis la disparition du dernier occupant de la maison sur Post Road ? Presque dix, à en croire Archer. Une décennie. Et cela semblait correspondre. Dix ans de poussière sur ce sol. Dix années de tranquillité.

Il roula en boule puis fourra dans son sac à dos les emballages et sacs en plastique de son pique-nique.

Il travailla trois heures de plus avec régularité et sans vraiment de pensées conscientes, et finit par suffisamment élargir la brèche pour pouvoir se glisser par-dessus le tas de gravats.

L’après-midi touchait à sa fin, chez lui. Mais cela n’avait aucune signification à cet endroit.

Tom enfourcha les gravats pour sonder les ténèbres avec sa torche. Dans l’espace obscur derrière :

Une salle. Une petite pièce de pierre, froide, humide et désagréable, avec une porte à un bout.

Creuser dans la barricade n’avait guère nécessité de courage. Mais à la pensée d’ouvrir cette horrible porte en bois juste derrière… ça, se dit Tom, c’est une tout autre paire de manches.

Le tunnel lui-même était antiseptique, très Guerre des étoiles, tandis que cette pièce en parpaing évoquait plutôt Donjons et Dragons.

Tu pourrais remettre toutes ces pierres en place, se dit Tom. Les remettre en tas, ajouter peut-être un peu de béton pour étayer le tout. Boucher le mur de ton côté. Vendre cette putain de maison.

Ne plus jamais y penser.

Sauf qu’il savait qu’il y repenserait. Jusqu’à la fin de ses jours, il y repenserait et se poserait des questions sur cette porte. Il reviendrait sur le passé en se posant des questions qui seraient une démangeaison exaspérante et impossible à gratter.

Tout de même, se dit-il, ça demande réflexion. Ce qui avait détruit et barricadé ce mur pourrait sûrement le détruire aussi.

CETTE POSSIBILITÉ EXISTE, avait prévenu le téléviseur.

La vie ou la mort.

Mais que diable lui restait-il comme raisons de vivre ?

Chez lui, dans le monde réel, il était un type seul et ordinaire qui vivait une existence défigurée et vide de sens. Il avait vécu pour son travail et pour Barbara. Mais son travail était de l’histoire ancienne et Barbara habitait à Seattle avec un anarchiste du nom de Rafe.

S’il ouvrait cette porte et qu’un dragon l’avalait… eh bien, ce serait une mort intéressante.

Le monde ne s’en apercevrait pas vraiment et ne le pleurerait pas beaucoup.

« Et puis merde », dit Tom en avançant.


Derrière la porte, un escalier de pierre montait.

Tom grimpa. Ses tennis couinaient sur le béton humide.

La torche révéla un palier à peine assez large pour que Tom y tienne, ainsi qu’une deuxième porte.

Une porte cadenassée… par l’autre côté.

Il voulut se servir de son pied-de-biche et jura : il l’avait laissé dans les débris.

Il redescendit, franchit à nouveau la première porte puis les gravats, récupéra son outil et son sac à dos, fit demi-tour. Il arriva au sommet de l’escalier tout essoufflé, sa respiration jaillissant en nuages pâles dans l’air froid et humide.

Il n’avait plus peur, ni plus la moindre prudence. Il voulait simplement que ce soit fait. Il inséra la barre de fer entre la porte et son dormant de pierre, puis fit levier jusqu’à ce qu’il entende le cadenas se briser avec une sorte de détonation. La porte pivota d’un coup vers l’intérieur…

… sur une autre pièce de pierre sombre.

« Nom de Dieu ! » s’exclama Tom. Peut-être cela continuait-il ainsi à jamais, une petite pièce horrible après l’autre. Peut-être se trouvait-il bien en enfer, après tout.

Mais cette pièce n’était pas complètement vide. En la balayant avec le faisceau de sa torche, Tom repéra deux bidons sur le sol, près d’une volée de marches en bois menant (une nouvelle fois) vers le haut.

Un indice, se dit-il.

Les bidons mesuraient environ une main de haut, et l’un d’eux avait sur le côté une poignée à ressort.

Il s’en approcha et braqua sa torche sur eux.

L’étiquette sur le bidon de gauche disait VARSOL.

Celle sur l’autre bidon disait PEINTURE EVERTINT, avec, en plus petit, bleu coquille d’œuf.

Tom se retourna et sursauta en voyant un cordon pendre à quelques centimètres de son nez. Il le tira : une ampoule nue de quarante watts s’éclaira au-dessus de sa tête.

Du sommet de l’escalier, devant lui, lui parvint le murmure de la circulation et de la pluie.


