LE LIVRE DU PONTIFE

1

— Les temps sont étranges, monseigneur, quand le Coronal doit venir en mendiant trouver le Roi des Rêves.

Sleet tenait la main ouverte devant son visage pour se protéger du vent torride de Suvrael qui soufflait vers eux sans répit. Encore quelques heures de navigation et ils jetteraient l’ancre à Tolaghai, le plus grand port du continent méridional.

Pas en mendiant, Sleet, dit calmement Valentin. En frère d’armes venant quérir de l’aide contre un ennemi commun.

Carabella, stupéfaite, se tourna vers lui.

— Un frère d’armes, Valentin ? Je ne t’ai jamais entendu parler de toi en termes aussi belliqueux.

— Sommes-nous en guerre, oui ou non ?

— Ainsi tu es prêt à combattre ? Tu es prêt à ôter la vie de tes propres mains ?

Valentin l’observa attentivement en se demandant si elle essayait de le piquer au vif. Mais non, son visage avait sa douceur habituelle et la tendresse se lisait dans ses yeux.

— Tu sais que je ne verserai jamais le sang, dit-il. Mais il y a d’autres manières de faire la guerre. Dans celle que j’ai déjà faite et où tu étais à mes côtés, ai-je ôté la vie à quelqu’un ?

— Mais quels ennemis aviez-vous en face de vous ? demanda Sleet avec agacement. Vos amis les plus chers, mystifiés par les Métamorphes ! Elidath, Stasilaine, Tunigorn. Mirigant… ils ont tous pris les armes contre vous. Vous avez naturellement fait preuve de bienveillance avec eux ! Vous n’avez jamais eu envie de tuer Elidath ou Mirigant, seulement de les ranger de votre bord.

— Dominin Barjazid n’était pas un ami très cher, mais je l’ai épargné lui aussi. Et je pense que nous pouvons maintenant nous en réjouir.

— Ce fut certes un acte de clémence. Mais nos ennemis actuels sont d’une tout autre race… répugnant Changeformes, vermine cruelle…

— Sleet !

— N’est-ce pas la vérité, monseigneur ? Des créatures qui ont fait le vœu de détruire tout ce que nous avons bâti sur notre planète.

— Sur leur planète, Sleet, dit Valentin. N’oublie pas que ce monde est à eux.

Était à eux, monseigneur. Ils n’ont pas su le garder. Quelques millions de ces êtres sur une planète assez vaste pour…

— Allons-nous entendre encore une fois ces arguments éculés ? s’écria Carabella sans faire d’effort pour masquer son irritation. Vous ne trouvez pas qu’il est déjà assez pénible de supporter cette fournaise sans avoir à s’épuiser les poumons en conversations aussi vaines ?

— Je voulais seulement dire, fit Sleet, que la guerre de restauration était de celles qui peuvent être remportées par des moyens pacifiques, en ouvrant les bras à ses ennemis. Ceux que nous avons maintenant sont très différents. La haine dévore ce Faraataa. Il n’aura de cesse que nous soyons tous morts. Croyez-vous qu’il cédera à l’amour ? Le croyez-vous, monseigneur ?

Valentin détourna les yeux.

— Nous emploierons tous les moyens, dit-il, pour que Majipoor soit réunifiée.

— Si vous pensez ce que vous dites, répliqua Sleet d’un ton lugubre, vous devez être prêt à détruire l’ennemi. Pas seulement à le parquer dans la jungle comme l’a fait lord Stiamot mais à l’anéantir, à l’exterminer, à mettre fin une fois pour toutes à la menace qu’il fait peser sur notre civilisation.

— Anéantir ? répéta Valentin en riant. Exterminer ? Quel langage préhistorique, Sleet !

— Il ne faut pas prendre ce qu’il dit au sens littéral, dit Carabella.

— Mais si, mais si ! N’est-ce pas, Sleet ?

— Vous savez que la répugnance que me causent les Métamorphes n’est pas entièrement de ma faute, dit Sleet en haussant les épaules. Qu’elle a été provoquée par un message… un message envoyé de ce continent où nous allons aborder. Mais cela mis à part, je pense effectivement qu’ils méritent de perdre la vie pour tout le mal qu’ils ont déjà fait. Et je ne suis aucunement disposé à m’en repentir.

— Et tu massacrerais des millions de gens pour les crimes commis par nos rois ? Sleet, Sleet, tu es plus dangereux pour notre civilisation que dix mille Métamorphes !

Le rouge monta aux joues pâles et creusées de Sleet, mais il garda le silence.

— Te voilà blessé, dit Valentin. Je ne voulais pas t’offenser.

— Le Coronal n’a pas besoin de s’excuser auprès du barbare altéré de sang qui le sert, monseigneur, dit Sleet à voix basse.

— Je ne voulais pas me moquer de toi. Seulement manifester mon désaccord.

— Alors restons sur nos positions, dit Sleet. Si j’étais Coronal, je les tuerais jusqu’au dernier.

— Mais c’est moi le Coronal… tout au moins dans certaines parties de cette planète. Et tant que je le serai, je chercherai des moyens de gagner la guerre sans aller jusqu’à l’anéantissement et l’extermination. Est-ce acceptable pour toi, Sleet ?

— Tout ce que désire le Coronal est acceptable pour moi, et vous le savez bien, monseigneur. Je voulais seulement vous dire ce que je ferais si j’étais Coronal.

— Le Divin nous préserve de ce malheur, dit Valentin avec un petit sourire.

— Qu’il vous préserve aussi, monseigneur, de la nécessité de répondre à la violence par la violence, car je sais que ce n’est pas dans votre nature, dit Sleet en esquissant à son tour un sourire amer.

Puis il adressa au Coronal un salut cérémonieux.

— Nous n’allons pas tarder à arriver à Tolaghai et j’ai de très nombreuses dispositions à prendre pour notre hébergement. Je demande la permission de me retirer, monseigneur.

Valentin suivit quelque temps du regard Sleet qui s’éloignait sur le pont. Puis, se protégeant les yeux contre la violence du soleil, il se retourna vers le vent qui soufflait du continent méridional, une masse sombre qui s’étirait à l’horizon.

Suvrael ! Le nom seul avait de quoi faire frissonner !

Il n’aurait jamais cru venir ici, sur le plus défavorisé des continents de Majipoor, oublié, négligé, à la population clairsemée, un lieu désolé et aride, presque uniquement constitué d’un désert rébarbatif, ressemblant si peu au reste de Majipoor qu’on eût dit une autre planète. Plusieurs millions de personnes y vivaient, rassemblées dans une demi-douzaine de villes éparpillées dans les régions les moins inhospitalières, mais depuis des siècles Suvrael n’entretenait avec les deux continents principaux que des relations extrêmement superficielles. Quand des fonctionnaires du gouvernement central y étaient envoyés en tournée d’inspection, ils considéraient presque leur mission comme une sanction pénale. Rares étaient les Coronals qui l’avaient visité. Valentin avait appris que lord Tyeveras s’y était rendu au cours d’un de ses Grands Périples et il croyait savoir que lord Kinniken y était également allé une fois. Et il y avait bien entendu les hauts faits de Dekkeret parcourant le désert des Rêves Volés en compagnie du fondateur de la dynastie des Barjazid, mais c’était arrivé bien avant qu’il ne devînt Coronal.

De Suvrael ne provenaient que trois choses qui eussent une incidence significative sur la vie de Majipoor. La première était le vent : d’un bout à l’autre de l’année, des masses d’air brûlant parties de Suvrael s’abattaient sur les côtes méridionales de Zimroel et d’Alhanroel et les rendaient presque aussi désagréables que Suvrael. La deuxième était la viande : à l’ouest du continent désertique des brumes venues de la mer pénétraient dans les terres et donnaient naissance à de vastes étendues d’herbages où on élevait du bétail qui était ensuite expédié sur les autres continents. La troisième grande exportation de Suvrael était les rêves. Depuis maintenant un millier d’années, les Barjazid tenaient leur rang de Puissances du royaume depuis leur immense domaine près de Tolaghai. À l’aide d’amplificateurs de pensée, appareils dont ils gardaient jalousement le secret du fonctionnement, ils inondaient le monde de leurs messages, d’inquiétantes et implacables infiltrations de l’âme qui cherchaient et trouvaient tous les citoyens qui avaient causé du tort à autrui ou envisageaient seulement de le faire. À leur manière austère et rigoureuse, les Barjazid étaient la conscience de la planète et ils symbolisaient depuis très longtemps la férule et le fouet grâce auxquels le Coronal, le Pontife et la Dame de l’Ile pouvaient continuer d’exercer leur méthode plus douce de gouvernement.

Lorsqu’ils avaient effectué leur premier mouvement d’insurrection avorté au début du règne de Valentin, les Métamorphes n’ignoraient pas quel était le pouvoir du Roi des Rêves. Et quand le chef du clan Barjazid, le vieux Simonan, était tombé malade, ils avaient astucieusement substitué l’un des leurs au moribond. Ce qui avait été le point de départ de l’usurpation du trône de lord Valentin par Dominin, le plus jeune fils de Simonan, qui n’avait jamais soupçonné que celui qui l’avait entraîné dans cette imprudente aventure n’était pas son père mais un imposteur Métamorphe.

