LE LIVRE DE LA RÉUNION

1

Lorsque le corps expéditionnaire royal ne fut plus qu’à quelques heures en aval de Ni-moya, lord Hissune fit venir Alsimir et lui dit :

— Renseigne-toi pour savoir si le grand bâtiment qu’on appelle la Perspective Nissimorn existe toujours. Si c’est le cas, je compte la réquisitionner comme quartier général pendant mon séjour à Ni-moya.

Hissune se rappelait cette maison – il se rappelait tout de Ni-moya, ses tours blanches et ses arcades étincelantes – aussi précisément que s’il y avait vécu la moitié de sa vie. Mais il n’avait jamais mis les pieds sur le continent de Zimroel avant ce voyage. Il avait vu Ni-moya à travers les yeux de quelqu’un d’autre. Il se remémora l’époque de son adolescence où il avait subrepticement pris connaissance des enregistrements de souvenirs emmagasinés dans le Registre des Âmes, dans les profondeurs du Labyrinthe. Comment s’appelait-elle, cette petite commerçante de Velathys qui avait épousé le frère du duc et hérité la Perspective Nissimorn ? Inyanna. Inyanna Forlana. Elle avait été voleuse au Grand Bazar jusqu’à ce que le cours de sa vie change de façon si étonnante.

Tout cela s’était passé à la fin du règne de lord Malibor – il y avait seulement vingt ou vingt-cinq ans. Elle est probablement toujours vivante, songea Hissune. Elle doit encore habiter cette merveilleuse demeure donnant sur le fleuve. J’irai la voir et je lui dirai :

— Je vous connais, Inyanna Forlana. Je vous comprends aussi bien que je me comprends. Nous sommes de la même espèce, vous et moi : celle des élus du destin. Et nous savons que les vrais élus du destin sont ceux qui savent tirer le meilleur parti de leur chance.

La splendide Perspective Nissimorn s’élevait toujours sur sa saillie rocheuse surplombant le port, avec ses balcons suspendus et ses portiques paraissant flotter dans l’air miroitant. Mais Inyanna Forlana n’habitait plus là. Le grand bâtiment était maintenant occupé par une horde de squatters batailleurs, entassés à cinq ou six par pièce, qui avaient gribouillé leurs noms sur la baie vitrée de la Salle des Fenêtres, allumé des feux de camp sur les vérandas donnant sur le jardin et laissé des traces de doigts sales sur les murs d’un blanc étincelant. La plupart d’entre eux disparurent comme des brumes matinales au moment où les forces armées du Coronal franchirent les grilles ; mais quelques-uns restèrent, regardant Hissune comme si c’était un envahisseur venu d’une autre planète.

— Dois-je chasser cette racaille ? demanda Stimion.

Hissune acquiesça de la tête.

— Mais donne-leur d’abord à manger et à boire et dis-leur que le Coronal regrette d’avoir besoin de se loger chez eux. Et demande leur s’ils ont entendu parler de la dame Inyanna à qui appartenait autrefois ce lieu.

Le visage sombre, il parcourut chaque pièce, comparant ce qu’il voyait à la vision éblouissante qu’il avait eue du bâtiment par l’enregistrement de souvenirs d’Inyanna Forlana. La métamorphose était affligeante. Il n’y avait aucune partie de la demeure qui ne fût salie, souillée, dégradée, saccagée. Il faudra des années à une armée d’ouvriers pour la restaurer, songea Hissune.

Ni-moya était dans le même état que la Perspective Nissimorn. Inconsolable, Hissune errait dans la Salle des Fenêtres qui offrait une vue panoramique de tous les endroits de la ville et il vit un spectacle de désolation. Cette ville avait été la plus riche et la plus resplendissante de Zimroel, l’égale de n’importe laquelle des cités du Mont du Château. Les tours blanches dans lesquelles avaient logé trente millions de gens étaient noircies par la fumée de vingtaines d’immenses feux. Le Palais Ducal n’était plus qu’une ruine sur son magnifique piédestal. Le Portique Flottant, la galerie marchande suspendue longue d’un kilomètre et demi avait eu ses câbles tranchés d’un côté et s’était fracassée sur l’avenue en contrebas. Les dômes de verre du Musée des Mondes étaient cassés et Hissune préférait ne pas penser à ce que devaient être devenus ses trésors. Les réflecteurs tournants du Boulevard de Cristal étaient éteints. Il regarda vers le port. Les restaurants flottants où l’on pouvait autrefois déguster dans un cadre élégant les mets les plus délicats de Narabal, de Stee, de Pidruid et d’autres villes lointaines, avaient été renversés et flottaient sens dessus dessous sur le fleuve.

Hissune se sentit dupé. Avoir si longtemps rêvé de voir Ni-moya, y être enfin et la trouver ainsi, peut-être irrémédiablement endommagée.

Comment cela est-il arrivé ? se demanda-t-il. Pourquoi les habitants de Ni-moya, souffrant de la faim, en proie à la panique et à un accès de folie, s’en étaient-ils pris à leur propre ville ? Était-ce la même chose à travers tout le centre de Zimroel, toute la beauté qu’il avait fallu des milliers d’années pour créer avait-elle été détruite dans une explosion destructrice et irraisonnée ? Nous avons payé cher pour tous ces siècles d’autosatisfaction béate, se dit Hissune.

Stimion vint le trouver pour lui donner des nouvelles de la dame Inyanna qu’il tenait d’un des squatters. Elle avait quitté Ni-moya depuis plus d’un an, quand un des faux Coronals avait exigé d’elle le manoir pour en faire son palais. Tout le monde ignorait où elle était allée et si elle était encore en vie. Le duc de Ni-moya et toute sa famille s’étaient également enfuis bien avant elle, ainsi que la majeure partie de la noblesse locale.

— Et le faux Coronal ? demanda Hissune.

— Parti lui aussi, monseigneur. De même que tous les autres, car il y en avait plus d’un ; vers la fin ils étaient dix ou douze, se disputant entre eux. Mais ils ont pris la fuite comme des bilantoons effrayés quand le Pontife Valentin est arrivé le mois dernier. Aujourd’hui il n’y a qu’un seul Coronal à Ni-moya, monseigneur, et il s’appelle Hissune.

— Est-ce donc là mon Grand Périple ? dit Hissune avec un faible sourire. Où sont les musiciens, où sont les défilés ? Pourquoi toute cette saleté et cette destruction ? Cela ne ressemble pas à l’idée que je me faisais de ma première visite à Ni-moya, Stimion.

— Vous y reviendrez à une époque plus heureuse, monseigneur, et tout sera redevenu comme avant.

— Le crois-tu ? Le crois-tu vraiment ? Ah, je prie pour que tu aies raison, mon ami !

Alsimir fit son apparition.

— Monseigneur, le maire vous présente ses respects et demande la permission de vous rendre visite cet après-midi.

— Dis-lui de venir ce soir. Nous avons pour le moment des choses plus urgentes à faire que de rencontrer les autorités locales.

— Je le lui dirai, monseigneur. Je crois que le maire s’inquiète de la taille de l’armée que vous avez l’intention de cantonner ici. Il a parlé de difficultés pour le ravitaillement et de quelques problèmes d’hygiène qu’il…

— Il fournira ce que nous lui demanderons, Alsimir, ou bien nous trouverons un maire plus capable, dit Hissune. Dis-lui aussi cela. Tu peux ajouter que le seigneur Divvis sera bientôt là avec une armée presque aussi grosse que la mienne, ou peut-être plus, et que le seigneur Tunigorn suivra ; il peut par conséquent considérer ses efforts actuels comme une simple répétition pour le vrai fardeau qu’il aura bientôt sur les épaules. Mais fais-lui savoir que les besoins alimentaires de Ni-moya seront diminués quand je partirai d’ici, car j’emmènerai avec moi plusieurs millions de ses concitoyens pour constituer une partie de l’armée d’occupation qui ira à Piurifayne et demande-lui quelle méthode il propose pour choisir les volontaires. Et s’il regimbe, Alsimir, fais-lui comprendre que nous ne sommes pas venus ici pour l’ennuyer, mais pour sauver sa province du chaos, alors que nous préférerions être en train de jouter au sommet du Mont du Château. Si après lui avoir dit tout cela tu trouves que son attitude n’est pas satisfaisante, mets-le aux fers et vois s’il y a un maire adjoint prêt à se montrer plus coopératif, et s’il n’y en a pas, trouve quelqu’un qui le soit.

Hissune adressa un sourire à Stimion.

— Assez parlé du maire de Ni-moya, reprit-il. A-t-on eu des nouvelles du seigneur Divvis ?

— Il y en a beaucoup, monseigneur. Il a quitté Piliplok et nous suit en remontant le Zimr aussi vite qu’il peut. En chemin il lève son armée. Nous avons des messages de lui provenant de Port Saikforge, Stenwamp, Orgeliuse, Impemonde et Obliom Vale, et aux dernières nouvelles il approche de Larnimisculus.

— Qui, si j’ai bonne mémoire, est encore à plusieurs milliers de kilomètres à l’est d’ici, n’est-ce pas ? dit Hissune. Nous en avons donc pour longtemps à l’attendre. Eh bien, il arrivera quand il arrivera, on ne peut pas le faire aller plus vite et je ne crois pas qu’il soit sage de partir pour Piurifayne sans l’avoir vu.

Il eut un petit sourire de regret.

— Notre tâche serait trois fois plus facile si cette planète était moitié plus grande. Alsimir, envoie à Divvis des messages l’assurant de notre plus haute considération à Larnimisculus et peut-être à Belka, Clarischanz et quelques autres villes au long de son trajet et lui disant combien j’ai hâte de le revoir.

— Est-ce vrai, monseigneur ? demanda Alsimir.

— Assurément, répondit Hissune en le regardant attentivement. Je suis très sincère, Alsimir !

Il choisit d’établir son quartier général dans le grand bureau situé au troisième étage du bâtiment. À l’époque où Calain frère du duc de Ni-moya, y avait habité – selon le souvenir que Hissune avait gardé – l’immense pièce lui avait servi de bibliothèque où il conservait des livres anciens reliés en cuir d’animaux rares. Mais les livres avaient disparu ; la bibliothèque n’était plus qu’un grand espace vide avec un simple bureau couvert de graffiti en son centre. Il y éclata ses cartes et réfléchit à l’entreprise qui l’attendait.

Hissune n’avait pas apprécié d’être laissé sur l’Ile du Sommeil quand Valentin s’était embarqué pour Piliplok. Il avait eu l’intention de se charger lui-même de la pacification de Piliplok et par les armes. Mais Valentin ne partageait pas ses idées et son point de vue avait prévalu. Oui, Hissune était peut-être Coronal, mais au moment où cette décision fut prise, il comprit que sa situation serait anormale pendant quelque temps, car il devrait supporter l’existence d’un Pontife vigoureux, actif et très présent qui n’avait aucune intention de se retirer dans le Labyrinthe. Les études d’histoire d’Hissune ne lui avaient fourni aucun exemple semblable. Même les plus forts et les plus ambitieux des Coronals – lord Confalume, lord Prestimion, lord Dekkeret, lord Kinniken – avaient cédé leur place et s’étaient installés dans leur demeure souterraine au terme de leur règne au Château.

Mais Hissune savait qu’il n’y avait pas de précédent à ce qui se passait actuellement. Et il ne pouvait pas nier que le voyage de Valentin à Piliplok – qu’Hissune avait considéré comme la pire des folies – avait été en fait un chef-d’œuvre de stratégie.

Imaginez : la ville rebelle abaissant humblement ses drapeaux et se soumettant au Pontife sans un murmure, exactement comme Valentin l’avait prédit ! Hissune se demanda quel était le secret qui lui permettait de réussir un coup si audacieux avec autant d’assurance. Mais après tout il avait reconquis son trône en utilisant la même tactique durant la guerre de restauration. Sa douceur, sa gentillesse cachaient un tempérament remarquablement fort et déterminé. Et pourtant, songea Hissune, la gentillesse de Valentin n’était pas qu’une façade ; elle était l’essence même de son caractère, ce qu’il y avait de plus profond et de plus authentique en lui. Valentin était un être extraordinaire, un grand roi, à sa façon insolite…

Et maintenant le Pontife poursuivait sa route vers l’ouest en longeant le Zimr avec son petit entourage, visitant tour à tour les régions endommagées, négociant doucement un retour à la normale. Il avait quitté Piliplok pour Ni-moya où il était arrivé quelques semaines avant Hissune. Les faux Coronals avaient fui à son approche ; les vandales et les bandits avaient cessé leurs méfaits ; on racontait que les citoyens hébétés et ruinés de la grande cité étaient venus par millions acclamer leur nouveau Pontife comme s’il pouvait d’un seul geste de la main remettre le monde dans son état antérieur. Le fait de marcher dans le sillage de Valentin simplifiait énormément le travail d’Hissune : au lieu d’être obligé de consacrer du temps et des ressources à assujettir Ni-moya, il trouva une ville paisible et disposée à coopérer à tout ce qui devait être fait.

Hissune traça du doigt un chemin sur la carte. Valentin était parti pour Khyntor. Mission ardue ; c’était le bastion du faux Coronal Sempeturn et de son armée privée, les Chevaliers de Dekkeret. Hissune craignait pour le Pontife. Mais il ne pouvait prendre aucune initiative pour le protéger : Valentin ne voudrait pas en entendre parler. « Je ne conduirai pas d’armées à l’assaut des villes de Majipoor », avait-il déclaré lorsqu’ils débattaient la question sur l’Ile ; et Hissune n’avait pas eu d’autre solution que de se soumettre à sa volonté. L’autorité du Pontife est toujours suprême.

Où irait Valentin après Khyntor ? Probablement dans les villes de la vallée de Dulorn, songea Hissune. Et ensuite peut-être vers celles du littoral, Pidruid, Til-omon, Narabal. Personne ne savait ce qui se passait sur cette côte lointaine où tant de millions d’habitants du cœur ravagé de Zimroel s’étaient réfugiés. Mais dans son for intérieur, Hissune voyait Valentin marcher inlassablement, ramenant l’ordre où il y avait le chaos par le seul rayonnement de son âme. C’était en réalité une étrange sorte de Grand Périple qu’effectuait le Pontife. Mais ce n’est pas le Pontife qui est censé faire les Grands Périples, songea Hissune avec gêne.

