LE LIVRE DU CIEL ÉCLATÉ

1

Millilain se rappellerait toujours le jour où le premier des nouveaux Coronals s’était proclamé roi, car ce jour-là, elle avait payé deux saucisses grillées la bagatelle de cinq couronnes.

Il était midi et elle allait retrouver son mari Kristofon à sa boutique sur l’esplanade située près du pont Khyntor. C’était le début du troisième mois de la Pénurie. C’est ainsi que disaient tous les habitants de Khyntor, la Pénurie, mais dans son for intérieur Millilain lui avait trouvé un nom plus réaliste : la famine. Personne ne mourait encore de faim, mais la nourriture commençait à manquer et la situation semblait s’aggraver de jour en jour ; l’avant-veille, Kristofon et elle n’avaient mangé qu’un peu de bouillie qu’il avait faite avec des calimbots séchés et un morceau de racine de ghumba. Ce soir ils dîneraient d’un gâteau de stajja. Et demain – le Divin seul savait ce qu’ils mangeraient demain. Kristofon parlait d’aller chasser de petits animaux tels que le mintun ou le drôle, dans le parc Prestimion. Du filet de mintun ? De la poitrine de drôle rôtie ? Millilain frissonna. Ensuite viendrait probablement le tour du civet de lézard. Avec des feuilles de palmiste bouillies en garniture.

Elle descendit le boulevard Ossier jusqu’à l’endroit où il tournait dans l’avenue du Zimr qui menait à l’esplanade. Et c’est au moment où elle passait devant le poste de la milice que lui parvint l’odeur caractéristique et irrésistible de saucisses grillées.

J’ai des hallucinations, songea-t-elle. Ou bien je rêve.

Il y avait autrefois plusieurs dizaines de marchands de saucisses ambulants le long de l’esplanade. Mais cela faisait des semaines que Millilain n’en avait pas vu un seul. L’approvisionnement en viande devenait difficile : le bétail mourait de faim dans les élevages de l’Ouest à cause du manque de fourrage et l’acheminement des cargaisons en provenance de Suvrael, où tout semblait encore bien aller, étaient perturbées par les troupes de dragons de mer qui pullulaient sur les voies maritimes.

Mais cette odeur de saucisses était tout à fait réelle. Millilain regarda dans toutes les directions, cherchant d’où elle provenait.

Oui ! Là-bas !

Ce n’était ni une hallucination ni un rêve. Aussi incroyable et stupéfiant que cela pût paraître, un marchand de saucisses était apparu sur l’esplanade. C’était un Lii de petite taille, aux épaules voûtées, avec une vieille charrette à bras cabossée où de longues saucisses rouges étaient embrochées au-dessus d’un feu de charbon de bois. Il était là exactement comme s’il ne s’était rien passé, comme s’il n’y avait pas de Pénurie. Comme si les magasins d’alimentation n’ouvraient pas que trois heures par jour, le temps qu’il leur fallait généralement pour écouler tout leur stock. Millilain se mit à courir.

Elle n’était pas la seule. De tous les côtés de l’esplanade, des gens convergeaient vers le marchand ambulant comme s’il distribuait des pièces de dix royaux. Mais, en fait, ce qu’il avait à proposer était beaucoup plus précieux que n’importe quelle pièce d’argent.

Elle courut comme elle ne l’avait jamais fait, les coudes battant l’air, les genoux montant haut, les cheveux flottant dans le dos. Une centaine de personnes au moins se dirigeaient vers le Lii et sa charrette. Il ne pouvait pas avoir de quoi servir tout le monde. Mais Millilain était plus près de lui que les autres : elle avait vu le vendeur en premier, elle courait le plus vite. Une Hjort aux longues jambes était sur ses talons et un Skandar vêtu d’un complet ridicule se rapprochait en poussant des grognements. Qui aurait imaginé qu’un jour on courrait pour acheter des saucisses à un vendeur ambulant ? songea Millilain.

La Pénurie – la famine – avait commencé quelque part à l’Ouest, dans la vallée de Dulorn. Au début, comme cela se passait très loin et dans des endroits qui lui semblaient presque irréels, Millilain n’y avait pas attaché d’importance, elle qui n’avait jamais dépassé Thagobar. À la lecture des premiers rapports, elle avait éprouvé une compassion abstraite pour les gens qu’on disait sur le point de souffrir de la faim à Mazadone, Dulorn et Falkynkip, mais elle avait eu de la peine à le croire – la faim n’existait pas sur Majipoor – et chaque fois qu’elle entendait parler d’un nouveau problème à l’Ouest, qu’il s’agît d’une émeute, d’une migration massive ou d’une épidémie, Millilain avait l’impression que c’était un événement éloigné non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps, que ce n’était pas actuel mais plutôt surgi d’un livre d’histoire, un événement datant du règne de lord Stiamot, par exemple, des milliers d’années auparavant.

Mais un jour Millilain commença à se rendre compte que de temps en temps des denrées comme le nyik, les hingamorts et le glein manquaient dans les magasins où elle faisait ses courses. Les vendeurs lui expliquèrent que c’était dû à la perte des récoltes dans l’Ouest : il n’y avait plus aucun arrivage de la région agricole de la vallée de Dulorn et c’était long et coûteux de faire venir par bateau des marchandises d’ailleurs. Par la suite, des aliments de base comme le stajja et le ricca furent soudain rationnés, même s’ils étaient cultivés localement et bien qu’il n’y eût pas de problèmes agricoles dans la province de Khyntor. Cette fois, l’explication fut que l’excédent de produits alimentaires était envoyé aux régions en détresse. Nous devons tous faire des sacrifices en ces temps de dénuement extrême, etc., etc., disait le décret impérial. Puis on apprit que certaines maladies des plantes s’étaient également déclarées autour de Khyntor et à l’est, jusqu’à Ni-moya. Les parcelles où l’on cultivait le thuyol, le ricca et le stajja furent réduites de moitié, la lusavande fut complètement retirée de la vente, la viande commença à se faire rare. On parla de faire venir des vivres d’Alhanroel et de Suvrael, où la situation était apparemment encore normale. Mais Millilain savait que ce n’étaient que des paroles. Il n’y avait pas assez de cargos sur toute la planète pour transporter des marchandises en provenance des autres continents en quantité suffisante et même si c’était possible, cela reviendrait trop cher. « Nous allons tous mourir de faim », dit-elle un jour à Kristofon.

Et la Pénurie finit par gagner Khyntor.

La Pénurie. La famine.

Kristofon ne pensait pas que quiconque pût mourir de faim. Il était toujours optimiste. Il disait que les choses s’arrangeraient d’une manière ou d’une autre. Mais en attendant, une centaine d’habitants se ruaient désespérément sur un marchand de saucisses.

La Hjort essaya de la dépasser. Millilain lui donna un grand coup d’épaule qui l’envoya rouler par terre. Elle qui n’avait jamais frappé personne. Elle éprouva une sensation bizarre et sa gorge se serra. La Hjort lui hurla des insultes, mais Millilain poursuivit sa course, le cœur battant, les yeux douloureux. Elle bouscula quelqu’un d’autre et, jouant des coudes, réussit à prendre place dans la queue qui se formait. Là-bas, devant, le Lii servait les saucisses avec cette étrange impassibilité propre à son peuple et semblait ne se soucier aucunement de la foule qui se battait devant lui.

Millilain regardait anxieusement la file avancer. Ils étaient sept ou huit devant elle – resterait-il des saucisses quand son tour viendrait ? Elle avait du mal à voir ce qui se passait, si d’autres brochettes étaient mises sur le feu au fur et à mesure de la vente. Y en aurait-il encore pour elle ? Elle avait l’impression d’être un enfant gourmand s’inquiétant de savoir s’il y aurait assez de friandises pour tout le monde. Je suis complètement folle, se dit-elle. Pourquoi attacher tant d’importance à une saucisse ? Mais elle connaissait la réponse. Elle n’avait pas mangé de viande du tout depuis trois jours, à moins qu’on pût qualifier de viande les cinq morceaux de chair de dragon salée et séchée qu’elle avait trouvés Steldi en fouillant dans son buffet, ce dont elle doutait L’odeur de ces saucisses qui grésillaient était extrêmement alléchante. Pouvoir les acheter devint brusquement la chose la plus importante au monde pour Millilain, peut-être la seule chose qui comptait. Elle arriva au début de la queue.

— Deux brochettes, demanda-t-elle.

— Une par client seulement.

— Alors donnez m’en une !

Le Lii hocha la tête. Ses trois yeux luisants ne prêtaient pas beaucoup d’attention à Millilain.

— Cinq couronnes, dit-il.

Millilain eut le souffle coupé. C’était la moitié de son salaire journalier. Elle se rappela qu’une brochette coûtait dix pesants avant la Pénurie. Mais c’était avant la Pénurie.

— Vous plaisantez, dit-elle. Vous ne pouvez pas faire payer cinquante fois l’ancien prix. Même en cette période.

— Payez ou partez ! cria quelqu’un derrière elle.

— Cinq couronnes aujourd’hui, dit le Lii avec calme. Huit la semaine prochaine. Un royal la semaine d’après. Cinq dans trois semaines. Le mois prochain pas de saucisses du tout. Vous en prenez ? Oui ou non ?

— Oui, marmonna Millilain.

Ses mains tremblaient quand elle lui remit les cinq couronnes. Avec une autre couronne elle se paya une chope de bière éventée. Abrutie et épuisée, elle s’éloigna de la file d’un pas lourd.

Cinq couronnes ! C’était le prix qu’elle aurait payé pour un repas complet dans un bon établissement peu de temps auparavant. Mais la plupart des restaurants étaient maintenant fermés et elle avait entendu dire que ceux qui restaient ouverts avaient des listes d’attente de plusieurs semaines. Le Divin seul savait quels étaient leurs prix actuellement. C’était de la folie. Cinq couronnes la brochette de saucisses ! Elle fut prise de remords. Qu’allait-elle dire à Kristofon ? La vérité, décida-t-elle. Elle lui dirait qu’elle n’avait pas pu résister, qu’elle avait cédé à une impulsion, une stupide impulsion. Je n’ai pas pu résister en les sentant griller.

Et si le Lii lui avait demandé huit couronnes ou même un royal ? Cinq royaux ? Elle ne savait pas. Elle supposa qu’elle aurait payé n’importe quel prix tellement l’envie avait été forte.

Elle mordit dans la saucisse comme si elle craignait que quelqu’un la lui arrache des mains. C’était incroyablement bon : moelleux et épicé. Elle se demanda avec quelle sorte de viande elle avait été confectionnée. Mieux vaut ne pas y penser, se dit-elle. Kristofon n’est peut-être pas le seul à avoir eu l’idée de chasser du petit gibier dans le parc.

Elle but une gorgée de bière et porta la brochette à sa bouche.

— Millilain ?

Elle leva les yeux avec étonnement.

— Kristofon !

— J’espérais te trouver là. J’ai fermé la boutique pour venir voir la raison de cet attroupement.

— Un vendeur de saucisses est arrivé tout d’un coup. Comme par enchantement.

— Ah, je vois.

Il avait le regard fixé sur la moitié de saucisse qu’elle tenait à la main.

— Excuse-moi Kris, dit-elle en se forçant à sourire. En veux-tu un morceau ?

— Juste une bouchée. Je suppose que cela ne servira à rien de refaire la queue.

— Il aura bientôt tout vendu, fit Millilain.

S’efforçant de dissimuler qu’elle le faisait à contrecœur, elle lui tendit la brochette et le regarda avec anxiété grignoter un ou deux centimètres de saucisse. Elle se sentit profondément soulagée et très honteuse lorsqu’il tendit le reste.

— Par la Dame, c’était bien bon !

— Encore heureux. Cela m’a coûté cinq couronnes.

Cinq…

— Je n’ai pas pu m’en empêcher, Kris. Rien que de sentir leur odeur flotter dans l’air… j’étais comme une bête sauvage quand j’avançais dans la file. Je poussais, je jouais des coudes, je me battais. Je crois que j’aurais payé n’importe quel prix pour en avoir une. Oh, Kris, je suis vraiment navré !

— Ne t’excuse pas. À quoi d’autre peut-on dépenser son argent ? De toute façon les choses vont bientôt changer. As-tu entendu les nouvelles ce matin ?

— Quelles nouvelles ?

— Au sujet du nouveau Coronal ! Il sera là d’une minute à l’autre. Il doit traverser le pont Khyntor et passer ici même.

— Lord Valentin est-il devenu Pontife ? demanda-t-elle, sidérée. Kristofon secoua la tête.

— Valentin ne compte plus. On dit qu’il a disparu, qu’il a été enlevé par les Métamorphes ou quelque chose comme ça. En tout cas, on a proclamé il y a environ une heure que Sempeturn était devenu Coronal.

— Sempeturn ? Le prêcheur ?

— Lui-même. Il est arrivé à Khyntor hier soir. Le maire l’a appuyé et il parait que le duc s’est réfugié à Ni-moya.

— C’est impossible, Kris ! Un homme ne peut pas s’intituler Coronal comme cela ! Il doit être élu, oint, venir du Mont du Château…

— C’est ce que nous croyions. Mais les temps ont changé. Sempeturn est un véritable homme du peuple. C’est ce dont nous avons besoin en ce moment. Il saura comment regagner la faveur du Divin.

Elle le regarda d’un air incrédule. Elle avait oublié le reste de saucisse qu’elle tenait toujours.

— Ça ne peut pas se passer ainsi. C’est de la folie. Lord Valentin est notre Coronal. Il…

— Sempeturn affirme que c’est un imposteur, que toute cette histoire d’échange de corps ne tient pas debout et que c’est à cause de ses péchés que nous sommes punis par des maladies et la famine. Il dit que le seul moyen de nous sauver, c’est de détrôner le faux Coronal pour mettre à la place quelqu’un qui peut nous ramener dans le droit chemin.

— Et bien entendu Sempeturn prétend être celui-là et nous sommes censés nous incliner devant lui, l’accepter et…

— Le voilà ! cria Kristofon.

Il avait le visage cramoisi et ses yeux étaient étranges. Millilain ne se rappelait pas avoir vu son mari dans un tel état d’excitation. Il était presque fébrile. Elle aussi se sentait excitée, troublée, abasourdie. Un nouveau Coronal ? Sempeturn, ce petit agitateur à la face rougeaude sur le trône de Confalume ? Elle n’arrivait pas à le concevoir. C’était comme si on lui disait que le rouge était vert ou que dorénavant l’eau allait couler de bas en haut.

Une musique stridente retentit brusquement. Un orchestre de musiciens en costumes vert et or arborant le signe de la constellation traversaient le pont en se pavanant et avançaient sur l’esplanade. Ils étaient suivis du maire et d’autres officiers municipaux. Puis, se déplaçant dans un palanquin magnifiquement décoré, souriant et acceptant les acclamations de la foule énorme qui le suivait depuis les faubourgs de Khyntor de l’autre côté du pont, venait un petit homme rubicond à l’épaisse chevelure brune et indisciplinée.

— Sempeturn ! hurlait la foule. Sempeturn ! Vive lord Sempeturn !

— Vive lord Sempeturn ! cria Kristofon.

— C’est un rêve, se dit Millilain. C’est un affreux message que je ne comprends pas.

— Sempeturn ! Lord Sempeturn !

Tous les gens massés sur l’esplanade poussaient maintenant des vivats. Une sorte de frénésie les gagnait. L’esprit engourdi, Millilain avala la dernière bouchée de sa saucisse sans rien sentir et laissa tomber la brochette par terre. Elle avait la sensation que le monde bougeait sous ses pieds. Kristofon continuait de crier d’une voix devenue rauque.

— Sempeturn ! Lord Sempeturn !

Le palanquin passa devant eux : ils n’étaient qu’à une vingtaine de mètres du nouveau Coronal, si on pouvait vraiment l’appeler ainsi. Il tourna la tête et regarda Millilain droit dans les yeux. Alors, stupéfaite et sentant la terreur monter en elle, elle joignit sa voix aux autres :

— Sempeturn ! Vive lord Sempeturn !

2

— Il va où ? demanda Elidath d’un air ahuri.

— À Ilirivoyne, répéta Tunigorn. Il est parti il y a trois jours.

— Je comprends les mots que tu me dis, mais ils ne signifient rien, dit Elidath en secouant la tête. Mon cerveau ne l’accepte pas.

— Le mien non plus, par la Dame ! Mais cela n’en reste pas moins vrai. Il a l’intention d’aller voir la Danipiur et de lui demander pardon pour tous nos torts envers son peuple ou une autre folie de ce genre.

Il y avait seulement une heure que le bateau transportant Elidath était arrivé à Piliplok. Il s’était aussitôt précipité à l’hôtel de ville, espérant que Valentin s’y trouverait encore ou serait au pire sur le point d’embarquer pour Ni-moya. Mais il n’y avait personne de la suite royale sauf Tunigorn qu’il trouva en train de brasser des paperasses d’un air morose dans un petit bureau poussiéreux. Et cette histoire que Tunigorn lui raconta – l’abandon du Grand Périple, le Coronal s’aventurant dans la jungle où vivaient les Métamorphes – non, non, c’en était trop, cela dépassait l’entendement ! La fatigue et le désespoir écrasaient Elidath et il sentit qu’il allait succomber sous leur poids monstrueux.

— J’ai fait la moitié du tour de la planète pour empêcher que cela se produise. Sais-tu ce qu’a été mon voyage, Tunigorn ? Jour et nuit en flotteur jusqu’à la côte, sans jamais s’arrêter. Puis traverser à toute allure une mer infestée de dragons furieux qui à trois reprises se sont tellement approchés de notre navire que j’ai cru qu’ils allaient nous envoyer par le fond. Et arriver enfin à Piliplok à demi-mort d’épuisement pour m’entendre dire que je l’ai manqué de trois jours, qu’il s’est lancé dans cette aventure absurde et dangereuse, alors que peut-être si j’avais voyagé un tout petit peu plus vite, si j’étais parti quelques jours plus tôt…

— Tu n’aurais pas pu le dissuader, Elidath. Personne n’y est arrivé. Ni Sleet, ni Deliamber, ni Carabella…

— Pas même Carabella ?

— Non, répondit Tunigorn.

Le désespoir d’Elidath s’accentua. Il le combattit avec acharnement, refusant de se laisser submerger par la peur et le doute.

— Pourtant Valentin m’écoutera et je réussirai à le faire changer d’avis, dit-il au bout d’un moment. J’en suis persuadé.

— Je crois que tu te fais des illusions, mon ami, dit tristement Tunigorn.

— Alors pourquoi m’as-tu fait venir pour remplir une tâche que tu jugeais irréalisable ?

— Quand je t’ai demandé de venir, j’ignorais tout des projets de Valentin. Je savais seulement qu’il était agité et qu’il nourrissait un dessein étrange et imprudent. Il me semblait qu’en l’accompagnant dans le Périple, tu pourrais l’apaiser et le détourner de ce qu’il avait l’intention de faire. Quand il nous a dévoilé ses intentions en nous faisant comprendre que rien ne pourrait l’y faire renoncer, tu étais depuis longtemps en route vers l’ouest. Tu as fait ce voyage pour rien et je ne peux que te présenter mes excuses.

— J’irai quand même le trouver.

— Je crains que ce soit voué à l’échec.

— Je l’ai suivi jusqu’ici : comment pourrais-je abandonner maintenant ? fit Elidath en haussant les épaules. Après tout, je trouverai peut-être le moyen de le ramener à la raison. Tu m’as bien dit que tu partais le rejoindre demain ?

— Oui, demain midi. Dès que j’en aurai terminé avec les messages et les décrets pour lesquels je me suis attardé ici.

— Emporte-les avec toi, dit Elidath en se penchant en avant d’un air impatient. Nous devons partir dès ce soir !

— Ce ne serait pas sage. Tu m’as dit toi-même que le voyage t’avait épuisé et la fatigue se lit sur ton visage. Repose-toi ici ce soir, mange bien, dors bien, rêve de même, et demain…

— Non ! s’écria Elidath. Ce soir, Tunigorn ! Chaque heure perdue ici le rapproche du territoire Métamorphe ! Ne vois-tu pas quels risques il court ? Je partirai sans toi, s’il le faut, ajouta-t-il en regardant Tunigorn avec froideur.

— Je ne le permettrais pas.

— Ai-je besoin de ta permission pour entreprendre ce voyage ? demanda Elidath en haussant les sourcils.

— Tu me comprends bien. Je ne veux pas te laisser partir seul dans l’inconnu.

— Dans ce cas, accompagne-moi.

— Attends seulement demain.

— Non !

Tunigorn ferma les yeux quelques instants. Puis il dit calmement :

— D’accord. Nous quitterons Piliplok ce soir.

Elidath acquiesça d’un signe de tête.

— Nous louerons un petit bateau rapide et avec de la chance nous le rattraperons avant qu’il arrive à Ni-moya.

— Il ne se dirige pas vers Ni-moya, Elidath, fit Tunigorn d’un air sombre.

— Je ne comprends pas. À ma connaissance il n’existe qu’un seul chemin pour aller à Ilirivoyne, c’est de remonter le fleuve jusqu’à Verf, en amont de Ni-moya, et de là de descendre jusqu’à la Porte de Piurifayne.

— Si seulement il avait suivi cet itinéraire.

— Pourquoi, quelle autre route y-a-t-il ? demanda Elidath, surpris.

— Ce que je vais dire est insensé. Mais c’est lui-même qui a eu cette idée : descendre par Gihorna, puis traverser la Steiche jusqu’au territoire Métamorphe.

— Comment est-ce possible ? fit Elidath en écarquillant les yeux. Gihorna est un endroit perdu et la Steiche est infranchissable. Il le sait bien et le petit Vroon aussi.

— Deliamber a fait de son mieux pour le décourager. Valentin ne l’a pas écouté. Il a fait remarquer qu’en passant par Ni-moya et Verf, il serait obligé de s’arrêter dans chaque ville qui jalonne le trajet pour les cérémonies d’usage du Grand Périple et qu’il ne voulait pas retarder son pèlerinage chez les Métamorphes. Elidath se sentit envahi par l’appréhension et le désarroi.

— Il a donc l’intention de braver les tempêtes de sable et les obstacles naturels de Gihorna, puis de traverser une rivière dans laquelle il a déjà manqué se noyer…

— En effet, tout cela pour aller voir ceux qui ont réussi à le détrôner il y a dix ans…

— C’est de la folie !

— Tout à fait, approuva Tunigorn.

— Tu es d’accord ? Nous partons ce soir ?

— Oui.

Tunigorn tendit la main à Elidath qui la serra dans la sienne et ils restèrent ainsi quelques instants sans parler.

— Je voudrais te poser une question, Tunigorn, dit enfin Elidath.

— Je t’écoute.