Eh oui, songea Valentin, Sleet était dans le vrai : il était effectivement étrange que le Coronal se présente presque en suppliant aux Barjazid quand son trône était une nouvelle fois en danger.

C’est presque par hasard qu’il était arrivé à Suvrael. Quand Valentin et sa suite avaient quitté Piurifayne, ils s’étaient dirigés vers la mer en faisant route vers le sud-est, car il eût manifestement été peu judicieux d’aller vers Piliplok la rebelle au nord-est et toute la partie centrale du littoral de Gihorna était dépourvue de villes et de ports. Ils débouchèrent finalement près de la pointe méridionale de l’est de Zimroel, dans une province isolée appelée Bellatule, une région humide au climat tropical, aux hautes herbes dentées et aux marécages pestilentiels infestés de serpents à plumes.

Les habitants de Bellatule étaient pour la plupart des Hjorts ; une race grave à la mine lugubre, aux yeux protubérants et à la grande bouche contenant plusieurs rangées de cartilages masticateurs élastiques. La majeure partie d’entre eux gagnaient leur vie dans le commerce maritime, recevant des produits manufacturés de toute la planète et les expédiant à Suvrael en échange de bétail. Comme les récents bouleversements planétaires avaient provoqué un effondrement de la production des industries de fabrication et une interruption presque totale des échanges entre les provinces, les activités des marchands de Bellatule s’étaient très sensiblement réduites. Mais ils avaient au moins l’avantage de ne pas souffrir de la famine, car la province pourvoyait à ses approvisionnements et pouvait vivre en autarcie grâce surtout à la pêche abondante. Les ressources agricoles, assez limitées, avaient été épargnées par les maladies touchant les autres régions. Bellatule semblait calme et était demeurée fidèle au gouvernement central.

Valentin espérait pouvoir y trouver un navire à destination de l’Ile afin de s’entretenir avec sa mère de la stratégie à suivre. Mais les capitaines de Bellatule lui déconseillèrent vivement d’entreprendre immédiatement la traversée.

— Pas un seul navire n’a levé l’ancre en mettant cap au nord depuis plusieurs mois. C’est à cause des dragons ; ils sont devenus fous et fracassent tout ce qui navigue le long de la côte ou à destination de l’Archipel. Mettre le cap au nord ou à l’est dans ces conditions serait purement et simplement du suicide.

Ils estimaient qu’il fallait encore attendre six ou huit mois avant que les dernières troupes de dragons qui avaient doublé la pointe sud-est de Zimroel aient achevé leur traversée des eaux septentrionales et que les routes maritimes soient de nouveau libres.

Valentin fut consterné à la perspective de rester coincé dans cette province écartée et ignorée. Il semblait vain de retourner à Piurifayne, et contourner la patrie des Métamorphes pour rejoindre le cœur du continent serait à la fois long et risqué. Mais il restait une autre solution.

— Nous pouvons vous emmener à Suvrael, monseigneur, lui dit-on. Les dragons n’ont pas encore pénétré dans les eaux méridionales et les routes sont dégagées.

À Suvrael ! De prime abord, l’idée semblait bizarre. Mais pourquoi pas, se dit Valentin après avoir réfléchi. L’aide des Barjazid pourrait être précieuse ; il ne fallait certainement pas la dédaigner avant d’avoir pesé le pour et le contre. Et peut-être existait-il une route maritime de Suvrael à l’Ile ou à Alhanroel qui lui permettrait de contourner la zone fréquentée par les dragons déchaînés. Oui, sans doute.

Cap sur Suvrael, donc. La traversée fut rapide. Et la flotte marchande de Bellatule, faisant voile au sud à une allure soutenue, entra dans le port de Tolaghai.

La ville baignait dans la chaleur d’une fin d’après-midi. C’était une agglomération hideuse, un entassement confus de constructions d’un ou deux étages couleur de boue s’étirant interminablement le long du littoral et s’avançant vers la chaîne de petites collines qui marquait la frontière entre la plaine côtière et le cruel désert de l’intérieur. Tandis qu’on escortait à terre la suite royale, Carabella lança un regard consterné à Valentin. Il lui adressa un sourire encourageant mais sans conviction. Le Mont du Château ne lui semblait pas être à ce moment-là distant de quinze mille kilomètres mais de quinze millions.

Mais cinq magnifiques flotteurs ornés de bandes pourpre et jaune vif, les couleurs du Roi des Rêves, attendaient dans la cour du poste de douane. Des gardes en livrée se tenaient devant les véhicules. Quand Valentin et Carabella s’approchèrent, un homme grand à la carrure puissante et à l’épaisse barbe noire mouchetée de gris sortit d’un des flotteurs et s’avança lentement vers eux en boitillant.

Valentin se souvenait bien de cette claudication, car elle lui avait autrefois appartenu. Comme lui avait appartenu le corps de cet homme à la barbe noire. C’était Dominin Barjazid, l’ancien usurpateur, qui avait ordonné que lord Valentin prenne possession de l’enveloppe charnelle de quelque inconnu aux cheveux d’or afin que lui-même, faisant sien le corps de Valentin, puisse régner sous son apparence du haut du Mont du Château. La claudication était imputable à Valentin qui dans sa jeunesse s’était cassé la jambe dans un stupide accident un jour où il chevauchait avec Elidath dans la forêt d’arbres nains près d’Amblemorn.

— Soyez le bienvenu, monseigneur, dit Dominin Barjazid d’un ton chaleureux. Vous nous faites un grand honneur en nous rendant cette visite que nous avons espérée pendant de longues années. Il fit avec soumission le signe de la constellation et le Coronal remarqua que ses mains tremblaient. Valentin, de son côté, était loin de demeurer indifférent. C’était toujours une expérience étrange et déroutante de voir son corps d’origine en possession d’un autre homme. Il n’avait pas voulu courir le risque de le reprendre après la défaite de Dominin, mais il était malgré tout profondément troublé de voir l’âme d’un autre regardant par ses yeux. Et il se sentait également ému de voir que l’ancien usurpateur s’était totalement racheté et purifié de sa trahison et qu’il faisait montre d’une hospitalité absolument sincère.

D’aucuns auraient voulu que Dominin fût mis à mort pour son crime, mais Valentin n’avait jamais eu l’intention d’entériner cette position. Peut-être quelque monarque barbare d’une planète reculée aurait-il fait exécuter ses ennemis, mais aucun crime, pas même un attentat contre un Coronal, n’avait jamais fait encourir à son auteur une sentence aussi sévère sur Majipoor. En outre, Dominin avait basculé dans la folie, totalement anéanti par la révélation que son père, qu’il croyait toujours être le Roi des Rêves, était en réalité un imposteur Métamorphe.

Il eût été absurde d’infliger un quelconque châtiment à un être brisé. En reprenant son trône, Valentin avait pardonné à Dominin et l’avait confié à des émissaires de sa famille afin qu’il puisse être rapatrié à Suvrael. Puis il avait lentement guéri et quelques années plus tard, il avait demandé la permission de venir au Château demander pardon au Coronal. « Je vous ai déjà accordé mon pardon », avait répondu Valentin. Mais Dominin avait quand même tenu à venir et il s’était jeté à genoux avec humilité et sincérité un jour d’audience dans la salle du trône de Confalume pour libérer son âme du fardeau de la trahison.

Mais maintenant, songea Valentin, les circonstances sont encore profondément différentes, car Dominin est sur ses terres et je suis presque un fugitif.

— Monseigneur, dit Dominin, son altesse royale, mon frère Minax m’a envoyé vous accompagner au palais Barjazid où vous serez notre hôte. Voulez-vous monter avec moi dans le flotteur royal ?

Le palais s’élevait à l’écart de Tolaghai, dans une vallée aride et lugubre. Valentin l’avait vu à plusieurs reprises en rêve : un édifice sinistre et menaçant de pierre sombre, couronné d’une fantastique quantité de tours pointues et de parapets aux arêtes vives. Il avait manifestement été conçu pour impressionner et inspirer la crainte.

— Quelle horreur ! murmura Carabella quand ils s’en approchèrent.

— Attends, dit Valentin. Tu n’as pas tout vu !

Ils passèrent sous la grande herse sinistre et débouchèrent dans un lieu qui démentait l’aspect extérieur rébarbatif et repoussant. De doux murmures de fontaines s’élevaient dans des cours aérées et un air frais et suave remplaçait l’âpre chaleur du monde extérieur. Quand Valentin descendit du flotteur en donnant le bras à Carabella, il vit des serviteurs qui attendaient avec des vins et des jus de fruits glacés et entendit des musiciens jouant une musique délicate. Au milieu de cette assemblée se tenaient deux silhouettes vêtues d’une ample robe blanche. L’un des hommes avait un visage doux et pâle et un ventre rond ; l’autre, maigre, au visage en lame de couteau, avait la peau hâlée, presque noircie par le soleil du désert. Sur le front de ce dernier était posé un éblouissant diadème en or, l’insigne d’une Puissance de Majipoor. Il n’était guère besoin de dire à Valentin qu’il s’agissait de Minax Barjazid, devenu le Roi des Rêves à la place de son défunt père. L’autre, d’apparence plus douce, était selon toute vraisemblance son frère Cristoph. Ils firent tous deux le signe de la constellation et Minax s’avança pour offrir à Valentin une coupe de vin bleu glacé.

