Le voyageur temporel resta mort pendant un grand nombre d’années perdues.
Bien que n’ayant rien d’irrémédiable, la mort de Ben Collier n’en était pas moins authentique. L’arme du maraudeur lui avait ouvert le crâne et avait répandu l’essentiel de sa matière cérébrale en pluie sanglante sur la pelouse. Son cœur avait convulsivement pompé une dernière fois, puis fibrillé une trentaine de secondes sous l’effet des impulsions erratiques issues de son tronc cérébral avant de se taire, masse de tissu statique dans la caverne de moins en moins chaude de son thorax.
D’un bout à l’autre de son corps, des systèmes de réparation d’urgence bégayèrent et cessèrent de fonctionner. Des pompes circulatoires auxiliaires réagirent à la défaillance de son cœur, puis se mirent à leur tour en panne quand la tension artérielle tomba sous le niveau de tolérance. Ben Collier continua presque une minute entière à prendre de grandes respirations bruyantes qui ressemblaient à des bâillements. Les poumons furent le dernier grand système à renoncer à une vie indépendante, ce qu’ils firent avec un ultime soupir de résignation. À ce moment-là, le corps avait déjà commencé à refroidir.
Piégés par des caillots de sang dans les artères du voyageur temporel, des nanomécanismes privés d’oxygène émirent des signaux d’urgence puis s’éteignirent les uns après les autres.
Billy Gargullo traîna le corps dans les bois et le lâcha sous des journaux moisis à l’intérieur d’un bûcher abandonné. Des agents de pourriture, abondants au sein de cette forêt pluviale, s’attaquèrent aussitôt au cadavre.
Billy se dépêcha de regagner la maison. À son arrivée, il y avait désorienté les cybernétiques par une impulsion électromagnétique… il en déclencha une seconde pour les garder à l’écart de son chemin. Il s’arrêta dans la cuisine le temps d’obtenir de ses mémoires auxiliaires une estimation grossière de sa localisation. Amérique, Nord-Ouest Pacifique – caractérisé par la forte densité de la biomasse dans la forêt, ce qu’il trouvait consternant et effrayant –, après 1970 : trop proche du cauchemar qu’il avait laissé derrière lui. Il voulait un tampon plus efficace, même s’il lui fallait pour cela courir davantage de risques. Il redescendit au sous-sol où il se servit des contrôles cachés du tunnel ainsi que le lui avait montré la mourante. La destination n’avait guère d’importance : il voulait un endroit où se cacher. Il fuirait, il se cacherait, on ne le retrouverait jamais et il ne reviendrait jamais.
Telle était l’étendue de son plan. Son unique plan. Le seul dont il avait besoin.
Les impulsions électromagnétiques de Billy interrompirent la réception des programmes de radiotélévision dans toute la ville de Belltower ainsi que dans deux comtés voisins. Sur Post Road, elles eurent un effet plus violent et plus surprenant. Peggy Simmons, la veuve qui vivait à cinq cents mètres de la maison dans laquelle habiterait plus tard Tom Winter, vit avec stupéfaction son téléviseur couleur Zenith émettre une éclatante étincelle bleue tandis que le tube cathodique devenait d’un gris fissuré de mauvais augure. Les réparations, en cet été 1979, lui coûtèrent près de trois cents dollars – l’appareil venait juste de dépasser sa période de garantie. Elle paya la facture sans manquer pour autant de rappeler à l’employé de Belltower Audio-Video que le récepteur Crosley qu’elle avait acheté en 1960 lui avait duré quinze ans, avec juste un tube à vide à remplacer de temps en temps, et que la qualité de fabrication semblait avoir beaucoup baissé pendant que les coûts de réparation montaient en flèche, ce qui était tout à fait le genre de choses auxquelles on s’attendait – vous ne croyez pas ? – dans le monde dans lequel nous vivons. L’homme combina un hochement de tête et un haussement d’épaules. Elle pouvait bien avoir raison : on l’appelait beaucoup en réparation depuis quelques jours.
La vague de pannes électriques fit brièvement sensation à Belltower, fut signalée dans le journal local et discutée sans que se dégage la moindre conclusion, et finit par tomber dans l’oubli.
Si la rafale électromagnétique tua ou causa des dégâts irrémédiables à nombre de cybernétiques, beaucoup y survécurent toutefois. Celles-ci mirent plusieurs jours à retrouver leur sens de l’orientation. Il fallut réparer et restaurer des chemins informationnels coupés, assembler un souvenir compréhensible des événements de la journée.
Le principal préjudice était la perte de Ben Collier. Pour les cybernétiques, il avait servi à la fois de plaque tournante, de législateur et de Dieu. Sans lui, elles durent se rabattre sur des sous-routines primitives. C’était inévitable mais contraignant. Privées de Ben, considérablement moins nombreuses, elles ne possédaient qu’une intelligence rudimentaire. Elles pouvaient accomplir des tâches de routine, tout le reste relevait du tâtonnement dans l’obscurité.
La plupart des nanomécanismes intimement associés à l’organisme du voyageur temporel avaient été détruits par l’impact de l’arme de Billy ou l’extinction physique qui avait suivi. Certains s’étaient vus éparpillés aux quatre vents ; endommagés ou expédiés hors de portée de leur pensée collective, ceux-là périrent. Quelques-uns, suivant des sous-routines propres, parvinrent à s’enfuir en bon ordre et finirent par retrouver le chemin de la maison. Ils transférèrent le contenu significatif de leur mémoire dans les cybernétiques de plus grande taille, à la manière des abeilles nourrissant la ruche avec du pollen. Le partage de cette nouvelle connaissance permit à la communauté de machines de comprendre la nécessité de prendre des mesures.
Suivant des vecteurs décrits par les nanomécanismes, des armées de cybernétiques grosses comme des insectes fouillèrent la forêt à l’arrière de la maison. Comportement risqué qui avait fait l’objet de débats : l’extérieur des limites de la propriété leur avait été interdit… jusqu’à cette situation d’urgence. Mais leur priorité numéro un (conclurent les nanomécanismes) consistait à remettre en état Ben Collier, tout autre problème pouvant attendre que celui-ci soit à même de faire la lumière sur ce qu’il souhaitait.
Cette restauration n’allait toutefois pas sans difficultés. Des émissaires cybernétiques trouvèrent le corps dans un état de décomposition. Des micro-organismes, essentiellement des bactéries et des champignons, s’étaient installés à profusion un peu partout sur les plaies et aux extrémités du cadavre. La putréfaction, considérable, ne tarderait pas à devenir irréversible. Le travail commença aussitôt. D’anciens nanomécanismes furent recrutés et de nouveaux créés pour pénétrer dans le corps afin d’y jouer un rôle de stérilisation. Le cœur fut isolé et remis avec soin dans un état de fonctionnement potentiel. Les veines et artères ouvertes furent refermées, la peau ancienne et infectée ôtée puis remplacée par de la matière synthétique extrudée.
Ce qu’ils préservèrent ainsi ne fut pas tout à fait le corps du voyageur temporel, mais plus ou moins ses composantes essentielles : le squelette (moins une jambe et la majeure partie du crâne), des réductions sommaires des principaux organes, de la viande stérile. En pénétrant dans le bûcher, un promeneur aurait cru voir un cadavre fraîchement écorché, nu et très incomplet. Un corps absolument incapable de fonctionner.
Il le serait resté si les cybernétiques n’avaient collectivement gardé un plan du corps du voyageur temporel ainsi qu’une carte de son cerveau, contenu compris. C’était des informations qu’elles se partageaient holographiquement, et si l’impulsion électromagnétique en avait gommé quelques détails, elles pouvaient inférer ceux-ci des données génétiques toujours présentes dans le corps. Elles avaient sauvé tout ce qu’elles pouvaient sauver et étaient prêtes à entamer la reconstruction du reste.
Il leur manquait toutefois la matière première, tant pour la reconstruction que pour leur propre maintenance. Il y avait beaucoup de travail. Elles se contentèrent tout d’abord de stériliser le corps de Ben Collier et d’en condamner les accès. Elles montèrent en permanence la garde dessus afin de garantir à tout instant la viabilité de sa viande, mais le principal bataillon de cybernétiques se replia dans la maison pour évaluer leurs ressources et reconstruire leur base matérielle.
Il faudrait beaucoup de nouveaux nanomécanismes. Qui pouvaient être assemblés, bien que lentement, à partir de matériaux disponibles dans la maison et dans le sol autour de celle-ci. Les nanomécanismes étaient complexes mais presque dépourvus de masse, ce qui jouait en leur faveur. Avec cette nouvelle armée, la restauration du corps pourrait commencer… tâche hélas beaucoup plus gigantesque.
Ils n’avaient d’autre allié que le corps lui-même. Une fois rétablie une fonction cardio-vasculaire primitive, on pouvait remettre en état le système digestif du voyageur temporel. Autrement dit, on pouvait le nourrir, et consacrer cette nourriture à la reconstruction et aux soins. Sauf qu’il faudrait, rien que pour l’entretien, une grande quantité de protéines.
Les cybernétiques avaient mis en place un large sentier entre la maison et le bûcher, espace dans lequel elles apprirent à chercher de la nourriture. On trouvait des protéines très acceptables, dans cette forêt tempérée humide. La majeure partie de ce qui ne l’était pas pouvait le devenir, en le modifiant. Elles apprirent à moissonner la forêt sans la dépouiller. Elles prirent la fougère en épi et la prêle, elles prirent les airelles et les champignons sur le tronc d’un grand tsuga moussu. Elles disputèrent les insectes aux grenouilles et aux grives. Un jour, elles découvrirent le cadavre tout frais d’un raton laveur. Ce fut un festin, dépouillé et liquéfié par des enzymes. Tuer un daim aurait pu considérablement accélérer leur tâche, si une puissante inhibition ne les avait empêchées de prendre une vie vertébrée. C’est par le vol qu’elles récupérèrent la majeure partie de leur viande… une souris ou une grenouille subtilisées au bec d’une chouette les nuits de lune en plein été.
Si elles avaient été plus nombreuses, cela aurait pu suffire. Contraintes par leur base matérielle, elles réussirent à préserver le voyageur temporel, mais ne purent améliorer que de temps en temps une fonction principale. En juillet 1983, il récupéra un rein en état de marche. En octobre 1986, il prit sa première véritable inspiration depuis sept ans.
La conscience était le dernier obstacle majeur… une grande quantité de matière cérébrale avait été détruite. La reconstruction, plus délicate, nécessitait davantage de matière première, aussi ne progressait-elle pas vite.
Il s’agissait d’un travail méticuleux, mais la patience des cybernétiques ne connaissait pas de bornes. Rien ne les dérangea dans leur labeur jusqu’à l’arrivée de Tom Winter… complication non seulement perturbante, mais qui pouvait se révéler dangereuse. Incapables de l’expulser, elles essayèrent de se servir de lui… mais il y avait tant de choses qu’elles ne savaient pas, tant de connaissances perdues, et travailler avec Tom Winter détournait un trop grand nombre de leurs nanomécanismes indispensables. Le travail ralentit un moment… pour repartir de plus belle quand Tom Winter fit don de plusieurs paquets de protéines sortis de son congélateur, et de plus belle encore quand un puma tua un daim à portée du bûcher. Elles mirent facilement en fuite le puma, et le cervidé fut une vaste et chaude réserve de nourriture utile.
Le travail accéléra vers son achèvement.
Ben Collier vécut d’étranges moments d’éveil.
Sa conscience fut tout d’abord précaire et ténue, comme la flamme d’une bougie vacillant au milieu d’une grande pièce obscure.
La première sensation assez forte pour se fixer dans sa mémoire fut la douleur… une douleur intense qui semblait irradier vers l’intérieur depuis toutes les limites de son corps. Il voulut ouvrir les yeux, n’y panant pas. Ses yeux ne fonctionnaient pas et ses paupières semblaient suturées. Il essaya de hurler : cette fonction-là lui manquait aussi.
Les nanomécanismes présents dans son corps perçurent sa détresse, qu’ils soulagèrent aussitôt. Ils fermèrent son sensorium, bloquèrent les impulsions nerveuses venues de sa peau à vif et en cours de réparation. Ils libérèrent un flot d’endorphines apaisantes. Ben se rendormit presque aussitôt.
Lorsqu’il fut autorisé à se réveiller la fois suivante, les mécanismes fondamentaux du moi et de la pensée étaient presque guéris. Il sut qui il était et ce qui lui était arrivé. Il ne pouvait ni bouger ni voir, mais les nanomécanismes le rassurèrent et surveillèrent les substances biochimiques qui trahiraient en lui l’apparition de la panique.
Ben se préoccupa de ses fonctions de gardien, sans nul doute négligées durant sa mort. Il eut une pensée prépondérante : Dites-moi ce qui est arrivé à la maison.
En temps utile, répondirent les nanomécanismes. Malgré ses énormes progrès, il n’était pas encore prêt à reprendre son ancien rôle. Il faudrait pour cela une guérison complète.
Rendors-toi, lui dirent-ils. Il obtempéra avec reconnaissance.
La fois suivante, il s’éveilla aussitôt, sur le qui-vive, vibrant d’inquiétude.
Il y a quelqu’un, l’informèrent les nanomécanismes.
Ben savait où il se trouvait : à l’intérieur de l’ancien bûcher dans la forêt derrière la maison. Les cybernétiques avaient restauré sa mémoire, y compris le souvenir de son propre meurtre et de ce qui avait suivi : leurs souvenirs étaient à proprement parler les siens. On avait conçu les cybernétiques pour Ben comme ses adjoints ou appendices personnels, et qu’elles se soient si bien débrouillées sans lui le réjouit. Pendant une toute petite fraction de seconde, il savoura les détails de sa propre reconstruction.
Bien que miraculeuse, celle-ci était hélas partielle. Son esprit était presque complètement fonctionnel, mais il restait du travail sur son corps. Il lui manquait encore une partie du crâne, remplacé sur de larges portions par une coiffe gluante et transparente ; sa jambe gauche se réduisait à une nageoire veineuse et on continuait à voir du tissu musculaire là où de grandes étendues de peau et de tissus décomposés avaient été ôtées et stérilisées.
Au moins ses yeux fonctionnaient-ils. Il les ouvrit.
Il était couché sur le dos au milieu d’un amas de journaux moisis. Le soleil luisait par les interstices du mur côté sud. Il y avait du vert partout, couleur mousse et lichen. Une grande quantité de poussière, de pollen et de spores flottait dans l’air.
Il regarda la porte, un grossier battant de planches de récupération maintenues par des clous rouillés.
Ses oreilles fonctionnaient aussi : il entendait le bruissement de sa propre respiration… et celui des cybermécanismes qui s’activaient autour de lui dans les détritus.
Il entendit aussi des pas dans les hautes herbes de l’autre côté de la porte.
Puis une main sur le loquet primitif qui gardait celle-ci fermée.
Ce loquet qui s’ouvrait.
La porte qui pivotait en grinçant.
Ben ne pouvait pas bouger. Il inspira à fond, emplit ses poumons à vif en espérant être au moins capable de parler.
Greenwich Village, Manhattan, dans la chaleur de plus en plus épaisse et les migrations de marée de l’été 1962 : fin juin, Tom Winter avait appris deux ou trois trucs sur sa patrie d’adoption.
Dont une partie de son histoire. « Le Village », appelé Sapo-kanican par les Indiens et Greenwich par les Britanniques, avait constitué une partie prisée de Manhattan jusqu’à ce que son prestige se déplace vers le nord sur Broadway, à la fin du dix-neuvième siècle. Une population d’immigrants s’y était alors installée, puis des bohèmes radicaux attirés par les loyers bas dans les années précédant la Première Guerre mondiale. Si sa machine temporelle l’avait déposé dans les années 1920, Tom aurait pu, en pénétrant dans l’une des diverses incarnations des cafés tenus par Romany Marie – sur Sheridan Square ou, plus tard, sur Christopher Street –, tomber sur Eugene O’Neill en train de prendre des notes pour une pièce ou sur Edgar Varèse occupé à dîner d’une ciorbâ fleurant bon les poireaux et l’aneth. Il aurait pu arriver aussi en 1950 et croiser Dylan Thomas ivre au White Horse ou Kerouac au Remo, qui envisageait de partir en Californie… ces vies publiques simple tourbillon créé par un courant plus profond, contrepoint de la vie américaine telle qu’on la comprenait dans les films.
Les loyers avaient augmenté depuis : un lent embourgeoisement se poursuivait depuis que le métro avait relié le Village au reste de New York dans les années 1930. Les artistes vraiment pauvres se voyaient déjà obligés de déménager dans le Lower East Side. Toujours était-il qu’en cette année 1962, il y régnait une forte et émouvante odeur de rébellion.
Tom apprit aussi qu’il s’y plaisait.
Ce qui pouvait sembler étrange. Il ne s’était jamais considéré « bohème ». Le mot n’avait jamais eu beaucoup de signification pour lui. Il avait fréquenté l’université dans les années 1970, fumé de la marijuana à une ou deux occasions, porté des jeans et eu les cheveux longs les dernières années où c’était à la mode. Rien de tout cela n’avait paru un tant soit peu rebelle… mais simplement banal. Il avait accepté sans appréhension un emploi de bureau et s’était inquiété de ses revenus, comme tout le monde. Comme tout le monde, il avait trop acheté à crédit et dû un peu limiter ses dépenses. Il fut préoccupé, comme tout le monde, quand la Bourse traversa une mauvaise passe… Barbara et lui n’avaient jamais mis assez d’argent de côté pour détenir un portefeuille d’investissement, mais l’état de l’économie et les éventuelles conséquences sur leur budget l’inquiétaient. Bien que très engagée dans l’activisme écologique, Barbara n’avait pas du tout un comportement de bohème, contrairement à ce que croyait Tony… sa démarche paraissait parfois assez brutale à Tom pour faire honte au plus froid des avocats d’affaires. Elle lui dit un jour que s’il fallait porter une putain de jupe Perry Ellis pour être crédible, elle le ferait : cela ne lui posait aucun problème.
Et lorsque la structure de la vie et de l’emploi s’effondra autour de lui, Tom ne pensa pas un instant à un échec du système, juste à un échec personnel à l’intérieur de ce système.
Il fut surpris et ravi de découvrir une autre attitude, non seulement chez Joyce, mais plus généralement dans le Village : un consensus sur le fait que le monde extérieur était un laboratoire stérile sans autres produits intéressants que ses échecs, ses rebuts et ses réfugiés.
Tom était indéniablement aussi pauvre que n’importe quel réfugié. À son arrivée, Joyce l’accueillit quelques jours – jusqu’à ce que Lawrence y trouve à redire – et le persuada de ne pas vendre sa guitare. Ayant trouvé un emploi à temps partiel de serveuse, elle put lui prêter assez d’argent liquide pour une chambre au YMCA. Elle prévint ses amis qu’il cherchait un travail, et l’un d’eux, un romancier non publié du nom de Soderman, indiqua à Tom avoir vu une pancarte « On embauche » dans la vitrine d’une boutique de radio et de hi-fi sur la 8e Avenue. Cette boutique s’appelait Lindner’s Radio Supply et son propriétaire, Max Lindner, expliqua à Tom qu’il avait besoin d’un technicien, de « quelqu’un pour bosser à l’arrière », avant de lui demander s’il s’y connaissait en électronique. Tom répondit que ouais, il s’y connaissait… qu’il avait suivi des cours d’électrotechnique à la faculté et savait manier un fer à souder. La clientèle de Max apportait surtout en réparation des appareils à tubes à vide, mais Tom ne s’attendait pas à rencontrer de problèmes d’adaptation. « L’arrière » consistait en une pièce de la taille d’un garage double, avec des chariots de tubes à vide et des appareils de contrôle contre les murs ainsi qu’un manuel RCA bien écorné relié par une chaîne à l’établi. Une forte odeur de soudure chaude flottait dans l’air.
« Mon dernier technicien était un petit Portoricain, dit Max. Il n’avait que dix-huit ans, mais il savait si bien démonter et remonter les appareils qu’ils avaient l’air deux fois mieux que le jour où on les avait vendus. Vous savez ce qu’on lui a fait ? On l’a appelé sous les drapeaux, bordel. Dans six mois, il sera en train de construire des stations radar à Congo Bongo. J’ai fait ma part à Guadalcanal, et voilà comment l’armée me remercie. » Il regarda Tom des pieds à la tête. « Vous pouvez vraiment faire ce boulot ?
— Je peux vraiment.
— Vous commencez demain. »
Après un emploi, sa priorité consistait à trouver un logement.
Joyce en convenait. « Tu ne peux pas rester au Y, ce n’est pas sûr.
— Ah bon ?
— C’est rien que des tapettes. Tu t’en es peut-être rendu compte. »
Elle eut un sourire un peu sournois, s’attendant à le voir scandalisé par cette information. Il se demanda comment réagir. Mon ex-femme était politiquement correcte… on a assisté à tous les dîners de collecte de fonds pour la recherche contre le sida. « Je pense que ma vertu est intacte. »
Elle haussa les sourcils. « Vertu ? »
Pour fêter son nouvel emploi, ils étaient venus au Stanley’s, un nouveau bar dans le Lower East Side. Tom commençait à se débrouiller avec la géographie de New York : il comprenait qu’East Village était un endroit encore plus en marge que West Village, puisqu’il fallait prendre une ligne de bus transversale en plus du métro pour y arriver et qu’aucun Artiste Barbu n’y habitait encore peu auparavant. Voilà pourquoi le Stanley’s offrait parfois des bières gratuites : il essayait de se constituer une clientèle. L’appartement de Lawrence se trouvait à proximité, celui de Joyce pas trop loin, et de toute manière, il ne se passait rien ce soir-là dans le quartier plus tapageur de Bleecker et MacDougal.
Si Tom se réjouissait d’avoir trouvé un travail, la soirée le rendait un peu nerveux.
Joyce lui tendit une cigarette. « Je ne fume pas, indiqua-t-il.
— Tu n’as pas beaucoup de vices, Tom. » Elle s’en alluma une. À l’époque d’Aerotech, Tom avait travaillé dans un bureau classé non fumeur, aucun des amis de Barbara ne fumait et les vendeurs de la concession automobile étaient incités à se passer de cigarettes. Il avait oublié à quel point ce petit rituel pouvait s’avérer fascinant. Joyce s’y livra avec une grâce inconsciente, agitant l’allumette qu’elle lâcha ensuite dans un cendrier. Une heure plus tard, le bar serait plein et l’atmosphère bleue de fumée. Un quart de siècle les séparait de la sévère désapprobation de C. Everett Koop[2].
« Au moins, tu bois.
— Avec modération. » Il sirotait une bière. « J’ai bu davantage. En fait, j’ai fait un alcoolique très convenable. Mon médecin m’a dit qu’il était trop dur pour moi de boire vraiment et trop facile d’arrêter. D’après lui, je n’avais pas le gène de l’alcoolisme dans mon ADN.
— Dans ton quoi ?
— Je ne suis pas taillé pour ça.
— Indécrottablement presbytérien. » Elle tira une bouffée de cigarette. « Quelque chose te tracasse, non ?
— Je ne veux pas éluder beaucoup de questions ce soir.
— De ma part, ou bien… ? »
Il fit un geste… non, pas de la part de Joyce.
« Eh bien, les gens sont curieux. Il se trouve, Tom, que tu n’es pas étiqueté. Les gens qui viennent ici parlent de non-conformisme, d’analyse sociologique et tout le bastringue, mais ça ne les empêche pas de porter des étiquettes. On pourrait leur accrocher des pancartes. Jeune poète en colère. Chanteur de folk gauchiste. Cadre dans une agence de pub à la reconquête de sa jeunesse. Et cætera. Les véritables et authentiques énigmes sont très rares.
— Et j’en suis une ?
— Oh, sans aucun doute.
— C’est aussi une étiquette, non ? »
Elle sourit. « Sauf que personne ne l’aime. Si tu ne veux pas traîner dans le coin, Tom, tu as plusieurs choix.
— Genre ?
— Genre, tu peux aller ailleurs. Ou envoyer tout le monde se faire foutre. Ou bien nous pourrions aller ailleurs. Maintenant ou plus tard. »
Elle se tenait assise en face de lui, la main penchée de côté, et la fumée de sa cigarette montait vers le plafond. Il y avait peu de lumière, mais Joyce paraissait magnifique dedans, avec ses longs cheveux noués dans le dos et, agrandi par ses verres de lunettes, le regard narquois de ses yeux bleus plissés. Il voyait qu’elle n’avait pas fait cette proposition sans nervosité.
Proposition qui n’avait d’ailleurs rien d’ambigu. Tom eut l’impression qu’on venait de lui retirer brutalement la chaise qu’il occupait. Il se sentit léger comme l’air.
« Et Lawrence ? demanda-t-il.
— Lawrence a des problèmes. Enfin, je ne sais pas, c’est peut-être les miens. Il dit ne pas vouloir que je lui appartienne. Et ne pas vouloir non plus que j’appartienne à un autre. Il dit avoir des sentiments partagés. À mon sujet. »
Tom réfléchissait à cela quand la porte s’ouvrit sur la chaleur vespérale de l’avenue B, d’où un groupe se précipita à l’intérieur. Ses amis. « Joyce ! » s’écria l’un d’eux.
Elle regarda Tom, haussa les épaules en souriant et ses lèvres articulèrent quelque chose en silence… peut-être « plus tard ».
Comme tout immigrant – tout réfugié –, il s’ajustait à son nouvel environnement. On ne pouvait vivre en permanence bouche bée. Mais il oubliait rarement l’endroit où il se trouvait et la manière dont il y était arrivé.
1962. Le mur de Berlin avait moins d’un an. John F. Kennedy occupait la Maison-Blanche. Les Soviétiques se préparaient à expédier des missiles à Cuba, précipitant une crise qui, finalement, n’aboutirait pas à une guerre nucléaire. En Europe, des femmes donnaient naissance à des bébés déformés par la thalidomide. Martin Luther King dirigeait le mouvement des droits civiques : cet automne, il y aurait des troubles civils à Oxford, dans le Mississippi. Et les Yanks l’emporteraient sur les Giants dans le championnat de base-ball.
Renseignements confidentiels.
Il savait tout cela, ce qui ne l’empêcha pas de se sentir à l’écart de la conversation qui commençait à couler autour de lui. Ils parlèrent un moment de livres, de théâtre. Soderman, le romancier qui avait indiqué à Tom l’emploi de réparateur radio, avait une opinion bien arrêtée sur Ionesco. C’était un garçon sympathique, avec son visage jeune et rond de tamia encadré par sa coupe en brosse et son collier de barbe… mais il aurait tout aussi bien pu parler chinois. Ionesco était un nom que Tom avait déjà entendu, mais qu’il n’arrivait pas à situer, perdu dans un vague souvenir d’un cours de littérature de première année de faculté. Tout comme Beckett, ou Jean Genet. Il sourit de manière énigmatique aux moments qui lui semblaient appropriés.
Puis Lawrence Millstein se lança dans un éditorial verbal opposant musique folk et jazz, sujet dans lequel Tom se sentit un peu plus à son aise. Millstein était de la vieille école, minoritaire dans l’assistance : il détestait le monde du café folk et nourrissait de la nostalgie à l’égard des dieux farouches du saxo ténor.
Il avait la tête de l’emploi. Si Tom avait distribué les rôles pour une version cinématographique de Sur la route, peut-être aurait-il choisi Millstein comme personnage d’« ambiance » : grand, brun, mince, avec quelque chose d’affecté dans son intensité. Joyce l’avait décrit comme « genre Raskolnikov… du moins, il essaye de suivre cette voie ».
Millstein monologua pendant vingt minutes sur Charlie Parker et « l’angoisse de l’âme nègre ». Tom l’écouta avec une irritation croissante, mais garda le silence… en buvant. Il connaissait la musique dont parlait Lawrence. Durant sa rupture avec Barbara et après le divorce, il avait parfois eu l’impression que seul Parker – avec Thelonious Monk, le Miles Davis de l’époque Sketches of Spain, Sonny Rollins ou Oliver Nelson – lui permettait de tenir. Pour certains de ces albums, il avait échangé ses vinyles rayés contre les versions CD. Ce n’est pas normal, se faisait-il parfois la réflexion, qu’une technologie à rayon laser décode ces vieux enregistrements monophoniques. Cela n’empêchait pas la musique de se déverser des haut-parleurs. Il l’appréciait parce que ce n’était pas de la musique pour pleurer dans sa bière. Elle n’avait jamais rien de pathétique. Elle prenait en compte votre douleur, l’admettait, mais parfois, les bons soirs, elle vous emportait d’un coup au-delà de cette douleur. Tom avait aimé la manière étrange dont la musique traduisait les pertes en gains, et cela l’ennuyait d’entendre Millstein pratiquer avec suffisance des claquettes sur le sujet.
Joyce hasarda : « Personne ne critique Parker. La musique folk fait autre chose. Elle est juste différente. Il n’y a aucun antagonisme. »
Tom sentit qu’ils avaient déjà eu cette discussion et que Millstein la remettait sur le tapis pour des raisons personnelles. « C’est de la musique de Blancs, affirma celui-ci.
— Il y a davantage de critique sociale dans les cafés folks que dans les bars de jazz, plaida Soderman.
— Justement. La musique folk ressemble à une dissertation de lycée. Tous ces petits sermons pleins de ferveur. Le jazz est le sujet. C’est ce dont parle le sermon. Il intègre tout le ressenti des Nègres.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? intervint Tom. Que les Blancs ne devraient pas faire de musique ? »
Les yeux se braquèrent sur lui. « Le réparateur parle ! » lança Soderman.
Un peu éméché, Millstein débordait de mépris. « Qu’est-ce que tu sais du ressenti des Nègres, bordel ?
— Absolument rien, convint Tom avec amabilité. Nom d’un chien, Larry, je suis aussi blanc que toi. »
Lawrence Millstein ouvrit la bouche, la referma. Un instant de silence… puis la tablée éclata de rire. Millstein parvint à dire quelques mots – peut-être va te faire foutre –, mais ils se noyèrent dans le vacarme et Tom put les ignorer.
Joyce rit aussi, puis orienta la conversation sur un sujet moins sensible : elle avait reçu une lettre d’une certaine Susan qui s’occupait d’organisation politique dans la Géorgie rurale. Diplômée de Vassar, Susan semblait avoir été plutôt extravagante du temps où elle habitait le Village. Chacun y alla de son anecdote à son sujet. Joyce se détendit.
Elle se pencha pour murmurer à l’oreille de Tom : « Essaye de ne pas le mettre en rage !
— J’ai l’impression que c’est déjà fait », lui répondit-il sur le même ton avant de commander une autre bière.
Il avait atteint ce moment délicat où il n’était pas encore tout à fait ivre, mais avait bel et bien dépassé le stade de la sobriété. Il décida que c’étaient des gens bien. Il les appréciait. Quand ils quittèrent le Stanley’s, il les suivit. Joyce lui prit la main.
L’air nocturne était tiède et confiné. Ils passèrent devant des immeubles aux perrons bondés de gens, des lampadaires lugubres, du bruit et un salon de coiffure qui empestait la mousse à raser Barbasol, avant d’arriver enfin à un vieil immeuble dans lequel ils montèrent jusqu’à une longue pièce encombrée d’étagères à livres et de mauvaises peintures d’amateur. « L’appartement de Lawrence », révéla Joyce. Il demanda : « J’ai le droit d’être là ? » Question à laquelle elle répondit : « C’est une fête ! »
Les livres consistaient en de la poésie, des revues littéraires éclectiques et des romans contemporains. La collection de disques était importante et impressionnante – elle comprenait les 78 tours de Bix Beiderbecke – et la hi-fi semblait coûteuse : une platine Rek-O-Kut, un amplificateur hérissé de tubes. « Musique ! » cria quelqu’un, aussi Tom s’écarta-t-il pour laisser Millstein sortir un disque de John Coltrane de sa pochette et le placer sur la platine… d’un geste vaguement religieux. La pièce s’emplit soudain d’une mélodie sauvage.
Tom regarda Soderman fermer un rideau grossier, masquant la vue sur la 14e Rue et ses cheminées de la Consolidated Edison, tandis que quelqu’un sortait une boîte en bois renfermant quelques grammes de marijuana ainsi qu’un paquet de papier à rouler Zig-Zag. Tom s’amusa de la solennité de ce rituel, qui incluait quelques coups d’œil hésitants dans sa direction… pouvait-on faire confiance à ce nouveau venu ? Il s’approcha d’un coup en disant : « Laissez-moi rouler. »
Des sourires. Joyce demanda : « Tu sais faire ? »
Tom assembla deux feuilles de papier afin de préparer un double largeur. Malgré sa technique rouillée – il n’avait pas roulé depuis longtemps –, il parvint à produire un joint honorable. Soderman hocha la tête d’un geste approbateur. « Où t’as appris ça ?
— En fac, répondit Tom sans réfléchir.
— Et t’es allé où, en fac ?
— Dans le fief agricole du Nord-Ouest Pacifique. » Il sourit. « Une allumette ? »
Il avait juste voulu établir des liens de camaraderie, mais le chanvre lui monta aussitôt à la tête. Le saxo de Coltrane, irradiant d’un seul haut-parleur, devint un grand instrument doré ressemblant à une cloche. Il décida qu’il appréciait Lawrence Millstein parce que celui-ci appréciait cette musique-là, puis se souvint de sa diatribe dans le bar et de l’avertissement de Joyce – ne le mets pas en rage –, qui sous-entendait quelque chose sur son caractère et sur ce qu’elle pouvait en avoir vu. Il regarda Joyce, debout à contre-jour sur le seuil de l’horrible cuisine de Lawrence. Il se souvint de la demi-promesse qu’elle lui avait faite et pensa à la possibilité de la tenir dans ses bras, de l’emmener au lit. Elle était très jeune et pas aussi raffinée qu’elle aimait à le croire. Elle méritait mieux que Lawrence Millstein.
Le Coltrane se termina. Millstein mit quelque chose que Tom ne reconnut pas, du bop énervé, une musique coléreuse enregistrée trop près de la trompette… on aurait dit un piano se battant contre une guêpe géante. La fête devenait de plus en plus bruyante. Déconcerté, il s’installa sur une chaise vide dans un coin de la pièce et laissa la musique l’engloutir. Il y eut un coup à la porte : on dissimula prudemment la marijuana avant d’ouvrir. C’était une amie de Soderman, une femme en pull à col cheminée noir avec un étui à guitare. Des cris de bienvenue. Joyce s’approcha de la platine pour soulever le bras de lecture. « Attention avec ça ! » cria Millstein de l’autre bout de la pièce.
Joyce emprunta la guitare, l’accorda et se mit à jouer des accords sur une ligne de basse. Cinq ou six personnes ne tardèrent pas à se regrouper autour d’elle. Cramoisie – à cause de la boisson, de la drogue ou de l’attention –, elle avait le regard un peu vitreux. Mais lorsqu’elle chanta, ce fut merveilleux. Elle interpréta des ballades folks traditionnelles, « Fannerio », « Lonesome Traveler ». Quand elle parlait, elle se montrait hésitante, timide ou sardonique, mais il sortait maintenant de ses lèvres une voix toute différente, si bien que Tom se redressa pour observer la jeune femme. Il l’avait appréciée sans deviner la présence de cette voix-là en elle. Il devait faire une drôle de tête, car elle lui sourit. « Viens jouer ! » lança-t-elle.
Il sursauta. « Mon Dieu, non.
— Je t’ai entendu tripoter cette guitare avec laquelle tu es arrivé en ville. Tu te débrouilles pas mal.
— Le réparateur joue de la guitare ? » glissa Soderman.
Un peu plus sobre, il n’aurait jamais accepté. Mais zut, pourquoi pas ? S’il était nul, Joyce n’en paraîtrait que meilleure par comparaison. Lui permettre de faire bonne impression semblait une ambition assez noble.
Des années durant, il avait sorti peut-être une fois par mois sa guitare de son étui afin de ne pas perdre son peu de talent. Il avait travaillé sérieusement son instrument pendant ses études, au point de prendre des leçons particulières avec un professeur à demi alcoolique du nom de Pegler qui affirmait avoir dirigé un ensemble folk-rock à Haight-Ashbury en 1965. (Pegler, où es-tu maintenant ?) Il prit la guitare des mains de Joyce en se demandant ce qu’il pourrait bien jouer. « Guantanamera » ? Une vieille ballade des Weavers ? Il se souvint alors d’une chanson qu’il avait apprise, des années plus tôt, à partir d’un vieil album de Fred Neil… et compta tout autant sur l’inspiration que sur la chance pour se rappeler la suite d’accords.
Il chanta d’une voix sans vraiment de charme et rendue rêche par la drogue, mais les paroles lui revinrent presque toutes seules. Il leva la tête au milieu du morceau et s’aperçut que Joyce rayonnait d’approbation. Il faillit en rater un changement d’accord, mais se reprit et acheva le morceau sans trop d’embarras. Joyce applaudit, l’air heureux. « Impressionnant ! » affirma Soderman.
Lawrence Millstein s’était avancé d’un coin sombre de la pièce. « Pas mal pour une soirée amateur, lança-t-il.
— Merci, répondit Tom avec circonspection.
— De la daube sentimentale, bien entendu. »
La remarque resta davantage en travers de la gorge de Joyce que de celle de Tom. « Ça doit être la pleine lune, dit-elle. Lawrence se transforme en connard.
— Téméraire », remarqua tranquillement Soderman.
Tom se redressa.
« Non, c’est bon », dit Millstein. Il fit un geste expansif, renversant un peu du Jack Daniel’s présent dans son verre. « Je ne veux pas interrompre votre parade amoureuse. »
Tom rendit la guitare. Il commençait à s’apercevoir qu’il se trouvait en présence d’un type ivre et plein de colère.
Ne le mets pas en rage. Mais Joyce semblait avoir oublié son propre conseil. « Arrête, dit-elle. On n’a pas besoin de ce genre de conneries.
— On n’a pas besoin ? Qui ça, on ? Toi et Tom ici présent ? Joyce et le réparateur ? »
Soderman intervint : « Tu as renversé ton verre, Lawrence. Viens avec moi, on va t’en chercher un autre. »
Millstein l’ignora pour se tourner vers Tom. « Elle te plaît ? Tu l’aimes bien ?
— Oui, Larry, répondit-il. Je l’apprécie beaucoup.
— Ne m’appelle pas Larry, bordel ! »
Le silence se fit aussitôt. Millstein s’aperçut de l’attention qu’on lui portait et se força à sourire. « Tu sais ce qu’elle est, bien entendu, poursuivit-il. Tu le sais forcément. C’est une vieille histoire. Elles sortent d’une université privée réservée aux femmes, elles arrivent ici vêtues de manière ridicule… avec des ballerines et des pantalons de toréador. Elles ont des tendances bohèmes, mais font toutes leurs courses dans les grands magasins. Elles viennent ici pour l’inspiration intellectuelle. Du moins, à ce qu’elles te disent. Bien sûr, en réalité, elles viennent se faire sauter. Je me trompe, Joyce ? Elles se voient dans les bras d’un musicien nègre de dix-neuf ans. On peut se faire aussi facilement sauter dans le comté de Westchester, bien entendu, mais par des types beaucoup moins intéressants. » Il regarda Tom avec un sourire figé et faux. « Et donc, à quel point es-tu intéressant, toi, au juste ?
— Pour le moment, répliqua Tom, je pense l’être un peu plus que toi. »
Millstein jeta son verre par terre et serra les poings. « Arrêtez-le ! » cria Joyce, et Soderman se leva devant Millstein, sur l’épaule duquel il posa une main conciliante. « Allons, dit-il. Allons, du calme. Ce n’est rien. Allons, Larry… Je veux dire, Lawrence…»
Joyce attrapa Tom par la main pour le tirer vers la porte.
« Cette putain de soirée est terminée ! » hurla Millstein.
Ils sortirent dans le couloir.
« Rentrons chez moi », proposa Joyce.
Tom répondit que l’idée lui semblait bonne.
Elle se déshabilla avec un sans-gêne de chat.
La lueur pâle d’un réverbère traversait la fenêtre poussiéreuse. Tom fut surpris par ses petits seins et leurs agréables aréoles roses, par le triangle bien net de sa toison. Quand elle lui sourit dans la pénombre, il décida qu’il menait une vie enchantée.
La toucher fut comme boire à longues gorgées un grand verre d’eau. Elle se cambra contre lui quand il la pénétra, il sentit des ressorts rouillés se détendre en lui. Elle avait posé ses lunettes sur la caisse orange près du lit et le regardait avec des yeux aussi ouverts que possible.
Plus tard, alors qu’ils allaient s’endormir, elle lui dit qu’il faisait l’amour comme un homme qui souffrait de solitude.
« Vraiment ?
— Du moins ce soir. Tu te sens seul ?
— Plus maintenant.
— Mais tu te sentais très seul ?
— Oui, très. »
Elle se lova contre lui, plaquant ses hanches et ses seins. « Je veux que tu restes ici. Que tu viennes habiter ici. »
Il ressentit un autre instant de chute libre. « L’appartement est assez grand ?
— Le lit l’est. »
Il l’embrassa dans le noir. Une vie enchantée, songea-t-il.
1962, par une chaude nuit d’été.
C’était désormais la nuit d’un bout à l’autre du continent, avec un ciel dégagé depuis l’est des Rocheuses jusqu’à la côte du Maine et des étoiles qui brillaient dans le firmament, peu peuplé, d’un univers légèrement plus jeune. Le pays dormait, et d’un sommeil troublé, s’il l’était, par de vagues rêves lointains. Un rêve de Mississippi. Le rêve d’une guerre n’ayant pas encore vraiment commencé, quelque part à l’est de l’océan. Le rêve d’empires sombres évoluant à ses frontières.
J. F. Kennedy dormait. Lee Harvey Oswald dormait. Martin Luther King dormait.
Tom Winter dormait et rêvait de Tchernobyl.
Ce noyau de mécontentement de la nuit persista le matin venu.
Je suis un vent glacé originaire du pays de vos enfants, avait pensé Tom. Mais en regardant Joyce – qui mangeait un petit déjeuner tardif dans un restaurant bon marché au bout d’une rue étroite, sale et ensoleillée –, il voulut cesser d’être cela. C’était de l’histoire ancienne, et l’histoire était bonne parce qu’immuable, mais il se demanda avec inquiétude s’il n’avait pas pu apporter une infection de l’avenir… non une maladie au sens propre, mais une turbulence dans le flot du temps. Une vilaine irrégularité impossible à semer qui déferait le tissu de la vie de la jeune femme. Peut-être ses propres certitudes étaient-elles totalement erronées. Peut-être mourraient-ils tous dans l’attaque soviétique consécutive à la crise des missiles.
Mais c’était absurde… pas vrai ?
« Bientôt, dit-elle, il va falloir que tu me dises qui tu es et d’où tu viens. »
La suggestion le fit sursauter. Il la regarda de l’autre côté de la table.
« Je le ferai. Un de ces jours.
— Bientôt.
— Bientôt », capitula-t-il. Peut-être était-ce une promesse. Peut-être était-ce un mensonge.
Il s’appelait Billy Gargullo et c’était un garçon de ferme.
Il avait beau vivre à New York depuis dix ans, les nuits chaudes de ce genre continuaient à lui rappeler l’Ohio.
Durant les nuits chaudes de ce genre, il n’arrivait pas à dormir. Les nuits chaudes d’été, il quittait son minuscule appartement pour déambuler comme une ombre dans les rues. Il aimait prendre le métro, et quand il y avait trop de monde dedans, il aimait marcher.
Ce soir-là, il prit un peu le métro et marcha un peu.
Il avait laissé son armure dorée et luisante en sécurité chez lui.
Il ne la portait presque plus, mais y pensait souvent. L’armure dorée était chez lui, dans l’appartement qu’il habitait depuis une décennie. Il la conservait dans son placard, derrière une fausse cloison, à l’intérieur d’une boîte que lui seul pouvait ouvrir.
Même s’il ne la portait presque plus, l’armure dorée faisait partie de lui, jusqu’au plus profond de lui-même… et il trouvait cela gênant. Il avait abandonné beaucoup de choses en venant à New York. Beaucoup de choses horribles ou honteuses. Mais certaines l’avaient accompagné. L’armure elle-même n’avait rien d’horrible ni de honteux – à sa manière, elle était splendide, et lorsque Billy la portait, il la portait avec fierté. Il avait toutefois fini par soupçonner son besoin de cette armure d’être honteux… par soupçonner qu’il commettait des horreurs quand il la revêtait.
La faute ne lui incombait pas complètement, du moins se le disait-il. L’Infanterie avait procédé à certaines opérations chirurgicales sur sa personne. Billy avait un besoin authentique, physique de l’armure : sans elle, il lui manquait une partie de lui-même. D’une certaine manière, Billy était l’armure. Celle-ci n’était pas totalement Billy pour autant : elle avait ses propres mobiles, et elle le connaissait mieux que toute autre créature au monde.
Elle chantait pour lui, parfois.
Le plus souvent, ses chansons parlaient de la mort.
Billy sortit des vrombissantes cavernes mécaniques du métro pour s’enfoncer dans le désert nocturne au croisement de la 42e Rue et de Broadway. Minuit avait passé.
Comme toujours, l’exubérance et l’extravagance du vingtième siècle le surprirent. Toutes ces lumières ! Des néons colorés, des ampoules à incandescence qui brillaient, tout cela alimenté, avait-il appris, par des barrages mécaniques sur des rivières à des centaines de kilomètres de là. Et si étonnant que cela paraisse, la plupart de ces lumières servaient à la publicité.
Il traversa Times Square, où elles brillaient si fort qu’il les entendait grésiller et crépiter.
De l’endroit d’où venait Billy – la ferme –, cet usage frivole de l’électricité aurait été traité de dépravé. Un très mauvais mot. Mais il avait ici une autre signification… celle de la dissipation d’une énergie toute différente.
Les mots lui posaient des difficultés depuis son premier jour à New York.
Il y arriva dans un déchaînement de bruit et de sang, régurgité au deuxième sous-sol d’un vieil immeuble par une fracture dans le firmament du temps… apeuré par ce qu’il y avait vu, effrayé par ce qui pourrait guetter sa venue. Il déclencha des pulsations électromagnétiques, fit s’écrouler un mur et tua l’homme (un voyageur temporel) qui essayait de l’arrêter.