— Tu as employé à plusieurs reprises le mot « folie » à propos de l’entreprise de Valentin et moi aussi. D’ailleurs on ne peut pas appeler cela autrement. Mais je ne l’ai pas vu depuis un an ou davantage et tu ne l’as pas quitté depuis son départ du Mont Crois-tu qu’il soit réellement devenu fou ?

— Fou ? Je ne le pense pas.

— Élever le jeune Hissune au principat ? Faire un pèlerinage chez les Métamorphes ?

Tunigorn réfléchit un instant.

— Ni toi ni moi ne l’aurions fait, Elidath. Mais à mon avis ce ne sont pas des preuves de folie, mais de quelque chose d’autre, une bonté, une douceur, une sorte de sainteté que des hommes comme nous ne peuvent pas comprendre tout à fait. Nous avons toujours su que Valentin était différent de nous par certains côtés.

— Je suppose que la sainteté est préférable à la folie, dit Elidath en fronçant les sourcils. Mais crois-tu que c’est un Coronal possédant ces qualités dont Majipoor a le plus besoin en cette époque troublée ?

— Je ne saurais répondre à cette question.

— Moi non plus. Mais j’ai des craintes.

— Moi aussi, dit Tunigorn.

3

Allongé dans l’obscurité, Y-Uulisaan écoutait le vent mugir dans les friches de Gihorna, un vent d’est cinglant qui chassait des tourbillons de sable humide et les précipitait avec insistance contre la toile de la tente.

Le convoi royal avec lequel il voyageait depuis si longtemps se trouvait maintenant à plusieurs centaines de kilomètres au sud-ouest de Piliplok. La Steiche n’était plus qu’à quelques jours de là et après ce serait Piurifayne. Y-Uulisaan mourait d’impatience de traverser enfin la rivière et de respirer de nouveau l’air de sa province natale. Plus le convoi s’en rapprochait, plus ce besoin s’accentuait. Retrouver les siens, être libéré de la tension que lui causait cette interminable mascarade.

Bientôt… Bientôt…

Mais il devait d’abord avertir Faraataa des projets de Valentin.

Le dernier contact qu’ils avaient eu remontait à six jours et à ce moment-là, Y-Uulisaan ignorait encore que le Coronal avait l’intention d’entreprendre un pèlerinage en pays Piurivar. Il fallait absolument que Faraataa le sache. Mais Y-Uulisaan ne disposait d’aucun moyen sûr de l’atteindre, que ce fût par les voies conventionnelles pratiquement inexistantes dans cette région désolée et inhabitée ou par la communion à travers un roi des eaux. Il fallait l’union d’un grand nombre d’esprits pour attirer l’attention d’un roi des eaux et Y-Uulisaan était tout seul.

Il allait quand même essayer. Comme il l’avait déjà fait les trois nuits précédentes, il concentra son énergie mentale et la projeta en avant, s’efforçant d’entrer en relation avec le chef de la rébellion dont le séparaient au moins mille cinq cents kilomètres.

Faraataa ? Faraataa ?

C’était sans espoir. Ce genre de transmission était impossible à établir sans l’intermédiaire d’un roi des eaux. Y-Uulisaan le savait, mais persévéra. Il se forçait à croire qu’il y avait peut-être une chance infime pour qu’un roi des eaux de passage capte la transmission et l’amplifie. Une chance minime, négligeable, mais qu’il n’osait pas laisser passer.

Faraataa ?

L’effort de Y-Uulisaan faisait légèrement trembler sa forme humaine. Ses jambes s’allongèrent, son nez rapetissa. Furieux, il interrompit la transformation avant qu’un de ses voisins de tente ne s’en aperçoive et s’obligea à reprendre sa forme humaine. Depuis qu’il avait adopté cette apparence à Alhanroel, il n’avait pas osé en changer un seul instant de peur qu’on découvre qu’il était un espion Piurivar. Cela créait en lui une tension qui commençait à devenir presque intolérable, mais il conservait la forme qu’il avait adoptée. Il continua de projeter dans la nuit toute son énergie psychique.

— Faraataa ? Faraataa ?

Rien. Le silence. La solitude. Comme d’habitude. Au bout d’un moment, il renonça et essaya de dormir. Le matin était encore loin. Il se rallongea et ferma les yeux qui lui élançaient.

Mais le sommeil ne venait pas. Y-Uulisaan avait de la peine à dormir depuis le début de ce voyage. Il parvenait au mieux à sommeiller. Il était distrait par la violence du vent, le bruit du sable fouettant la toile, la respiration sifflante des courtisans de Valentin qui partageaient sa tente. Et par-dessus tout la souffrance continuelle que provoquait en lui son isolement au milieu d’étrangers hostiles. Il attendit l’aube dans un état de tension extrême.

Puis à ce moment donné, entre l’heure du Chacal et l’heure du Scorpion, il sentit une musique monotone et insinuante effleurer son esprit. Il était tellement tendu que cette intrusion surprenante lui fit perdre un instant le contrôle de son apparence. Il adopta successivement des formes différentes, imitant deux des dormeurs proches de lui, puis redevenant Piurivar pendant une fraction de seconde avant de retrouver la maîtrise de lui-même. Il se dressa sur son séant, le cœur battant, la respiration entrecoupée, et essaya de retrouver la musique.

Oui. Voilà. Un son rauque et plaintif se glissant curieusement dans les intervalles de la gamme. Il reconnut clairement à son timbre et à sa qualité la projection de l’esprit d’un roi des eaux, bien qu’il n’eût jamais été en contact avec celui-ci. Il ouvrit son esprit et, un instant après, il perçut avec un profond soulagement la voix de Faraataa :

Y-Uulisaan ?

Faraataa, enfin ! J’attends cette communication depuis si longtemps !

Elle arrive au moment convenu, Y-Uulisaan.

Oui, je sais. Mais j’avais des nouvelles urgentes à vous donner. J’ai essayé d’entrer en contact avec vous plusieurs nuits de suite. Vous n’avez rien senti ?

Non, rien du tout. Nous sommes actuellement en communication régulière.

Ah.

Où êtes-vous, Y-Uulisaan, et quelles sont ces nouvelles ?

Je suis quelque part dans Gihorna, très au sud de Piliplok et à l’intérieur des terres, non loin de la Steiche. Je voyage toujours avec la suite du Coronal.

Comment se fait-il que le Grand Périple l’ait conduit à Gilhorna ?

Il a abandonné le périple, Faraataa. Il se dirige maintenant vers Ilirivoyne pour conférer avec la Danipiur.

Le silence retomba, un silence chargé d’une telle intensité qu’il était parcouru de crépitements électriques, de sifflements et de grésillements. Au bout d’un moment, Y-Uulisaan se demanda si le contact était définitivement rompu. Mais Faraataa reprit la parole :

La Danipiur ? Qu’attend-il d’elle ?

Son pardon.

Pour quoi, Y-Uulisaan ?

Pour tous les crimes que son peuple a commis envers le nôtre.

Est-il donc devenu fou ?

Quelques-uns de ses partisans le pensent. D’autres disent que c’est seulement la façon de faire de Valentin : il combat la haine par l’amour.

Il y eut de nouveau un long silence.

Il ne faut pas qu’il lui parle, Y-Uulisaan.

C’est aussi mon avis.

Ce n’est pas le moment de pardonner, mais de lutter, sinon nous ne vaincrons pas. Je l’empêcherai de la voir. Il ne doit pas la rencontrer. Il veut peut-être essayer de trouver un compromis avec elle et il n’en est pas question !

Je comprends.

Nous tenons presque la victoire. Le gouvernement est en train de tomber. L’ordre est renversé. Savez-vous qu’il y a trois faux Coronals. L’un à Khyntor, l’autre à Ni-moya et le troisième à Dulorn.

Est-ce vrai ?

Très certainement. Vous ne le saviez pas ?

Non. Et je pense que Valentin l’ignore aussi. Nous sommes très loin de la civilisation ici. Trois faux Coronals ! C’est le commencement de la fin pour eux, Faraataa !

Nous le croyons aussi. Tout se passe bien. Les maladies continuent à s’étendre. Grâce à vous, Y-Uulisaan, nous avons pu trouver les moyens de contrecarrer les mesures prises par le gouvernement et d’aggraver la situation. Zimroel est plongé dans le chaos. Les premières grosses difficultés commencent à surgir sur Alhanroel. La victoire est à nous !

La victoire est à nous, Faraataa !

Mais nous devons empêcher le Coronal d’atteindre Ilirivoyne. Si c’est possible, dites-moi exactement où vous êtes.

Nous avons voyagé de Piliplok en flotteur pendant trois jours en direction de la Steiche. Ce soir j’ai entendu quelqu’un dire que nous ne sommes pas à plus de deux jours de la rivière, peut-être moins. Hier le Coronal et quelques membres de sa suite sont partis en avant du gros de la caravane. Ils doivent y être presque arrivés maintenant.

Et comment compte-t-il traverser la Steiche ?

Ça, je l’ignore. Mais…

Allez ! Saisissez-le !

Le cri interrompit brusquement le contact avec Faraataa. Deux énormes silhouettes se dressèrent dans l’obscurité et fondirent sur lui. Ahuri, pris au dépourvu, Y-Uulisaan eut le souffle coupé.

Il s’aperçut que c’étaient l’immense guerrière Lisamon Hultin et Zalzan Kavol, le Skandar hirsute qui l’empoignaient. Le Vroon Deliamber se tenait à distance respectueuse, les tentacules se tortillant dans tous les sens.

— Que faites-vous ? demanda Y-Uulisaan. Vous n’avez pas le droit !

— Voyez-vous ça ! fit l’Amazone d’un air joyeux.

— Lâchez-moi immédiatement !

— Certainement pas, sale espion ! grommela le Skandar. Y-Uulisaan essaya désespérément de se dégager de l’étreinte de ses assaillants, mais il n’était qu’un jouet entre leurs mains. Il fut pris de panique et sentit que le contrôle de son apparence commençait à lui échapper. Il était impuissant à y remédier, même si cela révélait qui il était en réalité. Ils le retinrent tandis qu’il se démenait, se tordait et passait frénétiquement d’une forme à l’autre, devenant successivement une masse d’épines et de nœuds ou un long serpent sinueux. Incapable de se libérer, tellement épuisé par la communication avec Faraataa qu’il ne pouvait utiliser aucun de ses moyens de défense, la décharge électrique ou ses autres armes, il se mit à hurler et à gronder jusqu’au moment où le Vroon porta un tentacule à son front et lui envoya une décharge d’énergie. Y-Uulisaan s’affaissa, à demi conscient.

— Amenons-le au Coronal, dit Deliamber. Nous l’interrogerons en sa présence.

4

Tout au long de cette journée, tandis qu’il se dirigeait vers l’ouest dans la direction de la Steiche, Valentin vit le paysage changer constamment de façon spectaculaire : la monotonie de Gihorna fut remplacée par la mystérieuse luxuriance de la forêt tropicale Piurifayne. Il avait laissé derrière lui le littoral avec ses dunes, ses touffes d’herbe dentée clairsemées et en broussaille et ses petits arbres rabougris aux feuilles jaunes et souples. La terre n’était plus aussi sablonneuse, elle devenait toujours plus sombre, plus fertile et portait une végétation exubérante. L’odeur âcre de la mer avait fait place à celle, douce et musquée, de la forêt. Valentin savait pourtant que ce n’était qu’un pays de transition. La vraie jungle s’étendait plus loin devant, de l’autre côté de la Steiche, un univers étrange et brumeux, à la végétation sombre et dense, aux collines et aux montagnes enveloppées de brouillard : le royaume des Changeformes.

Ils atteignirent la rivière environ une heure avant le crépuscule. Le flotteur de Valentin arriva le premier, suivi des deux autres quelques minutes plus tard. Il fit signe à leur capitaine de placer les véhicules le long de la rive. Puis il descendit du flotteur et s’avança jusqu’au bord de l’eau.

Valentin avait de bonnes raisons de se souvenir de cette rivière. Il l’avait descendue pendant ses années d’exil, quand ses compagnons jongleurs et lui fuyaient le courroux des Métamorphes d’Ilirivoyne. Et maintenant, regardant le courant rapide de la Steiche, son esprit remontait le temps pour une évocation fugitive de cette folle course à travers le territoire Piurifayne noyé sous la pluie, la bataille sanglante livrée contre des Changeformes embusqués au cœur de la jungle et les frères de la forêt si semblables à des singes qui les avaient ensuite sauvés en les conduisant jusqu’à la Steiche. Valentin se remémora aussi la terrifiante et funeste descente en radeau de la rivière impétueuse au milieu des récifs menaçants, de tourbillons et de rapides, dans l’espoir de rejoindre Ni-moya et la sécurité…

Mais à cet endroit il n’y avait ni rapides, ni rochers acérés fendant la surface tourbillonnante, ni hautes parois rocheuses bordant le lit du cours d’eau. Ici la rivière coulait vite, mais elle était large, calme et navigable.

— Est-il possible que ce soit vraiment la Steiche ? demanda Carabella. Cela ne ressemble guère à la rivière qui nous a donné tant de mal.

— C’était plus au nord, fit remarquer Valentin en hochant la tête. Cette partie-là semble plus calme.

— Mais pas vraiment accueillante. Pouvons-nous la traverser ?

— Il le faut, dit Valentin, le regard fixé sur la lointaine rive ouest derrière laquelle se trouvait le territoire Piurifayne.

Le crépuscule commençait à tomber et dans l’obscurité grandissante, la province Métamorphe paraissait impénétrable, inaccessible, hermétique. L’humeur du Coronal s’assombrit de nouveau. Cette expédition dans la jungle était-elle de la folie ? Cette entreprise était-elle absurde, naïve, vouée à l’échec ? Peut-être. Son imprudente quête du pardon de la reine des Changeformes ne se solderait peut-être que par la moquerie et la honte. Peut-être alors ferait-il mieux de renoncer à cette couronne qu’il n’avait jamais vraiment convoitée et de confier le pouvoir à un homme plus rude et plus décidé que lui. Peut-être. Peut-être.

Il remarqua qu’une étrange silhouette indolente avait émergé de l’eau sur l’autre rive et se déplaçait avec lenteur au bord de la rivière : une longue créature au corps gonflé, à la peau bleu pâle, avec un seul œil, énorme et triste, au sommet de sa tête bulbeuse. Frappé par la laideur et la lourdeur de l’animal, Valentin le vit baisser la tête vers le sol boueux de la berge et commencer à la remuer de droite à gauche comme s’il essayait de creuser un trou avec son museau.

Sleet s’approcha. Entièrement accaparé par l’observation de la bête, Valentin le fit attendre quelques instants en silence avant de se tourner vers lui. Il lui sembla que Sleet était pensif, voire inquiet.

— Nous allons bivouaquer ici cette nuit, n’est-ce pas, monseigneur ? demanda Sleet. Et attendre le matin pour voir si les flotteurs pourront traverser avec un courant aussi rapide ?

— C’est en effet mon intention.

— Sauf votre respect, monseigneur, vous pourriez envisager la traversée de la rivière cette nuit même, si c’est possible.

Valentin fronça les sourcils. Il éprouvait un curieux détachement : les paroles de Sleet semblaient venir de très loin.

— Si j’ai bonne mémoire, nous avions prévu de passer la matinée de demain à faire des essais avec les flotteurs, mais d’attendre de ce côté-ci de la rivière que le reste du convoi nous rejoigne avant de pénétrer vraiment en territoire Piurifayne. C’est bien cela ?

— Oui, monseigneur, mais…

— Eh bien, dans ce cas, il faudrait donner l’ordre d’établir le camp avant la nuit, Sleet, coupa Valentin.

Le Coronal écarta le sujet de son esprit et se tourna de nouveau vers la rivière.

— Vois-tu cet animal singulier sur l’autre rive ?

— Vous voulez parler du gromwark ?

— C’en est un ? Pourquoi crois-tu qu’il frotte ainsi son museau contre le sol ?

— À mon avis, il creuse un terrier où s’abriter quand la tempête se lèvera. Ces animaux vivent dans l’eau mais celui-ci s’imagine sans doute que la rivière sera trop agitée et…

— La tempête ? dit Valentin.

— Oui, monseigneur. C’est ce que j’essayais de vous dire. Regardez le ciel, monseigneur !

— Il s’assombrit. La nuit tombe.

— Regardez vers l’est, précisa Sleet.

Valentin se retourna et porta le regard vers Gihorna. Le soleil aurait déjà dû être presque couché : il s’attendait à ce que le ciel fût gris ou même noir à cette heure-là. Au lieu de cela, il contempla un étrange coucher de soleil contraire à la nature : le ciel était zébré de tons pastel, rose teinté de jaune et vert pâle à l’horizon. Les couleurs semblaient vibrer curieusement, comme si le ciel émettait des pulsations. Le monde paraissait extraordinairement calme. Valentin percevait le bruit que faisait la rivière en coulant, mais rien d’autre, pas même le chant habituel des oiseaux à la tombée du jour ni les notes aiguës et insistantes des petites grenouilles rousses qui vivaient là par milliers. L’air avait la sécheresse du désert et semblait prêt à s’enflammer.

— Une tempête de sable se prépare, monseigneur, dit posément Sleet.

— En es-tu sûr ?

— Elle doit se lever en ce moment sur la côte. Nous avons eu un vent d’est toute la journée et c’est de là que proviennent les tempêtes de Gihorna, de l’océan. Un vent sec soufflant de la mer, avez-vous déjà vu cela, monseigneur ? Moi pas.

— Je déteste les vents secs, murmura Carabella. C’est comme celui que les pêcheurs de dragon appellent le « Message ». Cela me porte sur les nerfs.

— Connaissez-vous ces tempêtes ? demanda Sleet.

Valentin hocha la tête d’un air tendu. La géographie était une matière importante dans l’éducation d’un Coronal. Les grandes tempêtes de sable de Gihorna étaient peu fréquentes mais célèbres : des vents furieux balayaient les dunes, entraînant avec une violence irrésistible des tonnes de sable qu’ils déposaient dans l’intérieur du pays. Il n’y en avait que deux ou trois par génération mais on s’en souvenait longtemps.

— Que va-t-il arriver aux autres ? demanda Valentin.

— Ils vont certainement essuyer la tempête, répondit Sleet. C’est peut-être déjà fait, sinon cela ne saurait tarder. Les tempêtes de Gihorna sont rapides. Écoutez, monseigneur. Écoutez !

Le vent se levait.

Valentin entendit un sifflement encore lointain qui commençait tout juste à rompre le silence anormal. Cela ressemblait au premier murmure de colère d’un géant en train de se réveiller, une colère montant lentement et qui allait manifestement céder la place à un rugissement terrifiant et dévastateur.

— Et nous ? dit Carabella. La tempête viendra-t-elle jusqu’ici, Sleet ?

— Le gromwark croit que oui. Il cherche un refuge sous terre en attendant que les choses se calment. Puis-je vous donner un conseil, monseigneur ? dit-il à Valentin.

— Si tu veux.

— Nous devrions traverser la rivière maintenant, tant que c’est encore possible. Si la tempête s’abat sur nous, elle risque de détruire les flotteurs ou de les endommager à tel point qu’ils ne pourront plus aller sur l’eau.

— Plus de la moitié de ma suite est encore à Gihorna !

— S’ils sont encore vivants.

— Deliamber… Tisana… Shanamir !

— Je sais, monseigneur. Mais nous ne pouvons plus rien pour eux maintenant. Si nous voulons poursuivre cette expédition, nous devons passer la rivière et plus tard cela risque d’être impossible. De l’autre côté nous pourrons nous cacher dans la jungle et y camper en attendant que les autres nous rejoignent, si jamais ils en réchappent. Mais en restant ici, nous courons le risque d’être coincés, de ne pouvoir ni avancer ni rebrousser chemin.

Triste perspective et tout à fait plausible, songea Valentin. Mais pourtant il hésitait encore à entrer en territoire Piurifayne alors qu’un grand nombre des êtres qui lui étaient le plus cher étaient confrontés à un sort incertain dans la tourmente de sable de Gihorna. L’espace d’un instant, il éprouva le besoin impérieux d’ordonner que les flotteurs repartent à l’est pour chercher le reste de la suite royale. Mais il comprit que ce serait de la folie. Il ne réussirait qu’à mettre davantage de vies en danger. La tempête n’arriverait peut-être pas si loin à l’ouest ; dans ce cas, il serait préférable d’attendre qu’elle s’apaise puis de retourner à Gihorna chercher les survivants.

Il restait calme et silencieux, regardant d’un air morne ce royaume de ténèbres si curieusement éclairé par la terrifiante clarté de la tempête de sable.

Le vent continuait à s’intensifier. Valentin se rendit compte que la tempête allait les atteindre, les balayer et peut-être s’enfoncer loin dans la jungle de Piurifayne avant de s’apaiser.

Soudain il écarquilla les yeux de surprise et montra quelque chose du doigt.

— Voyez-vous des lumières se rapprocher ? On dirait un flotteur.

— Par la Dame ! s’exclama Sleet d’une voix rauque.

— Est-ce que ce sont eux ? demanda Carabella. Croyez-vous qu’ils ont pu échapper à la tempête ?

— Il n’y a qu’un seul flotteur, dit posément Sleet. Et il ne fait pas partie du convoi royal, dirait-on.

Valentin était arrivé à la même conclusion au même moment. Les flotteurs royaux étaient d’énormes véhicules pouvant contenir quantité de passagers et de matériel. Celui qui arrivait maintenant vers eux en provenance de Gihorna ressemblait plutôt à un petit flotteur privé, un modèle pour deux ou quatre passagers : il n’avait que deux projecteurs pas très puissants alors que les gros flotteurs en avaient trois, au faisceau très lumineux.

Le véhicule s’arrêta à moins de dix mètres du Coronal. Les gardes de Valentin s’élancèrent aussitôt pour l’entourer de leurs lanceurs d’énergie prêts à faire usage. Les portes du flotteur s’ouvrirent et deux hommes en sortirent en titubant, l’air hagard et épuisé.

— Tunigorn ? Elidath ? s’écria Valentin, interloqué.

Cela semblait impossible ; ce devait être un rêve, une hallucination. À cet instant, Tunigorn aurait dû être à Piliplok, expédiant les tâches administratives courantes. Et Elidath ? Comment pouvait-il être là ? Elidath se trouvait à des milliers de kilomètres, au Château. Valentin ne s’attendait pas plus à le rencontrer dans cette sombre forêt à la lisière de Piurifayne que sa propre mère la Dame.

Pourtant cet homme de haute taille aux sourcils touffus et au menton creusé d’une fossette était incontestablement Tunigorn ; et son compagnon, encore plus grand, aux yeux perçants et au visage carré, était sans aucun doute Elidath. À moins que… À moins que…

Le vent redoublait de violence. Valentin eut l’impression qu’il était chargé de petits grains de sable.

— Est-ce vraiment vous ou deux Changeformes ayant revêtu votre apparence ? demanda-t-il aux deux hommes.