Il cessa de penser à Valentin pour se pencher sur ses propres responsabilités. Tout d’abord, attendre l’arrivée de Divvis. L’affaire promettait d’être délicate. Mais Hissune savait que toute la réussite future de son règne allait dépendre de la façon dont il s’y prendrait avec cet homme maussade et jaloux. Lui déléguer son autorité, certes, lui faire comprendre que parmi les généraux de cette guerre, il n’aurait de comptes à rendre qu’au Coronal. Mais en même temps le contenir, le maîtriser. Si c’était possible.

Hissune traça rapidement quelques traits sur la carte. Une armée placée sous le commandement de Divvis irait à l’ouest jusqu’à Khyntor ou Mazadone pour s’assurer que Valentin y avait réellement rétabli l’ordre et lèverait des troupes sur son passage ; ensuite elle redescendrait vers le sud-est pour prendre position le long des limites septentrionales de la province Métamorphe. L’autre armée, commandée par Hissune lui-même, descendant de Ni-moya, longerait les rives de la Steiche pour fermer la frontière orientale de Piurifayne. Puis s’engager à l’intérieur afin de prendre les rebelles en tenailles.

Que mangeront tous ces soldats sur une planète où l’on meurt de faim ? se demanda Hissune. Nourrir une armée de plusieurs millions d’hommes de racines, de noix et d’herbe ? Il secoua la tête. Nous en mangerons si c’est tout ce qu’il y a. Nous mangerons des pierres et de la boue. Nous mangerons les créatures démoniaques que les rebelles lancent contre nous. Nous mangerons nos propres morts, si c’est nécessaire. Et nous gagnerons. Et nous mettrons un terme à cette folie.

Hissune se leva, s’approcha de la fenêtre et regarda Ni-moya en ruine, plus belle maintenant que le crépuscule descendait pour cacher la majeure partie de ses blessures. Il aperçut son reflet dans la vitre et se salua d’un air moqueur. Bonsoir, monseigneur ! Le Divin soit avec vous, monseigneur ! Lord Hissune : comme cela était étrange. Oui, monseigneur ; non, monseigneur ; je vais le faire immédiatement, monseigneur. Ils lui faisaient le signe de la constellation. Ils reculaient avec respect. Ils se conduisaient tous envers lui comme s’il était vraiment le Coronal. Il s’y habituerait peut-être bientôt. Après tout, cela n’avait pas été une surprise. Pourtant c’était encore irréel pour lui. Peut-être parce que jusqu’à maintenant il avait consacré tout son règne à ce voyage improvisé sur Zimroel. Hissune se dit que cela ne deviendrait réel que lorsqu’il retournerait enfin au Mont du Château – au Château de lord Hissune ! – et que sa vie consisterait à signer des décrets, prendre des rendez-vous et présider d’importantes cérémonies, ce qu’il imaginait être les occupations d’un Coronal en temps de paix. Mais ce jour viendrait-il ? Il haussa les épaules. Question stupide, comme la plupart des questions. Ce jour viendrait quand il viendrait ; en attendant le travail ne manquait pas. Hissune retourna à son bureau et continua pendant une heure à annoter ses cartes.

Alsimir revint au bout d’un moment.

— J’ai parlé avec le maire, monseigneur. Il promet maintenant de nous apporter toute sa coopération. Il attend en bas dans l’espoir que vous l’autoriserez à vous faire part de son désir d’être coopératif.

— Fais-le monter, dit Hissune en souriant.

2

Quand il atteignit enfin Khyntor, Valentin ordonna à Asenhart de ne pas accoster dans la ville proprement dite, mais de l’autre côté de la rivière dans le faubourg sud de Khyntor, où l’on pouvait voir les merveilles géothermiques, les geysers, les fumerolles et les lacs bouillonnants. Il voulait faire son entrée dans la ville avec calme et mesure pour que le prétendu « Coronal » qui la régissait soit bien prévenu de son arrivée.

Ce ne pouvait pas être une surprise pour le faux Coronal lord Sempeturn. En effet, au cours de son voyage qui l’avait mené de Ni-moya à Khyntor en remontant le Zimr, Valentin n’avait caché ni son identité ni sa destination… Il avait fait de nombreuses haltes dans les villes qui bordaient l’énorme fleuve, rencontrant dans chacune d’elles les édiles ayant survécu et obtenant des promesses de soutien aux armées qui étaient recrutées pour affronter la menace Métamorphe. Et tout le long du fleuve, même dans des villes où il ne s’arrêtait pas, la population venait sur le passage de la flotte impériale en route pour Khyntor, agitant la main et criant : « Valentin Pontife ! Valentin Pontife ! »

Le voyage avait été triste car il était évident, même depuis le fleuve, que ces villes naguère si vivantes et si prospères n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes, avec leurs entrepôts vides aux fenêtres brisées, leurs bazars déserts et leurs avenues de front de mer envahies par les mauvaises herbes. Et partout où il débarquait, il s’apercevait que malgré leurs acclamations et leurs gestes de la main, les gens qui étaient restés dans ces agglomérations avaient totalement perdu l’espoir : les yeux mornes et baissés, les épaules tombantes, le visage empreint de tristesse.

Mais en arrivant à Khyntor, cet endroit fantastique aux geysers tonnants, aux lacs chuintants et gargouillants et aux nuages de vapeur gazeuse vert pâle, Valentin vit autre chose sur les visages de la multitude qui s’était rassemblée sur les quais : un air attentif, curieux, impatient, comme si elle attendait le déroulement d’une sorte d’épreuve sportive.

Valentin savait qu’ils voulaient voir quel genre d’accueil lui réserverait lord Sempeturn.

— Nous serons prêts dans deux minutes, votre majesté, annonça Shanamir. Les flotteurs sont en train de descendre la rampe.

— Pas de flotteurs, répliqua Valentin. Nous entrerons dans Khyntor à pied.

Il entendit l’habituel petit cri horrifié de Sleet et vit son air exaspéré tout aussi familier. Lisamon Hultin avait le visage empourpré de contrariété et Zalzan Kavol fronçait les sourcils. Carabella elle aussi semblait inquiète. Mais nul n’osa protester. Nul n’osait plus protester depuis un certain temps. Non parce qu’il était devenu Pontife, songea-t-il : le passage d’un titre ronflant à un autre était en réalité de peu d’importance. C’était plutôt comme s’ils considéraient qu’il s’enfonçait chaque jour plus profondément dans un univers auquel ils n’avaient pas accès. Il leur devenait incompréhensible et Valentin, quant à lui, ne se préoccupait plus le moins du monde de sa sécurité : il se sentait invulnérable, invincible.

— Quel pont allons-nous prendre, votre majesté ? demanda Deliamber.

Il y en avait quatre en vue : l’un de brique, un autre avec des arches de pierre, un troisième frêle, étincelant et transparent, comme s’il avait été fait de verre, et le dernier, le plus proche, un assemblage arachnéen de câbles oscillants. Le regard de Valentin se porta successivement sur les quatre ponts, puis sur les tours de Khyntor au sommet carré, très loin sur la rive opposée. Il remarqua que l’ouvrage constitué d’arches de pierre semblait s’être effondré au beau milieu. Une tâche supplémentaire pour le Pontife, songea-t-il en se souvenant que le titre qu’il portait signifiait jadis « faiseur de ponts ».

— Je connaissais les noms de ces ponts, mon bon Deliamber, dit-il, mais je les ai oubliés. Pouvez-vous me les rappeler ?

— C’est le pont des Rêves qui est á droite, votre majesté. Le plus proche de nous est le pont du Pontife et à côté c’est le pont de Khyntor qui semble inutilisable. En amont, se trouve le pont du Coronal.

— Eh bien, alors, prenons le pont du Pontife ! dit Valentin.

Zalzan Kavol et quelques-uns des Skandars s’engagèrent les premiers. Derrière eux avançaient Lisamon Hultin, puis Valentin qui marchait sans se presser, Carabella à ses côtés. Deliamber, Sleet et Tisana les suivaient et le reste du petit groupe fermait la marche. La foule qui ne cessait de grossir restait à leur hauteur mais en gardant ses distances.

Au moment où Valentin arrivait au bord du pont, une femme brune et mince vêtue d’une robe orange passé se détacha de la masse des badauds et se précipita vers lui en criant : « Majesté ! Majesté ! » Elle parvint à s’approcher à trois ou quatre mètres de lui avant que Lisamon Hultin ne l’arrête en la saisissant par le bras et en la faisant pivoter sur elle-même comme une vulgaire poupée de chiffon.

— Non… attendez… murmura la femme que Lisamon semblait sur le point de repousser dans la foule. Je ne veux aucun mal au Pontife… J’ai un présent pour lui…

— Lâchez-la, Lisamon, dit calmement Valentin.

Fronçant les sourcils d’un air soupçonneux, Lisamon obtempéra, mais elle demeura tout près du Pontife, prête à agir.

La femme tremblait tellement qu’elle avait de la peine à garder l’équilibre. Ses lèvres frémissaient, mais elle fut incapable de parler pendant quelques instants.

— Vous êtes vraiment lord Valentin ? demanda-t-elle enfin.

— J’étais lord Valentin. Je suis maintenant le Pontife Valentin.

— Bien sûr. Bien sûr. Je le savais. On disait que vous étiez mort, mais je ne l’ai jamais cru. Jamais !

Elle s’inclina profondément.

— Votre majesté ! dit-elle.

Elle tremblait encore. Elle semblait assez jeune, mais il était difficile d’en être sûr, car la faim et les épreuves avaient creusé de profonds sillons sur son visage et sa peau était encore plus pâle que celle de Sleet.

— Je m’appelle Millilain, dit-elle en tendant la main. Je voulais vous donner ceci.

Dans sa paume reposait une sorte de couteau en os, long, mince, à la pointe effilée.

— Vous voyez, elle veut vous assassiner ! rugit Lisamon en s’apprêtant à bondir de nouveau.

Valentin l’arrêta d’un geste de la main.

— Attendez, dit-il. Qu’avez-vous là, Millilain ?

— Une dent… une dent sacrée… une dent du roi des eaux Maazmoorn…

— Ha !

— Pour vous protéger. Pour vous guider. C’est le plus grand des rois des eaux. Cette dent est précieuse, votre majesté.

Elle s’était mise à trembler comme une feuille.

— J’ai cru au début qu’il était mal de les adorer, que c’était un blasphème, que c’était criminel. Et puis j’ai réfléchi, j’ai écouté, j’ai appris. Les rois des eaux ne sont pas mauvais, votre majesté ! Ce sont nos véritables maîtres ! Nous leur appartenons, nous et tous ceux qui vivent sur Majipoor. Et je vous apporte la dent de Maazmoorn, votre majesté, le plus grand d’entre eux, le très puissant…

— Il vaudrait mieux continuer à avancer, Valentin, dit doucement Carabella.

— Oui, dit-il.

Il tendit la main et prit délicatement la dent. Elle mesurait à peu près vingt-cinq centimètres de long, était étrangement froide au toucher et luisait comme si elle était éclairée de l’intérieur. En refermant la main sur elle, il crut entendre fugitivement un son lointain de cloches, ou ce qui ressemblait à un son de cloches, mais qui produisait une mélodie comme il n’en avait jamais entendue.

— Je vous remercie, Millilain, dit-il gravement. J’en prendrai grand soin.

— Votre majesté, souffla-t-elle et elle repartit en titubant et se fondit dans la foule.

Valentin se remit en route et s’engagea lentement sur le pont qui menait à Khyntor.

La traversée dura une bonne heure. Bien avant d’atteindre l’autre rive, Valentin vit qu’une foule s’était rassemblée pour l’attendre ; mais il se rendit compte que ce n’était pas une foule ordinaire, car ceux qui se tenaient à l’avant-garde étaient vêtus de manière identique. Ils portaient un uniforme vert et or, les couleurs du Coronal. C’était donc une armée… l’armée du Coronal, lord Sempeturn. Zalzan Kavol se retourna, le visage sombre.

— Votre majesté ? dit-il.

— Continuez, dit Valentin. Quand vous arriverez devant le premier rang, écartez-vous, laissez-moi passer et restez à mes côtés.

Il sentit la main de Carabella se crisper craintivement sur son poignet.

— Te souviens-tu, dit-il, au début de la guerre de restauration, quand nous sommes arrivés à Pendiwane et avons trouvé une milice de dix mille hommes qui nous attendaient aux portes de la ville alors que nous n’étions qu’une poignée ?

— Mais ce n’est pas Pendiwane. Pendiwane ne s’était pas rebellée contre toi. Ce n’était pas un faux Coronal qui t’attendait devant les portes, mais un maire de province, gras et suant de peur.

— Cela revient au même, dit Valentin.

Il atteignit l’extrémité du pont. Le passage était bouché par les troupes en uniforme vert et or.

— Qui êtes-vous pour vouloir rentrer dans Khyntor sans la permission de lord Sempeturn ? cria d’une voix rauque un officier au regard apeuré qui se tenait au premier rang.

— Je suis le Pontife Valentin et je n’ai besoin de la permission de personne pour entrer dans une cité de Majipoor.

— Le Coronal lord Sempeturn refuse de vous laisser avancer au-delà de ce pont, étranger !

— Comment le Coronal, si Coronal il y a, peut-il aller contre la volonté du Pontife ? demanda Valentin en souriant. Allons, écartez-vous !

— Je n’en ferai rien. Car vous n’êtes pas plus Pontife que moi.

— Vous refusez de me reconnaître ? demanda calmement Valentin. J’aimerais entendre cela de la propre bouche de votre Coronal.

Valentin avança, entouré par Zalzan Kavol et Lisamon Hultin. L’officier qui l’avait défié jeta des regards hésitants de droite et de gauche aux soldats de la première ligne ; il se raidit et les autres l’imitèrent ; ils portèrent ostensiblement la main à la crosse de leur arme. Valentin continua d’avancer. Les soldats reculèrent d’un demi-pas, puis d’un autre, sans cesser de le regarder durement.

Valentin ne s’arrêta pas. La première ligne disparut à sa vue tandis qu’il poursuivait inexorablement sa marche en avant.

C’est alors que les rangs s’ouvrirent et qu’un petit homme trapu aux joues rouges et rugueuses en sortit pour faire face à Valentin. Il était vêtu d’une robe blanche de Coronal sur un pourpoint vert et il portait sur ses cheveux bruns en désordre la couronne à la constellation, ou tout au moins une imitation acceptable. Il leva les deux mains, les paumes tournées vers le ciel.

— Assez ! s’écria-t-il d’une voix forte. Pas plus loin, imposteur !

— D’où tenez-vous votre autorité pour donner ces ordres ? demanda Valentin d’un ton affable.

— De moi-même, car je suis le Coronal lord Sempeturn !