Lorsque la poussière retomba, il s’accroupit dans un coin pour réfléchir à ce qu’il pouvait faire.
Il pensa au monstre qu’il avait rencontré dans le tunnel.
On appelait ce monstre « fantôme temporel » : avant de mourir, Ann Heath lui avait conseillé de s’en méfier.
L’éblouissante apparition avait terrifié Billy malgré la nuée de courage chimique injectée dans son corps par l’armure. Sans pourtant avoir jamais rien vu de semblable au fantôme temporel, Billy sentit, d’une manière ou d’une autre, que celui-ci lui portait un intérêt particulier, personnel. Peut-être la chose savait-elle ce qu’il avait fait. Peut-être savait-elle qu’il n’avait pas sa place dans ce labyrinthe de temps, qu’il était un déserteur, un criminel, un réfugié.
Billy atteignait l’extrémité du tunnel au moment où la chose monstrueuse apparut. Il sentit sa chaleur ainsi que le poids, plus subtil, de son hostilité. Il s’enfuit, terrifié, prit ses jambes à son cou jusqu’à cet endroit de l’autre côté de la porte terminale, cet endroit sûr où le monstre ne pourrait le suivre… du moins à ce que lui avait dit Ann Heath.
La peur n’avait pas pour autant quitté Billy.
Il ne savait pas exactement où il se trouvait. Le milieu du vingtième siècle. Une zone urbaine. Il avait tué le gardien de cet endroit et quelques pulsations électromagnétiques supplémentaires le débarrasseraient de ses cybernétiques. Mais Billy s’accroupit dans un coin du deuxième sous-sol – dans la pénombre, dans la puanteur du plâtre et des parpaings fondus, dans une vague poussière grise provenant du tunnel endommagé – et comprit alors que son exil était permanent.
Il éteignit son armure afin de procéder à un inventaire personnel.
Ce qu’il avait fui :
L’Infanterie.
La Zone des Tempêtes.
Le meurtre.
La dénommée Ann Heath avec un éclat de verre dans le crâne et un tube hémotropique au milieu de la poitrine.
Ce qu’il avait abandonné :
L’Ohio.
Son père Nathan.
Une petite ville appelée Oasis.
Des kilomètres de chou frisé et de blé vert sous un ciel vide de tout, sauf de chaleur et de poussière.
Ce qu’il ne pouvait pas abandonner :
Son armure.
Et, s’aperçut Billy, cet endroit. Ce bâtiment, quel qu’il fût. L’entrée du tunnel, qu’il avait fermé hermétiquement, mais auquel il ne pouvait faire confiance : parce qu’il contenait des monstres, parce qu’il renfermait le futur.
Cette évasion fébrile dans le passé, qui lui avait semblé alors une bonne idée, le perturbait désormais. Il avait altéré des mécanismes qu’il ne comprenait pas, des mécanismes plus puissants qu’il ne pouvait l’imaginer. Sa rencontre avec le fantôme temporel était déjà assez inquiétante : qui d’autre pouvait-il avoir irrité ? Il y avait tant de choses qui échappaient à sa compréhension. Il se croyait en sécurité à cet endroit… mais voilà que de tout nouveaux doutes venaient tempérer cette croyance.
Toujours est-il que tu es là. Indéniablement. Il y était et y resterait. Au moins n’y avait-il là ni Infanterie ni Zone des Tempêtes. Un endroit loin de tout cela. Non pas l’Ohio avec ses déserts, ses canaux et le miracle de la moisson, mais sûr, au moins.
Une grande ville au milieu du vingtième siècle.
Cette nuit-là, sa première à New York, Billy dénuda le corps du voyageur temporel et transforma le cadavre en une dune de légères cendres blanches à l’aide d’un rayon en éventail.
Bien que tachés de sang et lui allant mal, les vêtements permirent à Billy de se déplacer sans attirer l’attention. Il explora les couloirs de l’immeuble d’habitation au-dessus de la pièce du deuxième sous-sol qui abritait le tunnel, il explora les rues avoisinantes de la ville dans la nuit. Le contenu du portefeuille du mort lui apprit que le voyageur temporel occupait jusque-là un « appartement » dans l’immeuble. Billy en localisa l’entrée, une porte numérotée parmi de nombreuses autres, et tâtonna avec les clefs dans la serrure primitive jusqu’à ce que la porte s’ouvre.
Il dormit dans le lit du défunt. Il s’appropria une nouvelle tenue. Il découvrit avec émerveillement le calendrier du mort : 1952.
Il trouva de l’argent liquide dans le portefeuille du mort, ainsi que dans un tiroir du bureau. Billy comprenait l’argent liquide : c’était une forme archaïque de crédit, universelle et interchangeable. Les dénominations étaient déroutantes, bien que d’un principe simple : un billet de dix dollars en « valait » deux de cinq, par exemple.
Il resta une semaine dans l’appartement. À deux reprises, quelqu’un frappa à la porte, mais Billy ne fit aucun bruit et ne répondit pas. Il regarda la télévision la nuit. Il mangea à intervalles réguliers jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien dans le réfrigérateur. Il s’assit à la fenêtre pour observer les passants dans la rue.
Il dissimula son armure sous le lit. Si vulnérable qu’il se sentît sans elle, il aurait été horriblement voyant avec. Il se dit qu’il devrait réussir à ne sembler qu’un peu bizarre en portant les pièces corporelles sous ses vêtements, sauf que ce n’était pas la question : il n’était pas venu là pour porter l’armure. Il prévoyait de ne pas la mettre du tout… ou alors seulement quand il ne pourrait pas faire autrement, quand les besoins particuliers de son corps modifié l’exigeraient. Dans un mois, disons. Deux. Six. Pas tout de suite.
Lorsqu’il n’eut plus rien à manger, Billy prit son argent liquide et quitta l’immeuble. Il parcourut trois blocs d’immeubles jusqu’à une « épicerie » où il se retrouva dans un paradis de fruits et de légumes frais, en plus grande quantité qu’il n’en avait jamais vu réunis. Ébloui, il choisit trois oranges, une tête de laitue et un régime de bananes d’un jaune brillant et tacheté. Il tendit au caissier un léger certificat d’argent liquide et fut dérouté par la réaction de l’homme : « Je ne peux pas changer ça, bon Dieu ! » Changer en quoi ? Mais Billy chercha dans sa poche une plus petite coupure, qui fut acceptée, et il comprit le problème quand le caissier lui tendit un nouvel assortiment de billets et de pièces : son « change ».
Les mots, pensa Billy. Les gens de cet endroit parlaient anglais, mais tout juste.
Il se procura sa nouvelle vie par le vol.
Le gardien, un voyageur temporel, avait possédé l’immeuble d’habitation au-dessus du deuxième sous-sol qui dissimulait le tunnel. Les actes de propriété étaient rangés dans un classeur de la chambre. Des années durant, le voyageur temporel avait géré l’édifice comme une simple formalité, en laissant vides presque tous les appartements. Billy se fit passer pour le « nouveau gérant » et encaissa les chèques de loyer mensuel. L’imposture s’avéra d’une facilité presque ridicule. Le défunt n’avait pas de famille pour le pleurer, pas d’associés pour s’enquérir de sa santé. En étudiant les documents, Billy apprit que le voyageur temporel avait immatriculé sa société sous le nom de Hourglass Rentals, puis réussit à comprendre suffisamment les coutumes financières locales pour manipuler les dépôts et retraits bancaires ou régler à temps les impôts. Hourglass Rentals ne générait pas assez de revenus pour couvrir ses dettes, mais possédait une somme d’argent ahurissante sur son compte bancaire : suffisante pour assurer le gîte et le couvert à Billy jusqu’à la fin de ses jours. De plus, la gestion de ces arcanes fiscaux avait été rationalisée pour qu’une personne seule puisse s’en occuper… une heure de paperasse chaque soir, une fois maîtrisées les bases de la comptabilité et appris quels mensonges raconter au fisc, à la municipalité ou aux entreprises de service public. Fin 1952, Billy était Hourglass Rentals.
S’accaparer la vie d’un solitaire lui convenait. Il en était un lui-même.
Il se doutait que cela venait de l’armure. Il n’ignorait pas que les chirurgiens de l’infanterie l’en avaient rendu dépendant… que, sans elle, il n’était même pas un être humain normal. Sur le plan sexuel, Billy était une ardoise vierge. Il se souvenait d’une époque où il avait recherché les contacts féminins… durant sa brève adolescence, avant qu’on l’équipe, le besoin physique le brûlait comme une flamme… mais c’était longtemps auparavant. Rien ne brûlait plus en lui sinon son besoin de l’armure. Il ne cessait désormais de voir des femmes : à la télévision ou dans les rues, des caissières de banque, des secrétaires, des femmes disponibles contre de l’argent. Leur regard se posait parfois sur lui. Il ne s’y attardait jamais. Billy supposait qu’elles décelaient quelque chose en lui : une absence, un ajournement, une inertie de l’âme.
Cela n’avait aucune importance. À l’arrivée du mois de janvier 1953 et de toute sa neige, Billy s’était constitué une vie qui le satisfaisait.
Il était loin de l’infanterie et de la Zone des Tempêtes, loin de risquer une mort imminente ou la cour martiale. Il ne connaissait plus ni la faim ni le danger physique. Lorsqu’il prenait la peine d’y réfléchir, cela lui paraissait presque un paradis.
Était-il heureux ? Il n’aurait pu le dire. Les journées passaient en général sereinement sans qu’il s’en aperçoive, ce pour quoi il éprouvait de la reconnaissance. Il lui arrivait toutefois de se sentir en proie à une solitude froide et pénétrante. Il s’éveillait la nuit dans une ville séparée de chez lui par plus d’un siècle, distance impossible qui semblait lui percer le cœur. Il pensait à son père, Nathan. Il essayait de se souvenir de sa mère, décédée durant sa petite enfance. Il pensait à sa vie d’exilé dans cet endroit, bloqué sur cette île, Manhattan, au milieu de gens morts un siècle avant sa naissance. À sa vie parmi ces fantômes. Il pensait au temps, aux horloges : comme les mots, elles fonctionnaient différemment, dans cet endroit. Billy avait l’habitude d’horloges qui numérotaient le temps et le marquaient à l’aide de curseurs, tranches linéaires d’un phénomène linéaire. Ici, elles étaient rondes et symboliques. Le temps était un territoire cartographié avec des cercles.
Le temps et les mots. Les saisons. Ce janvier-là, Billy fut pris dans une tempête de neige qui obligea les bus à rouler au pas. Fatigué et frigorifié, il décida de dormir à l’hôtel au lieu de rentrer à pied. Il trouva une pension bon marché où il demanda au réceptionniste une chambre avec traînée. L’homme répondit avec un sourire étrange qu’il lui faudrait se débrouiller tout seul pour cela et recommanda un bar à quelques blocs de là. Billy cacha son désarroi et prit tout de même la chambre, avant de comprendre qu’en 1953, le mot « traînée » devait avoir une signification différente… il n’avait pas besoin d’un lit chauffé, toute la chambre l’était, et même tout l’hôtel. Comme sans doute chacune des pièces de cette ville, du premier au dernier jour de cet hiver glacial, y compris les grands espaces publics comme les banques et les vastes entrées des gratte-ciel. Il eut du mal à assimiler ce simple fait, et quand il y parvint, l’arrogante monstruosité de celui-ci le laissa abasourdi et stupéfait.
Cette nuit-là, dans l’hôtel bloqué par la neige, Billy rêva de toute cette chaleur… une chaleur équivalente à celle de cent étés montant à gros bouillons de la ville et de plusieurs autres comme elle, flottant des dizaines d’années en invisibles bancs de nuages avant de redescendre d’un coup pour une ultime oblitération des saisons.
Il rêva de l’Ohio, d’une ferme là-bas dans le désert.
Son besoin de l’armure se tint tout d’abord tranquille, simple chatouillement de désir à peine perceptible qu’il put ignorer… un certain temps.
Alimentation coupée et champs tensoriels repliés, l’armure reposait comme une étoffe vendue par une mercerie de conte de fées à l’intérieur de la boîte que Billy lui avait trouvée. Elle semblait en or, même si, bien entendu, ce n’en était pas vraiment, juste un tissage de polymolécules complexes cultivées dans les grands collectifs d’armement de la côte Est. Certaines parties en étaient électroniques, d’autres vaguement vivantes.
Les médecins de l’infanterie avaient prévenu Billy qu’il mourrait sans son armure… qu’il deviendrait fou sans les indispensables substances biochimiques générées à l’intérieur des élytres. Billy avait parfaitement conscience que, sans l’armure, il était lent, affaibli, engourdi et asexué. Mais il supportait cela… d’une certaine manière, cela lui paraissait presque reposant. Six mois durant, il se déplaça dans la ville les paupières lourdes et la bouche plissée en un sourire vide de drogué.
Puis arriva le Besoin.
Ce fut d’abord un fourmillement d’insatisfaction, comme des épingles ou des aiguilles dans ses doigts et ses orteils. Billy n’en tint aucun compte et ne changea rien à sa vie.
Le fourmillement devint démangeaison, la démangeaison brûlure intense. La peau de son visage lui semblait tendue, comme si on l’avait fixée et suturée à la naissance de ses cheveux. Il s’éveilla dans le froid de cette fin d’hiver avec l’inquiétante sensation de sentir les irrégularités et contours de son crâne sous la peau, ou le grincement des os et des ligaments, comme de la craie sèche, à l’intérieur de son corps. Il avait tout le temps soif, mais trouvait mauvais goût à l’eau du robinet, qui lui brûlait la gorge quand il l’avalait. Il fut pris de soudains accès de panique, de peurs irrationnelles : peur du vide, des grands espaces, des maladies.
Il savait ce qui se passait.
L’armure, se dit-il.
L’armure luisante et mortelle.
Il la voulait, ou elle le voulait, lui… Billy penchait pour la seconde hypothèse.
Cette gêne, cette douleur, ce vertige : c’était le bruit de l’armure qui l’appelait depuis sa boîte sous le lit.
Billy y résista.
Il avait peur de ce que pouvait bien vouloir l’armure.
En fait, il savait ce qu’elle voulait. Elle voulait du mouvement, de la lumière, de la chaleur. Elle voulait être ramenée à la vie. Elle voulait être la créature que devenait Billy quand il la portait, un Billy cauchemardesque et puissant qu’on faisait venir pour lui lâcher la bride.
Il rêvait qu’il était un chien pourchassant des lapins dans un champ de blé, sous la lumière blanc d’os de la pleine lune. Il rêvait qu’il broyait l’échine du lapin entre ses dents pointues, que le sang chaud de sa proie lui éclaboussait le museau.
Il rêvait de l’armure. Celle-ci figurait désormais dans tous ses rêves, il l’entrapercevait comme une lueur éblouissante aux limites de son champ de vision. Il ne pouvait supporter de la regarder en face : tout comme le soleil, elle pourrait l’aveugler… mais tout comme le soleil, elle était toujours là.
Certaines nuits, suant et frissonnant, il rêvait de l’Ohio.
Dans l’ensemble, Billy avait de son enfance des souvenirs ensoleillés. Il avait grandi dans une petite ville rurale appelée Oasis, un des collectifs de reconquête des sols qui avaient surgi le long des canaux de dérivation convoyant l’eau des Grands Lacs vers le sud. Fondée dans l’optimisme durant la Longue Sécheresse des années cinquante, gérée depuis Détroit par un consortium de distributeurs de nourriture, la ville avait perdu une partie de son esprit civique dans les difficiles décennies qui avaient suivi. Mais quand on y grandissait, on ne s’en apercevait pas. Pour Billy, ce n’était qu’un endroit.
Il gardait quelques souvenirs nets de cette époque. Il se rappelait le ciel, une immensité bleue et brumeuse aussi vaste que le temps lui-même. Il se souvenait du miracle de l’eau, l’eau jaillissant des arroseurs installés dans les digues à poussière qui sillonnaient paresseusement à travers champs… l’eau pleuvant sur quatre cents hectares de toutes nouvelles feuilles vertes. La ville cultivait du blé, des choux verts et frisés, de la luzerne et diverses plantes secondaires. Par deux fois, on autorisa Billy à monter sur les grandes machines d’entretien, où il ressentit fierté et vertige à être installé près de son père dans le nid-de-pie, à régner sur tout ce feuillage d’un vert éclatant et ce ciel d’un bleu cendré. Il se rappela un été caniculaire où un bataillon de travail d’AgService vint installer ce qu’ils appelaient des « écrans UV » : de grandes étendues d’un film presque invisible, attachées à des poteaux et arrimées par d’épais câbles en acier. Pendant quelques jours, il fit plus frais dans les champs et le dispensaire annonça une baisse d’un pour cent des cas d’hyperthermie. Mais ensuite, à peu près comme l’avait prédit le père de Billy, un vent brûlant arriva par l’ouest et le film UV se libéra de ses attaches pour former une boule et s’emmêler dans les récoltes comme autant de cellophane jetée par un géant indélicat. Le blé d’hiver ploya et se brisa sur plusieurs hectares. Alors qu’il inspectait les dégâts dans les champs, Nathan avait surpris Billy en tombant à genoux.
Billy se souvenait de son père comme d’un homme corpulent… corpulent, barbu, généreux, souvent silencieux, et profondément malheureux. Nathan suivait toujours le journal sur le grand écran du centre communautaire, et c’est lui, à ce qu’avait cru comprendre Billy, qui recevait les autres informations, les paquets de données non approuvées par les services d’information fédéraux et transmis par micro-ondes… en particulier celles qui concernaient le mouvement des bataillons de conscription dans le Midwest.
Tous les deux ou trois ans, les recruteurs débarquaient à Oasis. Nathan les comparait à un fléau, comme les criquets dans la Bible. Ils logeaient dans les quartiers des ouvriers, restaient plusieurs jours, laissaient peut-être quelques-unes des jeunes filles les plus impressionnables avec un bébé dans le ventre, et quand ils repartaient à bord de leurs énormes aéroglisseurs, ils emmenaient quelques recrues… principalement des gamins à peine assez âgés pour avoir du poil au menton.
Nathan et le conseil municipal étaient en général prévenus de leur arrivée, ce qui leur donnait le temps de modifier les registres des naissances… de détruire ou modifier certains documents. On dissimulait les jeunes recrues les plus probables dans une cave sous l’abri des machines, à charge pour les femmes de leur glisser de la nourriture en cachette. Les recruteurs se plaignaient de leur maigre collecte et ils lançaient parfois de grossières routines de recherche de falsifications sur les ordinateurs du centre communautaire… mais d’après Nathan, si on les faisait boire en quantité suffisante, ils repartaient contents.
Quand ils arrivaient sans prévenir, par contre… si, en venant dans l’ouest, ils avaient détruit les pylônes pirates qui relayaient les micro-ondes, ils prenaient ce qu’ils voulaient.
Billy se souvint d’un été où l’on recevait de très mauvaises nouvelles de la Zone des Tempêtes, avec d’énormes pertes en vies humaines dans toutes les Caraïbes et une dispersion des troupes d’occupation. Cet été-là, l’infanterie arriva sans prévenir, phalange d’aéroglisseurs noirs soulevant un nuage de poussière qui dut roussir les crépuscules jusqu’à Sandusky. Billy se souvint du visage de son père quand, monté sur un talus, il vit cette colonne gris-noir approcher par l’ouest… sa consternation semblait aussi substantielle qu’un poids sur ses épaules.
Il se tourna vers Billy pour lui lancer : « Va dans l’abri des machines. Vite. »
Pour la première fois, Billy avait l’âge de se cacher avec les autres garçons. Ce qui aurait pu être excitant… sauf que, cette fois, les choses avaient changé. Cette fois, il avait vu la peur de son père.
Il se tapit avec une dizaine d’autres dans la cave chaude qui sentait la vieille graine de coton et la toile à sac. « Je viendrai te chercher une fois l’infanterie repartie », avait dit Nathan, promesse qui l’avait quelque peu rassuré. Mais ce ne fut pas Nathan qui vint.
Il ne revit jamais Nathan.
Ce fut un soldat qui vint.
Un soldat d’infanterie. Billy se réveilla en clignant des yeux, désorienté dans les profondeurs dépourvues d’horloge de la cave, arraché au sommeil par un bruit de pas. Le fantassin leur sourit là-haut sur le seuil. Il leur dit s’appeler Krakow. Il portait son armure… un plastron de contrôle, qui brillait d’un éclat doré. Billy leva les yeux, non sans une certaine admiration, vers Krakow qui effleurait sa poitrine. « Ceci est mon armure, dit-il. Du moins la partie que vous pouvez en voir. Il y en a une autre dans mon corps. Mon armure sait qui je suis, et je sais ce qu’elle est. Mon armure est une machine, et pour le moment, je ne l’ai pas activée à cent pour cent. Si je le faisais, je pourrais tous vous tuer en un clin d’œil. Et j’y prendrais plaisir. »
Billy n’en douta pas. Krakow fit courir ses doigts sur son plastron brillant comme un miroir, si bien que Billy se demanda comment au juste on activait l’armure… il espéra que Krakow ne le ferait pas par erreur.
« Mon armure est ma meilleure amie. » Krakow parlait d’une voix douce, confiante. « L’armure d’un fantassin est toujours sa meilleure amie. Votre armure sera votre meilleure amie. »
Billy comprit ce que cela signifiait. Cela signifiait qu’il partait de chez lui.
Recroquevillé dans les entrailles de son appartement, Billy mangea du thon en boîte, regarda la télévision et passa des nuits à frissonner en écoutant la neige crépiter sur la vitre. Sa température grimpa petit à petit, ses articulations le firent souffrir, son corps lui donna l’impression d’avoir été dépouillé de sa peau. Billy supporta tout cela le plus longtemps possible. Il fut surpris de constater avec quelle netteté les limites de l’insupportable furent franchies : le tic-tac de l’aiguille des secondes sur une horloge, une simple pensée. Pas plus.
Il sortit la boîte rangée sous le lit et l’ouvrit.
L’armure dorée se trouvait à l’intérieur… au complet, avec ses composantes de diverses tailles.
Billy se souvint du catéchisme de son instruction.
Frère officier, ceci est mon armure.
Frère officier, ce sont les parties corporelles, qu’on appelle les élytres. (Comme du tissu, complètement dorés, rigides seulement en cas d’impact à haute vélocité. Avec des renflements ici ou là au-dessus des instruments, des blocs d’alimentation, des unités de traitement.)
Ce sont les parties qui vont sur les bras, frère officier, et qu’on appelle balanciers. (Moulant sa peau. Lui tenant chaud.)
Frère officier, ces parties se mettent sur les jambes et on les appelle setae. (Bien ajustées sur les cuisses.)
Frère officier, cette plaque tactile contrôle le stylet et la lancette, qui relient mon armure à mon corps. (Au foie, à la colonne vertébrale, à la lumière de l’aorte.)
Des microcathéters s’enfonçant en lui, humides d’anesthésique de contact.
Du mouvement sous sa peau.
Cela faisait un drôle d’effet.
Frère officier, cette zone tactile active la lancette.
Ah.
Il se déplaça tel un fantôme dans la nuit et les rues enneigées.
Il portait des vêtements amples par-dessus son armure, un long manteau gris et un chapeau à large bord pour dissimuler ses traits.
Il avança parmi les lampadaires pleins de neige et les feux de circulation clignotants. Après minuit, avant l’aube, en 1953.
Il était agile, puissant, presque invincible.
Il était enivré de sa propre force cachée, étourdi du besoin de tuer un être humain.
Il ne résista pas à ce besoin, mais se tourmenta avec. Dans les rues vides, la neige tombait en granules secs et glacés. Le vent, qui secouait le revers de son pardessus gris crayeux, effaçait ses empreintes derrière lui. Les rares piétons qu’il vit, courbés contre le vent, se précipitaient comme des scarabées vers un abri. Il en suivit un, à distance respectueuse, qui finit par disparaître à l’intérieur d’un immeuble d’habitation. Billy arriva devant l’entrée… s’arrêta un long moment dans la nuit hivernale… et poursuivit son chemin.
Il sélectionna une autre victime potentielle, un petit homme illuminé par les phares d’une automobile, qu’il suivit sur deux blocs, mais laissa disparaître derrière une porte.
Rien ne pressait. Son armure lui tenait chaud. Il se sentait bien. Son cœur battait dans sa poitrine avec la régularité joyeuse d’une machine réglée avec soin.
Il sourit à quelqu’un qui, un sac en papier sous le bras, sortait d’un delicatessen ouvert toute la nuit. Celui-là ? Cet homme grand et insomniaque aux yeux rouges et à l’air soupçonneux ? Son méchant manteau en tissu (ce n’était donc pas un riche) recouvrait des bras et un torse massifs : il était peut-être costaud.
« Sale nuit », lança Billy.
L’autre haussa les épaules, sourit vaguement et se tourna face au vent.
Oui, celui-là, songea Billy.
Billy s’occupa de lui avec son rayon de poignet dans une ruelle à un demi-bloc de là.
La mise à mort ne prit pas moins de vingt secondes, qui furent toutefois ce que Billy ressentit de plus proche d’un orgasme depuis sa sortie du tunnel venant du futur. Une brève et bienheureuse délivrance.
Il mutila le corps au couteau afin de masquer la cautérisation des blessures, puis s’empara du portefeuille de l’homme pour que le meurtre semble crapuleux.
Il se débarrassa du portefeuille dans une poubelle de la 8e Rue. Il emporta l’argent – cinq dollars en billets de un – chez lui, où il le jeta dans les toilettes.
Dans l’obscurité de son appartement, Billy, apaisé et heureux de vivre, retira son armure, qu’il rangea à l’intérieur de sa boîte. À l’aube, les nuages s’étaient éloignés. Un soleil d’hiver se leva sur la ville bloquée par la neige. Billy se doucha et fit une descente dans le réfrigérateur. Il avait perdu beaucoup de poids depuis quelques mois, mais son appétit opérait un retour en force. Il avait vraiment très faim.
Il alla se coucher à midi, dormit jusqu’à la nuit tombée. Au réveil, il découvrit quelque chose de nouveau en lui. Du remords.
Il s’aperçut que ses pensées ne cessaient de revenir à sa victime. Qui était cet homme ? Vivait-il seul ? La police enquêtait-elle sur le meurtre ?
Billy avait suivi des enquêtes de police à la télévision. À la télé, la police découvrait toujours le meurtrier. Billy n’ignorait pas qu’il s’agissait là d’une fiction sociale : dans la vraie vie, l’inverse se révélait sans doute plus souvent vrai. Fiction ou réalité, toujours était-il que cette possibilité le rongeait.
Il fut pris de nouvelles phobies. Le tunnel dans le deuxième sous-sol lui occupa soudain l’esprit. D’après Ann Heath, la morte avec un éclat de verre dans le crâne, avoir fermé le tunnel à ses deux extrémités lui assurait la sécurité. Personne ne viendrait du futur à sa poursuite, aucun fantôme temporel ne l’enlèverait. Le tunnel, après tout, n’était qu’une machine.
Une machine étrange et quasi incompréhensible, admettait Billy par-devers soi, mais aussi impuissante… inaccessible.
Elle le rendait nerveux quand même.
Il passa chaque jour au deuxième sous-sol. Il appelait cela « vérifier les issues ». La ville de New York et le milieu du vingtième siècle étaient devenus dans son esprit un coin tranquille, un abri accueillant. Les autochtones pouvaient se montrer pénibles, mais ils ne présentaient pas vraiment de danger ; les véritables dangers résidaient ailleurs, dans le tunnel derrière le tas de gravats. Billy augmenta la taille de ce tas et installa au pied des escaliers une porte qu’il équipa d’un cadenas coûteux. Si, par une magie quelconque, le tunnel s’autoréparait, un intrus aurait à déranger ces barricades. Si Billy trouvait le cadenas brisé ou la porte défoncée, cela signifierait que son sanctuaire avait été envahi… que le vingtième siècle ne lui appartenait plus.
Ces travaux le rassurèrent. Sa proximité avec le portail le rendait toutefois nerveux. Il avait parfois du mal à dormir, perturbé par la pensée qu’une fracture temporelle se trouvait enterrée dans le soubassement à quelques mètres sous le sol. Durant l’été 1953, Billy décida que l’immeuble n’avait plus besoin de sa présence la nuit, qu’il pouvait sans aucun mal déménager à quelques rues de là.
Il loua un appartement trois rues plus loin, de l’autre côté de Tompkins Square. Un appartement guère différent du premier. Avec un vieux parquet qui partait en morceaux et que Billy recouvrit d’une moquette bon marché. Des stores à enrouleur jaunes et de la poussière dissimulaient les fenêtres. Des cafards qui vivaient dans les interstices des murs sortaient la nuit. Il y avait aussi un profond placard, dans lequel Billy rangea la boîte contenant l’armure.
Sa vie devint une suite de routines simples. Une fois et de temps à autre plusieurs fois par semaine, Billy allait à pied au premier immeuble – ou bien, s’il était d’esprit agité, effectuait un long aller-retour dans la nuit entre son logement et les quartiers résidentiels – pour toucher ses loyers et vérifier les issues.
Ses quelques locataires le payaient souvent en retard et parfois pas du tout. Cela n’avait aucune importance. Ce qui comptait, c’était que le cadenas au sous-sol reste toujours intact… un fait de plus en plus rassurant au fil des ans.
Le temps, pensait souvent Billy en savourant le mot en esprit. Le temps : les petits cercles des jours et la grande roue des saisons. Celles-ci passèrent. Plongé dans les nouvelles télévisées – qu’il regardait sur son petit appareil Westinghouse tout comme Nathan les avait regardées sur l’écran beaucoup plus grand du centre communautaire –, il apprit toute une série de noms de personnes (Eisenhower, Oppenheimer, Nixon) et d’endroits (Suez, Formose, Little Rock). Il numérota les années même si les nombres continuaient à lui sembler invraisemblables : 1954, 1955, 1956 années après une crucifixion qui paraissait à Billy tout aussi ridiculement irréelle que la chute de Rome, le traité de Gand de 1814 ou les auditions sénatoriales sur les accusations échangées par l’armée et le sénateur McCarthy.
Son armure continuait à l’appeler de sa cachette, d’une petite voix parfois stridente et insupportable. Le besoin semblait suivre les saisons, ironie que Billy n’arrivait pas à apprécier : si le temps était une roue, alors, d’une certaine manière, lui-même avait été brisé dessus. Deux mises à mort par an, en hiver et en été, par des nuits noires ou de lune, aussi irrésistibles que la marée. Et à chaque mise à mort succédait un remords poignant, puis un engourdissement, des semaines de morne léthargie… avant que le Besoin réapparaisse.
1958, 1959, 1960.
Nixon à Moscou, des sit-in antiségrégation à Greensboro, Kennedy élu d’un cheveu à la Maison-Blanche.
Billy vieillissait. L’armure aussi… il essaya toutefois de ne pas y penser.
Il essaya de ne pas penser à beaucoup de choses, surtout ce soir-là, pendant qu’il vérifiait les issues, en ce début d’été de 1962 après Jésus-Christ, par une chaude soirée qui lui rappelait l’Ohio.
Billy poussa la porte grinçante du vieil immeuble proche de Tompkins Square où avait vécu le voyageur temporel et où n’habitait plus qu’une poignée de vieux débris.
Il s’était pris d’une affection perverse pour ces gens, des détritus humains trop fragiles ou trop obstinés pour abandonner un immeuble qu’il avait laissé tomber en ruine autour d’eux. Deux d’entre eux vivaient là depuis bien avant l’arrivée de Billy – un vieillard arthritique appelé Shank, au troisième étage, et une retraitée diabétique au premier. Cette Mme Korzybski oubliait parfois de prendre ses médicaments et se traînait alors jusque dans la rue en proie à un délire dû au manque d’insuline. C’était arrivé un jour pendant que Billy vérifiait les issues, aussi avait-il aidé la femme à rentrer, ouvrant avec son passe-partout la porte de l’appartement qu’elle s’était débrouillée pour refermer en sortant. Il n’avait pas envie que la police ou une ambulance approche de l’immeuble, aussi fouilla-t-il dans les tiroirs de la cuisine, entre les boîtes de nourriture pour chats, les couverts et les photographies jaunies, jusqu’à ce qu’il trouve sa trousse de diabétique. Il se servit de la seringue pour injecter une dose mesurée de solution insuline dans le bras flasque de Mme Korzybski. Quand elle reprit ses esprits, elle le remercia. « Vous êtes gentil, dit-elle. Plus que vous n’en avez l’air. Comment se fait-il que vous sachiez vous servir d’une seringue ?
— J’ai fait l’armée, répondit Billy.
— En Corée ?
— Voilà, en Corée. »
Il avait vu la Corée à la télévision.
Elle se déclara heureuse, désormais, de payer son loyer à l’heure, et comment se faisait-il que personne n’ait emménagé depuis si longtemps ? « Depuis le temps où ce M. Allen était gérant. Ça devient un peu vide.
— Personne ne veut louer, j’imagine.
— Bizarre, ce n’est pas ce que j’entends dire. Peut-être que si vous repeigniez ?
— Un jour, expliqua Billy d’un ton solennel, tout cela sera sous l’eau. »
Désormais, il ne venait plus que de nuit, quand Mme Korzybski dormait. Son appartement n’était pas éclairé ce soir-là. Les autres non plus, sauf le 403 : Amos Shank, qui vivait de la caisse de retraite de la compagnie H. J. Heinz, à Pittsburgh. M. Shank était venu à New York trouver un éditeur pour son poème épique Ulysse sur l’Elbe. L’industrie de l’édition l’avait déçu, mais il continuait à aimer parler de son œuvre : trois épais volumes de papier vélin reliés par des rubans de caoutchouc et pas encore tout à fait terminés. M. Shank laissait allumé au cas où l’inspiration lui viendrait au plus profond de la nuit… mais sans doute M. Shank avait-il lui aussi sombré dans le sommeil, à cette heure-là. Tout le monde était seul et endormi, dans l’immeuble de Billy.
Sauf Billy lui-même.
Il pénétra dans le hall en sifflotant une vague mélodie entre ses dents. La peinture murale avait depuis longtemps pris une teinte grise. Le miroir près des escaliers était voilé et ébréché. Certains des carreaux sur le sol s’étaient recourbés aux coins, comme des feuilles mortes.
Billy se rendit directement au sous-sol.
L’escalier sentait le chaud et le renfermé. Les vieilles marches en bois s’étaient parcheminées dans l’air humide. Billy passa en silence dans la pénombre devant l’excentrique et inefficace chaudière à mazout, dotée de nombreux bras, puis devant le bruyant chauffe-eau, franchit une porte d’accès non marquée et s’enfonça encore, traversa la cave de stockage avec ses murs calcinés vert citron et ses bidons de peinture rouillés, parvint enfin à la porte qu’il avait verrouillée à l’aide d’un robuste cadenas Yale. Il n’y avait pas beaucoup de lumière… il n’y en avait jamais beaucoup à cet endroit. Billy sortit un briquet Zippo chromé de sa poche revolver.
Cela lui faisait une impression étrange, d’approcher à ce point du tunnel. Il avait eu très peur en comprenant à quel point ce dédale de fractures temporelles était vaste… ce que cela impliquait et pourrait signifier pour lui. Il ne pouvait penser au tunnel sans réfléchir aux créatures qui l’avaient construit… des êtres, comprit Billy, si proches de l’omnipotence qu’on pourrait tout aussi bien parler de dieux. Et il se souvint de ce qu’il avait vu dans ce tunnel à son arrivée, quelque chose d’encore plus étrange que les voyageurs temporels divins, une créature aussi brillante et brûlante qu’une flamme nue.
Il alluma son Zippo. Il va falloir changer la pierre, se dit-il.
Il approcha la flamme du cadenas… puis inspira brusquement en reculant d’un pas.
Dieu du ciel ! Après toutes ces années !
Le cadenas avait été fracturé.
La première réaction de Billy fut de revoir Krakow le regarder par une autre porte, la nuit de son recrutement. Il avait eu le même sentiment : on avait découvert sa cachette.
Il était sans défense, sans armes, et les murs se trouvaient beaucoup trop près.
Il se toucha la gorge, cherchant d’instinct la plaque tactile qui activerait son armure… mais celle-ci était restée chez lui.
Il recula.
Quelqu’un était passé par là ! Quelqu’un était venu à sa recherche !
Il envisagea de monter réveiller Mme Korzybski et de tirer Amos Shank de son sommeil sénile, de les frapper jusqu’à ce qu’ils lui disent qui était venu et qui était parti. Mais ils n’en savaient peut-être rien. C’était même probable. Peut-être que personne n’avait rien vu.
J’ai besoin d’aide, se dit Billy. Le sentiment de danger imminent l’enserrait comme un nœud coulant. (Je ne suis plus seul !) Il empocha son briquet, remonta les escaliers et sortit.
Debout seul dans l’obscurité moite de la rue, il explora du regard les ombres en dents de scie entre les porches.
Il s’éloigna à la hâte en évitant les lampadaires.
L’armure, pensa-t-il. L’armure saurait quoi faire.
Catherine Simmons se rendit en voiture à Belltower après la crémation de sa grand-mère, Peggy Simmons, qui avait vécu très longtemps sur Post Road et y était décédée dans son sommeil une semaine auparavant.
L’été transformait Belltower en une jolie petite ville, du moins quand le vent ne soufflait pas de l’usine de papier. Familière de l’agglomération pour y être venue à de nombreuses reprises, Catherine n’eut aucun problème à trouver l’entreprise de pompes funèbres Carstairs, sur une rue transversale à Brierley, entre un antiquaire et un magasin d’électronique de marine. Elle se gara et patienta quelques minutes dans sa Honda pour ne pas arriver en avance à son rendez-vous.
Mémé Peggy avait été emportée par une attaque cérébrale inopinée, si bien que la nouvelle de sa mort semblait encore récente et insensée. Dans la famille de Catherine, personne n’avait semblé aussi immuable qu’elle… aucun membre de cette triste engeance n’avait paru plus solide ou plus amusant. Mémé Peggy était néanmoins morte, ce à quoi Catherine supposait qu’il lui faudrait s’habituer.
Elle poussa un soupir et descendit de voiture. C’était un après-midi ensoleillé, avec une bouffée d’océan dans l’air. Une petite ville un peu jolie, un peu idiote et qui sent un peu mauvais, songea Catherine.
Il n’y avait ni cérémonie prévue ni d’autre représentant de la famille Simmons au salon funéraire. Le père de Catherine – le fils unique de Mémé Peggy – avait succombé à un cancer du foie en 1983 et le reste de la famille était complètement éparpillé. Seule Catherine avait rendu visite à Mémé Peggy ces dernières années. La vieille femme semblait avoir apprécié : son notaire, Dirk Parsons, avait appelé Catherine pour l’informer que sa grand-mère lui avait légué tous ses biens, y compris la maison : nouvelle elle aussi stupéfiante, et encore un peu indigeste.
Le directeur du salon funéraire Carstairs n’avait rien du vautour mielleux auquel Catherine s’était attendue : avec ses larges épaules, il ressemblait un peu à un entraîneur de football américain. Il remit d’un geste presque contrit à Catherine l’urne de bronze qui renfermait les cendres de Mémé Peggy. « Votre grand-mère l’avait voulu ainsi, Mlle Simmons. Pas de cérémonie, rien de solennel. Elle avait tout arrangé à l’avance.
— Mémé Peggy avait un grand sens pratique.
— Comme vous dites. » Il réussit à produire un sourire compatissant. « Les frais ont été réglés en intégralité par l’intermédiaire de son notaire. J’espère que nous vous avons été un tant soit peu utiles ?
— C’était très bien, assura Catherine. Merci. »
En retraversant l’entrée, Catherine fut accostée par une dame aux cheveux gris à peu près du même âge que Mémé Peggy. « Je suis Nancy Horton, une amie de votre grand-mère. Je voulais juste vous présenter mes condoléances.
— Merci », répondit Catherine. Un décès vous obligeait apparemment à remercier beaucoup de monde.
« Peggy et moi allions faire du shopping ensemble. Elle conduisait toujours, vous savez. Moi, si je peux m’en passer… Elle m’emmenait au centre commercial sur la nationale. Le mercredi matin, en général. On bavardait. Même si elle n’a jamais été très bavarde. Je l’aimais quand même beaucoup. Vous devez être Catherine.
— Oui.
— Vous allez habiter la maison ?
— Celle de Mémé ? Un petit moment. Peut-être jusqu’à la fin de l’été.
— Eh bien, je ne suis pas loin, si vous avez besoin de quoi que ce soit. » Elle jeta un coup d’œil à l’urne que tenait Catherine. « Je ne sais pas trop, pour l’incinération. Ça me semble… oh, désolée ! Je ne devrais pas le dire, pas vrai ? Mais ça me semble laisser si peu de chose derrière soi.
— Aucun problème, dit Catherine. Ce n’est pas Mémé Peggy. On en avait parlé avant sa mort. Ce ne sont que des cendres.
— Bien entendu. Vous allez les garder ? Oh, quelle curieuse je fais ! Je suis désolée…
— Mémé adorait la forêt derrière chez elle, répondit Catherine. Elle m’a demandé un jour de répandre ses cendres là-bas. » Elle posa l’urne d’un geste protecteur au creux de son bras gauche. « Et je le ferai. »
Bien entendu, elle ne pouvait pas garder la maison. C’était une grande et vieille demeure sur Post Road, loin de tous les endroits où Catherine voulait vivre, même s’il lui arrivait de beaucoup apprécier Belltower. Une fois le testament homologué, elle essaierait sans doute de vendre la propriété. Elle en avait parlé à Dick Parsons, qui lui avait donné le numéro de téléphone de l’agence immobilière locale. Un de leurs représentants était censé la rencontrer devant le salon funéraire.
Il se trouva qu’il s’agissait de l’homme appuyé à une boîte aux lettres près des marches… il se redressa et se présenta sous le nom de Doug Archer. Catherine sourit et lui serra la main. « Personne n’a la tête de l’emploi, dit-elle.
— Je vous demande pardon ?
— Le directeur des pompes funèbres ne ressemble pas à un croque-mort. Et vous ne ressemblez pas beaucoup à un agent immobilier.
— Je vais prendre ça comme un compliment », répondit Archer.
Mais c’est vrai, se dit Catherine. Il était un peu trop jeune, négligeait un peu trop sa mise. Il portait des baskets Reebok souples lacées trop bas et souriait comme un gamin de huit ans. « Vous envisagez toujours de mettre la maison sur le marché ? s’enquit-il.
— Ma décision est prise. Sauf que je ne sais pas encore trop quand. J’envisage de passer le reste de l’été ici.
— De toute manière, elle risque de tarder un peu à se vendre. Le marché manque un peu de tonus et ces maisons sur Post Road sont assez isolées. Mais je suis certain qu’on peut trouver un acheteur.
— Je ne suis pas pressée. Dick Parsons m’a dit que vous voudriez sans doute voir la propriété.
— Ça pourra être utile quand on songera à fixer un prix. Vous voulez qu’on prenne un rendez-vous ? Je peux venir aujourd’hui, à moins que…
— Aujourd’hui, ce sera parfait. Je dois m’arrêter au bureau de M. Parsons prendre les clefs, mais vous pouvez passer plus tard, si vous voulez.
— Si ça vous convient. » Il consulta sa montre. « Vers trois heures ?
— D’accord.
— Je suis désolé pour votre grand-mère, Mlle Simmons. Je gère beaucoup de ces maisons sur Post Road, si bien que j’ai eu l’occasion de la rencontrer une ou deux fois. C’était une femme remarquable. »
Catherine sourit. « J’imagine qu’elle ne se montrait pas très patiente avec les agents immobiliers.
— Ah fichtre, pas du tout, non », convint Doug Archer.
Catherine récupéra les clefs, signa des papiers, prononça une nouvelle série de remerciements, puis s’arma de courage pour le trajet jusqu’à la maison de Mémé Peggy.
Dans les souvenirs de Catherine, le mot « vacances » restait associé à cette route. Quand elle était petite, ils venaient de Bellingham dans le break de son père, contournaient Belltower pour arriver au pied de la colline de Post Road, puis remontaient un long couloir de pins odoriférants jusque chez Mémé Peggy. Mémé Peggy, qui préparait de merveilleux repas, prononçait de merveilleuses paroles irrévérencieuses, imposait par sa présence une trêve magique entre les parents de Catherine. Chez elle, personne n’avait le droit de fumer ou de se disputer. « Tout le reste est autorisé. Mais je refuse que cette maison empeste le tabac et je ne permets pas les chamailleries… elles empoisonnent tout autant l’atmosphère. Pas vrai, Catherine ? »
Post Road avait à peine changé : c’était toujours un couloir vert, sombre, un rien magique… la nationale et les centres commerciaux auraient pu se trouver à des milliers de kilomètres de là. Catherine se dit que les maisons n’y étaient guère que des avant-postes dans la nature sauvage, établis dans leurs petits emplacements de paysage, certains grandioses et la plupart humbles, mais toujours à l’ombre des luxuriants douglas.
Seule la maison de Mémé Peggy, située au sommet de la colline, bénéficiait d’un panorama. C’était une vieille demeure pompeusement victorienne à ossature de bois, avec deux niveaux à haut plafond surmontés d’un grenier à pignon. Mémé Peggy avait toujours pris grand soin de la faire entretenir et repeindre, sans quoi, disait-elle, les mauvaises herbes penseraient avoir le champ libre. L’habitation avait été construite par le père de Mémé Peggy, un fabricant de pianos que Catherine n’avait pas connu. L’idée de revendre la propriété, de n’y jamais revenir, lui semblait relever du pire sacrilège. Mais bien entendu, c’était beaucoup trop grand pour elle.
Elle se gara et déverrouilla l’imposante porte d’entrée. Elle laissa pour le moment ses peintures et autres fournitures dans le coffre de la Civic. Si elle habitait là jusqu’à la fin de l’été, idée qui la séduisait de plus en plus, elle pourrait installer un studio dans la pièce ensoleillée qui donnait sur les bois à l’arrière. Ou dans la chambre d’amis, dont la fenêtre en saillie permettait d’entrapercevoir l’océan au loin.