— C’est nous, Valentin, c’est bien nous ! s’écria Elidath en tendant les bras vers le Coronal.

— Par le Divin, il dit vrai, fit Tunigorn. Nous ne sommes pas des Métamorphes et nous avons voyagé jour et nuit pour te rejoindre ici.

— Oui, fit Valentin, je vous croîs.

Il était prêt à se jeter dans les bras tendus d’Elidath, mais ses propres gardes s’interposèrent. Mécontent, Valentin leur fit signe de s’écarter et étreignit Elidath. Puis après s’être dégagé, il fit un pas en arrière pour examiner son plus vieux et son meilleur ami. Cela faisait bien plus d’un an qu’ils ne s’étaient pas vus, mais Elidath semblait avoir vieilli de dix ans. Il avait l’air las, exténué, usé. Valentin se demanda si c’était dû aux soucis de la régence ou à la fatigue du long voyage jusqu’à Zimroel. Valentin l’avait toujours considéré comme un frère, car ils étaient du même âge et avaient le même état d’esprit. Mais Elidath était brusquement devenu un vieil homme harassé.

— Monseigneur, la tempête… dit Sleet.

— Un instant, fit Valentin d’un ton brusque en lui faisant signe de s’éloigner. J’ai beaucoup de choses à apprendre.

— Pourquoi es-tu venu jusqu’ici ? demanda-t-il à Elidath.

— Pour te supplier de ne pas t’exposer davantage au péril.

— Qu’est-ce qui t’a fait croire que j’étais en danger ?

— On m’a dit que tu avais l’intention de pénétrer en territoire Piurifayne et de parler aux Métamorphes, dit Elidath.

— Cette décision est très récente. Tu as dû quitter le Mont des semaines et même des mois avant que l’idée m’en soit venue. C’est ainsi que tu me sers, Elidath ? ajouta Valentin avec irritation. En abandonnant ta place au Château et en parcourant de ton propre chef la moitié de la planète pour venir contrecarrer ma politique ?

— Ma place est auprès de toi, Valentin.

— Je t’ai salué et embrassé par affection, dit Valentin en se renfrognant. Mais je regrette que tu sois là.

— Moi aussi, dit Elidath.

— Monseigneur, insista Sleet La tempête arrive sur nous ! Je vous prie…

— C’est vrai, dit Tunigorn, il y a une tempête de sable. Une de ces impressionnantes tempêtes de Gihorna. Nous l’avons entendu faire rage le long de la côte en venant à ta rencontre et elle nous a accompagnés pendant tout le trajet. Elle sera là dans une heure, une demi-heure, peut-être moins, monseigneur !

Valentin sentit une angoisse l’oppresser. La tempête, la tempête ! Bien sûr, Sleet avait raison : il fallait agir. Mais il avait tant de questions à poser, tant de choses à apprendre.

— Vous avez dû passer près de l’autre campement. Lisamon, Deliamber, Tisana… sont-ils sains et saufs ?

— Ils essaieront de se protéger du mieux possible. Nous devons faire de même. Il faut se diriger à l’ouest, chercher refuge au plus profond de la jungle avant que la tempête nous rejoigne…

— C’est exactement ce que j’ai conseillé, dit Sleet.

— Très bien, fit Valentin.

— Fais préparer nos flotteurs pour la traversée, ajouta-t-il à l’intention de Sleet.

— À vos ordres, monseigneur, dit celui-ci avant de s’éloigner en courant.

— Qui gouverne au Château en ton absence ? demanda le Coronal à Elidath.

— J’ai nommé un conseil de régence composé de Stasilaine, Divvis et Hissune.

— Hissune ?

Le rouge monta aux joues de Elidath.

— Je croyais que tu souhaitais pour lui une ascension rapide dans le gouvernement.

— En effet. Tu as bien fait, Elidath. Mais je suppose que d’aucuns n’ont pas du tout apprécié ton choix.

— C’est vrai. Le prince Manganot de Banglecode, le duc d’Halanx et…

— Inutile de me donner leurs noms, dit Valentin. Je sais de qui il s’agit. Je pense qu’ils changeront d’avis à la longue.

— Je le pense aussi. Ce garçon est étonnant, Valentin. Rien ne lui échappe. Il apprend à une vitesse incroyable. Il agit avec une grande sûreté. Et quand il commet une erreur, il sait en tirer la leçon. Il me fait un peu penser à toi au même âge.

— Non, Elidath, dit Valentin en secouant la tête. Il ne me ressemble pas du tout. C’est d’ailleurs ce que j’apprécie le plus chez lui. Nous voyons les mêmes choses, mais notre optique est différente.

Il prit en souriant le bras d’Elidath.

— Tu as compris mes intentions à son sujet ? demanda-t-il doucement.

— Je crois que oui.

— Est-ce que cela t’inquiète ?

— Tu sais bien que non, Valentin, répondit Elidath en soutenant son regard.

— Oui, je le sais, dit le Coronal.

Il enfonça les doigts dans le bras de Elidath, puis le relâcha et se détourna avant qu’Elidath ne remarque l’état soudain de ses yeux.

Le vent maintenant chargé de sable et mugissant de manière inquiétante se lançait à l’assaut du bosquet d’arbres frêles qui se dressaient à l’est, déchiquetant leurs larges feuilles comme une foule de couteaux invisibles. Sentant le sable lui cingler le visage, Valentin releva sa cape pour se protéger. Les autres l’imitèrent. Une grande activité régnait au bord de la rivière où Sleet dirigeait la transformation des flotteurs en véhicules amphibies.

— Nous t’apportons quantité de nouvelles étranges, Valentin, dit Tunigorn.

— Qu’attendez-vous pour me les annoncer !

— L’expert agricole qui a voyagé avec nous depuis Alaisor…

— Y-Uulisaan ? Lui est-il arrivé quelque chose ?

— C’est un espion Changeforme, monseigneur. Valentin eut l’impression de recevoir un coup de poing.

Comment ?

— C’est Deliamber qui l’a surpris une nuit : le Vroon sentait quelque chose de bizarre et s’est mis à rôder jusqu’au moment où il a trouvé Y-Uulisaan en communication avec un interlocuteur lointain. Il a ordonné à Zalzan Kavol et à Lisamon Hultin de s’emparer de lui, et alors Y-Uulisaan a commencé à changer de forme comme un démon pris au piège.

— C’est incroyable ! éclata Valentin. Ainsi pendant des semaines nous avons voyagé avec un espion auquel j’ai révélé nos plans pour venir à bout des maladies qui frappent les provinces agricoles… non ! Non ! Qu’ont-ils fait de lui ?

— Ils voulaient te l’amener ce soir pour que tu l’interroges, dit Tunigorn. Mais la tempête s’est levée et Deliamber a jugé plus sage d’attendre au camp qu’elle s’apaise.

— Monseigneur ! cria Sleet de la rive. Nous sommes prêts à tenter la traversée !

— Ce n’est pas tout, reprit Tunigorn.

— Viens. Tu me raconteras cela pendant le passage de la rivière. Ils se hâtèrent vers les flotteurs. Le vent devenu implacable ployait les arbres presque jusqu’à terre. Carabella qui marchait près de Valentin trébucha et serait tombée s’il ne l’avait pas retenue. Il l’entoura étroitement de son bras : elle était tellement gracile et légère qu’un coup de vent risquait de l’emporter.

— Le jour où j’ai quitté Piliplok, on a appris l’existence d’un nouveau soulèvement, dit Tunigorn. À Khyntor, un prêcheur itinérant nommé Sempeturn s’est proclamé Coronal et une partie de la population l’a suivi.

— Ah, fit doucement Valentin comme frappé en plein cœur.

— Ce n’est pas tout. On dit qu’à Dulorn aussi il y a un faux Coronal : un Ghayrog du nom de Ristimaar. Et il parait qu’il y en a encore un autre à Ni-moya, mais j’ignore comment il s’appelle. Le bruit court de même qu’un faux Pontife a fait son apparition à Velathys, à moins que ce soit à Narabal. Nous n’avons aucune certitude, monseigneur, étant donné le mauvais fonctionnement des transmissions.

— C’est bien ce que je pensais, dit Valentin d’une voix terriblement calme. Le Divin est vraiment furieux contre nous. Le royaume se disloque. Le ciel lui-même va s’effondrer sur nous.

— Montez dans le flotteur, monseigneur ! cria Sleet.

— Trop tard, murmura Valentin. Nous n’obtiendrons pas le pardon.

Au moment où ils se précipitaient dans les véhicules, la tempête éclata avec fureur. Il y eut d’abord un étrange moment de silence, comme si l’air lui-même s’était retiré, pris de terreur devant l’approche des vents, supprimant avec son départ les possibilités de transmission du son. Mais l’instant d’après, il y eut une sorte de coup de tonnerre, mais étouffé, sans résonance, un grand coup sourd et bref. Et dans son sillage arriva la tempête, hurlant, grondant, rendant l’air opaque avec les tourbillons de sable qu’elle soulevait.

Valentin avait eu le temps d’entrer dans le flotteur. Carabella était tout contre lui et Elidath à proximité. Le véhicule, tel un gros amorfibot, s’arracha pesamment en tanguant à la dune où il s’était assoupi, prit la direction de la rivière et commença à la traverser.

L’obscurité était tombée, mais il subsistait une lueur rouge-vert qui semblait presque produite par les masses d’air en mouvement. La rivière était devenue noire et sa surface se ridait et se creusait de manière inquiétante selon les brusques changements de la pression atmosphérique. Le sable, projeté avec la violence de la grêle, criblait l’eau agitée. Carabella avait des haut-le-cœur et suffoquait et Valentin luttait contre un irrésistible étourdissement. Le flotteur ruait et se cabrait avec rage ; son nez se levait et retombait en giflant l’eau, se relevait et piquait derechef. Le sable tourbillonnant dessinait derrière les fenêtres des motifs d’une insolite joliesse, mais il devint rapidement presque impossible de voir à travers, bien que Valentin eût l’impression d’avoir aperçu le flotteur de gauche dressé sur sa queue s’immobiliser un instant dans une position impossible avant de commencer à s’enfoncer dans la rivière.

Puis tout devint invisible à l’extérieur de son flotteur et les seuls bruits perceptibles étaient les hurlements du vent et le tambourinement régulier du sable contre la coque du véhicule.

Valentin sentit un étourdissement le gagner, étrangement apaisant. Il eut l’impression que le flotteur pivotait de manière cadencée le long de son axe longitudinal et commençait à faire des embardées de plus en plus violentes. Il comprit que les rotors à effet de sol étaient très probablement en train de perdre le peu d’appui qu’ils avaient sur la surface violemment agitée et que le véhicule n’allait pas tarder à basculer.

— Cette rivière est maudite, dit Carabella.

En effet, songea Valentin. Il semblait que la Steiche fût victime d’un mauvais sort ou qu’elle fut elle-même un esprit malfaisant acharné à sa perte. Nous allons tous périr noyés, se dit-il. Mais il demeurait étrangement calme.

— La rivière qui a déjà failli m’engloutir mais à laquelle j’ai réussi à échapper a attendu tout ce temps d’avoir une seconde chance. Et cette chance, elle l’a maintenant.

Cela n’avait pas d’importance. En fin de compte, rien n’avait vraiment d’importance. Vie, mort, paix, guerre, joie, tristesse : tout cela revenait au même, c’étaient des mots dépourvus de sens, de simples sons, des enveloppes vides. Valentin ne regrettait rien. On lui avait demandé de servir le royaume, il l’avait fait. Du mieux qu’il avait pu. Il ne s’était dérobé à aucun devoir, n’avait trahi aucune confiance, ne s’était jamais parjuré. Il allait maintenant retourner à la Source, car la rivière était en furie à cause du vent et allait tous les engloutir. Cela n’avait pas d’importance. Cela n’avait pas d’importance.

— Valentin !

Un visage à quelques centimètres du sien. Des yeux plongeant dans les siens. Une voix criant un nom qu’il croyait connaître, le criant encore.

— Valentin ! Valentin !

Une main lui agrippant le bras, le secouant, le poussant. À qui appartenaient ce visage, ces yeux, cette voix, cette main ?

— On dirait qu’il est en transe, Elidath.

Une autre voix. Plus légère, plus claire, tout près de lui. Carabella ? Oui. Carabella. Qui était Carabella ?

— Nous manquons d’air ici. Les ouvertures sont obstruées par le sable – nous allons étouffer si nous ne nous noyons pas !

— Pouvons-nous sortir ?

— Par l’écoutille de sécurité. Mais il faut le sortir de là. Valentin ! Valentin !

— Qui est-ce ?

— Elidath. Qu’est-ce que tu as ?

— Rien. Rien du tout.

— Tu sembles à moitié endormi. Laisse-moi détacher ta ceinture de sécurité. Lève-toi, Valentin ! Lève-toi. Le flotteur va couler dans cinq minutes.

— Ah.

— Valentin, je t’en prie, écoute-le !

C’était l’autre voix, plus aiguë, celle de Carabella.

— Nous tournons sur nous-mêmes. Il faut quitter le flotteur et rejoindre la rive à la nage. C’est notre seul espoir. Un des flotteurs a déjà sombré et nous ne voyons pas l’autre, et… oh, Valentin, s’il te plaît ! Lève-toi ! Respire à fond ! Voilà. Encore une fois. Encore.

— Maintenant, donne-moi la main – prends l’autre, Elidath ; nous allons le conduire à l’écoutille… là… là… continue à avancer, Valentin…

Oui. Il fallait avancer. Valentin sentit de petits courants d’air passer devant son visage. Il entendit le léger bruit que faisait le sable en tombant. Oui. Oui. Grimpe ici, tortille-toi pour passer, pose un pied ici et l’autre là, avance – avance – tiens ceci – tire – tire…

Il grimpa comme un automate, ne comprenant encore que vaguement ce qui se passait, jusqu’à ce qu’il arrive en haut de l’échelle de secours et passe la tête par l’écoutille de sécurité.

Un brusque souffle d’air pur – chaud, sec, chargé de sable – lui balaya brutalement le visage. Il suffoqua, respira et avala du sable, eut des haut-le-cœur et cracha. Mais il était réveillé. S’accrochant à la barre qui bordait l’écoutille, il regarda dans la nuit déchirée par la tempête. L’obscurité était totale ; l’étrange lueur s’était beaucoup atténuée ; des jets de sable fouettaient encore implacablement l’air, une succession de petits tourbillons lui cinglant les yeux, les narines, les lèvres.

On ne voyait presque rien. Ils étaient vers le milieu de la rivière, mais aucune des deux rives n’était visible. Le flotteur était très incliné, dans une position précaire et difficile, émergeant de moitié du tumulte de la rivière. Il n’y avait aucun signe des autres véhicules. Valentin crut voir des têtes s’agiter dans l’eau, mais il était difficile d’en être sûr : le sable masquait tout et le simple fait de garder les yeux ouverts était un supplice.

— Vas-y ! Saute, Valentin ! cria la voix d’Elidath.

— Attends.

Valentin regarda en arrière. Carabella se tenait au-dessous de lui sur l’échelle, le teint pâle, effrayée, tout hébétée. Il lui tendit la main et elle sourit en constatant qu’il avait retrouvé ses esprits. Il l’attira à lui ; elle le rejoignit d’un bond et reprit son équilibre au bord de l’écoutille, avec l’agilité d’une acrobate, aussi svelte et robuste qu’à l’époque où elle jonglait.

Le sable remplissant l’air était insupportable. Ils nouèrent leurs bras et plongèrent.

Ils eurent l’impression en pénétrant dans l’eau de heurter une surface solide. Il se cramponna à Carabella, mais elle lui fut arrachée au moment de l’impact. Valentin se sentit happé par l’eau et s’immergea presque entièrement. Il donna un coup de pied, se détendit et regagna la surface. Il appela Carabella, Elidath et Sleet, mais il ne vit personne. Même au niveau de l’eau, il était impossible de se protéger contre le sable qui se déversait comme une pluie et rendait le flot affreusement turbide.

Je pourrais presque marcher dessus jusqu’à la rive, se dit Valentin.

Il discerna sur sa gauche l’immense silhouette du flotteur qui s’enfonçait lentement : il contenait encore suffisamment d’air pour flotter et la consistance de la rivière gorgée de sable, semblable à celle d’un pudding, opposait une légère résistance à son entrée dans la Steiche. Mais il était hors de doute que le flotteur était en train de sombrer et Valentin savait que lorsqu’il serait complètement submergé, cela provoquerait de dangereux remous alentour. Il essaya de toutes ses forces de s’éloigner, tout en cherchant ses compagnons du regard.

Le flotteur disparut. Une immense vague s’éleva et le recouvrit.

Valentin fut immergé, remonté très peu de temps à la surface, fut englouti par une seconde vague et eut les jambes happées par un tourbillon. Il se sentit entraîné vers le fond. Ses poumons le brûlaient : étaient-ils remplis d’eau, de sable ? L’apathie qui s’était emparée de lui à bord du flotteur s’était complètement dissipée ; il donnait des coups de pied, se débattait, luttait pour surnager. Il se heurta à quelqu’un dans l’obscurité, s’agrippa à lui, lâcha son étreinte, replongea. Puis il fut pris d’une nausée et crut qu’il ne pourrait jamais remonter ; mais il sentit des bras vigoureux le saisir et commencer à le hisser. Comprenant qu’il commettait une erreur en résistant aussi frénétiquement à la rivière, il se décontracta. Il respira plus facilement et flotta à la surface avec aisance. Son sauveteur l’abandonna et s’évanouit dans les ténèbres, mais Valentin constata qu’il était près d’une des rives et, abruti et exténué, il s’en rapprocha jusqu’à ce que ses bottes imbibées d’eau touchent le fond. Lentement, pataugeant dans le liquide sirupeux, il se dirigea vers la rive et se hissa sur la berge boueuse où il tomba la tête la première. Il aurait voulu pouvoir fouir la terre détrempée comme le gromwark et se cacher en attendant la fin de la tempête.

Au bout d’un moment, quand il eut repris son souffle, il s’assit et regarda autour de lui. L’air était encore rempli de sable, mais il n’avait plus besoin de couvrir son visage et le vent semblait en train de tomber. À quelques mètres de lui en aval, un des flotteurs était échoué au bord de la rivière ; il ne vit aucune trace des deux autres. Trois ou quatre silhouettes étaient affalées tout près de là : vivants ou morts, il n’aurait su le dire. Des voix faibles et étouffées résonnaient au loin. Valentin était incapable de dire s’il se trouvait sur la rive de Piurifayne ou sur celle de Gihorna, mais il supposa qu’il était en territoire Changeforme car il lui sembla qu’un rideau de végétation impénétrable s’élevait derrière lui.

Il se leva.

— Monseigneur ! Monseigneur !

— Sleet ? Par ici !

La petite silhouette agile de Sleet émergea des ténèbres. Carabella l’accompagnait et Tunigorn les suivait de près. Valentin les étreignit tour à tour avec gravité. Carabella était parcourue de frissons irrépressibles bien que la nuit fût chaude et moite maintenant que le vent brûlant avait cessé de souffler. Il l’attira contre lui et essaya d’épousseter les grains de sable humide collés à ses vêtements comme une épaisse croûte.

— Deux des flotteurs sont perdus, monseigneur, dit Sleet, et je crois qu’une grande partie des passagers ont péri avec eux.

— J’en ai bien peur, fit Valentin en hochant la tête d’un air accablé. Mais ils n’ont sûrement pas tous disparu !

— Il y a en effet quelques survivants. J’ai entendu leurs voix en venant à votre rencontre. Plusieurs – je n’ai aucune idée de leur nombre – sont éparpillés le long des deux rives. Mais vous devez vous attendre à des pertes, monseigneur. Tunigorn et moi, nous avons vu quelques corps sur la berge et il est fort probable que d’autres ont été entraînés par le courant et se sont noyés loin d’ici. Nous en saurons davantage au matin.

— Tu as raison, dit Valentin.

Il s’assit par terre jambes croisées, plus à la manière d’un tailleur que d’un roi, et se plongea dans un long silence, laissant distraitement sa main courir dans le sable qui s’était entassé sur plusieurs centimètres comme une étrange espèce de neige. Il y avait une question qu’il n’osait pas poser, mais au bout d’un moment il ne put se contenir. Il leva les yeux vers Sleet et Tunigorn.

— A-t-on des nouvelles d’Elidath ? demanda-t-il.

— Aucune, monseigneur, répondit Sleet d’une voix douce.

— Rien ? Rien du tout ? Personne ne l’a vu ni entendu ?

— Il était avec nous dans l’eau avant que notre flotteur coule, dit Carabella.

— Oui. Je m’en souviens. Mais depuis ?

— Rien, dit Tunigorn.

Valentin lui lança un regard perplexe.

— Êtes-vous en train de me cacher que son corps a été retrouvé ?

— Par la Dame, Valentin, je n’en sais pas plus que toi sur ce qui est arrivé à Elidath ! s’exclama Tunigorn.

— Oui. Oui. Je te crois. Cela m’inquiète de ne pas savoir ce qu’il est devenu. Tu sais combien il compte pour moi, Tunigorn.

— Crois-tu que je l’ignore ?

— Je te demande pardon, mon vieil ami, dit Valentin avec un triste sourire. Je crois que la nuit que nous venons de vivre m’a un peu dérangé l’esprit.

Carabella posa sa main fraîche et moite sur la sienne et à son tour il la recouvrit de sa main libre.

— Pardonne-moi, Tunigorn, reprit-il calmement. Toi aussi, Sleet, et toi, Carabella.

— Te pardonner ? dit Carabella, étonnée. Mais de quoi ?

— N’en parlons plus, mon amour, dit Valentin en secouant la tête.

— Te reproches-tu ce qui s’est passé cette nuit ?

— Ce qui s’est passé cette nuit ne représente qu’une infime partie de tout ce que je me reproche, dit Valentin, même si c’est à mes yeux une énorme catastrophe. La planète m’a été confiée et je l’ai conduite au désastre.

— Non, Valentin ! s’écria Carabella.

— Monseigneur, dit Sleet, vous êtes beaucoup trop dur avec vous-même !

— Vraiment ? dit Valentin en éclatant de rire. La famine dans la moitié de Zimroel, trois faux Coronals, ou même quatre, et les Métamorphes qui veulent toucher l’arriéré de leur dette. Et nous voilà à la lisière du territoire Piurifayne, les poumons remplis de sable. La moitié de nos compagnons se sont noyés et qui sait quel terrible destin attend l’autre moitié et… et…

Sa voix commençait à se briser. Il fit un effort pour se maîtriser et poursuivit plus calmement.

— Ce fut une nuit abominable, je suis exténué et cela m’inquiète qu’Elidath ne se soit pas manifesté. Mais ce n’est pas en parlant ainsi que je le trouverai, n’est-ce pas ? Venez, reposons-nous, attendons le matin et nous réparerons ce qui peut encore l’être. D’accord ?