— Ha ! Vous êtes le Coronal et je suis un imposteur ? Je n’avais pas compris. Et par la volonté de qui êtes-vous donc Coronal, lord Sempeturn ?

— Par la volonté du Divin qui m’a choisi pour régner en cette période de vacance du pouvoir sur le Mont du Château !

— Je vois, dit Valentin. Mais à ma connaissance il n’y a pas de vacance. Il y a un Coronal du nom de lord Hissune qui a été légitimement nommé pour occuper cette dignité.

— Un imposteur ne peut nommer légitimement quelqu’un, répliqua Sempeturn.

— Mais je suis Valentin, son prédécesseur, devenu Pontife également par la volonté du Divin, s’il faut en croire l’opinion générale.

Sempeturn eut un sourire méchant.

— Vous étiez un imposteur quand vous prétendiez être Coronal et vous l’êtes toujours !

— Croyez-vous cela ? Ai-je donc été acclamé à tort par tous les princes et la noblesse du Mont, par le Pontife Tyeveras – puisse-t-il reposer éternellement à la Source – et par ma propre mère la Dame ?

— J’affirme que vous les avez tous bernés. La meilleure preuve en est la malédiction qui s’est abattue sur Majipoor. Car le Valentin qui fut nommé Coronal était un homme brun et regardez-vous… vous avez des cheveux brillants comme l’or !

— Mais c’est de l’histoire ancienne, mon ami, rétorqua Valentin en riant. Vous n’ignorez certainement pas que c’est par sorcellerie que l’on m’a privé de mon enveloppe charnelle pour me mettre dans celle-ci ?

— C’est vous qui le dites.

— Et c’est ce que les Puissances du royaume ont reconnu.

— Alors vous êtes un maître es tromperies, dit Sempeturn. Mais je n’ai pas de temps à perdre avec vous, des tâches urgentes m’appellent. Allez-vous en. Retournez d’où vous venez, remontez à bord de votre navire et descendez le fleuve. Si vous êtes encore dans cette province demain à la même heure, vous le regretterez amèrement.

— Je compte partir bientôt, lord Sempeturn, mais j’ai d’abord un service à vous demander. Ces soldats qui vous obéissent – les Chevaliers de Dekkeret, c’est bien le nom que vous leur donnez ? – nous avons besoin d’eux à l’est, aux frontières de Piurifayne, où lord Hissune le Coronal lève une armée. Allez le voir, lord Sempeturn. Placez-vous sous ses ordres. Faites ce qu’il vous demandera. Nous sommes conscients de ce que vous avez accompli en rassemblant ces troupes et nous ne voudrions pas vous priver de votre commandement. Mais vous devez vous associer à l’effort général.

— Vous devez être fou, dit Sempeturn.

— Ce n’est pas mon avis.

— Laisser ma ville sans surveillance ? Couvrir plusieurs milliers de kilomètres pour renoncer à mon autorité en faveur d’un usurpateur ?

— C’est nécessaire, lord Sempeturn.

— À Khyntor, je suis seul à décider de ce qui est nécessaire.

— Il faut que cela change, dit Valentin.

Il se glissa aisément dans l’état de transe et projeta une infime partie de son esprit en direction de Sempeturn, jouant avec lui et faisant froncer les sourcils de perplexité au petit homme rougeaud. Il envoya dans le cerveau de Sempeturn l’image de Dominin Barjazid habitant le corps qui autrefois était le sien.

— Reconnaissez-vous cet homme, lord Sempeturn ? dit-il.

— C’est… c’est… c’est l’ancien lord Valentin !

— Non, dit Valentin en envoyant une forte secousse de sa force mentale au faux Coronal de Khyntor.

Sempeturn vacilla, faillit tomber et s’agrippa aux hommes en uniforme vert et or qui l’entouraient. La couleur de ses joues s’accentua et devint violette comme du raisin trop mûr.

— Qui est cet homme ? demanda Valentin.

— C’est le frère du Roi des Rêves, murmura Sempeturn.

— Et pourquoi a-t-il les traits de l’ancien lord Valentin ?

— Parce que… parce que…

— Dites-le moi.

Sempeturn plia les genoux et s’affaissa doucement jusqu’à ce que ses mains tremblantes touchent presque le sol.

— Parce qu’il a volé le corps du Coronal afin d’usurper son titre et qu’il l’a gardé… par la grâce de celui qu’il voulait renverser…

— Et qui suis-je donc ?

— Vous êtes lord Valentin, dit piteusement Sempeturn.

— C’est faux. Qui suis-je, Sempeturn ?

— Valentin… le Pontife… le Pontife de Majipoor…

— Exact. Enfin. Et si je suis le Pontife, qui est le Coronal ?

— Celui… que vous avez nommé… votre majesté.

— J’ai dit qu’il s’appelle lord Hissune et qu’il vous attend à Ni-moya. Allez, rassemblez vos chevaliers, prenez la route de l’est avec votre armée et servez votre Coronal selon son bon plaisir. Partez, Sempeturn ! Partez !

Il projeta une dernière décharge d’énergie mentale vers Sempeturn qui chancela, vacilla et se laissa tomber à genoux.

— Majesté… votre majesté… pardonnez-moi…

— Je passerai une ou deux nuits à Khyntor, dit Valentin. Veillez à ce que tout soit en ordre. Et puis je pense que je me dirigerai vers les provinces occidentales où j’ai d’autres tâches à accomplir.

Il se retourna et vit Carabella qui le regardait comme si des ailes ou des cornes lui avaient poussé. Il lui sourit et lui envoya un baiser du bout des doigts. Cela m’a donné soif, songea-t-il. Je ne refuserais pas une ou deux coupes de bon vin, s’ils en ont à Khyntor.

Il baissa les yeux sur la dent de dragon qu’il avait gardé au creux de sa main et la caressa légèrement du doigt. Il entendit de nouveau le son des cloches et crut percevoir un frôlement d’ailes puissantes au plus profond de son âme. Il enveloppa soigneusement la dent dans un bout de soie colorée qu’il demanda à Carabella et la lui tendit.

— Prends-en bien soin jusqu’à ce que je te la redemande, ma douce, dit-il. Je pense qu’elle me sera bien utile.

Il regarda la foule et aperçut Millilain, la femme qui lui avait donné la dent. Elle avait les yeux fixés sur lui et ils flamboyaient. Cette effrayante intensité exprimait à la fois la révérence et le ravissement, comme si elle contemplait un être divin.

3

Hissune se rendit compte qu’une violente discussion avait lieu derrière la porte de sa chambre. Il s’assit dans son lit, fronça les sourcils et cligna légèrement des yeux. Il aperçut par la grande fenêtre qu’il avait à sa gauche la première lueur rougeâtre du soleil à l’horizon. Il avait veillé tard dans la nuit pour préparer l’arrivée de Divvis le jour-même et il était mécontent d’être tiré de son sommeil si peu de temps après l’aube.

— Qui est là dehors ? grommela-t-il. Par le Divin, quel est ce remue-ménage ?

— Monseigneur, il faut que je vous voie immédiatement ! fit la voix d’Alsimir. Vos gardes disent que vous ne devez être réveillé sous aucun prétexte, mais il faut absolument que je vous parle !

— Puisqu’il semble que je suis réveillé, tu peux entrer, dit Hissune en soupirant.

Il y eut un bruit de verrous que l’on tirait et au bout de quelques instants Alsimir entra, l’air très agité.

— Monseigneur…

— Que se passe-t-il ?

— La ville est attaquée, monseigneur ! Hissune fut tout à fait réveillé.

— Attaquée ? Par qui ?

— D’étranges et monstrueux oiseaux, dit Alsimir. Leurs ailes ressemblent à celles des dragons de mer, leur bec à des faux et leurs griffes répandent du poison.

— Il n’existe pas d’oiseaux de ce genre.

— Ce sont sûrement de nouvelles créatures envoyées par les Changeformes. Elles ont commencé à envahir Ni-moya peu après l’aube, venant du sud, une nuée hideuse, il y en a des centaines, peut-être des milliers. Elles ont déjà fait cinquante victimes ou davantage, et cela risque d’empirer au cours de la journée.

Alsimir s’approcha de la fenêtre.

— Regardez, monseigneur, il y en a quelques-unes qui tournoient au-dessus de l’ancien palais du duc…

Hissune vit un groupe de silhouettes effrayantes voltiger dans le pur ciel matinal : d’immenses oiseaux, plus grands que les gihornas, et même que les miluftas, mais beaucoup plus laids. Leurs ailes n’étaient pas des ailes d’oiseaux mais plutôt le genre d’organes noirs membraneux soutenus par des os allongés semblables à des doigts comme en avaient les dragons de mer. Leur bec dangereusement pointu et recourbé était d’un rouge ardent et leurs longues serres d’un vert vif. Ils piquaient férocement en quête de proies, reprenaient de l’altitude et s’abattaient de nouveau, tandis qu’au-dessous d’eux les gens couraient désespérément dans les rues à la recherche d’un abri. Hissune vit un garçon d’une douzaine d’années avec des livres de classe sous le bras sortir imprudemment d’un bâtiment et se trouver sur la trajectoire d’une des créatures ailées : celle-ci fondit sur l’enfant et quand elle fut à trois mètres du sol, elle sortit ses serres puissantes et porta son attaque, déchirant la tunique et marquant d’une entaille sanglante le dos de l’enfant. L’oiseau reprit vivement son essor et sa victime roula par terre, frappant le pavé et agité de violentes convulsions. Mais le garçon cessa presque aussitôt de remuer et trois ou quatre oiseaux, tombant du ciel comme des pierres, s’abattirent sur lui et commencèrent à le dévorer.

Hissune poussa un juron.

— Tu as bien fait de me réveiller, dit-il. A-t-on déjà pris des mesures ?

— Cinq cents archers sont en train de se poster sur les toits monseigneur. Et nous mobilisons aussi vite que possible les lanceurs d’énergie à longue portée.

— Ce n’est pas suffisant. Loin de là. Nous devons éviter une panique générale dans la ville – vingt millions de citoyens terrifiés courant dans tous les sens et mourant piétinés. Il est indispensable de leur montrer que nous pouvons tout de suite contrôler la situation. Fais monter cinq mille archers sur les toits. Dix mille même, si nous les avons. Je veux la participation de tous ceux qui savent tirer à l’arc – dans toute la ville, il faut que ce soit bien visible pour rassurer les gens.

— Oui, monseigneur.

— Et ordonne aux habitants de rester chez eux en attendant de nouvelles consignes. Personne ne doit sortir : personne, même pour une affaire urgente, aussi longtemps que les oiseaux constitueront une menace. Dis aussi à Stimion de faire savoir à Divvis que nous avons quelques ennuis et qu’il faut qu’il se méfie s’il a toujours l’intention d’entrer à Ni-moya ce matin. Et je veux que tu envoies chercher ce vieil homme qui dirige le zoo d’animaux rares dans les collines, celui avec lequel j’ai parlé la semaine dernière, Ghitain, Khitain, un nom comme ça. Raconte-lui ce qui s’est passé, s’il n’est pas déjà au courant et amène-le ici sous bonne garde. Fais ramasser quelques-uns des oiseaux morts et apporte-les pour qu’il les examine.

Hissune se tourna de nouveau vers la fenêtre, le regard noir. Le corps du garçon était complètement caché par les neuf ou dix oiseaux qui voletaient voracement autour de lui. Ses livres étaient éparpillés alentour de façon pathétique.

— Les Changeformes ! s’exclama-t-il amèrement. Envoyer des monstres faire la guerre à des enfants ! Ah, mais nous le leur ferons payer très cher, Alsimir ! Nous donnerons Faraataa à manger à ses propres oiseaux ! Va maintenant, il y a beaucoup à faire.

Tandis qu’il se hâtait de prendre son petit déjeuner, Hissune reçut régulièrement de nombreux compte-rendus détaillés. L’attaque aérienne avait fait plus d’une centaine de morts et le nombre des victimes s’accroissait rapidement. Au moins deux autres vols d’oiseaux avaient envahi la ville, ce qui faisait maintenant – pour autant que quelqu’un ait pu les compter – au moins quinze cents créatures ailées.

Mais la contre-attaque menée sur les toits donnait déjà des résultats : à cause de leur grande taille, les oiseaux volaient lentement et gauchement, offrant aux archers dont ils ne semblaient pas avoir peur des cibles faciles. Il était par conséquent assez facile de les abattre et leur extermination semblait être surtout une question de temps, même si d’autres devaient arriver de Piurifayne. Presque toutes les rues de la cité avaient été désertées par les habitants, car la nouvelle de l’attaque et l’ordre du Coronal de rester calfeutré chez soi s’étaient maintenant répandus jusqu’aux faubourgs les plus éloignés. Les oiseaux tournoyaient piteusement au-dessus de Ni-moya silencieuse et abandonnée.

Au milieu de la matinée, on apprit que Yarmuz Khitain, le conservateur du Parc des Bêtes Fabuleuses, avait été conduit à la Perspective Nissimorn et procédait actuellement dans la cour à la dissection d’un des oiseaux morts. Hissune l’avait rencontré quelques jours plus tôt, car Ni-moya était infestée de toutes sortes de créatures étranges et destructrices envoyées par les rebelles Métamorphes et le zoologiste avait donné de précieux conseils. Hissune descendit dans la cour et trouva Khitain, un homme d’un certain âge au regard sombre et à la poitrine creuse, accroupi au-dessus des restes d’un oiseau tellement grand qu’Hissune crut d’abord qu’il y en avait plusieurs étendus sur les pavés.

— Avez-vous déjà vu un animal de cette sorte ? demanda Hissune.

Khitain leva les yeux. Il était pâle, tendu, tremblant.

— Jamais, monseigneur. C’est une créature de cauchemar.

— De cauchemar Métamorphe, selon vous ?

— Sans aucun doute, monseigneur. Ce n’est manifestement pas un oiseau naturel.

— Vous voulez dire que c’est une créature synthétique ? Khitain secoua la tête.

— Pas tout à fait, monseigneur. Je pense qu’elles sont produites par manipulation génétique à partir de formes de vie existantes. La forme de base est celle d’un milufta, c’est évident – connaissez-vous cet animal ? C’est le plus gros charognard de Zimroel. Mais ils ont créé un oiseau encore plus gros et en ont fait un rapace, un prédateur, au lieu d’un nécrophage. Vous voyez ces glandes venimeuses à la base des serres – aucun oiseau de Majipoor n’en a, mais il existe en territoire Piurifayne un reptile appelé l’ammazoar qui en est pourvu et ils semblent qu’ils s’en soient inspirés.