C’était si déroutant, si désillusionnant qu’il resta un long moment immobile sous l’ampoule. Un éventuel témoin aurait pu le croire assommé. Il ressemblait à quelqu’un qui venait de prendre un grand coup sur la tête… et qui tenait encore tout juste debout.

Voyons voir, se dit-il, en partant du sous-sol, j’ai marché vers le sud puis le nord, le tout pendant environ une demi-heure… c’est-à-dire peut-être jusqu’au centre commercial ou aux boutiques près de la nationale. Il grimpa les marches sans s’attendre à rien, franchit une autre porte et arriva dans un hall miteux qu’il ne reconnut pas. Une pensée lui vint soudain à l’esprit :

Il ne pleuvait pas quand je suis parti de la maison.

Eh bien, il en était parti depuis un bon moment, non ? La pluie avait largement eu le temps d’arriver par l’océan.

Sauf qu’il se souvenait des prévisions météorologiques : grand soleil jusqu’au mardi.

Ce ne serait pas leur première bévue : le temps sur la côte était parfois imprévisible.

Tout de même, la pluie tombait vraiment fort, dehors.

Tom se trouvait apparemment dans le hall d’entrée d’un immeuble d’habitation : du linoléum craquelé, une série de sonnettes, une porte donnant sur l’intérieur de l’immeuble, une autre sur l’extérieur… celle-ci lézardée en étoile. Il se grava ce hall en mémoire pour être sûr de le reconnaître, puis sortit.

Dans la pluie.

Dans un autre monde.


La première pensée de Tom, laborieuse, fut qu’il venait de poser le pied sur un plateau de cinéma : son esprit embrouillé ne put trouver d’explication plus cohérente. Un plateau avec un décor professionnel pour un film situé dans le passé.

Toutes les automobiles de la rue étaient d’anciens modèles, même si certaines semblaient quasi neuves. Ça a dû coûter une fortune, songea-t-il, abasourdi, de rassembler toutes ces voitures de collection dans un quartier de la ville que je ne connais pas (ce n’est pas Belltower ; insistait une partie troublée de lui-même), où tous les immeubles sont d’époque, et les gens aussi, ou alors ce sont des acteurs, ou bien des figurants, qui se hâtent par dizaines sous la pluie. Sans la moindre caméra. Ni le moindre projecteur.

Il se replia contre l’immeuble crasseux pour se mettre à l’abri de la pluie.

Il avait beaucoup de mal à réfléchir. Une partie en lui était prise de vertige, d’euphorie. Il était parvenu à cette destination inimaginable par des moyens inimaginables, merde, il l’avait fait. Magique ! L’euphorie le disputait néanmoins à sa compagne, la peur, nue et animale, de l’inconnu. Un pas dans la mauvaise direction, et il serait perdu, aussi perdu que possible. En réalité, il savait seulement qu’il venait d’arriver à un endroit où le véhicule le plus récent de la rue semblait être quelque chose comme une Buick de 1961 et où tous les hommes qui bravaient la pluie et le froid vespéral portaient des chapeaux, nom d’un chien, pas des chapeaux de pluie, mais des feutres, des chapeaux mous ou Dieu savait quoi… le genre de couvre-chefs qu’on voyait dans les vieilles comédies avec Cary Grant. La Planète des Chapeaux !

C’était très, très étrange, mais tout aussi réel. Une bourrasque glacée lui expédia de la pluie en plein visage. De la vraie pluie. Une femme courbée sous son parapluie lui jeta un coup d’œil au passage, et Tom comprit que cet endroit était chez elle et que lui-même, le type étrange et débraillé qui semblait perdu et portait un sac à dos, était l’étranger. Il s’inspecta du regard, vit son jean gris de poussière, avec des traînées aux endroits où la pluie avait pénétré la saleté, vit ses mains presque complètement noires.

La pensée demeura : Ici, c’est moi l’étranger.

Et à un niveau plus profond, il sut exactement où il se trouvait. Il s’était enfoncé d’environ un kilomètre et demi dans un tunnel monotone (une MACHINE, d’après le téléviseur) et de peut-être trente et quelques années dans le passé.

Pas celui de Belltower. Malgré la nuit noire, il comprit tout de suite qu’il s’agissait d’une ville plus grande et plus fréquentée que Belltower ne l’avait jamais été. Mais américaine. Les automobiles étaient américaines. Les gens avaient l’air américain. Une grande ville américaine… à l’époque de sa propre naissance.