Mais en attendant, c’était toujours la maison de Mémé Peggy, laissée sans entretien à la fin de ce qui avait dû être une journée fatigante. Des miettes sur le comptoir de la cuisine, le ficus en train de se flétrir dans son pot sec. Catherine parcourut sans but précis quelques-unes des pièces, puis se laissa tomber sur le canapé rembourré placé en face du téléviseur. Le magazine télé de Mémé Peggy était ouvert sur la table basse… périmé depuis une semaine.
Bien sûr qu’elle resterait là tout l’été : il lui faudrait bien tout ce temps pour trier et faire vendre les effets personnels de Mémé Peggy. Rien de tout cela n’était encore venu à l’esprit de Catherine. Elle avait présumé, par une logique informulée, que les affaires de sa grand-mère auraient disparu, comme Mémé Peggy elle-même, dans l’urne qui reposait désormais près de la porte d’entrée. Mais peut-être était-ce à ce moment-là que commençait véritablement le deuil, quand on se débarrassait de ces lettres, pendules, vêtements, prothèses dentaires… dernière et brutale intimité.
Catherine ôta ses chaussures, s’allongea sur le canapé et fit un somme jusqu’à ce que Doug Archer frappe à la porte.
Avant de repartir, Doug Archer dit quelque chose d’étrange.
Pour le reste, sa visite se passa bien. Il se montra amical et manifesta un intérêt qui semblait authentique, pas uniquement professionnel. Il l’interrogea sur son travail. Catherine n’aimait pas parler de sa peinture, même si celle-ci commençait à lui rapporter de l’argent par l’intermédiaire de quelques petites galeries de Seattle. Malgré les cours des beaux-arts qu’elle avait suivis à l’université, elle produisait surtout des œuvres intuitives, personnelles et minutieuses. Elle travaillait à l’acrylique, effectuait parfois des assemblages. Ses peintures représentaient en général des sujets de petite taille – une feuille, une goutte d’eau, une coccinelle –, mais sur de grandes toiles impressionnistes, recouvertes de multiples couches d’acrylique brillantes. Après sa dernière exposition, un critique avait écrit dans un journal de Seattle qu’elle « semblait attirer la lumière hors de la peinture », ce que Catherine avait apprécié. Elle ne dit toutefois rien de tout cela à Archer, lui indiquant juste qu’elle peignait et envisageait de travailler un peu sur place durant l’été. Il affirma qu’il aimerait beaucoup voir son travail un jour ou l’autre. Catherine répondit qu’elle était flattée, mais qu’elle n’avait rien à montrer pour le moment.
En ce qui concernait la maison, il fit preuve de méthode. Il inspecta le sous-sol, le chauffe-eau et la chaudière, le tableau électrique et les châssis de fenêtre. À l’étage, il prit note du parquet en chêne et des moulures. Il conclut sa visite par un coup d’œil à l’extérieur sur l’avant-toit. Catherine lui indiqua que Mémé Peggy faisait vérifier le toit tous les ans.
Elle le raccompagna à sa voiture. « Je suppose qu’on devra la mettre assez vite sur le marché. Je ne sais même pas ce que ça implique. Des gens viendront la voir, j’imagine ?
— Inutile de se précipiter. Vous devez être bouleversée par toute cette histoire.
— Abasourdie. Je crois que c’est plutôt ça.
— Prenez le temps qu’il vous faut. Appelez-moi quand vous serez prête à en discuter.
— Merci », dit Catherine.
Archer posa la main sur la portière de sa voiture, puis sembla hésiter. « Vous permettez que je vous pose une question ?
— Allez-y.
— Votre grand-mère parlait-elle souvent de ses voisins ?
— Pas que je me souvienne. J’ai rencontré Mme Horton, qui n’habite pas loin. Apparemment, Mémé Peggy et elle allaient ensemble au centre commercial en voiture.
— Et la maison dans l’autre direction… le type qui vivait là ? Elle en a déjà parlé ? Ça doit remonter à au moins dix ans.
— Je ne me souviens de rien de ce genre. Pourquoi ?
— Oh, pour rien, en fait. » Pour une raison personnelle, devina-t-elle. De toute évidence, cela le gênait d’avoir posé la question. « Je voudrais vous demander un service, Catherine… Si vous remarquez quoi que ce soit d’étrange, vous voulez bien m’appeler ? Au numéro sur ma carte de visite. Vous pouvez me joindre à peu près n’importe quand.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par “quoi que ce soit d’étrange” ?
— Des événements qui sortent de l’ordinaire, précisa Archer d’un air malheureux.
— Comme quoi ? Des fantômes, des soucoupes volantes, ce genre de trucs ? Il y en a beaucoup dans le coin ? » Elle ne put s’empêcher de sourire.
« Rien de la sorte. Non, écoutez, faites comme si je n’avais rien dit, d’accord ? Ça n’a pas d’importance. C’est juste un passe-temps que j’ai. »
Il la remercia, elle le remercia, et il partit. Bizarre, se dit Catherine alors que son automobile disparaissait dans les ombres de Post Road. Quel type étonnant. Quelle étrange question à poser.
Elle n’y pensa plus. Un banc de nuages vint lâcher une pluie maussade et régulière qui persista pendant la plus grande partie de la semaine. Catherine resta dans la maison où, une pièce après l’autre, elle commença à inventorier une partie des possessions de Mémé Peggy. C’était un temps et un travail déprimants. Elle se sentait perdue dans cette vaste et vieille demeure, dont les rythmes – le tic-tac de la pendule sur la cheminée, la lumière du matin et du soir qui entrait par les grandes fenêtres poussiéreuses – lui semblaient toutefois familiers, et rassurants, à leur manière.
Elle se réjouit néanmoins de revoir le soleil. Deux jours de chaleur asséchèrent le sol, ce qui permit à Catherine de faire le tour de la grande pelouse à l’arrière pour s’enfoncer un peu dans les bois par un sentier. Elle se souvint avoir emprunté quelques-uns de ces chemins avec Mémé Peggy et trouvé la forêt très intimidante… cela n’avait pas changé, d’ailleurs. Il y avait suffisamment de cèdres rouges derrière la maison pour qu’elle se sente toute petite, comme si elle avait rapetissé, telle Alice au pays des merveilles, à la taille d’une chenille. Le sentier, étroit, avait sans doute été tracé par des daims, la forêt était fraîche et silencieuse.
Elle revint chaque jour sur ces chemins et ne tarda pas à se sentir un peu plus courageuse. Elle s’aventura plus profond que Mémé Peggy l’avait jamais emmenée. Une partie de cette forêt appartenait à la commune, et plus loin à l’est, les industriels du bois d’œuvre se l’étaient appropriée, mais comme personne sur Post Road ne se souciait vraiment des limites de propriété, Catherine put flâner à peu près à sa guise. En général, elle descendait la colline en direction du sud en restant à l’est de la route et des maisons.
Elle s’acheta un guide avec lequel elle apprit à identifier une partie de la faune. Elle avait vu une salamandre, une grive et quelque chose qu’elle pensait être un « pic noir à huppe rouge ». Il y avait l’alléchante possibilité de croiser un ours noir, ce qui ne s’était toutefois pas encore produit. Parfois, elle emportait un repas, parfois un carnet de croquis.
Elle avait déjà trouvé ses endroits préférés dans les bois. Une prairie où elle pouvait s’asseoir sur un rondin pour regarder, par-dessus un fourré d’airelles et de gaulthéries, les bois descendre en direction de Belltower. Un endroit sablonneux près d’un cours d’eau où elle envisageait de répandre les cendres de Mémé Peggy. Et une autre prairie, plus au sud, criblée de traces de daims, où un bûcher abandonné ployait sous une accumulation de mousse.
Le bûcher la fascinait. Il y avait quelque chose de tentant dans l’inclinaison maladroite de la porte. Catherine se dit qu’elle ne trouverait sûrement rien à l’intérieur, à part peut-être un alignement de bois de chauffage pourri. Ou bien éventuellement, une vieille charrue ou un vieux rouet, quelque chose qu’elle pourrait nettoyer et apporter aux antiquaires de Belltower. À moins que cela n’appartienne à quelqu’un, auquel cas il s’agirait de vol. En tout cas, rien ne l’empêchait de jeter un coup d’œil.
Cette idée lui trottait plus ou moins dans la tête le mercredi matin de sa deuxième semaine à Belltower, quand elle partit se promener avec un repas dans son sac. La journée était chaude, si bien que Catherine suait au moment où elle franchit le ruisseau. Elle poursuivit vers le sud, s’arrêta le temps de se nouer les cheveux sur la tête, dépassa le bosquet d’airelles et continua vers le bûcher dans sa prairie ensoleillée.
Elle s’approcha de la porte de l’antique structure, levant haut les pieds dans les stolons pour éviter des plants de lauriers de Saint-Antoine… puis hésita.
Il lui semblait entendre un vague mouvement à l’intérieur.
La curiosité est un vilain défaut, avait coutume de dire Mémé Peggy. Qui ne manquait toutefois jamais d’ajouter le moins salutaire corollaire : mais la satisfaire est bien agréable. Mémé Peggy avait été une farouche partisane de la satisfaction de la curiosité.
Aussi Catherine ouvrit-elle la porte grinçante du bûcher et jeta-t-elle un coup d’œil à l’intérieur, où une pile de vieux journaux avait moisi pendant des décennies et où quelque chose d’horrible remua puis parla dans la pénombre.
Que ressentait-on quand on recommençait sa vie trente ans dans le passé ?
On a la tête qui tourne, pensa Tom. On se sent bizarre. C’est grisant.
Et, de plus en plus souvent, c’est effrayant.
Il ne savait pas trop ni quand ni pourquoi la peur avait fait son apparition. Peut-être était-elle présente depuis le début, plus discrètement. Peut-être datait-elle de son emménagement dans la maison sur Post Road, contraste permanent avec tous les événements bruyants survenus depuis. Peut-être était-il né avec.
Sauf qu’il ne s’agissait pas tout à fait de peur, plutôt d’une espèce d’inquiétude perpétuelle… qu’il ressentit plus que jamais par un brûlant jeudi après-midi de juillet, quand il aurait pu jurer, mais sans pouvoir le prouver, que quelqu’un l’avait suivi entre Lindner’s Radio Supply et l’immeuble de Larry Millstein.
La journée s’était bien passée. Depuis qu’il avait pris cet emploi de réparateur, Tom avait fourni un travail assez fiable pour que Max le laisse généralement tranquille. La vaste arrière-boutique avait commencé à lui sembler accueillante et familière. Par des journées chaudes comme celle-ci, il entrouvrait les hautes fenêtres à verre cathédrale pour laisser rentrer l’air de la ruelle. Il travaillait sur un amplificateur Fisher apporté par un client : le tube de sortie avait grillé et un des condensateurs à électrolyte de l’alimentation fuyait. C’était un de ces électrolytes qu’interdirait quelques années plus tard l’agence de protection de l’environnement à cause du PCB qu’il contenait. Le danger, du moins de ce côté du processus de fabrication, était loin d’être mortel. Au déjeuner, Max lui demanda pourquoi il gardait le ventilateur aussi près. « L’odeur me gêne », affirma Tom.
Toxines mises à part, Tom s’était pris de respect pour ces vieux amplificateurs et radios américains. Les modèles haut de gamme étaient simples, bien construits et solides… leur poids s’avérait parfois surprenant. Transformateurs à noyau de fer, châssis métallique, caisse en chêne… c’était un plaisir de travailler dessus. Le boulot payait mal et n’offrait pas la moindre perspective d’avancement, mais il fit à Tom l’effet d’une thérapie : celui-ci lui permettait de s’occuper agréablement les mains et de toucher un salaire en fin de semaine.
Et pourtant, bien longtemps avant d’avoir épuisé l’attrait de la nouveauté, il lui arrivait de quitter des yeux ses soudures pour regarder le calendrier mural, où l’année 1962 barrait la photo d’une femme potelée en maillot de bain une pièce vert citron, et d’éprouver alors le vertigineux besoin de rire tout haut.
Qu’était le temps, après tout, sinon une marche pesante depuis les alentours de la jeunesse jusque dans le pays de la tombe ? Le temps était la force qui réduisait le granit en miettes, dévorait la mémoire et attirait les petits enfants dans la sénilité, le tout avec l’implacabilité d’un juge sans merci et la poésie d’un char d’assaut. Et pourtant, Tom était là, à presque trente ans de distance sur une route qui n’aurait pas dû exister, quelque part dans le passé auquel personne ne pouvait accéder.
Cela ne le rendait pas plus jeune qu’avant et pas le moins du monde immortel. Mais le temps avait été suborné, ce qui suffisait à son bonheur.
« Tu n’arrêtes pas de regarder ce calendrier, remarqua Max. À mon avis, tu es amoureux de cette fille.
— Éperdument, répondit Tom.
— C’est le calendrier de chez Mirvish. Ils réutilisent tous les ans la même photo. Tous les étés depuis 1947, la même fille avec le même maillot de bain. Elle est probablement vieille, maintenant.
— Elle voyage dans le temps, dit Tom. Elle reste éternellement jeune.
— Et toi, t’es complètement cinglé, estima Max. Remets-toi au boulot, d’accord ? »
Certaines autres conséquences de ce voyage dans le temps ne lui avaient pas échappé.
C’était 1962 à New York. Et donc dans tout le pays – et même dans le monde entier –, y compris à Belltower, dans l’État de Washington, où ses deux parents étaient encore en vie.
Quelque part dans le Grand Rembobinage – peut-être au quarante-huitième, au soixante-troisième ou au cent vingt et unième pas dans le tunnel qui reliait Post Road à Manhattan – un camion grumier avait fait une embardée à l’envers sur une route de montagne, une berline bleu vif avait bondi de l’escarpement jusque sur la chaussée, deux corps étaient revenus en frémissant à la vie tandis que le tableau de bord se détachait des sièges et que le moteur retrouvait d’un coup sa place sous le capot.
En 1962, à Belltower, un jeune généraliste du nom de Winter venait d’ouvrir un cabinet à son domicile pour soigner les classes moyennes du nord de la ville. Son épouse lui avait donné deux fils, dont le plus jeune, Tommy, fêterait son quatrième anniversaire en novembre.
Ils vivent tous dans la grande maison sur Poplar Street, se dit Tom, Papa a son cabinet en bas, la famille habite au-dessus. Si j’allais là-bas, je les verrais. En chair et en os.
Il se les représenta en esprit : son père dans son costume noir du dimanche ou sa blouse blanche de toubib, sa mère en robe à fleurs, et entre eux, mesurant peut-être quatre-vingt-dix centimètres de haut et portant de petites chaussures Keds, quelque chose d’inimaginable : lui-même.
Un matin, alors que Joyce était partie travailler au restaurant et qu’il se sentait un peu seul chez elle, il décrocha le téléphone puis composa le numéro de l’opératrice pour l’interurbain. Il indiqua vouloir appeler à Belltower, dans l’État de Washington, le cabinet du Dr Winter sur Poplar Street. Le téléphone sonna trois fois, il y eut un bourdonnement au loin, puis une femme décrocha. La voix de ma mère. Cette pensée le paralysa. Que pourrait-il bien lui raconter ?
Ce n’était toutefois pas sa mère, mais l’infirmière de son père, Mlle Trudy Valasquez, dont il lui restait un vague souvenir d’une immense Hispano-Américaine avec des chaussures orthopédiques et une haleine mentholée. Elle dit que le Dr Winter était en visite, mais qui était à l’appareil ?
« Aucune urgence, répondit Tom. Je rappellerai plus tard. »
Beaucoup plus tard. Peut-être jamais. Cela avait quelque chose de contre-nature. Déranger cette maisonnée innocente, même par un simple appel anonyme, semblait une mauvaise action… c’était trop embrouillé et trop œdipien, trop complètement bizarre.
Puis il se dit : Mais il faut que je les appelle. Que je les prévienne.
Les prévienne de ne pas emprunter la route côtière un jour donné, quinze ans plus tard.
Les prévienne afin de leur sauver la vie. Pour que Tom aille à la faculté de médecine, comme y avait tenu son père, qu’il ne rencontre pas Barbara, ne l’épouse pas, ne divorce pas, n’achète pas une maison sur Post Road, ne revienne pas dans le passé, ne passe pas ce coup de fil, ne les prévienne pas, ne leur sauve pas la vie.
Pour qu’il tourne peut-être à jamais en boucle entre ces possibilités, aussi fantomatique que le chat de Schrôdinger.
Tom se dit qu’il se trouvait dans le passé et que le passé devait être immuable… y compris en ce qui concernait la mort de ses parents. Rien d’autre n’aurait de sens. Si le passé était fluide, si on pouvait le modifier, alors il revenait à Tom de s’en charger : d’avertir les avions de ligne de la présence d’une bombe, d’intercepter Lee Harvey Oswald sur le chemin du dépôt de livres à Dallas, de faire évacuer les halls d’aéroport avant l’arrivée des tireurs… sur le plan de la responsabilité morale, c’était un fardeau impossible, insupportable.
La logique, tout comme la raison, imposait que le passé reste un paysage figé. S’il informait la Pan Am qu’un de leurs appareils allait s’écraser, celle-ci ne le croirait pas. S’il se rendait à Dallas pour prévenir le président, il raterait son avion ou serait victime d’une crise cardiaque au carrousel à bagages. Il ne savait pas quelle main invisible orchestrerait ces événements, seulement que l’autre possibilité était encore moins plausible. S’il essayait de changer l’histoire, il échouerait… tout simplement.
Rien que tenter l’expérience était dangereux.
Mais il repensa souvent à ce coup de téléphone. À les prévenir. À leur sauver la vie.
Rien ne pressait. Pour le moment, et cela continuerait de nombreuses années, ils étaient vivants, heureux, jeunes, davantage en sécurité qu’ils ne se l’imaginaient.
Mais quand la date approcherait – s’il restait là, s’il vivait aussi longtemps –, alors peut-être Tom se sentirait-il obligé de passer ce coup de fil, quels que soient les risques… sans quoi il lui faudrait vivre en sachant qu’il aurait pu les sauver de la mort.
C’est peut-être lorsqu’il s’en aperçut que la peur commença.
Il s’endormit avec ces pensées en tête, s’éveilla apaisé et prit le bus jusqu’à la boutique. Il examina la fille du calendrier avec une solennité nouvelle. L’expression de la fille lui sembla ce jour-là énigmatique, sombre.
« Tu es toujours amoureux d’elle, remarqua Max.
— Regarde son visage, Max. Elle sait quelque chose.
— Oui, que tu n’as pas toute ta tête », répliqua son patron.
Il s’absorba dans le travail. La principale surprise du jour fut un appel de Larry Millstein, qui s’excusa pour l’incident durant la soirée et lui demanda s’il pouvait passer chez lui dans l’après-midi. Il y retrouverait Joyce et tous trois pourraient aller faire la paix en dînant ensemble. Tom accepta, puis appela Joyce pour s’assurer qu’elle était libre. « J’ai déjà parlé à Lawrence, indiqua-t-elle. Je le pense relativement sincère. Et puis tu es trop populaire, en ce moment. T’éviter commence à gêner sa vie sociale.
— Je devrais me montrer sympa ? Il en vaut la peine ?
— Sois sympa. C’est un névrosé qui peut se montrer méchant. Mais s’il n’y avait rien à sauver, je n’aurais jamais couché avec lui.
— Voilà qui est rassurant.
— Vous aimez tous les deux le jazz. Parle-lui de musique. Remarque, à la réflexion, évite. »
Il quitta la boutique à dix-huit heures. C’était un après-midi chaud avec beaucoup de monde dans les bus, aussi décida-t-il d’aller chez Millstein à pied. Le temps restait au beau depuis plusieurs jours. Le ciel était bleu, l’air à peu près propre, et Tom n’avait aucune raison de ne pas se sentir tranquille.
Un trouble s’empara néanmoins de lui dès qu’il sortit de Lindner’s Radio Supply, trouble qui s’intensifia à chaque pas.
Il commença par ne pas en tenir compte. Il avait vécu de nouvelles expériences ces derniers mois, aussi un peu de paranoïa n’avait-elle sans doute rien de surprenant à ce stade. Il ne put toutefois écarter ce trouble, ni les pensées que celui-ci provoquait, ni les souvenirs qu’il avait négligés : souvenirs du tunnel, des insectes mécaniques, de leur avertissement.
Il se rappela les décombres dans le deuxième sous-sol de l’immeuble près de Tompkins Square. Quelqu’un était passé par là avant lui, quelqu’un de dangereux. Mais Tom avait emprunté ce passage sans problème, et son anonymat était garanti, dans une mégapole comme New York… pas vrai ?
C’est ce qu’il se dit. Ce qui n’empêcha pas, alors qu’il marchait sur la 8e Avenue en direction du quartier miteux de Millstein dans East Village, sa vague appréhension de se transformer en certitude inébranlable qu’on le suivait. Il s’arrêta en face de l’immeuble de Millstein pour se retourner. Des Portoricaines qui passaient entre les perrons et les vitrines, trois enfants en train de traverser la rue à un feu. Deux Anglo-Américains : une femme pâle et corpulente munie d’une poussette et un quinquagénaire avec un sachet en papier brun sous le bras. Laquelle de toutes ces personnes le filait ?
Sans doute aucune. Tom se dit que le café devait lui porter sur les nerfs. Ainsi qu’un peu de culpabilité. À cause de ce qu’il avait abandonné. De ce qu’il avait découvert. De l’amour qu’il s’était mis à éprouver pour cet étrange endroit.
Il descendit du trottoir au moment où un taxi arrivait. Le chauffeur actionna son klaxon et évita Tom de quelques centimètres grâce à un coup de volant à gauche. UN INCONNU ÉCRASÉ DANS LA RUE… peut-être était-ce aussi le passé.
Après quelques avances nerveuses, ils allèrent au Stanley’s, où Millstein but et se détendit.
Ils discutèrent musique malgré l’avertissement de Joyce. Il s’avéra que Millstein était très fan de jazz depuis son arrivée, « blanc-bec originaire de Brooklyn », à la fin des années 1940. C’était un ancien du Village, il avait croisé Kerouac une ou deux fois… remarque qui plongea Tom dans une autre épiphanie de « voyage temporel ». Des géants ont arpenté ces rues, pensa-t-il. « Mais bien entendu, ajouta Millstein, ce temps-là est bien révolu. »
Joyce mentionna son amie Susan. Celle-ci avait à nouveau écrit du Sud, où son affiliation avec le SNCC[3] lui valait de recevoir des menaces de mort. Un récidiviste plein d’initiative avait laissé un paquet de fumier de cheval soigneusement emballé devant la porte de sa chambre de motel.
Millstein haussa les épaules. « Tout le monde est trop politisé. C’est assommant. J’en ai ras le bol des chansons contestataires, Joyce.
— Et j’en ai ras le bol de ce pseudo-zen où on se regarde passivement le nombril, répliqua la jeune femme. Il y a un monde autour de nous.
— Un monde dirigé par des types en limousine qui n’écoutent pas beaucoup de musique. Aux yeux du monde, jouer de la guitare est une activité sans importance. »
Joyce examina les profondeurs de sa bière. « Susan a peut-être raison, alors. Je devrais faire quelque chose de plus tangible.
— Comme quoi ? Des freedom rides ? Des manifestations ? Tu sais, à la base, c’est toujours de la guitare. Ça restera toléré tant que ça servira aux puissants… au fédéralisme, en l’occurrence. Et ils le mettront au placard quand ils n’en auront plus besoin.
— Ça doit être la chose la plus cynique que je t’ai jamais entendu dire, Lawrence. Et je t’ai entendu en dire pas mal. Ce n’est pas Gandhi qui préconisait de “parler vrai au pouvoir” ?
— Le pouvoir s’en bat les couilles, Joyce. Ça devrait te sauter aux yeux.
— Et qu’avons-nous comme solution de rechange ?
— Il faut cultiver notre jardin[4]. Ou écrire un poème.
— Comme Ginsberg ? Ou Ferlinghetti ? Leurs écrits sont vachement politiques.
— Tu ne comprends pas. Ils disent : voilà l’horrible, et voilà mon dégoût… et voilà le mystère enfoui dedans.
— Le mystère ?
— La beauté, si tu veux.
— Faire de l’art à partir de déchets, interpréta Joyce.
— On peut le voir comme ça.
— Pendant que des gens meurent de faim ? Que d’autres se font tabasser ?
— Avant que je meure de faim, répondit Millstein. Avant que je me fasse tabasser. Oui, je créerai ces objets magnifiques.
— Et le monde s’en portera mieux ?
— Le monde en sera plus beau.
— On dirait que tu fais la promotion d’un espace vert. » Elle se tourna vers Tom. « Et toi ? Tu crois à la poésie ou à la politique ?
— Je n’ai jamais vraiment réfléchi ni à l’une ni à l’autre, répondit Tom.
— Voyez ça, fit Lawrence. Le bon sauvage. »
Tom réfléchit à la question. « Je suppose qu’on fait ce qu’on a à faire. Mais à long terme, aucun de nous ne peut vraiment grand-chose. La politique nationale ne m’intéresse pas. Au mieux, je vote. Quand ça m’arrange. Henry Kissinger ne passe pas pour me demander : “Hé, Tom, qu’est-ce que tu penses de cette histoire avec la Chine ?” »
Millstein leva les yeux de son verre. « Qui diable est Henry Kissinger[5] ? »
De l’autre côté de la table, Joyce, un peu ivre et très sérieuse, adressa à Tom un regard réprobateur. « Tu veux dire que ce qu’on fait ne change rien à rien ?
— Peut-être que certaines personnes arrivent à changer quelque chose. Martin Luther King, par exemple. Khrouchtchev. Kennedy.
— Les gens dont le nom commence par un K, avança Millstein.
— Mais pas nous, insista Joyce. Nous, on n’arrive à rien faire changer. C’est ce que tu veux dire ?
— Bon Dieu, Joyce… Je ne sais pas ce que je veux dire. Je ne suis pas philosophe.
— Non. Et tu n’es pas non plus réparateur. » Elle secoua la tête. « Merde, j’aimerais bien savoir ce que tu es au juste.
— Voilà ton erreur, ma chère Joyce, dit Millstein. La prochaine fois que tu couches avec quelqu’un, assure-toi que vous avez été présentés dans les règles. »
Millstein but jusqu’à aimer le monde entier. C’était son plan. Il le leur dit. « Ça ne marche pas à tous les coups. Bon, vous vous en êtes aperçus. Mais des fois. Boire jusqu’à ce que le monde soit adorable. Bon conseil. » La soirée se poursuivit.
Ils se séparèrent aux alentours de minuit, sur le trottoir de l’avenue B. Millstein se colla au sternum de Tom. « Je suis désolé, dit-il. Pour avant, je veux dire. J’ai été très con.
— Pas de problème », dit Tom.
Millstein regarda Joyce. « Sois gentil avec elle, Tom.
— Bien sûr. Promis.
— Elle ne sait pas pourquoi on l’aime ou on la déteste. Mais bien entendu, c’est pour la même raison. Parce qu’elle est ce… cette poche de foi. Elle croit à la vertu ! Elle vient dans cette grande ville chanter des chansons sur le courage. Bon Dieu ! Elle a un courage de sainte. C’est son élément. Même ses vices sont minutieux. Elle n’est pas simplement bonne au lit, elle est bonne… au lit !
— Ferme-la, espèce de salaud ! s’écria Joyce. Tout le monde t’entend. »
Millstein se tourna vers elle pour lui prendre le visage entre les mains, un geste d’ivrogne, mais plein de douceur. « Ce n’est pas une insulte, chérie. Nous t’aimons parce que tu es meilleure que nous. On est quand même jaloux de ta bonté, qu’on t’arrachera si on en a la possibilité.
— Rentre chez toi, Lawrence. »
Il fit demi-tour. « Bonne nuit !
— Bonne nuit », répondit Tom, même si la nuit ne lui plaisait pas tant que cela. Elle était chaude. Sombre. Il suait.
Tom rentra à pied, Joyce appuyée sur son épaule. Elle était toujours un peu ivre, lui un peu moins. La conversation l’avait attristée. Elle s’arrêta sous un lampadaire pour regarder Tom d’un air malheureux.
« Tu n’es plus immortel ! lança-t-elle.
— Désolé de te décevoir.
— Non, non ! À ton arrivée, Tom, tu étais immortel. J’en aurais mis ma main à couper. Je le voyais à ta manière de marcher. De regarder les choses. Comme si tout ça était une espèce de bel endroit merveilleux où il ne pourrait rien t’arriver de mal. J’ai pensé que tu devais être immortel… je ne voyais pas d’autre explication.
— Désolé de ne pas être immortel. »
Elle introduisit tant bien que mal sa clef dans la porte d’entrée de l’immeuble.
Il faisait très chaud dans l’appartement. Tom se mit en t-shirt et en slip, Joyce ôta son chemisier. La voir dans la pénombre provoqua chez lui un bref instant de plaisir. Il vivait dans cet appartement depuis plus d’un mois et la familiarité ne semblait qu’accroître ses sentiments à l’égard de la jeune femme. Quand il l’avait rencontrée, elle était emblématique : Joyce qui vivait dans le Village en 1962. Elle était désormais Joyce Casella de Minneapolis, dont le père possédait un magasin de chaussures et dont la mère appelait deux fois par mois pour la supplier de trouver un mari ou au moins un meilleur boulot, dont la sœur avait donné deux enfants à un catholique pratiquant tout à fait convenable du nom de Tosello. Joyce qui n’aimait pas ses grosses lunettes de vue et la tache de vin sur son épaule gauche. Qui cachait quelque part en elle une voix magnifique, comme un oiseau sauvage et fragile qu’on n’autorisait à s’envoler qu’en de rares occasions bien particulières. Cette Joyce ordinaire, quotidienne, valait mieux que l’emblématique, et c’était celle-là qu’il en était venu à aimer.
Mais elle ne faisait pas attention à lui : elle fouillait dans une pile de papiers près de la bibliothèque, pile qui contenait surtout des factures téléphoniques. Tom lui demanda ce qu’elle cherchait.
« La lettre de Susan. Celle dont je parlais à Lawrence. Elle a dit que je pouvais l’appeler. “Appelle quand tu veux”, elle a écrit. Elle veut que je la rejoigne. Il y a tant à faire ! Bon Dieu, Tom, quelle heure est-il ? Minuit ? Hé, Tom, il est minuit en Géorgie ? »
Il ressentit une vague inquiétude. « Comment ça… tu veux l’appeler ce soir ?
— T’as tout compris.
— Pour quoi faire ?
— Prendre des dispositions.
— Lesquelles ? »
Elle se redressa. « Je ne racontais pas que des conneries. Je pensais ce que je disais. À quoi je sers ici ? Je pourrais être là-bas avec Susan à me rendre vraiment utile. »
Il fut stupéfait. Il ne s’attendait pas à cela.
« Tu es saoule, dit-il.
— Ouais, un peu. Pas assez pour penser à l’avenir. »
Peut-être Tom était-il un peu ivre aussi. L’avenir ! C’était amusant et inquiétant à la fois. « Tu veux l’avenir ? Je peux t’en parler. »
Elle fronça les sourcils et reposa les papiers. « Comment ça ?
— Il est dangereux, Joyce. Les gens se font tuer, bon sang. » Il pensa aux mouvements pour les droits civiques aux alentours de 1962. Il se souvenait de gros titres en vrac par le filtre des livres et des documentaires télévisés. Des bombes dans des églises, des foules qui attaquaient des bus, des membres du KKK avec des matraques et des fusils à canon scié. Il se représenta Joyce au milieu de tout cela. La pensée lui fut intolérable. « Tu ne peux pas. »
Elle lui tendit la lettre, oblitérée à Augusta.
« Ils ont besoin de moi.
— Tu veux rire. Ce n’est pas une diplômée blanche et pleine de ferveur supplémentaire qui va changer la donne, bon Dieu. Ils ont la télé. Ils ont des shérifs sudistes idiots qui tabassent des femmes sur les trois grands réseaux de télévision. Ils ont des amis dans l’administration Kennedy. Après l’assassinat… » Il avait bu davantage qu’il ne s’en était rendu compte. Il dévoilait des secrets. Mais cela n’avait aucune importance. « Après l’assassinat, ils feront signer une loi sur les droits civiques à Lyndon Johnson pendant que la situation se détériorera au Vietnam. Tu veux l’avenir ? Le Vietnam, Woodstock, Nixon, le Watergate, Jimmy Carter, l’ayatollah Khomeyni, tout cet étalage merdique de clichés, avec ou sans l’aide de Joyce Casella. Je t’en prie, conclut-il, je t’en prie, ne va pas te faire tuer avant qu’on se connaisse mieux.
— Parfois, je me demande si je te connais même un tout petit peu. Qu’est-ce que c’est que toutes ces foutaises sur l’avenir ?
— C’est de là que je viens. »
Elle le regarda d’un air féroce. « Dis-moi la vérité ou casse-toi de mon appartement. »
Il lui décrit maladroitement et dans ses grandes lignes la succession d’événements qui l’avaient conduit là.
Si Joyce l’écouta avec patience et concentration, elle ne commença à le croire que quand il sortit son permis de conduire de l’État de Washington, sa carte Visa, une carte American Express périmée, une de retrait d’argent aux distributeurs automatiques ainsi que deux billets de dix dollars qui portaient une date située vingt ans dans le futur.
Joyce examina le tout d’un air grave. Elle finit par dire : « Ta montre. »
Il ne la portait plus depuis sa première visite et la gardait dans la poche gauche de son jean. Elle avait dû la voir. « Ce n’est qu’une montre digitale bon marché. Mais tu as raison. On ne peut pas en acheter ici. »
Il recula pour la laisser regarder les objets. Un peu dessaoulé d’avoir tout raconté à Joyce, il se demanda s’il ne venait pas de commettre une terrible erreur. Ce devait être effrayant. Dieu du ciel, cela l’avait effrayé, lui.
Mais elle manipula les cartes et l’argent, puis soupira et posa sur Tom un regard dépourvu de peur.
« Je vais préparer du café, annonça-t-elle. Je crois qu’on ne va pas dormir de la nuit.
— J’imagine que non. »
Elle tint sa tasse des deux mains comme si celle-ci l’arrimait à la terre.
« Raconte-moi encore une fois, demanda-t-elle. Raconte comment tu es venu ici. »
Il se frotta les yeux. « Encore ?
— Oui. Lentement. »
Il respira à fond et recommença.
Il termina à deux heures passées. Le silence régnait dehors dans la rue et dans l’appartement, la lumière électrique semblait à la fois bizarre et stérile. Hébété, Tom avait sommeil et la gueule de bois.
Joyce, par contre, était bien éveillée.
« Ça n’a aucun sens, dit-elle. Pourquoi un tunnel entre ici et… comment ça s’appelle ? Bellfountain ?
— Belltower, rectifia Tom. Je ne sais pas. Ce n’est pas moi qui l’ai construit, Joyce. Je l’ai juste découvert.
— N’importe qui aurait pu le découvrir ?
— J’imagine.
— Et personne d’autre ne s’en est servi ?
— Quelqu’un a bien dû le faire. Au moins une fois. S’en est servi et l’a abandonné, je suppose. Mais je n’en suis pas sûr. »
Elle secoua la tête avec force. « Je n’y crois pas. »
Il eut un accès de découragement. Il lui avait montré jusqu’à la dernière preuve en sa possession, lui avait tout expliqué aussi calmement que possible…
« Non, je veux dire… je sais que c’est vrai. Les cartes, l’argent, la montre… Quelqu’un pourrait peut-être falsifier tout ça, encore que j’en doute. C’est vrai, Tom, mais je n’y crois pas. Tu comprends ce que je veux dire ? J’ai du mal, en te regardant, à me dire que tu es un type de 1989.
— Qu’est-ce que je peux faire de plus ?
— Montre-moi, dit Joyce. Montre-moi le tunnel. »
Ce n’était pas de cette manière qu’il avait voulu que cela se passe.
Ils allèrent à pied – ce n’était pas loin – à l’immeuble près de Tompkins Square.
« C’est là ? » s’étonna Joyce. Sous-entendu : un miracle… ici ? Tom hocha la tête.
La rue était vide et silencieuse. Tom sortit sa montre de sa poche : trois heures quinze. Il titubait de fatigue et regrettait déjà cette décision.
Plus tard, Tom jugerait que cette visite au tunnel marquait une limite : celle à partir de laquelle les événements avaient commencé à échapper à son contrôle. Peut-être le pressentait-il déjà… un écho de son propre avenir s’insinuant par les zones de temps fracturé.
Il n’avait pas envie d’emmener Joyce à l’intérieur, soudain persuadé qu’il n’aurait pas dû la faire venir là. S’il n’avait pas été ivre… puis trop fatigué pour résister…
Elle le tira par la main. « Montre-moi. »
Tom ne trouva aucun prétexte crédible pour rebrousser chemin. Il jeta un dernier coup d’œil à l’immeuble massif, avec ses nombreux couloirs et pièces qu’il n’avait jamais explorés et sa seule fenêtre allumée dans l’obscurité.
Il conduisit Joyce à l’intérieur. Aucun bruit dans l’entrée vide, à part le bourdonnement d’un néon défectueux. Il actionna la poignée de la porte qui menait au sous-sol.
Elle refusa de tourner.
« Un problème ? » s’enquit Joyce.
Il hocha la tête, les sourcils froncés. « Elle n’était pas verrouillée, avant. Je ne suis même pas persuadé qu’il y avait une serrure. » Il se pencha sur le mécanisme. « Ça a l’air neuf.
— Quelqu’un a installé une nouvelle serrure ?
— J’en ai l’impression.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Va savoir. Quelqu’un s’est peut-être aperçu que je suis passé par là. Ou bien le concierge a trouvé des gamins dans le sous-sol et décidé qu’il était temps de changer la serrure.
— Il y a un concierge ici ? »
Il haussa les épaules.
« Cet immeuble doit tout de même avoir un propriétaire, reprit-elle. Son nom figure forcément quelque part sur un registre, non ? Tu pourrais te renseigner à l’hôtel de ville.
— J’imagine. » Cela ne lui était pas venu à l’idée. « Ça pourrait être dangereux. On n’est pas dans un roman policier pour ados genre Alice Roy. Je ne pense pas qu’on devrait attirer l’attention sur nous.
— Si on n’ouvre pas cette porte, fit remarquer Joyce, tu ne pourras jamais rentrer chez toi.
— Et si on l’ouvre, peut-être qu’ils poseront une meilleure serrure la prochaine fois. Ou qu’ils mettront une sentinelle. » Cette pensée le glaça et il ne put s’empêcher de regarder, dans le dos de Joyce, la rue derrière la porte au verre fendillé. Mais il n’y avait toujours personne.
« Peut-être qu’on peut l’ouvrir sans que ça se voie trop, avança Joyce.
— On ne devrait même pas essayer. On devrait foutre le camp d’ici, oui.
— Hé, pas question ! Je refuse de faire marche arrière maintenant. » Elle lui serra plus fort la main. « Si c’est vrai… je veux voir. »
Tom examina la serrure de plus près. Elle ne valait pas grand-chose. Il sortit sa Visa qu’il glissa entre la porte et le chambranle. Apparemment, cela ne fonctionnait qu’à la télévision : la carte se cogna au pêne sans arriver à le déplacer. « Passe-moi tes clefs », dit-il.
Joyce lui tendit son trousseau.
Il essaya plusieurs clefs jusqu’à en trouver une qui entrait dans la serrure. En la tordant pour accrocher une partie des gorges, il parvint à faire coulisser d’une fraction de millimètre le pêne vers l’intérieur, interstice dans lequel il introduisit de force sa carte de crédit jusqu’à ce que la porte s’entrouvre de deux ou trois centimètres.
Une bourrasque d’air froid et humide se déversa par l’entrebâillement.
Il sentit Joyce changer au fur et à mesure de leur descente. Elle s’était montrée jusqu’ici effrontée et téméraire, le mettant au défi de continuer… elle gardait désormais le silence, cramponnée des deux mains à son bras.
Dans le premier sous-sol, il tira sur le cordon relié à l’ampoule de quarante watts nue accrochée au-dessus de leurs têtes… un cercle de lumière pâle et morne apparut sur le sol. « On aurait dû emporter une torche.
— On aurait sans doute dû prendre un fusil à éléphants. Ça fait peur, ici. » Elle le regarda en fronçant les sourcils. « C’est réel, pas vrai ?
— De plus en plus. »
Le cadenas, sur la porte en bois menant au deuxième sous-sol, avait été lui aussi remplacé. Joyce gratta allumette sur allumette pendant que Tom examinait le mécanisme. La personne qui s’était chargée de l’installer avait agi à la hâte : si le cadenas était neuf et robuste, on ne pouvait en dire autant du moraillon, fixé par trois vis à bois au chambranle. Avec la tranche d’une pièce de monnaie, Tom extirpa ces trois vis, qu’il mit dans sa poche.
Descente dans le noir.
Ils escaladèrent le tas de gravats. Joyce continua à gratter des allumettes jusqu’à ce que Tom lui dise d’arrêter : cela donnait trop peu de lumière utile et la présence de débris inflammables sous leurs pieds l’inquiétait. Elle laissa la dernière allumette s’éteindre, mais tressaillit lorsque les ténèbres se refermèrent sur eux. « Tu es sûr ?…» demanda-t-elle.
Mais ils se trouvaient désormais dans le tunnel lui-même. Une lumière sans source précise éclaira devant eux la courbe légère et précise que décrivaient les parois.
Joyce avança de quelques pas. Tom resta en retrait.
« Tout est vraiment vrai, dit-elle. Mon Dieu, Tom ! On pourrait marcher dans le futur, pas vrai ? Aller juste se balader quelques décennies plus loin sur la route. » Elle se tourna vers lui. « Tu m’emmèneras, un jour ? » Elle avait les joues cramoisies. Elle semblait fragile et fiévreuse, devant ces murs blancs et ternes.
« Je ne suis pas sûr de pouvoir te le promettre. On joue avec quelque chose de dangereux dont on ignore le fonctionnement. Je ne peux pas garantir qu’on soit en sécurité rien qu’en restant là. On est peut-être exposés à des radiations. Peut-être que l’atmosphère est toxique.
— Rien de tout ça ne t’a empêché de venir. »
Mais c’était avant, songea Tom. Quand je n’avais rien à perdre.
Elle effleura les murs… lisses, un peu élastiques, sans le moindre raccord. « Je me demande qui l’a construit ? Tu y as déjà réfléchi, non ?
— Souvent. Il doit être là depuis au moins dix ans. Peut-être davantage. » Peut-être depuis l’époque où les Indiens occupaient Manhattan. Ou depuis celle où Wouter Van Twiller gérait le Bossen Bouwerie dans le quartier. Peut-être qu’il y avait eu un tunnel sous les étables de Wouter. Et qu’il le savait… ou pas.
« Les gens du futur, dit Joyce. Ou les Martiens ou je ne sais quoi. On dirait un épisode de La Quatrième Dimension, tu ne trouves pas ? » Du bout du pied, elle traça une ligne dans la poussière. « Comment se fait-il qu’il soit cassé de ce côté ?
— Je n’en sais rien.
— Peut-être a-t-il été détourné », dit-elle.
L’idée le fit ciller. « Les gens censés s’en servir ne sont pas là, poursuivit Joyce. Donc, quelqu’un s’en est servi qui n’était pas censé le faire… et il a pu se débrouiller pour que personne ne le retrouve. »
Tom y réfléchit. « J’imagine que c’est possible.
— Il doit y avoir d’autres tunnels. Sinon, ça n’a aucun sens. Alors peut-être que celui-ci était relié à un endroit… à un carrefour. Sauf que quelqu’un l’a détourné, l’a condamné. »
C’était plausible… il ne trouvait pas de meilleure explication. « Sauf qu’en réalité, on n’en sait rien.
— Hé, fit-elle. Alice Roy mène l’enquête. »
Peut-être, se dit Tom, toute cette histoire finira-t-elle bien. Il avait convaincu Joyce de rentrer… quand la bizarrerie se produisit.
C’est Joyce qui vit la chose la première.
« Regarde, dit-elle. Tom ? Mais qu’est-ce que c’est que ça ? »
La peur déjà au ventre, il se tourna vers l’endroit qu’elle désignait.
Il ne vit qu’une vague luminescence confuse au loin sur l’éclat uniforme du tunnel. Il pensa d’abord à un mauvais fonctionnement de l’éclairage, puis Joyce lui pressa la main. « Ça bouge », indiqua-t-elle.
La chose bougeait en effet, lentement, mais de manière visible. Elle approchait.
Il se retourna vers les gravats à l’extrémité du tunnel. Ils s’en étaient éloignés de huit ou neuf mètres : une distance qu’on peut parcourir au sprint, pensa-t-il.
« Mais qu’est-ce que c’est ? » répéta Joyce avec juste un tremblement d’incertitude dans la voix… elle n’avait pas encore peur.
« Je n’ai jamais rien vu de la sorte, assura Tom. On devrait peut-être ressortir tant qu’on peut encore. »
Ce qu’il ressentait n’était pas tout à fait de la stupéfaction et pas encore de la frayeur. L’éclatante luminescence avait adopté un début de forme. Tom poussa Joyce vers la sortie, conscient de se trouver en présence de quelque chose qu’il ne comprenait pas, de quelque chose d’analogue au tunnel lui-même : étrange, puissant, au-delà de sa compréhension.
C’était le tunnel sous le monde, où vivaient anges et démons.
Ne pouvant résister à l’envie de regarder par-dessus son épaule, il s’arrêta à l’endroit où les briques brisées, les vieux lattis et le plâtre s’étaient écroulés.
Joyce l’imita.
Mais le phénomène s’était approché beaucoup plus vite que Tom ne s’y était attendu.
Il les avait presque rejoints.
Tom inspira, recula d’instinct… buta sur une brique et tomba.
« Tom ! » s’écria Joyce avant d’essayer de le relever.
La créature flottait désormais au-dessus d’eux.
Tom ne put trouver de mot pour désigner la chose en suspens au-dessus de lui, presque à portée de main. Un instant, sa frayeur céda la place à une espèce d’émerveillement abject.