— Et les ailes ? dit Hissune. Ils ont copié celles des dragons de mer, n’est-ce pas ?

— Le dessin est identique. En fait, ce ne sont pas vraiment des ailes d’oiseaux, mais plutôt le genre de palmure qui joint parfois les doigts de certains mammifères – les dhiims, par exemple, ou les chauves-souris, ou les dragons de mer. Les dragons de mer sont des mammifères, vous le savez, monseigneur.

— Oui, je sais, dit Hissune d’un ton sec. Mais ils n’utilisent pas leurs ailes pour voler. Quel est le but recherché en mettant des ailes de dragon sur un oiseau ?

— Autant que je puisse en juger, ce n’est pas pour l’aérodynamisme, répondit Khitain en haussant les épaules. Cela sert peut-être seulement à rendre les oiseaux plus terrifiants. Quand on utilise des créatures de ce genre comme instrument de guerre…

— Oui. Oui. Il ne fait donc pour vous aucun doute qu’il s’agit d’une nouvelle arme des Métamorphes.

— C’est incontestable, monseigneur. Comme je l’ai dit, ces oiseaux n’existent pas sur Majipoor, il n’y a jamais rien eu de semblable dans la nature. Une créature aussi énorme et aussi dangereuse n’aurait certainement pas pu rester inconnue pendant quatorze mille ans.

— Cela fait donc un crime de plus à leur actif. Qui aurait pu supposer que les Changeformes étaient d’aussi ingénieux scientifiques, Khitain ?

— Leur race est très ancienne, monseigneur. Ils détiennent peut-être de nombreux secrets de ce genre.

— Espérons qu’ils ne s’apprêtent pas à nous envoyer quelque chose d’encore plus dangereux, dit Hissune en frémissant.

Au début de l’après-midi, l’attaque semblait presque terminée. Des centaines d’oiseaux avaient été abattus – tous les cadavres retrouvés furent entassés sur la grande esplanade devant l’entrée principale du Grand Bazar où ils formèrent un gigantesque monceau puant. Ceux qui avaient survécu, comprenant que Ni-moya ne leur réservait rien d’autre que des flèches, s’étaient envolés en grande partie au nord vers les collines, ne laissant qu’un petit nombre d’entre eux éparpillé dans la ville. Hissune fut consterné d’apprendre que cinq archers étaient morts en défendant Ni-moya, frappés par derrière tandis qu’ils scrutaient le ciel à la recherche des oiseaux. Nous avons payé cher, se dit-il ; mais il savait que c’était nécessaire. La plus grande cité de Majipoor ne pouvait se permettre d’être tenue en otage par un vol d’oiseaux.

Pendant plus d’une heure, Hissune fit le tour de la ville en flotteur pour s’assurer qu’il était prudent de lever l’interdiction de sortir.

Puis il rentra à la Perspective Nissimorn juste à temps pour apprendre par Stimion que les forces commandées par Divvis commençaient à arriver sur les quais de Strand Vista.

Durant les mois qui avaient suivi son couronnement au Temple Intérieur, Hissune avait attendu avec appréhension sa première entrevue en tant que Coronal avec celui auquel il s’était imposé. Il savait que s’il montrait le moindre signe de faiblesse, Divvis y verrait une invitation à l’évincer, une fois cette guerre gagnée, et à monter à sa place sur le trône qu’il convoitait. Bien qu’on n’eût jamais fait allusion devant lui à une telle trahison de la part de Divvis, Hissune n’avait aucune raison de croire à sa bienveillance.

Pourtant, tandis qu’il se préparait à descendre à Strand Vista pour accueillir le prince, Hissune sentit un calme étrange l’envahir. Il était après tout le successeur légitime du Coronal, choisi librement par celui qui était devenu Pontife : que cela lui plût ou non, Divvis devait l’accepter et il l’accepterait.

Quand il arriva au bord du fleuve à Strand Vista, Hissune fut frappé par l’importance de la flotte rassemblée par Divvis. Il semblait avoir réquisitionné tous les vaisseaux naviguant sur le fleuve entre Piliplok et Ni-moya, et le Zimr était couvert de bâtiments à perte de vue, une armada gigantesque qui s’étendait jusqu’à mi-chemin du confluent lointain – une masse colossale d’eau douce – ou la Steiche s’écartait du Zimr en direction du sud.

Le seul bâtiment amarré à une jetée était le vaisseau amiral de Divvis qui attendait à son bord la venue de lord Hissune.

— Dois-je lui dire de descendre à terre pour vous saluer, monseigneur ? demanda Stimion.

— Je vais aller le voir, dit Hissune en souriant.

Descendant de son flotteur, il se dirigea d’une démarche digne vers l’extrémité du quai d’embarquement et avança sur la jetée. Il était vêtu de ses plus beaux habits, ses conseillers portaient eux aussi leurs vêtements de cérémonie et les membres de sa garde étaient en grande tenue. Hissune était encadré de chaque côté par une douzaine d’archers, pour le cas où les oiseaux funestes choisiraient ce moment pour réapparaître. Bien qu’Hissune eût choisi d’aller au-devant de Divvis, ce qui était peut-être une violation du protocole, il savait qu’il offrait une image majestueuse, celle d’un roi daignant accorder un honneur exceptionnel à un loyal sujet.

Divvis se tenait à la proue de son vaisseau. Lui aussi avait pris soin de son apparence, car malgré la chaleur il était vêtu d’une grande robe noire en fine peau de haigus et d’un splendide casque étincelant qui ressemblait presque à une couronne. Quand Hissune monta sur le pont, Divvis se dressa au dessus de lui comme un géant.

Mais ils furent ensuite l’un en face de l’autre et même si Divvis était de loin le plus grand, Hissune le considéra avec une fermeté et une froideur qui contribuèrent beaucoup à minimiser leur différence de taille. L’un et l’autre gardèrent le silence pendant un long moment.

Puis Divvis – et Hissune savait qu’il devait le faire à moins de le braver ouvertement – fit le signe de la constellation, mit un genou à terre et rendit pour la première fois hommage au nouveau Coronal.

— Hissune ! Lord Hissune ! Longue vie à lord Hissune !

— Longue vie à vous aussi, Divvis – car nous aurons besoin de votre courage dans la lutte qui nous attend. Relevez-vous !

Divvis se leva. Ses yeux croisèrent franchement ceux d’Hissune et une telle succession d’émotions passa sur son visage que le Coronal eut du mal à les interpréter toutes, mais il lui sembla y lire la jalousie, la colère et l’amertume – mais aussi un certain respect et même une admiration réticente, et quelque chose qui ressemblait à une nuance d’amusement, comme si Divvis ne pouvait s’empêcher de sourire devant les étranges caprices du destin qui les avait amenés ensemble à cet endroit dans ces nouveaux rôles.

— Vous ai-je amené assez de troupes, monseigneur ? demanda Divvis en désignant le fleuve d’un geste de la main.

— Cela représente une force immense, en effet. Vous avez accompli une brillante performance en recrutant une armée de cette taille. Mais peut-on savoir ce qu’il faudra pour combattre une armée de fantômes, Divvis ? Les Changeformes nous réservent encore beaucoup de mauvaises surprises.

— On m’a dit qu’ils vous ont envoyé des oiseaux ce matin, monseigneur, dit Divvis en éclatant d’un rire léger.

— Il n’y a pas de quoi rire, seigneur Divvis. C’étaient de redoutables monstres de l’espèce la plus effrayante qui tuaient les gens dans les rues et se nourrissaient de leur corps avant qu’il soit froid. De la fenêtre de ma propre chambre j’ai assisté au massacre d’un enfant. Mais je pense que nous les avons tous abattus ou presque. Et nous détruirons aussi leurs créateurs en temps utile.

— Je m’étonne que vous soyez aussi vindicatif, monseigneur.

— Vous me trouvez vindicatif ? fit Hissune. Eh bien alors si vous le dites, je suppose que c’est vrai. On le devient peut-être en vivant pendant des semaines dans cette ville en ruine. On devient rancunier en voyant des animaux monstrueux lâchés par nos ennemis sur d’innocents citoyens. Piurifayne est comme un abcès répugnant qui se répand dans les tissus des régions civilisées. Je compte bien crever l’abcès et cautériser entièrement les tissus. Et je vous l’affirme, Divvis : avec votre aide j’exercerai une implacable vengeance sur ceux qui nous ont imposé cette guerre.

— Quand vous parlez ainsi de vengeance, monseigneur, vous ne ressemblez guère à lord Valentin. Je ne pense pas l’avoir jamais entendu prononcer ce mot.

— Y-a-t-il une raison pour que je ressemble à lord Valentin, Divvis ? Je suis Hissune.

— Vous êtes son successeur désigné.

— Oui, et du fait même de ce choix, Valentin n’est plus Coronal. Il se peut que ma façon de traiter nos ennemis diffère de celle de lord Valentin.

— Dites-moi ce que vous allez faire.

— Je pense que vous le savez déjà. J’ai l’intention de descendre la Steiche jusqu’à Piurifayne tandis que vous arriverez par l’ouest : de cette manière nous encerclerons les rebelles et nous capturerons ce Faraataa pour faire cesser cette avalanche de monstres et de fléaux. Le Pontife pourra ensuite réunir les rebelles survivants et faire droit à sa manière plus douce aux doléances justifiées des Changeformes. Mais je crois qu’il faut d’abord faire montre de force. Et si nous devons répandre le sang de ceux qui sont prêts à répandre le nôtre, eh bien, nous le ferons. Qu’en dites-vous, Divvis ?

— Je n’ai jamais entendu de paroles plus sensées dans la bouche d’un Coronal depuis le règne de mon père. Mais le Pontife vous aurait certainement répondu autrement s’il vous avait entendu parler avec cette agressivité. Connaît-il vos intentions ?

— Nous n’en avons pas encore parlé en détail.

— Comptez-vous le faire ?

— Le Pontife est actuellement à Khyntor ou à l’ouest de Khyntor, dit Hissune. Sa tâche le retiendra là-bas pendant quelque temps et ensuite il lui faudra très longtemps pour revenir ici. Je pense qu’à ce moment-là je me serai engagé bien avant dans Piurifayne et que nous n’aurons guère l’occasion de nous consulter.

Une lueur perfide s’alluma dans les yeux de Divvis.

— Ah, je comprends comment vous réglez votre problème, monseigneur.

— Quel problème ?

— Celui d’être Coronal tandis que le Pontife parcourt librement le pays au lieu de rester convenablement terré dans le Labyrinthe. Je pense que cela peut considérablement gêner un jeune Coronal et cela ne me plairait guère de devoir faire face à une telle situation. Mais en prenant soin de maintenir une grande distance entre le Pontife et vous, en attribuant à cette distance toutes vos divergences de politiques, vous pouvez vous arranger pour agir comme si vous aviez les mains complètement libres, n’est-ce pas, monseigneur ?

— Je crois que nous nous engageons sur un terrain dangereux Divvis.

— Ah, vraiment ?

— C’est certain. Vous exagérez les divergences entre ma façon de voir et celle de Valentin. Ce n’est pas un homme de guerre, comme nous le savons tous ; mais c’est peut-être la raison pour laquelle il a abdiqué le Trône de Confalume en ma faveur. Je crois que nous nous comprenons, le Pontife et moi, et il est préférable que nous ne poursuivions pas la discussion dans cette voie. Allons, Divvis, il conviendrait que vous m’invitiez à partager une coupe de vin dans votre cabine, puis vous m’accompagnerez à la Perspective Nissimorn pour en boire une autre. Ensuite nous préparerons notre guerre. Qu’en pensez-vous, seigneur Divvis ? Qu’en pensez-vous ?

4

La pluie recommençait à tomber, effaçant les contours de la carte que Faraataa avait dessinée dans la boue de la berge. Mais cela ne changeait rien pour lui. Toute la journée, il avait dessiné et redessiné la même carte et c’était inutile car tous les détails en étaient gravés dans les coins et les recoins de son cerveau. Ilirivoyne ici, Avendroyne là, et là, la Nouvelle Velalisier. Les rivières et les montagnes. La position des deux armées d’invasion…

La position des deux armées d’invasion…

Faraataa n’avait pas prévu cela. L’entrée de Ceux Qui Ne Changent Pas dans Piurifayne constituait la seule grande faille dans son plan. Lâche et faible comme il l’était, lord Valentin n’aurait jamais rien fait de tel ; non, Valentin aurait plutôt rampé dans la boue devant la Danipiur pour quémander un traité d’amitié. Mais Valentin n’était plus roi – ou, plus exactement, il était devenu l’autre roi, celui qui avait un rang plus élevé mais des pouvoirs plus réduits – comment pouvait-on comprendre quelque chose aux arrangements insensés des ennemis ? – et maintenant il y avait un nouveau Coronal, un jeune homme, lord Hissune, qui semblait être un genre d’homme très différent…

— Aarisiim ! cria Faraataa. Quelles sont les nouvelles ?

— Il y en a très peu, ô Roi Qui Est. Nous attendons les comptes rendus du front ouest, mais pas tout de suite.

— Et la bataille de la Steiche ?

— Il paraît que les frères de la forêt se montrent toujours peu coopératifs, mais que nous réussissons enfin à les obliger à nous aider à tisser leurs lianes à glu.

— Parfait. Parfait. Mais est-ce que ce sera fait à temps pour empêcher lord Hissune d’avancer ?

— Très probablement, ô Roi Qui Est.

— Dis-tu cela parce que c’est vrai ou parce que tu penses que c’est ce que j’ai envie d’entendre ? demanda Faraataa.

Aarisiim écarquilla les yeux et resta bouche bée. Comme il était embarrassé, sa forme commença à se modifier et pendant un moment il se transforma en un fragile assemblage de cordes oscillant dans le vent, puis en un enchevêtrement de bâtons allongés et dilatés aux deux extrémités. Puis il redevint Aarisiim.

— Vous êtes très injuste envers moi, ô Faraataa !

— C’est possible.

— Je ne vous mens pas.

— Si c’est vrai, tout le reste l’est et j’accepte ce que tu m’as dit, fit Faraataa d’un ton morne.

Au-dessus d’eux la pluie faisait de plus en plus de vacarme en tombant sur la voûte du feuillage.

— Va-t’en et reviens quand tu auras des nouvelles de l’ouest.

Aarisiim disparut dans l’obscurité. Fronçant les sourcils, Faraataa recommença à tracer sa carte avec nervosité.