Il n’accepta pas cette explication, pas complètement. La logique soulevait des objections. Le bon sens s’offusquait. Mais cela ne faisait-il pas un bon moment que logique et bon sens avaient été relégués de force sur la banquette arrière ? Tom n’aurait pas été trop surpris si le tunnel s’était ouvert à la surface de Mars. Une pluie torrentielle vieille de trente ans était-elle vraiment si surprenante ?

Eh bien, oui. Surprenante et choquante. Mais Tom commençait à reprendre le dessus.

Je ne peux pas rester ici, se dit-il. Il ressentait en réalité quelque chose de plus pressant. Tu es loin de chez toi et c’est un long trajet dans le noir pour revenir au tunnel. Et si quelqu’un condamnait l’une de ces portes ? Si la Machine ne fonctionnait plus ? Si… et c’était une pensée vraiment glaçante… si cette Machine ne fonctionnait que dans un seul sens ?

L’angoisse tourna presque à la panique.

Il songea qu’il y avait là beaucoup à comprendre, beaucoup de possibilités, beaucoup à assimiler, mais l’action la plus sensée consistait à rebrousser chemin pour réfléchir aux choix qui s’offraient à lui.

Avant cela, il avança toutefois de trois grands pas dans la pluie glaciale – dépassant un homme à l’air malheureux avec un parapluie, une pipe éteinte et un chien en laisse – jusqu’à un distributeur de journaux installé sur le trottoir à côté de la Buick luisante de pluie. Il inséra trente cents dans le distributeur, en tira un exemplaire du New York Times et s’immobilisa le temps d’examiner la date.

13 mai 1962.

Des gouttes de pluie s’écrasèrent sur la une.

« C’est un putain de miracle, s’exclama-t-il à voix haute. Tu avais raison depuis le début, Doug. Il y a des miracles sur Post Road. »

En se retournant, il vit l’homme au chien le regarder d’un air un peu suspicieux, un peu craintif, tandis que son chien, un springer, laissait son odeur sur un lampadaire gris. Tom sourit : « Quel joli temps !

— Pour les cinglés », répliqua l’autre.

Tom se replia dans le hall sinistre du vieil immeuble à l’odeur de moisi, au plâtre antédiluvien et au sous-sol qui renfermait un secret inconcevable. C’est toujours mon secret, se dit-il. Cramponné à son journal-souvenir, il tourna le dos à l’homme dans la rue, à la pluie et à la circulation, puis descendit, s’éloigna et rentra chez lui, ou si ce n’était pas chez lui, du moins il revint à son point de départ.

Retour vers le futur, comme on disait.


Un dernier point retint son attention au moment d’entamer la longue et fatigante marche de retour vers son sous-sol. Il escaladait les débris qui le séparaient du tunnel quand le rayon de sa torche accrocha un objet à moitié enfoui sous les gravats et que Tom devait avoir dégagé par ses mouvements : un insecte mécanique.

Il ne bougeait pas. Tom le ramassa. L’appareil avait perdu son éclat, et pas seulement à cause de la poussière : il était terne, vide d’une manière ou d’une autre.

Mort, pensa Tom. Voilà ce qu’il est : mort.

Il devait donc y avoir eu aussi des insectes mécaniques dans l’immeuble derrière lui, pour le nettoyer et l’entretenir… mais quelque chose les avait tués. Du moins, tué celui-là. Et le mur n’avait jamais été réparé, contrairement à celui du sous-sol de Tom.

Il glissa la créature cassée dans sa poche – d’un geste qui dénotait une sorte de respect – et inspira à fond pour se préparer à la longue marche du retour.


Arrivé chez lui, il dormit douze heures d’affilée. Il s’éveilla dans l’après-midi, le soleil brillait. Il avait raté une journée de travail à la concession : Klein allait, selon la phrase mémorable de Tony, en chier des briques… mais Tom écarta cette pensée dès qu’elle lui vint : il avait d’autres sujets de préoccupation. Il se prépara une cafetière et un énorme repas, bacon, œufs frits, pain grillé beurré, puis s’assit à la table de la cuisine, où le New York Times l’attendait.

Il le lut en détail. Il lut l’article qui faisait les gros titres : le Laos avait déclaré l’état d’urgence et 1800 marines se dirigeaient vers l’Indochine. Des troupes du 75e régiment d’infanterie sud-vietnamien avaient tendu une embuscade à des guérilleros dans la province de Kien Phong. Le président Kennedy avait prononcé à Milwaukee un discours à teneur essentiellement économique au cours d’un des dîners annuels de collecte de fonds organisés par le Parti démocrate. Les Mets avaient joué la veille deux matchs qu’ils avaient remportés, battant les Braves aux Polo Grounds. Le temps ? Nuageux, frais, averses.