— Oui, dit Carabella. Cela me semble sage, Valentin.

Ils n’avaient aucun espoir de dormir. Valentin, Carabella, Sleet et Tunigorn s’étendirent les uns près des autres sur le sable et restèrent éveillés pendant toute la nuit au milieu des bruits de la forêt et du grondement régulier de la rivière. Peu à peu l’aube se leva au-dessus de Gihorna et à la faveur de cette lueur grisâtre, Valentin découvrit les horribles ravages provoqués par la tempête. Sur la rive de Gihorna et sur une courte distance dans Piurifayne, tous les arbres avaient été dépouillés de leurs feuilles, comme si le vent avait soufflé du feu, ne laissant que de pitoyables troncs nus. Le sol était recouvert de sable, répandu en couche mince à certains endroits, entassé en dunes miniatures à d’autres. Le flotteur dans lequel Tunigorn et Elidath étaient arrivés était dressé sur l’autre berge, son revêtement métallique terni et la peinture mate criblée de marques. Le seul flotteur qui restait de la caravane de Valentin reposait sur le flanc comme un dragon de mer mort rejeté par les houles.

Un groupe de quatre ou cinq survivants étaient assis sur la rive opposée ; six autres, principalement des Skandars de la garde personnelle du Coronal, se trouvaient à mi-pente au-dessous de Valentin ; on en voyait quelques autres marcher à une centaine de mètres au nord, cherchant manifestement des corps. Plusieurs morts avaient été disposés les uns à côté des autres près du flotteur chaviré. Valentin ne reconnut pas Elidath parmi eux. Mais il avait peu d’espoir pour son ami d’enfance et ne ressentait aucune émotion, rien qu’une sensation d’engourdissement et de froid au-dessous du sternum quand, peu après l’aube, un Skandar apparut, portant le robuste corps d’Elidath dans ses quatre bras aussi facilement que celui d’un enfant.

— Où était-il ? demanda Valentin.

— À sept ou huit mètres en aval, monseigneur.

— Posez-le et commencez à vous occuper des tombes. Nous allons enterrer tous nos morts ce matin sur cette petite butte qui domine la rivière.

— Oui, monseigneur.

Valentin regarda Elidath. Il avait les yeux clos et ses lèvres, légèrement entrouvertes, semblaient être relevées en un sourire, mais ce pouvait aussi bien être une grimace.

— Il avait l’air vieux la nuit dernière, dit Valentin à Carabella.

— Ne trouves-tu pas aussi qu’il avait beaucoup vieilli en un an ? demanda-t-il à Tunigorn. Il semble avoir rajeuni maintenant. Ses rides ont disparu : on ne lui donnerait pas plus de vingt-cinq ans. N’as-tu pas la même impression ?

— C’est de ma faute s’il est mort, dit Tunigorn d’une voix blanche.

— Comment cela ? demanda Valentin d’un ton brusque.

— C’est moi qui lui ai demandé de quitter le Mont du Château. Va vite à Zimroel, lui ai-je dit. Valentin nourrit d’étranges desseins dont je n’ai aucune idée et toi seul peux l’en dissuader. Il est venu et regarde-le maintenant. S’il était resté au Château…

— Non, Tunigorn. Cela suffit.

Mais Tunigorn poursuivit comme un somnambule, apparemment incapable de s’arrêter.

— Il serait devenu Coronal quand tu serais parti au Labyrinthe, il aurait eu une vie longue et heureuse au Château, il aurait gouverné avec sagesse, alors que maintenant…

— Il ne serait pas devenu Coronal, Tunigorn, lui dit gentiment Valentin. Il le savait et en était content. Allons, mon ami, tu me rends sa mort encore plus pénible avec ces bêtises. Il est à la Source maintenant, ce que je souhaitais de tout cœur ne voir se produire que dans soixante-dix ans, mais c’est arrivé et on ne peut rien y changer. Nous qui avons survécu à cette nuit, il y a beaucoup à faire. Alors mettons-nous au travail, Tunigorn. On commence, veux-tu ?

— Que devons-nous faire ?

— D’abord, il faut les enterrer. Je creuserai sa tombe de mes propres mains et que personne n’ose s’y opposer. Et quand tout cela sera terminé, tu retraverseras la rivière et tu prendras la direction de Gihorna dans ton petit flotteur pour voir ce que sont devenus Deliamber, Tisana, Lisamon et les autres. Et s’ils sont en vie, tu les amèneras ici et vous me rejoindrez.

— Et toi, Valentin ? demanda Tunigorn.

— Si nous pouvons réparer cet autre flotteur, je m’enfoncerai dans Piurifayne car je dois toujours aller voir la Danipiur pour lui dire certaines choses qui auraient dû être dites depuis longtemps. Tu me retrouveras à Ilirivoyne comme prévu.

— Monseigneur…

— Je t’en prie. Il n’y a plus rien à dire. Venez, vous tous ! Nous avons des tombes à creuser et des larmes à verser. Et après, nous devrons poursuivre notre voyage.

Il regarda encore une fois Elidath en songeant qu’il ne croyait pas encore à sa mort mais que cela viendrait bientôt. Cela fera une chose de plus pour laquelle j’aurai besoin qu’on me pardonne.

5

En début d’après-midi, avant la réunion quotidienne du Conseil, Hissune avait accoutumée de se promener seul à la périphérie du Château, explorant sa complexité apparemment infinie. Il vivait depuis assez longtemps au sommet du Mont pour ne plus se sentir intimidé par le Château qu’il commençait en fait à considérer comme sa véritable patrie. Son existence dans le Labyrinthe lui apparaissait maintenant très clairement comme un chapitre clos de son passé, refermé, scellé, conservé dans les replis de sa mémoire. Mais il savait pourtant que même s’il devait y demeurer cinquante ans – ou cinq cents – il ne parviendrait jamais à connaître parfaitement le Château.

Nul ne le pouvait et Hissune soupçonnait que nul n’avait jamais pu. On disait qu’il y avait quarante mille pièces. Était-ce vrai ? Quelqu’un en avait-il fait le compte exact ? Tous les Coronals qui s’étaient succédé depuis lord Stiamot y avaient résidé et avaient essayé d’y laisser leur empreinte. D’après la légende, cinq pièces étaient ajoutées chaque année au Château et cela faisait huit mille ans que lord Stiamot s’était installé sur le Mont. Il pouvait donc fort bien y avoir quarante mille pièces – ou cinquante mille, ou quatre-vingt-dix mille – qui eût pu le dire ? On pouvait dénombrer une centaine de pièces par jour et une année ne suffirait pas à toutes les compter. Et comme au bout d’un an plusieurs pièces nouvelles auraient été construites quelque part, il deviendrait nécessaire de relever leur emplacement et de les ajouter à la liste. Impossible. C’était impossible.

Aux yeux d’Hissune le Château était l’endroit le plus merveilleux du monde. Dès le début de son séjour, il s’était efforcé d’apprendre à connaître la zone intérieure, celle où se trouvaient la cour principale, les bureaux du gouvernement et les bâtiments les plus célèbres, le donjon de lord Stiamot, la salle des archives de lord Prestimion, le beffroi de lord Arioc, la chapelle de lord Kinniken et toutes les vastes salles de cérémonie qui entouraient la salle magnifique dont le centre était occupé par le trône du Coronal, le Trône de Confalume. Comme n’importe quel touriste venu du fin fond de la campagne de Zimroel, Hissune avait parcouru tous ces endroits en long et en large, plus bon nombre d’autres qu’aucun touriste ne serait jamais autorisé à visiter, jusqu’à ce qu’il en connaisse les coins et les recoins aussi bien que les guides qui avaient passé des dizaines d’années à les montrer aux visiteurs.

Le secteur central du Château était définitivement terminé. Nul ne pouvait plus y bâtir quoi que ce fût d’important sans supprimer une construction érigée par l’un des Coronals du passé, ce qui était impensable. D’après ce qu’Hissune avait découvert, la salle des trophées de lord Malibor avait été le dernier bâtiment construit dans la zone intérieure. Durant son bref règne, lord Voriax n’avait décidé la création que de quelques cours de jeux très loin sur le flanc oriental du Château et lord Valentin n’avait pas encore réussi à ajouter une pièce d’importance, bien qu’il parlât de temps à autre de faire construire un grand jardin botanique pour abriter toutes les plantes étranges et merveilleuses qu’il lui avait été donné de voir lors de ses pérégrinations sur la planète. Dès que la pression de ses responsabilités royales diminuerait suffisamment pour qu’il réfléchisse sérieusement à ce projet, disait-il. Hissune songea qu’à en juger par les rapports des désastres qui arrivaient de Zimroel, lord Valentin avait peut-être trop tardé : sur ce continent les maladies étaient en train d’anéantir, non seulement les récoltes mais aussi semblait-il, une grande partie des plantes les plus rares des régions désertiques.

Quand il eut réussi à connaître de manière satisfaisante le secteur intérieur, Hissune commença à étendre ses explorations au périmètre tentaculaire. Il visita les galeries souterraines abritant les machines de climatisation – construites à une époque lointaine où ces sujets scientifiques étaient mieux maîtrisés sur Majipoor – grâce auxquelles un éternel climat printanier était maintenu sur le Mont du Château, bien que le sommet se projetât à cinquante mille mètres au-dessus du niveau de la mer dans les ténèbres glacées de l’espace. Il se promena dans l’immense bibliothèque qui serpentait d’un bout à l’autre du Château et qui était censée renfermer tous les ouvrages jamais publiés dans la totalité de l’univers civilisé. Il parcourut les écuries où les montures royales, de superbes et fringants animaux synthétiques bien éloignés de leurs pesants congénères, les bêtes de somme utilisées dans les fermes et les villes de toute la planète, piaffaient, se cabraient et s’ébrouaient comme s’ils attendaient le moment de sortir. Il découvrit les tunnels de lord Sangamore, une suite de salles communicantes s’étirant comme un chapelet de saucisses autour d’une aiguille en saillie sur la face ouest du Mont, dont les parois et le toit luisaient d’un éclat inquiétant ; l’une des galeries était bleu nuit, une autre vermillon, puis d’autres encore d’un bleu-vert tendre, d’un jaune-roux éblouissant, d’un brun soutenu. Nul ne savait pourquoi elles avaient été construites, ni quelle était la source de la lumière émise par les pavés luisants.

Partout où il allait, il était introduit sans discussion. N’était-il pas l’un des trois régents du royaume, un Coronal suppléant, dans un sens, ou au moins une partie importante ? Mais l’aura du pouvoir avait commencé à l’entourer bien avant qu’Elidath le nomme dans le triumvirat. Il sentait partout les regards se poser sur lui et savait ce que leur intensité signifiait. C’est le protégé de lord Valentin. Il est issu du peuple ; il est déjà prince ; son ascension n’aura pas de limites. Respectez-le. Obéissez-lui. Flattez-le. Craignez-le. Il avait cru au début pouvoir demeurer inchangé au milieu de toute cette attention, mais c’était impossible. Je suis toujours Hissune, celui qui roulait les touristes dans le Labyrinthe, qui brassait des paperasses dans la Chambre des Archives et qui essuyait les quolibets de ses amis parce qu’il se donnait de grands airs. Oui, cela resterait toujours vrai mais il n’était pas moins vrai qu’il n’avait plus dix ans, qu’il avait été profondément mûri et transformé par ce qu’il avait vécu en s’appropriant l’existence de dizaines d’hommes et de femmes dans le Registre des Ames, par la formation qu’il avait suivie sur le Mont du Château et par les honneurs et les responsabilités – surtout les responsabilités – qu’il avait acceptés pendant la régence d’Elidath. Sa démarche aussi avait changé, ce n’était plus celle du gamin du Labyrinthe, crâneur mais méfiant, l’œil perpétuellement aux aguets pour découvrir des visiteurs désorientés à exploiter ; ni celle de l’humble fonctionnaire surchargé de travail qui restait à sa place tout en s’évertuant à obtenir une promotion, ni celle du néophyte en plein désarroi, soudain projeté au milieu des Puissances du royaume et avançant d’un pas précautionneux, mais celle d’un jeune seigneur d’avenir qui parcourait le Château avec une tranquille assurance, confiant, serein, conscient de sa force, de ses ambitions et de sa destinée. Il espérait ne pas être devenu arrogant ni suffisant mais il acceptait calmement et sans fausse humilité ce qu’il était devenu et ce qui l’attendait.

Ce jour-là, ses pas le menèrent dans une partie du Château où il s’était rarement rendu, l’aile nord, qui dégringolait en suivant une longue saillie arrondie pointée vers les lointaines cités de Huine et de Gossif. C’est là que se trouvaient les quartiers des gardes ainsi qu’une suite de dépendances en forme de ruche, construites sous les règnes de lord Dizimaule et de lord Arioc dans un dessein depuis longtemps oublié et un groupe de constructions basses, dégradées, au toit effondré, dont nul ne comprenait l’utilité. Lors de sa dernière visite dans ce secteur, plusieurs mois auparavant, une équipe d’archéologues y faisait des fouilles. Deux Ghayrogs et une Vroon supervisaient le travail d’ouvriers Skandars tamisant le sable pour y trouver des tessons de poterie et la Vroon lui avait confié qu’elle croyait que ces bâtiments étaient les vestiges d’un vieux fort de l’époque de lord Damlang, le successeur de Stiamot. Hissune était venu voir s’ils travaillaient encore et se renseigner sur ce qu’ils avaient découvert. Mais l’endroit était désert et les excavations avaient été comblées. Il resta pendant quelque temps debout sur un vieux mur écroulé, le regard fixé sur l’horizon incroyablement lointain et à demi dérobé à la vue par l’énorme épaulement du Mont.

Quelles étaient les cités dans cette direction ? Gossif, à une trentaine de kilomètres, au-dessous Tentag, puis, croyait-il, soit Minimool soit Greel. Et après il y avait Stee, avec ses trente millions d’habitants, que seule Ni-moya égalait en splendeur. Il n’avait jamais vu une seule des Cinquante Cités et n’en verrait peut-être jamais. Valentin lui-même faisait souvent remarquer qu’il avait passé toute sa vie sur le Mont du Château sans trouver l’occasion de visiter Stee. La planète était trop grande pour que quiconque pût l’explorer de manière satisfaisante dans le cours d’une vie. Elle était en fait trop grande pour pouvoir être embrassée.

Hissune se demandait comment vivaient à cet instant précis les trente millions d’habitants de Stee, les trente millions de Ni-moya, les onze millions de Pidruid et les millions d’autres d’Alaisor, de Treymone et de Piliplok, de Mazadone, de Velathys et de Narabal. Comment ils se débrouillaient au milieu des famines, de la panique, des exhortations des nouveaux prophètes et des usurpateurs qui s’étaient proclamés roi ou empereur. Il savait que la situation était devenue critique. Le désordre régnant à Zimroel était tel qu’il était presque impossible de savoir ce qui s’y passait, mais certainement rien de bon. Depuis peu, des nouvelles leur parvenaient selon lesquelles les charançons, la rouille, le charbon et le Divin seul savait quelles autres sinistres maladies commençaient à se répandre dans les régions agricoles de l’ouest d’Alhanroel. Il était donc très probable que la même folie ne tarderait pas à gagner le continent principal. Le peuple grognait déjà : on parlait de culte des dragons de mer ouvertement rendu à Treymone et à Stoien et de mystérieux nouveaux ordres de chevalerie, les Chevaliers de Dekkeret, la Confrérie du Mont et quelques autres qui voyaient brusquement le jour dans des cités comme Amblemom ou Normork, sur les pentes même du Mont du Château. D’inquiétants signes avant-coureurs de bouleversements plus profonds.

D’aucuns s’imaginaient que Majipoor jouissait d’une immunité totale aux inéluctables changements universels en se fondant sur le seul fait que son système social n’avait pratiquement connu aucune évolution d’importance depuis qu’il avait pris sa forme actuelle, des milliers d’années auparavant. Mais Hissune avait suffisamment étudié l’histoire, à la fois celle de Majipoor et de la Vieille Terre, la planète mère, pour savoir que même une population aussi placide que celle de Majipoor, stable et satisfaite depuis des millénaires, amollie par la douceur du climat et une fertilité agricole capable de subvenir aux besoins d’un nombre pratiquement illimité de gens, se précipiterait avec une étonnante célérité dans l’anarchie et dans l’anéantissement total si ces conditions matérielles venaient soudain à changer. Ce processus était déjà engagé et il ne ferait qu’empirer.

Hissune n’avait pas la moindre idée de la raison de l’apparition de ces maladies. Et que faisait-on pour les juguler ? Manifestement, les mesures prises étaient insuffisantes. Mais y avait-il quelque chose à faire ? À quoi servaient les souverains, sinon à maintenir le bien-être de leur peuple ? Et lui, avec les responsabilités qui, provisoirement au moins, étaient les siennes, demeurait au sommet du Mont, dans un splendide isolement, contemplant de haut l’effondrement de la civilisation ; mal informé, loin, impuissant. Certes, en dernier ressort, la responsabilité de surmonter la crise ne lui incombait pas. Mais que faisaient donc les véritables monarques de Majipoor ? Hissune avait toujours considéré que le Pontife, vivant comme une taupe au fond du Labyrinthe, était dans l’incapacité absolue de savoir ce qui se passait sur la planète – même un Pontife qui, contrairement à Tyeveras, serait raisonnablement vigoureux et sain d’esprit. En théorie, le Pontife n’avait pas véritablement besoin de suivre de près les événements ; il avait un Coronal pour cela. Mais Hissune voyait bien que le Coronal, lui aussi, était coupé de la réalité sur les hauteurs éthérées du Mont du Château où il était isolé de la même manière que le Pontife dans sa tanière. Heureusement que le Coronal effectuait de temps à autre le Grand Périple pour se remettre en contact avec ses sujets. Mais n’était-ce pas exactement ce que lord Valentin était en train de faire et en quoi cela contribuait-il à cicatriser la plaie qui s’agrandissait dans le cœur de la planète ? D’ailleurs, où était Valentin en ce moment ? Et quelles mesures prenait-il ? Qui dans le gouvernement avait reçu la moindre nouvelle de lui depuis des mois ?

Nous sommes tous sages et éclairés, songea Hissune. Et avec la meilleure volonté du monde, nous faisons tout de travers.

C’était presque l’heure de la réunion du Conseil de Régence. Il fit demi-tour et se dirigea au pas de course vers l’intérieur du Château.

Au moment où il commençait l’ascension des Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches, il aperçut Alsimir dont il avait récemment fait son aide de camp qui agitait frénétiquement la main et criait en contre-haut. Grimpant les marches deux par deux ou trois par trois, Hissune poursuivit son ascension tandis qu’Alsimir descendait à sa rencontre tout aussi rapidement.

— Nous t’avons cherché partout ! lança Alsimir d’une voix haletante quand il fut à une douzaine de marches d’Hissune. Il avait l’air extraordinairement agité.

— Eh bien, tu m’as trouvé, dit Hissune d’un ton sec. Que se passe-t-il ?

Alsimir s’arrêta pour rassembler ses esprits.

— L’excitation est à son comble. Nous avons reçu il y a une heure de Gihorna un long message de Tunigorn…

— De Gihorna ? dit Hissune en écarquillant les yeux. Au nom du Divin, que fait-il donc là-bas ?

— Je ne saurais le dire. Tout ce que je sais, c’est qu’il a envoyé le message de là et…

— D’accord, d’accord.

Hissune prit Alsimir par le bras.

— Dis-moi ce qu’il contient, fit-il avec impatience.

— Crois-tu que je le sache ? T’imagines-tu que l’on mettrait quelqu’un comme moi au courant d’une affaire d’État ?

— Une affaire d’État. C’est donc de cela qu’il s’agit ?

— Divvis et Stasilaine siègent dans la salle du conseil depuis trois quarts d’heure et ils ont envoyé des messagers dans tous les coins du Château pour essayer de te trouver. La moitié des seigneurs du Château sont à la réunion, les autres sont en route et…

Valentin doit être mort, se dit Hissune en frissonnant.

— Viens avec moi, ordonna-t-il en grimpant coudes au corps les dernières marches.

Devant la salle du conseil, il découvrit une scène bouffonne. Une trentaine ou une quarantaine de princes et de hobereaux accompagnés de leurs aides de camp étaient attroupés dans la confusion et d’autres ne cessaient d’arriver. Dès qu’Hissune apparut, ils s’écartèrent instinctivement, lui ouvrant un passage à travers lequel il s’avança tel un voilier cinglant orgueilleusement sur une mer chargée d’une épaisse couche d’herbe à dragons. Il laissa Alsimir devant la porte, lui commanda de rassembler auprès des autres tous les détails dont ils disposaient et entra.

Stasilaine et Divvis étaient assis à la table du conseil. Divvis avait une mine lugubre et Stasilaine, pâle, maussade, un air abattu qui ne lui ressemblait guère. Les épaules tombantes, il passait nerveusement la main dans son épaisse tignasse. La plupart des grands seigneurs de la cour étaient à leurs côtés : Mirigant, Elzandir, Manganot, Cantalis, le duc d’Halanx, Nimian de Dundilmir et cinq ou six autres, au nombre desquels se trouvait un vieillard desséché qu’Hissune n’avait rencontré qu’en une seule occasion, le prince Ghizmaile, le petit-fils du Pontife Ossier qui avait précédé Tyeveras dans le Labyrinthe. À son entrée, tous les yeux se tournèrent vers Hissune et il demeura quelques instants cloué sur place sous les regards de ces hommes dont le plus jeune était de dix à quinze ans son aîné et qui avaient tous passé leur vie dans les antichambres du pouvoir. Ils le regardaient comme s’il était le seul à pouvoir apporter la réponse qu’ils attendaient à une question à la fois embarrassante et tragique.

— Mes seigneurs, dit Hissune.

Divvis, les sourcils froncés, poussa vers lui sur la table une longue feuille de papier.

— Lisez cela, grommela-t-il. À moins que vous ne soyez déjà au courant.

— Tout ce que je sais, c’est qu’il y a un message de Tunigorn.

— Alors lisez.

Hissune constata avec agacement que sa main tremblait quand il la tendit pour prendre le papier. Il lança un regard furieux à ses doigts, comme s’ils étaient en rébellion contre lui et les força à ne plus bouger.

Des groupes de mots lui sautèrent aux yeux.

Valentin parti à Piurifayne pour implorer le pardon de la Dianipiur – démasqué un espion Métamorphe qui voyageait dans l’entourage du Coronal – l’interrogatoire de l’espion révèle que les Métamorphes ont eux-mêmes créé et répandu les maladies qui ravagent les zones agricoles – une grande tempête de sable – Elidath mort, et bien d’autres – le Coronal a disparu dans Piurifayne – Elidath mort – le Coronal a disparu – un espion dans l’entourage du Coronal – les Métamorphes ont eux-mêmes créé les maladies – le Coronal a disparu – Elidath mort – le Coronal a disparu – le Coronal a disparu – le Coronal a disparu…

Hissune leva les yeux, épouvanté.