— Monseigneur, dit-il, vous nous rendez visite dans une période troublée. Mais nous vous accueillons avec joie, aussi délicate que soit la situation. Nous vous sommes énormément redevables. Tout ce qui nous appartient est à vous. Et tout ce que nous contrôlons est à votre disposition.

Il ne faisait aucun doute que ce discours avait été soigneusement préparé et son élocution sonore et aisée montrait qu’il l’avait longuement répété. Mais le Roi des Rêves s’inclina ensuite jusqu’à ce que ses yeux durs et brillants se trouvent à quelques centimètres de ceux du Coronal.

— Vous pouvez trouver refuge ici aussi longtemps que vous le désirez, dit-il d’une voix différente, plus grave et plus confidentielle.

— Vous vous méprenez, votre Altesse, répondit posément Valentin. Je ne suis pas venu chercher refuge ici mais obtenir votre aide dans l’affrontement qui nous attend.

Cette déclaration sembla laisser le Roi des Rêves pantois.

— Vous pouvez disposer de toute l’aide que je puis vous apporter, cela va de soi, dit-il. Mais croyez-vous réellement qu’il y ait un espoir de venir à bout des désordres qui éclatent partout ? Car je dois vous avouer, monseigneur, qu’avec l’aide de ceci…

Il porta la main au diadème, insigne de son pouvoir.

— … j’ai observé très attentivement toute la planète… et je n’ai aucun espoir. Pas le moindre.

2

Une heure avant le crépuscule, les chants reprirent à Ni-moya. Des milliers, des centaines de milliers de voix hurlant à l’unisson avec une force extraordinaire : « Thallimon ! Thallimon ! Lord Thallimon ! Thallimon ! Thallimon ! » Le bruit de ces acclamations enthousiastes se propagea sur les pentes du quartier de Gimbeluc, dans la banlieue de Ni-moya, et submergea l’enceinte paisible du Parc des Animaux Fabuleux comme une irrésistible lame de fond.

C’était le troisième jour depuis le début des manifestations en l’honneur du dernier des nouveaux Coronals et le vacarme n’avait jamais été aussi effréné que ce soir-là. Il était très probablement accompagné d’émeutes, de pillages et de destructions diverses. Mais cela ne préoccupait guère Yarmuz Khitain. Il avait déjà vécu l’une des journées les plus terrifiantes de sa longue carrière de conservateur du parc, une atteinte à tout ce qu’il tenait pour convenable, rationnel, sensé. Pourquoi serait-il dérangé par le bruit que faisait une bande d’imbéciles dans les rues de la ville ?

Yarmuz Khitain avait été réveillé à l’aube par un de ses assistants.

— Vingole Nayila est de retour, monsieur, lui avait dit timidement le très jeune homme. Il vous attend à l’entrée est.

— A-t-il beaucoup de prises ?

— Oh, oui, monsieur ! Trois pleins flotteurs de transport !

— J’arrive tout de suite.

Vingole Nayila, le chef zoologiste du parc, explorait depuis cinq mois les régions touchées du nord et du centre de Zimroel. Yarmuz Khitain ne l’appréciait pas énormément, car il avait tendance à être suffisant et imbu de lui-même et chaque fois qu’il s’exposait à un péril mortel en poursuivant un animal insaisissable, il veillait à ce que nul n’ignore les risques qu’il avait pris. Mais sur le plan professionnel, c’était un être remarquable, un extraordinaire collectionneur d’animaux sauvages, infatigable et intrépide. Dès que le bruit avait commencé à se répandre que des animaux inconnus et grotesques faisaient des ravages dans la région située entre Khyntor et Dulorn, Nayila avait monté une expédition.

Une expédition couronnée de succès, évidemment. Quand Yarmuz Khitain arriva à l’entrée est, il vit Nayila qui s’affairait en se pavanant de l’autre côté du champ d’énergie destiné à empêcher des intrus d’entrer et les animaux rares de sortir. Derrière la zone de vapeur rosâtre, Nayila surveillait le déchargement d’un grand nombre de caisses de bois d’où s’échappaient des sifflements, des grondements, des bourdonnements et des glapissements. Nayila aperçut Khitain.

— Khitain ! s’écria-t-il. Vous n’allez pas croire vos yeux en voyant ce que j’ai rapporté !

— Ce sera peut-être aussi bien, dit Yarmuz Khitain.

Le déchargement battait déjà son plein. Tout le personnel, tout au moins ce qu’il en restait, s’était rassemblé afin de faire entrer les caisses dans le parc et de les transporter dans le bâtiment de réception où les animaux pouvaient être enfermés dans des cages provisoires jusqu’à ce que l’on en sache assez sur eux pour les relâcher dans une des zones d’habitat libre.

— Attention ! rugit Nayila quand deux hommes soutenant une lourde caisse faillirent la laisser tomber. Si cet animai s’échappe, nous le regretterons tous… mais vous les premiers !

Il se tourna vers Yarmuz Khitain.

— C’est une véritable galerie de monstres, dit-il. Des prédateurs… rien que des prédateurs, avec des dents comme des couteaux et des griffes comme des rasoirs. Je me demande encore comment j’ai fait pour en revenir vivant. J’ai cru une demi-douzaine de fois que je ne m’en sortirais pas. Et dire que je n’avais pas fait d’enregistrement pour le Registre des Âmes. Quelle perte cela aurait été, quelle perte ! Mais enfin, je suis là. Venez… il faut que vous voyiez cela !…

Une galerie de monstres, en effet. Toute la matinée durant et bien avant dans l’après-midi, Yarmuz Khitain assista à un défilé de monstres hideux, invraisemblables, totalement inacceptables, souffrant d’épouvantables anomalies.

— Ceux-là étaient en liberté dans les faubourgs de Mazadone, dit Nayila en montrant deux petites bêtes grondant furieusement, les yeux rouges étincelants et le front surmonté de trois cornes incroyablement pointues de vingt-cinq centimètres de long.

Yarmuz les reconnut à leur épaisse fourrure rougeâtre. C’étaient des haigus, mais il n’avait jamais vu de haigus avec des cornes ni si résolument méchants.

— De sales petits tueurs, dit Nayila. Je les ai vus traquer un pauvre blave affolé et le tuer en cinq minutes en bondissant sur lui et en l’éventrant à coups de corne. Je les ai enfermés dans un sac pendant qu’ils se nourrissaient et celui-ci est venu finir la carcasse.

Il pointa le doigt vers un canavong aux ailes noires, au bec noir menaçant et dont le front distendu était orné en son centre d’un œil unique flamboyant : un inoffensif oiseau nécrophage mystérieusement transformé en une créature de cauchemar.

— Avez-vous jamais vu quelque chose d’aussi laid ?

— Je n’aimerais pas voir quelque chose de plus laid, dit Yarmuz Khitain.

— Mais cela va venir. Cela va venir. De plus laid, de plus méchant, de plus dangereux… attendez de voir ce qui va sortir de ces caisses.

Yarmuz Khitain n’était pas sûr de vouloir attendre. Il avait passé toute sa vie avec les animaux, les étudiant, apprenant leurs mœurs, les soignant. Les aimant, au vrai sens du mot. Mais ça… ça…

— Et regardez donc celui-ci, poursuivit Nayila. Un dhumkar miniature qui fait à peu près le dixième de la taille de l’individu normal et est cinquante fois plus vif. Il ne se contente pas de se poser sur le sable et de fouir avec son groin pour trouver sa pitance. Non, il est aussi mauvais que rapide et il n’hésiterait pas à attaquer un homme et à lui arracher le pied. Et ça, on dirait un manculain, n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

— Mais il n’y a pas de manculains à Zimroel.

— C’est ce que je croyais aussi avant de le rencontrer vers Velathys, au bord d’une route de montagne. Il ressemble beaucoup aux manculains de Stoienzar, n’est-ce pas ? Mais il y a au moins une différence.

Il s’agenouilla près de la cage qui contenait l’animal dodu aux nombreuses pattes et gronda devant lui. Le manculain gronda aussitôt à son tour et commença à agiter d’une manière menaçante les piquants acérés dont il avait le corps recouvert, comme s’il avait voulu les projeter à travers le treillis métallique.

— Non seulement il est couvert de piquants, dit Nayila, mais ils sont venimeux. Une seule égratignure et on a le bras gonflé pendant une semaine. Je sais de quoi je parle. Et je ne sais pas ce qui se serait passé si le piquant s’était enfoncé plus profondément. Je préfère ne pas le savoir. Voulez-vous essayer ?