Il lut les publicités pour la mode, celles pour les films, les pages sportives. Puis il replia le journal, qu’il mit soigneusement de côté.

Il sortit d’un tiroir de la cuisine un crayon et un bloc-notes, ouvrit celui-ci à la première page vierge.

Au sommet, il écrivit Questions gênantes, mots qu’il souligna deux fois.

Il cessa d’écrire, but un peu de café, reprit le crayon.

Quelque chose ne va pas dans cette maison, inscrivit-il.

Quelque chose ne va pas, sans quoi je n’aurais jamais trouvé le tunnel. Le propriétaire précédent a disparu. Les insectes mécaniques ont parlé de le « réparer », qu’il soit homme ou chose. Les insectes mécaniques fonctionnent en pilotage automatique, à mon avis. On a laissé les lumières allumées, mais les locaux vides.

En ce qui concerne les débris au bout du tunnel… « Destruction. » Mais pourquoi, et par qui ou par quoi ?

Eh bien, ne s’agissait-il pas là de la véritable question ?

Il écrivit : Le tunnel est une fabrication. Une machine. Il a été construit par quelqu’un. Il appartient à quelqu’un.

Ce qui impliquait quelqu’un du futur, puisque, pour le moment, personne à General Dynamics ne construisait de tunnels temporels. C’était difficile à accepter, en partie parce que cela renvoyait à trop de livres fantastiques pour enfants, à trop de bandes dessinées et de mauvais films. Des gens du futur, vision très familière : des types chauves en collants pastel.

Problème : de telles pensées étaient dangereusement inutiles. Il lui fallait réfléchir à ces événements d’une étrangeté abasourdissante avec autant de sérieux et de lucidité que possible. Les enjeux – il se souvint de DESTRUCTION – pouvaient être très élevés.

Une force destructrice a causé des problèmes à cette extrémité du tunnel, écrivit-il, des problèmes assez graves pour que les propriétaires fichent le camp en laissant l’endroit en pilotage automatique. La même force, a priori, a fait encore mieux côté Manhattan.

Mais il ignorait encore tant de choses. Pourquoi un tunnel entre Belltower et New York ? En existait-il d’autres avec des destinations différentes ? Les tunnels conduisaient-ils toujours au même endroit ? Quand ils fonctionnaient normalement, à quoi servaient-ils ? Qui les utilisait ?

Il coucha ces questions par écrit.

Il s’arrêta le temps d’aller remplir sa tasse de café, se rassit. Il plongea la main dans sa poche pour en sortir l’insecte mécanique mort.

Il posa sur la une du Times la chose blafarde qui semblait vide.

Mort accidentelle. Plus probablement assassinat, se dit-il.

Dix ans ont passé, nota-t-il. Si tant est que l’écoulement du temps signifie quelque chose, dans ces circonstances.

Il mâchonna son crayon.

Tu pourrais partir.

Après tout, qu’était-il vraiment en train de faire ? De se soumettre à la tentation ? De se poser des défis ?

C’est dangereux, et tu pourrais partir.

C’était indéniable.

La seule question est peut-être : par où partir ?

Parce qu’il avait désormais le choix, pas vrai ? Il sentit un frisson d’excitation, le plaisir de cette possibilité secrète, de ce nouvel as qu’on venait de lui distribuer. Il n’avait pas osé y réfléchir. Il y réfléchit à cet instant.

Tu pourrais tout abandonner.

Tu pourrais abandonner la concession automobile, le divorce, la lettre de licenciement polie et l’effet de serre. Écrire ces mots lui donna le vertige. Tu pourrais quitter tout ça. Il n’y a que toi sur terre à ne pas être entraîné heure par heure dans le futur, il n’y a que toi à pouvoir y échapper. Tu as trouvé une porte de sortie. Il se força à un peu plus de rationalité : Non pas la porte du paradis. Trente ans dans le passé. Ils ont la Bombe. Ne l’oublie pas. Ils ont la pollution industrielle. Ils ont le racisme, l’ignorance, le crime, la faim…

Ils ont la Bombe, se dit-il, mais le plus important est peut-être qu’Ils ne s’en sont pas servis. Il pourrait vivre trois décennies, s’il le voulait, en sachant comme si c’était gravé dans le marbre que les sirènes d’alerte aérienne ne se déclencheraient pas. Il pourrait se moquer des journaux. S’il faisait attention, s’il préparait bien son affaire, il saurait que l’avion dans lequel il montait ne tomberait pas du ciel, il aurait quitté la ville au moment du tremblement de terre…

Et même si quelqu’un mourait, ce décès figurait déjà dans les livres d’histoire. Aucune tombe ne serait remplie qui ne l’était déjà. La tragédie du monde continuerait sa marche en avant, mais au moins Tom saurait-il à quel rythme.