L’apparition, bien qu’indistincte à cause de ses limites floues, présentait une forme à peu près humaine.
Par la suite, quand Tom se remémora l’événement pour essayer de reconstituer la créature en esprit, il conclut qu’on en obtiendrait une représentation assez correcte en prenant une carte du système nerveux humain qu’on modéliserait en bleu néon et qu’on entourerait d’un halo de lumière opalescente.
C’était translucide, mais pas spectral. On ne pouvait se méprendre sur sa présence physique. Tom en sentait la chaleur sur son visage.
Joyce s’accroupit près de lui.
La créature ne bougeait plus. Elle nous observe, pensa-t-il… peut-être avec les deux taches opaques qui occupent l’emplacement des yeux, peut-être d’une autre manière.
C’était terrifiant… et uniquement supportable parce que la créature ne bougeait plus du tout.
Tom compta en silence jusqu’à dix puis recula de deux ou trois centimètres sur le tas de gravats.
L’attention de la créature le suivit. Mais rien d’autre.
Joyce le regarda. À la manière dont elle se cramponnait à lui, il savait qu’elle avait très peur, même si elle se maîtrisait encore. Il murmura : « Recule doucement. Si ça bouge, arrête. »
Il ne doutait pas de l’immense puissance de la créature : il la sentait tout autour de lui, ainsi que dans la chaleur rayonnante qu’elle déversait sur sa peau nue.
Joyce répondit d’un léger hochement de tête, et tous deux commencèrent à remonter petit à petit le tas de gravats pour sortir du tunnel. Il vint à l’esprit de Tom que c’était la réaction instinctive face à un grand animal dangereux, réaction sans doute totalement inadaptée aux circonstances. En regardant la créature dans les taches oculaires, il sut, sans le moindre mot, qu’elle leur portait un intérêt très vif, mais passager, qu’elle pouvait les tuer si elle le voulait, qu’elle n’avait pas encore pris sa décision. Ce n’était pas l’indécision aléatoire d’un animal, plutôt quelque chose de beaucoup plus déterminé, de plus intime. Un jugement.
Le regard plongé dans ces taches pâles dépourvues d’expression, Tom se sentit nu, petit.
Ils avaient presque atteint l’obscurité bienvenue du sous-sol quand la créature disparut.
Plus tard, en discutant avec Joyce de la manière dont la chose avait disparu, Tom affirma qu’elle s’était simplement évanouie d’un coup, tandis que, pour la jeune femme, elle s’était tournée de côté d’une manière qu’elle ne pouvait décrire… qu’elle avait « pris un tournant qu’on ne voyait pas ».
Ils tombèrent d’accord que son absence avait été aussi soudaine, absolue et silencieuse que son apparition.
Joyce traversa le sous-sol obscur à tâtons et tira Tom au sommet des marches. Il la sentit trembler. C’est ma faute, se dit-il.
Il la fit attendre le temps de remettre le moraillon en place sur le chambranle. Il plongea la main dans sa poche, en sortit la pièce de monnaie ainsi que les trois vis, revissa les deux premières et fit tomber la troisième. « Nom de Dieu, Tom ! » s’énerva Joyce… qui leva toutefois une allumette d’une main mal assurée tandis qu’il tâtonnait à genoux. La dernière vis avait roulé sous la porte et il crut un instant qu’il allait devoir démonter à nouveau le moraillon pour la récupérer, tâche quasi insurmontable dans ce sous-sol sombre et puant rempli de Dieu savait quel genre de monstres inconcevables… il finit malgré tout par accrocher la tête de la vis et par la récupérer.
Il se montra aussi minutieux que ses mains tremblantes le lui permettaient. Il ne voulait pas que quiconque s’aperçoive de sa venue… même si c’était peut-être impossible. Cela le rassurait toutefois de savoir qu’il y avait une barrière de plus, si fragile fut-elle, entre le tunnel et lui.
Il resserra la dernière vis, rempocha la pièce de monnaie et grimpa derrière Joyce les escaliers vers l’entrée de l’immeuble.
Il se représenta la porte du haut, celle qu’il avait ouverte avec une carte de crédit et la clef de Joyce. Pensée terrifiante : et si elle s’était refermée ? Si le pêne s’était remis en place et qu’il n’arrive plus à le rouvrir ?
Il vit alors le rai de lumière venu du hall, vit Joyce tendre la main vers la porte, vit celle-ci ouverte, et ils déboulèrent au même moment dehors, chancelant dans la lumière, cramponnés l’un à l’autre.
Billy arriva chez lui les nerfs quelque peu calmés et résista pendant deux jours au besoin pressant de revêtir l’armure.
Il se dit qu’il avait besoin de temps pour réfléchir, qu’il n’aurait rien à gagner à agir sur une impulsion.
En vérité, il craignait presque autant l’armure que la profanation du tunnel.
Il la craignait autant qu’il la voulait.
Les journées s’allongeaient, chaudes, vides, avec un ciel à la fois radieux et maussade. Son appartement était chichement meublé : il possédait un canapé, un lit en cuivre, un téléviseur Westinghouse et un réveil. Il laissa les fenêtres ouvertes : une brise chaude vint soulever les rideaux de dentelle blanche. Billy passa l’interminable après-midi à écouter le tic-tac du réveil et le bruit de la circulation en bas dans la rue.
À écouter les vains gémissements de sa propre et insupportable soif.
Il craignait son armure parce qu’il en avait besoin.
Il en aurait toujours besoin… mais, et Billy n’aimait pas y penser, l’armure vieillissait.
Billy l’entretenait de son mieux. Il la gardait propre et au sec, il lançait tous les diagnostics intégrés. Il était toutefois absolument impossible, à cette époque techniquement primitive malgré son extravagance, de réparer la moindre avarie sérieuse. Déjà, certaines des sous-routines les plus complexes ne fonctionnaient plus du tout, ou seulement de manière sporadique. Les fonctions principales de l’armure finiraient par faiblir, malgré leurs multiples redondances… laissant Billy avec sa soif intense, son besoin terrible, et sans aucun moyen de les satisfaire ou de les supprimer.
Pour retarder cette apocalypse, Billy s’était astreint à garder l’armure rangée, à ne s’en servir qu’avec parcimonie et uniquement lorsque son corps l’exigeait.
Pour le moment, il résistait à l’envie parce qu’il voulait réfléchir. Il lui vint à l’idée que les moyens d’affronter cette crise ne manquaient pas. De toute évidence, un autre voyageur temporel était arrivé à New York. Mais cela pouvait être n’importe qui ou n’importe quoi, et s’intéresser ou non à Billy. Peut-être qu’en réalité personne ne se souciait de lui. Peut-être l’intrus le laisserait-il tranquille.
L’autre possibilité (plus probable, selon lui) était que le voyageur temporel savait tout de Billy et des secrets arrachés par celui-ci à la femme avec l’éclat de verre dans la tête… que le voyageur temporel voulait le punir ou le tuer. Billy n’avait aucune preuve de cela et quelques-unes du contraire : l’intrus n’avait pas cherché à dissimuler sa présence alors que c’est ce qu’aurait fait un bon chasseur, pas vrai ? Sauf si le chasseur était tellement omnipotent qu’il n’en avait pas besoin.
Cette idée le terrifia.
J’ai le choix entre deux possibilités, se dit Billy. M’enfuir ou me battre.
S’enfuir posait certains problèmes. Oh, il pouvait prendre l’avion pour Los Angeles, Miami ou Londres, il savait comment faire. Il pouvait se construire une vie ailleurs… du moins tant que l’armure continuait à fonctionner.
Mais il n’arriverait pas à vivre en sachant qu’ils pourraient encore le retrouver… les voyageurs temporels, les constructeurs du tunnel ou d’autres inconnus. Il n’avait pas trop envie de finir ses jours dans la peau d’une proie. Il était resté à New York pour cette raison : pour s’occuper du tunnel, vérifier les issues.
Par conséquent, il pouvait se battre.
Certes, il ignorait qui (ou ce que) pouvait être l’intrus. Mais cette difficulté ne durerait peut-être pas. La majeure partie des dispositifs d’analyse de son armure fonctionnait encore : il devait pouvoir récolter un grand nombre d’informations en examinant les indices laissés dans le tunnel.
Tout dépendait de l’armure, pas vrai ?
Sa bouée de sauvetage. Sa vie.
Il finit par la sortir de sa cachette.
Il avait échangé la boîte en carton contre une caisse en bois d’un volume avoisinant les cinquante litres trouvée dans une boutique de l’Armée du Salut. La caisse était fermée par un cadenas. Billy croyait beaucoup aux cadenas, beaucoup plus solides à ses yeux que les verrous électroniques de sa propre époque. Il gardait la clef attachée à un passant de sa ceinture. Billy sortit la caisse du fond du placard et l’ouvrit avec sa clef.
Les trous par lesquels la lancette et le stylet pénétraient dans son corps avaient presque cicatrisé… mais ils ne le firent souffrir qu’une minute.
Il enfila plusieurs couches de vêtements amples par-dessus l’armure pour la dissimuler.
Billy savait à quoi il ressemblait ainsi habillé. À un alcoolique, un clochard. En le voyant, les gens détournaient le regard. Ce qui n’était pas plus mal.
Dessous, l’armure régulait la température de sa peau, l’empêchait d’avoir trop chaud, le gardait sur le qui-vive.
L’armure était « éteinte »… bien loin de ses capacités de combat complètes. Ses routines de régulation fonctionnaient toutefois de manière automatique. L’armure analysait en permanence son sang et ses impulsions nerveuses. Une glande située dans l’un des élytres synthétisait de nouvelles hormones qu’elle perfusait dans son organisme. Billy était vigilant, heureux, confiant.
Éveillé.
La vie, c’est le sommeil, songea Billy. Et l’armure, le réveil. Étrange comme il oubliait systématiquement cela dans les longs passages ternes de son existence, pour s’en souvenir dès qu’il revêtait l’armure. C’était comme sortir de transe.
Tous ses doutes s’évanouirent. Il ressentait ce que, imaginait-il, devait ressentir un loup : une concentration extrême associée au vertigineux plaisir de la chasse.
Il se rendit à l’immeuble qu’habitaient ses retraités, au carrefour du temps et du temps.
Il installa deux nouvelles serrures achetées la veille dans une quincaillerie : un barillet neuf pour la porte dans le hall d’entrée et un cadenas neuf pour celle du sous-sol. Si par hasard l’un des locataires le voyait en train de travailler, Billy était prêt à s’excuser pour sa tenue… mais personne ne vint, sinon un garçon livreur qui, un carton de provisions pour Amos Shank dans les bras, monta l’escalier et repartit sans un mot.
Billy passa ensuite au sous-sol, où personne ne venait jamais.
Il installa le nouveau cadenas, dont il accrocha la clef à sa ceinture. Désormais, il tintait à chaque pas.
Il descendit les marches de pierre jusqu’au niveau le plus bas du bâtiment, le deuxième sous-sol où commençait le tunnel et où une de ses grenades offensives avait détruit une paroi, bouchant l’espace vide derrière celle-ci… et où des gravats avaient été retirés par la suite pour dégager un passage.
Il n’aimait pas descendre là. Avec ou sans armure, le tunnel ne lui plaisait pas. Il lui faisait penser au fantôme temporel qu’il y avait rencontré, un mystère que même Ann Heath n’avait pu expliquer, une monstruosité flamboyante avec, vibrant sous la radieuse membrane de sa peau, une structure interne organique à vous donner la nausée. La rencontre remontait désormais à dix ans, mais le souvenir en restait douloureusement vivace. La créature s’était approchée suffisamment pour lui roussir les cheveux sur la tempe droite. Des jours durant, il avait senti la puanteur de son corps brûlé.
Un fantôme temporel s’était-il maintenant lancé à sa poursuite ?
Billy ne le pensait pas. Ann Heath avait affirmé qu’ils n’apparaissaient jamais à l’extérieur des tunnels, que ceux-ci constituaient leur habitat, qu’ils vivaient dans ces fractures temporelles tout comme certaines bactéries vivaient dans la chaleur extrême des sources volcaniques. Ce qui a franchi la porte, se dit Billy, doit être au moins approximativement humain.
Il grimpa sur les gravats éparpillés pour pénétrer dans l’embouchure du tunnel. Il plongea avec appréhension le regard dans le lointain blanc et vierge. Il n’y avait toutefois aucun fantôme temporel, pas pour l’instant, et Billy se dit que ce devait être normal : d’après Ann Heath, ils étaient dangereux, mais très rares. Billy ne s’éloigna pas pour autant de l’entrée. Comme c’était étrange d’avoir effectué cette transition avec autant de facilité. Billy avait endommagé le tunnel afin de ne lui laisser qu’une seule destination, une maison dans le Nord-Ouest Pacifique située une trentaine d’années dans le futur, il avait de plus condamné cette entrée-là et tué ce voyageur temporel-là, si bien que personne n’aurait dû traverser… il vit pourtant des empreintes dans la poussière.
Des empreintes de tennis.
Il y en avait à profusion, aussi Billy se demanda-t-il avec nervosité, dans la lumière vive et pâle du tunnel, si l’intrus avait pu venir de l’autre direction, avoir découvert le tunnel à Manhattan et l’avoir suivi dans le futur.
Sauf que le cadenas sur la porte avait été brisé de l’intérieur.
Quelqu’un serait-il tombé sur le tunnel à son autre extrémité, aux alentours de la fin du siècle ?
C’était possible… et même encourageant. Billy avait supposé que le passage était à peu près inutilisable, mais il fallait croire qu’au bout de dix ans, quelqu’un avait trouvé le moyen de le rouvrir. Cette nouvelle possibilité provoqua en lui un regain d’optimisme. Bien entendu, il lui faudrait pourchasser et tuer l’intrus : Billy avait besoin d’être le seul propriétaire du tunnel. Impossible de partager un secret aussi important. Mais un civil arrivé sans méfiance du futur ferait une proie facile.
Il ne pouvait toutefois compter là-dessus. Il fallait se préparer à une bataille difficile, en espérant une cible vulnérable.
Il jeta un dernier coup d’œil dans le tunnel vide, puis activa ses programmes d’analyse.
Il apprit quantité de choses.
Son armure détecta et mémorisa des empreintes digitales sur les murs de la cave, des échantillons de peau là où l’intrus s’était coupé sur un éclat de verre qui saillait dans les gravats. Ledit intrus était tout à fait humain, masculin, de groupe sanguin O+. Au vingt-deuxième siècle, sous réserve d’échantillons à peu près intacts, un laboratoire qualifié aurait pu reconstituer un portrait de cet homme à partir d’une simple projection génomique. Mais Billy ne disposait pas de cette possibilité, aussi lui fallait-il d’autres moyens de pister sa proie.
La tâche était d’une énormité décourageante. Peut-être même impossible… un civil en virée depuis le futur pouvait se trouver n’importe où. Il pouvait avoir pris l’avion pour un endroit qu’il connaissait bien. Avoir investi de l’argent en Bourse et être parti visiter son propre passé récent.
Mais son arrivée remontait à moins d’un mois, aussi Billy ne pensait-il pas que l’homme avait déjà eu le temps de s’adapter. Après tout, son argent ne valait rien et ses connaissances, bien que précieuses, étaient difficiles à monnayer. Il pouvait encore se trouver dans les environs.
Mais comment l’identifier ?
Billy passa un doigt dans la poussière par terre. De la poussière provenant de sa grenade offensive et des fondations de l’immeuble. Il ouvrit une poche dans un des élytres de son armure pour en sortir son casque, un masque noir parcheminé qui lui recouvrait tout le visage. Il le relia par câble optique aux processeurs de l’armure tandis que ses programmes analysaient la poussière, dont ils annoncèrent la composition à Billy par l’intermédiaire d’un affichage tremblotant dans les optiques : calcaire, sable, soubassement… et de microscopiques fragments du tunnel lui-même : d’étranges molécules à longue chaîne fluorescentes dans la faible lumière : elles absorbaient le rayonnement de fond et libéraient des photons.
Billy réduisit la bande passante de ses optiques à la fréquence de l’émission la plus forte, puis repassa dans la pièce sombre du sous-sol.
Avec ses optiques réglées, la poussière devenait nettement luminescente.
Billy se tenait au milieu de très étranges limbes bleus étoilés. L’extrémité de son index brillait comme une petite constellation.
Quelle quantité de cette poussière l’intrus avait-il emportée à l’extérieur du bâtiment ? Quelle quantité resterait accrochée à lui ? À ses chaussures ? À ses vêtements ? Pendant combien de temps ?
Questions intéressantes.
Il s’attarda encore un peu dans le tunnel avant de repartir.
Il avança d’un pas, le cœur battant à toute allure. Ce n’est pas un endroit, se rappela-t-il. C’est une machine temporelle. Chaque pas m’emporte à une certaine distance dans le futur : une semaine ? Un mois ? Et qu’est-ce que je fais là ? Un autre pas : février ? Mars ? Neige-t-il ? Suis-je dehors dans la neige ? En train de chasser ? L’armure est-elle vivante ? Suis-je moi-même vivant ?
À supposer qu’il coure cent mètres plus loin… 1963 ? 1964 ? Les élytres fonctionnent-ils encore ? La glande s’est-elle asséchée ? Suis-je entré en convulsions et mort quelque part ? À supposer qu’il s’enfonce encore davantage. À supposer qu’il se tienne dans un endroit abrité de ce tunnel tandis que 1970, puis 1975, puis 1980 faisaient rage au-dessus de sa tête : Billy se trouvait-il dans son cercueil au milieu d’une étendue de terre glaise, enterré un siècle avant sa propre naissance ?
Il se sentit soudain comme en apesanteur, comme pris d’une espèce de vertige.
Mieux valait ne pas penser à ce genre de choses.
De retour chez lui, il se doucha pour se débarrasser de la poussière qui lui collait encore au corps, puis lava et astiqua l’armure. Il n’aimait pas l’enlever. Comme il ne l’avait pas activée à cent pour cent, son besoin physique restait pressant et insatisfait. La lancette lui avait laissé une plaie douloureuse sur le côté droit de l’abdomen, et sans la perfusion hormonale, il se sentait petit, vulnérable et nerveux. Mais il avait besoin de sommeil. Et dormir en armure serait du gaspillage.
Demain, se promit-il. Pendant la nuit.
Il rêva de la Zone des Tempêtes, de combat en armure, dans l’avenir, où il avait vécu autrefois ; puis de l’Ohio, avec ses étés caniculaires et ses hivers froids sans neige. Il rêva du lit dans lequel il dormait enfant, avec un radiateur qu’on l’autorisait à allumer en janvier et en février ; il rêva des nuits glaciales où il allait à pied du magasin communal à l’ensemble résidentiel, avec du givre sur le sol et une lune cornue dans le ciel.
Il rêva de ces choses avec une netteté si parfaite et une tristesse si poignante qu’elles ne pouvaient se supporter qu’en rêve. Puis, enfin, il vit le visage de Nathan, son père.
Il s’éveilla en voulant l’armure.
Même à New York – même en 1962, dans une ville servant d’axe de rotation à la plus grande partie du monde –, les nuits étaient plus paisibles que les journées.
Billy choisit les heures les plus calmes de la nuit, entre trois heures du matin et l’aube, pour entamer ses recherches.
Il se plaqua l’armure au corps. Il enfila un pantalon ample et sale par-dessus les jambières. Sur les élytres et les balanciers, il mit un sweat-shirt d’athlétisme déchiré marqué NYU, trouvé dans la poubelle d’une boutique d’articles d’occasion. Il tira la capuche pour dissimuler le casque… celui-ci manquait de discrétion, mais Billy avait besoin de ses optiques. Par-dessus le sweat-shirt, il choisit de porter un manteau gris ardoise élimé qui lui descendait jusqu’aux genoux et dont il remonta le grand col devant sa gorge.
Avant de quitter l’appartement, il se regarda dans le miroir ébréché de la salle de bains.
Le casque noir, avec ses optiques étalonnées, saillait comme le museau d’un animal de la capuche du sweat-shirt. Un rat, pensa Billy. Il ressemblait à une espèce de rat d’égout robotique et parcheminé qui essayait de se faire passer pour un être humain.
Je ressemble à un cauchemar.
C’était une pensée troublante. Elle le gêna jusqu’à ce qu’il active la lancette de l’armure, puis tout devint simple, tout devint évident.
Il s’efforça de rester dans l’ombre.
Il régla ses optiques sur la fréquence à laquelle rayonnait la poussière du tunnel. Il parvint à remonter sa propre piste – des traces vaguement bleues et vaguement lumineuses – jusqu’au bâtiment proche de Tompkins Square.
L’entrée de l’immeuble était pleine de vie, étoilée de lumière spectrale.
Mais l’intrus était passé par là longtemps auparavant et Billy ne trouva aucune piste nette à suivre. Cela ne le surprit pas : il y avait eu depuis de la pluie, du vent, de la pollution atmosphérique, des passants, mille dispersions et altérations.
Il s’arrêta dans la rue devant l’immeuble. Une lueur bleue brillait ici ou là, à peine visible. Il en restait un soupçon, collé à un réverbère, un éparpillement semblable à des cristaux de neige le long du trottoir crasseux.
Aucune piste, rien que des indices : imprécis, ambigus.
Il leva les yeux vers l’immeuble, obscur à part chez Amos Shank. Tiré du sommeil par une bouffée de créativité, le vieillard choisit cet instant précis pour relever son store, aussi Billy l’observa-t-il tranquillement. M. Shank lui retourna son regard pendant un long moment de stupeur… puis recula, et le store retomba d’un coup.
Billy sourit.
Qu’avez-vous vu, monsieur Shank ? Que pensez-vous que je sois, ainsi seul dehors dans l’obscurité ?
Billy s’imagina âgé et sénile en 1962, perdu dans un rêve d’Antiquité et d’Europe napoléonienne, à regarder, par la fenêtre d’un appartement miteux, un monde nocturne peuplé de monstruosités.
Eh bien, se dit Billy, je dois avoir l’air de la Mort.
Bien vu, monsieur Shank.
Billy rit doucement et repartit.
Il décrivit une spirale grossière à partir du tunnel, en évitant la 5e Avenue ainsi que les foules de fin de nuit au Village, en espérant tomber sur un indice substantiel, une flèche d’un bleu lumineux qui le conduirait à l’intrus.
Il n’en trouva aucun. Ici ou là, presque au hasard, il vit des traces de poussière : un gisement important collé à une flaque d’huile au croisement d’University Place et de la 9e Rue, un plus petit étalé dans l’herbe jaune au pied d’un banc de Washington Square Park, mais rien de cohérent, juste une indication que sa proie était passée par là. Il fronça les sourcils et décida de prendre au sud, d’éviter l’ouest du parc où quelques prostituées et homosexuels s’attardaient encore dans l’obscurité. Il connaissait bien cette partie du parc, qui lui servait de terrain de chasse quand son armure avait besoin d’une mise à mort… tout comme Times Square et Union Square de nuit, où se rassemblaient aussi des non-personnes sans importance. L’armure de Billy voulait une mise à mort tout de suite, mais ce n’était pas le bon moment, aussi refoula-t-il cette envie.
Il s’arrêta quelques instants, ajusta ses optiques et leva les yeux vers le ciel.
D’ordinaire, celui-ci était monotone à New York, mais les optiques lui montrèrent d’innombrables étoiles. On dirait un ciel de l’Ohio, songea Billy.
Il ressentit un soudain pincement au cœur, une nostalgie si intense qu’il s’en inquiéta. L’armure lui injectait des substances biochimiques complexes pour éveiller sa vigilance, pour l’aider à chasser… pour le garder en vie. Il n’aurait pas dû y avoir de place pour la nostalgie. Sauf si les élytres, la lancette ou l’étrange fausse glande dans l’armure avaient cessé de fonctionner correctement.
Ce n’était toutefois pas le cas, ou alors l’effet avait été purement éphémère. Billy s’assit sur un banc du parc jusqu’à ce que son mal du pays disparaisse. Puis le ciel ne fut plus que le ciel, propre et vierge de toute signification. Il changea à nouveau le réglage de ses optiques et, poursuivant sa traque, traversa l’espace vide de Washington Square South au niveau de Sullivan.
Sa recherche ne donna aucun résultat. Il s’arma de patience pour attendre la fin de la journée.
En début de soirée, il sortit sans son armure se promener dans les rues animées du Village. Il s’assit un moment à la terrasse du Café Figaro, où les clients réguliers le prirent pour un simple touriste quinquagénaire, et se demanda si l’intrus était passé près de lui dans la foule ou s’il n’occupait pas en ce moment même la table voisine, rempli de suffisance par ses trente années de prescience bon marché. À moins qu’il n’ait quitté la ville, après tout : cela restait très possible. Dans ce cas, la proie de Billy lui aurait irrémédiablement échappé et il n’en resterait plus la moindre trace, sinon un résidu de moins en moins phosphorescent.
Mais Billy n’avait pas encore renoncé.
Il rentra chez lui, revêtit l’armure et marcha trois heures au hasard des rues du côté de Midtown, en vain.
Il termina la nuit sans rien tuer… profonde déception.
Et il rêva de lumière bleue.
Trois nuits plus tard, en s’aventurant vers l’ouest sur la 8e Rue, il découvrit une luminescence bleu cendré autour du seuil et à l’intérieur d’une minuscule boutique appelée Lindner’s Radio Supply.
Billy sourit et rentra chez lui pour dormir.
Il s’éveilla dans la chaleur de l’après-midi.
Il enfila son armure dorée, activa la lancette et s’habilla pour se cacher. Il ne mit pas le casque, il n’en avait pas besoin, ce jour-là.
Cela lui fit une impression un peu bizarre, de sortir en plein jour.
Il alla à pied jusqu’à Lindner’s Radio Supply dans son pardessus, s’attirant quelques regards, mais rien de plus. Il s’arrêta sur le trottoir devant le magasin pour coller son visage à la vitrine.
La boutique, modeste, semblait toutefois s’en sortir relativement bien. La vitrine exposait une chaîne hi-fi hérissée de tubes, qu’un carton manuscrit annonçait STÉRÉOPHONIQUE ! Plus loin, dans la lumière un peu faible, un vieil homme patientait derrière un comptoir en bois. Billy se sentit un peu déçu : cette faible chose serait sa proie ?
Peut-être. Peut-être pas. On ne pouvait pas encore le dire.
Il entra dans un delicatessen de l’autre côté de la rue, y commanda un café et un sandwich au jambon qu’il emporta à une table près de la fenêtre.
Chez Lindner, l’activité restait modérée. Des gens arrivaient et repartaient. Tous pouvaient être l’intrus. Mais l’auréole lumineuse découverte par Billy la nuit précédente laissait penser que l’homme était souvent venu dans le magasin. La poussière, dont il ne restait sans doute désormais plus que quelques grains accrochés à ses chaussures ou ses revers, ne pouvait avoir été déposée que par une circulation répétée. Sans doute par un employé, se dit Billy. Un livreur, disons, ou un vendeur.
Le sandwich était excellent. Billy n’avait pas beaucoup mangé depuis quelques jours. Il en acheta un autre, ainsi qu’un deuxième café. Il mangea lentement en surveillant les allées et venues dans la boutique.
Il compta quinze personnes qui entraient et autant qui sortaient, toutes des clients, d’après lui. Puis un camion s’arrêta le long du trottoir et un homme vêtu d’une chemise bleue tachée de sueur déchargea trois cartons sur un chariot. Billy l’observa avec un intérêt accru : c’était une possibilité. Il n’avait aucun moyen de suivre le camion, mais il nota le numéro d’immatriculation et le nom de l’entreprise de livraison.
Puis reprit son observation.
Peu après seize heures, le serveur vint le voir. « Vous ne pouvez pas rester là comme ça. Cette table est réservée aux clients qui consomment. »
Il n’y avait presque personne dans l’établissement. Billy fit glisser un billet de dix dollars sur la table. « Je voudrais un autre café. Gardez la monnaie », dit-il en pensant : Si je voulais te tuer, je pourrais le faire à l’instant même.
Le serveur regarda l’argent, puis Billy.
Il fronça les sourcils et revint avec un café. Un café froid dans une tasse poisseuse.
« Merci, dit Billy.
— Pas de quoi. Enfin je ne pense pas. »
Le dernier client de Lindner’s partit à dix-sept heures quinze, le magasin fermait à dix-huit heures. Billy partagea son attention entre la devanture et l’horloge murale du delicatessen. À dix-huit heures, fébrile, il observait avec une concentration intense.
Il vit le vieil homme – le propriétaire, supposa-t-il – s’approcher de la porte avec un trousseau à la main et retourner la pancarte pour exposer le mot FERMÉ.
Abandonnant sa table, Billy sortit dans la rue.
Un après-midi chaud et ensoleillé. Il s’abrita les yeux.
Chez Lindner, le propriétaire – gros, les cheveux gris, le crâne de plus en plus dégarni – franchit le seuil et manipula ses clefs. Puis s’arrêta, se retourna, lança quelques mots dans la pénombre du magasin, tira la porte et s’éloigna.
Billy comprit aussitôt et avec beaucoup d’intérêt que le vieil homme avait laissé quelqu’un à l’intérieur.
Il était de toute manière fort peu probable que le corpulent propriétaire constitue sa cible : il semblait trop à son aise, trop s’ennuyer, trop bêtement chez lui. Attends ton heure, se dit Billy. Patiente, observe.
Il s’approcha du kiosque à journaux, où il fit semblant d’examiner un exemplaire de Life.
Le deuxième homme sortit un instant plus tard et verrouilla la porte avec sa propre clef.
Celui-là, pensa Billy. Son cœur se mit à battre plus vite dans sa poitrine.
Billy le suivit à distance respectueuse.
Il se fiait à son intuition, mais ne pensait pas vraiment se tromper. Sa proie était un homme assez jeune en jean bleu clair et chemise de coton, chaussé de tennis qui semblaient d’un anachronisme suspect. Il y a de la poussière dans la semelle de ces chaussures, se dit Billy. Et peut-être aussi en restait-il dans le tissu de son pantalon. Dans le noir, ce type s’illuminerait comme un tube de néon. Billy en était sûr.
Il se laissa distancer d’un ou deux blocs d’immeubles sans cesser sa filature.
L’homme sentit la présence de Billy. Cela arrivait parfois aux proies. Pas toujours, certaines ne repéraient tout bonnement pas les indices. On pouvait s’asseoir à côté d’elles dans le métro, les suivre sur un escalier roulant, lire par-dessus leur épaule : elles ne s’apercevaient de rien. Le plus souvent, la victime était prévenue par son instinct et se mettait à marcher un peu plus vite, à jeter un coup d’œil nerveux derrière elle. En fin de compte, bien entendu, cela ne changeait rien : une proie était une proie. Mais Billy voulait désormais se montrer prudent. Il ne pouvait se servir de l’armure de manière trop voyante et il ne voulait pas perdre cette piste.
Il traversa la rue afin d’avancer en parallèle à sa proie, puis s’enfonça dans un magasin d’alcools pour acheter une bouteille trapue de whisky, encore que n’importe quelle bouteille aurait pu lui servir d’accessoire. Il se carra le sachet en papier sous le bras et ressortit en hâte. Il repéra sa cible à un bloc de là, en train de se diriger vers un quartier miteux bordant celui des entrepôts.
À un moment, la cible s’arrêta, se retourna et regarda dans la direction de Billy.
Et toi, qu’est-ce que tu vois ? se demanda Billy. Sûrement pas la même chose que M. Shank. Pas la mort toute nue, pas par un après-midi ensoleillé comme celui-là. Billy traversa au carrefour et examina son propre reflet dans une vitrine. Vit un homme aux cheveux gris qui portait un pardessus gris sale et une bouteille dans un sachet de papier brun. Laid, sans toutefois rien de remarquable. Il eut un petit sourire.
La proie – le voyageur temporel – faillit se jeter sous un taxi (Billy envisagea cette possibilité avec un mélange de regret et de soulagement), recula à la dernière seconde (Billy ressentit un mélange différent de soulagement et de regret), puis s’enfonça en hâte dans l’entrée d’un immeuble d’habitation.
Billy nota l’adresse.
Suis-le, fut sa pensée suivante. Suis-le dans la petite chambre minable qu’il occupe. Tue-le là-dedans. Finis-en. Son armure voulait une mise à mort.
Puis Billy hésita…
Et le monde s’éteignit.
S’éteignit, c’est ainsi qu’il y pensa plus tard. Cela lui fit l’impression d’une extinction… littéralement, comme si quelqu’un avait éteint une ampoule à l’intérieur de son crâne.
Il fut soudain Billy Gargullo, garçon de ferme, debout sur le trottoir d’une rue sale du Lower East Side dans un passé vétuste, avec les mots tue-le qui lui résonnaient encore dans le crâne comme le refrain d’une chanson obscène. Il pensa à l’homme qu’il venait de suivre et fut soudain pris d’un brûlant accès de culpabilité.
Tout à coup, Billy n’était pas un tueur. Ce n’était pas un chasseur, ses sens n’avaient plus rien d’affûté. Il se sentait stupide, idiot, effrayé, les pieds en plomb. Ses vêtements pesaient trop lourd ; il se mit à suer.
Son armure avait eu une défaillance.
Billy fuit.
Il ne pouvait pas fuir des problèmes de ce genre. Ce fut néanmoins sa première réaction. Il courut jusqu’à perdre haleine, à se plier en deux, à suffoquer, puis marcha dans un brouillard glacé jusqu’à ce que les réverbères clignotent et s’allument.
Il chercha refuge dans un cinéma de la 42e Rue, où des hommes seuls se masturbaient au balcon ou se satisfaisaient mutuellement dans les cabines des toilettes. D’autres soirs, Billy serait venu y chercher des victimes. Mais l’ironie de la situation lui échappa. Terrifié, il se blottit au fond d’un fauteuil déchiré, dans la lumière tremblotante de l’écran.
Sa vie était peut-être terminée.
Billy pouvait avoir fait une mauvaise affaire depuis le début. Il avait saisi l’occasion quand elle s’était présentée : sauter dans le fabuleux passé, quitter la Zone des Tempêtes, la zone des combats, l’infanterie, la peur mortelle ; condamner les issues et les vérifier ; mener une vie modeste et secrète en ne s’autorisant l’armure qu’en de rares et confidentielles occasions.
Oh, mais dis donc, Billy (avait déjà objecté à l’époque une partie de lui-même), l’armure ne durera pas éternellement, il n’y a pas de pièces de rechange là où tu vas, ni pièces, ni main-d’œuvre, ni réparation. Il imagina un Besoin impitoyable, insatiable et en fin de compte fatal.
Mais cela n’arriverait peut-être pas (s’était dit Billy). Qui savait combien de temps durerait l’armure dorée ? Préservée des combats, maintenue, soignée, lustrée, entretenue, surveillée, dorlotée… Peut-être durerait-elle éternellement. Du moins aussi longtemps que vivrait Billy. Les blocs d’alimentation faisaient du bon boulot dans ce domaine.
Voilà ce qu’il s’était dit.
Cela ne lui avait pas semblé un conte de fées, à l’époque.
Il s’agissait d’un risque calculé. Peut-être cet optimisme constituait-il un défaut de son bagage mental : peut-être un faux mouvement du scalpel, à l’hôpital militaire, l’avait-il laissé trop indépendant d’esprit ou trop vulnérable à l’imagination. Billy s’était recroquevillé pour se protéger du bruit et de la fureur de la zone de combat en se disant tu n’es pas obligé de rester ici… ce qui n’était pas peu dire, avec le vent dehors, les éclairs incessants, les combats furtifs dans les bâtiments en ruine, au milieu de ce paysage dévasté et cauchemardesque à mille cinq cents kilomètres de l’Ohio.
Il ne put s’empêcher de se souvenir de cette époque.
Ils étaient trois à avoir découvert la voyageuse temporelle.
Billy tua les deux autres fantassins dans leur sommeil. Il tua ensuite la voyageuse temporelle, la soi-disant gardienne, qui s’appelait Ann Heath.
Puis il partit dans le passé. Puis il condamna les issues. Puis il les vérifia.
Épuisé et effrayé, Billy s’endormit dans le cinéma.
Le film – un film « artistique », montrant surtout des gens en train de baiser – continua ses marmonnements autour de lui.
Dans son rêve, il déroula des films personnels.
Billy ne connaissait pas grand-chose en histoire.
Après son recrutement, quand il s’ennuyait au camp d’entraînement, il s’emparait parfois des romans populaires que lisaient ses camarades… des romans historiques illustrés portant sur l’extravagant vingtième siècle. Ils plaisaient à Billy. On y trouvait toujours une morale peu équivoque sur les péchés de gloutonnerie et d’orgueil, mais Billy sentait bien que les auteurs prenaient autant de plaisir lubrique à écrire ces histoires que lui à les lire. Certains de ces livres avaient été interdits en Californie parce qu’ils décrivaient sans fard des magnats forestiers qui brûlaient des arbres ou des politiciens cupides en train de parcourir le monde à bord d’avions à essence. En tant que conscrit, Billy savourait la promiscuité de ses ancêtres. Il trouvait qu’ils avaient dansé avec beaucoup de classe au bord du gouffre.
Ce furent ses premières pensées cohérentes sur le passé.
Le reste de ses connaissances était banal. Le climat avait commencé à changer bien avant sa naissance. À l’école, on lui avait fait chanter des chansons pieuses à ce sujet. Soleil et eau, vent et arbre, qu’ont-ils à voir avec moi ? Soleil et eau, arbre et vent, contre eux, mon Père, j’ai péché. Mais le climat était le destin de Billy. Bien avant sa naissance, un violent courant circulaire d’air tropical s’était formé et stabilisé au-dessus des eaux des Caraïbes et du golfe du Mexique. La Zone des Tempêtes était apparue et avait gagné en force ; suivant les années, elle se limitait presque à un nœud dans le courant-jet ou générait ouragan sur ouragan, ce qui maltraitait des littoraux déjà dévastés par la montée globale des océans et la fonte des pôles. Et chaque décennie, avec l’atmosphère qui se réchauffait d’un demi à un degré, la tendance s’accentuait : la Zone des Tempêtes était devenue une nouvelle caractéristique climatique stable.
Quand Billy eut cinq ans, toute personne pouvant se le permettre avait émigré hors des États côtiers du Sud-Est. Mais les pauvres y étaient restés, rejoints par les réfugiés des Caraïbes et d’Amérique centrale qui recherchaient l’abri relatif de ces grandes villes américaines en ruine. Il y eut des émeutes de la faim, des émeutes de sécession. Washington expédia des troupes.
Quand Billy fut recruté, la guerre durait depuis sept ans. Elle s’était transformée en un de ces conflits suppurants en grande partie ignorés par les prestigieux cartels d’informations européens. Une tentative absurde, d’après certains, de préserver comme américain un territoire devenant rapidement inhabitable. La guerre se poursuivit néanmoins. Billy s’en souciait peu, du moins au début. Recruté à l’âge de douze ans, il fut expédié dans divers camps d’entraînement ou d’endoctrinement, le plus souvent dans l’Ouest. Il passa deux ans à garder les voies ferrées transcontinentales, là où elles traversaient une région insurgée du Nevada : les autochtones en manque d’eau avaient essayé à plusieurs reprises de dynamiter les trains. Si Billy ne combattit pas, il adorait regarder passer les trains. De grands obus argentés qui frissonnaient dans la brume de chaleur, lourds de céréales, de lingots, de matériel de guerre ou d’hydrogène liquide. Les trains lévitaient sans bruit d’un horizon à l’autre et laissaient dans leur sillage des tourbillons de poussière. Billy s’imaginait à bord d’un de ces trains à destination de l’Ohio. Mais c’était impossible. Il serait porté absent sans permission ; il y avait des restrictions de voyage. Il serait abattu. Il adorait quand même y penser.
Il se sentait seul, au Nevada. Il vivait dans une caserne de pierre avec trois autres recrues ainsi qu’un officier vieillissant et en armure du nom de Skolnik. Billy se demandait s’il verrait un jour une femme, s’il en tiendrait une dans ses bras, en épouserait une, lui ferait des enfants. En principe, il dépendait d’une division blindée du 17e régiment d’infanterie, sauf qu’on ne lui avait pas encore distribué son armure : dans son for intérieur, il espérait qu’on ne le ferait jamais. On renvoyait certaines recrues dans leurs communautés après une simple période de tâches subalternes. Peut-être cela lui arriverait-il aussi. Billy prenait soin d’effectuer tout ce qu’on lui demandait… mais lentement, pesamment. C’était une forme de rébellion silencieuse.
Qui ne servit à rien. Le jour de son dix-septième anniversaire, on envoya Billy dans l’Est pour traitement.
On lui donna son armure et on l’affecta dans la Zone.
Il s’éveilla dans le cinéma sur la 42e Rue. Il se traîna dehors, dans une nuit lamentablement humide.
En rentrant chez lui, il sentit un surcroît d’énergie, comme des picotements sur la peau… des hormones libérées au goutte-à-goutte par la glande enfouie dans les élytres, supposa-t-il. C’était bon signe, ce qui lui remonta le moral. Peut-être la panne ne se révélerait-elle que passagère.
Au moins ses pensées avaient-elles retrouvé une certaine cohérence.
Une fois de retour dans l’appartement, il connecta le casque et l’armure en priant pour que les routines de diagnostic fonctionnent encore.
Ses optiques projetèrent chiffres et graphiques dans son champ de vision. Une séquence de diagnostics complète prenait plus d’une heure, mais Billy connaissait les valeurs normales de chacun des nombres. Il s’intéressa d’abord aux systèmes électriques, puis aux biologiques. Tout lui parut normal ou proche de la normale, à l’exception de deux points : une tension sanguine locale et les températures d’une minuscule pompe circulatoire. Billy mena le diagnostic général à son terme avant de réafficher ces nombres pour les examiner de plus près. Il demanda à l’armure une séquence complète sur les abdominaux, dont il attendit les résultats non sans nervosité.
D’autres chiffres apparurent, surtout des indications de pression. Mais Billy comprit ce que signifiaient ces points décimaux aux mauvais endroits : un caillot de sang s’était coincé dans la lancette en forme d’anche.
Billy sortit de son armure.
Il s’était abstenu de la régler à cent pour cent, même s’il l’avait beaucoup portée durant la semaine, et peut-être avait-il bien fait : cela aurait sollicité davantage la glande dans les élytres et peut-être propulsé le caillot dans une artère. Billy aurait pu mourir.
Le Besoin restait néanmoins très puissant.
L’armure était désormais flasque dans ses mains. Il retourna les élytres flexibles pour déployer la lancette, un long microtube étroit encore humide de sang.
Dans lequel le caillot s’était coincé.
Billy alla dans la cuisine faire chauffer une casserole d’eau sur la gazinière. Quand elle bouillit, il ajouta une poignée de sel Morton afin d’obtenir la salinité approximative du sang humain. C’était du « SAV d’urgence », une technique qu’il n’avait jamais testée, même s’il se souvenait l’avoir apprise.
Une fois l’eau suffisamment refroidie pour qu’il puisse la toucher, Billy plongea la lancette dedans.
Les micropompes réagirent à la chaleur. Des filets de sang sombre suintèrent dans la casserole.
Billy ne pouvait dire si le caillot s’était dissous.
Il nettoya la lancette, qu’il rétracta. Il se remit ensuite les élytres sur le corps, les referma et relança les diagnostics.
Les chiffres avaient meilleure allure. Pas parfaits… mais bien entendu, cela restait difficile à dire tant qu’il ne s’était pas enfoncé la lancette dans le corps pour laisser son sang y circuler.
Billy activa ce système-là.
Il sentit la lancette se glisser sous sa peau. Cela piquait un peu… peut-être restait-il un peu de sel collé au microtube malgré ses stérilisants et anesthésiques. Mais au moins…
Ah.
… cela semblait fonctionner.
Billy fut pris d’un étourdissant sentiment de triomphe. Il ressortit aussitôt de l’appartement.
Il avait perdu beaucoup de temps. Il se faisait tard. Un camion de nettoyage urbain était passé : Billy vit le reflet d’une demi-lune sur l’asphalte vide et mouillé.
Simple contretemps, se dit-il. J’ai vraiment réagi comme un enfant, en ayant aussi peur d’une défaillance mineure. Réaction toutefois compréhensible : tout son courage venait de l’armure.
Il repensa à la glande secrète dissimulée dans les replis des élytres.
Elle restait en sommeil quand l’armure était rangée, ses tissus baignant dans des produits chimiques qui suspendaient la vie. Mais la glande était vivante, cultivée quelque part dans une usine, supposait Billy, en modifiant à un point extrême une mutation de thyroïde ou de thalamus. Quand elle vivait, elle se nourrissait du sang de Billy, prélevé dans une artère par l’intermédiaire du stylet, puis traité et réinjecté par la lancette. La glande sécrétait les substances chimiques qui, comme ce soir-là, transformaient Billy en excellent chasseur.
Que cette glande soit vivante pourrait toutefois signifier qu’elle était vulnérable au vieillissement, à la maladie, aux tumeurs et aux toxines… Billy n’en savait absolument rien. Malgré tous les diagnostics intégrés à l’armure, de tels problèmes relevaient nécessairement des docteurs militaires.
Il n’y en avait aucun dans les environs.
Il se demanda si le caillot avait endommagé sa glande. Si un autre risquait de se former. Peut-être que oui… peut-être cet incident avait-il été un rappel de sa propre mortalité.
Mais non, se dit Billy, c’est faux, je suis la Mort. Voilà ce que je suis ce soir. Et la Mort ne peut mourir.
Il rit tout haut, débordant de joie. C’était bon de repartir en chasse.
Il gagna l’endroit où s’était rendue sa proie et interrompue la chasse. En ajustant la bande passante de ses optiques, il vit, très vague, une poussière de lumière bleue sur le seuil. Il y en avait aussi sur l’escalier.
Ce soir, se dit Billy, tout se rencontre.
Ce soir, enfin, il tuerait quelqu’un.
Catherine sortit à reculons du bûcher, se retourna et prit ses jambes à son cou, ce qui la fit trébucher sur les stolons et s’égratigner sur les épines. Elle ne s’en rendit pas compte. Elle avait trop peur.
La chose dans le bûcher était…
Innommable.
Inhumaine.
Un simulacre frémissant d’être humain.