Yarmuz Khitain frissonna. Cela le rendait malade de songer que ces horribles bêtes allaient s’installer dans le Parc des Animaux Fabuleux, créé il y avait bien longtemps pour servir de refuge aux animaux, doux et inoffensifs pour la plupart, dont les espèces étaient en voie d’extinction par la faute des progrès de la civilisation sur Majipoor. Le parc avait naturellement bon nombre de prédateurs parmi ses pensionnaires et Yarmuz Khitain n’avait jamais été tenté de trouver des justifications à leur existence ; ils étaient l’œuvre du Divin, après tout, et s’ils étaient obligés de tuer pour se nourrir, ce n’était pas par cruauté innée. Mais ceux-là… ceux-là…

Ces animaux sont malfaisants, songea-t-il. Il faudrait les détruire.

Cette pensée le stupéfia. Jamais rien de tel ne lui était venu à l’esprit. Des animaux malfaisants ? Comment un animal pourrait-il être malfaisant ? Il pourrait dire : je pense que cet animal est très laid, ou : je pense que cet animal est très dangereux. Mais malfaisant ? Non. Les animaux ne sont pas capables d’être malfaisants, pas même ceux-là. Le mal doit résider ailleurs : chez leurs créateurs. Mais non, même pas. Ils ont eux aussi leurs raisons pour avoir lâché ces animaux sur la planète. La raison n’est pas la malveillance pure et simple, à moins que je me trompe du tout au tout. Alors où est donc le mal ? Le mal est partout, se dit Khitain, c’est quelque chose d’omniprésent qui se glisse entre les atomes de l’air que nous respirons. C’est une corruption universelle à laquelle nous prenons tous part. Sauf les animaux. Sauf les animaux.

— Comment est-il possible que les Métamorphes connaissent la technique permettant de fabriquer ce genre de créatures ? demanda Yarmuz Khitain.

— Il semblerait que les Métamorphes maîtrisent bien des techniques que nul ne s’est jamais soucié d’étudier. Ils ont passé des années à Piurifayne à faire tranquillement leurs manipulations et à se constituer un stock d’animaux. Imaginez à quoi devait ressembler l’endroit où ils les gardaient… un zoo peuplé uniquement de monstres ! Mais maintenant, ils ont la gentillesse de les partager avec nous.

— Pouvons-nous être certains que les animaux viennent de Piurifayne ?

— J’ai très soigneusement relevé les vecteurs de distribution. Tout part de la région située au sud-ouest d’Ilirivoyne. C’est l’œuvre des Métamorphes, cela ne fait aucun doute. Il est absolument inconcevable que deux ou trois douzaines de nouvelles races répugnantes fassent en même temps leur apparition à Zimroel à la suite d’une mutation spontanée. Nous savons que nous sommes en guerre ; ce sont des armes, Khitain.

— Je crois que vous avez raison, dit le conservateur en hochant la tête.

— J’ai gardé le pire pour la fin. Venez voir.

Dans une cage au treillis métallique si fin qu’il voyait à travers les parois, Khitain découvrit un essaim agité de petites créatures ailées voletant avec rage dans leur prison, se précipitant contre les parois, les frappant furieusement de leurs ailes, retombant, reprenant leur envol pour un autre assaut. C’étaient de petits animaux à fourrure d’une vingtaine de centimètres de long, à la bouche d’une largeur disproportionnée et aux petits yeux rouges étincelants.

— Des dhiims, dit Nayila. Je les ai capturés dans une forêt de dwikkas près de Borgax.

— Des dhiims ? dit Khitain d’une voix rauque.

— Oui, des dhiims. Je les ai trouvés en train de dévorer un couple de frères de la forêt que je suppose qu’ils avaient tués. Ils étaient si occupés qu’ils ne m’ont pas vu arriver. Quelques-uns ont réagi avant que je puisse tous les enfermer. J’ai de la chance d’avoir encore tous mes doigts, Yarmuz.

— Je sais ce que c’est qu’un dhiim, dit Khitain. Il mesure cinq centimètres de long et deux de large. Ceux-là sont de la taille d’un rat.

— Oui, des rats qui volent et qui se nourrissent de chair. Des dhiims géants et carnivores. Des dhiims qui ne se contentent pas de pincer et de mordiller mais qui peuvent dépouiller un frère de la forêt de toute sa chair en dix minutes. Ne sont-ils pas mignons ? Imaginez une nuée de ces charmantes bestioles s’abattant sur Ni-moya. Un ou deux millions… comme un nuage de moustiques. Descendant en piqué sur la ville. Dévorant tout sur leur passage. Un nouveau fléau. Comme les sauterelles, mais des sauterelles mangeuses de chair…

Khitain se sentit gagné par un calme profond. Il en avait trop vu pour la journée. Son esprit était saturé d’horreurs.

— Cela rendrait la vie très difficile, dit-il doucement.

— Oui. Très, très difficile en vérité. Il faudrait revêtir une armure.

Nayila se mit à rire.

— Les dhiims sont leur chef-d’œuvre, Khitain, reprit-il. Pas besoin de bombes quand on peut envoyer contre ses ennemis de petits rongeurs ailés capables de tuer, hein ?

Yarmuz Khitain ne répondit pas. Il gardait les yeux fixés sur la cage des dhiims furieux comme s’il plongeait le regard dans un trou s’enfonçant jusqu’au noyau de la planète.

Il entendit les cris qui s’élevaient au loin : « Thallimon ! Thallimon ! Lord Thallimon ! »

Nayila fronça les sourcils et dressa l’oreille pour tenter de distinguer le nom.

— Thallimon ? Est-ce le nom qu’ils crient ?

— Lord Thallimon, dit Khitain. Le nouveau Coronal. Le dernier en date. Il a fait son apparition il y a trois jours et tous les soirs, il organise un grand rassemblement populaire devant la Perspective Nissimorn.

— Il y avait un Thallimon qui travaillait ici. Est-ce quelqu’un de sa famille ?

— C’est lui-même, dit Khitain. Vingole Nayila demeura abasourdi.

— Comment ? Il y a six mois, il balayait les excréments dans les cages et maintenant il est Coronal ! Est-ce possible ?

— N’importe qui peut devenir Coronal de nos jours, dit placidement Khitain. Mais seulement pendant une ou deux semaines, semble-t-il. Ce sera peut-être bientôt votre tour, Vingole ! Ou le mien, ajouta-t-il en gloussant.

— Comment est-ce arrivé, Yarmuz ?

Khitain haussa les épaules. D’un grand geste de la main il montra les animaux fraîchement capturés par le zoologiste : les haigus à trois cornes, le dhumkar nain, le canavong, cyclope monstrueux, les dhiims, tous bizarres et terrifiants, tous mus par une faim et une rage dévorantes.

— Et comment cela est-il arrivé ? demanda-t-il. Si des créatures aussi étranges sont lâchées sur la surface de la planète, pourquoi ne pas faire d’un balayeur un Coronal ? D’abord un jongleur, puis un balayeur et peut-être un zoologiste ensuite, qui sait ? Pourquoi pas ? Qu’en dites-vous ? « Vingole ! Lord Vingole ! Vive lord Vingole ! »

— Arrêtez, Yarmuz.

— Vous étiez dans les forêts avec vos dhiims et vos manculains. Moi, j’étais obligé de suivre ce qui se passait ici. Je me sens très las, Vingole. J’en ai trop vu.

Lord Thallimon ! Ça alors !

— Lord ceci, lord cela, lord n’importe qui… depuis un mois, il y a une véritable épidémie de Coronals, et même deux ou trois Pontifes en prime. Ils ne font pas long feu. Mais espérons que Thallimon durera un peu plus longtemps. Au moins, il y a des chances qu’il protège le parc.

— Contre quoi ?

— Un assaut de la populace. Il y a des affamés en ville et ici nous continuons à nourrir les animaux. Le bruit court que des agitateurs incitent le peuple à prendre le parc d’assaut et à abattre tous les animaux pour les manger.

— Êtes-vous sérieux ?

— Eux le sont apparemment.

— Mais ces animaux n’ont pas de prix… ils sont irremplaçables !

— Expliquez cela à un affamé, Vingole, répliqua calmement Khitain.

— Et croyez-vous que ce lord Thallimon sera capable de retenir la foule si elle décide de donner l’assaut au parc ? demanda Nayila en le regardant droit dans les yeux.

— Il a travaillé ici. Il connaît l’importance de ce que nous avons. Et il doit aimer les animaux, vous ne croyez pas ?

— Il balayait les cages, Yarmuz.

— Même…

— Il a peut-être faim lui aussi, Yarmuz.

— La situation est préoccupante mais elle n’est pas désespérée.

— Pas encore. D’ailleurs, qu’y a-t-il à gagner en mangeant quelques sigimoins, dimilions ou zampidoons décharnés ? Un seul repas pour quelques centaines de personnes à un tel coût pour la science ?