— Sommes-nous certains que ce message est authentique ?

— Il ne peut y avoir le moindre doute, répondit Stasilaine. Il est arrivé par les canaux de transmission secrets. Le code était correct. Quant au style, c’est bien celui de Tunigorn, je m’en porte garant. Croyez-le, Hissune, ce message est authentique.

— Alors ce n’est pas à une catastrophe que nous devons faire face mais à trois ou quatre.

— C’est ce qu’on dirait, fit Divvis. Quelle est votre opinion là-dessus, Hissune.

Hissune adressa au fils de lord Voriax un long regard circonspect. Il ne semblait pas y avoir de moquerie dans sa question. Hissune avait l’impression que la jalousie de Divvis à son égard et le mépris qu’il éprouvait pour lui avaient diminué au cours des mois où ils avaient siégé ensemble au conseil de régence, que Divvis avait maintenant un certain respect pour ses capacités ; mais c’était la première fois qu’il allait si loin et qu’il manifestait un désir sincère de connaître le point de vue d’Hissune, devant ses pairs de surcroît.

— Il nous faut d’abord admettre que nous ne sommes pas en présence d’une grave calamité naturelle mais d’une insurrection, dit-il prudemment. Tunigorn nous apprend que le Métamorphe, Y-Uulisaan, interrogé par Deliamber et Tisana, a avoué que la responsabilité des maladies incombe aux Changeformes. Je crois que nous pouvons faire confiance aux méthodes de Deliamber et nous savons tous que Tisana peut lire dans les âmes, même celle d’un Métamorphe. La situation est donc précisément celle que j’ai entendu Sleet décrire au Coronal lorsqu’ils étaient au Labyrinthe, au début du Grand Périple, et que j’ai entendu le Coronal refuser d’accepter, à savoir que les Changeformes nous ont déclaré la guerre.

— Et pourtant, dit Divvis, Tunigorn nous informe également que le Coronal a réagi en s’aventurant dans Piurifayne afin de présenter ses excuses à la Danipiur pour tout ce que nous avons fait subir à ses sujets depuis l’aube des temps. Nous sommes tous parfaitement conscients que Valentin se considère comme un homme de paix ; la mansuétude dont il a fait preuve avec ceux qui l’ont renversé il y a quelques années nous l’a bien montré. C’est un trait de noblesse. Mais j’ai soutenu ici-même tout à l’heure que ce que fait maintenant Valentin n’est plus du pacifisme mais de l’inconscience. J’affirme que le Coronal, s’il est encore vivant, est devenu fou. Nous voilà donc avec un Pontife et un Coronal pareillement dérangés au moment où un ennemi implacable se déchaîne. Quel est votre point de vue, Hissune ?

— Je pense que vous interprétez mal les faits que nous expose Tunigorn.

Un éclair de surprise et quelque chose qui ressemblait à de la colère passèrent dans les yeux de Divvis, mais il conserva le contrôle de sa voix.

— Vraiment, dit-il, c’est ce que vous pensez ?

— Tunigorn déclare que le Coronal est entré dans Piurifayne et que l’on a découvert un espion qui a été forcé d’avouer, dit-il en tapotant la feuille de papier. Je ne le vois annoncer nulle part que lord Valentin est allé à Piurifayne après avoir appris les aveux de l’espion. Je pense que l’on peut supposer que la vérité va tout à fait à l’encontre de vos affirmations : que lord Valentin a décidé d’entreprendre une mission de conciliation dont nous pouvons manifestement débattre la sagesse mais qui est tout à fait dans son caractère tel que nous le connaissons et qu’après son départ, on a découvert l’existence de l’espion. Peut-être à cause de la tempête, il est devenu impossible à Tunigorn de communiquer avec le Coronal, bien que l’on puisse s’étonner que Deliamber n’ait pas réussi à trouver un moyen.

Hissune jeta un coup d’œil vers le globe représentant Majipoor sur le mur d’en face.

— Quels renseignements avons-nous sur les déplacements du Coronal ?

— Aucun, murmura Stasilaine.

Hissune écarquilla les yeux.

La lumière rouge brillante qui indiquait les mouvements du Coronal était éteinte.

— La lumière ne brille plus, dit Hissune. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il est mort ?

— C’est possible, dit Stasilaine. Ou bien simplement qu’il a perdu ou endommagé l’émetteur qu’il porte sur lui pour transmettre sa position.

— Et il y a eu une grande tempête qui a fait de nombreuses victimes, fit Hissune en hochant la tête. Bien que le message ne soit pas clair sur ce point, j’inclinerais à croire que lord Valentin a été pris dans cette tempête en se dirigeant vers Piurifayne où il est probablement entré en passant par Gihorna, laissant derrière lui Tunigorn et quelques autres…

— Et soit il a péri dans la tempête, soit il a perdu l’émetteur, dit Divvis. Nous n’avons aucun moyen de le savoir.

— Prions pour que le Divin ait épargné la vie du jeune Valentin, dit brusquement le vieux prince Ghizmaile d’une voix tellement cassée et étouffée qu’on eût à peine dit celle d’un être vivant. Mais qu’il soit mort ou encore en vie, il y a une question qu’il nous faut régler, celle du choix d’un nouveau Coronal.

Hissune fut frappé de stupeur par les paroles du plus ancien seigneur du Château.

— Ai-je bien entendu ? demanda-t-il en parcourant l’assistance du regard. Sommes-nous ici pour parler du renversement du monarque ?

— Vous exprimez les choses trop crûment, dit Divvis d’un ton mielleux. Notre unique sujet de discussion est de savoir s’il convient que Valentin continue d’être Coronal étant donné ce que nous savons maintenant des intentions hostiles des Changeformes et ce que nous avons toujours su des méthodes de Valentin quand il s’agit de régler des dissensions. Si nous sommes en guerre – et nul ici ne nourrit plus aucun doute à ce sujet –, il est raisonnable d’avancer que Valentin n’est pas le chef qu’il nous faut dans notre situation, s’il est encore de ce monde. Mais le remplacer n’est pas le renverser. Il existe un moyen constitutionnel de faire abandonner à Valentin le trône de Confalume sans entraîner en aucune manière Majipoor dans un conflit ni manifester au Coronal un manque de dévouement ou de respect.

— Vous voulez dire en laissant mourir le Pontife Tyeveras ?

— Exactement. Qu’en dites-vous, Hissune ?

Hissune ne répondit pas tout de suite. De même que Divvis, Ghizmaile et probablement la plupart des autres seigneurs présents, il en était arrivé avec un sentiment de malaise et à son corps défendant à la conclusion que lord Valentin devait être remplacé par quelqu’un de plus décidé, de plus agressif, voire de plus belliqueux. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que cette pensée lui venait à l’esprit, mais il ne s’en était jamais ouvert à quiconque. Il existait de fait un moyen assez facile d’accomplir cette transmission de pouvoir en élevant simplement de gré ou de force Valentin au Pontificat.

Mais la loyauté d’Hissune envers lord Valentin – son guide, son mentor, l’architecte de sa carrière – était vive et profondément enracinée. Et il connaissait, peut-être mieux qu’aucun de tous ceux qui l’entouraient, l’horreur que Valentin éprouvait d’être obligé d’aller dans le Labyrinthe, ce qu’il considérait non comme une élévation mais comme une descente dans les ténèbres des profondeurs. Et lui imposer cette épreuve derrière son dos alors qu’il était en train d’effectuer une tentative courageuse quoique peu judicieuse pour rétablir la paix sur la planète sans avoir recours aux armes, était de la cruauté, d’une monstrueuse cruauté.

Et pourtant la raison d’État l’exigeait. La raison d’État pouvait-elle impliquer la cruauté ? Hissune savait comment lord Valentin répondrait à cette question. Mais il n’était pas très sûr de sa propre réponse.

— Il se peut, dit-il au bout d’un moment, que Valentin ne soit pas le Coronal qu’il nous faut pour l’instant. Je suis partagé sur ce point et je préférerais en savoir plus long avant de donner ma réponse. Mais je puis affirmer qu’il me déplairait de le voir écarté du trône par la force. Cela s’est-il jamais produit sur Majipoor ? Je ne le crois pas, mais heureusement nous sommes tous d’accord pour reconnaître qu’il ne sera pas nécessaire d’agir ainsi. Je pense que nous pouvons remettre à une autre fois la discussion de la compétence de Valentin en cette période de crise. Ce qu’il nous faudrait examiner, indépendamment de tous ces autres sujets, c’est l’ordre de succession.

Une tension se créa soudain dans la salle du conseil. Le regard de Divvis chercha celui d’Hissune, comme s’il essayait de pénétrer les secrets de son âme. Le duc d’Halanx s’empourpra ; le prince de Banglecode se raidit sur son siège ; le duc de Chorg se pencha en avant, l’air attentif ; seuls les deux hommes les plus âgés, Cantalis et Ghizmaile, demeurèrent immobiles, comme si la question de choisir un individu particulier pour succéder au Coronal ne pouvait véritablement intéresser quelqu’un sachant qu’il ne lui restait que peu de temps à vivre.

— Dans cette discussion, poursuivit Hissune, nous avons choisi de laisser de côté un élément essentiel du message de Tunigorn, le fait qu’Elidath, considéré depuis si longtemps comme l’héritier de lord Valentin, est mort.

— Elidath ne voulait pas devenir Coronal, dit Stasilaine d’une voix presque trop ténue pour être perçue.

— C’est possible, répliqua Hissune. Il n’a assurément jamais manifesté de prétentions au trône après avoir tâté de la régence. Mais je voulais seulement faire remarquer que la disparition tragique d’Elidath élimine celui à qui la couronne aurait certainement été proposée si lord Valentin n’était plus Coronal. En son absence, il n’y a plus d’ordre clair de succession. Et nous pouvons apprendre demain que lord Valentin est mort ou que Tyeveras est enfin retourné à la Source, à moins que les événements ne nous obligent à décider le retrait de Valentin de sa charge. Nous devons envisager toutes ces éventualités. Ce sera à nous de choisir le prochain Coronal : savons-nous de qui il s’agira ?

— Nous demandez-vous de voter sur-le-champ pour établir un ordre de succession ? interrogea le prince Manganot de Banglecode.

— Cela semble déjà assez clair, dit Mirigant. Lorsqu’il est parti effectuer le Grand Périple, le Coronal a nommé un Régent qui à son tour a nommé – avec l’accord de lord Valentin, je présume – trois membres d’un conseil de régence quand il a lui aussi quitté le Château. Ce sont ces trois hommes qui gouvernent depuis plusieurs mois. S’il nous faut choisir un nouveau Coronal, n’allons-nous pas le trouver parmi eux ?

— Tu m’effraies, Mirigant, dit Stasilaine. Je croyais autrefois que ce serait merveilleux de devenir Coronal, comme la plupart d’entre vous, je suppose, quand vous étiez enfants. Je ne suis plus un enfant et j’ai vu comment Elidath a changé, et pas en bien, quand tout le fardeau du pouvoir a commencé de peser sur lui. Je serai le premier à me prosterner devant le nouveau Coronal. Mais que ce soit quelqu’un d’autre que Stasilaine !

— Le Coronal, dit le duc de Chorg, ne doit jamais être un homme qui aspire trop ardemment à la couronne. Mais je pense qu’il ne sied pas non plus qu’il la redoute.

— Je te remercie, Elzandir, dit Stasilaine. Je ne suis pas candidat, est-ce clair ?

— Divvis ? dit Mirigant. Hissune ?

Hissune sentit un muscle tressaillir sur une de ses joues et un étrange engourdissement gagner ses bras et ses épaules. Il regarda dans la direction de Divvis. L’autre sourit en haussant les épaules mais garda le silence. Hissune avait les oreilles qui bourdonnaient et des élancements aux tempes. Allait-il prendre la parole ? Que devait-il dire ? Maintenant que le moment de vérité était enfin arrivé, pouvait-il devant tous ces princes du royaume déclarer allègrement qu’il acceptait de devenir Coronal ? Il avait l’impression que Divvis ourdissait une manœuvre qui le dépassait ; et pour la première fois depuis qu’il était entré dans la salle du conseil, il n’avait aucune idée de la voie à suivre.

Le silence semblait interminable.

Puis il entendit sa propre voix, calme, posée, mesurée.

— Je crois qu’il n’est pas nécessaire de nous engager plus avant. Deux candidats se sont fait connaître. L’étude de leur compétence semble maintenant appropriée. Mais pas ici. Pas aujourd’hui. Nous sommes allés assez loin pour le moment. Qu’en pensez-vous, Divvis ?

— Vous faites preuve de sagesse et d’une profonde intelligence, Hissune. Comme toujours.

— Alors je demande l’ajournement du débat, dit Mirigant, afin de réfléchir en attendant d’autres nouvelles du Coronal.

Hissune leva la main.

— D’abord, j’ai encore quelque chose à dire.

Il attendit que l’assistance lui accordât son attention.

— J’ai envie depuis quelque temps de me rendre au Labyrinthe, pour aller voir ma famille et certains amis. Je crois aussi qu’il serait utile que l’un de nous aille s’entretenir avec les représentants du Pontife et obtienne des renseignements de première main sur l’état de santé de Tyeveras. Car il se peut que dans les mois qui viennent nous ayons à choisir à la fois un Pontife et un Coronal et nous devons être prêts à un événement aussi exceptionnel si cela devait se produire. Je propose donc la désignation d’une ambassade officielle du Mont du Château au Labyrinthe et je me propose comme ambassadeur.

— Accepté, dit immédiatement Divvis.

On passa à la discussion et au vote et dès que ce fut terminé à un nouveau vote pour l’ajournement. La séance fut levée et de petits groupes se formèrent. Hissune demeura seul, se demandant quand il allait se réveiller. Au bout d’un moment, il prit conscience de la présence du grand et blond Stasilaine qui se dressait devant lui, à la fois grave et souriant.

— C’est peut-être une erreur de quitter le Château en ce moment, Hissune, dit-il calmement.

— Peut-être. Mais cela me semblait être la bonne décision à prendre. Je vais courir le risque.

— Alors proclamez-vous Coronal avant de partir !

— Êtes-vous sérieux, Stasilaine ? Et si Valentin est encore vivant ?

— S’il est encore vivant, vous savez ce qu’il faut faire pour qu’il devienne Pontife. Et s’il est mort, vous devez prendre sa place pendant qu’il est encore temps.

— Je ne peux pas faire cela.

— Il le faut ! Sinon, vous risquez de trouver Divvis sur le trône à votre retour !

— Ce sera facile à régler, dit Hissune en souriant. Si Valentin est mort et que Divvis l’a remplacé, je m’arrangerais pour que l’on accorde enfin le repos à Tyeveras. Divvis deviendra immédiatement Pontife et devra aller dans le Labyrinthe, de sorte qu’il faudra un autre nouveau Coronal et qu’il ne restera plus qu’un seul candidat.

— Par la Dame, vous êtes stupéfiant !

— Vraiment ? Cette démarche me semble assez évidente.

Le jeune homme serra fortement la main de Stasilaine.

— Je vous remercie pour votre soutien, dit-il. Et je vous assure qu’en fin de compte, tout se passera bien. Si je dois devenir Coronal et Divvis Pontife, qu’il en soit ainsi. Je suis persuadé que nous pouvons travailler ensemble, lui et moi. Mais pour l’instant, prions pour la sécurité et la réussite de lord Valentin et abandonnons toutes ces suppositions. D’accord ?

— Absolument, répondit Stasilaine.

Ils se donnèrent une brève accolade et Hissune quitta la salle du conseil. Dans l’antichambre régnait la même pagaille que lorsqu’il était entré, mais maintenant une centaine de petits seigneurs étaient rassemblés et les regards qu’ils lui adressèrent quand il apparut étaient extraordinaires. Mais en traversant la cohue, Hissune ne dit pas un mot à quiconque et évita leurs yeux. Il trouva Alsimir au bord de la foule, bouche bée, les yeux écarquillés d’une manière ridicule. Hissune lui fit signe de s’approcher et lui demanda de s’occuper des préparatifs pour un voyage au Labyrinthe.

Le jeune chevalier regardait Hissune avec un respect mêlé de crainte.

— Il faut que je vous dise, monseigneur, que le bruit a couru dans la foule il y a quelques minutes que vous alliez devenir Coronal. Voulez-vous me dire s’il y a du vrai là-dedans ?

— Lord Valentin est notre Coronal, répondit brusquement Hissune. Et maintenant, va te préparer au départ. Je compte me mettre en route à l’aube.

6

Millilain était encore à une douzaine de pâtés de maisons de chez elle quand elle commença à percevoir les cris scandés dans les rues : « Yah-tah, yah-tah, yah-tah, voom », ou quelque chose d’approchant, des cris ineptes et indistincts hurlés à pleine gorge et répétés à l’infini par une foule en délire. Elle s’arrêta et se plaqua craintivement contre un vieux mur de pierre écroulé, se sentant prise au piège. Derrière elle, sur la place, un groupe de frontaliers avinés s’amusaient bruyamment, brisant les vitrines et molestant les passants. Plus loin à l’est les Chevaliers de Dekkeret organisaient une réunion publique en l’honneur de lord Semperturn. Et maintenant il y avait cette nouvelle folie. Yah-tah, yah-tah, yah-tah, voom. Il n’y avait plus d’endroit où aller. Il n’y avait plus d’endroit où se cacher. Tout ce qu’elle voulait, c’était atteindre saine et sauve sa maison et verrouiller la porte. Le monde était devenu cinglé. Yah-tah, yah-tah, yah-tah, voom.

C’était comme un message du Roi des Rêves, à la différence que cela n’avait de cesse, heure après heure, jour après jour, mois après mois. Même le pire des messages qui vous secouait jusqu’au tréfonds ne durait qu’un court moment. Mais cela n’avait pas de fin. Et la situation ne faisait qu’empirer.

Émeutes et pillages se succédaient. Pour toute nourriture, il n’y avait que des restes et des croûtes de pain, ou parfois un morceau de viande que l’on réussissait à acheter aux frontaliers. Ils descendaient de leurs montagnes avec des animaux qu’ils avaient abattus et dont ils vendaient la viande à un prix exorbitant quand il restait de quoi la payer. Puis ils buvaient leurs bénéfices et se déchaînaient dans les rues avant de rentrer chez eux. Et les désordres se multipliaient. On racontait que les dragons de mer coulaient tous les navires qui s’aventuraient en mer et que le commerce entre les continents était devenu pratiquement nul. Le bruit courait que lord Valentin était mort. Et il n’y avait plus seulement un nouveau Coronal à Khyntor mais deux, Sempertune et ce Hjort qui se faisait appeler lord Stiamot. Et chacun avait sa propre petite armée qu’il faisait défiler en criant des slogans et en créant des troubles : Semperturn avait les Chevaliers de Dekkeret et l’autre l’Ordre du Triple Sabre ou un nom de ce genre. Kristofon s’était affilié aux Chevaliers de Dekkeret. Elle ne l’avait pas vu depuis quinze jours. Il y avait aussi un autre Coronal à Ni-moya et deux nouveaux Pontifes qui parcouraient les rues. Et maintenant, ça : yah-tah, yah-tah, yah-tah, voom. Elle ne savait pas ce que c’était mais n’avait aucune envie de s’approcher. Très probablement un Coronal de plus flanqué d’un groupe de partisans hystériques. Millilain regarda autour d’elle avec circonspection en se demandant si elle oserait descendre la rue Dizimaule et couper par une ruelle mal famée jusqu’à la route de Malamola qui donnait dans sa rue quelques pâtés de maisons en dessous de la chaussée Voriax. Le problème, c’était cette ruelle – elle avait entendu ces derniers temps circuler d’étranges histoires sur ce qui s’y passait.

La nuit approchait. Une pluie fine, guère plus qu’une bruine, s’était mise à tomber. Elle se sentait étourdie par la faim, bien qu’elle commençât à s’y habituer. Du sud où se trouvaient tous les phénomènes géothermiques lui parvint le grondement sourd du Geyser de Confalume qui marquait l’heure avec sa ponctualité coutumière. Millilain regarda machinalement dans sa direction et vit le grand panache de vapeur qui s’élevait vers les cieux, entouré d’une large couche sulfureuse de fumée jaune. Toute sa vie durant, elle avait contemplé les geysers de Khyntor, les considérant comme un élément parfaitement normal du paysage, mais ce soir-là, l’éruption l’effraya comme jamais auparavant et elle fit à plusieurs reprises le signe de la Dame jusqu’à ce qu’elle s’apaise.

La Dame. Exerçait-elle toujours sa surveillance sur Majipoor ? Qu’en était-il de ses messages bienveillants qui apportaient de si bons conseils et tant de réconfort ? À ce propos, qu’était devenu le Roi des Rêves ? Naguère, quand les temps étaient plus calmes, ces deux Puissances tenaient entre leurs mains la vie de tout un chacun, conseillant, admonestant, châtiant si nécessaire. Peut-être régnaient-elles encore, mais la situation était devenue si délicate que ni le Roi ni la Dame ne pouvaient y faire face, même s’ils s’efforçaient du matin au soir d’en reprendre le contrôle. Le système était conçu pour fonctionner harmonieusement dans un monde où la majorité des gens se conformaient de gaieté de cœur à la loi. Mais maintenant presque personne n’obéissait à la loi. Il n’y avait plus de loi.

Yah-tah, yah-tah, yah-tah, voom.

Et de l’autre côté : Semperturn ! Lord Semperturn ! Vive, vive, vive lord Semperturn !

La pluie devenait plus forte. Mets-toi en route, se dit-elle. Les frontaliers sur la place, le Divin seul savait quelle folie devant elle, et les Chevaliers de Dekkeret manifestant derrière – dans tous les cas, les ennuis la guettaient. Et même si Kristofon se trouvait parmi les Chevaliers, elle ne voulait pas le voir, la prunelle vitreuse de dévotion, les mains levées pour faire le salut de la constellation sous sa nouvelle forme. Elle se mit à courir. Traverser la rue Malibor jusqu’à la rue Dizimaule et la descendre jusqu’à cette petite ruelle qui donnait dans la route de Malamola… oserait-elle le faire ?

Yah-tah, yah-tah, yah-tah, voom.

Elle vit soudain une rangée de manifestants remontant la rue Dizimaule dans sa direction ! Avançant d’un pas inhumain, telles des machines, neuf ou dix de front, les bras raides se balançant, droite-gauche, droite-gauche, et ces voix scandant interminablement leur chant obsédant. Ils allaient lui passer sur le corps sans même s’apercevoir de sa présence. Elle s’engagea rapidement dans la ruelle mais découvrit une horde d’hommes et de femmes portant des brassards vert et or qui en bloquaient l’extrémité en poussant des acclamations à la gloire du nouveau lord Stiamot.