Elle courut jusqu’à perdre haleine puis s’appuya à un tronc d’arbre en toussant et en suffoquant. Ses poumons l’élançaient et les orties avaient mis ses bras nus en sang. La forêt l’entourait, muette, vaste, ridiculement ensoleillée. Les cimes des arbres remuaient dans la brise.
Elle s’assit dans les aiguilles de pin, les mains sur les épaules.
Reprends-toi, s’admonesta-t-elle. Cette chose bizarre ne peut pas te faire de mal. Elle est incapable de bouger.
Elle avait vu cette chose couverte de sang et impuissante. Ce n’est peut-être pas un monstre, pensa-t-elle, mais un être humain qui souffre terriblement, un être humain qu’on a estropié et dépouillé de sa peau…
Mais un humain estropié n’aurait pas dit « Aidez-moi » de cette voix calme et sérieuse.
La chose était blessée. Eh bien, oui, évidemment… elle aurait dû être morte ! Catherine avait vu l’intérieur de son corps sous sa peau et son cerveau sous son crâne. Qu’est-ce qui aurait pu faire cela à un être humain, et quel être humain aurait pu y survivre ?
Rentre à la maison, s’ordonna Catherine. À la maison de Mémé Peggy. Quoi qu’elle décide de faire – appeler la police ou bien une ambulance –, elle pourrait le faire de là-bas.
À la maison, elle pourrait penser.
À la maison, elle pourrait verrouiller les portes.
Elle les verrouilla et chercha de quoi se calmer sur les étagères de la cuisine. Elle dénicha une carafe en verre taillé remplie aux deux tiers d’eau-de-vie de pêche, « pour les nuits d’insomnie », disait Mémé Peggy. Catherine en avala l’équivalent d’un bon verre directement au goulot. Elle sentit le liquide lui réchauffer les entrailles comme une vaillante petite chaudière.
Elle alla dans la salle de bains du rez-de-chaussée essuyer le sang sur ses bras et vaporiser de l’antiseptique sur la dentelle de ses coupures. Sa chemise était déchirée : elle en changea. Elle se lava la figure et les mains.
Elle fit ensuite le tour de l’étage pour revérifier les portes, s’arrêta au passage devant le téléphone. Je devrais sans doute appeler quelqu’un, se dit-elle.
Les secours d’urgence ?
La police de Belltower ?
Mais pour leur dire quoi ?
Elle y réfléchit plusieurs minutes, paralysée par l’indécision, jusqu’à ce qu’une nouvelle idée se fraye un chemin en elle. Une impulsion, mais raisonnable. Elle ressortit la carte de visite de Doug Archer d’un tiroir du bureau et composa le numéro inscrit sur celle-ci.
Sa permanence téléphonique indiqua qu’il rappellerait environ une heure plus tard. Déconcertée par ce délai inattendu, Catherine s’installa à la cuisine, devant la carafe d’eau-de-vie, pour essayer de trouver une explication sensée à ce qu’elle avait vu dans le bûcher.
Peut-être avait-elle fait une erreur d’interprétation. Cela arrivait, non ? Les gens voyaient des choses étranges, surtout en situation de crise. Peut-être quelqu’un avait-il été gravement blessé. Peut-être n’aurait-elle pas dû s’enfuir.
Mais Catherine, grâce à son œil d’artiste, se rappelait la scène aussi nettement que si elle l’avait croquée sur une toile : des moisissures sombres et floues sur de vieux journaux, des rayons de soleil qui traversaient les murs verts de mousse, et au milieu, tout de roses, de bleus et d’étranges jaunes ou cramoisis, quelque chose d’à moitié fini qui prononçait les mots Aidez-moi tandis que son larynx montait et descendait dans sa gorge transparente.
Doux Jésus en side-car, se dit Catherine. Oh, ça dépasse vraiment les bornes. C’est dément.
Elle avait vidé la moitié de la carafe quand Doug Archer frappa à la porte. Catherine lui ouvrit, toujours profondément effrayée, même si la tête lui tournait un peu. « J’étais dans le coin, alors je me suis dit : autant passer plutôt que rappeler… Hé, ça ne va pas ? »
L’instant d’après, sans le vouloir, Catherine s’appuyait contre lui. Il la redressa et la conduisit au canapé.
« J’ai trouvé quelque chose, parvint-elle à dire. De terrible. D’étrange.
— Vous avez trouvé quelque chose, répéta Archer.
— Dans les bois… Au sud, plus bas.
— Racontez-moi ça », dit Archer.
Catherine lui raconta en bredouillant, soudain embarrassée par son semblant d’hystérie. Comment diable pourrait-il comprendre ? Assis l’air attentif dans le fauteuil de Mémé Peggy, Archer n’était malgré tout qu’un étranger, en fin de compte. Peut-être avait-elle été idiote de l’appeler. Quand il lui avait demandé de le contacter si elle remarquait quoi que ce soit d’étrange, voulait-il parler de cela ? Il s’agissait peut-être d’une conspiration. Belltower, dans l’État de Washington, occupé par des extraterrestres hostiles. Peut-être, sous son Levi’s impeccable et sa veste bleue de l’agence immobilière, Archer était-il aussi transparent et bizarre que la chose dans le bûcher.
Lorsqu’elle arriva au bout de l’histoire, Catherine se sentit néanmoins soulagée de l’avoir racontée.
Archer affirma la croire, mais peut-être cherchait-il uniquement à se montrer poli. « Je veux que vous m’y emmeniez », dit-il.
Cette perspective raviva la peur de la jeune femme. « Maintenant ?
— Bientôt. Aujourd’hui. Et avant la nuit. » Il hésita. « Vous avez pu vous tromper sur ce que vous avez vu. Peut-être quelqu’un a-t-il vraiment besoin d’aide.
— J’y ai pensé. C’est possible. Mais je sais ce que j’ai vu, monsieur Archer.
— Doug, rectifia-t-il distraitement. Je persiste à penser qu’on doit y retourner. S’il y a la moindre possibilité que quelqu’un soit blessé là-bas. À mon avis, on n’a pas le choix. »
Catherine y réfléchit. « J’imagine que non », convint-elle à contrecœur.
Mais l’après-midi touchait désormais à sa fin, ce qui rendait la forêt peut-être encore plus sinistre. Revigorée par l’eau-de-vie et de nombreuses paroles apaisantes, Catherine conduisit Archer au pied de la colline, lui fit traverser le cours d’eau, les fourrés de ronces et les bosquets de grands douglas, jusqu’au bord du pré où se dressait le bûcher.
Celui-ci n’avait pas changé, à part dans l’imagination de la jeune femme. Il était moussu, antédiluvien, petit, et tout à fait ordinaire. En le regardant, elle imagina des monstres.
Ils restèrent un moment figés dans un silence crispé.
« Quand on s’est rencontrés, rappela Catherine, vous m’avez demandé de faire attention à ce qui pourrait se produire d’étrange. » Elle le regarda. « Vous vous attendiez à ça ? Aviez-vous la moindre idée de ce qui se passait ici ?
— Je ne m’attendais à rien de la sorte, non. »
Il lui parla d’une maison qu’il avait vendue à un certain Tom Winter, lui raconta le passé étrange de cette maison, sa propreté perpétuelle, la disparition de Tom Winter.
« C’est près d’ici ? s’enquit-elle.
— À quelques centaines de mètres en direction de la route.
— Il y a un lien ? »
Archer haussa les épaules. « Il se fait tard, Catherine. On ferait mieux de s’occuper de ça tant qu’on peut. »
Ils s’approchèrent de la porte en bois brut du bûcher.
Archer voulut actionner le loquet, mais Catherine l’en empêcha. « Non. Laissez-moi faire. » C’est toi qui l’as trouvé, Catherine, aurait dit Mémé Peggy. Il t’incombe de t’occuper de lui.
Déjà la chose à l’intérieur était devenue « lui ». Catherine avait chassé l’image de son esprit pour se concentrer sur la voix.
Aidez-moi.
Catherine inspira à fond et ouvrit la porte.
Le soleil s’étant peu à peu approché de la cime des arbres, il y avait moins de lumière qu’au matin à l’intérieur du bûcher, bourdonnante pénombre verte où flottait une odeur de terreau. Catherine plissa le nez et attendit que ses yeux s’habituent. Doug Archer regardait par-dessus son épaule. Au moins, sa présence la rassurait un peu.
Pendant un instant, elle n’entendit que le battement rapide de son propre cœur, ne vit qu’ombre et désordre.
Puis Archer força la porte à pivoter complètement sur ses gonds, ce qui laissa pénétrer davantage de lumière oblique.
Le monstre gisait sur le sol de terre battue à l’endroit exact où elle l’avait laissé dans la matinée.
Catherine cilla. Le monstre aussi. Elle entendit Archer dans son dos inspirer d’un coup sous l’effet de la surprise. « Sainte Mère de Dieu », lâcha-t-il.
Le monstre posa un instant ses yeux pâles et humides sur Archer, puis regarda de nouveau Catherine.
« Vous êtes revenue », constata la chose. (L’homme)
C’était ce que Catherine, confusément, trouvait de plus horrible, de véritablement insupportable, cette voix sortant de cette gorge-là. Il parlait comme quelqu’un qu’elle aurait pu croiser à un arrêt de bus. Comme un épicier affable.
Elle se força à regarder, au-dessus de lui, le tas de journaux moisis. « Vous disiez avoir besoin d’aide.
— Oui.
— J’en ai amené. »
Ce fut tout ce qu’elle trouva à dire.
Archer passa devant elle pour s’agenouiller et se pencher sur l’homme. Si c’en était un. Faites attention ! pensa-t-elle.
Catherine entendit sa voix trembler quand il demanda : « Qu’est-ce qui vous est arrivé ? »
Le regard de Catherine revint se poser sur la tête de l’homme, sur la coiffe de tissu translucide à l’endroit où aurait dû se trouver le crâne, sur le cerveau en dessous… du moins supposait-elle que cette vague masse blanchâtre était son cerveau. La créature prit là parole. « Ce serait trop long à expliquer.
— Que voulez-vous de nous ? demanda Archer.
— J’aimerais que vous me rameniez dans la maison, si possible. »
Archer garda un instant le silence. Catherine remarqua qu’il n’avait pas demandé : Quelle maison ? Celle de Tom Winter, songea-t-elle. Tout était lié, après tout. Les mystérieux événements et les morts vivants.
Elle se sentit comme Alice, complètement perdue au fond d’un désagréable terrier de lapin.
Mais au moins avaient-ils quelque chose à faire : transporter ce monstre dans la maison de Tom Winter, et décider de quelle manière accomplir cette tâche remit à Catherine les pieds sur terre. Mémé Peggy avait conservé un vieux lit de camp dans la cave : Catherine et Doug Archer se dépêchèrent d’aller le chercher, sans beaucoup parler ni l’un ni l’autre. Ils voulaient en avoir fini avant la tombée de la nuit : déjà les ombres s’allongeaient, menaçantes.
Il va falloir toucher cette chose, songea Catherine. La soulever pour la poser sur ce vieux lit de camp. Elle imagina que l’être blessé serait frais et humide au contact, comme les amas de méduses rejetées sur la plage le long du détroit de Puget. Cela la fit frissonner.
Archer poussa la porte du bûcher et se chargea de l’essentiel du levage. Il soutint la chose (l’homme) par les aisselles et la sortit dans les dernières lueurs du jour, qui la firent paraître encore plus horrible. Elle avait la peau sombre et croûteuse à certains endroits, à d’autres simplement couleur chair. Mais des zones tout entières étaient translucides ou d’un gris pâle de poisson. La lumière fit baisser un instant à la créature ses paupières grises. Elle avait l’air d’une chose restée longtemps sous l’eau. Il lui manquait une jambe. Le moignon se terminait en une masse de tissus rose et poreuse.
Au moins, il n’y avait pas de sang.
Catherine inspira à fond et aida comme elle put : elle souleva et posa sur le lit de camp l’extrémité de la jambe. Il y avait là aussi de la peau pâle avec, dessous, un délicat entrelacs de vaisseaux sanguins, comme une illustration tirée d’un manuel d’anatomie. La chair n’était toutefois ni froide ni visqueuse, mais tiède et de texture normale.
Archer prit le lit de camp côté tête tandis que Catherine se chargeait de l’arrière. Le blessé pesait lourd, aussi lourd qu’un homme normal. Son étrangeté ne l’avait pas allégé. C’était bon signe aussi. Une créature d’un tel poids, se dit Catherine, ne pouvait être un fantôme.
Tenir les pieds tubulaires du lit de camp sans faire tomber son occupant n’allait pas sans difficulté… Catherine suait et souffrait de crampes aux mains quand, au sortir de la forêt profonde, ils empruntèrent un sentier presque recouvert de mousse et de prêle d’hiver puis pénétrèrent dans le jardin derrière ce qui devait être la maison décrite par Archer. Celle-ci semblait tout à fait ordinaire.
Ils posèrent une minute le lit de camp sur la pelouse non entretenue. Archer s’essuya le visage avec un mouchoir, Catherine massa ses paumes douloureuses. Elle évita le regard de l’agent immobilier. Nous ne voulons pas admettre ce que nous sommes en train de faire, se dit-elle, nous voulons prétendre que ça n’a rien d’anormal.
La chose sur le lit de camp s’adressa à eux : « Il faut que vous vous prépariez à ce que vous allez voir à l’intérieur. »
Archer baissa vivement les yeux vers elle : « Il y a quoi, à l’intérieur ?
— Des machines. Beaucoup de très petites machines. Qui ne vous feront aucun mal.
— Ah », répondit Archer. Il regarda de nouveau la maison. « Des machines. » Il fronça les sourcils. « Je n’ai pas la clef.
— Vous n’en avez pas besoin », dit le monstre.
La porte s’ouvrit au premier contact.
Ils transportèrent le lit de camp à l’intérieur et traversèrent une cuisine ordinaire jusqu’au grand salon, qui n’avait rien d’ordinaire avec ses murs recouverts des machines dont leur avait parlé le monstre.
Ces machines – il doit y en avoir des milliers, se dit Catherine – ressemblaient à de minuscules joyaux : de couleurs vives, segmentées, insectoïdes, toutes tournaient leurs yeux et leur attention vers l’homme sur le lit de camp. Elles ne bougeaient pas, néanmoins Catherine, pour une raison ou pour une autre, les imagina en train de frémir d’excitation.
Ça ressemble à un retour au foyer, pensa Catherine, abasourdie. Voilà à quoi ça ressemble.
Rien de tout cela n’était possible.
Elle comprit qu’elle avait inopinément atteint un moment décisif de sa vie. Ce qu’elle ressentait, les gens devaient le ressentir quand leur avion s’écrasait ou que leur maison s’embrasait. Désormais, tout était différent, rien ne serait plus jamais comme avant. Après ces événements, elle ne pourrait plus se représenter normalement le monde et la manière dont il tournait. Il n’y avait pas moyen d’y faire entrer tout cela.
Elle gardait néanmoins son calme. Sorti du contexte du bûcher délabré – sorti des bois –, le monstre lui-même ne l’effrayait plus. Ce n’était pas un monstre, après tout, rien qu’un homme étrange victime d’un étrange accident. Ou peut-être d’une malédiction.
Ils l’emportèrent dans la chambre, où les attendaient d’autres insectes mécaniques. Elle aida Archer à l’installer sur le lit. Archer demanda d’une petite voix à l’homme ce dont il avait besoin d’autre. « De temps, répondit celui-ci. Merci de ne parler de cela à personne.
— D’accord », fit Archer, et Catherine hocha la tête.
« De nourriture, aussi, ajouta l’homme. N’importe quoi de riche en protéines. De la viande, ce serait bien.
— J’apporterai quelque chose », promit Catherine, à sa propre surprise. « Demain, ça ira ?
— Ce serait parfait. »
Archer intervint : « Qui êtes-vous ? »
L’homme sourit, mais juste un peu. Il doit savoir à quoi il ressemble, se dit Catherine. Quand on a les lèvres presque transparentes, mieux vaut éviter de trop sourire. L’effet est différent. « Je m’appelle Ben Collier, indiqua-t-il.
— Ben, répéta Archer. Ben, je voudrais savoir quel genre de chose vous êtes au juste.
— Je suis un voyageur temporel », répondit Ben.
Ils laissèrent Ben Collier le voyageur temporel seul avec ses insectes mécaniques. En sortant de la maison, Catherine vit Archer prendre deux objets sur la table de la cuisine : un carnet bleu à spirale et un exemplaire du New York Times.
De retour dans la maison de Mémé Peggy, Archer se plongea dans l’examen des deux documents. Catherine se sentit mystérieusement vide, perdue : que faire ensuite ? Il n’y avait pas d’usages pour de telles situations. « Je nous prépare à dîner ? » demanda-t-elle à Archer, qui releva la tête le temps de hocher le menton.
Elle n’aurait jamais pensé que des gens qui avaient partagé ce genre d’épreuves – des gens enlevés par des soucoupes volantes ou visités par des fantômes – auraient à affronter quoi que ce soit d’aussi banal qu’un dîner. Une rencontre avec une puissance supérieure suivie, disons, de linguine. C’était impossible. (Encore ce mot.)
Petit à petit, se dit-elle. Une chose à la fois. Elle fit chauffer la poêle, récupéra un blanc de poulet qu’elle avait mis à décongeler ce matin-là, ouvrit le congélateur pour en sortir un second qu’elle passa au micro-ondes… Catherine mangerait celui-là elle-même : elle n’était pas partisane de nourriture ionisée, surtout pour les invités. Le poulet sauté ne l’enchantait pas davantage, mais c’était rapide et disponible.
Elle dressa le couvert pour deux dans la salle à manger, une grande pièce victorienne que le coucou de Mémé Peggy présidait au-dessus d’un meuble rempli de poteries Wedgwood bleues. Catherine mit le café à passer et servit le dîner dans des assiettes en pyrex qu’elle avait trouvées dans un magasin d’occasion à Belltower… parce que cela semblait injuste ou insolent, quelque part, de manger dans la porcelaine de Mémé Peggy en son absence. Archer vint à table avec ses deux souvenirs, le carnet et le New York Times, mais les posa et complimenta Catherine sur la nourriture.
La jeune femme mangea son poulet du bout des dents. Le goût de la viande lui semblait sans importance.
« Eh bien, dans quoi on s’est mis ? » demanda-t-elle.
Archer parvint à sourire. « Dans quelque chose de complètement inattendu. Dans quelque chose qu’on ne comprend pas.
— Ça semble vous plaire.
— Vraiment ? J’imagine que c’est le cas, d’une certaine manière. Ça confirme plus ou moins mes soupçons.
— Lesquels ?
— Que le monde est plus étrange qu’il n’y paraît. »
Catherine y réfléchit. « Je crois savoir ce que vous voulez dire. Quand j’avais dix-huit ans, je me suis mise au jogging. L’hiver, je sortais à la nuit tombée. J’aimais voir toutes ces fenêtres jaunes de lumière en passant devant les maisons. Ça faisait bizarre d’être la seule personne dans la rue, juste à courir et à souffler de la condensation, vous comprenez. Il me venait à l’idée qu’il pourrait arriver n’importe quoi, qu’en prenant un tournant, je pourrais me retrouver au pays d’Oz sans que personne en soit plus avancé… aucun des somnambules derrière ces fenêtres jaunes n’en aurait la moindre idée. Je savais dans quel genre de monde on vivait. Pas eux.
— Exactement, fit Archer.
— Mais je n’ai jamais trouvé le pays d’Oz. Juste une autre rue sombre.
— Jusqu’à aujourd’hui.
— C’est Oz ?
— Ça pourrait aussi bien l’être. »
Elle se dit qu’il devait avoir raison. « J’imagine qu’on ne peut en parler à personne ?
— Il ne vaut mieux pas, à mon avis.
— Et il faut y retourner demain matin ?
— Oui.
— On ne peut pas faire comme si de rien n’était, comme s’il n’existait pas. Il a besoin de notre aide.
— Je crois bien.
— Mais qu’est-ce qu’il est ?
— Eh bien, à mon avis, Catherine, il pourrait bien nous avoir dit la vérité. Je pense que c’est un voyageur temporel.
— C’est possible ?
— Je n’en sais rien. Peut-être. J’ai cessé de parier sur ce qui était possible ou pas. »
Elle désigna le carnet et le journal. « Alors, qu’est-ce que vous avez trouvé ?
— Ça appartenait à Tom Winter, je crois. Regardez. »
Elle écarta son poulet pour examiner le quotidien. Dimanche 13 mai 1962. La dernière édition de New York.
DES NAVIRES U.S. PARTENT POUR L’INDOCHINE AVEC 1 800 MARINES À BORD ; LE LAOS DÉCRÈTE L’ÉTAT D’URGENCE… DES MÉDECINS GREFFENT UNE VALVE CARDIAQUE À UN PATIENT HUMAIN… L’ÉGLISE ESPAGNOLE SOUTIENT LE COMBAT DES TRAVAILLEURS POUR LE DROIT DE GRÈVE
La une avait jauni… mais juste un peu.
« Jetez un œil au carnet », lui indiqua Archer.
Elle le feuilleta. Les trois premières pages contenaient de brèves annotations manuscrites, le reste était vierge.
Questions troublantes, lut-elle au début.
Tu pourrais t’éloigner de tout ça, disait le carnet.
C’est dangereux, et tu pourrais t’en éloigner.
Il n’y a que toi sur terre à ne pas être entraîné heure par heure dans le futur, il n’y a que toi à pouvoir y échapper. Tu as trouvé une porte de sortie.
Trente ans dans le passé, lut-elle. Ils ont la Bombe. Ne l’oublie pas. Ils ont la pollution industrielle. Ils ont le racisme, l’ignorance, le crime, la faim…
As-tu vraiment si peur de l’avenir ?
Je vais y retourner encore une fois. Au moins pour regarder. Pour être vraiment là. Au moins une fois.
Elle leva les yeux sur Doug Archer. « C’est une espèce de journal.
— Très court.
— Celui de Tom Winter ?
— Ça ne m’étonnerait pas.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il s’est mis dans un sacré merdier, apparemment. Mais ça reste à voir. »
La conclusion évidente ne vint que plus tard à l’esprit de Catherine : peut-être qu’on s’est nous aussi mis dans un sacré merdier.
Archer dormit sur le canapé. Le lendemain matin, il appela l’agence immobilière pour dire qu’il était malade. « À l’article de la mort, dit-il dans le combiné. Exactement. Ouaip. Je sais. Je sais. Ouais, j’espère aussi. Merci. »
Catherine demanda : « Ça ne va pas vous attirer des ennuis ?
— Je vais perdre quelques commissions, pour sûr.
— C’est grave ?
— Pas pour moi. J’ai mieux à faire. » Il lui sourit… d’une manière que Catherine trouva légèrement extravagante. « Hé, il se produit des miracles. Ça ne vous emballe pas un tout petit peu ? »
Elle s’autorisa un sourire coupable. « Si, je crois. »
Ils partirent alors en voiture au Safeway acheter cinq gros biftecks congelés pour Ben le voyageur temporel.
Archer se rendit chaque jour pendant une semaine à la maison, parfois accompagné de Catherine. Il apporta de la nourriture, que le voyageur temporel ne mangea jamais en sa présence… peut-être les insectes mécaniques l’absorbaient-ils pour l’en nourrir d’une manière plus directe : les détails ne l’intéressaient pas.
Chaque jour, il échangeait quelques mots avec Ben.
Il devenait plus facile de penser à lui comme « Ben », comme quelque chose d’humain plutôt que de monstrueux. Les draps masquaient l’essentiel de ses difformités, et la coiffe blanche sébacée à l’emplacement normal de son crâne avait acquis en trois jours une pigmentation suffisante pour ressembler à de la peau humaine. Archer avait d’abord craint les insectes mécaniques présents dans toute la maison, mais ceux-ci ne s’approchèrent jamais de lui et ne présentèrent jamais le moindre caractère menaçant. Aussi se mit-il à poser des questions.
Des simples, pour commencer : « Combien de temps avez-vous passé dans le bûcher ?
— À peu près dix ans.
— Vous étiez blessé tout ce temps ?
— J’en ai passé la plus grande partie mort.
— Cliniquement mort ? »
Ben sourit. « Au moins.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— On m’a assassiné.
— Qu’est-ce qui vous a sauvé ?
— C’est eux. » Les insectes mécaniques.
Ou bien il posait des questions sur Tom Winter. « Qu’est-ce qu’il est devenu ?
— Il est parti à un endroit où il n’aurait pas dû aller. »
La réponse ne présageait rien de bon. « Il a voyagé dans le temps ?
— Oui.
— Il est toujours vivant ?
— Je n’en sais rien. »
Des questions courtes, des réponses tout aussi concises. Archer n’insista pas. Il essayait d’évaluer à qui il avait vraiment affaire… à quel point cette personne était dangereuse ou digne de confiance. Il sentait d’ailleurs que Ben se livrait au même genre d’estimations à son égard, peut-être de manière plus discrète ou plus fiable.
Catherine ne semblait pas surprise. Certaines nuits, elle laissait Archer dormir dans son salon, ils dînaient et prenaient le petit déjeuner ensemble, discutaient parfois, pas toujours, de ces étranges événements. Elle passait elle aussi presque quotidiennement dans la maison de Tom Winter. « On ressemble à des diacres, dit Archer, on rend visite aux malades. » Et Catherine répondit : « Ça donne cette impression, pas vrai ? C’est très bizarre. »
Exactement, pensa Archer, c’est vraiment très bizarre. Et cette étrangeté renforçait son courage. Il se souvint en avoir discuté avec Tom Winter, lui avoir dit sa conviction qu’un jour les nuages s’ouvriraient pour laisser pleuvoir grenouilles et œillets sur Belltower. (Ou quelque chose de ce genre.) Et maintenant, d’une certaine manière plus discrète, cela s’était produit, et il ne partageait ce secret qu’avec Catherine Simmons ainsi qu’avec Tom Winter peut-être, où que fût parti ce dernier : la preuve absolue que le monde ordinaire n’avait absolument rien d’ordinaire… que même Belltower était une espèce d’hallucination collective, un décor rassurant dressé sur un paysage sauvage et sujet à mutation.
« Mais dangereux, aussi, objecta Catherine quand il lui en parla. On n’en sait trop rien. Quelque chose de terrible est arrivé à Ben. Il a failli en mourir.
— Sans doute dangereux, admit Archer. Tu peux arrêter si tu veux. Vends la maison et repars à Seattle. Tu ne courras très probablement plus aucun danger. »
Elle secoua la tête avec une fermeté qu’il trouva charmante. « Je ne peux pas, Doug. J’ai l’impression d’avoir passé une sorte de contrat. Il m’a demandé mon aide. J’aurais peut-être pu ne pas m’impliquer à ce moment-là. Mais je l’ai fait. Je suis revenue. C’est comme si j’avais dit : D’accord, je vous aiderai.
— Tu l’as déjà aidé.
— Mais pas juste en le transportant dans la maison. Ce n’est pas la seule aide dont il a besoin. Tu n’as pas cette impression ?
— Si, reconnut Archer. J’ai la même impression. »
Il la laissa lui préparer un repas de pattes de crabe et de salade. Archer détestait les pattes de crabe – sa mère achetait du crabe et du homard bon marché à un bateau de pêche près du bureau des anciens combattants –, mais sourit en voyant les efforts de la jeune femme. « Tu devrais me laisser te faire la cuisine, un de ces quatre. »
Elle hocha la tête. « Ce serait sympa. C’est assez bizarre, tu sais. On se connaît à peine, toi et moi, pourtant on sert de bonne d’enfant à cette… personne sortie d’une machine à voyager dans le temps.
— On se connaît assez bien, protesta Archer. Il ne faut pas si longtemps que ça. Je suis un agent immobilier à moitié paumé qui vit dans une petite ville qu’il aime et déteste plus ou moins à la fois. Tu es une peintre de Seattle avec un début de succès à qui sa grand-mère manque parce qu’elle n’a jamais vraiment eu de famille. Ni toi ni moi ne savons quoi faire ensuite et nous souffrons tous deux davantage de la solitude que nous voulons bien l’admettre. Le résumé te paraît à peu près coller ?
— Pas mal. » Elle sourit d’un air un peu triste et déboucha une bouteille de vin.
La nuit suivante, elle coucha avec lui.
Cela se passa à l’étage, dans une pièce que Catherine appelait la chambre d’amis et qui donnait sur le couloir principal. Le lit, une antiquité grinçante à baldaquin, avait de vieux draps fins, délicats et frais ; son matelas s’éleva autour d’eux comme d’une houle.
Catherine se montra timide et attentionnée. Son empressement à plaire toucha Archer, qui fit de son mieux pour lui rendre la politesse. Les aventures sans lendemain ne l’avaient jamais vraiment intéressé : dans le domaine des relations sexuelles comme dans d’autres, cela ne pouvait devenir formidable qu’avec un peu d’apprentissage. Mais Catherine était facile à connaître et ils jouirent ensemble avec ce qui ressemblait à une familiarité déjà établie. En tout cas, songea Archer, ça a été une sacrée présentation.
Catherine s’endormait maintenant à ses côtés, tandis que lui-même restait éveillé à écouter le silence. C’était calme, sur Post Road. À deux reprises, il entendit une voiture passer… d’abord des voisins qui rentraient tard, puis un touriste qui cherchait la nationale.
Il restait selon lui plusieurs grandes questions en mal de réponse. Il pensa au mot « temps », à la faculté de celui-ci à le faire se sentir seul et bizarre. Dans son enfance, sa famille se rendait en voiture au ranch de son oncle près de Santa Fe, dans le Nouveau-Mexique, par des routes en terre battue avec des pins rabougris, des buissons de sauge, de vieux pueblos et, au loin, la cordillère Sangre de Cristo. Le mot « temps » lui faisait la même impression que ces routes dans le désert durant son enfance : celle d’être perdu dans quelque chose qui excédait ses facultés de compréhension. Le voyage dans le temps, se dit Archer, doit ressembler à la conduite sur ce genre de routes. D’étranges formations rocheuses, des tourbillons de poussière, et où qu’on regarde, un horizon vierge et vide.
Quand il se réveilla, Catherine se rhabillait avec gêne près du lit. Il se détourna poliment tandis qu’elle enfilait sa culotte. Archer se demandait parfois ce qui n’allait pas chez lui, pour que les femmes le regardent toujours avec cet air sceptique le matin. Mais il se leva pour la serrer dans ses bras et la sentit se détendre contre lui. Ils étaient toujours amis, après tout.
Quelque chose avait toutefois changé, ce jour-là, et pas seulement qu’ils avaient passé la nuit ensemble. Quelque chose dans cette entreprise semblait désormais moins miraculeux, plus sérieux. Ils le sentirent sans en discuter.
Après le petit déjeuner, ils descendirent à pied chez Winter rendre visite à Ben Collier.
Les biftecks du Safeway lui avaient fait du bien. Ce matin-là, Ben se tenait assis dans le lit, les couvertures autour de la taille. Archer lui trouva l’air aussi enjoué qu’un bouddha. Mais la disposition des draps montrait à l’évidence qu’il lui manquait toujours une jambe.
Le moignon parut toutefois un peu plus long à Archer. Il lui vint à l’esprit qu’il s’attendait à ce que la jambe du voyageur temporel repousse… ce qui semblait en cours.
« Bonjour », lança Archer. Près de lui, Catherine, encore un peu effrayée, salua d’un hochement de tête.
Ben tourna la tête. « Bonjour à vous. Merci de passer. » Archer se lança dans le discours qu’il avait préparé. « Il faut vraiment qu’on parle. Cela ne nous gêne ni l’un ni l’autre de venir ici. Mais on a du mal à comprendre, Ben. Tant qu’on ne sait pas ce qui se passe vraiment…»
Ben accepta aussitôt et signifia d’un geste à Archer qu’il n’avait pas besoin de poursuivre. « Je comprends, assura-t-il. Je vais répondre à toutes vos questions. Ensuite, si vous le permettez, je vous en poserai une. »
Archer trouva le marché équitable. Voyant que la discussion risquait de durer, Catherine alla chercher deux chaises dans la cuisine.
« Qui êtes-vous vraiment, demanda Archer, et que faites-vous ici ? »
Ben Collier se demanda de quelle manière répondre. S’ouvrir à ces gens représentait un pas en avant radical… mais pas tout à fait sans précédent, et inévitable étant donné les circonstances. Il était prêt à leur faire confiance. Il ne se basait pour cela qu’en partie sur son intuition : il les avait observés de ses propres yeux et par l’intermédiaire de ceux, plus perspicaces, de ses cybernétiques. Rien ne montrait qu’ils pourraient avoir menti ou tenté de le manipuler. Archer semblait plus particulièrement désireux de l’aider. Ils s’étaient remis de ce qui avait dû être une épreuve effrayante, et pour Ben, cela parlait en leur faveur.
Mais il leur faudrait aussi du courage. Qualité plus difficile à estimer.
Il comptait répondre à leurs questions de manière aussi honnête et aussi complète que possible. Il le leur devait, quoi qu’il arrive ensuite. Catherine aurait pu rendre les choses infiniment plus difficiles quand elle l’avait découvert dans le bûcher… en appelant la police, par exemple. Or Ben allait au contraire se remettre significativement plus vite. Il aurait été inutile et cruel de mentir sur lui-même.
Il était né (leur expliqua-t-il) en 2157, dans une petite ville non loin de l’emplacement actuel de Boulder, dans le Colorado. Il y avait passé l’essentiel de sa vie professionnelle à effectuer des recherches pour une fondation historique.
Tout cela rendait nécessaire une définition de « petite ville », de « vie professionnelle » et de « fondation historique », à la portée d’Archer et Catherine – et ils s’en firent une image assez proche de la réalité.
« C’est comme ça que vous êtes devenu voyageur temporel ? » interrogea la jeune femme.
Il secoua la tête. « On m’a recruté. Si vous visitiez le vingt-deuxième siècle, Catherine, vous y trouveriez beaucoup de merveilles… mais pas le voyage dans le temps. Tous les physiciens réputés de mon époque auraient a priori rejeté l’idée. Pas celle que le temps était fondamentalement mutable et peut-être non linéaire, mais celle que des êtres humains pouvaient le traverser. L’eau de l’océan est semblable à celle d’une piscine, ce n’est pas pour autant qu’on peut le traverser à la nage. J’ai été recruté par des individus de mon propre futur, eux-mêmes recrutés par des gens venus de leur futur, et ainsi de suite.
— Comme des pierres de gué, avança Archer.
— En gros.
— Mais recruté dans quel but ?
— Essentiellement comme concierge. Pour vivre dans cette maison, l’entretenir et la protéger.
— Pourquoi ? » demanda Catherine, même si elle pensait deviner la réponse.
« Parce que cette maison est une espèce de machine à voyager dans le temps. »
« Vous n’êtes donc pas un véritable voyageur temporel, fit Archer. Enfin, vous venez du futur… mais vous n’êtes qu’une sorte d’employé.
— J’imagine qu’on doit pouvoir dire ça, oui.
— La machine dans ce bâtiment ne fonctionne pas comme elle est censée le faire… je me trompe ? »
Il secoua la tête.
« Mais si elle fonctionnait correctement, vu que vous êtes le gardien, qui passerait par ici ? Qui sont les véritables voyageurs dans le temps ? »
C’était une question plus importante, et plus difficile. « La plupart du temps, Doug, personne ne passe par ici. Ce n’est pas un endroit très fréquenté. Mon travail consiste surtout à rassembler et à transmettre des documents contemporains – des livres, des journaux, des magazines.
— Transmettre à qui ? demanda Catherine.
— À des gens d’une époque très éloignée de la mienne. Qui ont l’air humains sans l’être tout à fait. Ce sont eux qui ont construit les tunnels, c’est-à-dire les machines à remonter le temps. »
Il se demanda s’ils trouveraient que cela tenait debout. « Les véritables voyageurs dans le temps », avait dit Archer : cette description en valait une autre. Ben tremblait toujours un peu quand il lui fallait dialoguer avec eux. Ils se montraient aimables et juste un peu distants, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir conscience du gouffre évolutionnaire. « Comprenez bien que la plus grande partie de tout ça m’échappe sans doute autant qu’à vous. Je ne connais vraiment que des légendes, racontées par des gens comme moi, par d’autres gardiens, d’autres concierges. Des légendes du futur, pourrait-on dire.
— Racontez-nous-en quelques-unes », demanda Archer.
Cela avait un rapport (expliqua Ben) avec la vie sur Terre.
Replacez-vous dans un contexte de temps géologique.
Dans le système solaire primitif, la Terre prend une forme cohérente suite à la collision de planétésimaux en orbite. Elle a un noyau en fusion, une peau rocheuse plus froide. Elle exsude des gaz et des liquides : dioxyde de carbone, eau. Avec le temps, elle se dote d’une atmosphère et d’océans.
Au fil de millions d’années, une sorte de vie apparaît, sous forme de structures cristallines vermiformes dans la roche poreuse de cheminées sous-marines brûlantes denses en minéraux. Ces structures cristallines finissent par s’adapter à un environnement moins chaud en incorporant des protéines… stratégie si efficace que le squelette cristallin disparaît et qu’une vie purement protéïnoïdique en vient à dominer la biosphère primitive. ARN et ADN sont adoptés comme mémoire génétique et l’évolution commence pour de bon. Une diversité quasi infinie de structures s’opposent à l’environnement. La Terre ne connaîtra plus jamais une telle complexité de vies… le reste de l’évolution est une diminution, une élimination.
Le climat change. Des cellules procaryotes empoisonnent l’atmosphère avec de l’oxygène. Les continents se déplacent au-dessus du magma sur des plaques tectoniques. La vie connaît des flux et reflux durant les grands intervalles de temps qui séparent deux impacts cométaires.
L’humanité apparaît. Elle s’avère, comme les herbes ou les plantes à floraison, une de ces espèces capables de transformer la planète elle-même. Elle modifie l’équilibre climatique et aurait pu se noyer dans ses propres déchets sans son inédite et extraordinaire capacité à se modifier elle-même, à créer de nouvelles formes de vie. Ce sont des technologies parallèles et complémentaires. L’humanité, agonisante, apprend à créer des machines à son image. Elle apprend à se modifier de fond en comble. Les deux capacités se combinent pour générer une nouvelle forme de vie, qui se reproduit elle-même, mais n’est qu’à peine biologique. On peut la qualifier d’humaine parce qu’elle descend de l’humanité : c’est son héritière légitime. Mais elle est tout autant différente de l’humanité que la vie cristalline de la roche dont elle provenait, ou que la vie protéinique des structures rocheuses qui l’ont précédée. Ces nouvelles créatures sont presque infiniment adaptables : certaines vivent dans l’océan, d’autres dans l’espace intersidéral. Leur diaspora occupe la plupart des planètes du système solaire. Elles s’en sortent très bien. Elles commencent à appréhender, et enfin à manipuler, certaines constantes fondamentales de l’univers physique. Elles rendent visite aux étoiles. Elles découvrent des structures cachées dans la substance de la durée et de la distance.
Ben marqua un temps d’arrêt, le souffle un peu court. Combien de temps s’était écoulé depuis qu’on lui avait expliqué ces mystères ? Des années, pensa-t-il… peu importait la manière dont on le mesurait. « Catherine, demanda-t-il, vous voulez bien ouvrir la fenêtre ? Il y a une petite brise dehors. » Un peu abasourdie, elle releva les stores et souleva le châssis. « Merci. Très agréable. »
Archer fronçait les sourcils. « Ces “nouvelles créatures”, ce sont les gens qui voyagent dans le temps ?
— Qui ont construit la machine en fonctionnement dans cette maison, oui. Il faut que vous compreniez ce que signifie le voyage dans le temps, en l’occurrence. Ils ont découvert ce qu’on pourrait appeler des crevasses dans la structure de l’espace-temps… des fractures, si vous voulez, avec une forme et une durée extérieures aux limites définissables de cet univers, mais qui les croisent à certains endroits. Une “machine temporelle” est une espèce de tunnel artificiel qui longe ces crevasses. Dans l’environnement local terrestre, elle peut uniquement vous conduire à certains endroits et certaines époques. Ce sont des nœuds d’intersection. Cette maison, avec ce qui l’entoure sur quelques centaines de mètres, constitue l’un de ces nœuds.
— Pourquoi ici ? demanda Archer.
— La question n’a pas de sens. Les nœuds sont des caractéristiques naturelles, comme les montagnes. Certains croisent la croûte terrestre sous l’océan, d’autres s’ouvrent peut-être au milieu des nuages.
— Combien existe-t-il d’endroits de ce genre, alors ? »
Ben haussa les épaules. « On ne me l’a jamais dit. Ils tendent à se regrouper à la fois dans l’espace et le temps. Le vingtième siècle en est assez riche. Bien entendu, tous ne sont pas en service. Et souvenez-vous : ils ont une durée, en plus d’un lieu. Un nœud peut rester accessible vingt, cinquante ou cent ans, puis disparaître. »
Catherine était restée assise, patiente et concentrée. Elle prit la parole. « Que je comprenne bien. Des gens très loin dans le futur ouvrent un chemin qui mène à ces nœuds, exact ? »
Ben hocha la tête.
« Mais pourquoi ? À quoi leur servent-ils ?
— Ils s’en servent en connaissance de cause dans un but d’exploration historique. Ce siècle, le suivant et le mien sont le berceau temporel de leur espèce. Pour eux, c’est un passé obscur et distant.
— Ce sont des archéologues, interpréta Catherine.
— Des archéologues et des historiens. Des observateurs. Ils prennent soin de ne pas intervenir. Le projet a aussi une durée pour eux. Le temps s’écoule à la même vitesse à chaque extrémité de la connexion. Ils ont lancé un projet de deux cents ans destiné à rétablir leurs connaissances de ces siècles critiques. Ils comptent ensuite démanteler les tunnels. Les mathématiques du paradoxe les rendent nerveux… c’est un problème qu’ils ne veulent pas gérer.
— Quel paradoxe ? demanda Catherine.
— Un paradoxe temporel, répondit Archer. Par exemple, si tu assassinais ton père avant qu’il rencontre ta mère… est-ce que tu existerais encore ? »
Elle le regarda avec une certaine stupéfaction. « Comment tu connais ça ?
— J’ai lu beaucoup de science-fiction.
— J’ai entendu dire qu’il y avait des modèles provisoires, dit Ben. Le problème n’est pas aussi énorme qu’il y paraît. Mais personne n’est pressé de le mettre à l’épreuve.
— La simple présence de quelqu’un du futur pourrait avoir une influence, dit Archer. Même s’il ne fait qu’écraser une plante ou marcher sur un insecte…»
Ben sourit. « Ce phénomène n’est pas spécifique au voyage dans le temps. En météorologie, on l’appelle “dépendance sensible aux conditions initiales”. L’atmosphère est chaotique : un événement mineur à un endroit peut avoir un effet important sur un autre. Agitez la main en Chine, et une tempête pourrait se lever sur l’Atlantique. De même, écraser un puceron en 1880 modifierait peut-être l’élection présidentielle de 1996. C’est une bonne analogie, Doug, sauf que le lien n’est pas exactement causal. Il y a dans l’atmosphère des caractéristiques stables qui tendent à se reproduire, quel que soit…
— Des attracteurs », avança Archer au grand plaisir de Ben. « Vous vous tenez au courant des mathématiques contemporaines ? »
Archer sourit. « J’essaye.
— On m’a dit qu’il existait des structures similaires dans le temps historique… des structures qui ont tendance à persister. Mais oui, la possibilité d’un changement existe. C’est le phénomène de l’influence de l’observateur. La règle est que le présent reste toujours le présent. Le passé est toujours déterminé et immuable, le futur toujours indéterminé… peu importe où vous êtes.
— D’ici, dit Archer, l’année 1988 ne peut être modifiée…
— Parce qu’elle appartient au passé.
— Mais si je revenais trois ans plus tôt…
— Elle serait dans le futur, et par conséquent imprévisible.
— Mais c’est déjà un paradoxe, estima Archer. Ça ne tient pas debout. »
Ben hocha la tête. Il avait lui-même eu du mal à comprendre… mais l’avait accepté comme un paradoxe zen qui se trouvait être vrai et par conséquent incontestable. « Le temps fonctionne de cette manière, conclut-il. Si ça ne tient pas debout, c’est parce que vous n’avez pas compris.
— Vous disiez qu’il y avait des mathématiques pour cela ?
— À ce qu’on m’a dit.
— Vous ne les connaissez pas ?
— Ce ne sont pas des mathématiques du vingt-deuxième siècle. Elles datent de plusieurs milliers d’années plus tard. Je ne pense pas que ni vous ni moi pourrions les appréhender sans une certaine augmentation neurale.
— C’est terriblement abstrait », intervint Catherine.
Archer hocha la tête et sembla lutter un moment avec ses pensées.
Ben regarda par la fenêtre. Tous ces douglas avaient quelque chose de merveilleusement apaisant. Surtout leur bruissement quand le vent les traversait.
Archer s’éclaircit la gorge. « Il y a une autre question qui coule de source. »
La question pénible. « Vous voulez savoir ce qui a mal tourné. »
Archer hocha la tête.
Ben soupira puis prit sa respiration. Ce n’étaient pas ses souvenirs préférés.
Il avait reconstitué les faits à partir de ses propres souvenirs, de ceux, fragmentaires, des cybernétiques, et du témoignage du tunnel lui-même.
Il y avait, dit-il à Archer et Catherine, une maison du même genre, une gare temporelle, dans la deuxième moitié du vingt et unième siècle, en Floride… scène à cette époque-là de terribles tempêtes tropicales et d’une guerre civile.
La gardienne de cette maison s’appelait Ann Heath.
(Ann, pensa-t-il, je suis désolé que ça ait dû se produire. Quand tu m’as recruté, tu t’es montrée d’une gentillesse que je n’ai jamais eu l’occasion de te revaloir. On peut traverser le temps, jamais le maîtriser… l’inattendu se produit et, à long terme, nous sommes tous mortels.)
Il était prévu de fermer la maison de Floride, tant son environnement devenait imprévisible. Mais quelque chose d’inattendu s’était produit avant cette fermeture. D’après ce que Ben pouvait déduire des indices disponibles, la maison avait été envahie par des forces gouvernementales américaines.