Il y avait à l’ouest une armée de plusieurs millions d’ennemis commandée par le seigneur au visage barbu du nom de Divvis, un fils de l’ancien Coronal lord Voriax. Nous avons tué ton père alors qu’il chassait dans la forêt, le savais-tu, Divvis ? Le chasseur qui a tiré la flèche mortelle était un Piurivar, mais il avait le visage d’un seigneur du Château. Tu vois, les pitoyables Changeformes peuvent tuer un Coronal ! Nous pouvons aussi te tuer, Divvis. Nous le ferons si tu es imprudent, comme ton père l’était.

Mais Divvis – qui ne savait sûrement pas comment son père était mort, car aucun secret n’était mieux gardé parmi le peuple Piurivar – n’est pas du tout imprudent, songea Faraataa avec mauvaise humeur. Son quartier général était bien protégé par des chevaliers dévoués et il était impossible d’y introduire un assassin, même habilement déguisé. Donnant des coups de sa dague de bois finement aiguisée, Faraataa creusa rageusement dans la boue de la rive le parcours que suivait Divvis. Descendant de Khyntor, il longeait les contreforts intérieurs des grandes montagnes de l’ouest, perçant des routes à travers une région sauvage qui était impénétrable depuis l’aube des temps, balayant tout sur son passage, envahissant Piurifayne avec ses troupes innombrables, cernant le territoire, polluant les ruisseaux, piétinant les bois sacrés…

Faraataa avait été obligé de lâcher son armée de pilligrigorms contre cette multitude de soldats. Il le regrettait, car c’était pratiquement la plus dangereuse de ses armes biologiques et il les avait gardés en réserve pour les lancer sur Ni-moya ou Khyntor à une phase ultérieure de la guerre. C’étaient des crustacés de la taille d’un ongle vivant sur la terre ferme, dotés d’une carapace que l’on ne pouvait écraser avec un marteau et d’une myriade de pattes véloces que les généticiens de Faraataa avaient modifiées pour qu’elles soient aussi tranchantes qu’une scie. Le pilligrigorm avait un appétit insatiable – il lui fallait tous les jours cinquante fois son poids en viande – et sa méthode pour satisfaire son appétit consistait à faire des incisions dans tout animal à sang chaud qu’il rencontrait sur son chemin et à dévorer entièrement sa chair.

Faraataa avait estimé que cinquante mille de ces crustacés pouvaient en cinq jours semer la panique dans une ville de la taille de Khyntor. Mais comme Ceux Qui Ne Changent Pas avaient décidé d’envahir Piurifayne, il avait dû lâcher les pilligrigorms non pas dans une ville, mais sur le sol même de Piurifayne, dans l’espoir qu’ils jetteraient la confusion dans l’immense armée de Divvis et l’obligeraient à battre en retraite. Il ignorait encore si cette tactique avait été couronnée de succès.

De l’autre côté de la jungle, là où le Coronal lord Hissune conduisait une seconde armée sur une autre voie impossible suivant la rive ouest de la Steiche, Faraataa projetait de tendre un enchevêtrement de lianes à glu très collantes et impénétrables sur des centaines de kilomètres pour les obliger à faire des détours de plus en plus larges jusqu’à ce qu’ils soient complètement perdus. La difficulté de ce stratagème venait de ce que seuls les frères de la forêt savaient manier les lianes à glu. La sueur de ces insupportables petits singes sécrétait un enzyme qui les immunisait contre la viscosité des lianes. Mais les frères de la forêt n’avaient guère de raison d’aimer les Piurivars qui les avaient chassés pendant des siècles pour la riche saveur de leur chair et apparemment il ne s’avérait pas facile de s’assurer leur concours pour cette manœuvre.

Faraataa sentit la colère monter en lui.

Tout s’était si bien déroulé au début. Le déclenchement des maladies et des fléaux dans les régions rurales – provoquant l’effondrement de l’agriculture sur une surface aussi vaste – la famine, la panique, les migrations massives – oui, exactement comme c’était prévu. Et l’envoi des animaux monstrueux avait également bien marché, sur une plus petite échelle, aggravant les craintes de la population et compliquant la vie des citadins.

Mais l’effet n’avait pas été aussi fort que Faraataa l’avait espéré. Il s’était imaginé que les gigantesques miluftas avides de sang terroriseraient Ni-moya déjà en plein chaos – mais il n’avait pas prévu que l’armée de lord Hissune se trouverait dans la ville quand les miluftas y arriveraient, ni que ses archers tueraient si facilement les oiseaux. Et maintenant Faraataa n’en avait plus et il faudrait cinq ans pour en élever d’autres en quantité suffisante pour donner un résultat.

Mais il y avait encore les pilligrigorms et des millions de gannigogs attendant dans des cuves d’être lâchés. Il y avait aussi les quexes, les vriigs, les zambinaxes et les malamolas. Il y avait de nouveaux fléaux : un nuage de poussière rouge qui s’abattrait sur une ville en une nuit et empoisonnerait ses réserves d’eau pendant des semaines ; et une spore pourpre de laquelle naissait un ver qui s’attaquait aux animaux en pâture. Faraataa hésitait à employer certaines de ces armes, car ses savants lui avaient dit qu’il ne serait peut-être pas aisé de les contrôler après la défaite de Ceux Qui Ne Changent Pas. Mais si son peuple devait souffrir de la guerre, s’il semblait ne plus y avoir d’espoir – eh bien alors, Faraataa n’aurait aucun scrupule à lancer contre l’ennemi tout ce qui pourrait lui nuire, quelles qu’en fussent les conséquences.

Aarisiim revint, s’approchant timidement.

— Il y a des nouvelles, ô Roi Qui Est.

— De quel front ?

— Des deux, ô Roi.

— Sont-elles mauvaises ? demanda Faraataa en le fixant d’un regard pénétrant.

Aarisiim hésita un instant.

— À l’ouest ils détruisent les pilligrigorms. Ils projettent par des tubes métalliques une sorte de feu qui fait fondre leur carapace. Et l’ennemi progresse rapidement dans la zone où nous avons lâché les pilligrigorms.

— Et à l’est ? dit Faraataa d’un ton froid.

— Ils ont pénétré dans la forêt et nous n’avons pas pu dresser à temps la barricade de lianes à glu. Les éclaireurs disent qu’ils cherchent Ilirivoyne.

— Pour aller trouver la Danipiur et s’allier avec elle contre nous.

Les yeux de Faraataa lancèrent des éclairs.

— La situation est mauvaise, Aarisiim, mais nous sommes loin d’être vaincus ! Appelle Benuuiab, Siimii et quelques autres. Nous allons partir pour Ilirivoyne et nous emparer de la Danipiur avant qu’ils la trouvent. Et nous la mettrons à mort si c’est nécessaire. Avec qui s’allieront-ils alors ? S’il faut trouver un Piurivar ayant assez d’autorité pour gouverner, il n’y aura que Faraataa, et Faraataa ne signera pas de traités avec Ceux Qui Ne Changent Pas.

— S’emparer de la Danipiur ? dit Aarisiim d’un air dubitatif. Mettre la Danipiur à mort ?

— S’il le faut, je détruirai toute la planète plutôt que de la leur rendre !

5

En début d’après-midi ils firent halte à l’est de la vallée de Dulorn dans le Val de Prestimion qui avait été autrefois un important centre rural. Le voyage que Valentin effectuait à travers le continent tourmenté de Zimroel l’avait mis en présence de scènes d’une tristesse accablante – fermes abandonnées, villes dépeuplées, traces de terribles luttes pour survivre… mais de tous les endroits qu’il avait vu, le Val de Prestimion était certainement le plus déprimant.

Les champs étaient carbonisés, ses habitants silencieux, stoïques et hébétés.

— Nous cultivions la lusavande et le riz, dit l’hôte de Valentin, un planteur nommé Nitikkimal qui, semblait-il, était le maire. Le charbon de la lusavande a tout détruit et nous avons dû brûler les champs. Il faudra au moins encore deux ans avant de pouvoir les ensemencer de nouveau. Mais nous sommes restés ici. Personne n’a quitté Prestimion, votre majesté. Nous avons peu à manger, et nous autres les Ghayrogs nous n’avons pas de gros besoins, vous le savez. Pourtant nous n’avons pas assez de nourriture et nous n’avons pas de travail, cela nous rend nerveux et nous sommes tristes de voir la terre couverte de cendres. Mais c’est notre terre, voilà pourquoi nous restons. Pourrons-nous replanter un jour, votre majesté ?

— J’en suis certain, dit Valentin en se demandant s’il ne donnait pas un faux espoir à ces gens.

Nitikkimal habitait un grand manoir à l’extrémité de la vallée, avec de grosses poutres en bois de ghannimor noir et un toit d’ardoises vertes. Mais l’intérieur était humide et plein de courants d’air, comme si le planteur n’avait plus le cœur à faire les réparations qui devenaient nécessaires à cause du climat pluvieux du Val de Prestimion.

Pendant l’après-midi, Valentin se reposa un moment dans l’immense suite que Nitikkimal avait mise à sa disposition, avant d’aller à la salle de réunion municipale pour discuter avec les habitants de la région. Un gros paquet de dépêches provenant de l’Est attendait Valentin à son arrivée au manoir. Il apprit que Hissune s’était profondément enfoncé en territoire Métamorphe, qu’il était quelque part à proximité de la Steiche en train de chercher la Nouvelle Velalisier, la capitale rebelle. Valentin se demanda si Hissune aurait plus de chance qu’il n’en avait eu dans sa quête de l’insaisissable Ilirivoyne. Et Divvis avait levé une seconde armée encore plus importante pour attaquer l’autre côté du pays Piurivar. Valentin s’inquiéta en imaginant un homme aussi belliqueux que Divvis au milieu de cette jungle. Je n’avais pas projeté d’envoyer des armées envahir Piurifayne, songea Valentin. C’est ce que j’avais espéré éviter. Mais il savait bien que c’était devenu inévitable. Cette époque avait besoin d’hommes tels que Hissune, pas tels que Valentin. Il jouerait son rôle, ils joueraient le leur et, si le Divin le voulait, les plaies du monde commenceraient un jour à se cicatriser.

Il parcourut les autres messages. Il y avait des nouvelles du Mont du Château : Stasilaine était devenu régent et accomplissait les tâches courantes du gouvernement. Valentin eut pitié de lui. Le superbe Stasilaine, l’agile Stasilaine, assis à ce bureau en train de griffonner son nom sur des feuilles de papier – comme le temps nous change, songea Valentin. Nous qui pensions que la vie au Mont du Château se passait à chasser et à folâtrer, nous voilà écrasés sous le poids des responsabilités, portant sur nos épaules la pauvre planète chancelante. Comme le Château lui semblait loin, et toutes les joies de cette époque où le monde se gouvernait apparemment tout seul et où le printemps régnait d’un bout à l’autre de l’année !

Il y avait aussi des messages de Tunigorn qui traversait Zimroel en le suivant de près, organisant jour après jour les secours : distribution de vivres, préservation des ressources subsistantes, ensevelissement des morts, et mettant en œuvre toutes les diverses mesures prises contre la famine et les maladies. Tunigorn l’archer, Tunigorn le célèbre chasseur ! Comme il légitime, comme nous légitimons tous l’aisance et le bien-être dont nous avons joui pendant notre enfance insouciante sur le Mont ! songea Valentin.

Il repoussa les messages et sortit du coffret où il la conservait la dent de dragon que Millilain lui avait si bizarrement posée dans la main à son arrivée à Khyntor. Il avait tout de suite compris en la touchant que c’était plus qu’un simple colifichet, plus qu’une amulette pour superstitieux sans discernement. Mais ce n’est qu’au fil des jours, en consacrant du temps à en comprendre la signification et l’utilisation – toujours en cachette et ne laissant même pas Carabella voir ce qu’il faisait – que Valentin avait pris conscience du genre d’objet que lui avait donné Millilain.

Il effleura sa surface luisante. La dent était d’aspect délicat, si fine qu’elle en était presque translucide. Mais elle avait la dureté de la pierre et ses bords effilés étaient tranchants comme l’acier. Elle était froide au toucher et pourtant il lui semblait qu’elle brûlait d’un feu intérieur.

Le son des cloches commença à résonner dans sa tête.

Un son grave, lent, presque funèbre, suivi d’une cascade de sons plus rapides, un rythme précipité qui se transforma bientôt en un mélange haletant de mélodies éclatant si vite l’une derrière l’autre qu’elles couvraient les notes de la précédente, puis toutes les mélodies s’accordant en une stupéfiante symphonie mouvante : oui, il connaissait cette musique maintenant, comprenait ce qu’elle signifiait ; la musique du roi des eaux Maazmoorn, la créature que les terriens appelaient le dragon de lord Kinniken et qui était le plus puissant de tous les habitants de cette énorme planète.

Valentin avait mis longtemps à se rendre compte qu’il avait entendu la musique de Maazmoorn bien avant de posséder ce talisman. Une nuit qu’il dormait à bord du Lady Thiin, lors de sa première traversée d’Alhanroel à l’Ile du Sommeil, il avait rêvé d’un pèlerinage d’adorateurs en robe blanche se ruant vers la mer, il était parmi eux et l’immense dragon de lord Kinniken avait surgi de l’eau, la bouche grande ouverte afin de pouvoir engloutir les pèlerins irrésistiblement attirés vers lui. Et tandis qu’il s’approchait de la terre et atteignait péniblement le rivage, ce dragon avait émis un terrifiant son de cloches, un bruit si assourdissant que l’air en avait tremblé. Le même son de cloches provenait de la dent. Et s’en servant comme d’un guide, Valentin pouvait, s’il se transportait au centre de son âme et se projetait sur toute la planète, entrer en contact avec l’esprit démesuré du grand roi des eaux Maazmoorn, celui que les ignorants appelaient le dragon de lord Kinniken. Millilain lui avait offert cette dent. Comment avait-elle su quel usage lui et lui seul pouvait en faire ? D’ailleurs le savait-elle ? Peut-être lui en avait-elle fait cadeau seulement parce que c’était un objet sacré à ses yeux – elle ignorait peut-être qu’il pouvait l’utiliser comme siège de sa concentration.

— Maazmoorn. Maazmoorn.

Il faisait des essais. Il cherchait. Il appelait. De jour en jour il s’était approché d’une véritable communication avec le roi des eaux, d’une vraie conversation, d’une rencontre entre deux identités. Il y était presque maintenant. Peut-être ce soir, peut-être le lendemain ou le surlendemain…

Répondez-moi, Maazmoorn. C’est le Pontife Valentin qui vous appelle.