Prise au piège ! Ce soir, tous les fous étaient sortis en même temps !

Jetant autour d’elle des regards désespérés, Millilain vit une porte entrouverte sur le côté gauche de la ruelle et s’y engouffra. Elle se retrouva dans un couloir obscur où elle perçut des chants étouffés et une étrange odeur âcre d’encens provenant d’une porte au bout du couloir. Une sorte de sanctuaire. D’un des nouveaux cultes peut-être. Mais au moins, ici, on ne lui ferait certainement pas de mal. Elle pourrait peut-être rester jusqu’à ce que les différents groupes d’illuminés qui étaient dans la rue se déplacent vers un autre quartier de la ville.

Elle s’avança précautionneusement dans le couloir et regarda dans la pièce du fond. Sombre et pleine d’odeurs. D’un côté une estrade et ce qui ressemblait à deux petits dragons de mer séchés montés sur un mât à chaque extrémité. Un Lii se tenait au milieu, grave, silencieux, sa triple rangée d’yeux luisant comme des braises. Millilain crut reconnaître en lui le vendeur ambulant qui lui avait vendu un jour une brochette de saucisses pour cinq couronnes. Mais elle n’en était pas sûre. Il était malaisé de distinguer les Lii les uns des autres.

Une silhouette encapuchonnée dont l’odeur donnait à penser qu’il s’agissait d’un Ghayrog s’approcha d’elle.

— Vous arrivez à temps pour la communion, ma sœur, chuchota-t-elle. Bienvenue et que la paix des rois des eaux soit sur vous. Les rois des eaux ?

Le Ghayrog la prit doucement par le coude et la tira tout aussi doucement à l’intérieur de la pièce, de sorte qu’elle put prendre place au sein de l’assemblée des fidèles agenouillés et marmottant des prières. Nul ne fit attention à elle ; nul ne regardait personne. Tous les regards étaient fixés sur le Lii qui se tenait entre les deux petits dragons de mer séchés. Millilain elle aussi regarda dans sa direction. Elle n’osait jeter un coup d’œil à ceux qui l’entouraient, dans la crainte de découvrir des amis ou des proches.

— Prenez… buvez… unissez-vous… ordonna le Lii.

On fit passer des coupes d’une allée à l’autre. Du coin de l’œil Millilain vit que chaque fidèle portait la coupe à ses lèvres quand elle lui parvenait et buvait une grande gorgée, de sorte qu’il fallait constamment remplir les coupes à mesure qu’elles circulaient dans la foule. La plus proche était à quatre ou cinq rangées devant elle.

— Nous buvons, nous nous unissons, dit le Lii. Et nous sentons l’étreinte du roi des eaux.

Millilain se souvint que rois des eaux était le nom que les Lii donnaient aux dragons de mer. On disait qu’ils rendaient un culte aux dragons. Eh bien, songea-t-elle, ce n’est peut-être pas idiot. Tout le reste a échoué ; offrons le monde aux dragons de mer. Elle vit que la coupe de vin n’était plus qu’à deux rangées d’elle mais qu’elle avançait lentement.

— Nous sommes allés au milieu des rois des eaux, reprit le Lii, nous les avons chassés et les avons sortis de la mer. Nous avons mangé leur chair et bu leur lait. Et c’était un présent qu’ils nous faisaient et un sacrifice, car ce sont des dieux et il est juste et séant que des dieux offrent leur chair et leur lait aux simples mortels pour les nourrir et faire d’eux des dieux. Et maintenant, l’heure des rois des eaux approche. Prenez. Buvez. Unissez-vous.

La coupe avait atteint la rangée de Millilain.

— Ils sont les grands de ce monde, psalmodia le Lii. Ils sont les maîtres. Ils sont les monarques. Ils sont les véritables Puissances et nous leur appartenons. Nous et tous ceux qui vivent sur Majipoor. Prenez. Buvez. Unissez-vous.

La femme placée à la gauche de Millilain était en train de boire à la coupe. Elle sentit une folle impatience la gagner – elle avait tellement faim, tellement soif ! – et eut de la peine à se retenir d’arracher le récipient à sa voisine, tellement elle craignait qu’il ne lui reste plus rien. Mais elle attendit et la coupe fut enfin entre ses mains. Elle regarda ce qu’elle contenait : un vin sombre, épais, brillant. Il avait un aspect étrange. En hésitant, elle but une petite gorgée. Il était sucré et épicé à la fois, épais sur la langue, et elle se dit au début qu’il ne ressemblait à aucun vin qu’elle eût jamais goûté, mais elle eut ensuite l’impression que ce goût lui était familier. Elle but une autre gorgée.

— Prenez. Buvez. Unissez-vous.

Mais bien sûr, c’était le vin que les interprètes des rêves utilisaient quand elles entraient en communion avec les esprits et interprétaient les rêves préoccupants ! Oui, c’était certainement le vin des rêves. Bien que Millilain ne fût allée consulter une interprète des rêves que cinq ou six fois dans sa vie et pas depuis plusieurs années, elle reconnut la saveur unique du breuvage. Mais comment était-ce possible ? Seules les interprètes des rêves avaient le droit de s’en servir et même d’en posséder. C’était une drogue puissante qui ne devait être utilisée que sous la surveillance d’une interprète. Et pourtant ils avaient réussi dans cette chapelle secrète à s’en procurer en grande quantité et les fidèles l’avalaient comme de la bière…

— Prenez. Buvez. Unissez-vous.

Elle se rendit compte qu’elle interrompait la circulation de la coupe. Elle se tourna vers son voisin de droite avec un sourire idiot et murmura une excuse, mais il regardait fixement devant lui et ne lui prêta aucune attention. Avec un haussement d’épaules, elle porta de nouveau la coupe à ses lèvres et, témérairement, but une grande rasade, puis une autre et fit passer le récipient.

Elle sentit presque aussitôt les effets du vin. Elle commença à osciller et à clignoter des yeux et elle dut lutter pour empêcher sa tête de tomber sur ses genoux. C’est parce que je l’ai bu l’estomac vide, se dit-elle. Elle s’accroupit, se pencha en avant et joignit sa voix à celle des fidèles, un murmure grave et répétitif, inarticulé et dénué de sens, oo wah vah mah, oo wah vah mah, tout aussi ridicule que ce que les autres hurlaient dans les rues mais plus doux, comme une plaine tendre, oo wah vah mah, oo wah vah mah. Et tout en psalmodiant, il lui semblait entendre une musique étrangement éthérée, le son d’innombrables cloches dont les motifs se chevauchaient et étaient impossibles à suivre longtemps, car chaque mélodie se fondait rapidement dans la suivante. Elle chantait oo wah vah mah et le son des cloches lui parvenait. Puis elle eut le sentiment que quelque chose d’énorme était tout proche, peut-être dans la pièce même, quelque chose de colossal, d’ailé, de très vieux et d’infiniment intelligent, quelque chose dont l’intellect dépassait son entendement autant que le sien dépasserait celui d’un oiseau. Cette présence tournait et tournait encore en décrivant sans hâte de vastes cercles et à chaque passage elle dépliait ses ailes géantes et les déployait jusqu’aux extrémités du monde. Et quand elle les repliait, les ailes effleuraient l’esprit de Millilain, un frôlement, un contact imperceptible, un chatouillement de plume, mais par lequel elle se sentait transformée, transportée au-delà d’elle-même, intégrée à un organisme doté d’un esprit multiple, inconcevable, d’essence divine. Prenez. Buvez. Unissez-vous. À chaque frôlement de ces ailes, elle s’unissait plus profondément. Oo wah vah mah. Oo wah vah mah. Elle était perdue, il n’y avait plus de Millilain. Il n’y avait plus que le roi des eaux dont le bruit était le son des cloches, dont l’ancienne Millilain était devenue une partie de l’esprit multiple. Oo. Wah. Vah. Mah.

Elle avait peur. Elle était entraînée au fond de la mer et ses poumons s’emplissaient d’eau et la douleur était affreuse. Elle se débattait. Il ne fallait pas qu’elle se laisse effleurer par les grandes ailes. Elle donna un coup de reins, battit frénétiquement des poings et remonta, remonta vers la surface…

Elle ouvrit les yeux. Et se redressa, hébétée, terrifiée. Tout autour d’elle le chant se poursuivait. Oo wah vah mah. Millilain frissonna. Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Il faut que je sorte d’ici. Prise de panique, elle se releva et gagna l’allée. Nul ne l’arrêta. Le vin lui brouillait encore la cervelle et elle titubait et vacillait, se retenant aux murs. Elle parvint à sortir de la pièce. Suivit le long couloir sombre qui sentait l’encens. Les ailes battaient encore autour d’elle, l’enveloppaient, cherchaient à atteindre son esprit. Qu’ai-je fait, qu’ai-je fait ?

Elle se retrouva dans la ruelle, dans l’obscurité, sous la pluie. Les Chevaliers de Dekkeret, l’Ordre du Triple Sabre et les autres, ceux dont elle ne connaissait pas le nom, défilaient-ils encore par ici ? Cela lui était égal. Advienne que pourra. Elle se mit à courir sans savoir dans quelle direction elle allait. Elle perçut au loin un grondement sourd et se prit à espérer qu’il s’agissait du Geyser de Confalume. D’autres bruits résonnaient dans sa tête. Yah-tah, va-tah, yah-tah, voom. Oo wah vah mah. Elle sentait les ailes se refermer sur elle. Elle courait à perdre haleine. Elle trébucha, tomba, se releva et reprit sa course folle.

7

Plus ils s’enfonçaient à l’intérieur de la province des Changeformes, plus tout commençait à devenir familier à Valentin. Mais en même temps la conviction se faisait plus profonde en lui qu’il était en train de commettre une épouvantable, une terrible erreur.

Il se souvenait de l’odeur riche et musquée des lieux qu’il traversait, arômes suaves et lourds de la végétation et du pourrissement dont l’intensité était égale sous la pluie tiède et constante, un mélange compliqué de parfums à l’effet grisant qui remplissait les narines à chaque inspiration. Il se souvenait de l’atmosphère moite et étouffante et des averses qui tombaient presque toutes les heures, tambourinant sur le dais de feuillage, dégoulinant de feuille en feuille et dont seules quelques gouttes atteignaient le sol. Il se souvenait de la fantastique profusion de la vie végétale, où tout croissait et se déroulait presque à vue d’œil mais où, en même temps, tout était curieusement discipliné et s’ordonnait en couches bien définies. Les arbres d’une taille imposante, au tronc mince et sans branches sur les sept huitième de leur hauteur, déployant brusquement la large ombrelle de leur feuillage uni en une dense voûte par un enchevêtrement de plantes grimpantes, de lianes et d’épiphytes. À un niveau inférieur, des arbres plus ronds, plus étoffés et supportant mieux l’ombre, puis encore au-dessous des arbustes en bouquets et enfin le sol de la forêt, sombre, mystérieux, presque stérile, une morne croûte mince, humide et spongieuse sur laquelle le pied rebondissait. Il se souvenait des rayons de lumière aux couleurs vives et irréelles qui transperçaient à intervalles imprévisibles le couvert végétal et procuraient de brefs et surprenants moments de clarté dans la pénombre.

Mais la forêt tropicale de Piurifayne s’étendait sur des milliers de kilomètres carrés au cœur de Zimroel et il était très probable qu’une partie ressemblait à n’importe quelle autre. Ilirivoyne, la capitale des Changeformes, se trouvait quelque part à l’intérieur. Mais qu’est-ce qui me permet de croire, se demandait Valentin, que je n’en suis pas loin, simplement parce que les odeurs, les bruits et la texture de cette jungle ressemblent à ceux que j’ai connus il y a déjà un certain nombre d’années ?

La fois précédente, lorsqu’il voyageait avec la troupe itinérante de jongleurs qui s’étaient absurdement imaginé pouvoir gagner quelques royaux en donnant une représentation à l’occasion de la fête des moissons des Métamorphes, il avait au moins bénéficié de la présence de Deliamber dont la magie permettait de suivre la bonne route à chaque embranchement et de la brave Lisamon Hultin qui elle aussi avait une grande connaissance de la jungle. Mais pour cette seconde incursion en territoire Métamorphe, Valentin était particulièrement livré à lui-même.

Deliamber et Lisamon, s’ils étaient encore vivants – et il était pessimiste à ce sujet, car il n’avait pas eu depuis plusieurs semaines le moindre contact avec eux, même en rêve – étaient à des centaines de kilomètres derrière lui, sur l’autre rive de la Steiche. Il n’avait aucune nouvelle non plus de Tunigorn qu’il avait envoyé à leur recherche. Il n’était plus accompagné maintenant que de Carabella et Sleet et d’une escorte de Skandars. Carabella avait du courage et de la résistance mais elle était une piètre éclaireuse et les Skandars étaient braves et robustes mais pas très débrouillards. Quant à Sleet, malgré toute sa sagacité et sa réflexion, il était fortement handicapé dans cette région par sa crainte paralysante des Changeformes qui remontait à un rêve de sa jeunesse et dont il n’avait jamais totalement réussi à se débarrasser. C’était de la folie pour un Coronal de s’enfoncer dans la jungle de Piurifayne avec une suite aussi réduite, mais la folie semblait être devenue le propre des derniers Coronals, puisque Malibor et Voriax, ses deux prédécesseurs, avaient péri jeunes et de mort violente à cause de leur conduite stupide. Cette imprudence des monarques était peut-être devenue la coutume.

Et au fil des jours, il n’avait pas plus l’impression de se rapprocher d’Ilirivoyne que de s’en éloigner, et se disait qu’elle était partout et nulle part au milieu de cette jungle, que l’agglomération tout entière avait changé d’emplacement et se déplaçait juste devant lui, restant constamment à distance, conservant un écart qu’il ne parviendrait jamais à combler. Car la capitale Métamorphe, d’après le souvenir qu’il en avait, était composée de fragiles constructions en osier avec quelques rares bâtiments en dur et il avait eu l’impression lors de son bref séjour d’être dans une ville fantôme pouvant aisément être transportée d’un lieu à un autre selon les caprices de ses habitants, une ville nomade, une ville imaginaire, un feu follet de la jungle.

— Regarde, dit Carabella. Là-bas ! Est-ce une piste, Valentin ?

— Peut-être, dit-il.

— Mais peut-être pas ?

— Peut-être pas, en effet.

Ils avaient vu des centaines de layons qui ressemblaient à celui-là, de légères traces sur le sol de la jungle, empreintes indéchiffrables de quelque ancienne présence, empreintes remontant peut-être au mois précédent, peut-être à l’époque de lord Dekkeret, un millier d’années auparavant. Un bâton fiché en terre auquel était attachée une plume ou un bout de ruban ; des sillons parallèles, comme si un jour quelque chose avait été halé par là ; ou encore parfois rien de visible, juste une trace psychique, un vestige mystérieux du passage d’êtres intelligents. Mais jamais aucune de ces pistes ne les avait menés nulle part. Tôt ou tard, les indices se raréfiaient, devenaient imperceptibles et seule la forêt vierge s’étendait devant eux.

— Voulez-vous installer le campement, monseigneur ? demanda Sleet.

Ni lui ni Carabella ne s’étaient élevés contre cette expédition, aussi téméraire dût-elle leur paraître. Valentin se demanda s’ils comprenaient à quel point était vif le besoin qu’il éprouvait de mener à bien son entrevue avec la reine des Changeformes. À moins que ce ne fût la crainte du courroux du monarque et du mari qui les poussait à garder un silence obligeant tout au long de ces semaines de vaine errance alors qu’ils devaient sûrement penser que son temps serait mieux employé dans les provinces civilisées à affronter l’épouvantable crise qui y sévissait. Mais peut-être, et ce serait le pire, songeaient-ils seulement à le ménager tandis qu’il tournait en rond au milieu de la forêt dense noyée sous les pluies. Il n’osait pas leur demander. Il se demandait seulement combien de temps il poursuivrait sa quête malgré sa conviction croissante qu’il ne parviendrait jamais à trouver Ilirivoyne.

Quand le campement fut installé, il ceignit son front du bandeau d’argent de la Dame et une fois encore se laissa glisser dans l’état de transe, l’état de projection mentale, et lança son esprit au-delà de la jungle, à la recherche de Deliamber et de Tisana.

Il estimait probable de pouvoir atteindre leur esprit plus facilement que celui des autres, tant ils étaient sensibles à la magie des rêves. Mais il avait essayé toutes les nuits sans jamais percevoir le moindre contact. Était-ce une question de distance ? Valentin n’avait jamais tenté de projection mentale à longue portée sans l’aide de vin des rêves et il n’en disposait pas dans la jungle. À moins que les Métamorphes aient un moyen d’intercepter ou de brouiller ses transmissions. Ou que ses messages n’arrivent pas à destination parce que ceux à qui il les envoyait étaient morts. Ou que…

Tisana… Tisana…

Deliamber…

C’est Valentin qui vous appelle… Valentin… Valentin… Valentin…

Tisana…

Deliamber… Rien.

Il essaya d’atteindre Tunigorn. Lui était certainement encore vivant, même si les autres avaient été frappés par un désastre. Et bien qu’il eût un esprit impassible et bien défendu, l’espoir demeurait qu’il pût s’ouvrir à l’un des appels de Valentin. Le sien ou celui de Lisamon. Ou même de Zalzan Kavol. Atteindre l’un d’eux, percevoir la réponse familière d’un esprit familier…

Il persévéra pendant quelque temps, puis, tristement, il enleva le bandeau et le remit dans son coffret. Carabella lui lança un regard interrogateur. Valentin secoua la tête et haussa les épaules.

— C’est très calme ici, dit-il.

— À part la pluie.

— Oui. À part la pluie.

La pluie s’était remise à tambouriner sur la haute voûte de la forêt. Valentin regarda la jungle d’un air sombre mais il ne vit rien ; le faisceau lumineux du flotteur était allumé et le resterait toute la nuit, mais derrière la sphère de lumière dorée qu’il créait s’élevait un mur de ténèbres. Qui savait si un millier de Métamorphes n’étaient pas disposés en cercle autour du camp ? Il espérait qu’il en était ainsi. Tout, y compris une attaque-surprise, serait préférable à ces semaines passées à errer dans cette région sauvage, inconnue et inconnaissable.

Combien de temps vais-je continuer ainsi ? se demanda-t-il. Et comment allons-nous trouver le moyen de sortir d’ici quand j’aurai décidé que cette quête est absurde ?

Il écouta la pluie maussade au rythme changeant et finit par sombrer dans le sommeil.

Et presque aussitôt, il sentit l’approche d’un rêve.

Il comprit à son intensité et à quelque chose de vivant et de chaleureux qu’il ne s’agissait pas d’un rêve ordinaire mais d’un message de la Dame, le premier depuis qu’il avait quitté la côte de Gihorna. Mais en attendant un signe tangible de la présence de sa mère dans son esprit, il demeura en proie à l’incertitude, car elle ne s’était pas annoncée et les ondes pénétrant dans son âme semblaient provenir d’une autre source. Était-ce le Roi des Rêves ? Lui aussi, bien entendu, avait le pouvoir de pénétrer dans les esprits, mais même en une période aussi troublée, le Roi des Rêves ne se permettrait pas d’assaillir le Coronal. Alors qui était-ce ? Valentin, vigilant dans le sommeil, scrutait les confins de son rêve, cherchant sans trouver de réponse.

Le rêve était presque entièrement dépourvu de structure narrative, composé d’images informes et de bruits silencieux. La sensation de mouvement était créée par des moyens purement abstraits. Mais peu à peu le rêve lui présenta des groupes d’images mouvantes et des changements d’aspect qui prirent la forme d’une représentation tout à fait concrète : les tentacules d’un Vroon se tortillant et s’entrelaçant.

— Deliamber ?

— Je suis là, monseigneur.

— Où donc ?

Là. Près de vous. Je me dirige vers vous.

La communication avait lieu sans paroles, ni mentales ni autres mais entièrement par une structure de motifs changeants de lumière et d’états psychiques porteurs d’une signification sans équivoque. Au bout d’un certain temps, le rêve se dissipa et il demeura étendu, aux franges du sommeil et de la veille, réfléchissant à ce qu’il venait d’apprendre. Et pour la première fois depuis plusieurs semaines, l’espoir commença à renaître en lui.

Le lendemain matin, Valentin alla voir Sleet qui se préparait à lever le camp.

— Non, dit-il. Je compte encore rester ici quelques jours. Ou même plus.

Un air de doute et de perplexité immédiatement réprimé se peignit fugitivement sur le visage de Sleet. Il se contenta de hocher la tête et alla demander aux Skandars de laisser les tentes comme elles étaient.

Tu as reçu des nouvelles cette nuit, dit Carabella. Je le vois sur ton visage.

— Deliamber est vivant. Il nous suit avec les autres et essaye de nous rattraper. Mais nous avons tellement erré en nous déplaçant si vite qu’ils ne parviennent pas à nous rejoindre. Dès qu’ils ont notre position, nous partons dans une autre direction. Si nous restons au même endroit, ils pourront nous retrouver.

— Alors tu as parlé avec le Vroon ?

— Avec son image, avec son ombre. Mais c’étaient bien sa véritable ombre et sa véritable image. Il sera bientôt avec nous.

Et Valentin n’avait pas le moindre doute à ce sujet. Mais une journée s’écoula, puis une deuxième et une autre encore. Tous les soirs, il ceignait son bandeau et envoyait un signal, mais il ne recevait pas de réponse. Les gardes Skandars se mirent à rôder dans la jungle comme des fauves inquiets ; Sleet devint tendu et agité et il disparaissait pendant des heures malgré la crainte des Métamorphes qu’il prétendait éprouver. Devant la tournure que prenaient les choses, Carabella proposa à Sleet et à Valentin de jongler un peu avec elle en souvenir du bon vieux temps et afin de leur procurer une distraction si astreignante qu’elle détournerait leur attention de leurs autres préoccupations. Mais Sleet affirma qu’il n’avait pas le cœur à cela et Valentin, quand il finit par accepter sur ses instances, se montra si maladroit à cause du manque de pratique qu’il aurait renoncé au bout de cinq minutes si Carabella n’avait insisté.

— Bien sûr que tu es rouillé ! dit-elle. Crois-tu que l’on conserve son adresse sans l’entretenir ? Mais si tu travailles un peu, elle va revenir. Allez, Valentin, attrape !