— Il n’y a rien de moins raisonnable qu’une foule, dit Nayila. Et je crains que vous ne surestimiez votre Coronal-balayeur. Peut-être détestait-il être ici… détestait-il son travail, vous-même et les animaux. Il peut également estimer qu’il lui serait politiquement profitable de monter jusqu’ici à la tête de ses partisans afin de leur offrir un repas. Il sait comment pénétrer dans l’enceinte, n’est-ce pas ?

— Eh bien… je suppose.

— Tout le personnel le sait. Où se trouvent les clés, comment neutraliser le champ pour pouvoir entrer…

— Il ne ferait pas cela !

— C’est possible, Yarmuz. Prenez des dispositions. Armez le personnel.

— Les armer ? Avec quoi ? Croyez-vous que j’aie des armes ici ?

— Ce lieu est unique. Si les animaux périssent, on ne pourra pas les remplacer. Vous avez des responsabilités, Yarmuz.

Au loin, mais Khitain eut l’impression que ce n’était pas si loin qu’auparavant, retentirent les cris : « Thallimon ! Vive lord Thallimon ! »

— Croyez-vous qu’ils s’approchent ? demanda Nayila.

— Il ne ferait pas cela ! Il n’oserait pas !

Thallimon ! Vive lord Thallimon !

— On dirait qu’ils sont plus près, dit Nayila.

Il y eut du remue-ménage à l’autre bout de la pièce. Un des gardiens venait d’entrer en hâte, hors d’haleine, les yeux écarquillés et il appelait Khitain.

— Des centaines de gens ! cria-t-il. Des milliers ! Ils se dirigent vers Gimbeluc !

Khitain sentit la panique le gagner. Il se tourna vers ses subordonnés.

— Vérifiez les portes, dit-il. Assurez-vous bien que tout est clos. Et commencez à fermer les grilles intérieures. Chassez tous les animaux que vous voyez aussi loin que possible vers le nord du parc. Il leur sera plus facile de se cacher dans les bois. Et puis…

— Ce n’est pas la bonne solution, dit Vingole Nayila.

— Que pouvons-nous faire d’autre ? Je n’ai pas d’armes, Vingole. Je n’ai pas d’armes !

— Moi, j’en ai.

— Comment cela ?

— J’ai risqué ma vie des centaines de fois pour capturer les animaux de ce parc. Surtout ceux que j’ai ramenés aujourd’hui. Et j’ai l’intention de les défendre.

Il s’éloigna.

— Allez ! cria-t-il à la cantonade. Venez me donner un coup de main pour soulever cette cage !

— Que faites-vous, Vingole ?

— Ne vous occupez pas de ça. Allez surveiller vos portes. Sans attendre de l’aide, Nayila commença à hisser la cage des dhiims sur le petit chariot qui avait servi à la transporter dans le bâtiment. Khitain comprit soudain quelle arme Nayila comptait utiliser. Il se précipita vers lui et le tira par le bras. Nayila l’écarta sans peine et, indifférent aux protestations rauques du conservateur, il guida le chariot hors du bâtiment.

Le bruit que faisaient les envahisseurs montant de la ville et acclamant toujours leur chef devenait de plus en plus proche. Le parc va être saccagé, songea Khitain, atterré. Mais pourtant… si Nayila a vraiment l’intention…

Non. Non. Il sortit en courant du bâtiment, plissa les yeux dans l’obscurité naissante et aperçut Vingole Nayila déjà loin, près de l’entrée est. Les cris étaient de plus en plus forts. « Thallimon ! Thallimon ! »

Khitain vit la foule se déverser sur l’esplanade qui s’étendait de l’autre côté de la porte et où le public attendait le matin l’heure d’ouverture. Cette silhouette bizarre en robe rouge bordée de blanc, n’était-ce pas celle de Thallimon ? Juché sur une sorte de palanquin, il agitait frénétiquement les bras en exhortant la foule à avancer. Le champ d’énergie entourant le parc était destiné à tenir à distance quelques individus ou un ou deux animaux mais il n’était pas conçu pour résister à la poussée d’une multitude en délire. On n’avait pas en générai affaire à des multitudes en délire dans le parc. Mais cette fois…

— Éloignez-vous ! hurla Nayila. Arrêtez ! Je vous préviens !

Thallimon ! Thallimon !

— Éloignez-vous d’ici, je vous préviens !

Ils ne lui prêtèrent aucune attention. Ils avançaient comme un troupeau de bidlaks affolés, chargeaient en renversant tout sur leur passage. Khitain vit avec horreur Nayila faire signe à l’un des portiers qui coupa la barrière d’énergie le temps que Nayila pousse la cage des dhiims sur l’esplanade, tire le verrou qui en fermait la porte et revienne en courant se mettre à l’abri derrière le voile rosâtre.

— Non, gémit Khitain. Même pour protéger le parc… non… non.

Les dhiims sortirent de leur cage avec une telle vivacité qu’on ne pouvait distinguer les uns des autres les petits animaux qui formaient un flot continu de fourrure dorée et d’ailes noires aux battements frénétiques.

Ils prirent rapidement de la hauteur et quand ils furent à une douzaine de mètres, ils se laissèrent tomber en piqué avec une force effrayante et une implacable férocité, fondant sur l’avant-garde de la foule comme s’ils n’avaient rien mangé depuis plusieurs mois. Ceux qu’ils attaquaient ne semblèrent pas comprendre au début ce qui leur arrivait ; ils essayèrent d’écarter les dhiims d’un revers de main agacé, comme s’il s’agissait d’insectes importuns. Mais les dhiims ne se laissaient pas écarter si facilement. Ils plongeaient, frappaient, arrachaient des morceaux de chair qu’ils remontaient dévorer dans les airs avant de lancer une nouvelle attaque. Le nouveau lord Thallimon dont le sang coulait d’une douzaine de plaies tomba de son palanquin et s’étala de tout son long. Les dhiims continuaient à fondre sur ceux des premiers rangs qui étaient blessés et ne cessaient de les harceler, mordant, tirant, arrachant les fibres des muscles dénudés et des tissus organiques plus tendres.

— Non, répétait Khitain de son poste d’observation derrière la grille. Non. Non. Non.

Les petites créatures furieuses étaient impitoyables. La foule prenait la fuite, les gens hurlaient et couraient dans toutes les directions, se bousculant dans leur panique, essayant de retrouver la route qui descendait vers Ni-moya. Des corps étaient étendus dans des flaques écarlates et les dhiims plongeaient inlassablement. Des os apparaissaient, auxquels ne restaient plus accrochés que des lambeaux de chair que les dhiims venaient arracher. Khitain entendit un bruit de sanglots ; ce n’est qu’au bout d’un moment qu’il se rendit compte que c’était lui qui pleurait.

Et puis, d’un coup, tout fut terminé. Un étrange silence tomba sur l’esplanade. La foule s’était enfuie ; les victimes gisant sur le pavage ne gémissaient plus ; les dhiims, rassasiés, survolèrent une dernière fois la scène en vrombissant, puis prirent leur essor dans l’obscurité et disparurent, le Divin seul savait où.

Tremblant, bouleversé, Yarmuz Khitain s’éloigna lentement de l’entrée. Le parc était sauvé. Il se retourna et vit Vingole Nayila, les bras écartés et les yeux étincelants, tel un ange vengeur.

— Vous n’auriez pas dû faire cela, dit Khitain d’une voix tellement étouffée par l’horreur et l’émotion qu’il parvenait à peine à articuler.

— Ils auraient détruit le parc.

— C’est vrai, le parc est sauvé… Mais regardez… regardez…

— Je les ai prévenus, dit Nayila en haussant les épaules. Comment aurais-je pu les laisser saccager tout ce que nous avons bâti ici, simplement pour un peu de viande fraîche ?

— Vous n’auriez quand même pas dû faire cela.

— Vous croyez vraiment ? Je n’ai pas de regrets, Yarmuz. Pas l’ombre d’un regret.

Il réfléchit quelques instants.

— Ah, si, dit-il. Je regrette de n’avoir pas eu le temps de mettre quelques dhiims de côté, pour notre collection. Mais nous n’avions pas le temps et ils sont tous loin maintenant. Et je ne n’ai aucune envie de retourner à Borgax pour en chercher d’autres. C’est mon seul regret, Yarmuz. Je n’ai pas eu le choix, il me fallait les libérer. Ils ont sauvé le parc. Comment aurions-nous pu laisser ces fous le détruire ? Comment, Yarmuz ? Comment ?

3

Bien que le jour fût à peine levé, un soleil déjà vif éclairait les amples courbes de la vallée du Glayge quand Hissune, debout dès l’aurore, sortit sur le pont du bateau qui le ramenait vers le Mont du Château.