Il ne craignait plus cet immense esprit redoutable. Il commençait à comprendre, dans ces voyages secrets de l’âme, à quel point les habitants de Majipoor avaient méconnu ces gigantesques créatures de la mer. Certes, les rois des eaux étaient effrayants ; mais il ne fallait pas en avoir peur.

Maazmoorn. Maazmoorn.

J’y suis presque, songea Valentin.

— Valentin ? fit la voix de Carabella derrière la porte.

Surpris, il sortit de sa transe en sursautant et faillit tomber de son siège. Puis, retrouvant son sang-froid, il glissa la dent dans le coffret, se calma et alla ouvrir à Carabella.

— Nous devrions être à l’hôtel de ville, dit-elle.

— Oui. Bien sûr. Bien sûr.

Ces mystérieuses cloches continuaient à sonner dans son esprit.

Mais il avait d’autres responsabilités. La dent de Maazmoorn devrait attendre encore un peu.

Une heure plus tard, Valentin était assis sur une haute estrade dans la salle de réunion municipale et les fermiers défilaient lentement devant lui, lui rendant hommage et lui faisant bénir leurs outils – faux, houes, et autres humbles ustensiles de ce genre – comme si le Pontife pouvait, par la simple imposition de ses mains, rétablir la prospérité de naguère dans cette vallée sinistrée. Valentin se demanda si c’était une vieille croyance de ces paysans, presque tous Ghayrogs. Probablement pas, décida-t-il, car aucun Pontife régnant n’était jamais venu au Val de Prestimion, ni dans aucune autre partie de Zimroel, et il n’y avait pas de raison pour qu’on en eût attendu la visite. Il s’agissait plus vraisemblablement d’une tradition que ces gens avaient inventée pour la circonstance en apprenant qu’il passerait par chez eux.

Mais cela n’ennuyait pas Valentin. Les paysans lui apportaient leurs outils et il effleurait le manche de celui-ci et la lame de celui-là, en leur offrant son sourire le plus chaleureux et des paroles d’espoir sincères qui les rendaient radieux.

Vers la fin de la soirée il y eut une certaine agitation dans la salle et Valentin, levant les yeux, vit un étrange cortège avancer vers lui. Une Ghayrog qui, à en juger par ses écailles presque décolorées et ses cheveux serpentins flasques devait être extrêmement âgée, remontait lentement l’allée centrale entre deux femmes plus jeunes de sa race. Elle semblait aveugle et très faible, mais se tenait pourtant fièrement droite, avançant pas à pas comme si elle se frayait un chemin entre des murs de pierre.

— C’est Aximaan Threysz ! chuchota Nitikkimal. La connaissez-vous, votre majesté ?

— Hélas ! non.

— C’est la plus célèbre planteuse de lusavande – un puits de science, une femme de la plus grande sagesse. On dit qu’elle va bientôt mourir, mais elle a insisté pour vous voir ce soir.

— Lord Valentin ! cria-t-elle d’une voix claire et retentissante.

— Je ne suis plus lord Valentin, répondit-il, mais le Pontife Valentin. Vous me faites un grand honneur en venant me voir, Aximaan Threysz. Votre réputation vous précède.

— Valentin… Pontife…

— Venez, donnez-moi la main, dit Valentin.

Il prit ses deux mains griffues et desséchées dans les siennes et les serra très fort. Elle le regarda droit dans les yeux, mais il se rendit compte à la clarté de ses pupilles qu’elle ne voyait rien.

— On a dit que vous étiez un usurpateur, dit-elle. Un petit homme au visage rougeaud est venu ici et a prétendu que vous n’étiez pas le vrai Coronal. Mais je ne l’ai pas écouté et j’ai quitté la salle. Je ne savais pas s’il avait tort ou raison, mais j’ai pensé que ce n’était pas à lui de parler de telles choses.

— C’est Sempeturn, dit Valentin. Je l’ai rencontré. Il est persuadé maintenant que j’étais le vrai Coronal et que je suis aujourd’hui le vrai Pontife.

— Allez-vous rendre l’unité au monde, vrai Pontife ? demanda-t-elle d’une voix étonnamment vive et claire.

— Nous le ferons tous ensemble, Aximaan Threysz.

— Non, pas moi, Pontife Valentin. Je vais mourir, la semaine prochaine, ou la suivante, et ce n’est d’ailleurs pas trop tôt. Mais je veux votre promesse que la planète redeviendra comme elle était autrefois : pour mes enfants et mes petits-enfants. Si vous me le promettez, je tomberai à vos genoux. Mais si vous êtes déloyal, que le Divin vous punisse comme il nous a punis, Pontife Valentin !

— Je peux vous jurer, Aximaan Threysz, que la planète sera entièrement restaurée et même qu’elle sera plus belle qu’avant. Je vous assure que ce n’est pas une fausse promesse. Mais je ne veux pas que vous tombiez à mes genoux.

— Je ferai ce que j’ai dit !

À la stupéfaction générale, elle écarta les deux jeunes femmes comme de vulgaires moucherons, se laissa tomber à terre et se prosterna profondément, bien que son corps fût raide comme une bande de cuir qui aurait séché au soleil pendant un siècle. Valentin se pencha pour la relever, mais une des femmes – probablement sa fille – lui prit la main et la tira en arrière, puis jeta un regard horrifié à sa propre main pour avoir osé toucher un Pontife. Aximaan Threysz se redressa lentement mais sans aide.

— Savez-vous mon âge ? Je suis née quand Ossier était Pontife. Je crois que c’est moi la plus vieille personne de la planète. Et je mourrai pendant le pontificat de Valentin ; et vous restaurerez le monde.

C’est probablement une prophétie, songea Valentin. Mais cela ressemblait davantage à un ordre.

— Ce sera fait, Aximaan Threysz, dit-il, et vous serez là pour le voir.

— Non. Non. En perdant le sens de la vue, on acquiert le don de double vue. Ma vie est presque finie. Mais je vois clairement votre avenir. Vous nous sauverez en faisant ce que vous estimez impossible et vous parachèverez votre œuvre avec ce que vous avez le moins envie de faire. Et pourtant vous saurez que vous avez eu raison et cela vous réjouira, Pontife Valentin. Allez maintenant, Pontife, et sauvez-nous.

Sa langue fourchue s’agitait avec une force et une énergie fantastiques.

— Sauvez-nous, Pontife Valentin ! Sauvez-nous !

Elle fit demi-tour et repartit lentement par le même chemin, refusant l’aide des deux femmes qui l’accompagnaient.

Il s’écoula encore une heure avant que Valentin pût fausser compagnie aux derniers paysans du Val de Prestimion qui s’agglutinaient autour de lui, le cœur rempli d’un espoir pathétique, comme si quelque émanation pontificale allait transformer leur vie et leur rendre comme par enchantement la situation des années antérieures à l’arrivée du charbon de la lusavande. Mais finalement ce fut Carabella, alléguant la fatigue du Pontife qui leur permit de se retirer. L’image d’Aximaan Threysz lui resta présente à l’esprit sur le chemin du retour au manoir de Nitikkimal. Sa voix sifflante résonnait encore dans sa tête. Vous nous sauverez en faisant ce que vous estimez impossible et vous parachèverez votre œuvre avec ce que vous avez le moins envie de faire. Allez, Pontife, et sauvez-nous. Oui. Oui. Sauvez-nous, Pontife Valentin ! Sauvez-nous !

Mais la musique du roi des eaux Maazmoom résonnait aussi dans sa tête. Il s’était tellement approché, la dernière fois, de la réussite, d’un vrai contact avec cette créature de la mer incroyablement gigantesque. Maintenant… cette nuit…

Carabella resta longtemps éveillée pour discuter avec Valentin.

Celte vieille Ghayrog la hantait aussi, l’obsédait et elle s’appesantit sur la force des paroles d’Aximaan Threysz, l’inquiétant pouvoir de persuasion de ses yeux aveugles et sa mystérieuse prophétie. Enfin elle l’embrassa légèrement sur les lèvres et s’enfouit dans l’énorme lit qu’ils partageaient.

Valentin attendit quelques minutes qui lui parurent interminables Puis il sortit la dent du dragon de mer.

Maazmoorn ?

Il serrait la dent si fort que ses bords s’enfoncèrent profondément dans la chair de sa main. Il concentra rapidement toute sa puissance mentale pour combler l’écart de plusieurs milliers de kilomètres qui séparait le Val de Prestimion des eaux – quelles eaux ? Le Pôle ? – où était caché le roi des dragons.

— Maazmoorn ?

Je vous entends, frère de la terre, frère Valentin, frère roi.

Enfin !

Vous me connaissez ?

Je vous connais. Je connaissais votre père. J’en ai connu beaucoup d’autres.

Leur avez-vous parlé ?

Non. Vous êtes le premier. Mais je les connaissais. Ils ne me connaissaient pas, mais moi je les connaissais. J’ai fait de nombreuses fois le tour de l’océan, frère Valentin, et j’ai vu tout ce qui se passait sur la terre.

Savez-vous ce qui se produit actuellement ?

Je le sais.

On essaie de nous détruire. Et vous êtes complice.

Non.

Vous guidez les rebelles Piurivar dans leur guerre contre nous. Nous le savons. Ils vous adorent comme des dieux et vous leur montrez comment nous anéantir.

Non, frère Valentin.

Je sais qu’ils vous vénèrent.

Oui, c’est vrai car nous sommes des dieux. Mais nous ne les aidons pas dans leur rébellion. Nous ne leur donnons que ce que nous donnerions à quiconque nous le demanderait, mais nous n’avons pas l’intention de vous chasser de la planète.

Vous devez sûrement nous haïr !

Non, frère Valentin.

Nous vous chassons. Nous vous tuons. Nous mangeons votre chair, buvons votre sang et fabriquons des colifichets avec vos os.

Oui, c’est vrai. Mais pourquoi devrions-nous vous haïr, frère Valentin ? Pourquoi ?

Valentin ne répondit pas immédiatement. Allongé à côté de Carabella endormie, il avait froid et tremblait de peur, réfléchissant à tout ce qu’il venait d’entendre, l’aveu serein du roi des eaux que les dragons étaient des dieux – que cela pouvait-il signifier ? – et le démenti de complicité avec les rebelles, et enfin cette surprenante insistance sur le fait que les dragons n’en voulaient pas aux habitants de Majipoor de tout ce qu’ils leur avaient fait subir. Cela faisait trop d’un coup, tout cet afflux de connaissances alors qu’il n’y avait eu avant que le son des cloches et le sentiment d’une présence lointaine et menaçante.

Êtes-vous donc incapable de colère, Maazmoorn ?

Nous comprenons la colère.

Mais vous ne l’éprouvez pas ?

Ce n’est pas de colère qu’il s’agit, frère Valentin. Ce que vos chasseurs nous infligent est naturel. Cela fait partie de la vie ; c’est un aspect de Ce Qui Est. Comme moi, comme vous. Nous louons Ce Qui Est dans toutes ses manifestations. Vous nous tuez quand nous longeons la côte de ce que vous appelez Zimroel et vous vous servez de nous ; parfois nous vous tuons sur vos bateaux, quand cela nous semble opportun, et nous nous servons de vous ; tout cela fait partie de Ce Qui Est. Un jour, le peuple Piurivar a immolé quelques-uns d’entre nous dans sa cité de pierre morte aujourd’hui, ils ont cru commettre un crime monstrueux et ont détruit leur propre ville pour l’expier. Mais ils n’ont rien compris. Aucun de vous, enfants de la terre ne comprend que tout n’est que Ce Qui Est.

Et si nous résistons aux Piurivars qui provoquent le chaos chez nous ? Avons-nous tort de le faire ? Devons-nous accepter calmement notre sort, parce que c’est aussi Ce Qui Est ?

Votre résistance est également Ce Qui Est, frère Valentin.

Votre philosophie n’a pas de sens pour moi, Maazmoorn.

Vous n’avez pas à y trouver un sens, frère Valentin. Mais c’est aussi Ce Qui Est.

Valentin se tut de nouveau, un peu plus longtemps cette fois, mais il veilla à maintenir le contact.

Je veux mettre un terme à cette époque de destruction. Je veux préserver ce que nous, habitants de Majipoor, avons compris comme Ce Qui Est.

Bien sûr.

Je veux que vous m’aidiez.

6

— Nous avons capturé un Changeforme qui prétend être porteur d’un message urgent pour vous, et vous seul, monseigneur, dit Alsimir.

— Crois-tu que ce soit un espion ? demanda Hissune en fronçant les sourcils.

— Très probablement, monseigneur.

— Ou même un assassin.

— Il ne faut bien entendu jamais négliger cette possibilité. Mais je crois qu’il n’est pas venu pour cela. Je sais que c’est un Changeforme, monseigneur, et nous pouvons faire des erreurs de jugement, pourtant j’étais parmi ceux qui l’ont interrogé. Il paraît sincère. Je dis : il paraît.

— Un Changeforme sincère ! dit Hissune en éclatant de rire. N’ont-ils pas envoyé un espion voyager dans l’entourage de lord Valentin ?

— C’est ce qu’on m’a dit. Que dois-je faire de lui alors ?

— Amène-le moi.

— Et s’il prépare un mauvais coup ?

— Il faudra être plus rapide que lui, Alsimir. Mais amène-le ici.

Hissune savait que c’était risqué. Mais on ne pouvait pas renvoyer quelqu’un qui assurait être un messager de l’ennemi, ni le mettre à mort sur le champ sur de simples soupçons de traîtrise. Il reconnut que ce serait intéressant de voir enfin un Métamorphe, après tant de semaines passées à parcourir cette jungle humide. Durant tout ce temps, ils n’en avaient pas rencontré un, pas un seul.

Il avait établi son camp juste au bord d’un groupe de dwikkas géants, à la lisière orientale de Piurifayne, pas très loin des berges de la Steiche. Les dwikkas étaient très impressionnants – ils étaient d’une taille étonnamment grande avec des troncs aussi larges qu’une maison, une écorce d’un rouge vif fendue par de profondes crevasses et des feuilles si larges que vingt hommes pouvaient s’abriter sous l’une d’elles pendant une pluie torrentielle, et d’énormes fruits grumeleux gros comme un flotteur contenant une pulpe euphorisante. Mais les merveilles botaniques étaient une piètre compensation pour la monotonie de cette interminable marche forcée à travers la forêt tropicale Métamorphe. Il pleuvait constamment ; l’humidité et la moisissure s’attaquaient à tout et même à l’esprit, songeait parfois Hissune. Bien que l’armée fût maintenant déployée sur une ligne de plus de cent cinquante kilomètres et que l’agglomération Métamorphe d’Avendroyne fût censée se trouver tout près du milieu de cette ligne, ils n’avaient vu aucune ville, aucun signe d’anciennes villes, aucune trace de routes d’évacuation et aucun Métamorphe. Comme si c’étaient des êtres mythologiques et cette jungle inhabitée.