Et elle avait raison. Un petit effort et il commença à éprouver de nouveau la vieille sensation que l’union de la main et de l’œil pouvait le transporter en un lieu où le temps n’avait plus de signification et où la totalité de l’espace devenait un point unique et illimité. Les Skandars qui devaient certainement savoir que Valentin avait autrefois gagné sa vie en jonglant n’en étaient pas moins stupéfaits de voir un Coronal se livrer à ce genre d’activité et ils demeuraient bouche bée avec un mélange de curiosité non déguisée et d’admiration devant Valentin et Carabella qui se lançaient une collection hétéroclite d’objets. « Ohé ! » criait-elle en le poussant à exécuter des prouesses. Ce n’était certes rien par comparaison aux exercices qu’elle effectuait autrefois, car elle était vraiment très douée, et c’étaient des tours bien ordinaires, même au niveau de technique que Valentin avait atteint, lui qui n’avait pourtant jamais été l’égal de Carabella. Mais il estimait que pour quelqu’un qui n’avait pas jonglé sérieusement depuis près de dix ans, ce n’était pas si mal. Au bout d’une heure, trempé par la pluie et dégoulinant de sueur, il se sentait mieux qu’il ne l’avait été depuis plusieurs mois.

Sleet apparut et en les regardant, il parut se débarrasser de son anxiété et de sa maussaderie. Au bout d’un moment, il se rapprocha et Carabella lui lança un poignard, une massue et une hachette qu’il attrapa d’un geste désinvolte et lança avec aisance pour former une haute cascade à laquelle il ajouta trois autres objets que Valentin lui avait envoyés. Seul un soupçon de tension qui ne serait pas apparu dix ans plus tôt – sauf peut-être lorsqu’il exécutait son célèbre numéro de jonglerie les yeux bandés – était visible sur le visage de Sleet, mais rien d’autre ne trahissait une diminution de son adresse. « Ohé ! » cria-t-il en envoyant la massue et la hachette à Valentin et en les faisant impitoyablement suivre d’autres objets avant que le Coronal eût attrapé les premiers. Puis Valentin, Carabella et lui s’y mirent très sérieusement, comme s’ils étaient encore des jongleurs itinérants répétant leur numéro avant une représentation devant la cour.

L’étalage de virtuosité de Sleet poussa Carabella à tenter quelques prouesses, ce qui incita Sleet à exécuter des exercices encore plus difficiles, de sorte que Valentin ne tarda pas à perdre pied. Il s’efforça néanmoins de se maintenir aussi longtemps que possible à leur niveau et s’en sortit honorablement, faisant seulement tomber un objet de temps à autre, jusqu’à ce qu’il se trouve bombardé des deux côtés à la fois par une Carabella hilare et un Sleet imperturbable et concentré. Soudain, il ne sentit plus ses doigts et laissa tous les objets s’éparpiller par terre.

— Ah, monseigneur, ce n’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre ! rugit une voix âpre et merveilleusement familière.

— Zalzan Kavol ! s’écria Valentin avec un étonnement joyeux.

L’énorme Skandar arriva en bondissant, fit hâtivement le signe de la constellation et ramassa tous les objets que Valentin avait laissé tomber. Avec un plaisir maniaque, il commença à les lancer à Sleet et à Carabella avec sa technique à quatre bras qui poussait n’importe quel jongleur humain, aussi talentueux fût-il, jusqu’aux limites de ses possibilités.

Valentin scruta la jungle et vit les autres accourir sous la pluie : Lisamon Hultin, le Vroon perché sur son épaule, Tunigorn, Tisana, Ermanar, Shanamir et d’autres encore, sortant l’un après l’autre d’un flotteur cabossé et couvert de boue qui s’était arrêté dans une clairière proche. Valentin vit que tout le monde était là, tous ceux qu’il avait abandonnés à Gihorna, toute la troupe enfin réunie.

— Que l’on sorte le vin ! s’écria-t-il. Il faut fêter cela ! Il se précipita vers eux, donna quelques accolades, se hissa sur la pointe des pieds pour passer les bras autour de la géante, bourra joyeusement Shanamir de coups, serra solennellement la main du digne Ermanar et broya Tunigorn contre lui dans une étreinte qui eût étouffé quelqu’un de moins robuste.

— Monseigneur, s’écria Lisamon, aussi longtemps que je vivrai, je ne vous laisserai plus jamais partir seul ! Avec tout le respect que je vous dois, monseigneur. Plus jamais !

— Si j’avais su, dit Zalzan Kavol, quand vous m’avez dit que vous nous précédiez d’une journée jusqu’à la Steiche, qu’il y aurait une tempête d’une telle violence et que nous ne vous reverrions pas pendant de si longues semaines… Ah, monseigneur, quelle sorte d’anges gardiens croyez-vous que nous sommes pour vous laisser vous enfuir ainsi ? Quand Tunigorn m’a dit que vous aviez survécu à la tempête mais que vous aviez filé en territoire Métamorphe sans nous attendre… ah, monseigneur, si vous n’étiez pas mon roi, j’aurais eu envie de commettre un crime de lèse-majesté en vous retrouvant, croyez-moi, monseigneur !

— Et me pardonnerez-vous cette escapade ? demanda Valentin.

— Monseigneur ! Monseigneur !

— Vous savez que je n’ai jamais eu l’intention de me séparer aussi longtemps de vous. C’est pourquoi j’ai envoyé Tunigorn vous chercher afin que vous me suiviez. Et tous les soirs, je vous ai envoyé des messages avec l’aide du bandeau. Je me concentrais de toutes mes forces pour vous atteindre et entrer en contact avec vous. Avec vous, Deliamber, et vous, Tisana…

— Nous avons reçu vos messages, monseigneur, dit Deliamber.

— Vraiment ?

— Tous les soirs. Cela nous réjouissait infiniment de savoir que vous étiez en vie.

— Et vous n’avez pas répondu ? demanda Valentin.

— Mais si, monseigneur, dit le Vroon, nous avons répondu chaque fois. Mais nous savions que nous ne pouvions vous atteindre, que mes pouvoirs n’étaient pas assez puissants pour une telle distance. Nous étions tellement désireux de vous dire de rester où vous étiez et de nous laisser arriver ; mais chaque jour vous vous enfonciez un peu plus dans la jungle. Il était impossible de vous retenir et de vous rattraper et je ne pouvais atteindre votre esprit. Je ne pouvais pas atteindre votre esprit, monseigneur.

— Mais finalement, vous avez réussi.

— Avec l’aide de la Dame, votre mère, dit Deliamber. Tisana s’est adressée à elle dans son sommeil, a obtenu d’elle un message et la Dame a compris. Et elle a fait de son propre esprit le courrier du mien, me projetant où je ne pouvais aller tout seul. C’est ainsi que nous sommes enfin parvenus à communiquer avec vous. Nous avons tant de choses à vous apprendre, monseigneur !

— C’est vrai, dit Tunigorn. Tu vas être étonné, Valentin. Je te le promets.

— Alors étonne-moi, dit Valentin.

— Je suppose que Tunigorn vous a appris qu’Y-Uulisaan, l’expert agricole, est un espion Changeforme, dit Deliamber.

— Oui, c’est ce qu’il m’a dit. Mais comment l’a-t-on découvert ?

— Le jour où vous êtes parti en direction de la Steiche, nous avons surpris Y-Uulisaan plongé dans une profonde communion de pensée avec quelqu’un qui était très loin. J’ai senti son esprit qui se projetait ; j’ai perçu l’intensité de cette communion. Et j’ai immédiatement demandé à Zalzan Kavol et à Lisamon de l’appréhender.

Valentin battit des paupières.

— Mais comment Y-Uulisaan avait-il un tel pouvoir ?

— Parce que c’est un Changeforme, monseigneur, dit Tisana, et que les Changeformes ont la faculté d’unir leurs esprits par le truchement des rois des dragons de mer.

— Comme un homme qui se trouve sous des feux croisés, Valentin regarda alternativement Tisana et Deliamber et son regard revint se poser sur la vieille interprète des rêves. Il s’efforçait de comprendre ce qu’ils lui avaient dit, mais il y avait là-dedans des choses tellement étranges, proprement stupéfiantes, qu’il eut au début de la peine à saisir.

— Je suis ébahi d’apprendre que les Métamorphes communiquent par l’entremise des dragons de mer. Qui aurait pu supposer que les dragons avaient de tels pouvoirs mentaux ?

— Ils leur donnent le nom des rois des eaux, monseigneur, dit Tisana. Et il semble que ces rois des eaux soient dotés d’un esprit véritablement très puissant. Ce qui permettait à l’espion de transmettre ses rapports avec une grande facilité.

— Des rapports sur quoi ? demanda Valentin avec inquiétude. Et à qui ?

— Lorsque nous avons surpris Y-Uulisaan, dit Deliamber, Lisamon et Zalzan Kavol l’ont arrêté et il a aussitôt commencé à changer de forme. Nous vous l’aurions amené pour que vous l’interrogiez, mais vous étiez déjà parti vers la rivière. Ensuite, la tempête a éclaté et nous n’avons pas pu vous suivre. Nous l’avons donc interrogé nous-mêmes. L’espion a avoué que sa mission était de vous aider à mettre en œuvre les mesures prises par le gouvernement pour enrayer les maladies et d’en avertir immédiatement ses chefs. Ce qui était d’un précieux secours aux Métamorphes qui étaient à l’origine de ces maladies et les propageaient.

— Les Métamorphes ? s’écria Valentin, le souffle coupé. À l’origine des maladies… propageant les maladies…

— Oui, monseigneur. Y-Uulisaan nous a tout raconté. Nous n’avons pas été très… doux avec lui. Dans des laboratoires secrets installés ici-même, à Piurifayne, les Métamorphes ont fait pendant plusieurs années des cultures de tous les micro-organismes dont nos récoltes ont souffert. Quand ils ont été prêts, ils ont circulé sous une fausse apparence. Certains d’entre eux, monseigneur, se sont même adressés à des fermiers en se faisant passer pour des conseillers agricoles du gouvernement de la province et en prétendant proposer de nouveaux moyens d’accroître la production agricole. Et ils répandaient en cachette leurs poisons dans les champs qu’ils inspectaient. Les Métamorphes faisaient également transporter certaines bactéries par des oiseaux qu’ils lâchaient. Ou ils pulvérisaient des substances qui se transformaient en nuage de sable…

Abasourdi, Valentin se tourna vers Sleet.

— Ainsi nous étions en guerre et nous ne le savions pas !

— Maintenant, nous le savons, dit Tunigorn.

— Et j’ai parcouru le royaume de mes ennemis en m’imaginant stupidement que tout ce que j’avais à faire était de prononcer quelques paroles conciliantes et d’ouvrir les bras à la Danipiur, qu’elle me sourirait et que nous aurions de nouveau la bénédiction du Divin. Alors qu’en vérité la Danipiur et son peuple menaient depuis le début une guerre implacable contre nous et…

— Non, monseigneur, dit Deliamber. Pas la Danipiur. Pas d’après ce que nous avons appris.

— Que racontez-vous ?

— Celui au service duquel était Y-Uulisaan s’appelle Faraataa, un être dévoré de haine, un fou, qui n’a pas pu obtenir le soutien de la Danipiur à ses projets et s’est enfui avec ses partisans pour mettre lui-même en action son programme. Il y a deux factions chez les Métamorphes, monseigneur. Ce Faraataa est à la tête des radicaux, des bellicistes. Leur plan est de créer le chaos en nous affamant et de nous contraindre à abandonner Majipoor. Alors que la Danipiur parait être plus modérée, ou du moins pas aussi virulente.

— Je dois donc continuer ma route vers Ilirivoyne et m’entretenir avec elle, dit Valentin.

— Vous ne trouverez jamais Ilirivoyne, monseigneur, dit Deliamber.

— Et pourquoi donc ?

— Ils ont démonté toutes les constructions de la ville et les transportent à travers la jungle. Je sens sa présence quand je projette mon esprit… mais c’est une présence qui se déplace. La Danipiur vous fuit, monseigneur. Elle ne veut pas vous rencontrer. Peut-être est-ce politiquement trop dangereux – peut-être est-elle en train de perdre le contrôle de son peuple et craint-elle qu’ils ne rejoignent tous les rangs des partisans de Faraataa si elle se montre bien disposée à votre égard. Ce n’est qu’une supposition, monseigneur. Mais croyez-moi, vous ne la trouverez jamais, dussiez-vous parcourir la jungle pendant mille ans.

— Vous avez probablement raison, Deliamber, dit Valentin en hochant la tête. Vous avez certainement raison.

Il ferma les yeux et s’efforça désespérément de réprimer le trouble qui s’était emparé de son esprit. Comment avait-il pu se méprendre à ce point ? Il n’avait vraiment rien compris.

— Et cette communication entre les Métamorphes par le truchement du cerveau des dragons de mer… cela existe depuis combien de temps ?

— Un certain temps, monseigneur. Les dragons de mer paraissent être plus intelligents que nous ne l’avions cru… et il semble y avoir une sorte d’alliance entre eux et les Métamorphes, ou au moins certains Métamorphes. Tout cela n’est pas très clair.

— Et Y-Uulisaan ? Où est-il ? Il faut continuer à l’interroger.

— Il est mort, monseigneur, dit Lisamon Hultin.

— Comment est-ce possible ?

— Quand la tempête s’est levée, il y a eu une telle confusion qu’il a essayé de s’évader. Nous avons réussi à remettre la main sur lui, mais j’ai dû le lâcher à cause du vent et nous n’avons pu le retrouver. Nous avons découvert son corps le lendemain.

— Ce n’est pas une grosse perte, monseigneur, dit Deliamber. Il n’y avait pas grand-chose de plus à tirer de lui.

— J’aurais quand même aimé avoir l’occasion de parler avec lui, dit Valentin. Eh bien, tant pis. Je suppose que je n’aurai pas non plus l’occasion de m’entretenir avec la Danipiur. Mais il m’est difficile de renoncer à ce projet. N’y a-t-il vraiment aucun espoir de trouver Ilirivoyne, Deliamber ?

— Aucun, je le crains, monseigneur.

— Je la considère comme une alliée, aussi étonnant que cela puisse vous paraître. La reine des Métamorphes et le Coronal ligués contre ceux qui déclenchent une guerre biologique contre nous. C’est de la folie, n’est-ce pas, Tunigorn ? Vas-y, parle franchement ! Tu penses que c’est de la folie ?

— Je n’ai pas grand-chose à dire sur ce chapitre, répondit Tunigorn en haussant les épaules. Tout ce que je sais, c’est que je crois que Deliamber a raison : la Danipiur ne veut pas te rencontrer et elle ne te laissera pas la trouver. Et je pense que continuer à perdre du temps à sa recherche… serait stupide. Oui. Vraiment de la folie, alors qu’il y a tant à faire ailleurs.

Valentin se tut. D’un air absent, il prit à Zalzan Kavol deux des objets avec lesquels il avait jonglé et commença à les faire passer d’une main dans l’autre. Des maladies, songea-t-il, des famines, de faux Coronals. La folie, le chaos, une guerre biologique. La colère du Divin éclatant au grand jour. Et le Coronal parcourant inlassablement et en pure perte la jungle Métamorphe. Non. Non.

— Avez-vous une idée de l’endroit où nous sommes ? demanda-t-il à Deliamber.

— D’après mes calculs, à environ trois mille kilomètres au sud-ouest de Piliplok, monseigneur.

— Et, à votre avis, combien de temps nous faudra-t-il pour y arriver ?

— À ta place, je n’irais pas à Piliplok en ce moment, Valentin, dit Tunigorn.

— Et pourquoi donc ? demanda Valentin en fronçant les sourcils.

— À cause du danger.

— Le danger ? Pour le Coronal ? J’y étais encore il y a un ou deux mois et je n’ai pas vu de danger !

— Les choses ont changé. Des nouvelles nous sont parvenues, selon lesquelles Piliplok s’est proclamée république autonome. Les habitants qui avaient encore d’importantes réserves de nourriture craignaient qu’elles ne soient réquisitionnées pour être distribuées à Khyntor et à Ni-moya ; c’est pourquoi Piliplok a fait sécession et s’est séparé de la collectivité.

Valentin ouvrit de grands yeux, comme s’il contemplait un gouffre insondable.

— Sécession ? Une république autonome ? Ces mots n’ont pas de sens !

— Ils semblent pourtant en avoir un pour les habitants de Piliplok. Nous ne pouvons savoir quel genre d’accueil ils te feraient en ce moment. Je pense qu’il serait plus sage d’aller ailleurs en attendant que la situation se clarifie.

— Comment pourrais-je craindre d’entrer dans une de mes cités ? fit Valentin d’un ton furieux. Piliplok me prêtera serment d’allégeance dès que j’apparaîtrais !

— Peux-tu en être certain ? demanda Carabella. Imagine Piliplok, gonflée d’orgueil et d’égoïsme et le Coronal arrivant dans un flotteur en piètre état et vêtu de haillons trempés. Crois-tu qu’ils t’acclameraient ? Ils ont commis une trahison et ils le savent. Ils pourraient aggraver cette trahison plutôt que courir le risque de s’incliner humblement devant ton autorité. À mon avis, il vaut mieux ne pas entrer à Piliplok si l’on n’est pas à la tête d’une armée !

— Je suis d’accord, dit Tunigorn.

Le regard rempli de désarroi de Valentin se porta successivement sur Deliamber, Sleet et Ermanar. Ils le lui rendirent silencieusement, gravement, tristement.

— Ainsi je suis renversé pour la seconde fois ? dit Valentin sans s’adresser à personne en particulier. Je suis redevenu un vagabond en haillons ? Je n’ose pas entrer à Piliplok ? Je n’ose pas ? Et il y a de faux Coronals à Khyntor et à Ni-moya. Je présume qu’ils ont des armées et comme je n’en ai pas, je n’ose pas non plus aller là-bas. Que vais-je faire ? Devenir de nouveau un jongleur ?

Il se mit à rire.

— Non, je ne pense pas. Coronal je suis, Coronal je resterai. Je croyais en avoir fini avec ces luttes pour reconquérir ma position, mais ce n’est manifestement pas le cas. Faites-moi sortir de cette jungle, Deliamber. Trouvez le chemin du littoral, d’un port qui me rende encore hommage. Et puis nous nous mettrons en quête d’alliés et nous entreprendrons encore une fois de rétablir l’ordre. Qu’en dites-vous ?

— Et où trouverons-nous ces alliés, monseigneur ? demanda Sleet.

— Où nous pourrons, répondit Valentin avec un haussement d’épaules.

8

Tout le long du voyage du Mont du Château au Labyrinthe en suivant la vallée du Glayge, Hissune avait vu des signes, partout où il regardait, des bouleversements qui frappaient la planète. Bien que dans cette région agréable et fertile d’Alhanroel la situation ne fût pas encore devenue aussi troublée qu’elle l’était plus à l’ouest ou à Zimroel, une tension visible, presque tangible, régnait partout : portes closes, regards apeurés, visages crispés. Mais il trouvait qu’au Labyrinthe il ne semblait pas y avoir eu de changements d’importance ; peut-être parce que les portes closes, les regards apeurés et les visages crispés y avaient toujours existé.

Mais si le Labyrinthe n’avait pas changé, il n’en était pas de même d’Hissune. Et ce changement lui fut évident dès l’instant où il franchit l’Entrée des Eaux, la superbe et luxueuse porte par laquelle la tradition voulait que passent les Puissances de Majipoor lorsqu’elles se rendaient dans la cité pontificale. Derrière lui, par ce bel après-midi ensoleillé, s’étendait la vallée du Glayge, avec sa brise odorante, ses collines verdoyantes et la joyeuse palpitation que le soleil conférait à toutes choses. Devant, c’était la nuit éternelle des anneaux souterrains et hermétiques, l’éclat dur de la lumière artificielle, l’étrange atmosphère confinée d’un air qui n’avait jamais connu ni le vent ni la pluie. Et au moment où il passait d’un univers à l’autre, Hissune s’imagina fugitivement qu’une porte massive claquait derrière lui, que quelque affreuse barrière le séparait maintenant de toute la beauté de la planète et il sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine.

Il fut surpris de constater qu’une ou deux années passées sur le Mont du Château avaient suffi à opérer en lui une telle transformation et le Labyrinthe qu’il doutait avoir jamais aimé mais où il s’était toujours senti à l’aise lui inspirait maintenant de la répulsion. Et il lui semblait ne pas avoir véritablement compris jusqu’alors la crainte que lord Valentin éprouvait pour ce lieu ; mais Hissune venait d’en avoir un aperçu, un avant-goût infime certes mais suffisant pour qu’il ait une idée de la terreur qui s’emparait de l’esprit du Coronal quand il entreprenait sa descente vers les profondeurs.

Mais Hissune avait aussi changé dans un autre domaine. À son départ du Labyrinthe, il n’était qu’un jeune homme anonyme – un chevalier initié, bien sûr, mais ce n’était pas très important, surtout pour les habitants du Labyrinthe qui ne se laissaient pas facilement impressionner par l’apparat. Mais celui qui revenait maintenant, si peu de temps après son départ, était le prince Hissune, membre du Conseil de Régence. Et si les habitants du Labyrinthe n’étaient pas impressionnés par l’apparat, ils l’étaient par le pouvoir, surtout s’il avait été acquis par l’un des leurs. Ils étaient des milliers massés le long de la voie qui menait de l’Entrée des Eaux à l’anneau extérieur du Labyrinthe et ils se bousculaient et jouaient des coudes pour mieux voir celui qui franchissait le grand portail dans un flotteur royal aux couleurs du Coronal et avec une suite digne d’un Coronal. Ils ne l’acclamèrent point, ni ne poussèrent des vivats. Les gens du Labyrinthe n’avaient pas coutume de se conduire ainsi. Mais ils écarquillaient les yeux. Silencieux, visiblement en proie à une crainte révérencielle, très probablement envieux, ils le regardaient passer avec une fascination maussade. Hissune crut distinguer dans la foule son ancien compagnon de jeu, Vanimoon, ainsi que sa jolie sœur, Ghisnet, Heulan et une demi-douzaine d’autres membres de la bande de la Cour Guadeloom. Mais il n’en était pas sûr ; ce n’était peut-être qu’une création de son esprit. Il se rendit compte qu’il voulait qu’ils soient là, qu’il voulait qu’ils le voient dans sa tenue princière et son magnifique flotteur, lui, le petit galopin de la Cour Guadeloom transformé en prince Hissune, en régent, baignant dans l’aura du Château comme dans la lumière d’un autre soleil. Ce n’est pas grave, n’est-ce pas, de se laisser aller de temps à autre à un orgueil mesquin ? se demanda-t-il. Mais non, bien sûr, répondit-il. On peut se permettre de temps en temps un peu de petitesse. Les saints eux-mêmes doivent parfois éprouver une certaine suffisance et tu n’as jamais été taxé de sainteté. Laisse-toi aller et qu’on en finisse ; et puis tu pourras te consacrer à tes tâches. Une privation prolongée d’autosatisfaction engorge l’âme.