Il entendit un écho de Barbara dans cet endroit en lui où les souvenirs vivaient et prenaient parfois la parole : As-tu vraiment si peur de l’avenir ?

Après Tchernobyl, après la place Tian’anmen, après son divorce ? Dans un monde où les cargaisons de tritium arrivaient régulièrement incomplètes, où il allait falloir rembourser la dette publique, où le marché financier ressemblait à une compétition olympique de plongeon de haut vol ? Peur de l’avenir, ici dans le monde des suicides adolescents et du fusil d’assaut rentable ? Peur ? Alors que l’incendie des forêts amazoniennes troublait l’atmosphère et que le taux de cancers de la peau était devenu une rubrique du journal télévisé du soir ? Comment ça, peur ?

Qui, moi ?

J’y retournerai encore une fois, écrivit-il. Au moins pour regarder. Pour être là. Au moins une fois.

D’autres questions ?

Oui, pensa-t-il. Plein. Mais il choisit de ne pas les écrire.


Lorsque Tom releva les yeux de son bloc-notes, il se rendit compte que plusieurs des insectes mécaniques les plus gros avaient escaladé le pied de table afin de venir emporter leur compatriote mort.

Peut-être pour le remplacer, songea Tom. Ou pour le réparer : ils étaient très doués pour les réparations. Ou alors pour l’enterrer, pour l’inhumer dans une espèce de tombe métallique autour de laquelle, tous rassemblés, ils chanteraient des cantiques électromagnétiques.

Ils s’éloignèrent en une colonne brillante et lisse sur les carreaux de la cuisine. Il ne les dérangea pas.


Encore une fois, se promit-il, au moins pour voir… en remettant toutes les décisions à ce moment-là. Il décida qu’il emporterait de quoi s’absenter un week-end et que d’ici là, il mènerait une vie normale, si impossible que cela paraisse.

Étonnamment, ce simulacre fut un succès. Il fit du bon travail à la concession. Tony l’invita à un dîner en famille, qui se passa bien aussi, Tony et Loreen posant mine de rien des questions sur sa santé et son « attitude », Tom les éludant par des réponses soigneusement floues. Le temps passa sans encombre, sauf le soir, quand ses doutes revenaient subrepticement comme de coupables fils prodigues. Il se procura à la quincaillerie un verrou, qu’il installa sur la porte menant au fond du sous-sol… si quelque chose de déterminé arrivait par le tunnel, cela ne l’empêcherait pas de passer, mais ce verrou servait d’accessoire psychologique à Tom, l’aidait à dormir, comme ces petites pilules blanches qu’il acquit à la pharmacie bon marché. Il trouva à la bibliothèque quelques livres grand public sur les années 1960, avec lesquels il prit le temps d’étudier le premier tiers de cette décennie, jusqu’à l’assassinat de Kennedy. La période lui parut curieusement tranquille, avec de grands événements se bousculant en coulisse, mais pas encore tout à fait prêts à entrer en scène. Comme un appendice nerveux des années 1950. Il commença à reconnaître des noms : Gagarine, Khrouchtchev, John Glenn, Billie Sol Estes… mais l’histoire semblait bien pâle face à cette énormité, à son raccourci secret dans le labyrinthe des années et de la mort. La semaine alla ainsi jusqu’à son terme.

Le samedi matin, il s’éveilla avant l’aube, délimita sur le mur un espace entre les étais dans lequel il pratiqua une ouverture à l’aide d’une scie à guichet… il commençait à bien se débrouiller.

À l’autre bout du tunnel, il nota avec soulagement que le tas de débris n’avait pas changé – on ne voyait pas d’autres empreintes que les siennes dans la poussière – et que le cadenas brisé sur la porte adjacente n’avait pas été remplacé.

Personne ne s’est aperçu de rien.

Il était encore en sécurité à cet endroit.

Il quitta le tunnel pour s’aventurer dans la rue sous les nuages d’un matin frais de printemps. Il s’aperçut que le temps s’écoulait à la même vitesse que chez lui, malgré une désynchronisation de deux mois entre les saisons. Il nota par écrit le numéro de l’immeuble dont il était sorti, puis celui de la rue quand il passa devant la plaque au carrefour. Il se laissa ensuite porter par ses pas. Il était un touriste. Voilà ce qu’il répondrait si on lui posait la question. Je ne suis pas d’ici. Simple et on ne peut plus vrai.