Hissune savait que Divvis rencontrait les mêmes difficultés à l’autre extrémité de Piurifayne. Les Métamorphes n’étaient pas nombreux et leurs agglomérations semblaient transportables. Ils devaient voleter d’un endroit à l’autre comme les insectes nocturnes aux ailes diaphanes. Ou bien ils se déguisaient en arbres et en buissons, restant silencieux et étouffant leur rire sur le passage des armées du Coronal. Ces immenses dwikkas sont peut-être des éclaireurs Métamorphes, songea Hissune. Parlons à l’espion, ou au messager, ou à l’assassin, ou quoi qu’il soit : il nous apprendra peut-être quelque chose ou à tout le moins il nous divertira.

Alsimir revint au bout d’un moment avec le prisonnier sous bonne garde.

C’était, comme les rares Piurivars qu’Hissune avait déjà vus, un être à l’aspect étrangement déroutant, extrêmement grand, mince au point d’en paraître fluet, il portait en tout et pour tout une bande de cuir qui lui ceignait les reins. Il avait la peau et les fines mèches élastiques de ses cheveux d’une curieuse teinte vert pâle et son visage était pratiquement dépourvu de traits. Les lèvres étaient presque inexistantes, le nez réduit à un léger renflement et les yeux très écartés à peine visibles sous les paupières. Il avait l’air mal à l’aise et ne semblait pas particulièrement dangereux. Hissune aurait tout de même souhaité avoir à ses côtés quelqu’un possédant le don de lire dans les esprits, un Deliamber, une Tisana ou Valentin lui-même, pour qui les secrets d’autrui semblaient souvent ne pas être de véritables secrets. Ce Métamorphe avait peut-être encore quelque désagréable surprise en tête.

— Qui êtes-vous ? lui demanda Hissune.

— Je m’appelle Aarisiim. Je sers le Roi Qui Est que vous connaissez sous le nom de Faraataa.

— Est-ce lui qui vous a envoyé ?

— Non, lord Hissune. Il ignore ma présence ici.

Le Métamorphe se mit brusquement à trembler, agité d’étranges convulsions, et pendant un instant la forme de son corps parut changer et flotter. Les gardes du Coronal s’avancèrent immédiatement, s’interposant entre le Métamorphe et Hissune au cas où ces mouvements seraient le prélude d’une attaque. Mais Aarisiim retrouva son contrôle et reprit sa forme.

— Je suis venu ici pour trahir Faraataa, dit-il à voix basse.

— Avez-vous l’intention de nous conduire à sa cachette ? demanda Hissune, stupéfait.

— Oui.

C’est trop beau pour être vrai, songea Hissune en jetant un coup d’œil à la ronde, à Alsimir, à Stimion et à ses autres proches conseillers. Manifestement ils partageaient son impression : ils semblaient sceptiques, sur la défensive, hostiles, méfiants.

— Pourquoi faites-vous cela ?

— Il a enfreint la loi.

— C’est seulement maintenant que vous vous en apercevez ; cette rébellion dure depuis…

— Je veux dire qu’il a enfreint nos principes, monseigneur, pas les vôtres.

— Ah. Qu’a-t-il donc fait ?

— Il est allé à Ilirivoyne et a enlevé la Danipiur qu’il a l’intention de tuer. Il est illégal de s’emparer de la personne de la Danipiur. Il est illégal de lui ôter la vie. Il n’a voulu écouter aucun conseil. Il l’a enlevée. À ma grande honte j’étais parmi ceux qui l’accompagnaient. J’ai cru qu’il voulait simplement la faire prisonnière pour qu’elle ne puisse pas contracter contre nous une alliance avec Ceux Qui Ne Changent Pas. Il disait qu’il ne la tuerait pas, à moins qu’il ne pense que la guerre était entièrement perdue.

— Le pense-t-il maintenant ? demanda Hissune.

— Non, lord Hissune. Il croit qu’elle est loin d’être perdue. Il est sur le point de lâcher de nouvelles créatures contre vous, et de nouvelles maladies, et il a le sentiment qu’il est au bord de la victoire.

— Alors pourquoi tuer la Danipiur ?

— Pour assurer sa victoire.

— C’est de la folie !

— C’est aussi mon avis, monseigneur.

Les yeux d’Aarisiim étaient grands ouverts et brillaient d’une étrange lueur dure.

— Il la considère évidemment comme une dangereuse rivale qui affectionne plus la paix que la guerre, reprit-il. Si elle disparaît, son pouvoir n’est plus menacé. Mais il y a bien pire que cela. Il veut l’immoler sur l’autel – pour offrir son sang aux rois des eaux afin qu’ils continuent à le soutenir. Il a fait construire un temple d’après le modèle de celui qui était à la Vieille Velalisier. Il mettra lui-même la Danipiur sur la table de pierre et la tuera de ses propres mains.

— Quand cela doit-il avoir lieu ?

— Cette nuit, monseigneur. À l’Heure du Haigus.

Cette nuit ?

— Oui, monseigneur. Je suis venu aussi vite que j’ai pu, mais votre armée était très nombreuse et je craignais d’être tué si je ne trouvais pas vos gardes avant d’être découvert par vos soldats – je serais bien venu vous voir hier ou avant-hier, mais c’était impossible, je ne pouvais pas le faire…

— Combien de jours de voyage y a-t-il d’ici à la Nouvelle Velalisier ?

— Peut-être quatre, peut-être trois en faisant très vite.

— Alors la Danipiur est perdue ! s’écria Hissune avec colère.

— S’il ne l’immole pas cette nuit…

— Vous avez dit que c’était pour cette nuit.

— Oui, les lunes sont propices, les étoiles sont propices – mais si sa résolution flanche, s’il change d’avis au dernier moment…

— Celui lui arrive-t-il souvent ? demanda Hissune.

— Jamais, monseigneur.

— Alors nous ne pourrons pas y arriver à temps.

— Non, monseigneur, dit Aarisiim avec tristesse.

Hissune tourna les yeux vers le bouquet de dwikkas, l’air maussade. La Danipiur morte ? Cela ne laissait aucun espoir de parvenir à un accord avec les Changeformes : elle était la seule, selon lui, à pouvoir tempérer la fureur des rebelles et à permettre la négociation d’un compromis. Sans elle, ce serait nécessairement une lutte à mort.

— Où se trouve le Pontife en ce moment ? demanda Hissune à Alsimir.

— À l’ouest de Khyntor. Peut-être est-il déjà arrivé à Dulorn mais il est certainement dans la vallée.

— Pouvons-nous lui envoyer un message là-bas ?

— Les communications nous reliant à cette région sont très incertaines, monseigneur.

— Je sais. Je veux que tu trouves le moyen de lui faire parvenir cette nouvelle dans les deux heures qui viennent. Essaie tout ce qui peut marcher. Recours aux sorciers. Recours aux prières. Envoie un message à la Dame pour qu’elle essaie les rêves. Tous les moyens imaginables, Alsimir, tu comprends ? Il faut qu’il sache que Faraataa a l’intention de tuer la Danipiur cette nuit. Fais-le lui savoir d’une façon ou d’une autre. Et dis-lui qu’il est le seul à pouvoir la sauver.

7

Valentin songea qu’en plus de la dent de Maazmoorn, il allait avoir besoin du bandeau de la Dame. Il ne devait pas y avoir de ratés dans la transmission, pas de distorsion du message ; il utiliserait tous les moyens à sa disposition.

— Reste près de moi, dit-il à Carabella.

Puis il se tourna vers Deliamber, Tisana et Sleet.

— Entourez-moi, dit-il. Quand je projetterai mon esprit, prenez ma main. Ne dites rien ; serrez-moi seulement la main.

C’était une belle matinée ensoleillée. L’air était vif, pur et doux comme un nectar d’alabandina. Mais à Piurifayne, beaucoup plus à l’est, la nuit commençait déjà à descendre.

Il ceignit son front du bandeau. Il serra la dent du roi des eaux. Il respira profondément l’air pur et doux jusqu’à ce que sa tête commence à tourner.

Maazmoorn ?

L’appel jaillit de Valentin avec une telle force que ceux qui l’entouraient durent percevoir une secousse. Sleet tressaillit, Carabella porta la main à ses oreilles et les tentacules de Deliamber se tortillèrent brusquement.

Maazmoorn ? Maazmoorn ?

Le bruit des cloches. Les mouvements pesants d’un corps gigantesque dans les froides eaux septentrionales. Les bruissements des grandes ailes noires.

J’entends, frère Valentin.

Aidez-moi, Maazmoorn.

Vous aider ? Mais comment ?

Laissez-moi parcourir la planète sur votre esprit.

Alors venez sur moi, frère roi, frère Valentin.

C’était d’une merveilleuse facilité. Valentin se sentit devenir léger. Il prit son essor et se mit à flotter, à voler. Au-dessous de lui s’étirait la grande courbe de la planète qui se fondait dans la nuit à l’orient. Le roi des eaux le transportait sans effort, sereinement, comme un géant pouvait porter un chaton dans la paume de sa main. Et ils survolaient la planète qui s’ouvrait totalement à Valentin. Il avait l’impression que Majipoor et lui ne faisaient plus qu’un, qu’il incarnait les vingt milliards d’habitants, humains et Skandars, Hjorts et Métamorphes et tous les autres qui circulaient en lui comme les globules de son sang. Il était partout à la fois ; il était tous les chagrins du monde et toutes les joies, tous les désirs du monde et tous les besoins. Il était tout. Il était un univers bouillonnant de contradictions et de conflits. Il sentait la chaleur du désert, la pluie tiède des tropiques et le froid des cimes. Il riait, pleurait, mourait et aimait, il mangeait, buvait, dansait, se battait et chevauchait à une allure folle au milieu de collines inconnues, il travaillait dans les champs et se frayait un chemin dans les jungles aux lianes enchevêtrées. Dans les océans de son âme d’énormes dragons de mer remontaient à la surface, émettaient de monstrueux rugissements et replongeaient dans les profondeurs. Il voyait sous lui les cassures de la planète, les fractures de l’écorce qui s’était soulevée et avait éclaté ; et il comprenait comment la cicatriser, comment lui rendre son unité et sa sérénité. Car tout tendait vers la sérénité. Tout était englobé dans Ce Qui Est. Tout participait d’une vaste harmonie ininterrompue.

Mais dans cette vaste harmonie il percevait une discordance.

Un hurlement, un grincement, un cri aigu qui déchirait le tissu de la planète comme un couteau, laissant derrière lui une trace sanglante, brisant l’unité.

Valentin savait que même cette discordance était un aspect de Ce Qui Est. Mais dans sa folie, agitée, tumultueuse, grondante, elle était le seul aspect de Ce Qui Est qui refusait d’accepter Ce Qui Est. C’était une force puissante qui hurlait un non véhément à tout le reste. Elle s’élevait contre ceux qui voulaient rétablir l’harmonie, réparer le tissu, reconstituer l’amitié.

Faraataa ?

Qui êtes-vous ?

Je suis le Pontife Valentin.

Valentin le niais. Valentin l’enfant.

Non, Faraataa. Valentin le Pontife.

Cela ne signifie rien pour moi. Je suis le Roi Qui Est !

Valentin éclata de rire et son rire se répandit sur la planète comme une pluie de gouttelettes de miel doré. S’élevant sur les ailes du roi des eaux, il atteignit presque la voûte céleste d’où il pouvait percer les ténèbres, distinguer le sommet du Mont du Château qui déchirait le ciel de l’autre côté de la planète et même discerner la Grande Mer. Il regarda la jungle de Piurifayne et partit d’un nouvel éclat de rire. Il observa Faraataa qui se tortillait et se débattait avec fureur sous le torrent de ce rire.

Faraataa ?

Que voulez-vous ?

Vous ne devez pas la tuer, Faraataa.

Qui êtes-vous pour me dire ce que je ne dois pas faire ?

Je suis Majipoor.

Vous êtes Valentin le niais. Et je suis le Roi Qui Est !

Non, Faraataa.

Non ?

Je vois la vieille fable luire dans votre esprit. Le Prince À Venir, le Roi Qui Est : comment pouvez-vous afficher une telle prétention ? Vous n’êtes pas ce Prince. Vous ne pourrez jamais être ce Roi.

Vous me brouillez l’esprit avec vos bêtises. Laissez-moi ou je vous chasse.

Valentin sentit la poussée dirigée contre lui et para l’attaque. Le Prince À Venir est un être absolument étranger à la haine. Pouvez-vous le nier, Faraataa ? Cela fait partie de la légende de votre peuple. Il n’a aucun désir de vengeance. Il n’a aucune envie de destruction. Vous n’êtes rien, hors la haine, la destruction et la vengeance, Faraataa. Si on vous enlevait cela, il ne resterait plus qu’une coquille, une enveloppe vide.

Idiot.

Vos prétentions sont injustifiables.

Idiot.

Laissez-moi supprimer en vous la colère et la haine, Faraataa, si vous voulez être le roi que vous prétendez être.

Idiot, vous ne dites que des idioties.

Allez, Faraataa, relâchez la Danipiur. Donnez-moi votre âme pour que je la guérisse.

La Danipiur sera morte dans moins d’une heure.

Non, Faraataa.

Regardez !

Les cimes des arbres de la jungle s’écartèrent et Valentin contempla la Nouvelle Velalisier à la lueur des torches. Les temples de rondins entrecroisés, les bannières, l’autel, le bûcher déjà allumé. La reine Métamorphe, digne et silencieuse, enchaînée au bloc de pierre. Les visages étrangers, impénétrables, qui l’entouraient. La nuit, les arbres, les bruits, les odeurs. La musique. Les chants.

Relâchez-la, Faraataa. Puis venez à moi, tous les deux, et établissons ce qui doit être établi.

Jamais. Je l’offrirai à la divinité de mes propres mains. Et avec son sacrifice j’expierai le crime de la Profanation que nous avons commise en massacrant nos dieux et pour la pénitence duquel nous supportons votre présence.

Là-dessus aussi vous vous trompez, Faraataa.

Comment ?