L’endroit ne manquait pas de moyens de défense, Ann Heath non plus, mais peut-être une partie de ces moyens avait-elle été désactivée en vue de la fermeture ; les soldats des dernières et sinistres décennies de ce siècle étaient de toute manière vraiment redoutables, avec leurs armes et leur armure profondément enracinés dans le corps et le système nerveux.
L’un de ces hommes avait dû occuper la maison et prendre le dessus sur Ann avant de la forcer à révéler certains des secrets du tunnel. Il s’était ensuite servi de ces informations pour s’enfuir dans le passé.
(Elle doit être morte, se dit Ben. Ils ont dû la tuer)
Le maraudeur était arrivé sans prévenir dans le domaine de Ben, avait désactivé les cybernétiques d’une impulsion électromagnétique, détruit la plus grande partie du corps de Ben et abandonné son cadavre dans le bûcher. Une attaque rapide et couronnée de succès.
Puis le maraudeur avait ouvert un tunnel long d’une trentaine d’années jusqu’à un point nodal à New York, où il s’était livré à la même agression, de manière toutefois plus radicale, en détruisant irrémédiablement un autre gardien et toutes ses cybernétiques.
Enfin, ultime et astucieux geste de défense, il avait désactivé les contrôles du tunnel afin que le passage entre Belltower et Manhattan reste ouvert en permanence.
« En permanence ? s’étonna Catherine. Qu’est-ce que cette idée a de si génial ? »
Ben se perdit un moment dans une heuristique temporelle avant de trouver une analogie simple : « Imaginez les points nodaux comme les terminaux d’un réseau téléphonique. Les connexions simultanées sont impossibles. Je peux appeler énormément de destinations avec un téléphone… mais une seule à la fois. Du moment que la connexion avec Manhattan est ouverte, aucune autre ne peut être établie.
— Le téléphone est décroché des deux côtés, comprit Catherine.
— Exactement. Il s’est sorti du réseau. Et nous en a sortis par la même occasion.
— Mais, fit Catherine, quand un téléphone ne fonctionne pas, on peut toujours aller frapper à la porte. Quelqu’un d’un autre terminal, ailleurs, pourrait venir donner un coup de main. Encore mieux, on pourrait vous prévenir. Laisser un message en 1962 : dans dix-sept ans, méfiez-vous d’un sale type. »
Allons bon, songea Ben. « Je ne veux pas trop m’avancer dans la logique fractale, mais ça ne fonctionne pas de cette manière. Voyez ça du point de vue du futur lointain. Nos voyageurs temporels possèdent une seule porte, dont la durée régit celle de tous les tunnels. De leur point de vue, Belltower 1979 et Manhattan 1952 disparaissent au même moment. Depuis cette disparition, dix ans à peu près se sont écoulés… ici, côté terminus de New York et dans l’avenir. Et il n’y a pas de destinations qui se recouvrent. Le portail dans la maison où nous sommes a été créé en 1964, il y a vingt-cinq ans, quand son point de valence avec Manhattan était l’année 1937… Vous suivez ? »
Catherine semblait étourdie. Archer dit : « Je crois… mais vous pouviez toujours laisser un message, il me semble. Un avertissement quelconque.
— En théorie. Mais les voyageurs temporels s’y refuseraient, et les gardiens ont juré de ne pas le faire. Ça créerait une boucle causale directe, qui pourrait provoquer la fermeture des deux terminaux.
— Pourrait ?
— Personne n’en sait trop rien, admit Ben. Les calculs sont inquiétants. Personne ne veut découvrir ce qu’il en est. »
Archer haussa les épaules : il ne comprend pas, interpréta Ben, mais il me croit sur parole. « Voilà pourquoi personne n’est venu à votre aide. Voilà pourquoi votre maison est restée vide.
— Exactement.
— Mais vous, vous avez survécu.
— Les cybernétiques m’ont reconstruit. Le processus a été long. » Il montra son moignon sous la couverture. « Et il n’est pas tout à fait terminé.
— Vous êtes resté là-bas dix ans ! s’offusqua Catherine.
— Je ne souffrais pas, Catherine. Je suis sorti d’un long sommeil le jour où vous avez ouvert la porte.
— Alors comment vous savez tout ça ? »
Il était plus facile de répondre à cette question par une démonstration que par une explication. Il lança silencieusement une requête, et l’une des cybernétiques escalada les draps pour venir s’immobiliser un instant au creux de sa main… tel un joyau luisant à multiples pattes.
« Ma mémoire, dit Ben.
— Oh, réagit Catherine. Je vois. »
Ça fait un sacré paquet de choses à accepter d’un coup, songea Archer. Le temps structure fragmentée, comme le grès, parcouru de crevasses et de cavernes ; des maraudeurs du vingt et unième siècle ; des mémoires-insectes…
Ben rendait néanmoins tout cela plausible. Non par ses exotismes – ses étranges blessures ou ses robots minuscules – mais par son attitude. Archer n’éprouvait pas la moindre difficulté à croire qu’il discutait avec un universitaire du vingt-deuxième siècle recruté pour une étrange et secrète entreprise. Calme, intelligent, Ben inspirait confiance. Ce qui, bien entendu, pourrait n’être qu’un astucieux déguisement. Peut-être appartenait-il à la cinquième colonne martienne et cherchait-il à saboter la planète… vu les récents événements, cela n’aurait rien de vraiment surprenant. Mais l’instinct d’Archer lui soufflait de se fier à cet homme.
Il restait toutefois des questions en suspens.
« Deux choses, dit Archer. Si votre maraudeur a fait un boulot tellement consciencieux côté Manhattan, pourquoi a-t-il merdé ici ?
— Il a dû me croire définitivement mort. Sans doute croyait-il aussi toutes les cybernétiques mortes.
— Pourquoi ne pas revenir vérifier ?
— Je n’en sais rien, avoua Ben. Mais il a peut-être eu peur du tunnel.
— Pourquoi cela ? »
Pour la première fois, Ben hésita. « Il y a d’autres… présences à l’intérieur. »
Archer n’était pas bien sûr d’apprécier cette information. Des présences ? « Je croyais vous avoir entendu dire que personne ne pouvait traverser. »
Le voyageur temporel garda un instant le silence, comme s’il essayait de trouver une réponse.
« Le temps est une immensité, finit-il par dire. Nous tendons à le sous-estimer. Pensez aux gens qui ont ouvert ces tunnels… à des milliers d’années de là dans l’avenir. C’est un paysage temporel presque inimaginable. Sauf que l’histoire ne commence pas avec eux, et elle ne se termine sûrement pas non plus avec eux. Il se trouve qu’au moment où ils ont créé ces passages, ils se sont rendu compte qu’ils étaient déjà habités.
— Habités par quoi ?
— Par des apparitions. Des créatures qui apparaissent à l’improviste et disparaissent sans destination apparente. Des créatures à la composition pas tout à fait matérielle.
— Originaires d’un futur encore plus lointain, compléta Archer. C’est ce que vous voulez dire ?
— Vraisemblablement. Mais personne n’en sait trop rien.
— Sont-ils humains ? Quel que soit le sens qu’on donne à ce terme ?
— Doug, je n’en sais rien. J’ai entendu plusieurs hypothèses à ce sujet. Ce sont peut-être nos tout derniers descendants. Ou quelque chose sans le moindre rapport avec nous. Peut-être existent-ils hors de notre espace-temps habituel… ne me demandez pas comment, je trouve ça difficile à imaginer. Ils semblent apparaître quand ça leur chante, mais peut-être ont-ils un but, même si personne ne le connaît. Peut-être que ce sont les derniers anthropologues du monde… et qu’ils recueillent l’histoire humaine d’une manière inimaginable pour nous. Ou bien qu’ils la contrôlent. Qu’ils la créent. » Il haussa les épaules. « En fin de compte, ils sont incompréhensibles.
— Le maraudeur en aurait vu un ?
— Possible. Ils apparaissent de temps en temps, sans prévenir.
— Ça lui aurait fait peur ?
— Peut-être. Ce sont des créatures impressionnantes. Et pas toujours inoffensives.
— Pardon ?
— Elles ignorent presque toujours les gens. Mais il arrive qu’elles prennent quelqu’un. »
Archer cilla. « Qu’elles prennent quelqu’un ?
— Qu’elles l’enlèvent ? Le mangent ? Le processus, bien que mystérieux, est total. Il ne reste ensuite pas la moindre trace du corps. De toute façon, c’est très rare. J’ai déjà vu ces créatures sans jamais me sentir menacé par elles. Mais on en a peut-être parlé au maraudeur, il en a peut-être vu une… je n’en sais rien. Je me contente d’émettre des hypothèses.
— C’est très bizarre, Ben, dit Archer.
— Oui, répondit Ben. Je pense aussi. »
Archer essaya de rassembler ses pensées. « La dernière question…
— … concerne Tom. »
Archer hocha la tête.
« Il a découvert le tunnel, dit Ben. Il s’en est servi. Ce n’était pas très sage de sa part.
— Il est toujours vivant ?
— Je n’en sais rien.
— Un de ces machins fantômes aurait pu le manger ? » Ben fronça les sourcils. « Je tiens à souligner à quel point c’est peu probable. “Fantôme”, c’est une bonne analogie. Nous les appelons d’ailleurs “fantômes temporels”. On ne les voit presque jamais et ils sont encore moins souvent dangereux. Non, le danger, pour lui, c’est surtout le maraudeur.
— Tom pourrait être mort, comprit Archer.
— Oui, il pourrait.
— Ou en danger ?
— Très probablement.
— Et il ne le sait pas… il n’en a pas la moindre idée.
— Non, convint Ben. Pas la moindre. »
Cette discussion inquiéta beaucoup Catherine.
Elle avait accepté Ben Collier comme un visiteur venu du futur : cette explication en valait une autre. Mais l’avenir était censé être un endroit raisonnable… un endroit simplifié, décoré d’un blanc élégant : elle l’avait vu à la télévision. Ben avait toutefois décrit un futur immense, déroutant, sans fin, aux interminables hiérarchies de mutation. Rien n’était certain et rien ne durait éternellement. Penser à cet abîme d’impermanence béant devant elle l’effrayait.
De plus, elle s’inquiétait pour Doug Archer.
La nuit précédente, il s’était glissé dans son lit avec l’ardeur timide d’un chiot. Catherine acceptait cela comme un geste d’amitié, en s’inquiétant toutefois des conséquences. Elle n’avait pas dormi avec beaucoup d’hommes parce qu’elle avait tendance à trop s’attacher à eux. Il lui manquait la capacité à avoir des aventures sexuelles occasionnelles. Ce qui valait sûrement mieux, en cette époque de sida, mais l’obligeait trop souvent à choisir entre une frustration et une relation suivie qu’elle ne voulait pas et dont elle n’avait pas besoin. Archer, par exemple, qui était-il au juste ?
Elle le regarda à la dérobée, assis en Levi’s à côté d’elle avec ses cheveux ébouriffés et cet étrange petit sourire aux lèvres, en train d’écouter Ben, le voyageur temporel unijambiste d’un blanc de porcelaine. Douglas Archer, allez savoir pourquoi, se réjouissait de ces événements. Il en adorait l’étrangeté.
Elle voulut le prévenir. Lui dire : Écoute tous ces mots effrayants. Un soldat renégat du vingt et unième siècle, un tunnel peuplé de fantômes temporels à qui il arrivait de « prendre » des gens, un certain Tom Winter perdu dans le passé…
Mais Doug ressemblait à un gamin en train d’écouter une histoire de Rudyard Kipling.
Elle regarda Ben Collier, regarda cet homme mort pendant dix ans qui acceptait ce fait avec la même sérénité qu’un PDG en retard à une réunion avec son comité financier, et fronça les sourcils.
Il veut quelque chose de nous, se dit-elle.
Il n’exigera rien. (Elle comprit cela.) Il ne nous menacera pas. Ne nous suppliera pas. Il nous laissera refuser. Il nous laissera nous dérober. Il nous remerciera pour tout ce qu’on a fait, et ses remerciements seront sincères.
Mais Doug ne refusera pas. Doug ne se dérobera pas.
Elle le connaissait assez bien pour le savoir. S’était assez attachée à lui pour cela.
Doug disait : « On devrait peut-être faire une pause déjeuner. » Il regarda Ben d’un air interrogateur. « Et pour vous ? On pourrait vous préparer quelques-uns de ces biftecks. À moins que vous préfériez les manger crus ?
— Merci, répondit Ben, malheureusement, je n’absorbe pas la nourriture de la manière habituelle. » Il désigna sa gorge et sa poitrine. « Je suis toujours en réparation.
— Les steaks ne sont pas pour vous ?
— Oh, ils sont bien pour moi. Et merci. Il faut juste que les cybernétiques les digèrent d’abord à ma place.
— Berk, fit Catherine.
— Désolé que ça vous perturbe. »
C’était le cas, pourtant elle haussa les épaules. « On a nourri ma tante Lacey avec un tube pendant deux ans avant qu’elle meure. J’imagine que ce n’est pas pire, mais je suis désolée pour vous.
— C’est strictement temporaire. Et je ne souffre pas du tout. Allez déjeuner, tous les deux, si vous le souhaitez. Je suis très bien ici.
— D’accord », répondit Catherine, avant d’ajouter doucement : « Mais j’ai moi aussi deux questions à poser.
— Aucun problème.
— Vous nous avez dit que vous étiez une espèce de gardien. De concierge. Vous avez dit qu’on vous avait “recruté”. Mais je ne sais pas ce que ça veut dire. Quelqu’un a frappé à votre porte pour vous demander de vous engager ?
— J’étais historien professionnel, Catherine. Un bon historien. Un autre gardien a pris contact avec moi, historien lui aussi, qui venait de mon propre futur proche. Considérez-nous comme une guilde. Nous nous recrutons nous-mêmes.
— Ça vous met beaucoup de pouvoir entre les mains. » Gardien est un terme modeste, se dit Catherine, peut-être trop modeste.
« Impossible de faire autrement, expliqua Ben. Les constructeurs des tunnels voyagent dans leur propre passé lointain. Leurs connaissances sur cette époque sont sommaires, c’est pour ça qu’ils sont ici. Les gardiens leur servent de tampon dans un environnement parfois hostile. Nous leur fournissons des documents contemporains et quand, très rarement, ils choisissent de venir en personne nous les aidons à s’intégrer dans la culture contemporaine. Pourriez-vous, par exemple, pénétrer dans un campement d’hommes de Cro-Magnon en espérant passer pour quelqu’un de la tribu ?
— Je vois. Vous étiez d’accord ?
— Quand on me l’a expliqué, oui.
— Juste comme ça ?
— Après un peu d’examen de conscience.
— Mais vous deviez bien avoir une vie à vous. Ça a dû impliquer des sacrifices.
— Pas autant que vous pourriez le croire. J’étais vieux, Catherine. Un vieillard. On est assez doués pour la longévité, à mon époque : j’avais plus d’un siècle. Et je déclinais. Et j’étais très seul. »
Il dit cela avec une mélancolie qui le rendit crédible aux yeux de Catherine. « Ils vous ont rendu la jeunesse ?
— Plus ou moins, dit Ben. Assez pour recommencer ma vie quand je partirai d’ici.
— Vous en avez le droit ?
— Je suis un employé, pas un esclave.
— Donc, ce que vous voulez, présuma Catherine, c’est réparer tous ces dégâts. Remettre le tunnel en état de marche. Et finir par repartir chez vous.
— Voilà.
— C’est possible ? Vous pouvez le retaper ?
— Les cybernétiques réparent autant de dégâts physiques qu’elles peuvent. Ensuite, on pourra fermer la connexion avec Manhattan et l’isoler jusqu’à ce qu’on parvienne à la réparer aussi. Mais ça va prendre du temps. Au moins plusieurs semaines.
— Et d’ici là, comprit Catherine, le problème, c’est Tom Winter.
— Il ne court peut-être pas le moindre danger. Mais ce n’est pas sûr. Les cybernétiques ont essayé de le prévenir, sauf qu’il y avait entre eux une énorme barrière d’informations… je crains qu’elles ne se soient pas montrées très explicites. Il a pu attirer l’attention du maraudeur, ce qui nous met en danger, et s’il n’a pas encore attiré son attention, cela pourrait arriver. »
Catherine se mordit la lèvre. Ils atteignaient le cœur du problème. « Vous voulez qu’on le ramène. »
Ben avait un air très solennel. « Ce n’est peut-être pas possible à ce stade. Les cybernétiques peuvent aider, et fournir une certaine protection contre le maraudeur, mais le danger est évident. Je ne vous demanderai pas d’y aller… ni à l’un ni à l’autre. »
Vous n’avez pas besoin de demander, pensa Catherine avec tristesse : il lui avait suffi de regarder Doug Archer pour le savoir.
Archer sourit.
« Tom est un enfoiré bien sympathique, dit-il. Je pense pouvoir lui faire ramener son cul ici. »
Doug alla dans la cuisine, laissant Catherine seule avec Ben.
Elle hésita sur le pas de la porte, déconcertée par la patience inexpressive de Ben. « Est-ce nécessaire ? finit-elle par demander. Si vous ne récupérez pas Tom Winter… ce sera la fin du monde ? » Elle ajouta : « Doug risque sa vie, je crois.
— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour minimiser les risques. Il en restera. Ce ne sera pas la fin du monde si Tom Winter reste à Manhattan… mais il pourrait y avoir d’autres conséquences que je ne peux pas prévoir. » Il marqua un temps d’arrêt. « Catherine, Doug sait que le passage est ouvert. Vous croyez qu’il n’en approcherait pas si je lui disais de ne pas en approcher ?
— Non… je suppose que non. » Cela lui déplaisait fortement, mais elle comprenait que c’était ce qui se passerait. « Au moins, de cette manière, ça servira à quelque chose. Pas vrai ?
— De cette manière, dit Ben, il reviendra. »
Tom dormit trois heures avant de se réveiller aux côtés de Joyce en ayant déjà l’impression de l’avoir perdue.
Il appela Max pour l’avertir de son absence. « Je pourrai peut-être venir samedi pour rattraper.
— T’es malade ou tu te fiches de moi ? s’enquit son patron.
— C’est important, Max.
— Au moins, tu ne me mens pas. Très important ?
— Oui, très.
— J’espère bien. C’est ennuyeux.
— Je suis désolé, Max.
— Occupe-toi vite de ton problème, s’il te plaît. Tu fais du bon boulot. Je n’ai pas envie de roder un nouveau. »
Le problème n’était pas Joyce… mais l’espace entre eux : ce lien fragile, peut-être rompu.
Elle dormait, étendue sur son côté du lit, une main posée sur l’oreiller et les draps de coton emmêlés entre les jambes. Sans ses lunettes, posées sur la caisse orange près du lit, elle semblait nue, sans défense, trop jeune. Tom l’observa du seuil en buvant son café à petites gorgées, jusqu’à ce qu’elle pousse un petit gémissement triste et se retourne.
Il n’avait pas la moindre idée de ce que tout cela pourrait signifier pour elle. D’abord l’intéressante information que l’homme avec qui elle vivait venait du futur… puis une rencontre avec quelque chose d’étrange et de monstrueux sous terre, dans un tunnel. Personne n’était censé vivre de tels moments. Peut-être lui en voudrait-elle à mort. Peut-être aurait-elle raison.
Il ruminait ces pensées quand elle sortit d’un pas mal assuré de la chambre pour venir dans la cuisine s’asseoir à la table à trois pieds. Tom lui servit un café et constata avec soulagement qu’elle le regardait sans haine. Elle bâilla puis repoussa les cheveux qui lui tombaient sur les épaules. « Tu as faim ? » lui demanda-t-il. Elle secoua la tête. « Oh, mon Dieu. Manger ? Pitié, non. »
Pas de haine dans la manière dont elle me regarde, songea Tom, mais quelque chose de nouveau et d’inquiétant : une admiration abîmée, blessée.
Elle sirota son café. Elle annonça devoir chanter ce soir-là dans un café du nom de Mario’s, « mais je ne sais pas si je vais pouvoir affronter ça.
— Foutue soirée », convint Tom.
Elle fronça les sourcils, le regard plongé au fond de sa tasse. « Tout était vrai, hein ? Je n’arrête pas de me dire que j’ai eu une sorte de rêve ou d’hallucination. Sauf que non : si on retournait là-bas, tout y serait encore.
— Exact. Mais on ne devrait pas y retourner.
— Il faut qu’on parle, dit Joyce.
— Je sais. »
Ils sortirent en fin de matinée, dans l’odeur d’asphalte brûlant et de béton grésillant sous le soleil de juillet, pour prendre leur petit déjeuner.
La ville a changé, elle aussi, depuis cette nuit, se dit Tom.
C’était une métropole perdue au fond d’un puits temporel, une cité d’une magie et d’une étrangeté incompréhensibles, souterraine, plus proche de la légende que de la réalité. En lieu et place du monde de déboires et d’erreurs d’appréciation duquel il arrivait, Tom avait trouvé un mini-univers d’optimistes et de romantiques cyniques… des gens comme Joyce, comme Soderman, comme Larry Millstein. Ils affirmaient détester le monde dans lequel ils vivaient, toutefois Tom ne s’y laissait pas prendre. Ils adoraient ce monde avec leur indignation et leur poésie. Ils l’adoraient avec la conviction de leur propre nouveauté. Ils croyaient en un avenir qu’ils ne pouvaient définir, seulement pressentir… se servaient de mots comme « justice » et « beauté », des mots qui trahissaient leur propre optimisme fondamental. Ils croyaient sans honte à la possibilité de l’amour et au pouvoir de la vérité. Lawrence Millstein lui-même y croyait : Tom avait trouvé un carbone d’un de ses poèmes, abandonné par Joyce dans un tiroir de la cuisine : le mot « demain » avait été tapé avec une force intense – « Demain comme un père aime et rassemble ses enfants las » – eh oui, se dit Tom, tu en fais partie, Larry, malgré tes ruminations et ta mauvaise humeur, tu chantes la même chanson. De toutes ces personnes, Joyce était l’incarnation la plus pure, qui gardait les yeux bien fixés sur la méchanceté du monde, mais voyait derrière celle-ci une espèce de salut, un salut restant à découvrir, un millenium submergé montant dans la lumière telle une créature marine.
Tout cela dans cette ville étouffante, sale, souvent dangereuse et complètement miraculeuse, dans cette coquille de nautile d’événements perdus.
Mais j’ai changé cela, se dit Tom.
Je l’ai empoisonné.
Il avait empoisonné la ville avec la quotidienneté, avec l’ennui. D’où l’inéluctable conclusion : s’il restait ici, cela deviendrait simplement l’endroit où il vivait, le journal du matin et les informations télévisées du soir ne seraient plus miraculeux mais prévisibles, aussi ordinaires que le mouvement de ses intestins. Il n’aurait d’autre consolation qu’une fenêtre panoramique et personnelle sur l’avenir, une fenêtre large de trente ans. Et Joyce.
Une consolation bien suffisante, se dit Tom… sauf si je l’ai empoisonnée aussi.
Il s’efforça de se rappeler ce qu’il avait raconté la veille, son récit enivré d’une histoire très simple. Il en avait peut-être trop dit. Il comprenait maintenant ce qu’il aurait dû comprendre alors : il ne lui donnait pas l’avenir, il le volait. Il lui volait le vin de son optimisme, en laissant à la place le vinaigre acide de son propre désenchantement.
Il commanda un petit déjeuner dans un modeste restaurant qui servait des œufs et des hamburgers. « Vous avez l’air fatigués, tous les deux », leur dit Mirabelle, la serveuse noire, qui les connaissait par leurs noms.
« Du café, commanda Tom, et deux de vos pains aux raisins.
— Ce n’est pas ce qu’il vous faut. Il vous faut de quoi vous remettre d’aplomb. Autrement dit, des œufs.
— Si vous m’apportez un œuf, prévint Joyce, je vomis.
— Juste des pains aux raisins, alors ?
— Ça ira très bien, assura Tom. Merci. »
Joyce lui dit : « Je veux être un peu seule, aujourd’hui.
— Je peux comprendre ça.
— C’est gentil. Tu es quelqu’un de très prévenant, Tom. Il y a beaucoup de gens comme toi là d’où tu viens ?
— Sans doute pas assez.
— Ici, la moitié des types se la jouent Dylan Thomas : très excités sexuellement et très ivres. Ils déclament une poésie ignoble, puis se sentent insultés si ça ne te fait pas succomber et ôter tes vêtements.
— Et l’autre moitié ?
— Très sympas, mais pédés. Avec toi, ça change agréablement.
— Merci.
— Il y a quand même quelque chose qui me chiffonne.
— Ça ne m’étonne pas.
— Tom, je sais pourquoi tu m’as menti. Cette partie-là est compréhensible. Ce n’était même pas vraiment mentir, d’ailleurs : tu as juste gardé quelques trucs pour toi. Parce que tu ne savais pas si je comprendrais. Bon, c’est normal.
— Là, c’est toi qui es gentille avec moi.
— Non, vraiment. Mais ce que je ne comprends pas, c’est ce que tu fais ici. Je veux dire, si je trouvais un trou dans le sol avec l’année 1932 à l’autre bout, sûr que j’irais y faire un tour… mais pourquoi voudrais-je y vivre ? Pour regarder quelques films de Myrna Loy, bavarder avec F. Scott Fitzgerald ? Ou peut-être voir Herbert Hoover de très près ? Bon, ce serait tout à fait fascinant, je te l’accorde. Mais j’ai une vie. » Elle secoua la tête. « Je pense que ce serait différent si le tunnel allait dans l’autre sens. Je pourrais être vraiment tentée de sauter les quelques prochaines décennies. Mais faire un pas de géant en arrière… ça ne tient pas vraiment debout. »
Elle alluma une cigarette. Tom regarda les volutes de fumée monter devant ses yeux. Elle avait posé une question importante : elle attendait sa réponse.
Soudain, il eut terriblement peur de n’en avoir aucune… de ne rien pouvoir dire pour se justifier.
« Mais si tu n’avais pas de vie…, avança-t-il. Si tu menais une vie pourrie, merdique…
— C’était donc le cas ?
— Oui, Joyce, à peu près.
— C’était soit 1962, soit le suicide ? Quelle idée bizarre, Tom.
— Le monde est bizarre. Fin du plaidoyer. »
Mirabelle leur apporta pains aux raisins et café. Joyce mit les siens de côté comme s’ils la distrayaient ou ne l’intéressaient plus. « D’accord, mais laisse-moi te dire ce qui m’inquiète. »
Tom hocha la tête.
« À Minneapolis, je sortais avec un garçon, Ray, qui n’arrêtait pas de parler de la Seconde Guerre mondiale. Après le ciné, on allait dans un petit resto et il me racontait Guadalcanal ou la bataille de Midway. Mais alors, de A à Z, dans le moindre détail… je peux t’en raconter davantage que tu ne voudrais en savoir sur Midway. Au bout d’un moment, ça commençait à sembler plutôt étrange. Un jour, je lui ai demandé quel âge il avait au moment de la bombe sur Hiroshima. Il m’a répondu : “Douze ans… presque treize.” Je lui ai demandé comment ça se faisait qu’il en sache autant sur la guerre, et il m’a expliqué avoir appris tout ça dans des livres et des articles de presse. Il n’a jamais fait l’armée, on l’avait réformé à cause de ses allergies. Mais ça ne le gênait pas, qu’il disait, parce qu’il ne se passait rien à notre époque, rien comme la vraie guerre, pas même celle de Corée. Il m’a raconté à quel point ça devait être génial, des types qui risquaient leur vie pour une cause à laquelle ils croyaient vraiment. Je lui ai demandé ce qu’il aurait fait s’il avait dû envahir l’Italie. Il m’a répondu avec un grand sourire : “Merde, Joyce, j’aurais tué tous les nazis et fait l’amour à toutes les femmes.” »
Elle exhala un long ruban de fumée. « Mon oncle était en Italie. Il n’en a jamais parlé. Chaque fois que je l’interrogeais sur la guerre, il faisait une tête vraiment désagréable. Il te regardait dans les yeux jusqu’à ce que tu la fermes. Donc je savais qu’en fait, Ray racontait des conneries. Ça m’a plutôt énervée. Si Ray voulait vivre une existence de héros, qu’est-ce qui l’empêchait de le faire ? Ce n’était même pas ce qu’on pouvait honnêtement appeler de la nostalgie. Il voulait une espèce de transformation magique, il voulait vivre dans un monde où tout était plus grand que nature. Je lui ai dit : “Pourquoi tu ne vas pas en Italie ? D’accord, le pays n’est pas en guerre. Mais tu pourrais vivre sur la plage, te saouler avec les pêcheurs et tomber amoureux d’une petite paysanne.” Il m’a répondu : “Ce n’est plus pareil. Les gens ne sont plus comme avant.” »
Tom demanda : « C’est une histoire vraie ?
— Dans les grandes lignes.
— La morale ?
— J’ai pensé à Ray la nuit dernière. Je me suis dit : et si lui avait trouvé un tunnel ? Un tunnel qui mène à 1940 ?
— Il serait parti à la guerre, fit Tom. Et comme elle ne ressemblerait pas à ce à quoi il s’attendait, il serait épouvanté et malheureux.
— Possible. Mais peut-être qu’il adorerait ça. Ce qui, à mon avis, serait beaucoup plus effrayant, tu ne crois pas ? Il s’y baladerait avec une trique permanente, parce que c’est de l’histoire et qu’il saurait ce qui allait se passer ensuite. Il baiserait ces Italiennes, mais ce serait macabre, terrible… parce qu’en esprit, il baiserait l’histoire. Il baiserait des fantômes. Je trouve ça un peu terrifiant. »
Tom s’aperçut qu’il avait la bouche sèche. « Tu crois que c’est ce que je fais ? »
Joyce baissa les yeux. « Je dois admettre que cette possibilité m’a traversé l’esprit. »
Tom dit à Joyce qu’il la retrouverait après son concert au Mario’s.
Quand il se retrouva seul, la ville autour de lui lui parut une migraine. Il pourrait aller à Lindner’s… mais il ne pensait pas pouvoir se concentrer sur le châssis d’une radio sans s’endormir. Il préféra prendre le bus pour aller flâner un moment au milieu de la foule sur la 5e Avenue. Sur un coup de tête contre-nature, il suivit tout un groupe de touristes jusqu’à l’observatoire au 102e étage de l’Empire State Building, où, abruti par le manque de sommeil, il essaya de mettre un nom sur les endroits qu’il reconnaissait – le Chrysler Building ou Welfare Island – et d’en reconnaître quelques autres qui n’existaient pas encore : le World Trade Center n’était encore qu’un site d’enfouissement des déchets dans l’Hudson. Le bâtiment dans lequel il se trouvait avait trente ans, à peu près la moitié de l’âge qu’il aurait en 1989, et était plus proche d’autant de sa magnificence Art déco, avec des marbres beiges et des façades de calcaire moins défraîchis. Les touristes, des quinquagénaires, des jeunes couples avec enfants ou des hommes en costumes marron avec d’impeccables chemises blanches au col ouvert, prenaient des photos à l’aide de leurs appareils Kodak Brownie et distribuaient des pièces de monnaie à leurs enfants, qui se pressaient autour des disgracieux binoculaires payants pour faire semblant de mitrailler Manhattan. De temps en temps, ils jetaient un coup d’œil à Tom, cet homme mal rasé en sweat-shirt ample et jean : un beatnik, peut-être, ou un autre spécimen de l’exotique faune new-yorkaise. Tom regarda la ville par les fenêtres barrées de grillages.
Elle était grise, salie par la fumée, immense, vieille et étrange. Elle était trop jeune de trente ans. Elle était un fossile dans de l’ambre, ressuscitée, avec une vie mystérieuse insufflée dans ses trottoirs, ses marquises et ses Oldsmobile. C’était une ville de fantômes.
De fantômes comme Joyce.
Il s’abrita les yeux, aveuglé par l’ardent soleil de l’après-midi. Quelque part dans ce quadrillage de pierre et d’ombre noire, il était tombé amoureux. Cela ne souffrait aucun doute et adoucissait en partie les propos de Joyce. Il ne baisait pas des fantômes. Mais peut-être était-il tombé amoureux de l’un d’entre eux.
Et peut-être n’aurait-il pas dû, peut-être aurait-il mieux fait de baiser des fantômes. Il essaya de se rappeler pourquoi il était venu là et ce à quoi il s’était attendu. À un terrain de jeux : Joyce pouvait avoir raison sur ce point. Les années 1960 – la décennie légendaire – avaient pris fin peu après ses onze ans. Il avait grandi en croyant avoir raté quelque chose d’important, même s’il ne savait jamais vraiment quoi… tout dépendait de votre interlocuteur. Une époque merveilleuse ou terrible. Celle où on avait combattu au Vietnam ou contre la guerre au Vietnam. Où les drogues étaient bonnes ou pas. Où on ne risquait pas la mort en couchant avec quelqu’un. Une décennie où « la jeunesse » comptait ; lorsque Tom arriva à l’adolescence, ces mots avaient perdu une partie de leur glamour.
Peut-être s’était-il attendu à un assortiment de toutes ces merveilles, servi avec une garniture d’invulnérabilité et de sagesse personnelle. Une grande pièce de théâtre de fantômes où il serait à la fois le public et l’acteur.
Mais Joyce avait rendu cela impossible.
Il était venu là en manque d’amour – d’une grâce salvatrice –, mais l’amour était impossible dans le terrain de jeux. L’amour était un autre paysage. Il impliquait le chagrin, le temps et la vulnérabilité. Il rendait trop réels tous les accessoires et les décors : la guerre, réelle, la mort aussi, tout comme les espoirs investis et les causes perdues.
Comme il aimait Joyce, il s’était mis à voir le monde de la même manière qu’elle : non comme le Kodachrome aux couleurs vives d’une vieille carte postale, mais dense, substantiel, chargé d’autres significations.
Il leva les yeux vers l’horizon, où la brume brûlante posée sur la ville avait commencé à monter dans un ciel d’un bleu triste.
Il dîna dans une cafétéria et se rendit au Mario’s, un café au sous-sol d’une librairie, avant l’heure prévue pour le concert de Joyce. La « scène », une plateforme de bois d’œuvre recouverte de panneaux de contreplaqué, contenait une chaise à dossier en rotin et, relié à un haut-parleur, un microphone sur un pied au chrome piqueté de rouille… micro qui n’avait rien d’indispensable dans une salle de cette taille. Tom choisit une table près de la porte.
Un sourire nerveux aux lèvres, Joyce sortit de l’ombre avec sa Hohner à douze cordes. Un accès de vanité l’avait poussée à laisser ses lunettes dans les coulisses, ce qui rendit Tom un peu jaloux : il ne la voyait jamais sans ses lunettes, à part au lit. Sans elles, Joyce présentait sous les feux de la rampe un visage quelconque, ovale, plus ou moins aux yeux de hibou. Elle cligna des yeux face au public et rapprocha le microphone de la chaise.
Elle commença sans trop d’assurance, en se laissant porter par la guitare… plus sûre de ses doigts que de sa voix. Le public se tut pendant qu’elle jouait quelques accords et progressions harmoniques, en s’interrompant à un moment pour régler une corde. Tom ferma les yeux pour mieux apprécier le son riche de la Hohner.
« Voici une vieille chanson », annonça Joyce.
Elle chanta « Fannerio », et Tom sentit la pénétrante dissonance du temps et du temps : il voyait là une femme aux cheveux longs en train de jouer des ballades folks dans un café de Greenwich Village, image qu’il associait à des films au technicolor passé, à des pochettes de disques délaissées dans les vide-greniers, à de vieux numéros de Life tombant en poussière. C’était un cliché, de surcroît d’une douloureuse naïveté. C’était désuet.
Mais c’était Joyce, qui aimait ces paroles et ces mélodies.
Elle interpréta « The Bells of Rhymney », « Lonesome Traveler » ainsi que « Nine Hundred Miles ». Elle chanta d’une voix franche, concentrée, et parfois d’une tristesse inconsolable.
Larry a peut-être raison, se dit Tom. On les aime pour leur bonté, qu’on leur arrache ensuite.
Que lui avait-il donné, après tout ?
Un futur dont elle ne voulait pas. Une soirée d’horreur absolue dans un trou sous Manhattan. Un fardeau de questions auxquelles on ne pouvait répondre.
Il était entré dans sa vie comme une ombre, comme l’Esprit de Noël à Venir[6], son doigt osseux désignant une tombe.
Il voulait son optimisme, son intensité et sa bienveillance acharnée, parce que lui-même n’avait rien de tout cela… parce qu’il avait égaré ces choses dans son propre et inaccessible passé.
Elle chanta « Maid of Constant Sorrow » sous un projecteur bleu, seule sur la scène minuscule.
Tom pensa à Barbara.
Les applaudissements furent généreux, un chapeau circula, Joyce salua d’un geste et se fondit à nouveau dans l’ombre. Tom passa derrière la scène, où la jeune femme, le visage morne, refermait l’étui de sa Hohner.
Elle leva les yeux vers lui. « Le gérant m’a dit que Lawrence avait appelé.
— Ici ?
— Apparemment, il nous cherche depuis ce matin. Il veut qu’on aille chez lui, et il paraît que c’est urgent. »
Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir d’urgent ? « Il est peut-être saoul.
— Peut-être. Mais ça ne lui ressemble pas d’appeler ici. Je pense qu’on devrait y aller. »
Ils quittèrent le café, Joyce sortant la première d’un pas rapide, visiblement soucieuse. Davantage perplexe qu’inquiet, Tom la laissa toutefois donner l’allure.
Ils ne perdirent pas de temps. De toute manière, ils arrivèrent trop tard.
Il y avait foule dans la cage d’escalier, ainsi qu’une sirène au loin… et du sang, du sang dans le couloir, du sang qui se répandait par la porte de l’appartement de Millstein, une quantité ahurissante de sang. Tom essaya de retenir Joyce, mais elle se dégagea en appelant Lawrence d’une voix déjà pleine de larmes.
Sur le qui-vive, son armure à puissance maximale, Billy repéra la luminescence bleue éparpillée sur la porte de l’appartement et régla ses optiques sur large bande. Son cœur battait dans sa poitrine comme une superbe machine et ses pensées coulaient, rapides et ingénieuses.
Il n’y avait personne dans le couloir. Outre des odeurs de chou, de poudre anticafards et de linoléum moisi, l’équipement sensitif très fin de Billy enregistra le motif floral du papier peint défraîchi ainsi que le léger bruit et la pression de ses pieds sur le sol.
Il brûla la serrure de la porte au laser digital avant de franchir le seuil à une vitesse qui, au grincement qu’ils produisirent, sembla surprendre les gonds.
Il referma la porte derrière lui.
C’était un appartement long et rectangulaire, avec une porte ouverte, apparemment celle de la cuisine, et une autre, fermée, donnant sans doute sur une chambre. Tout au bout du rectangle, une fenêtre montrait la silhouette nocturne des cheminées de la Consolidated Edison sur la 14e Rue derrière un rideau de grosse toile retenu par une embrasse fixée à un clou. Des étagères de livres recouvraient le mur sur la gauche.
La pièce était vide.
Billy resta un instant immobile, silencieux, l’oreille tendue.
Il n’y avait personne dans la cuisine non plus… mais il entendit un léger frottement dans la chambre.
Il franchit cette porte en souriant et avec tout autant d’efficacité que la précédente.
C’était une pièce plus petite et encore plus miteuse, aux murs blanc sale et nus, à l’exception de la reproduction, parue dans un magazine et présentée dans un cadre grossier, d’une peinture abstraite. Le lit se réduisait à un matelas posé à même le sol. Un homme s’y trouvait allongé.
Billy cessa de sourire, car ce n’était pas celui qu’il avait suivi depuis Lindner’s.
Grand, la poitrine bombée, l’homme remonta d’un coup le drap de coton sur son corps nu en regardant avec stupéfaction Billy dans le noir.
« Mais vous êtes qui, bordel ? demanda-t-il.
— Debout », intima Billy.
L’autre ne se leva pas.
Il ne sait pas ce que je suis, s’aperçut Billy. Il me prend pour un vieillard avec de grosses lunettes de protection. Il fait nuit, il ne voit pas très bien. Il me prend peut-être pour un voleur.
Billy corrigea cette impression en pratiquant au laser un trou dans le matelas près du bras gauche et tendu de l’homme nu. Un trou large et profond, qui puait le kapok et le coton calcinés, mais aussi la fumée cireuse venue du parquet en dessous, un trou noir dont les bords commencèrent aussitôt à brûler. L’homme nu glapit avant d’étouffer les flammes sous sa couverture. Il leva ensuite les yeux vers Billy, qui se réjouit d’y lire de la peur. Le genre de peur qui rendait servile, malléable, pas encore la panique qui rendait imprévisible.
« Lève-toi », répéta Billy.
Debout, l’occupant des lieux paraissait grand, bien que trop maigre. Son collier de barbe, le renflement de ses côtes et l’évasement visible de ses os iliaques déplurent à Billy. Son pénis et son scrotum ratatiné, pitoyables, pendaient entre ses jambes.
Billy s’imagina détruire par le feu ce sac de chair, modifier l’homme à peu près de la manière dont les médecins de l’infanterie l’avaient lui-même modifié… ce n’était toutefois pas une bonne stratégie.
« Où est la personne qui vit ici ? » demanda Billy.
L’homme nu déglutit à deux reprises avant de répondre : « C’est moi qui vis ici. »
Billy s’approcha du mur pour actionner l’interrupteur. La lumière jaillit d’une ampoule de soixante watts accrochée par un cordon noué et autour de laquelle dansait la fumée dégagée par le matelas brûlé. Les optiques de Billy s’adaptèrent aussitôt à cette nouvelle luminosité en réduisant l’amplification. L’homme nu cligna et plissa des yeux.
Il regarda Billy. « Mon Dieu, finit-il par dire. Vous êtes quoi ? »
Billy savait qu’il s’agissait d’une question posée par réflexe et qui ne demandait aucune réponse. « Dis-moi ton nom.
— Lawrence Millstein.
— Tu travailles dans une boutique appelée Lindner’s Radio Supply ?
— Non. »
C’était exact. Billy l’entendit dans le frémissement de sa voix, dans les harmoniques de sa peur.
« Tu vis seul, ici ?
— Oui. »
Là encore, c’était la vérité.
« Un type est venu ici depuis Lindner’s, dit Billy. Tu connais quelqu’un qui y travaille ?
— Non. »
Il avait menti, cette fois, et Billy réagit aussitôt : il réduisit le rayon de son arme de poignet avec lequel il trancha l’index gauche de Lawrence Millstein au niveau de la dernière phalange. L’homme resta un moment interdit sans comprendre jusqu’à ce que son cerveau enregistre la douleur et la puanteur de sa chair brûlée. Il baissa alors les yeux vers sa main blessée.
Ses genoux se dérobèrent et il retomba sur le matelas abîmé.
« Tu connais le type dont je parle, affirma Billy d’un ton de reproche.
— Oui, haleta Millstein.
— Parle-moi de lui. »
La situation rappela à Billy son séjour en Floride, longtemps auparavant, dans le futur, et la femme qui était morte là-bas.
Ces souvenirs lui revinrent tandis qu’il obligeait Lawrence Millstein à parler.
Billy se souvint de l’éclat de verre et du nom de la femme, Ann Heath, ainsi que de la manière dont elle se l’était répété, Ann Heath, Ann Heath, le visage et la gorge ensanglantés, le plastron de son chemisier trempé de sang comme un bavoir rouge vif.
En compagnie de ses camarades Hallowell et Piper, il avait quitté les ruines de Miami pour partir vers le nord-ouest, talonné par une violente tempête. Une embuscade les avait séparés de leur section, et confrontés à une puissance de feu supérieure, les trois soldats s’étaient repliés dans un dédale de résidences suburbaines et de casemates d’habitation aveugles fouettées par un torrent d’air océanique déchaîné, le baromètre, déjà bas, continuant à baisser. À l’est, des éclairs illuminaient la nuit sur l’horizon, où une muraille de nuages tournait autour du vide terrible en son centre. Ils coururent sans beaucoup parler. Ils avaient abandonné tout espoir de trouver un territoire amical… ils cherchaient juste à s’éloigner des insurgés avant de devoir s’abriter.
Quand ils virent la maison, Billy avait pris l’habitude de sentir le vent comme un poing dans son dos.
Elle ressemblait à toutes celles de cette rue vide et jonchée d’ordures : un bunker peu élevé du genre que les publicités affirmèrent « étanche » après les premières catastrophes dans la Zone. Bien entendu, elle ne l’était pas. Mais son toit était intact, les murs semblaient à la fois sûrs et défendables, et la construction devait avoir essuyé un grand nombre de tempêtes sans vraiment de dégâts. Elle était entière : c’est ce qui attira l’attention de Billy.
En général, personne n’habitait plus ces constructions, mais la présence de squatters restait toujours possible, si bien que Frère Hallowell, un grand gaillard à la large poitrine sous son armure, franchit d’un bond le grillage pour passer par-derrière tandis que Billy et Frère Piper lançaient une grenade offensive par l’étroite barbacane d’observation près de la porte. Billy sourit quand la porte s’ouvrit d’un coup, laissant de grosses volutes de fumée blanche sortir dans la pluie. Il entra, sentit ses optiques s’ajuster à l’obscurité et sortit un mini-extincteur de sa ceinture pour éteindre la moquette en feu. « Je vais m’occuper de la porte de derrière pour Frère Hallowell », dit Frère Piper, qui se dirigea vers le fond de la demeure tandis que Billy protégeait l’entrée des bourrasques de pluie en se disant qu’il serait vraiment agréable de passer une nuit au sec… mais les choses devinrent ensuite très vite étranges. Frère Piper poussa un cri incompréhensible et Frère Hallowell frappa à la porte de derrière, pendant que des vagues d’insectes mécaniques se déversaient des murs, de cachettes dans les plaques de plâtre, de caisses et de boîtes que Billy avait pris pour des déchets de squatters… des milliers de créatures comme des joyaux brillants dans lesquels il peina à reconnaître des objets mécaniques. Frère Piper hurla lorsqu’elles grouillèrent sur ses jambes. Billy avait entendu parler d’armes brésiliennes importées par les insurgés, de minuscules robots venimeux de la taille de mille-pattes, aussi s’empara-t-il d’instinct du tueur de machines à sa ceinture : une bombe à impulsion de la taille d’une noix, qu’il arma et lança sur le mur opposé où elle explosa avec une onde de choc limitée, en générant toutefois une vague de rayonnement électromagnétique assez puissante pour surcharger tout ce qui se trouvait à proximité. Même l’armure de Billy, pourtant blindée contre de telles impulsions, sembla hésiter et s’alourdir, ses optiques s’obscurcirent et lui affichèrent des chiffres fantaisistes pendant une seconde entière. Lorsqu’il recouvra complètement la vue, plus aucun bruit ni aucun mouvement ne provenait des insectes mécaniques. Frère Piper secouait la jambe en une danse effrénée pour les en faire tomber. Puis Frère Hallowell, leur officier, arriva de l’arrière en disant : « Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? J’ai dû utiliser deux bombes à impulsion rien que pour arriver ici, et j’en ai balancé une troisième en bas… dans une grande cave. Frère Billy, tu sais ce que c’est, ces petits insectes ? »
Billy était le plus jeune des trois, mais comme il lisait beaucoup, Piper et Hallowell ne cessaient de lui poser ce genre de questions. Cette fois-ci, il sécha. « Non, Frère Officier », dit-il.