Bien sûr, il se perdit.

Il s’était déjà rendu à New York en voyages d’affaires pour Aerotech, mais ne maîtrisait au mieux que vaguement la géographie de la cité. Il traversa la 14e Rue pour gagner la 5e Avenue en se disant qu’il y trouverait des monuments connus… mais il ne voulait pas s’aventurer aussi loin du tunnel.

Non qu’il aurait du mal à retrouver le chemin du retour : il avait l’adresse dans la poche. Mais il ne pouvait prendre un taxi ni même acheter une carte touristique dans une supérette : son argent ne lui servait à rien – à moins de courir le risque qu’on le croie faux –, sauf dans un distributeur. Il se dit que se perdre n’était pas si mal, qu’il avait prévu de passer la journée à baguenauder… avec ou sans but.

S’orienter de manière cohérente était cependant difficile. Aveuglé par le miracle, il marchait comme sur un nuage. L’objet le plus banal – un chapeau féminin dans la vitrine d’un modiste, un panneau d’affichage, un bouchon de radiateur chromé – captait soudain toute son attention. C’étaient des gages de la substitution du temps, des corps sortant de leurs tombes. Il n’aurait pu dire ce qu’il trouvait le plus étrange : sa propre conscience, étourdissante, du caractère éphémère de ces choses ou la nonchalance des passants… pour qui c’était simplement le présent, aussi solide que des maisons.

Cela le fit sourire. Cela le fit frissonner.

Parmi les personnes qu’il croisait, beaucoup avaient dû mourir avant 1989. Ce sont les vies des morts, pensa Tom. Ce sont leurs vies fantômes, et je suis entré dedans. S’ils avaient su, Tom ne leur aurait pas été aussi indifférent. Il était un vent glacé venu du pays de leurs enfants… un vent glacé supplémentaire par cet après-midi de glace.

Car c’était maintenant l’après-midi, et il faisait de moins en moins bon, la pluie se remit même à tomber : une averse violente et froide qui passa dans son col pour sembler aller s’accumuler en bas de sa colonne vertébrale. Il quitta la 5e Avenue, traversa Washington Square North et entra dans le parc.

Il reconnut l’arc de triomphe pour l’avoir vu lors d’une précédente visite de la ville, mais alors que le monument de son souvenir avait servi de toile à de nombreux graffitis à la bombe, celui-ci, bien que pas tout à fait virginal, était visiblement de marbre. Il trouva un banc (la pluie avait un peu diminué) sur lequel il s’assit pour établir son itinéraire de retour, puis une jeune femme portant un pull noir et des lunettes aux montures bigarrées s’arrêta pour le regarder – le regarder vraiment – avant de lui demander son nom et s’il avait un endroit où aller.

Elle s’appelait Joyce Casella. Elle lui offrit un café.


Elle l’emmena chez elle.

Il s’éveilla au milieu de la nuit. Ses souvenirs de la journée lui revinrent alors en mémoire, aussi les examina-t-il, les lut-il comme un texte, à la recherche d’indices. Le mystère consistait en ce qu’il devait faire ensuite. Il avait franchi une grande distance sans boussole.

Une sirène retentit dehors dans l’obscurité. Il se leva, dans cette miteuse pièce du New York de l’an de grâce 1962, trouva, à la vague lueur des réverbères, la salle de bains, où il urina dans la cuvette rouillée. Il se dit qu’il se trouvait au beau milieu d’un miracle, non seulement celui de 1962, mais celui de sa quotidienneté, de cette armoire à pharmacie de 1962 tachée de dentifrice, de ce flacon d’aspirine de 1962, de ce robinet de 1962 qui fuyait…

Il se rinça le visage, ce qui le réveilla complètement. Trois heures quarante-cinq, d’après sa montre digitale achetée au Kresge environ un quart de siècle plus tard. Il s’appuya au mur carrelé pour écouter la pluie s’écraser sur l’étroite fenêtre, l’esprit empli de pensées qu’il ne s’était pas autorisées depuis bien longtemps.

À quel point cela lui manquait de partager son foyer avec une femme, par exemple.