Des fonctionnaires pontificaux au visage couvert du masque traditionnel l’attendaient à la lisière de l’anneau extérieur. Ils saluèrent Hissune avec un grand empressement et l’emmenèrent immédiatement à l’ascenseur réservé aux Puissances et à leurs émissaires qui le transporta rapidement jusqu’aux niveaux impériaux situés au plus profond du Labyrinthe.

On l’installa sans délai dans une suite presque aussi luxueuse que celle qui était en permanence à la disposition du Coronal. Alsimir, Stimion et les autres membres de la suite d’Hissune se virent attribuer des chambres élégantes contiguës à ses appartements. Quand les fonctionnaires eurent fini de s’affairer pour veiller au confort d’Hissune, leur chef s’adressa à lui.

— Le porte-parole pontifical serait très honoré de dîner ce soir en votre compagnie, monseigneur.

Malgré lui, Hissune sentit un petit frisson d’émerveillement. Très honoré. Le Labyrinthe était encore assez présent en lui pour qu’il vouât à Hornkast une vénération voisine de la crainte. C’était lui le véritable maitre du Labyrinthe, le marionnettiste qui tirait les ficelles du Pontife. Très honoré de dîner ce soir en votre compagnie, monseigneur. Vraiment ? Hornkast ? Il était difficile d’imaginer le vieux Hornkast très honoré de quelque chose. Monseigneur, rien que ça ! Eh bien !

Mais il ne pouvait se permettre d’être le moins du monde intimidé par Hornkast. Il fit en sorte de ne pas être prêt quand les envoyés du porte-parole vinrent le quérir et se mit en route avec dix minutes de retard. Quand il pénétra dans la salle à manger privée du porte-parole – une salle d’une telle splendeur chatoyante que même un Pontife eût pu trouver sa somptuosité excessive –, Hissune dut s’interdire de lui adresser un salut cérémonieux, bien que ce fût sa première impulsion. C’est Hornkast ! se dit-il et il eut envie de se laisser tomber à genoux. Mais toi, tu es Hissune ! ajouta-t-il dans un élan de colère. Et il resta debout, digne, légèrement distant. Hissune se força à se rappeler qu’Hornkast n’était qu’un simple fonctionnaire, alors que lui-même était une personne de haut rang, un prince du Mont et un des membres du Conseil de Régence.

Mais il était difficile de ne pas être impressionné par la formidable présence d’Hornkast et le pouvoir qui émanait de lui. Il était vieux – très vieux, même –, mais il avait encore l’air robuste, alerte, plein d’énergie, comme si trente ou quarante années de sa vie lui avaient été retirées par une magie quelconque. Il avait un regard pénétrant et implacable, un sourire inquiétant, une voix forte et grave. Avec une courtoisie raffinée, il conduisit Hissune à la table et lui offrit une coupe de vin fin, d’un rouge sombre miroitant, dont Hissune ne but prudemment que quelques toutes petites gorgées à intervalles très espacés. La conversation, aimable et d’ordre général pour commencer, puis plus sérieuse, demeura entièrement contrôlée par Hornkast et Hissune ne pouvait rien y faire. Ils parlèrent d’abord des troubles qui sévissaient à Zimroel et dans l’ouest d’Alhanroel. Hissune avait l’impression qu’Hornkast, malgré sa contenance pleine de gravité, n’était pas plus profondément ému par ce qui se passait à l’extérieur du Labyrinthe qu’il ne l’eût été par des événements se produisant sur une autre planète. Puis le porte-parole officiel du Pontife aborda le sujet de la mort d’Elidath en exprimant le souhait qu’Hissune transmette ses sincères condoléances en retournant au Mont. Et Hornkast lança à Hissune un regard pénétrant comme pour lui dire : Je sais que le trépas d’Elidath a provoqué de profonds bouleversements dans l’ordre de succession et que vous vous trouvez en position de force. En conséquence, ô enfant du Labyrinthe, Je vous observe très attentivement. Hissune s’attendait qu’Hornkast, étant suffisamment au fait de ce qui se passait sur l’autre continent pour savoir qu’Elidath avait disparu, en viendrait à s’enquérir de la sécurité de lord Valentin, mais à son grand étonnement, le porte-parole préféra changer complètement de sujet et il aborda le problème de certaines pénuries qui se déclaraient dans les greniers du Labyrinthe. Hissune songea que cela préoccupait manifestement le porte-parole pontifical mais qu’il n’avait pas effectué ce voyage pour discuter de ce genre de choses. Quand le porte-parole pontifical s’interrompit, Hissune prit enfin l’initiative.

— Le moment est peut-être venu pour nous de réfléchir à ce qui, à mon avis, est l’événement le plus inquiétant. Je veux parler de la disparition de lord Valentin.

L’invincible sérénité d’Hornkast parut pour une fois ébranlée. Ses yeux flamboyèrent, ses narines se dilatèrent et ses lèvres palpitèrent fugitivement sous l’effet de la surprise.

— Sa disparition ?

— Quand lord Valentin voyageait dans Piurifayne, nous avons perdu le contact avec lui et nous n’avons pas réussi à le rétablir.

— Puis-je vous demander ce que le Coronal faisait à Piurifayne ?

— Si j’ai bien compris, répondit Hissune avec un léger haussement d’épaules, il accomplissait une mission très délicate. Il a été séparé de sa suite par la tempête, celle qui a coûté la vie à Elidath. Nous n’avons pas eu de nouvelles depuis.

— Et à votre avis, le Coronal est-il mort ?

— Je n’en ai aucune idée et toutes les suppositions sont permises. Tenez pour assuré que nous faisons tout notre possible pour reprendre contact avec lui. Mais je crois en effet que nous devons au moins envisager l’éventualité de la mort de lord Valentin. Nous avons eu des discussions dans ce sens au Château. Un plan de succession est en train d’être mis au point.

— Ha !

— Et la santé du Pontife est naturellement un élément essentiel de ce plan, dit Hissune.

— Oui. Je comprends parfaitement.

— L’état du Pontife, je présume, demeure stationnaire ?

Hornkast ne répondit pas tout de suite. Il regarda longuement Hissune, avec une intensité mystérieuse et embarrassante, comme s’il se livrait à des calculs politiques extrêmement compliqués.

— Aimeriez-vous rendre visite à sa majesté ? demanda-t-il enfin.

Jamais Hissune ne se serait attendu à une telle proposition de la part du porte-parole. Une visite au Pontife ? Jamais il n’aurait osé en rêver. Il lui fallut un certain temps pour maîtriser son émotion et retrouver son sang-froid.

— Ce serait un grand privilège, dit-il d’un ton aussi détaché que possible.

— Alors allons-y.

— Tout de suite ?

— Tout de suite, dit Hornkast.

Le porte-parole fit un signe ; des serviteurs apparurent et commencèrent à débarrasser la table. Quelques instants plus tard, Hissune se retrouva en compagnie d’Hornkast dans un flotteur au nez arrondi qui s’enfonçait dans un étroit boyau. Ils s’arrêtèrent à un endroit d’où l’on ne pouvait continuer qu’à pied et s’engagèrent dans un passage fermé tous les cinquante pas par une porte de bronze. Hornkast les ouvrit l’une après l’autre en glissant la main à l’intérieur d’un panneau caché. La dernière porte, incrustée du symbole en or du Labyrinthe surmonté du monogramme impérial, s’ouvrit au contact de la main du porte-parole et ils pénétrèrent dans la salle du trône impérial.

Le cœur d’Hissune battait avec une violence terrifiante. Le Pontife ! Ce vieux fou de Tyeveras ! Toute sa vie, il avait eu de la peine à croire qu’un être de cette sorte existât véritablement. L’enfant du Labyrinthe qu’il était pourtant avait toujours considéré Tyeveras comme quelqu’un de surnaturel, terré dans les profondeurs de la cité souterraine ; le maître reclus de la planète. Et même maintenant qu’il frayait avec les princes et des ducs, l’entourage du Coronal et lord Valentin en personne, il continuait de considérer le Pontife comme un être à part, vivant dans un royaume qui lui était propre, invisible, inconnaissable, irréel, inconcevablement éloigné du monde des hommes ordinaires. Mais il était là, devant lui.

Exactement tel que la légende le rapportait. La sphère de verre bleuté, les tubes et les tuyaux, les fils et les pinces, les liquides colorés qui entraient et sortaient en bouillonnant de la cage du système de survie et le vieillard assis à l’intérieur, étrangement raide sur son trône à haut dossier placé au sommet de trois larges degrés. Les yeux du Pontife étaient ouverts. Mais voyait-il ? Était-il seulement vivant ?

— Il ne parle plus, dit Hornkast. C’est un changement récent. Mais d’après Sepulthrove, son esprit est encore actif et son corps conserve sa vitalité. Avancez d’un ou deux pas. Vous pouvez le regarder de près. Vous voyez ? Il respire. Il cligne des yeux. Il est vivant. Il est indiscutablement vivant.

Hissune avait l’impression de se trouver en présence d’un vestige d’une autre époque, d’une créature préhistorique miraculeusement conservée. Tyeveras, Coronal sous le Pontife Ossier, il y avait combien de générations de cela ? Le survivant de l’histoire. Cet homme avait vu lord Kinniken de ses propres yeux. Il était déjà vieux quand lord Malibor avait pris possession du Château. Et il était encore de ce monde ; vivant, si l’on pouvait appeler cela vivre.

— Vous pouvez le saluer, dit Hornkast.

Hissune connaissait le protocole : il ne fallait pas s’adresser directement au Pontife mais formuler ses phrases comme si le porte-parole devait les répéter au vieux monarque, mais en réalité il n’en faisait rien.

— Voulez-vous présenter à Sa Majesté les salutations de son sujet le prince Hissune, fils d’Elsinome, qui lui exprime très humblement sa révérence et sa soumission.

Le Pontife ne répondit pas. Le Pontife ne manifesta en aucune façon qu’il avait entendu.

— Autrefois, dit Hornkast, en réponse à ce qu’on lui disait, il émettait des sons que j’avais appris à interpréter. Mais plus maintenant. Il n’a rien dit depuis plusieurs mois. Mais nous continuons quand même à lui parler.

— Alors dites au Pontife qu’il est aimé de toute la planète et que son nom est dans toutes nos prières.

Silence. Le Pontife demeurait absolument immobile.

— Dites aussi au Pontife, poursuivit Hissune, que la planète continue à tourner, que les troubles viennent et passent et que la grandeur de Majipoor sera préservée.

Silence. Toujours aucune réaction.

— Avez-vous terminé ? demanda Hornkast.

Hissune gardait le regard fixé sur la silhouette énigmatique dans sa cage de verre. Il eût aimé voir Tyeveras tendre les mains pour le bénir ou l’entendre prononcer quelque prophétie. Mais il savait que cela ne se produirait pas.

— Oui, dit-il, j’ai terminé.

— Alors venez.

Le porte-parole impérial précéda Hissune hors de la salle du trône. Lorsqu’il fut sorti, Hissune se rendit compte que sa robe d’apparat était trempée de sueur et que ses genoux tremblaient. Tyeveras ! Si jamais je devais vivre aussi vieux que lui, songea-t-il, jamais je n’oublierais ce visage, ces yeux et cette bulle de verre.

— Ce silence du Pontife est une nouvelle phase, dit Hornkast. Sepulthrove affirme qu’il est encore vigoureux et c’est peut-être vrai. Mais il est aussi possible que ce soit le début de la fin. Il doit y avoir une limite, même avec tous ces appareils.

— Croyez-vous que ce soit pour bientôt ?

— Je le souhaite mais je n’en sais rien. Nous ne faisons rien pour hâter l’échéance. Cette décision est entre les mains de lord Valentin… ou entre celles de son successeur, s’il n’est plus de ce monde.

— Si lord Valentin est mort, dit Hissune, le nouveau Coronal pourrait accéder directement au pontificat, à moins qu’il ne préfère lui aussi conserver Tyeveras en vie.

— Absolument. Et si lord Valentin est mort, qui, à votre avis, sera ce nouveau Coronal ?

Hornkast vrilla son regard implacable dans les yeux d’Hissune qui se sentit fondre sous le feu de ce regard, et toute sa sagacité durement acquise, toute la conscience de qui il était et de sa destinée l’abandonnèrent, le laissant vulnérable et en plein désarroi. Il se vit brusquement catapulté dans la hiérarchie des Puissances, nommé Coronal le matin, donnant à midi ses instructions pour débrancher les appareils et enlever les tubes, devenant Pontife dès le soir. Mais enfin, c’est ridicule, se dit-il, pris de panique. Pontife ? Moi ? Le mois prochain ? C’était une plaisanterie. C’était grotesque. Il s’efforça de recouvrer son calme et réussit au bout d’un moment à revenir à la stratégie qui lui avait paru si évidente au Château : si lord Valentin est mort, Divvis doit devenir Coronal, Tyeveras retournera enfin à la Source et Divvis prendra sa place dans le Labyrinthe. Cela devait se passer ainsi. Il le fallait.

— On ne peut naturellement pas procéder au vote sur la succession avant d’avoir la certitude de la mort du Coronal, dit-il, et nous prions quotidiennement pour qu’il soit sain et sauf. Mais si le Coronal a eu un destin tragique, je pense que les princes du Château jugeront bon de proposer le trône au fils de lord Voriax.

— Ha !

— Et s’il devait en être ainsi, certains d’entre nous estiment qu’il serait alors souhaitable de mettre fin aux souffrances du Pontife Tyeveras.

— Ha ! répéta Hornkast. Oui, je vois. Je comprends très bien où vous voulez en venir.

Il plongea une dernière fois son regard froid, pénétrant, auquel rien n’échappait dans les yeux d’Hissune. Puis son regard s’adoucit, comme s’il avait tendu un voile par-devant, et soudain le porte-parole pontifical sembla n’être plus rien d’autre qu’un vieillard las à la fin d’une longue et épuisante journée. Hornkast se détourna et se dirigea d’un pas lent vers le flotteur qui attendait.

— Venez, prince Hissune, dit-il. Il se fait tard.

De fait, il était tard, mais Hissune fut incapable de trouver le sommeil. J’ai vu le Pontife, se répétait-il inlassablement. J’ai vu le Pontife. Il resta allongé et se retourna dans son lit pendant la moitié de la nuit avec l’image du vieux Tyeveras gravée dans son esprit. Et quand le sommeil vint enfin, non seulement cette image ne s’estompa pas, mais elle devint de plus en plus vive. Le Pontife sur son trône dans la sphère de verre. Et Hissune se demandait si le Pontife pleurait. Et s’il pleurait, pour qui le faisait-il ?

Le lendemain midi, Hissune, accompagné d’une escorte officielle, entreprit la longue remontée jusqu’au niveau extérieur du Labyrinthe, jusqu’à la Cour Guadeloom et le petit logement triste où il avait vécu si longtemps.

Elsinome lui avait affirmé qu’il avait tort de venir, que c’était un grave manquement à l’étiquette pour un prince du Château de se rendre dans un endroit aussi miteux que la Cour Guadeloom, même si c’était pour voir sa mère. Mais Hissune avait écarté ses objections.

— J’irai te voir, car toi, tu ne dois pas venir.

Le temps ne semblait guère avoir eu de prise sur elle depuis leur dernière rencontre. Elle semblait même plus robuste, plus grande, plus vigoureuse. Mais il trouva qu’elle faisait preuve d’une retenue inhabituelle. Il lui tendit les bras, mais elle garda ses distances, mal à l’aise, et Hissune eut presque l’impression qu’elle ne reconnaissait pas son fils.

— Mère, dit-il. Tu me reconnais, mère, n’est-ce pas ?

— J’aimerais le croire.

— Je n’ai pas changé, mère.

— La manière dont tu te tiens maintenant… cette lueur dans ton regard… la robe que tu portes…

— Je suis toujours Hissune.

— Hissune, le prince régent. Et tu dis que tu n’as pas changé ?

— Tout est différent maintenant, mère. Mais certaines choses restent pareilles.

Elle sembla à ces mots s’adoucir quelque peu, se détendre, l’accepter. Il s’avança vers elle et la prit dans ses bras.

Mais elle fit très vite un pas en arrière.

— Que va-t-il arriver à notre planète, Hissune ? Les bruits qui circulent sont si inquiétants ! Il paraît que des provinces entières connaissent la famine. Que de nouveaux Coronals se sont proclamés. Et lord Valentin… où est lord Valentin ? Nous sommes si peu au courant ici de ce qui se passe à l’extérieur. Que va-t-il arriver à la planète, Hissune ?

— Le sort du monde est entre les mains du Divin, mère, dit Hissune en secouant la tête. Mais je puis te dire ceci : s’il existe un moyen de sauver la planète du désastre, nous la sauverons.

— Je sens que je me mets à trembler quand je t’entends dire nous. Parfois, dans mes rêves, je te vois sur le Mont du Château, au milieu des seigneurs et des princes… je les vois se tourner vers toi et te demander ton avis. Mais cela peut-il être vrai ? J’arrive à comprendre certaines choses – la Dame me rend souvent visite dans mon sommeil, le savais-tu ? – mais il reste tant à comprendre… tant à assimiler.

— Tu dis que la Dame vient souvent te voir ?

— Quelquefois deux ou trois fois par semaine. Je me sens très privilégiée. Mais cela m’inquiète aussi de la voir si fatiguée, de sentir le poids qui pèse sur son âme. Elle vient me voir pour m’aider, tu sais, mais j’ai parfois l’impression que c’est à moi de l’aider, que je devrais lui prêter ma force et la laisser s’appuyer sur moi…

— Tu le feras, mère.

— Est-ce que je te comprends bien, Hissune ?

Il ne répondit pas pendant un long moment. Il laissa son regard se poser dans la petite pièce minable sur les objets familiers de son enfance, les rideaux déchirés, les meubles usés, et il pensa à la suite où il avait passé la nuit et à ses appartements sur le Mont du Château.

— Tu ne resteras plus très longtemps ici, mère, dit-il enfin.

— Et où irais-je ?

Il hésita de nouveau.

— Je crois que l’on va me nommer Coronal, mère, dit-il posément. Ce jour-là, tu devras aller sur l’Ile et accomplir une tâche nouvelle et difficile. Comprends-tu ce que je te dis ?

— Parfaitement.

— Et es-tu prête, mère ?

— Je ferai ce que je dois, dit-elle en souriant.

Puis elle secoua la tête, l’air incrédule. Mais elle chassa son incrédulité et s’avança pour le prendre dans ses bras.

9

— Et maintenant, dit Faraataa, que la parole se répande.

C’était l’heure de la Flamme, l’heure de midi, et le soleil brillait dans le ciel au-dessus de Piurifayne. Il ne pleuvrait pas ce jour-là ; la pluie n’était pas acceptable, car c’était le jour où la parole se répandait et c’était une chose qui devait être accomplie sous un ciel serein.

Il était juché au sommet d’un échafaudage d’osier dominant la vaste clairière que ses fidèles avaient ouverte dans la jungle. Des milliers d’arbres abattus, une grande balafre au cœur de la forêt, et dans cet énorme espace à ciel ouvert se tenait son peuple, coude à coude, aussi loin que portait le regard. De chaque côté de lui se dressaient les nouveaux temples de forme pyramidale, presque aussi hauts que son échafaudage. Ils étaient bâtis avec des troncs entrecroisés selon le modèle ancien et à leur sommet flottaient les deux bannières de la rédemption, la rouge et la jaune. C’était la Nouvelle Velalisier, là, dans la jungle. Faraataa était décidé, l’année suivante à la même époque, à célébrer ces rites dans la vraie cité de Velalisier enfin reconsacrée, au-delà de la mer.

Il effectua les Cinq Transformations, passant aisément et sereinement de forme en forme : la Femme Rouge, le Géant Aveugle, l’Homme Écorché, le Dernier Roi. Chaque Transformation était ponctuée par des sifflements de l’assistance et quand il effectua la cinquième Transformation et se présenta sous l’apparence du Prince À Venir, le bruit était assourdissant. La foule l’acclamait dans un interminable crescendo.

— Faraataa ! Faraataa ! Faraataa !

— Je suis le Prince À Venir et le Roi Qui Est, hurla-t-il comme il avait si souvent hurlé dans ses rêves.

— Vive le Prince À Venir qui est le Roi Qui Est ! répondit la foule.

— Joignez les mains, dit-il, unissez vos esprits et appelons les rois des eaux.

Et ils unirent leurs mains et leurs esprits ; il sentit leur force qui montait en lui et lança son appel :

Frères de la mer !

Il perçut leur musique. Il sentit leurs grands corps remuer dans les profondeurs. Tous les rois répondirent : Maazmoorn, Girouz, Sheitoon, Diis, Narain et d’autres encore. Ils s’unirent, lui insufflèrent une partie de leur force et devinrent une caisse de résonance pour ses paroles.

Et ses paroles se répandirent par tout le pays et frappèrent tous ceux qui avaient la faculté d’entendre.

Vous qui êtes nos ennemis, écoutez ! Sachez que la guerre est proclamée contre vous et que vous êtes déjà vaincus. L’heure du jugement a sonné. Vous ne pouvez nous résister. Vous ne pouvez nous résister. Vous avez commencé à périr et il n’est plus possible de vous sauver.

Et les voix de son peuple s’élevaient autour de lui.

— Faraataa ! Faraataa ! Faraataa !

Sa peau commença de briller. Ses yeux émirent un rayonnement. Il était devenu le Prince À Venir ; il était devenu le Roi Qui Est.

Depuis quatorze mille ans, ce monde vous appartient, mais nous l’avons reconquis. Abandonnez-le, étrangers ! Montez dans vos vaisseaux et embarquez-vous pour les étoiles d’où vous êtes venus, car ce monde est maintenant nôtre. Partez !

— Faraataa ! Faraataa !

Partez ou vous sentirez le poids de notre colère ! Partez où nous vous jetterons dans la mer ! Partez ou nous n’épargnerons pas un seul d’entre vous !

— Faraataa !

Il étendit les bras. Il s’ouvrit à l’énergie de tous ceux dont les âmes étaient unies devant lui et à celle des rois des eaux qui étaient son soutien et son réconfort. Il savait que le temps de l’exil et de la peine touchait à son terme. La guerre sainte était presque gagnée. Ceux qui les avaient dépossédés de leur planète et s’étaient répandus sur elle comme une nuée d’insectes maraudeurs allaient être exterminés.

Écoutez-moi, ô ennemis. Je suis le Roi Qui Est !

Et les voix silencieuses élevèrent leur concert assourdissant :

Écoutez-le, ô ennemis. Il est le Roi Qui Est !

Votre heure est venue ! C’en est fait de vous ! Vous serez châtiés pour vos crimes et pas un seul n’en réchappera ! Partez de notre planète !

Partez de notre planète !

— Faraataa ! criaient-ils à pleine gorge. Faraataa ! Faraataa !

Je suis le Prince À Venir. Je suis le Roi Qui Est !

Et ils lui répondaient :

Vive le Prince À Venir qui est le Roi Qui Est !

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