Au couchant, là où le fleuve faisait un grand méandre dans une région de gorges superposées, tout était noyé dans la brume, comme à l’aube des temps. Mais quand il tourna la tête vers l’orient, Hissune vit les toits paisibles de tuile rouge de la grande cité de Pendiwane luisant à la lumière du jour nouveau ; plus en amont la forme basse et sinueuse des quais de Makroprosopos commençait d’apparaître. Au-delà se trouvaient Apocrune, Stangard, Falls, Nimivan et les autres villes de la vallée, où vivaient cinquante millions d’âmes ou plus. Des cités heureuses où la vie était facile ; mais à présent la menace de troubles imminents planait sur ces villes et Hissune savait que tout le long du Glayge les gens attendaient en se posant des questions et en s’inquiétant.

Il avait envie d’étendre les bras vers eux de la proue du bateau, de les englober tous dans une étreinte chaleureuse et de leur crier : « Ne craignez rien ! Le Divin est avec nous ! Tout ira bien ! »

Mais était-ce vrai ?

Nul ne connaît la volonté du Divin. En l’absence de cette connaissance, il nous faut façonner notre destinée en accord avec ce que nous estimons juste. Tel le sculpteur, nous modelons notre existence dans le matériau brut de l’avenir, heure après heure, suivant le modèle que nous avons en tête. Et si le modèle est bon et le travail bien fait, le résultat semblera satisfaisant après le dernier coup de ciseau. Mais si le modèle est flou et le travail bâclé, les proportions manqueront d’élégance et l’équilibre ne sera pas atteint. Et si l’œuvre est ainsi imparfaite, pouvons-nous dire que c’était la volonté du Divin ? Ou est-ce plutôt que notre plan était mal conçu ?

Mon plan, se dit Hissune, ne doit pas être mal conçu. Et alors tout ira bien. Et l’on pourra dire que le Divin était avec nous.

Pendant tout le rapide voyage vers le nord, il l’affina et le perfectionna, laissant derrière lui Jerrik, Ghiseldorn et Sattinor où le Glayge traversait les premiers contreforts du Mont du Château. Lorsqu’il arriva à Amblemorn, la plus méridionale des Cinquante Cités du Mont, le plan à exécuter était clair et précis dans son esprit.

Il était impossible de continuer la remontée du fleuve, car c’était à Amblemorn que le Glayge se formait par la réunion de nombreuses rivières qui dégringolaient les pentes du Mont et aucun de ces affluents n’était navigable. C’est donc en flotteur qu’il poursuivit l’ascension, traversant le cercle des Cités des Pentes, celui des Cités Libres et celui des Cités Tutélaires, passant à Morvole, la patrie d’Elidath, à Normork, ses énormes murailles et sa grande porte, à Huyn, où les feuilles de tous les arbres étaient écarlates, cramoisies, rubis ou vermillon, à Greel, avec sa palissade de cristal et à Sigla Higher aux trois lacs verticaux. Et le convoi de flotteurs poursuivit sa route à vive allure jusqu’aux Cités Intérieures, Banglecode, Bombifale, Peritole et les autres.

— Je n’arrive pas à en croire mes yeux, dit Elsinome qui accompagnait son fils dans ce voyage.

Pas une seule fois, elle ne s’était aventurée hors du Labyrinthe et commencer sa découverte du monde par l’ascension du Mont du Château n’était pas une mince entreprise. Hissune remarqua avec plaisir qu’elle ouvrait de grands yeux d’enfant et elle semblait certains jours tellement repue de merveilles qu’elle pouvait à peine parler.

— Attends, disait-il, tu n’as encore rien vu.

Ils franchirent le col de Peritole pour déboucher dans la plaine de Bombifale où s’était déroulée la bataille décisive de la guerre de restauration, admirèrent de loin les extraordinaires flèches de la ville et atteignirent un cercle supérieur, celui des Cités Hautes. La route de montagne aux dalles rouges luisantes menait de Bombifale à High Morpin, traversait des prairies aux fleurs éblouissantes bordant la route de Grand Calintane et remontait jusqu’au Château de lord Valentin dont la masse écrasante couronnait le sommet du Mont et étendait ses tentacules de brique et de maçonnerie dans toutes les directions, recouvrant les escarpements et les pics.

Quand son flotteur arriva à la Place Dizimaule, devant l’aile gauche du Château, Hissune constata avec étonnement qu’une délégation l’attendait pour lui souhaiter la bienvenue. Il y avait Stasilaine, Mirigant, Elzandir et leur suite. Mais Divvis n’était pas avec eux.

— Sont-ils venus t’acclamer comme Coronal ? demanda Elsinome. Hissune secoua la tête en souriant.

— J’en doute fort, dit-il.

Il s’avança vers eux sur les pavés de porcelaine verte en se demandant quels changements s’étaient produits pendant son absence. Divvis s’était-il proclamé Coronal ? Ses amis étaient-ils venus l’attendre pour lui conseiller de s’enfuir avant qu’il soit trop tard. Mais non, ils souriaient, ils se pressaient autour de lui et l’étreignaient avec joie.

— Quelles nouvelles ? demanda Hissune.

— Lord Valentin est vivant ! s’écria Stasilaine.

— Le Divin soit loué ! Et où est-il en ce moment ?

— À Suvrael, répondit Mirigant. Il est l’hôte du Palais Barjazid. C’est ce que disait le Roi des Rêves en personne et nous avons reçu aujourd’hui-même la confirmation du Coronal.

— À Suvrael ! répéta Hissune avec incrédulité, comme si on lui avait annoncé que Valentin s’était embarqué pour un continent inconnu au beau milieu de la Grande Mer ou même pour une autre planète. Mais pourquoi Suvrael ? Comment y-est-il arrivé ?

— En quittant Piurifayne, il a rejoint la province de Bellatule, dit Stasilaine, et l’agressivité des dragons l’a empêché de faire voile vers le nord. En outre, Piliplok, comme vous devez le savoir, est en rébellion. Les habitants de Bellatule l’ont donc aidé à s’embarquer pour le continent méridional où il a conclu une alliance avec les Barjazid qui utiliseront leurs pouvoirs pour rétablir l’ordre sur la planète.

— Une démarche audacieuse.

— Assurément. Il doit bientôt s’embarquer pour l’Ile afin de s’entretenir avec la Dame.

— Et après ? demanda Hissune.

— Ce n’est pas encore décidé, dit Stasilaine en observant attentivement Hissune. La tournure des choses dans les mois qui viennent n’est pas encore claire.

— Je crois qu’elle l’est pour moi, dit Hissune. Où est Divvis ?

— Il est à la chasse aujourd’hui, dit Elzandir. Dans la forêt de Frangior.

— Tiens, fit Hissune. C’est un endroit maudit pour sa famille. N’est-ce pas là que son père lord Voriax a perdu la vie ?

— En effet, dit Stasilaine.

— J’espère qu’il sera plus prudent, dit Hissune. De grande tâches l’appellent. Et je m’étonne de voir qu’il n’est pas là, s’il savait que je revenais aujourd’hui du Labyrinthe. Va chercher le seigneur Divvis, ajouta-t-il en s’adressant à Alsimir. Dis-lui que le Conseil de Régence doit se réunir tout de suite et que je l’attends.

Puis il se retourna vers les autres.

— Dans mon excitation à vous revoir ici, messeigneurs, j’ai commis une grave incivilité. J’ai omis de vous présenter cette dame et je m’en repens. Voici ma mère, Elsinome, qui pour la première fois de sa vie contemple le monde qui s’étend en dehors du Labyrinthe.

— Messeigneurs, dit-elle.

Le rouge lui monta aux joues, mais elle ne manifesta ni gêne ni timidité.

— Le seigneur Stasilaine… le prince Mirigant… le duc Elzandir de Chorg…

Ils la saluèrent tour à tour avec un profond respect, presque comme s’il se fût agi de la Dame en personne. Et elle reçut ces marques de respect avec une grâce et une dignité qui firent frissonner Hissune d’un plaisir extrême.

— Que l’on conduise ma mère au Pavillon de la Dame Thiin, dit-il, et qu’on lui donne une suite digne d’une grande hiérarque de l’Ile. Je vous rejoindrai tous dans la salle du conseil dans une heure.

— Une heure ne suffira pas à Divvis pour revenir de la chasse, fit doucement Mirigant.

— C’est aussi mon opinion, dit Hissune en hochant la tête. Mais ce n’est pas ma faute si le seigneur Divvis a choisi ce jour pour aller à la chasse et il y a tant à dire et à faire que je crains que nous soyons obligés de commencer avant son retour. Partagez-vous mon avis, seigneur Stasilaine ?

— Absolument.

— Deux des trois régents sont donc d’accord. Cela suffit pour se réunir. Messeigneurs, à la salle du conseil dans une heure.

Ils étaient tous là quand Hissune, qui s’était changé et avait revêtu une nouvelle robe, pénétra dans la salle de réunion cinquante minutes plus tard. Prenant son siège à la table d’honneur à côté de Stasilaine, il parcourut du regard l’assemblée des princes.

— Je me suis entretenu avec Hornkast, dit-il, et j’ai vu de mes propres yeux le Pontife Tyeveras.

Il y eut des mouvements dans l’auditoire et la tension monta.