Frère Hallowell haussa les épaules. « Eh bien, il faut croire qu’on a trouvé un endroit bizarre. Vous savez qu’il y a une dame dans la pièce d’à côté ? »
Billy hésitait à avancer, dégoûté par le bruit des insectes mécaniques quand il les écrasait en marchant. « Une dame ?
— Exactement, fit Frère Hallowell, mais ta grenade offensive l’a presque liquidée, Frère Billy. Elle a un bout de vitre dans la tête. Elle n’est pas morte, elle a même les yeux ouverts, et pourtant… eh bien, venez voir. »
Billy était abasourdi, mais son armure lui permit de continuer à fonctionner. Frère Piper lui-même commençait à se calmer. Les élytres retrouvèrent leur fonctionnement normal et Billy eut l’impression que son sang venait de refroidir d’un ou deux degrés. Cet endroit pouvait être une cache d’armes, dont la découverte pourrait leur valoir une décoration. Une idée agréable, à laquelle Billy ne crut néanmoins pas un instant… les insectes mécaniques étaient bien trop étranges même pour les fabricants d’armes brésiliens.
Il suivit Frère Hallowell dans la pièce voisine, où la femme gisait effondrée dans un coin entre deux caisses. La grenade avait fracassé une cloison de verre et expédié un long éclat de teinte verte dans le crâne de la femme, entre son oreille et son œil droits. Il y avait du sang, mais moins que Billy ne s’y était attendu. Cette jeune femme avec un bout de verre qui lui sortait du crâne comme un épouvantable chapeau fantaisie lui fit un effet étrange : effrayé et intimidé, il se pencha pour toucher le verre… et la femme cligna alors des yeux en lâchant un cri étouffé… pas un cri de douleur, se dit Billy, plutôt comme si, en la touchant, il avait réveillé un souvenir agréable depuis longtemps oublié. Elle leva vers Billy l’œil gauche car le droit, injecté de sang, restait fixé avec indifférence sur une vision physiquement absente.
« Comment vous appelez-vous ? demanda Billy.
— Ann Heath, répondit distinctement la femme.
— Recule, maintenant. » Billy s’écarta tandis que Frère Hallowell sortait une trousse médicale de son sac et y prélevait une unité cardio-vasculaire. Il déchira la chemise de la femme pour lui fixer l’unité entre les seins. Quand il l’activa, Billy entendit le crissement horrible des tubes hémotropiques qui s’enfonçaient dans le corps d’Ann Heath. « Oh », fit-elle tranquillement tandis que l’appareil commençait à réguler sa respiration. Désormais, elle ne mourrait pas, même si son cœur et ses poumons lâchaient, mais elle pouvait encore sombrer dans le coma. Billy comprit le but de la manœuvre : garder un peu plus longtemps la femme dans un état qui permettait de l’interroger.
Frère Hallowell laissa quelques instants à la machine pour se stabiliser, puis se pencha sur Ann Heath. « Madame, dit-il, pouvez-vous me dire ce qu’est cet endroit, au juste ? »
Ann Heath répondit docilement, comme si l’éclat de verre avait amputé son cerveau de la partie gérant la prudence en n’y laissant que l’obéissance.
« Une machine temporelle », répondit-elle.
L’expression de perplexité de Frère Hallowell était presque comique. « Une quoi ?
— Une machine à voyager dans le temps », précisa Ann Heath, d’une voix secouée d’une espèce de gros hoquet par l’unité cardio-vasculaire.
Frère Hallowell soupira. « Elle ne sait plus ce qu’elle dit, affirma-t-il. Son cerveau est mort. » Il se redressa et se détendit le dos. « Frère Billy, tu veux bien interroger la prisonnière ? Vois si tu peux en obtenir quelque chose de cohérent. Pendant ce temps-là, Frère Piper et moi allons effectuer une reconnaissance et essayer de récupérer un peu d’électricité. »
Le vent secouait la construction. Billy s’assit près de la blessée en se conduisant comme s’il n’avait pas vu l’éclat de verre enfoncé dans son crâne. Il attendit que Frère Hallowell et Frère Piper quittent la pièce.
Lui-même n’avait pas l’impression qu’Ann Heath mentait. Dans son état, se dit-il, pas sûr qu’elle en soit capable.
« Ce bâtiment est vraiment une machine à voyager dans le temps ? demanda-t-il.
— Il y a un tunnel au sous-sol », répondit Ann Heath d’une voix blanche entrecoupée de hoquets.
« Où mène-t-il ? s’enquit Billy.
— Dans l’avenir. Ou dans le passé.
— Racontez-moi ça. »
La tempête les cloîtra deux jours dans la maison. Ann Heath devint petit à petit incompréhensible, mais durant ces deux jours, tandis que Frère Hallowell et Frère Piper nettoyaient leur armure, réchauffaient des rations sur la thermopompe de la maison ou jouaient aux cartes, Billy, comme on le lui avait ordonné, interrogea la prisonnière. Il expliqua à Piper et Hallowell qu’elle tenait des propos décousus, mais qu’il espérait encore pouvoir en tirer quelque chose d’utile. Piper et Hallowell ne se souciaient pas vraiment de ce qu’elle disait. Ils s’étaient débarrassés des insectes mécaniques morts, qu’ils semblaient considérer comme une aberration de la Zone des Tempêtes, comme quelque chose susceptible d’intéresser les services de recherche militaire… plus tard. Ni Piper ni Hallowell n’appréciaient les mystères. Billy non plus, qui crut pourtant ce que lui raconta Ann Heath.
Et elle lui raconta toute une série de miracles… sans passion et avec beaucoup de clarté, comme si, dans sa tête, s’était déverrouillée la porte qui donnait sur toutes les réponses aux questions de Billy.
Au milieu de leur troisième nuit d’occupation, alors que la tempête tirait sur les coins de la maison et que Frère Hallowell, tout comme Frère Piper, sommeillait dans la chaleur tranquille de son armure, Billy emmena Ann Heath au sous-sol. Elle ne pouvait marcher seule, le côté gauche de son corps se dérobant sous son poids comme si ses articulations refusaient de se bloquer, aussi lui passa-t-il le bras sous les aisselles pour la soutenir, ce qui lui valut de se salir les mains sur son chemisier ensanglanté. Le sous-sol le déçut : c’était une cellule tout aussi ordinaire que les chambres en haut, sans aucun miracle visible à ses yeux. Billy conservait un certain scepticisme depuis le début de l’interrogatoire, doutes que semblait confirmer le sous-sol. Mais elle lui montra alors le panneau de commande dissimulé dans le mur nu, le fit apparaître en prononçant un mot dans une langue que Billy ne reconnut pas, puis plaqua la main de celui-ci sur le panneau en prononçant d’autres mots pour apprendre au dispositif à reconnaître son contact. Elle enseigna à Billy les mots qui permettaient d’utiliser la machine, sons étranges que son armure l’aida à mémoriser. Quand sa tête s’affaissa et qu’elle se mit à baver, il la coucha sur un oreiller de vieux chiffons afin qu’elle puisse dormir – si du moins elle dormait – tandis que l’unité cardio-vasculaire battait régulièrement contre son sternum. Il ouvrit le tunnel – qui apparut aussitôt, blanc et miraculeux, le persuadant une bonne fois pour toutes de l’authenticité de tous ces miracles – et le referma. Ann Heath lui ayant indiqué qu’elle s’apprêtait à clore définitivement ce tunnel, Billy se demanda ce qui se serait passé si Frère Piper, Frère Hallowell et lui-même n’avaient pas choisi cette maison pour s’y abriter : il ne se serait jamais douté de rien, n’aurait jamais imaginé cela, aurait fini sa vie sans jamais rien savoir des tunnels entre le temps et le temps. Il pensa à cela, à l’Ohio, à l’infanterie et à quel point il la détestait. Il pensa à son armure, puis l’activa, remonta à l’endroit où Frère Piper et Frère Hallowell dormaient tête nue, baissa sa main gantée tout près de Frère Piper, dont il transperça le crâne d’un couloir enfumé, puis se tourna pour faire de même avec Frère Hallowell avant que celui-ci se réveille complètement. Il descendit ensuite le plus vite possible au sous-sol de peur que cet étrange courage rebelle s’évapore et le laisse en pleurs.
Il s’arrêta le temps de se pencher sur Ann Heath qui, réveillée, gardait fixé sur lui un œil brillant. « Vous souffrez ? » voulut savoir Billy, et elle répondit de sa voix blanche et froide : « Oui. » Il lui demanda : « Vous préféreriez être vivante ou morte ? » et, quand elle choisit « Morte », il procéda comme avec Piper et Hallowell, mais en détournant le regard afin de ne pas voir le verre fondu dans la nouvelle blessure qu’il venait de pratiquer.
La diminution brutale du volume sanguin de la femme fit hésiter la machine cardio-vasculaire. Billy l’arrêta avant de partir.
Il se souvint de cette pièce austère tandis qu’il se trouvait dans la chambre de Lawrence Millstein.
Depuis peu, Billy brassait beaucoup de souvenirs. Ils lui revenaient parfois d’un coup, fleuve à la source mystérieuse. Peut-être vieillissait-il. Peut-être un défaut de l’armure (ou en lui-même) permettait-il cette crue mémorielle. Il n’avait jamais été particulièrement bon soldat, les médecins militaires l’avaient d’ailleurs qualifié de « sujet anormal », enclin à une chimie imprévisible et à d’étranges interactions neurales. La plupart des soldats adoraient leur amure, et Billy l’adorait aussi, mais à la manière dont un toxicomane aimait sa dépendance : avec une profonde amertume.
Il arracha à Lawrence Millstein l’adresse de l’appartement où vivait sa proie – Tom Winter.
Il envisagea de s’y rendre directement, mais le soleil, désormais levé, inondait les rues d’une éclatante lumière matinale. En regardant par la fenêtre de Lawrence Millstein qui donnait sur l’arrière de l’immeuble, il vit une enfilade d’escaliers d’incendie métalliques de l’autre côté de la cour fermée, au fond de laquelle un téléviseur éventré brillait comme une bouteille rejetée par l’océan. Avec son armure complète, Billy aurait du mal à se déplacer en plein jour sans attirer l’attention.
Mais il était très bien à cet endroit… du moins pour le moment.
Lawrence Millstein avait enveloppé son moignon de doigt dans du papier hygiénique. Assis sur une chaise, il ne quittait pas Billy des yeux depuis que celui-ci avait allumé la lumière. « Il va faire chaud, aujourd’hui, dit Billy en regardant Millstein tressaillir au son de sa voix. La canicule. »
Millstein ne se risqua pas à répondre.
« Il fait parfois très chaud, là d’où je viens, raconta Billy. Comparé à certains de nos étés, un jour comme celui-ci ressemble à Noël. En moins humide, quand même. »
D’une voix qui lui rappela désagréablement celle d’Ann Heath, Lawrence Millstein demanda : « D’où venez-vous ?
— De l’Ohio.
— Il n’y a rien comme vous dans l’Ohio, affirma Millstein.
— Tu as raison. » Billy sourit. « Je vis dans le vent. Je ne suis même pas encore né. »
Lawrence Millstein, qui était poète, sembla accepter cela.
Une heure passa pendant que Billy réfléchissait aux choix qui s’offraient à lui. Il finit par demander : « Tu connais son numéro ? »
Fatigué, Millstein ne lui prêtait plus attention. « Quoi ?
— Son numéro de téléphone. Celui de Tom Winter. »
Millstein hésita.
« Ne recommence pas à me mentir, prévint Billy.
— Oui. Je peux l’appeler.
— Alors fais-le.
— Quoi ? répéta Millstein.
— Appelle-le. Dis-lui de venir. Il est déjà venu. Dis-lui que tu as besoin de lui parler.
— Pourquoi ?
— Pour que je puisse le tuer, répondit Billy avec irritation.
— Espèce d’infâme salaud, s’énerva Millstein. Je ne peux pas l’inviter à venir se faire tuer.
— Pense à l’autre possibilité », suggéra Billy.
Millstein y pensa et sembla se ratatiner sous les yeux de Billy. Il tint délicatement sa main blessée contre sa poitrine en se balançant d’avant en arrière et d’arrière en avant.
« Décroche le téléphone », lança Billy.
Millstein prit le combiné, qu’il serra sur son épaule pendant qu’il composait le numéro. Billy le mémorisa d’après les cliquetis émis par le cadran rotatif chaque fois qu’il revenait à sa position initiale. Il fut un peu surpris que Millstein obtempère : il avait estimé à une chance sur deux qu’il refuse et l’oblige à le tuer. Millstein porta le combiné à son oreille avec des petits sanglots et en fermant à moitié les yeux, puis raccrocha violemment. « Personne ! s’exclama-t-il d’une voix triomphale.
— Pas grave, dit Billy. On réessaiera plus tard. »
Billy avait vu juste : ce fut une longue journée de canicule.
Il ouvrit la minuscule fenêtre, mais elle ne laissa entrer qu’un filet d’air sirupeux qui empestait l’essence. L’armure de Billy l’empêchait de trop sentir la chaleur, mais Lawrence Millstein pâlit et se mit à transpirer. La sueur lui coula sur le visage en petits ruisseaux brillants. Billy lui dit de boire de l’eau avant de s’évanouir.
Le crépuscule se fit attendre et Billy commença à perdre patience. Il sentait la pression de l’armure : s’il n’agissait pas bientôt, il lui faudrait l’éteindre. La laisser trop longtemps activée le rendait nerveux, agité, un peu instable. Il regarda Lawrence Millstein, les sourcils froncés.
Millstein n’avait pas décollé de sa chaise de la journée. Il restait assis bien droit près du téléphone, et chaque fois qu’il appelait l’appartement de Tom Winter, Billy se représentait Millstein sous les traits d’Ann Heath, avec l’éclat de verre un peu plus profondément enfoncé à chaque chiffre qu’il composait. Millstein était presque une loque.
Billy y réfléchit.
« Tom Winter vit seul ? » demanda-t-il.
Millstein le regarda avec un effroi si habituel qu’il en devenait pénible.
« Non, répondit-il d’une voix éteinte.
— Avec une femme ?
— Oui.
— Tu sais où elle pourrait être, elle ? »
Ce silence-là se prolongea.
« Tu pourrais l’appeler pour lui laisser juste un message, suggéra Billy. Ce ne serait pas dur.
— Elle pourrait venir avec lui », répliqua Millstein, et Billy reconnut dans cette objection un prélude à la capitulation. Même si cette dernière ne faisait en réalité aucun doute.
« Elle ne m’intéresse pas », assura Billy.
Millstein décrocha le téléphone en tremblant.
Tout aurait ensuite dû se dérouler sans encombre et Billy ne comprit pas trop pourquoi ce ne fut pas le cas : un instant d’inattention de sa part, peut-être, ou de celle de son armure.
Il attendit avec Lawrence Millstein dans la longue soirée qui succéda au crépuscule, tandis qu’entrait par la fenêtre un air de plus en plus frais et que l’appartement se remplissait d’ombres. Il écouta les voix dans la cour. Non loin, un homme criait en espagnol. Un bébé pleurait. Un phonographe jouait La Traviata.
Billy se laissa distraire un moment par cette musique solitaire et par le vague mouvement des rideaux de grosse toile dans la brise. C’est une sorte de paradis ici, songea-t-il, ce vieil immeuble où les gens peuvent vivre sans se battre pour du riz et du maïs, où personne ne vient vous enlever vos enfants pour leur mettre une armure dorée. Il se demanda si Lawrence Millstein savait qu’il vivait dans un paradis.
Puis on frappa à la porte.
Billy se retourna, mais déjà Lawrence Millstein se levait en criant.
Il cria : « Non ! Bordel, Joyce, va-t’en ! »
Billy le tua. La porte s’ouvrit sur la silhouette d’une femme que découpait la lumière du couloir, une femme énorme au teint bistre qui portait une robe à fleurs et d’épaisses lunettes. « Lawrence ? » lança-t-elle en plissant les yeux pour mieux voir dans la pénombre de l’appartement. « C’est Nettie… la voisine ! »
Billy la tua avec son rayon de poignet, mais sa main trembla et le rayon ne trancha pas proprement, plutôt comme un couteau ébréché, ce qui répandit du sang partout. Nettie lâcha une espèce de « Ouf ! » avant de tomber en arrière contre le papier peint délavé.
Puis le couloir s’emplit de voix et de chagrin, et même si Billy avait apaisé son armure avec ces meurtres, il savait que sa véritable affaire devrait attendre.
Une des femmes présentes sur le palier tira Joyce à l’écart de la porte et des cadavres. À son expression, Tom comprit que Lawrence se trouvait à l’intérieur et qu’il était mort.
Sa première impulsion fut de réconforter la jeune femme… mais la cohue des locataires l’empêcha d’avancer et les sirènes approchaient… Il se fraya un chemin jusqu’au pied de l’escalier puis sortit dans la rue. Il ne pouvait pas se permettre un interrogatoire, même de routine, pas avec un portefeuille rempli de pièces d’identité du futur et personne d’autre que Joyce pour répondre de lui.
Une foule se forma autour de lui à l’arrivée des voitures de police. Tom recula discrètement au milieu des badauds. Il regarda les flics ériger une barrière, il suivit des yeux deux médecins qui se précipitèrent hors d’une ambulance puis s’engouffrèrent dans l’immeuble, les vit un peu plus tard ressortir tranquillement pour aller fumer et rire sous un lampadaire. Les gyrophares rouges donnaient à la rue un aspect lugubre et inquiétant. Tom patienta longtemps sur le trottoir, même quand la foule commença à se disperser.
Tout le monde se tut quand on sortit les cadavres : deux silhouettes informes sous des couvertures.
Joyce réapparut peu après, accompagnée par un homme corpulent en costume marron en direction d’une voiture banalisée. Un inspecteur de police, devina Tom. Il avait dû lui demander si elle connaissait une des victimes, oui, avait-elle dû répondre, celle-là… Elle coopérerait parce qu’elle voulait aider à retrouver l’assassin.
Mais Tom comprit, à la manière dont elle le regarda, puis détourna les yeux, qu’elle ne comprenait pas bien son rôle à lui dans cette histoire.
Lui-même n’avait pas les idées plus claires à ce sujet. Non qu’il eût commis ce crime, mais la mort de Millstein pouvait avoir un lien quelconque avec son propre voyage dans le temps. Il y a trop de possibilités, songea Tom. Dans un monde où existaient des passages entre deux décennies, il pourrait exister à peu près n’importe quoi d’autre… Un monstre malfaisant d’un genre ou d’un autre aurait pu remonter sa piste jusqu’à l’appartement de Millstein.
Les voitures de patrouille repartirent, la foule se dispersa. Une multitude de nuages avaient traversé le ciel depuis le nord-ouest et la nuit fut soudain plus fraîche. Du vent déboula par le croisement avec l’avenue B.
Il va pleuvoir avant l’aube, se dit Tom.
Il songea à son retour à pied à l’appartement, par ces rues dangereuses la nuit.
Il sentit une main se poser sur son épaule… il se retourna d’un coup, surpris, en s’attendant à un flic, voire pire, et fut à nouveau stupéfait.
« Salut, Tom, dit Doug Archer. Il faut qu’on se tire d’ici. »
Tom recula d’un pas et inspira à fond. Oui, tout était possible. Oui, c’était bien Doug Archer, de Belltower, dans l’État de Washington à la fin des années 1980, aussi déplacé dans cette rue sale qu’une amphore grecque ou une urne égyptienne.
Doug Archer, qui semblait avoir une idée de ce qui se passait. Alors ça, c’est balèze, songea Tom.
Il réussit à demander : « Comment tu m’as retrouvé ?
— C’est une longue histoire. » Archer inclina la tête comme pour écouter quelque chose. « Tom, il faut qu’on parte tout de suite. On pourra discuter dans la voiture. Tu viens ? »
Tom jeta un dernier coup d’œil à l’immeuble dans lequel Lawrence Millstein avait trouvé la mort. Une ambulance s’éloigna vers les quartiers résidentiels. Joyce était partie.
Il hocha la tête.
Archer sortit un énorme porte-clefs Avis de sa poche.
Tom sentit l’urgence sans la comprendre quand Archer le poussa à bord d’une Ford de location en forme de caisse à savon. La chaleur avait cessé et une violente averse tomba soudain, agitée de bourrasques. L’aube ne viendrait pas avant encore plusieurs heures.
Ils roulèrent jusqu’à Greenwich Village, où ils se réfugièrent à l’intérieur d’un delicatessen ouvert la nuit.
« Un homme s’est fait tuer », dit Tom, qui essayait toujours d’assimiler la mort de Millstein. « Quelqu’un que je connaissais. Quelqu’un avec qui je me suis saoulé.
— Ç’aurait pu être toi, répondit Archer. Tu as eu de la chance. » Il ajouta : « C’est pour ça qu’il faut qu’on rentre. »
Tom secoua la tête. Il se sentait trop fatigué pour formuler une réponse sensée. Il regarda Doug Archer en face de lui, avec sa coiffure en brosse, sa chemise amidonnée et ses chaussures en cuir noir : sans doute avait-il laissé ses tennis en 1989. « Comment tu sais tout ça ? » Millstein mort et Doug Archer dans la même rue : cela n’avait rien d’une coïncidence. « Je veux dire, qu’est-ce que tu fous ici ?
— Je te dois une explication, reconnut Archer. Et j’espère vraiment qu’on a le temps pour ça. »
Une heure s’écoula sur l’horloge murale pendant qu’Archer lui racontait l’histoire de Ben Collier, le concierge qui voyageait dans le temps.
Une grande partie de ce que lui dit Archer était à peine vraisemblable, pourtant Tom y crut. Il était depuis longtemps devenu moins insensible au miraculeux.
Quand Archer eut terminé, Tom se tint la tête entre les mains pour s’efforcer de mettre un semblant d’ordre dans toutes ces informations. « Tu es venu me ramener ?
— Je ne peux te “ramener” nulle part. Mais, ouais, je pense que ce serait plus sage.
— À cause de ce maraudeur, comme tu l’appelles.
— Il est au courant de ton existence et il a manifestement l’intention de te tuer. »
Cette menace purement hypothétique irrita Tom. « Le tunnel était intact quand j’ai emménagé dans la maison sur Post Road. Il aurait pu le prendre pour venir me tuer dans mon sommeil, s’il existait… s’il était toujours vivant. Je courais un risque à ce moment-là, j’en cours un maintenant… quelle différence ? Du moment qu’il ne peut pas me trouver…
— Mais il peut te trouver ! Nom d’un chien, Tom, il a vraiment failli te trouver… ce soir.
— Tu crois que c’est lui qui a tué Lawrence ? » Tom était assez abasourdi pour tressaillir à cette idée.
« Bordel, ce serait quasi suicidaire d’en douter.
— C’est une supposition…
— Non, Tom, un fait établi. Il était là. Il était tout près quand je t’ai retrouvé. Encore cinq ou dix minutes, le temps que la rue se vide et que tu passes dans une ruelle, et il aurait eu les mains libres pour te descendre.
— Tu ne peux pas le savoir.
— Eh bien, il se trouve que si, justement. »
Malgré son visage inexpressif, Tom ressentit de l’appréhension.
« C’est simple, expliqua Archer. Ce type a détruit trois gares temporelles, chacune remplie d’insectes mécaniques qui tenaient beaucoup à la défendre. Il a tué les cybernétiques avec une arme à impulsion électromagnétique. Contrairement aux insectes mécaniques, son armure était blindée contre l’impulsion. Très peu de cybernétiques ont survécu… uniquement celles que son armure protégeait déjà.
— Comment ça se fait ?
— Elles se trouvaient dans l’air qu’il respirait. De toutes petites, de la taille d’un virus… Tu es au courant de leur existence, à celles-là ?
— Je suis au courant, oui. Mais s’il en a dans le corps, comment se fait-il qu’elles ne puissent pas l’arrêter ?
— Elles sont comme des abeilles mâles sans ruche : perdues et en manque d’instructions. Mais elles émettent un petit flot de données sur faisceau étroit, une espèce de signal de guidage. Que je peux capter.
— Toi, tu peux ? »
Archer tourna la tête pour lui montrer son oreillette, qui ressemblait à une prothèse auditive miniature. « Ben a fait préparer ça à ses cybernétiques pour moi. Je peux savoir quand il se trouve dans un rayon de sept à huit cents mètres… si la réception est bonne. Pareil pour toi, d’ailleurs.
— J’en ai en moi ?
— Absolument inoffensives. Ne te mets pas dans tous tes états, Tom. Elles t’ont peut-être sauvé la vie. Ça fait trois jours que je sillonne Manhattan en voiture, de Battery Park à Washington Heights, en espérant me retrouver à portée. » Il inclina la tête. « Tu fais un bruit de téléphone. Une tonalité. Le maraudeur, on dirait plutôt une fraise de dentiste.
— Tu veux dire qu’il était là-bas, dans l’immeuble de Larry Millstein.
— Tu comprends pourquoi je tenais tant à partir.
— Il a dû savoir que je venais.
— J’imagine. Mais…
— Non, l’interrompit Tom. Laisse-moi réfléchir. »
Il avait du mal rien qu’à penser. Si Archer ne se trompait pas, il s’était tenu à quelques mètres d’un type qui voulait l’assassiner. Qui avait assassiné Millstein. Et si le maraudeur était en train de l’attendre, savait qu’il allait venir, cela signifiait que Millstein avait dû collaborer avec lui.
Ils s’étaient dépêchés d’aller chez Millstein parce que celui-ci avait appelé Joyce au Mario’s.
Le maraudeur savait, pour le Mario’s. Il savait, pour Tom. Peut-être connaissait-il son adresse. Il était certainement au courant de l’existence de Joyce.
Qui était partie avec un flic. Qui, à cette heure, pourrait être en train de rentrer chez elle. Où le maraudeur l’attendait peut-être.
Tom renversa son café en se levant.
Archer s’efforça de le calmer. « Ils vont sans doute interroger Joyce aussi longtemps qu’elle les laissera faire. Là, maintenant, un flic à moitié endormi doit être en train de prendre sa déposition. Elle est saine et sauve. »
Tom l’espérait. Mais combien de temps serait-elle disposée à répondre aux questions ?
Elle pouvait en avoir quelques-unes de son côté.
Il n’arrivait pas à chasser de son esprit le souvenir du couloir devant la porte de Lawrence. Tout ce sang.
« Reconduis-moi chez moi, dit-il à Archer. On la retrouvera là-bas. »
Archer leva les sourcils aux mots « chez moi », mais chercha ses clefs dans sa poche.
Ils s’enfoncèrent dans les rues étroites de Lower East Side. Tom trouva à la ville un air abandonné, avec ces trottoirs et ces devantures qui luisaient de pluie et la vapeur qui sortait des égouts. « Ici », dit-il en indiquant un immeuble devant lequel Archer se gara.
La pluie tambourinait sur le toit de la vieille voiture.
Tom allait ouvrir la portière quand Archer le retint.
« Il est dans les parages ? demanda Tom.
— Je ne pense pas. Mais peut-être au coin de la rue à un demi-bloc d’ici. Écoute, et si elle n’est pas rentrée ?
— Alors on l’attend.
— Combien de temps ? »
Tom haussa les épaules.
« Et si elle est rentrée ?
— On l’emmène.
— Hein ? À Belltower ?
— Elle y sera en sécurité… Davantage qu’ici, en tout cas.
— Tom, je ne suis pas sûr que ce soit vraiment une bonne idée. »
Tom ouvrit la portière. « Je n’en ai pas de meilleure. »
Il sonna en bas.
Pas de réponse. Il grimpa alors l’escalier, dont les vieilles planches crasseuses gémirent sous son poids. Tom estima qu’il devait être quatre heures du matin. L’ampoule à incandescence projetait sur le palier une lumière crue et défraîchie.
Il sut dès qu’il ouvrit la porte qu’il n’y avait personne à l’intérieur.
Il alluma. Joyce n’était pas là et il supposa – espéra – qu’elle n’était pas repassée par l’appartement. Rien n’avait changé depuis le matin. Deux tasses de café sur la table de la cuisine, avec un dépôt marron au fond. Il entra dans la chambre. Le lit était toujours fait. La pluie frappait la vitre, bruit qui évoquait la solitude.
Tom regarda avec une pointe d’envie le journal de la veille, ouvert sur l’accoudoir du canapé : s’il pouvait reculer ne serait-ce que d’une journée dans le temps, cela lui permettrait de retourner la situation, de protéger Joyce, peut-être même de garder Lawrence Millstein en vie… il aurait prise sur les événements.
Mais c’était une pensée absurde. Ne l’avait-il pas déjà prouvé ? Nom d’un chien, il avait beau savoir ce qui allait se passer dans les presque trente prochaines années, il ne pouvait même pas s’aider lui-même. Tout cela avait été un rêve. Un rêve de quelque chose appelé « le passé », une fiction : cela n’existait pas. Rien n’était prévisible, rien ne se passait deux fois de la même manière, toute certitude se dissolvait au premier contact.
L’histoire était un endroit où les pièces de théâtre se jouaient sur une scène fantôme, tout comme le jour J dans l’imagination de l’ex-petit ami de Joyce. Mais non, se dit Tom, ce n’est pas vrai. L’histoire, c’était cela : une adresse, un lieu, un endroit où les gens vivaient. C’était cette pièce. Pas emblématique, simplement spécifique ; simplement cet espace inoccupé, qu’il en était venu à aimer.
Il pensa à Barbara, qui n’avait jamais beaucoup manifesté d’intérêt pour le passé, mais attendait impatiemment l’avenir… l’avenir non créé qui ne contenait aucune certitude, rien que des possibilités.
C’est partout pareil, se dit Tom, en 1962, 1862 ou 2062. Le monde est jonché jusqu’au dernier mètre carré d’ossements et d’espoirs.
Il se sentait incroyablement fatigué.
Il ressortit dans le couloir et verrouilla l’appartement, qui était dorénavant vide, mais avait contenu une portion non négligeable de son bonheur. Mieux valait attendre dans la voiture avec Doug.
Il quittait l’immeuble quand un taxi s’arrêta le long du trottoir.
Il regarda Joyce payer le chauffeur et descendre sous la pluie.
Elle eut aussitôt les vêtements mouillés et les cheveux plaqués au front. Ses verres brouillés par la pluie dissimulèrent ses yeux.
Il pleuvait il y a deux mois quand on s’est rencontrés dans le parc, se souvint Tom. Elle avait l’air différente, à l’époque. Moins fatiguée. Moins effrayée.
Elle le regarda avec circonspection, puis traversa le trottoir.
Il effleura ses épaules trempées.
Elle hésita, puis se serra dans ses bras.
« Il était mort, Tom. Il était là, par terre, mort.
— Je sais.
— Oh, mon Dieu. Il faut que je dorme. Il faut que je dorme très, très longtemps. »
Elle se dirigea vers l’entrée de l’immeuble. Il la retint des deux mains. « Tu ne peux pas, Joyce. Ce n’est pas sûr, là-dedans. »
Elle se dégagea. Il sentit une tension soudaine en elle, comme si elle se préparait à une nouvelle horreur. « De quoi tu parles ?
— La chose… l’homme qui a tué Lawrence, je crois que c’est moi qu’il voulait tuer. Il doit savoir que j’habite ici, maintenant.
— Je ne comprends rien. » Elle serra les poings. « Qu’est-ce que tu veux dire, que tu sais qui a tué Lawrence ?
— Joyce, c’est trop long à expliquer.
— On ne l’a pas poignardé, Tom. On ne lui a pas non plus tiré dessus. On l’a ouvert avec du feu. C’est impossible à décrire. Il y avait un grand trou brûlé dans son corps. Tu le savais ?
— On pourra en parler quand on aura trouvé un endroit sûr.
— Ça ne finira jamais, pas vrai ? Bordel, Tom. J’ai vu beaucoup trop d’horreurs, ce soir. Ne me sors pas ce genre de conneries. Tu n’es pas obligé de rentrer, si tu ne veux pas. Moi, il faut que je dorme.
— Écoute, écoute-moi. Si tu passes la nuit dans cet appartement, il pourrait t’arriver la même chose qu’à Lawrence. Ce n’est pas ce que je veux, mais je n’y peux rien. »
Elle le regarda d’un air dur… puis sa colère sembla refluer, engloutie par un épuisement extrême. Peut-être pleurait-elle, Tom n’aurait pu le dire, avec la pluie et le reste.
Elle dit : « Je croyais t’aimer ! Je ne sais même pas ce que tu es !
— Laisse-moi t’emmener quelque part.
— Comment ça, quelque part ?
— Loin d’ici. J’ai une voiture qui m’attend, avec un ami au volant. S’il te plaît, Joyce. »
Archer sortit la tête par la fenêtre de la Ford pour crier quelque chose qui se perdit dans le chuintement de la pluie, puis recula à l’intérieur pour lancer le moteur.
Tom sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Il tira Joyce en direction de l’automobile.
Elle résistait et allait faire demi-tour quand une entaille fumante s’ouvrit sur le perron en béton à quelques centimètres de sa main. Les yeux bêtement fixés sur le matériau noirci, Tom mit quelques secondes à comprendre. Une espèce d’arme avait fait cela, une espèce de pistolet laser. C’était ridicule, quoique tout à fait terrifiant. Dans la voiture, Archer se pencha par-dessus le dossier du siège pour ouvrir la portière arrière, vers laquelle Tom poussa Joyce. Cette fois, elle ne résista pas, mais était trop stupéfaite pour coordonner le mouvement de ses jambes. Elle dégringola sur la banquette, Tom derrière elle, en un mouvement qui sembla durer une éternité, tandis que la pluie tombait sur le toit en métal avec un bruit de coups de feu.
Archer lança sa Ford de location dans la rue avant que Tom puisse refermer la portière. Il effectua un demi-tour qui fit crisser les pneus et laissa des traces de dérapage en forme de V sur l’asphalte mouillé.
Depuis l’automobile en train de pivoter, Tom aperçut l’homme qui avait essayé de le tuer.
Si « homme » était le bon terme.
Il n’est pas humain, pensa Tom.
Ou alors recouvert d’une espèce d’équipement, un casque avec lequel il paraissait avoir une sorte de museau et un vieux manteau en tissu comme une bosse sur le dos, le tout luisant dans la pluie et la lumière d’un réverbère.
Ses yeux restèrent braqués sur Tom par la lunette arrière. On ne voyait de son visage qu’un grand sourire d’ivrogne… sourire qui disparut un instant plus tard quand la Ford tourna en zigzaguant au coin de la rue.
Ils abandonnèrent l’automobile dans une rue déserte non loin de Tompkins Square.
Le ciel semblait vaguement plus clair. La pluie avait un peu diminué, mais les caniveaux débordaient presque et de l’eau noire dégoulinait de la marquise déchirée au-dessus de l’entrée de l’immeuble qui abritait le tunnel.
Tom se toucha l’épaule, dans laquelle venait de naître une douleur intense : l’arme du maraudeur l’avait atteint là, par un reflet ou un tir dévié, boursouflant une large portion de peau.
Tous trois s’immobilisèrent un instant dans le hall vide.
« La dernière fois qu’on est venus, dit Tom, il y avait quelque chose dans le tunnel…
— Un fantôme temporel, comprit Archer. Ils ne sont pas vraiment dangereux. À ce qu’on m’a dit. »
Tom en doutait, mais ne releva pas. « Doug, et s’il nous poursuivait ? Rien ne peut l’arrêter, pas vrai ? » Il garda le bras autour des épaules de Joyce, qui restait abasourdie sans bouger contre lui.
« Il pourrait, admit Archer, sauf qu’on sait à quoi s’attendre, maintenant. Il ne peut pas nous prendre par surprise. La maison est une forteresse… je te préviens, tu risques de ne pas la reconnaître.
— Ce n’est pas terminé, comprit Tom.
— Non, ce n’est pas terminé.
— Alors on devrait se dépêcher. »
Montrant le chemin, Tom descendit au sous-sol, franchit le tas de gravats et s’enfonça dans l’espace vide du futur.
En se réveillant après douze heures de sommeil dans un lit qu’il n’avait jamais vraiment considéré comme sien, Tom s’aperçut qu’une femme étrange le regardait.
Du moins, se dit Tom, une femme inconnue… il rechignait désormais à utiliser le mot « étrange[7] ».
Assise à son chevet, elle tenait un roman sentimental en édition de poche, qu’elle posa à l’envers sur le genou de son jean. « Vous voilà réveillé, constata-t-elle.
À peine. « Je vous connais ?
— Non… pas encore. Je suis votre voisine. Catherine Simmons. Je vis dans la grande maison, en haut, du côté de la nationale. »
Il rassembla ses pensées. « Mme Simmons, la femme âgée… vous êtes quoi, sa petite-fille ?
— Exactement ! Vous connaissiez Mémé Peggy ?
— Je lui ai fait une fois ou deux bonjour de la main. Je lui livrais son journal quand j’avais douze ans.
— Elle est morte en juin… je suis descendue m’occuper de quelques trucs.
— Oh. Désolé. »
Il inspecta un peu plus longuement les lieux du regard. La même pièce, la même maison, sans vraiment de changements, du moins dans cette partie-là. Il ne se souvenait pas de son arrivée. De douloureuse la blessure de son épaule était devenue handicapante, aussi avait-il parcouru les cinquante derniers mètres du tunnel en gardant les yeux bien fermés et en s’appuyant sur Doug Archer.
Son épaule semblait aller mieux… Il ne vérifia pas s’il restait des cloques, mais la douleur avait disparu.
Il fixa son attention sur Catherine Simmons. « J’imagine que ce n’est pas le genre de choses dont vous aviez l’intention de vous occuper.
— Doug et moi sommes tombés dessus par hasard, en quelque sorte.
— Comme nous tous, j’imagine. » Il se redressa. « Joyce est dans les parages ?
— Il me semble qu’elle regarde la télé. Mais je pense que vous devriez parler à Ben. »
Il pensait aussi. « La télé fonctionne ?
— Oh, Ben s’est beaucoup excusé à ce sujet. Il dit que les cybernétiques ont réussi à vous effrayer sans vous décourager. Elles affrontaient une situation nettement supérieure à leurs capacités et elles s’en sont très mal sorties. Il leur a fait réparer la télé pour vous.
— C’est très gentil de sa part.
— Il vous plaira. Il est sympa. » Elle hésita. « Vous avez dormi longtemps… Vous êtes sûr que ça va ?
— Mon épaule… mais elle a l’air d’aller mieux.
— Votre retour ne semble pas vous enchanter.
— Un ami à moi est mort », indiqua Tom.
Catherine Simmons hocha la tête. « Je connais ce sentiment. Mémé Peggy comptait pas mal dans ma vie. Ça laisse un vide, pas vrai ? Si je peux faire quelque chose, dites-le-moi.
— Vous pourriez m’apporter mes vêtements », répondit Tom.
Il se souvint qu’il était ressorti du puits du temps et qu’il retrouvait l’été 1989… le dernier et brûlant été d’une décennie brûlante, au bord d’un avenir qu’il ne pouvait prédire.
La maison était une forteresse, l’avait prévenu Archer, ce qui se voyait un peu dans le salon : on avait repoussé le mobilier contre les murs, eux-mêmes recouverts d’une foule d’insectes mécaniques semblables à des joyaux. On aurait dit une succursale locale de la caverne d’Ali Baba.
Tom suivit Catherine dans la cuisine, où les insectes mécaniques, moins nombreux, démontaient la cuisinière.
Un homme, manifestement humain, était assis à la table de la cuisine. Il se leva tant bien que mal quand Tom entra.
« Voici Ben », dit Catherine.
Ben le voyageur temporel. Ben qui, tel Lazare, s’était relevé d’entre les morts. Ben le gardien de ce trou dans le monde, qui fonctionnait mal.
Il s’appuyait d’une main sur une canne. Sa jambe gauche était incomplète, avec le jean noué entre le genou et l’endroit où aurait dû se trouver sa cheville. Il manquait de couleurs et de fins cheveux pâles commençaient à lui pousser sur le crâne.
Il tendit la main, Tom la serra.
« Vous êtes le voyageur temporel », affirma ce dernier.
Ben Collier sourit. « Asseyons-nous, voulez-vous ? Ma jambe me gêne encore. Voudriez-vous une bière, Tom ? Il y en a dans le réfrigérateur. »
Tom n’avait pas soif. « Vous viviez ici il y a dix ans.
— Exact. Doug a dû vous expliquer tout ça ?
— Vous avez été blessé, vous étiez dans ce bûcher au milieu de la forêt. Je vous dois sans doute des excuses. Si je ne m’étais pas précipité dans le tunnel…
— Rien de ce que vous avez fait ou pas fait n’est de la faute de qui que ce soit. Si tout s’était déroulé correctement, la maison n’aurait jamais été mise en vente. Vous vous êtes retrouvé dans un fiasco de première ampleur, ce n’est pas vous qui l’avez créé.
— Doug m’a dit que vous étiez… il a utilisé le terme “mort”. Enterré là-bas pendant des années.
— Doug a plus ou moins raison.
— C’est difficile à accepter.
— Vraiment ? Vous semblez très bien vous en sortir.
— Eh bien… J’ai dû encaisser un certain nombre de miracles depuis mai, je ne suis plus à un près, j’imagine. »
Il examina plus attentivement Ben. Un rayon de soleil entré par la grande fenêtre du fond était tombé sur le voyageur temporel, et un instant, Tom s’imagina voir le crâne en silhouette sous la peau. Une illusion d’optique. Espéra-t-il. « Je vais peut-être prendre cette bière, après tout. Vous en voulez une ?
— Non merci. »
Tom sortit du réfrigérateur une canette dont il dévissa la capsule. Bienvenue dans l’avenir : débarrassez-vous de ces vieux décapsuleurs malcommodes.
Une grille de four tomba avec bruit sur le sol derrière lui. Une escouade d’insectes mécaniques entreprit de la remorquer en direction des escaliers de la cave.
La vie, songea Tom, est vraiment étrange.
« Ils se servent du métal, expliqua Ben. Pour en fabriquer d’autres comme eux. L’électroménager en souffre, mais on est dans une situation plutôt désespérée, en ce moment.
— Ils peuvent faire ça ? Se reproduire ?
— Avec suffisamment de matière première, bien sûr.
— Ils viennent du futur, se rappela Tom.
— D’un peu plus loin dans l’avenir que ma propre époque, à vrai dire. Je les ai trouvés un peu répugnants quand on m’a expliqué le concept. Mais ils sont très utiles et faciles à cacher.
— Ils peuvent réparer le tunnel ?
— Ils sont justement en train de le faire… ça et beaucoup d’autres choses.
— Mais vous nous disiez dans une “situation désastreuse”. Donc rien n’est encore réparé pour le moment, et ce maraudeur, comme vous l’appelez…
— Pourrait choisir de vous suivre ici. C’est pour cela que nous montons la garde, en effet.
— Mais il n’a pas encore essayé. Il ne le fera peut-être pas.
— Peut-être. J’espère que non. Il faut qu’on prenne nos précautions. »
Tom hocha la tête : c’était le bon sens même. « On est vraiment bien protégés ou pas ? »
Ben sembla réfléchir à la question. « Nous sommes certainement en mesure de l’arrêter. Ce qui m’inquiète, c’est que ça pourrait prendre trop de temps.
— Je ne comprends pas.
— D’après ce que je peux reconstituer, il s’agit d’un soldat appelé équipé d’une armure, un renégat des guerres territoriales de la fin du siècle prochain. En un sens, il n’est pas vraiment notre ennemi : c’est son armure, l’ennemie.
— Je l’ai vu à New York, rappela Tom. Il n’avait pas particulièrement l’air de porter une armure.
— C’est une espèce d’armure cybernétique, Tom. Fine, flexible, très sophistiquée, très efficace. Elle le protège de la plupart des armes conventionnelles et interagit avec son corps pour améliorer ses réflexes et concentrer son agressivité. Lorsqu’il la porte, tuer est presque un impératif sexuel. Il veut tuer et ne peut s’empêcher de le vouloir.
— Moche.
— Bien pire que ça. Mais d’une certaine manière, sa force constitue sa faiblesse. Sans l’armure, il se retrouve à peu près impuissant : il pourrait même n’avoir aucune envie de nous nuire. Le fait qu’il ait profité du tunnel pour fuir la guerre laisse penser qu’il est moins automatiquement loyal que ses chirurgiens l’auraient voulu. Si on peut attaquer l’armure, on peut neutraliser la menace.
— Parfait », dit Tom. Il prit une gorgée de bière. « Et on peut ?
— Oui, on peut, de plusieurs manières. Pour commencer, on a construit des cybernétiques spécialisées… minuscules, de la taille d’un virus. Elles peuvent s’introduire dans son système sanguin pour attaquer l’armure… la démanteler et la déconnecter de l’intérieur.
— Pourquoi est-ce qu’elles ne l’ont pas fait la première fois ?
— Ce ne sont pas les unités auxquelles il a été exposé. Elles ont été construites dans ce but précis. Il avait l’avantage de la surprise : il ne l’a plus.