Il appréciait Joyce, ainsi que ce qu’il ressentait en se trouvant chez elle, en voyant, pour la première fois depuis presque un an, des médicaments pour règles douloureuses et des tampons hygiéniques sur une étagère de la salle de bains, en voyant sa brosse à cheveux, son dentifrice (soigneusement roulé depuis le fond du tube) ou un roman de Sloan Wilson posé ouvert sur le réservoir des toilettes. Partager ces petites intimités quotidiennes lui rappela son habituelle soif d’intimité. Cette minuscule oasis. Un désert si aride et si redoutable.

« Merci, Joyce », dit-il… à voix haute, mais pas assez pour qu’elle l’entende de la chambre. « Un abri dans la tempête. C’est vraiment sympa. »

La pluie froide crépitait sur les vitres. Le radiateur cliquetait et gémissait. Dehors, dans le noir, le vent forcissait.


Au matin, il retrouva le chemin du retour.

« Je reviendrai peut-être », dit-il à Joyce. Cela n’avait rien d’une promesse, mais il fut surpris de le dire. Voulait-il revenir ? C’était un miracle, mais pouvait-on habiter un miracle ? À l’instar de Brigadoon[1], les miracles avaient tendance à disparaître.

Plus tard, il penserait que cela avait peut-être bel et bien été une promesse, ne serait-ce qu’à lui-même… qu’il connaissait depuis le début la réponse à ces questions.


* * *

Son dernier jour à Belltower. Son dernier jour dans les années 1980.

Il alla travailler prêt à démissionner, mais Klein le prit de vitesse en lui tendant un avis de licenciement. « Globalement, tu es un fouteur de merde, l’informa le directeur commercial, mais ce qui m’a décidé a été cette affaire que tu as conclue mercredi. »

L’affaire du mercredi concernait un juge d’instance à la retraite. Peut-être celui-ci avait-il effectué une brillante carrière dans la magistrature, mais en tant que client, il souffrait de ce que Tom avait appris à reconnaître comme une maladie commune : la panique du gros achat. Le juge avait étudié le formulaire d’offre comme s’il s’agissait d’un titre exécutoire, et proposé de payer le prix affiché pour une voiture qu’il avait à peine regardée. « Indiquons un montant inférieur, avait proposé Tom, et voyons ce qu’en dit le directeur commercial. »

Il répliqua à Klein : « On a gagné de l’argent sur cette affaire.

— Je connais cet enfoiré, contra Klein. Il vient tous les deux ans. Il entre et il paie le prix affiché.

— Personne ne fait ça.

— S’ils balancent leur argent par la fenêtre, dit Klein, tu n’es pas payé pour le refuser. Mais je ne veux pas discuter avec toi. Je ne veux juste plus de toi ici. » Il ajouta : « Ton frère m’a donné le feu vert, donc inutile de courir le retrouver en espérant de l’aide. Il m’a dit : “Hé, si Tom a merdé, il est de l’histoire ancienne. C’est aussi simple que ça.” »

Tom ne put s’empêcher de sourire. « J’imagine qu’il a raison : je suis de l’histoire ancienne. »


Il téléphona à Tony pour le prévenir qu’il s’absentait quelque temps. Tony voulut discuter, du travail, de l’avenir. « Il faut que je règle les choses par moi-même, lui dit Tom. Merci quand même pour tout, Tony. Ne t’attends pas à avoir de mes nouvelles avant un bon moment.

— Tu te comportes comme un cinglé.

— C’est quelque chose qu’il faut que je fasse. »


Il mit des vêtements de rechange dans son sac à dos. L’argent posait un problème, mais il emportait quelques articles qu’il pensait pouvoir mettre au clou : la guitare qu’il possédait depuis la fac (et qui pouvait avoir de la valeur malgré son volume, une Gibson) et un lot de cuillers en argent. À la mi-journée de ce vendredi, il était prêt à partir.

Il hésita lorsqu’il s’aperçut que le téléviseur avait été rebranché. L’appareil sembla détecter sa présence, car il s’alluma sous ses yeux.

« Trop tard, dit-il. Je m’en vais. »

TOM WINTER, NOUS NE PENSONS PAS QUE TU DEVRAIS PARTIR.

Leur ponctuation s’était améliorée. Il examina la phrase, réfléchit à sa source. « Vous ne pouvez pas m’en empêcher », affirma-t-il. Ce qui était sans doute vrai.

L’ENDROIT OÙ TU VAS N’EST PAS SÛR.

« Ici non plus. »

TU EN AS TROP ENVIE. CE N’EST PAS CE QUE TU CROIS.

« Vous ne savez pas ce que je veux. Ni ce que je crois. »

Bien entendu, peut-être qu’ils le savaient, après tout… cela n’avait rien d’impossible. Mais ils ne le contredirent pas.