— Le Pontife vit encore, dit Hissune. Mais ce n’est pas une vie telle que vous ou moi l’entendons. Il ne parle plus et n’émet même plus les cris et les grognements par lesquels il s’exprimait ces derniers temps. Il vit dans un autre royaume, très loin, et je pense que c’est le royaume qui se trouve juste en deçà du Pont des Adieux.

— Va-t-il donc bientôt mourir ? demanda Nimian de Oundilmir.

— Oh, non, répondit Hissune. Pas encore. Ils peuvent, grâce à leurs sortilèges, l’empêcher encore pendant plusieurs années de faire la traversée. Mais je crois qu’il convient de ne plus les laisser retarder longtemps la traversée.

— C’est à lord Valentin de prendre cette décision, dit le duc d’Halanx.

Hissune acquiesça de la tête.

— Effectivement. J’y viendrai dans un petit moment.

Il se leva et se dirigea vers le planisphère. Il posa la main sur le cœur de Zimroel.

— Pendant mon voyage aller et retour au Labyrinthe, j’ai reçu régulièrement des dépêches. Je suis au courant de la déclaration de guerre faite par le Piurivar Faraataa et je sais que les Métamorphes, non contents de répandre les maladies qui frappent les récoltes de Zimroel, ont lâché des hordes d’animaux terrifiants qui causent des ravages et sèment la terreur. Je suis au courant de la famine qui règne dans la région de Khintor, de la sécession de Piliplok et des émeutes à Ni-moya. J’ignore par contre ce qui se passe à l’ouest de Dulorn et je pense que nul ne connaît la situation de ce côté-là de la vallée. Je sais également que le chaos existant à Zimroel va bientôt se communiquer à tout l’ouest d’Alhanroel et que les perturbations commencent à se faire sentir plus à l’est, jusqu’au pied du Mont. Face à tout cela, nous avons pris jusqu’alors très peu de mesures concrètes. Le gouvernement central semble avoir complètement disparu, les ducs de province se conduisent comme s’ils étaient totalement indépendants les uns et les autres et nous restons rassemblés au sommet du Mont du Château, au-dessus des nuages.

— Que proposez-vous ? demanda Mirigant.

— Plusieurs choses. D’abord de lever une armée pour occuper les frontières de Piurifayne, encercler toute la province et pénétrer dans la jungle afin de mettre la main sur Faraataa et ses fidèles, ce qui, je vous l’accorde, ne sera pas une tâche aisée.

— Et qui commandera cette armée ? demanda le duc d’Halanx.

— Permettez-moi d’y revenir un peu plus tard, dit Hissune.

— Poursuivons. Il nous faut une seconde armée, également recrutée à Zimroel, afin d’occuper Piliplok – pacifiquement si possible, sinon par la force – et d’y restaurer la fidélité au gouvernement central. En troisième lieu, il nous faut organiser une réunion de tous les responsables provinciaux afin de mettre sur pied une distribution rationnelle des vivres, de sorte que les provinces qui n’ont pas encore été touchées partagent avec celles qui souffrent de disette, en précisant, bien entendu, que nous demandons des sacrifices mais rien d’intolérable. Les provinces qui refuseront de partager, s’il y en a, subiront une occupation militaire.

— Cela fait beaucoup d’armées, dit Manganot, pour une société dans laquelle la tradition militaire est si peu importante.

— Quand nous avons eu besoin d’armées, répliqua Hissune, nous avons réussi à en lever. C’était vrai à l’époque de lord Stiamot et pendant la guerre de restauration de lord Valentin. Ce sera encore le cas, car nous n’avons pas le choix. Mais je ferais remarquer qu’il existe déjà plusieurs armées irrégulières placées sous le commandement des différents usurpateurs qui se sont proclamés Coronal. Nous pouvons utiliser ces armées et les nouveaux Coronals eux-mêmes.

— Utiliser ces traîtres ? s’écria le duc d’Halanx.

— Nous servir de tous ceux qui pourront nous être utiles, dit Hissune. Nous leur proposerons de se joindre à nous ; nous leur offrirons un rang élevé, mais pas aussi élevé, je le crains, que celui auquel ils se sont promus eux-mêmes ; et nous leur ferons clairement comprendre que s’ils ne se montrent pas coopératifs, ils seront supprimés.

— Supprimés ? demanda Stasilaine.

— C’est bien le terme que je voulais employer.

— Dominin Barjazid lui-même a été pardonné et renvoyé à ses frères. Ôter la vie à quelqu’un, même à un traître…

— N’est pas une mince affaire, dit Hissune. J’ai l’intention de me servir de ces hommes, pas de les tuer. Mais je pense qu’il faudra nous débarrasser d’eux s’ils refusent. Mais nous débattrons de ce point une autre fois, si vous le voulez bien.

— Vous avez l’intention de vous servir de ces hommes, intervint le prince Nimian de Dundilmir. N’est-ce pas là parole de Coronal ?

— Non, dit Hissune. Je parle comme l’un des deux hommes entre lesquels, avec votre accord, le choix sera effectué. Et en l’absence regrettable du seigneur Divvis, je m’exprime peut-être avec trop d’impétuosité. Mais permettez-moi de vous dire ceci : j’ai longuement réfléchi à ce plan d’action et je ne vois pas d’autre solution, quel que soit celui qui détient le pouvoir.

— C’est lord Valentin qui détient le pouvoir, dit le duc d’Halanx.

— En tant que Coronal rétorqua Hissune. Mais je pense que nous sommes d’accord pour estimer que dans la crise actuelle, il nous faut, outre un Coronal, un Pontife en pleine possession de ses moyens. On m’a dit que lord Valentin est en route vers l’Ile où il va s’entretenir avec la Dame. Je me propose de faire le même trajet et de discuter avec le Coronal pour essayer de le persuader d’accéder au pontificat. S’il se rallie à mes arguments, il fera alors connaître son désir pour le choix de son successeur. Je pense que le nouveau Coronal devra assumer la tâche de pacifier Piliplok et Ni-moya et de ranger les faux Coronals sous son autorité. Et je propose que celui qui n’aura pas été choisi prenne le commandement de l’armée qui envahira le territoire Métamorphe. Peu importe à qui, de Divvis ou de moi, reviendra la couronne, mais il est essentiel que nous entrions immédiatement en campagne pour nous atteler au rétablissement de l’ordre qui se fait attendre depuis trop longtemps.

— Voulez-vous une pièce d’un royal pour jouer cela à pile ou face ? dit soudain une voix venant de la porte.

Couvert de sueur, mal rasé et portant encore sa tenue de chasse, Divvis s’avança vers Hissune.

— Je me réjouis de vous revoir, seigneur Divvis, dit Hissune en souriant.

— Je regrette d’avoir manqué une grande partie de cette réunion, prince Hissune. C’est donc aujourd’hui que nous formons des armées et que nous choisissons un Coronal ?

— C’est à lord Valentin de choisir le Coronal, répliqua calmement Hissune. Après quoi, il nous incombera à tous deux de former et de conduire les armées. Et je pense que nous n’aurons pas de sitôt le loisir de nous adonner à des passe-temps tels que la chasse.

Il montra le siège vide à côté du sien à la table d’honneur.

— Voulez-vous prendre place, seigneur Divvis ? J’ai fait devant cette assemblée quelques propositions que je vous répéterai volontiers si vous m’accordez quelques instants. Puis il nous faudra prendre un certain nombre de décisions. Voulez-vous vous asseoir et m’écouter, seigneur Divvis ? Voulez-vous vous asseoir ?

4

Il fallait donc prendre la mer une fois encore. Dans la fournaise et les brumes de chaleur, avec le vent brûlant de Suvrael dans le dos et un courant violent et incessant qui poussait rapidement les navires vers le nord, Valentin sentait d’autres courants, des turbulences, qui agitaient son âme. Les paroles d’Hornkast lors du banquet donné dans le Labyrinthe résonnaient encore en lui, comme s’il les avait entendues la veille et non ce qui lui semblait être mille ans auparavant.

Le Coronal est l’incarnation de Majipoor. Le Coronal est Majipoor personnifiée. Il est le monde et le monde est le Coronal.

Oui. Oui.

Et en parcourant d’un bout à l’autre la surface de la planète, du Mont du Château au Labyrinthe, du Labyrinthe à l’Ile du Sommeil, de l’Ile à Piliplok, puis à Piurifayne et Bellatule, de Bellatule à Suvrael et maintenant de Suvrael à l’Ile de nouveau, l’esprit de Valentin s’était ouvert de plus en plus largement au martyre de Majipoor et il était devenu de plus en plus réceptif aux souffrances, aux désordres, à la folie et à l’horreur qui meurtrissaient la plus heureuse et la plus paisible des planètes. Nuit et jour, il était submergé par les plaintes de vingt milliards d’âmes tourmentées. Et c’était de bon cœur qu’il les recevait, avidement qu’il acceptait et absorbait tout ce que Majipoor avait à déverser en lui et volontiers qu’il cherchait les moyens d’apaiser cette douleur. Mais la tension l’épuisait. Trop de choses affluaient en lui ; il ne pouvait tout traiter et assimiler et se sentait souvent dérouté et écrasé. Et il n’y avait pas moyen d’y échapper, car il était une Puissance du royaume et c’était une tâche qui lui incombait et à laquelle il ne pouvait se dérober.