Les dieux se sont offerts de leur plein gré, ce jour-là à Velalisier. C’était un sacrifice que vous avez mal interprété. Vous avez forgé un mythe de la Profanation, mais vous vous êtes trompés de mythe. C’est une méprise, Faraataa, une erreur totale. Les rois des eaux Niznorn et Domsitor se sont immolés en sacrifice ce jour lointain comme les rois des eaux s’offrent à nos chasseurs dès qu’ils longent les côtes de Zimroel. Et vous ne comprenez pas. Vous ne comprenez absolument rien.

Sottises. Folie.

Libérez-la, Faraataa. Sacrifiez votre haine comme les rois des eaux se sont sacrifiés.

Je vais la tuer de mes propres mains.

Vous ne devez pas faire cela, Faraataa. Relâchez-la.

— NON.

Ce non était d’une violence inattendue. Il s’éleva comme les flots en courroux, monta vers Valentin et le frappa avec une force étourdissante, le secouant, le faisant vaciller et le projetant pendant quelques instants dans une profonde confusion. Tandis qu’il s’efforçait de reprendre son équilibre, il reçut un deuxième choc, puis un troisième et un quatrième, et l’impact de chacun avait la même violence. Mais alors Valentin sentit la puissance du roi des eaux qui se joignait à la sienne, il reprit son souffle, retrouva son équilibre et sentit ses forces lui revenir.

Il projeta son esprit vers le chef rebelle.

Il se souvint du jour, bien des années auparavant, lors du dénouement de la guerre de restauration, où il était entré seul dans le prétoire du Château et y avait trouvé l’usurpateur Dominin Barjazid écumant de rage. Et Valentin lui avait envoyé un message d’amour, d’amitié et de tristesse pour tout ce qui s’était passé entre eux. Et d’espoir d’un règlement à l’amiable de toutes leurs divergences, de pardon des péchés et de délivrance d’un sauf-conduit pour quitter le Château. Le Barjazid avait répondu par la provocation, la haine, la colère, le mépris, une déclaration de guerre perpétuelle. Valentin n’avait pas oublié cette scène. Et tout recommençait, l’ennemi acharné rempli de haine, la résistance farouche, le refus amer de s’écarter de la voie de la mort et de la destruction, l’horreur et le dégoût, le dédain et le mépris.

Il n’en attendait pas plus de Faraataa que de Dominin Barjazid. Mais il était encore Valentin et il croyait toujours à la possibilité du triomphe de l’amour.

Faraataa ?

Vous êtes un enfant, Valentin.

Rendez-vous à moi. Renoncez à votre haine si vous voulez être celui que vous prétendez.

Laissez-moi, Valentin.

Écoutez-moi.

— Non. Non. Non. Non.

Cette fois, Valentin était prêt à la grêle de négations lancées contre lui comme des pierres. Il reçut de plein fouet l’impact de la haine de Faraataa, la détourna et offrit à la place amour, confiance et foi. Mais il n’eut en retour qu’une haine accrue, implacable, immuable.

Vous ne me laissez pas le choix, Faraataa.

Avec un haussement d’épaule, Faraataa se dirigea vers l’autel sur lequel était liée la reine des Métamorphes. Il leva son poignard de bois poli.

— Deliamber ? dit Valentin. Carabella ? Tisana ? Sleet ?

Ils lui saisirent les mains, les bras, les épaules, et il sentit leur force couler en lui. Mais ce n’était pas suffisant. Il fit appel à la Dame sur son Ile, la nouvelle Dame, la mère d’Hissune et il puisa sa force ainsi que celle de sa propre mère, l’ancienne Dame. Cela ne suffisait toujours pas. Il se tourna alors dans une autre direction. « Tunigorn ! Stasilaine ! Aidez-moi ! » Ils s’unirent à lui. Il trouva Zalzan Kavol, Asenhart, Ermanar et Lisamon. Pas assez. Ce n’était pas assez. Encore un : « Hissune ? Viens toi aussi, Hissune. Donne-moi ta force. Donne-moi ta vigueur. »

— Je suis là, votre majesté.

Oui. Oui. Maintenant c’était possible. Les paroles de la vieille Aximaan Threysz lui revinrent en mémoire : vous nous sauverez en faisant ce que vous estimez impossible. Oui. Maintenant c’était possible.

— Faraataa !

L’appel semblable à la sonnerie d’une trompette géante jaillit de l’esprit de Valentin et traversa la planète jusqu’à Piurifayne. Il parcourut le trajet en une fraction de seconde et atteignit sa cible qui n’était pas Faraataa mais la haine qu’il y avait en Faraataa, le désir aveugle, effréné, implacable de se venger, de détruire, d’anéantir, d’annihiler. Il trouva ce désir et l’annihila, vidant d’un seul coup Faraataa de toute sa haine. Valentin aspira en lui cette rage impétueuse, l’absorba, la priva de son pouvoir et la rejeta. Et Faraataa se retrouva vide.

Pendant quelques instants, il garda le bras levé au-dessus de la tête, les muscles bandés, l’arme pointée sur le cœur de la Danipiur. Puis il laissa échapper un cri silencieux, un son privé de substance, vide. Il resta debout, immobile, pétrifié. Mais il était vide ; une coquille, une enveloppe. Et le poignard tomba de ses doigts. Sans vie.

— Partez, dit Valentin. Au nom du Divin, partez. Partez !

Et Faraataa s’effondra et ne bougea plus.

Tout était silencieux. Le monde était terriblement calme. Vous nous sauverez, avait dit Aximaan Threysz, en faisant ce que vous estimez impossible. Et il n’avait pas hésité.

La voix du roi des eaux Maazmoorn lui parvint de très loin.

Avez-vous fait votre voyage, frère Valentin ?

Oui. J’ai fait mon voyage.

Valentin ouvrit les yeux. Il posa la dent et ôta le bandeau de son front. Il regarda autour de lui et vit les visages étrangement pâles et les regards effrayés de Sleet, Carabella, Deliamber et Tisana.

— C’est fini, dit-il calmement. La Danipiur ne sera pas sacrifiée. On ne lancera plus de monstres contre nous.

— Valentin…

— Il tourna la tête vers Carabella.

— Qu’y a-t-il, mon amour ?

— Comment te sens-tu ?

— Je me sens bien, dit-il.

Il se sentait fatigué et tout drôle. Mais, de fait, il se sentait bien. Il avait fait ce qu’il fallait faire. Il n’avait pas eu le choix. Et c’était fini.

— Nous avons terminé ici, dit-il à Sleet. Tu feras mes adieux pour moi à Nitikkimal et aux autres et tu leur diras que tout ira bien, que je le leur promets solennellement. Et nous partirons.

— Nous continuons vers Dulorn ? demanda Sleet.

— Non, dit le Pontife en souriant et en secouant la tête. Nous allons vers l’est. D’abord à Piurifayne pour y retrouver la Danipiur et lord Hissune afin d’instaurer l’ordre nouveau de la planète. Et puis il sera temps de rentrer, Sleet. Il sera temps de rentrer.

8

La cérémonie du couronnement eut lieu en plein air, dans la grande cour gazonnée qui s’étendait près du Passage Vildivar et d’où il y avait une belle vue sur les Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches et le haut du Château. La coutume voulait que cette cérémonie se déroule dans la salle du trône de Confalume, mais cela faisait longtemps que nul ne tenait plus compte de la coutume. Et le Pontife Valentin avait insisté pour que la cérémonie ait lieu en plein air. Qui pouvait s’opposer à la volonté du Pontife ?

Tout le monde s’était donc rassemblé, selon la volonté du Pontife, sous le ciel printanier du Mont du Château. La cour était profusément décorée de plantes en fleurs. Les jardiniers avaient apporté des halatingas qu’ils avaient miraculeusement réussi à replanter dans d’énormes bacs sans que cela nuise à la croissance des boutons et sur deux côtés de la cour leurs fleurs or et cramoisi brillaient d’un éclat presque fluorescent. Il y avait des tanigales et des alabandinas, des caramangs et des sefltongals, des eldirons, des pinninas et des dizaines d’autres variétés, toutes en fleurs. Valentin avait donné l’ordre de placer des fleurs partout ; il y avait donc des fleurs partout.

D’après la coutume, les Puissances du royaume étaient disposées en losange, si elles pouvaient toutes les quatre assister au couronnement. Le nouveau Coronal occupait une pointe du losange, le Pontife lui faisait face, la Dame de l’Ile était d’un côté et le Roi des Rêves de l’autre. Mais ce couronnement était différent de tous les sacres que Majipoor avait connus, car cette fois il y avait cinq Puissances et il avait fallu trouver une nouvelle disposition.

Le Pontife et le Coronal se tenaient donc côte à côte. À droite de lord Hissune et à une certaine distance il y avait sa mère Elsinome, la Dame de l’Ile. À gauche du Pontife Valentin et à la même distance, se tenait Minax Barjazid, le Roi des Rêves. Et à l’extrémité du groupe, face aux quatre autres, se trouvait la Danipiur de Piurifayne, la cinquième et la plus récente des Puissances de Majipoor.

Elles étaient entourées de leurs plus proches conseillers. Le porte-parole Sleet se trouvait d’un côté du Coronal et Carabella de l’autre, le Coronal était flanqué d’Alsimir et de Stimion et un petit groupe de hiérarques, au nombre desquelles figuraient Lorivade et Talinot Esulde, accompagnaient la Dame. Le Roi des Rêves avait fait venir ses frères Christoph et Dominin et la Danipiur était entourée par une douzaine de Piurivars en robe de soie luisante qui se serraient les uns contre les autres comme s’ils avaient vraiment de la peine à croire qu’ils étaient des invités d’honneur à une cérémonie du Mont du Château.

Un peu plus loin se trouvaient les princes et les ducs, Tunigorn, Stasilaine, Divvis, Mirigant, Elzandir et tous les autres ainsi que les délégués des provinces lointaines, venus d’Alaisor, de Stoien, de Piliplok, de Ni-moya, de Pidruid. Et un certain nombre d’invités exceptionnels, Nitikkimal du Val de Prestimion, Millilain de Khyntor et plusieurs autres dont la vie avait croisé celle du Pontife au cours de ses voyages sur toute la planète. Il y avait même Sempeturn qui avait racheté sa trahison par le courage dont il avait fait preuve pendant la campagne de Piurifayne ; le petit homme rougeaud regardait autour de lui avec terreur et émerveillement et ne cessait de faire le signe de la constellation à lord Hissune et le signe du Pontife à Valentin, avec une fréquence qui semblait échapper à tout contrôle. Il y avait également quelques habitants du Labyrinthe, des amis d’enfance du nouveau Coronal : Vanimoon qui était presque un frère pour lui quand ils étaient petits, Shulaire, la sœur de Vanimoon, mince, les yeux en amande ; et puis Heulan et ses trois frères et quelques autres. Et ils se tenaient raides, bouche bée, les yeux écarquillés.

Il y eut du vin à profusion. Il y eut les prières habituelles et les hymnes habituels. Il y eut les discours traditionnels. Mais la cérémonie était loin d’être arrivée à la moitié quand le Pontife Valentin leva la main pour indiquer qu’il désirait prendre la parole.

— Mes amis… commença-t-il.

Des murmures de surprise s’élevèrent aussitôt. Un Pontife s’adressant à une assemblée – même s’il s’y trouvait des Puissances du royaume et des princes – en commençant par « mes amis ». Comme c’était bizarre… comme cela ressemblait à Valentin.

— Mes amis, reprit-il, j’aimerais juste vous dire quelques mots aujourd’hui et puis je pense que vous n’aurez plus que très rarement de mes nouvelles, car c’est maintenant le règne de lord Hissune et le Château de lord Hissune et je ne me montrerai plus après cette cérémonie. Je désire seulement vous remercier d’être présents aujourd’hui…

Il y eut de nouveaux murmures ; depuis quand un Pontife remerciait-il ?

— … et vous souhaiter d’être heureux, non seulement en ce jour de liesse mais tout au long de la période de réconciliation dans laquelle nous entrons maintenant. Nous ratifions aujourd’hui la nomination d’un Coronal qui gouvernera avec sagesse et clémence pendant de longues années tandis que nous nous attellerons à la tâche de rebâtir le monde ; et nous saluons aussi une nouvelle Puissance du royaume, une souveraine qui tout récemment encore était notre ennemie et qui, avec l’aide du Divin, ne le sera plus, car son peuple et elle sont accueillis sur un pied d’égalité dans le creuset de la population de Majipoor. Avec une bonne volonté commune, les torts du passé pourront peut-être être réparés et l’expiation commencer.

Il s’interrompit et prit des mains d’un serviteur une coupe pleine à ras bord de vin scintillant qu’il leva au-dessus de sa tête.

— J’ai presque fini, dit-il. Il ne me reste plus qu’à demander la bénédiction du Divin sur cette cérémonie… et à demander aussi la bénédiction de nos grands frères de la mer avec qui nous partageons cette planète, qui, peut-être, nous ont donné leur agrément pour habiter une petite partie de ce monde immense et avec lesquels nous sommes enfin entrés en communion. Notre salut, en cette période où il fallait établir la paix et panser les blessures, est venu d’eux ; espérons que dans l’avenir ils seront nos guides.

— Et maintenant, mes amis, nous approchons dans cette cérémonie du sacre du moment où le nouveau Coronal ceint la couronne à la constellation et gravit les marches du Trône de Confalume. Nous ne sommes pas aujourd’hui dans la salle du trône. À ma demande, selon ma volonté. Car je désirais respirer une dernière fois le bon air du Mont du Château et sentir la chaleur du soleil sur ma peau. Je quitte ce lieu dès ce soir – avec Carabella mon épouse et tous ces bons compagnons qui sont demeurés à mes côtés au cours de toutes ces années et de toutes ces étranges aventures. Nous partons pour le Labyrinthe où je vais installer ma résidence. Une sage et vieille femme qui est morte maintenant m’a dit un jour bien loin d’ici, dans un endroit appelé le Val de Prestimion, que si je voulais nous sauver, je devrais faire ce que j’estimais impossible – et je l’ai fait, car c’était nécessaire – et qu’il me faudrait ensuite faire ce que je désirais le moins. Qu’est-ce donc que je désire le moins ? Eh bien, je suppose que c’est quitter le Château et descendre dans le Labyrinthe où doit vivre le Pontife. Et je le ferai. Sans amertume ni colère. Je le fais et je m’en réjouis, car je suis le Pontife et ce Château n’est plus mien. Je me retire dans le Labyrinthe, comme le Divin l’a voulu.

Le Pontife sourit, tendit sa coupe de vin vers le Coronal, vers la Dame, puis vers le Roi des Rêves et la Danipiur. Il en but une petite gorgée et donna la coupe à Carabella pour qu’elle boive à son tour.


FIN DU TOME III
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