TU PEUX NOUS AIDER.

« On en a déjà parlé. »

NOUS AVONS BESOIN DE PROTÉINES.

« Je ne comprends pas ce que vous voulez dire par là. »

DE VIANDE.

« De viande ? » C’était un développement imprévu. « De la viande ordinaire ? Qu’on achète en épicerie ? »

OUI, TOM.

« Qu’est-ce que vous construisez dans les bois qui a besoin de viande ? »

NOUS NOUS CONSTRUISONS.

Il voulut ne pas tenir compte de cette notion dérangeante, mais il lui vint à l’esprit qu’il devait quelque chose à ces créatures. C’était leur territoire qu’il s’apprêtait à traverser sans autorisation. Et d’ailleurs, lui-même se trouvait depuis longtemps en leur pouvoir. Elles avaient sous-entendu qu’elles auraient pu le modifier : si elles avaient voulu un esclave, elles en auraient fait un de lui. Or, elles s’en étaient abstenues. Si bien qu’il leur était redevable.

Cependant… « nous nous construisons » ? Et elles voulaient de la viande ?

Il dit : « J’ai des biftecks au congélateur…»

CE SERAIT BIEN, TOM.

« Je pourrais les laisser sur le comptoir. »

MERCI.

« Comment se fait-il que vous parliez tellement mieux, maintenant ? »

NOUS SOMMES PRESQUE RÉPARÉS. LES CHOSES SONT BEAUCOUP PLUS CLAIRES. LA FIN DU TRAVAIL EST TOUTE PROCHE.

Tom trouva leur réponse inquiétante. Lorsque le géant endormi s’éveillerait, l’endroit ne serait peut-être pas sûr.

Conclusion ? Tire-toi tout de suite.

Il essaya de débrancher le téléviseur, mais la prise ne voulut pas sortir du mur… ils devaient l’avoir soudée. L’écran resta toutefois vide. Il se précipita dans la cuisine, posa une pile de biftecks et de steaks hachés congelés sur le comptoir – un peu mal à l’aise à l’idée qu’ils voulaient cette viande – et ramassa son bagage.

Le téléphone sonna de nouveau. Il envisagea de le laisser sonner, puis céda et décrocha en s’attendant à une persécution de dernière minute de Tony.

« J’ai entendu dire que tu t’étais fait virer. » Tom reconnut la voix de Doug Archer.

« Les nouvelles vont vite, répondit-il.

— C’est une petite ville. J’ai fait affaire avec pas mal de ces gens. Ouais, tout le monde cause.

— Tu gardes l’œil sur moi ?

— Merde, pas du tout. Sinon, j’aurais remarqué que tu ne cherchais pas de nouvel emploi. Et donc, tu prends des vacances, ou tu fiches juste le camp ?

— La propriété n’est pas à vendre.

— Je ne t’appelle pas en tant qu’agent immobilier, bordel. Les choses vont bien là-haut ?

— Tout va bien.

— Tu sais de quoi je parle. »

Il soupira. Il aimait bien Doug et ne souhaitait pas le froisser… mais il ne voulait pas non plus que Doug s’en mêle, pas à ce stade. « Je quitte la ville un certain temps.

— Espèce d’enfoiré, dit Archer. Alors tu as bien trouvé quelque chose, pas vrai ? Tu ne veux pas en parler, mais tu as trouvé quelque chose. »

Ou bien quelque chose m’a trouvé. « Tu as raison… je ne veux pas en parler.

— Tu seras absent combien de temps ?

— Franchement, je n’en sais rien.

— Le type qui vivait là avant… tu vas là où lui est parti, c’est ça ?

— Non, je ne crois pas.

— Tu me raconteras en revenant ? »

Tom se laissa un peu fléchir. « Peut-être.

— Je devrais peut-être passer en ton absence… histoire de m’assurer que la maison reste en bon état.

— Je ne pense pas que ce soit nécessaire. » Une idée lui vint à l’esprit. « Doug, promets-moi que tu n’essaieras pas d’entrer. » Il mentit. « J’ai fait changer les serrures.

— Je promets de ne pas essayer d’entrer si tu me promets de tout m’expliquer un jour.

— Marché conclu. Quand je reviendrai. » Si je reviens.

« J’ai bien l’intention de te faire tenir parole », assura Archer.

Il y eut un silence. « Eh bien, bonne chance. Au cas où tu en aurais besoin.

— Peut-être un peu », admit Tom.


Il raccrocha, ferma les stores, éteignit les lumières et laissa le monde derrière lui.

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