— Donc, s’il débarque ici, comprit Tom, s’il respire l’air…
— Les appareils se mettent aussitôt au travail. Mais il ne va pas tout bêtement tomber et mourir. Il continuera à fonctionner, du moins en partie, pendant un certain temps.
— Combien de temps ?
— C’est malheureusement impossible à calculer. Dix minutes ? Une demi-heure ? Suffisamment pour causer beaucoup de dégâts. »
Tom y réfléchit. « Alors on devrait abandonner les insectes mécaniques et ficher le camp. S’il débarque, ils pourront s’occuper de lui.
— N’hésitez pas, Tom, si c’est que vous voulez faire. Moi, je ne peux pas : il m’incombe de protéger les lieux et de diriger les réparations. De plus, nous disposons d’armes susceptibles de ralentir le maraudeur pendant que les cybernétiques s’occupent de lui. Il ne faut pas qu’il sorte de la propriété. Les machines dans son corps ne sont pas complètement autonomes. Elles ont besoin d’instructions venues de l’extérieur, et s’il s’éloigne à une certaine distance, elles perdront la capacité de communiquer et ne pourront peut-être pas finir de le désarmer. Il pourrait provoquer d’énormes ravages s’il s’aventurait jusque sur la nationale. »
Difficile de le nier. « Doug et Catherine…
— Ont proposé leur aide. Ils sont armés et savent comment réagir si une alarme se déclenche. »
Il posa la question essentielle. « Et Joyce ?
— Joyce a du mal à s’adapter. Elle a subi beaucoup de choses. Mais elle a proposé son aide dès qu’elle a compris la situation.
— Autant arriver à l’unanimité », dit Tom.
Il trouva Joyce sur une chaise de jardin à l’arrière, en train de lire le journal de Seattle à l’ombre des grands pins.
C’était une journée fraîche pour un mois d’août, avec une légère brise d’ouest. L’air apportait l’odeur de sève de pin et celle de l’océan au loin, ainsi qu’un soupçon d’amertume en provenance de l’usine de papier. Tom s’immobilisa quelques instants, autant pour savourer la scène que pour ne pas déranger la jeune femme.
Il se demanda de quoi parlaient les gros titres. Ce n’était pas tout à fait le présent, pas exactement l’avenir : Tom était arrivé là par un chemin tortueux, une route trop complexe pour avoir une signification linéaire. Peut-être un nouveau pays avait-il été envahi, ou un autre pétrolier s’était-il échoué.
Elle leva les yeux de la page rédactionnelle et le vit qui l’observait. Il la rejoignit de l’autre côté de la pelouse.
Elle était un anachronisme vivant, avec ses lunettes bigarrées et ses cheveux raides. Elle lui parut superbe, à l’ombre de ces grands arbres.
Avant qu’il puisse formuler une phrase, elle dit : « Je m’excuse de m’être comportée de cette manière. J’étais fatiguée, la mort de Lawrence m’avait bouleversée et je ne savais pas quel apport tu avais avec ça. Ben m’a tout expliqué. Et merci de m’avoir emmenée ici.
— Où tu n’es pas aussi hors de danger que je le pensais.
— Bien assez. Je ne m’inquiète pas. Comment ça va, ton épaule ?
— Plutôt bien. Les infos te plaisent ?
— Je me persuade que c’est vrai. J’ai un peu regardé la télé, aussi. Cette chaîne d’informations satellite, là, comment s’appelle-t-elle déjà ? CNN. » Elle replia le journal et se leva. « Tom, on peut aller marcher un peu ? Les bois sont jolis… Doug m’a dit qu’il y avait des sentiers.
— Ce n’est pas gênant qu’on quitte la maison ?
— D’après Ben, ça ne pose aucun problème.
— Je connais un endroit », dit Tom.
Il l’emmena par le sentier que Doug Archer lui avait montré quelques mois plus tôt. Ils passèrent devant le bûcher couvert de mousse – sa porte béait et une nuée de moucherons flottait à l’intérieur – puis montèrent à flanc de coteau jusqu’à l’endroit rocheux et dégagé d’où le terrain descendait en pente jusqu’à l’océan.
Celui-ci traçait un horizon derrière Belltower et le panache qui sortait de l’usine. Dans la quiétude de l’après-midi, Tom entendit le jacassement des étourneaux en train de tourner au-dessus de leurs têtes et le bruit de ferraille d’un camion sur la nationale.
Joyce s’assit, les bras autour des genoux, sur un promontoire rocheux. « Joli coin. »
Il hocha la tête. « C’est loin des infos. » Loin de 1962. Loin de New York. « Comment trouves-tu le futur ? »
La question était moins innocente qu’il n’y paraissait. Elle répondit lentement, d’un ton pensif. « Pas aussi tape-à-l’œil que je m’y attendais. Plus laid que j’aurais cru. Plus pauvre. Plus méchant. Plus myope, plus égoïste, plus désespéré. »
Tom hocha la tête.
Elle fronça les sourcils dans le soleil. « Plus pareil que j’aurais cru.
— C’est à peu près ça.
— Mais pas aussi mauvais qu’il en a l’air.
— Ah bon ? »
Elle secoua la tête avec vigueur. « J’en ai discuté avec Ben.
Les choses changent. Il m’a dit qu’il se passait des choses ahurissantes en Europe. Les deux prochaines décennies vont être plutôt délirantes. »
Tom en doutait. Il avait vu la place Tian’anmen à la télévision durant le printemps. De gros chars. Des gens fragiles.
« Tout change, insista Joyce. La politique, l’environnement… le temps. Il dit qu’on vit sur le seul continent où l’autosatisfaction reste possible, et que ça ne durera plus très longtemps. Hélas pour nous.
— Oui, j’imagine. Il t’a dit quoi, que l’avenir était une espèce de paradis ?
— Non, non. Les problèmes sont énormes, effrayants. » Elle leva les yeux, écarta les cheveux qui lui tombaient sur le nez. « L’homme qui a tué Lawrence, lui aussi fait partie du futur. Toutes ces horribles choses. La conscription, la famine et de stupides petites guerres.
— C’est ça qu’il faut qu’on attende avec impatience ?
— Peut-être. Pas forcément. Ben vient d’une époque qui voit tout ça comme une espèce de folie. Mais le fait est, Tom, que c’est le futur… ça ne s’est pas encore produit et ça ne se produira pas forcément, du moins pas de cette manière.
— Ce n’est pas logique, Joyce. Le maraudeur vient de quelque part. On ne peut pas le faire disparaître d’un coup de baguette magique.
— Il existe bel et bien, concéda Joyce. Mais d’après Ben, quelqu’un qui voyage dans le passé court le risque de perdre l’endroit qu’il a quitté. Ben le court aussi. Si les choses se passent différemment, il pourrait se retrouver orphelin… s’apercevoir en rentrant chez lui que son chez-lui n’est plus là, du moins pas comme dans son souvenir. Ce n’est pas probable, mais pas impossible non plus.
— Le futur est donc inconnaissable.
— Pour moi, l’avenir ressemble à un grand bâtiment dans le brouillard : tu sais qu’il est là, tu peux le retrouver à tâtons, mais tu ne peux pas trop savoir où tant que tu ne l’as pas à portée de main.
— Ça nous laisse plus ou moins dans le noir, fit remarquer Tom.
— L’endroit où on se trouve est toujours le présent et on n’a jamais rien d’autre, en fait… je ne pense pas qu’il faille s’en plaindre. Ben dit que la seule manière de posséder le passé est de le respecter… de ne pas le transformer en quelque chose de désuet, de risible, de pastel ou d’aigre-doux. C’est un endroit réel où vivent des personnes réelles. Et l’avenir est réel parce que nous le construisons à partir d’heures et de jours réels. »
Pas de monde en dehors du monde, se dit Tom.
Pas d’Éden, pas d’Utopie, seulement ce qu’on peut toucher et le fait de le toucher.
Il prit la main de Joyce. Elle regardait l’océan, derrière les cimes des pins et la ville au loin. « Je ne peux pas rester ici, dit-elle. Il faut que je rentre. »
« Je ne sais pas si je peux t’accompagner.
— Je ne sais pas si j’en ai envie. »
Elle se leva et Tom la trouva superbe, avec le soleil de l’après-midi dans les cheveux.
« Hé, dit-elle, ne me regarde pas comme ça. Ce n’est que moi. Une petite paumée de Minneapolis. Sans rien de spécial. »
Il secoua la tête sans rien dire.
« J’étais un fantôme pour toi, dit-elle. Un fantôme d’une idée de ce à quoi la vie ressemblait ou pourrait ressembler, ou de ce que tu en attendais. Sauf que je ne le suis pas. Mais ce n’est pas grave. Peut-être étais-tu toi aussi un fantôme. De ce que je pensais trouver à New York. Quelqu’un d’à la fois mystérieux, sensé et un peu farouche. Eh bien, ce sont des circonstances très étranges. Mais nous voilà, Joyce et Tom, un couple de personnes assez ordinaires.
— Pas tant que ça.
— On se connaît à peine.
— Ça pourrait changer.
— Je ne sais pas, dit Joyce. Je ne suis pas sûre. »
Ces quelques dernières heures – avant l’attaque du maraudeur ou la réparation de la machine temporelle, quelle que soit l’apocalypse qui se produirait la première – furent une sorte d’été indien.
Archer alla en voiture au Burger King sur la nationale leur chercher à dîner. Ils mangèrent sur la pelouse à l’arrière dans la lumière oblique du soleil : Ben assurait que les alarmes sonneraient s’il se passait quoi que ce soit à l’intérieur.
Ben, qui ne mangea pas de nourriture préparée, fut une présence avunculaire en bordure du festin. De temps en temps, il sautillait jusqu’à la clôture de séquoia où il avait délimité un rectangle allongé avec de la ficelle. L’année était trop avancée pour commencer un jardin, dit-il, mais c’est là qu’il faudrait en faire un. Tom se demanda, sans toutefois poser la question, s’il avait prévu d’en commencer un l’année suivante ou s’il espérait que quelqu’un d’autre le ferait.
Dans la soirée, Archer emmena Tom au sous-sol… ou ce qu’il en restait. La fausse cloison devant le tunnel avait complètement disparu, de même qu’un des murs de soutènement… mettant à nu une couche de ce qui devait être des mécanismes : des cristaux pâles bleu et blanc grouillant de cybernétiques. C’était le cœur fonctionnel du terminal temporel que les insectes mécaniques, supposa Tom, s’activaient à réparer. À intervalles réguliers, des étincelles brillantes jaillissaient.
« On est engagés dans une course contre la montre, expliqua Archer. Plus ce fils de pute à Manhattan se tourne les pouces, plus on aura de chances de le bloquer complètement.
— Combien de temps avant de terminer tout ça ?
— Pas beaucoup, d’après Ben. Peut-être vingt-quatre heures. Tiens…» Il ouvrit un tiroir sous l’établi : l’établi sur lequel Tom travaillait le bois, celui qu’il avait apporté de Seattle. « Ben dit que tu devrais en avoir un. »
Archer lui tendit un pistolet laser.
Aucun doute possible, se dit Tom, c’est bien un pistolet laser. Il pesait environ cinq cents grammes. Il était fait de polystyrène rouge et noir, avec les mots SOLDAT DE L’ESPACE marqués au stencil sur le côté.
Il regarda l’arme, puis Archer.
« Il fallait bien qu’on les construise à partir de quelque chose, s’excusa celui-ci. J’en ai acheté un lot au K-Mart du centre commercial de Pinetree. Les insectes mécaniques les ont modifiés. »
La détente semblait en métal inoxydable, et la gueule présentait une bosse transparente façonnée avec trop de délicatesse pour être assortie au reste du jouet. « Tu veux dire que ce truc marche ?
— Il projette une pulsation concentrée qui pourrait peut-être ralentir plus ou moins l’armure du monsieur. Sers-t’en, mais ne compte pas dessus. On en a tous un.
— Nom d’un chien, Doug. SOLDAT DE L’ESPACE ? »
Archer sourit. « Ça fait plutôt cool, tu ne trouves pas ? »
Quand ils remontèrent au rez-de-chaussée, le soleil se couchait sur l’océan et Catherine avait allumé dans le salon.
Tom aida Archer à rentrer les assiettes du dîner, restées sur la pelouse. Le ciel était d’un profond bleu vespéral, les étoiles avaient fait leur apparition et on entendait les grillons.
Archer hésita un moment tandis que l’atmosphère se rafraîchissait.
« Tout va être différent quand ce sera terminé, dit-il. On va se retrouver d’un coup hors champ. De simples spectateurs. Mais on a fait quelque chose d’extraordinaire, non, Tom ? On a fait une grande balade dans le passé. Imagine ça. J’ai marché dans ces rues, en 1962, bon Dieu, j’entrais à l’école maternelle de Pine Balm ! Hé, Tom, tu sais ce qu’on a fait ? On est allés tout droit voir ce connard de Temps pour lui balancer un bon coup de pied dans les bijoux de famille. »
Tom ouvrit la moustiquaire et retrouva la chaleur de la cuisine. « Espérons qu’il ne nous rendra pas la pareille. »
Archer et Catherine partagèrent un matelas dans la chambre d’amis. Ben passa la nuit au sous-sol… où il dormit, si toutefois il dormit.
Joyce, qui avait passé les deux nuits précédentes sur le canapé du salon, vint ce soir-là dans le lit de Tom avec ce qu’il pensa être un mélange de gratitude et de doute.
Lorsqu’il pivota pour lui faire face, elle ne se détourna pas.
Ce fut une nuit chaude de l’été 1989, avec un ciel dégagé sur la plus grande partie du continent, des océans calmes, le monde au bord de quelque chose, se dit Tom, de quelque chose qui n’est pas encore explicite, un frisson de possibilités à la fois sinistre et radieux. Joyce avait la peau douce et elle accepta son baiser avec un enthousiasme qui pouvait tout autant être accueil qu’adieu.
Minuit passa dans le noir, une heure puis une autre.
Ils dormaient quand les alarmes se déclenchèrent.
Au milieu de la nuit, Amos Shank, qui, âgé de quatre-vingt-un ans, était venu de Pittsburgh faire publier sa poésie et vivait depuis quinze ans au milieu du plâtre taché et du papier peint décollé de cet appartement miteux, se releva, toujours plongé dans des rêves de Zeus et de Napoléon, pour aller se soulager.
Sur le chemin de la salle de bains, dans la lumière crue des deux lampadaires de soixante watts qu’il laissait allumés en permanence, il passa devant son bureau, devant des rames de papier de bonne qualité, des crayons taillés et des livres à reliure de cuir. Le crépitement de l’eau dans la cuvette de porcelaine lui sembla creux et sinistre : l’appel pressant de la mortalité. Il poussa un soupir, remonta son boxer-short et repartit vers son lit, qui se dépliait à partir du canapé, circonvolution de nuit à l’intérieur de la journée. Il marqua un temps d’arrêt à la fenêtre.
Un jour, il avait vu la Mort dehors, dans la rue. Il eut soudain très peur de la revoir s’il regardait par la fenêtre. Il avait d’ailleurs veillé plusieurs nuits d’affilée, s’abîmant le sommeil en vain. Il était tiraillé entre la tentation d’oublier et celle de regarder.
Il ouvrit le store pour jeter un coup d’œil dans la rue.
Vide.
Amos Shank tira sa chaise de bureau près de la fenêtre et nicha son arrière-train osseux dessus.
Plus il vieillissait, plus ses os semblaient lui saillir du corps.
Tout lui devenait inconfortable. Plus aucun endroit où se reposer. Il laissa un bon volume d’air de minuit lui sortir des poumons et posa la tête sur le rebord de la fenêtre, ses mains servant d’oreiller.
Sans le vouloir, il se rendormit…
Puis se réveilla, douloureusement raide. Il poussa un gémissement avant de regarder à nouveau dans la rue où, peut-être, un bruit de pas l’avait tiré du sommeil, car elle était à nouveau là : la Mort.
Impossible de s’y tromper.
Amos sentit son cœur accélérer.
Vêtue d’un pardessus gris sale, la Mort avança sur le trottoir vide, s’arrêta et leva la tête en souriant vers Amos.
Sourit derrière son groin parcheminé et sous le capuchon de son sweat-shirt.
Puis la Mort fit quelque chose de remarquable : elle entreprit de se déshabiller.
Elle ôta le manteau qu’elle laissa tomber dans le caniveau comme une ancienne dépouille. Se passa le sweat-shirt NYU par-dessus la tête et le jeta. Enleva son pantalon.
La Mort était toute dorée, sous ces vêtements.
La Mort brillait de mille feux à la lueur des lampadaires.
« Je te connais ! » s’écria Amos Shank en se rendant à peine compte qu’il s’exprimait à voix haute. « Je te connais !…»
Il avait déjà vu cette image. Dans quel vieux livre ?
Guerres antiques. La Cour du Roi-Soleil. Campagnes de Napoléon. Un soldat de l’Antiquité en armure brillante, sur une mauvaise lithographie.
« Agamemnon ! » laissa échapper Amos Shank dans un souffle.
Agamemnon, la Mort, le soldat, masqué et en armure, entra dans l’immeuble sans se départir de son sourire.
Honteux, Amos Shank vérifia de nouveau qu’il avait bien verrouillé sa porte, éteignit les lumières pour la première fois depuis un mois et alla se cacher sous ses couvertures.
Billy pénétra dans le tunnel avec son armure à pleine capacité et en abandonnant la plus grande partie de ses craintes.
Il avait trop longtemps vécu dans la peur. Il avait fui des choses auxquelles il ne pouvait échapper. La visite venue du futur était, d’après lui, son châtiment pour une vie d’exil.
Après avoir tué Lawrence Millstein, après l’échec de sa tentative sur sa proie légitime, Billy s’était retiré deux jours dans son appartement, avait éteint son armure, l’avait cachée, s’était replié dans l’ombre. Deux jours avaient suffi. Il ne se sentait pas en sécurité. Il ne restait plus la moindre sécurité, le moindre anonymat… et le Besoin était profond, intense.
Aussi avait-il ressorti son armure de sa boîte et l’avait-il enfilée, avec tous ses armements et accessoires, pour venir à cet endroit, à la source de ses ennuis, sur cette frontière non gardée avec l’avenir.
À l’endroit où s’était repliée sa proie… il le sut aux empreintes de pieds dans les gravats.
L’endroit où commence le règlement de comptes, se dit Billy. Le début ou la fin de quelque chose.
Il franchit les débris de maçonnerie pour s’enfoncer dans la lumière brillante et uniforme de la machine temporelle.
La peur l’avait gardé des années à l’écart du tunnel : la peur de ce qu’il y avait vu.
Le souvenir de cette énorme et lumineuse apparition restait vif dans son esprit. Elle avait bougé lentement, mais Billy l’avait sentie capable de se déplacer à toute vitesse ; elle avait semblé immatérielle, mais Billy avait perçu sa puissance. Il lui avait échappé d’un cheveu, en ayant de surcroît l’impression qu’elle l’avait laissé lui échapper, qu’il avait été évalué et ignoré par quelque chose d’aussi puissant et d’aussi irrésistible que le temps lui-même.
Malgré la témérité conférée par son armure et le courage injecté par la glande artificielle des élytres, cette peur restait fraîche et intacte.
Billy persévéra néanmoins. Le couloir était vide. Au plus profond de celui-ci, avec les deux sorties hors de vue, il se sentit en suspens dans une géométrie pure, une courbure sans dimension significative.
Derrière ces parois, se dit Billy, des années roulent cul par-dessus tête comme des feuilles mortes dans une tempête. L’âge dévore la jeunesse, les dos se courbent, les yeux perdent de leur acuité, les cercueils s’enfoncent d’un bond sous terre. Des guerres passent d’un coup, avec la brièveté et la violence d’un orage. À l’endroit où il se tenait, Billy se trouvait à l’abri de tout cela.
N’était-ce pas ce qu’il avait toujours vraiment voulu ?
Un abri. Un retour chez lui.
Mais c’étaient des pensées vagabondes, traîtresses. Billy les refoula et accéléra le pas.
Les cybernétiques étaient entrées dans le tunnel sous forme d’une fine poussière de polymères, de métal et de longues molécules fragiles. Elles commencèrent presque aussitôt à s’infiltrer dans Billy.
Celui-ci ne se rendit compte de rien. Il respirait, tout simplement. Les nanomécanismes, de même taille qu’un virus, traversèrent les tissus humides de ses poumons pour pénétrer dans son système sanguin. Lorsque leur nombre atteignit un seuil critique, ils se mirent à l’œuvre.
Pour eux, Billy était un territoire immense et complexe, un continent. Ils furent d’abord isolés, quelques pionniers qui colonisaient ce dangereux arrière-pays au bord des fleuves de sang. Ils lurent le langage chimique des hormones de Billy, auquel ils réagirent par leurs propres et légers messages chimiques. Ils franchirent la difficile barrière qui séparait le sang du cerveau. Ils se regroupèrent, de plus en plus nombreux, sur l’interface entre la chair et l’armure.
Billy inhalait mille machines à chaque inspiration.
Il distinguait maintenant la sortie devant lui, une porte ouverte sur l’année 1989.
Billy pressa le pas. Il avait déjà commencé à sentir que quelque chose n’allait pas.
Tom fut debout dès qu’il se rendit compte que l’alarme sonnait. Joyce atteignit la porte avant lui.
Les insectes mécaniques avaient assemblé ces alarmes en se servant de trois détecteurs de fumée achetés en quincaillerie. Elles faisaient un bruit aigu et pénétrant. Tom et Joyce avaient dormi tout habillés en prévision de cet événement, pourtant, comme lors d’un incendie ou d’une attaque aérienne, tout sembla imprévu et totalement irréel. Tom s’arrêta le temps de chercher sa montre, en s’efforçant de se rappeler ce que lui avait dit Ben : si l’alarme se déclenche, prenez votre arme et gagnez les limites de la propriété, mais il suivit surtout Joyce qui, d’un geste impatient, l’appelait de la porte.
Ils se dépêchèrent de traverser le salon et la cuisine obscurs pour sortir dans la lumière éblouissante que déversaient les quinze petits projecteurs à vapeur de sodium, achetés eux aussi à Home Hardware et installés dans le jardin.
Tom et Joyce passèrent derrière les projecteurs pour se rendre à l’orée des bois, où ils s’accroupirent dans les hautes broussailles et les fougères humides… près de Doug et Catherine, sortis plus rapidement qu’eux de la maison.
Les alarmes se turent soudain. Les appels des grillons reprirent dans les profondeurs de la forêt. Tom sentit son pouls battre à toute allure.
La maison baignait dans une lumière crue au milieu des silhouettes des pins et d’un éparpillement d’étoiles. Une brise nocturne agitait la cime des arbres. Tom fléchit les orteils sur les aiguilles de pin humides et à moitié décomposées : il était pieds nus.
Il regarda autour de lui. « Où est Ben ?
— À l’intérieur, répondit Archer. Dites, on devrait se déployer un peu… couvrir davantage de terrain. »
Archer en train de jouer au soldat de l’espace. Sauf que ce n’était pas un jeu. « C’est maintenant, hein ? »
Archer lui décocha un sourire nerveux. « Le grand moment. »
Tom se tourna à temps vers la maison pour voir les fenêtres exploser.
Du verre plut sur la pelouse, arc de cercle scintillant dans la lueur des projecteurs.
Il recula d’un pas à l’abri des arbres. Il sentit Joyce l’imiter.
Mais il n’y avait pas vraiment de repli possible.
Voici l’axe des événements, se dit Tom, le présent absolu, et il n’y a rien à faire sinon le prendre en compte.
Ben encaissa avec calme l’onde de choc de la grenade. Il s’agissait d’une grenade à impulsion électromagnétique, moins utile au maraudeur que la première fois, les cybernétiques en ayant été protégées. Le souffle remonta l’escalier du sous-sol et fit voler les fenêtres en éclats derrière lui. Ben ressentit l’onde de choc comme une bourrasque d’air chaud et une pression dans les oreilles. Appuyé sur sa bonne jambe, le dos contre la porte, il surveillait l’escalier.
Le maraudeur pouvait le tuer, Ben le savait très bien : il l’avait déjà fait et était parfaitement capable de recommencer… voire de lui infliger une mort irrémédiable. Mais Ben ne craignait pas la mort. Il en connaissait déjà au moins les abords : un endroit glacé, désert, profond, sans toutefois rien de particulièrement effrayant. Il redoutait d’abandonner sa vie… mais même cette peur-là s’avérait moins profonde qu’il l’aurait cru.
Il avait déjà abandonné tant de choses. Sa vie dans l’avenir, par exemple. Il avait enterré la femme avec qui il venait de vivre trente ans, bien avant de rêver à l’existence du temps fractal et entrelacé. Ni la perte ni l’abandon ne lui étaient inconnus.
On l’avait recruté à la fin d’une vie dont il avait fait son deuil : peut-être s’agissait-il d’une condition requise. Les voyageurs temporels avaient semblé savoir cela à son sujet. Ben se souvint de leurs yeux froids et fixes. S’ils apparaissaient sous une forme humaine par égard pour leurs concierges, Ben avait senti l’étrangeté sous le déguisement. Nos descendants, s’était-il dit, oui, nos enfants, en un sens bien réel… mais desquels nous sépare un inconcevable océan d’années.
Il écouta les pas qui montaient l’escalier. Il espéra que Catherine Simmons et les autres s’étaient déployés à l’extérieur de la maison… espéra ardemment ne pas avoir besoin d’eux. Il s’était porté volontaire pour défendre cet avant-poste, pas eux, sinon officieusement et troublés par la situation.
Mais les nanomécanismes s’activaient déjà, tout au fond du corps du maraudeur. Ben le sentait.
Il les sentait tandis que le maraudeur montait les marches recouvertes de moquette. Ben observa son arrivée. L’intrus avançait lentement. Ses optiques se braquèrent sur Ben avec une précision parfaite.
C’était un spectacle extraordinaire. Ayant étudié les guerres civiles du vingt et unième siècle, Ben avait déjà vu cet homme et savait à quoi s’attendre… il fut malgré tout impressionné. L’hybridation de l’homme et de la machine représentait le futur de l’humanité, mais Ben avait devant lui une mutation stérile : un parasitisme mutuel imposé de l’extérieur. L’armure n’était pas une amélioration, rien qu’une prothèse cruelle. Les médecins de l’infanterie avaient rendu cet homme incapable de plaisir sans assistance, avaient fait de sa vie quotidienne une morne contrefaçon, relié chaque appétit au combat.
Le maraudeur, d’une taille modeste, mais doré de haut en bas, parvint au sommet de l’escalier avec de petits mouvements agiles. Il fit alors une chose étonnante :
Un faux pas.
Il mit un genou à terre, leva les yeux.
Ben sentit les nanomécanismes s’activer à l’intérieur de l’homme. Ils tranchaient des raccords essentiels, provoquaient la surchauffe des relais, surchargeaient des redondances… « Dites-moi votre nom, demanda doucement Ben.
— Billy Gargullo », répondit le maraudeur en déclenchant l’arme à rayon fixée à son poignet.
Mais il était lent, et Ben, amélioré, anticipa son mouvement en se baissant.
Il tira avec sa propre arme. Invisible et concentrée, l’impulsion sembla tirer Billy Gargullo vers l’avant et le bas : son armure se resserra sur lui comme un poing. Il bascula, eut une convulsion… puis profita de son inertie, au moment où l’armure se détendait, pour lancer le bras en crochet vers l’avant.
Ce geste-là, Ben ne l’avait pas anticipé. Il esquiva le rayon, mais pas assez vite : celui-ci traça un canyon carbonisé d’un bout à l’autre de son abdomen.
Ben se laissa tomber par terre en roulant sur lui-même pour étouffer les flammes qui dévoraient ses vêtements. Il se découvrit ensuite incapable de s’asseoir. Il avait été pratiquement coupé en deux.
De précieuses secondes s’écoulèrent. Ben sentit sa conscience refluer. Une vague de cybernétiques se déversa des murs, recouvrit la blessure, la referma ; des artères ouvertes se réparèrent de l’intérieur. Pendant un instant, bref et intenable, sa tension redevint à peu près normale et sa vision s’éclaircit.
Ben se redressa sur les coudes en cherchant son arme à tâtons.
Il la trouva, la leva…
Mais Billy avait quitté la pièce.
En arrivant au pied de l’escalier du sous-sol, Billy se dit qu’il devait être en train de mourir.
Il sut que, d’une manière ou d’une autre, son armure se désagrégeait en lui. Ses optiques affichèrent des chiffres d’un rouge brillant ainsi que des diagnostics d’urgence. Il se sentit détaché de lui-même, avec l’impression de flotter, de voleter comme un oiseau au-dessus de son propre corps.
C’était très soudain, très étrange et indubitablement hostile. Il ne voulut pas ralentir pour autant.
Il monta les marches, toujours opérationnel, bien qu’en proie à d’étranges émotions… de vifs éclairs de panique, des brins bleus de culpabilité. Il lui restait assez de cohérence pour comprendre qu’il était tombé dans un piège et que sa proie, le voyageur temporel ou quelqu’un d’autre interférait avec son armure. Un gémissement aigu lui résonnait en permanence dans les oreilles, et les diagnostics dans ses optiques lui listaient toute une série de défaillances graves ou minimes. Jusqu’à présent, la glande dans les élytres continuait à perfuser, bien que par à-coups, et ses armes fonctionnaient. Mais il était vulnérable, et lent, et ne tarderait peut-être pas à se retrouver complètement impuissant.
Rien de tout cela n’eut d’effet sur sa résolution. Détectant sa panique, l’armure de Billy lui déversa de puissantes nouvelles molécules dans le sang. Le besoin de tuer, qui avait semblé si violent par le passé, devint quelque chose de nouveau et d’encore plus intense : une nécessité absolument irrésistible.
Au sommet de l’escalier, il se retrouva face à un homme qu’il avait déjà tué auparavant, un voyageur temporel. Billy ne se posa pas de questions sur cette résurrection : il résolut simplement de tuer cet homme à nouveau, de le tuer aussi souvent que nécessaire. Une fluctuation éphémère lui fit perdre l’équilibre : il tomba, releva les yeux, et le voyageur temporel lui demanda son nom. Billy répondit sans réfléchir, surpris par le son de sa propre voix.
Il leva ensuite son arme de poignet. Mais le chaos en lui l’avait ralenti et le voyageur temporel réussit à braquer et déclencher sa propre arme, un appareil à rayon qui sembla verrouiller l’armure en un rictus temporaire, si bien que Billy bascula en avant en une parodie de mouvement, comme une statue qui tombe de son piédestal.
Il ne perdit pas de temps à regretter sa vulnérabilité, se contentant d’attendre qu’elle passe. Dès que son bras recouvra sa mobilité, il le tendit vers l’avant avec toute la précision que son augmentation neurale défaillante était capable de calculer, et ouvrit l’abdomen du voyageur temporel.
Le résultat fut impressionnant. Les murs semblèrent s’effriter. Les insectes mécaniques se déversèrent sur la moquette. Pris d’une soudaine répulsion primitive, Billy bondit sur ses pieds et recula. Il fit exploser une autre grenade à impulsion – sa dernière –, ce qui ralentit les insectes, sans toutefois les arrêter.
Ainsi déclenchée à la surface, l’impulsion eut un effet important sur le réseau électrique local. L’éclairage de la maison vacilla et diminua, puis s’améliora avant d’hésiter à nouveau. Sur toute la longueur de Post Road, trois familles trouveraient au réveil leurs téléviseurs détériorés et inutilisables. Dans une douzaine de demeures à l’est de Belltower, des gens mal réveillés quittèrent leur lit pour répondre au téléphone et n’entendirent alors dans l’écouteur qu’un bourdonnement grave de mauvais augure.
Les cybernétiques grouillèrent autour du corps du voyageur temporel tombé à terre… afin de le soigner ou de le dévorer. Billy n’en savait rien et il s’en fichait.
Mourant, il se précipita vers la porte.
Tom avait contourné la maison et se trouvait devant la façade quand une nouvelle onde de choc fit exploser la dernière fenêtre intacte – mur nord, chambre principale.
Les projecteurs faiblirent, se rallumèrent et faiblirent à nouveau. Tout comme les réverbères sur Post Road.
Il traversa la pelouse de devant puis la route jusqu’au caniveau de l’autre côté. Ben était censé couvrir la porte d’entrée, mais il était venu à l’esprit de Tom que Ben ne représentait pas un obstacle infranchissable et que la porte d’entrée se trouvait à proximité des escaliers du sous-sol. Il avait laissé Doug à l’arrière avec Joyce et Catherine en priant pour que tous trois y soient en sécurité.
Il s’était presque remis d’avoir été arraché à un profond sommeil. Désormais lucide et plus éveillé que jamais, il avait peur et tout à fait conscience de l’étrangeté de sa situation : pieds nus et avec un pistolet laser SOLDAT DE L’ESPACE de supermarché, dans une version modifiée. Les fenêtres de sa maison avaient toutes volé en éclats, si bien qu’il fut tenté de revenir sur la logique de cette aventure. C’est à cause de Joyce qu’il continuait, la vulnérabilité de la jeune femme outrepassant la sienne, à cause aussi de ce qu’il avait pu entrapercevoir du maraudeur dans une rue vide de Manhattan. Ces yeux-là avaient renfermé trop de morts, dont celle de Lawrence Millstein. Des yeux ni vengeurs ni même passionnés, se dit Tom : ils l’avaient regardé passivement, comme ceux d’un passager parti en bus pour un long trajet à travers une région qu’il connaît déjà. Tom n’avait pas particulièrement apprécié Lawrence Millstein, pourtant il supportait mal que celui-ci soit mort en voyant cette gueule parcheminée, ces yeux si blasés.
Il est déjà en train de mourir, se dit Tom. De mourir ou d’être démonté de l’intérieur. Il faut juste le ralentir.
Voilà à quoi il pensait quand la porte d’entrée s’ouvrit, inondant de lumière l’allée de gravier jusque sur la route.
De l’autre côté, Tom se recroquevilla dans le fossé.
Il resta le visage enfoui dans l’herbe humide et les toiles d’araignées recouvertes de rosée le temps de trois respirations, l’esprit occulté par le besoin panique de ne pas être vu, de se faire petit entre les fleurs de carotte et les verges d’or, petit sous la lumière des étoiles, pour laisser passer cette apparition.
Il prit ensuite une quatrième respiration, plus profonde, et releva la tête.
Le maraudeur sortit de la maison avec la détermination embarrassée d’un ivrogne. Un pas, deux, trois. Puis il chancela et tomba.
Tom s’accroupit, le pistolet levé. Bien que de toute évidence handicapé, le maraudeur restait sans doute dangereux. Mais Ben ? Où était-il ? Un filet de fumée bleue sortait par la porte ouverte, derrière la lumière encombrée de papillons de nuit… Il y avait eu du grabuge, là-dedans.
Tom choisit comme couverture un douglas poussant dans la nature au sud de sa propriété et s’élança pour retraverser Post Road en restant penché en avant, une position qu’il avait vue à la télé et qui était censée vous faire former une cible plus réduite, même si cela ne semblait guère probable dans de telles circonstances. Il venait de franchir le gravillon qui bordait la chaussée et de sentir l’asphalte sous ses pieds quand le maraudeur se remit en mouvement. Tom eut une réaction stupide : il se tourna pour regarder. Il ne cessa pas de courir, mais il ralentit. Ne put s’en empêcher. C’était un sacré spectacle, cet homme doré qui se relevait sur un genou, comme une icône byzantine en train de prendre vie avec des grincements, comme une version haut de gamme de l’Homme de fer-blanc dans Le Magicien d’Oz, qui était à présent debout, redressait le dos, tournait la tête en un soudain mouvement bien huilé. Tom ne commença à ressentir la terreur adéquate que lorsque ces yeux le trouvèrent.
Même à la lueur des étoiles, même dans le vague éclat d’un réverbère plus bas sur Post Road, mon Dieu, pensa-t-il, quels yeux ! Ce n’en sont peut-être même pas, se dit-il, juste un reflet ou une réfraction dans ses appareils oculaires, l’illusion d’yeux ; toujours est-il qu’il se sentit épinglé par eux, piégé là sur le macadam.
Le maraudeur leva la main en un geste désinvolte…
Tom se souvint de sa propre arme. Il la leva, sentit qu’il la braquait, eut l’impression de hisser une ancre du fond de la mer, de la remonter péniblement maillon après maillon dans le poids de l’eau. Pourquoi tout était-il si lent ? Il s’aperçut qu’il n’avait jamais tiré avec cette chose, pas même une fois, pour essayer, qu’il avait basculé le petit interrupteur marqué Sécurité sans être absolument sûr que celui-ci faisait partie de l’arme et non du jouet. Il avait négligé de poser certaines questions, sur la portée, par exemple : l’arme était-elle efficace à cette distance ?
Mais il n’avait que le temps de viser approximativement et de presser la détente. Épreuve de force sur Post Road. Une partie de lui-même persistait à trouver tout cela trop ridicule pour être pris au sérieux. Seuls les rêves se déroulaient ainsi.
Il fut touché avant de pouvoir terminer. Son propre tir rata sa cible.
Le coup du maraudeur n’eut pas beaucoup plus de succès : un feston de flammes entre la hanche et l’aisselle de Tom, en passant par son biceps gauche. Il n’y eut pas d’impact, juste une soudaine insensibilité et l’inquiétante prise de conscience que ses vêtements brûlaient. Il tomba sans le vouloir. Se roula comme un chien dans la poussière au bord de Post Road pour éteindre les flammes, malgré les premiers élancements d’une profonde et paralysante douleur éveillée par ce geste.
Quel genre de brûlures ? Premier degré ? Troisième ? Il s’examina, découvrit sous les cendres de sa chemise une péninsule de chair noircie et brûlée. Il ferma les yeux en décidant de ne plus regarder la blessure : cette chair couverte de cloques l’effrayait trop, et la regarder ne servait à rien.
Il se sentait un peu ivre maintenant, la tête lui tournait légèrement.
Il se redressa sur son bras valide pour chercher le maraudeur du regard. Celui-ci était tombé aussi. Tom l’avait raté, mais le combat l’avait ralenti. Je suis là pour ça, se souvint Tom. Pour le ralentir, histoire de donner davantage de temps aux insectes mécaniques en train de travailler dans son corps. Peut-être est-il déjà mort.
Un vague espoir, aussitôt dissipé.
Le maraudeur se releva.
Tom trouva quelque chose d’héroïque à cet acte. C’était un mouvement hésitant, torturé, qui empestait les défaillances, les embrayages en train de patiner, les moteurs en surchauffe, le métal gauchi. Le maraudeur se releva et tourna la tête comme si ses équipements oculaires avaient perdu de leur transparence, un geste plaintif d’oiseau. Puis il ôta son casque et regarda Tom.
Celui-ci ne discerna pas vraiment ses traits, dans cette lumière insuffisante, mais cela lui parut encore pire qu’avec le masque, cette révélation d’un visage humain en dessous. Un visage qui exprimait quoi ? Quelque chose comme le désespoir, se dit Tom. Il ressentit le besoin vertigineux de déclarer un temps mort. Je suis blessé. Vous aussi. Restons-en là.
Mais le maraudeur visa, en un mouvement un peu irrégulier, avec sa mortelle main droite.
Merde, se dit Tom, où est passé mon flingue ?
Il l’avait laissé sur la route.
Masse inadaptée de polystyrène et d’impossibilité. Elle ne lui avait pas servi à grand-chose, de toute manière. Elle se trouvait à plusieurs mètres. Qui auraient tout aussi bien pu être des kilomètres.
Le maraudeur visa, mais sans tirer, et quitta les gravillons de l’allée de Tom pour approcher d’un pas boiteux, quoique régulier. Si je bouge, se dit Tom, il me tue. Si j’essaye d’attraper le pistolet ou de rouler dans le fossé, il me tue. Et si je reste là… il me tue.
Il allait décider d’essayer d’attraper malgré tout le pistolet, en comptant sur la surprise et le travail des cybernétiques pour lui donner une chance contre cette mortelle main droite… quand le miracle se produisit.
Le miracle fut annoncé par une lumière.
Une lumière qui projetait sur les pins de grandes ombres bizarres qui oscillaient à la manière d’une énorme créature vivante. Tom entendit ensuite le bruit d’un moteur, d’une automobile qui descendait Post Road depuis la nationale et sondait de ses phares le virage peu prononcé au sud de la maison des Simmons.
La voiture arrivait vite.
Tom se tourna dans sa direction en même temps que le maraudeur. Les phares les aveuglèrent. Tom saisit l’occasion pour se jeter sur la gauche, dans le fossé au bord de la route. Il releva la tête et vit le maraudeur s’avancer soudain dans sa direction tandis que l’automobile semblait tout d’abord dévier sa trajectoire… puis les pneus crissèrent sur l’asphalte, l’automobile fit une nouvelle embardée, et le maraudeur se retrouva pris dans la lumière de ses phares tel un fragment de rêve, immobile jusqu’à ce que l’impact le projette dans les airs comme un étrange oiseau brisé.
En temps ordinaire, l’armure de Billy l’aurait protégé de l’impact… du moins en partie. Peut-être d’ailleurs l’avait-elle fait : la collision ne l’avait pas tué. Pas complètement.
Mais il était brisé. Brisé à l’intérieur. L’armure et le corps étaient brisés.
Du sang sortit de son armure par les articulations en miettes. La glande dans les élytres avait été broyée, le dernier de ses stimulants dissous. Billy n’était plus que Billy.
Il se releva malgré tout.
Sentit ses côtes se déplacer dans sa poitrine.
Il se tourna vers la maison. Il ignora Tom Winter, ignora la folle rotation du ciel nocturne, s’efforça d’ignorer la douleur. Il n’imaginait pas d’autre destination que le tunnel, grâce auquel, dans sa confusion, il croyait pouvoir s’échapper ou rentrer chez lui.
Il se dépêcha de franchir la porte ouverte, cette barre de lumière. Cette porte qui contenait une porte qui était une porte dans le temps qui était tout ce que lui-même avait jamais voulu, un rembobinage de sa vie, un moyen de rentrer chez lui. Il l’imagina comme une route, se la représenta en esprit avec une clarté soudaine. Une route poussiéreuse et sinueuse allant sous un ciel bleu dégagé se perdre au loin dans les montagnes desséchées.
Un sanctuaire. Une porte pour défaire ce qu’il était devenu.
Ôtant les fragments cabossés de son armure, il pénétra dans la maison.
Sans réfléchir, sans le moindre calcul, Tom ramassa son arme et suivit le maraudeur à l’intérieur.
Forcé de justifier son acte, il aurait peut-être avancé que le maraudeur risquait de s’enfuir, de repartir par le tunnel à Manhattan, où il se serait soigné et aurait réparé son armure. Ce qu’il venait de subir ne marquait pas forcément la fin de l’histoire, perspective trop douloureuse pour qu’il puisse l’envisager. Aussi Tom se releva-t-il afin de suivre le maraudeur à l’intérieur sous le poids aveuglant de sa propre chair brûlée. Il atteignait la porte quand Doug Archer, Joyce et Catherine arrivèrent devant la maison et lui crièrent de s’arrêter, mais il les entendit à peine. Ils ne comprenaient pas. Ils avaient raté le plus important.
Il descendit les marches avec la tête qui tournait un peu. Il souffrait, sans pourtant que la douleur approche de lui : il s’inquiéta du choc. Il devait être sous le choc. Quoi que cela veuille dire ou puisse vouloir signifier plus tard. Cela n’avait pas d’importance pour le moment. Il s’obligea à marcher.
Quelques mètres plus loin dans le tunnel, il trouva le maraudeur.
Qui s’était effondré – sans doute pour la dernière fois, se dit Tom – contre le mur blanc et vierge. Il n’avait plus d’armes ni d’armure, il était nu et blessé. Tom sentit ses doigts s’ouvrir, entendit sa propre arme tomber par terre. Le maraudeur ne releva pas la tête.
Tom tendit la main pour s’appuyer à quelque chose, mais la paroi était trop lisse, si bien qu’il perdit l’équilibre et tomba lourdement sur les fesses.
Nous voilà tous deux à terre, se dit-il.
Il frôlait la perte de connaissance. La douleur était très pénible. Il évita de regarder à nouveau les dégâts subis par le côté gauche de son corps. Son vertige lui conférait une certaine objectivité. De la viande roussie, pensa-t-il. Il ne s’était encore jamais considéré comme de la « viande ». Des côtes grillées au charbon de bois. Cela lui donna envie de rire, mais il eut peur du bruit de son rire dans ce tunnel vide.
Ce transit dans le temps. Non un tunnel sous la terre, mais quelque chose de plus étrange. Un étrange endroit pour y rester allongé avec une blessure peut-être mortelle non loin de l’homme qui vous l’a infligée.
Il vit le maraudeur bouger. Consterné, Tom leva la tête.
Mais le maraudeur n’était pas hostile, juste effrayé, il essayait d’écarter son corps brisé de ceci :
Cette apparition soudaine.
Ce halo lumineux de la forme d’un être humain.
Qui s’approchait du maraudeur à une vitesse épouvantable.
Un fantôme temporel, pensa Tom, fatigué au-delà de la terreur. Doug l’avait appelé ainsi. Un fantôme de quoi ? De quelque chose d’originaire de cette fracture dans le monde. D’une sorte d’humanité déconnectée de la durée.
Quelque chose de trop grand pour tenir dans l’idée qu’il s’en faisait. Tom sentit la grande taille de l’apparition alors qu’elle flottait à quelques pas de lui. Elle était grande dans une dimension qu’il ne pouvait percevoir, elle était multiple là où elle semblait une.
Il en sentit la chaleur lui baigner le visage.
Il la sentit l’examiner… et cesser de s’intéresser à lui.
Il la vit flotter au-dessus du maraudeur, vit qu’elle contenait cet homme effrayé dans un voile de sa propre et insupportable lumière.
Puis elle disparut, et le maraudeur avec elle.
Tom entendit des voix crier son nom, dont celle de Joyce. Il se tourna avec une gratitude fiévreuse vers ces voix et aurait essayé de se relever si les ténèbres ne l’avaient emmené.