Il avait passé tout l’après-midi seul sur le pont, le regard fixé droit devant lui, et nul n’avait osé l’approcher, pas même Carabella, tant la sphère dans laquelle il s’était isolé était impénétrable. Quand, au bout d’un certain temps, elle se décida à le rejoindre, ce fut timidement, avec hésitation et en silence. Il lui sourit et l’attira vers lui. Il garda sa hanche contre la sienne, son épaule dans le creux de son bras mais ne parla pas, car il était passé dans un royaume où les mots n’avaient pas cours, où il se sentait calme et où les parties érodées de son esprit pouvaient commencer de se reconstituer. Il savait qu’il pouvait lui faire confiance et qu’elle ne le dérangerait pas.

Au bout d’un long moment, elle regarda vers le couchant et la surprise lui fit retenir son souffle. Mais elle garda le silence.

— Qu’as-tu vu, mon amour ? demanda Valentin d’une voix lointaine.

— Une forme à l’horizon. La silhouette d’un dragon, je crois.

Il ne répondit pas.

— Est-ce possible, Valentin ? demanda-t-elle. On nous a assuré qu’il n’y aurait pas de dragons dans ces eaux à cette époque de l’année. Mais qu’est-ce donc que je vois ?

— Tu vois un dragon.

— On nous avait dit qu’il n’y en aurait pas. Mais je suis sûre que c’en est un. C’est quelque chose de sombre et de gros. Qui nage dans la même direction que nous. Valentin, comment peut-il y avoir un dragon ici ?

— Les dragons sont partout, Carabella.

— Est-ce que je me fais des idées ? Ce n’est peut-être qu’une ombre sur la mer… une masse d’algues flottantes, peut-être…

— C’est un dragon que tu vois, dit-il en secouant la tête. Un roi des dragons, l’un des très gros.

— Tu dis cela sans même avoir regardé, Valentin.

— Oui. Mais le dragon est là.

— Tu le sens ?

— Oui, je le sens. La grande et lourde présence d’un dragon. La force de son esprit. Cette intelligence puissante. Je l’ai senti avant que tu dises quoi que ce soit.

— Tu sens tellement de choses maintenant, dit-elle.

— Trop, dit Valentin.

Il continua à regarder vers le nord. L’âme vaste du dragon pesait sur la sienne. Sa sensibilité s’était accrue pendant ces mois de tension ; il était maintenant capable de projeter son esprit presque sans effort ; il avait en réalité de la peine à se retenir de le faire. Qu’il fût dans l’état de veille ou de sommeil, il s’enfonçait profondément dans l’âme de la planète. La distance ne semblait plus être un obstacle. Il percevait tout, jusqu’aux pensées amères des Changeformes et aux lentes pulsations des dragons de mer.

— Que veut le dragon ? demanda Carabella. Va-t-il nous attaquer, Valentin ?

— J’en doute.

— Peux-tu en être sûr ?

— Je ne suis sûr de rien, Carabella.

Il projeta son esprit dans la direction du grand animal, essayant d’entrer en contact avec lui. Et pendant un instant, il y eut une sorte de contact, une sensation d’ouverture, d’union. Puis il se sentit écarté comme par une main puissante mais sans dédain ni mépris. Comme si le dragon lui disait : pas maintenant, pas ici, pas encore.

— Comme tu as l’air bizarre, dit-elle. Le dragon va nous attaquer ?

— Non. Non.

— Tu donnes l’impression d’avoir peur.

— Non, je n’ai pas peur. J’essaie simplement de comprendre. Mais je ne sens aucun danger. Rien que la vigilance de cet esprit puissant qui nous surveille…

— Peut-être pour envoyer des rapports aux Changeformes ?

— C’est possible.

— Si les dragons et les Changeformes sont alliés contre nous…

— C’est ce que soupçonne Deliamber, d’après le témoignage de quelqu’un qu’il n’est plus possible d’interroger. Mais je pense que c’est peut-être un peu plus compliqué que cela. Je crois qu’il nous faudra longtemps pour comprendre ce qui lie les Changeformes et les dragons de mer. Mais je te le répète, je ne sens pas de danger.

Elle le considéra un moment en silence.

— Tu parviens vraiment à lire dans l’esprit du dragon ?

— Non. Non. Je sens l’esprit du dragon. Sa présence. Mais je ne lis pas dans son esprit. Le dragon est un mystère pour moi, Carabella. Plus je m’efforce de l’atteindre, plus il me repousse aisément.

— Il change de direction. Il commence à s’éloigner de nous.

— Oui. Je sens qu’il ferme son esprit… qu’il m’en interdit l’accès, qu’il se retire.

— Que voulait-il, Valentin ? Qu’a-t-il appris ?

— J’aimerais bien le savoir.

Il s’agrippa à la rambarde, tremblant, épuisé. Carabella posa la main sur la sienne pendant quelques instants et la serra. Puis elle s’écarta et ils demeurèrent silencieux.

Il ne comprenait pas. Il comprenait si peu de chose. Et pourtant il était essentiel qu’il comprit. Il était le seul à pouvoir mettre un terme aux bouleversements et réaliser l’unité de la planète ; de cela, il était persuadé. Lui seul pouvait rétablir la concorde entre les forces en conflit. Mais comment ? Comment ?

Quand, des années auparavant, la mort brutale de son frère avait fait de lui un souverain, il avait assumé ce fardeau sans un murmure, s’y donnant totalement, bien qu’il eût souvent l’impression d’être à la remorque du char de l’État. Mais il avait au moins reçu l’éducation qui doit être celle d’un monarque. Il commençait maintenant à croire que Majipoor exigeait de lui qu’il devînt un dieu et il n’avait pas reçu l’éducation pour cela.

Il sentait que le dragon était encore là, quelque part, pas très loin. Mais il ne pouvait pas véritablement entrer en communication avec lui et au bout d’un moment il renonça. Il resta immobile jusqu’à la tombée de la nuit, regardant vers le nord comme s’il s’attendait à voir l’Ile du Sommeil briller dans les ténèbres comme un fanal.

Mais l’Ile était encore à plusieurs jours de mer. Ils n’étaient qu’à la latitude de la grande péninsule appelée Stoienzar. La route de Tolaghai à l’Ile qui traversait la Mer Intérieure passait au large d’Alhanroel – doublait plus précisément la pointe de Stoienzar – avant de contourner l’archipel de Rodamaunt jusqu’au port de Numinor. Cette route profitait pleinement des vents dominants du sud et du violent courant de Rodamaunt. Il était beaucoup plus rapide de faire la traversée de Suvrael à l’Ile que dans le sens contraire.

Ce soir-là, les discussions roulèrent sur le dragon. Normalement, les dragons abondaient en hiver dans ces eaux, car ceux qui avaient survécu à la saison de chasse automnale avaient coutume de longer la côte de Stoienzar dans leur migration vers la Grande Mer. Mais ce n’était pas l’hiver. Et comme Valentin et les autres avaient déjà eu l’occasion de le remarquer, les dragons suivaient cette année-là un étrange itinéraire, obliquant vers le nord après être passés au large de la côte occidentale de l’Ile et se dirigeant vers quelque mystérieux rendez-vous dans les mers polaires. Mais il semblait maintenant y avoir des dragons un peu partout et nul ne savait pourquoi. Enfin, pas moi, se dit Valentin. Certainement pas moi.

Il restait tranquillement au milieu de ses amis, parlant peu, réparant ses forces.

La nuit, allongé aux côtés de Carabella, il écoutait les voix de Majipoor. Il les entendait clamer leur faim à Khintor et gémir de crainte à Pidruid ; il entendait les cris furieux des membres des forces irrégulières courant dans les rues pavées de Velathys, et les aboiements des orateurs de rue à Alaisor. Il entendait son nom, crié par cinquante millions de voix. Il entendait les Métamorphes savourant dans leur jungle humide le triomphe dont ils étaient assurés et les dragons s’appelant avec des sonorités graves au fond des océans.

Il percevait aussi le contact de la main froide de sa mère sur son front. « Tu seras bientôt avec moi, Valentin, disait la Dame, et je t’apporterai le bien-être. » Puis c’était au tour du Roi des Rêves de venir le voir. « Ami Coronal, disait-il, je parcourrai le monde cette nuit pour chercher nos ennemis et si je peux les forcer à ployer le genou, je le ferai. » Cela le rassurait, jusqu’à ce que les cris de désarroi et de souffrance recommencent. Puis c’était le chant des dragons de mer, puis les chuchotements des Métamorphes. Et l’aube arrivant, Valentin se levait et sortait de son lit plus fatigué que lorsqu’il y était entré.

Mais quand les navires eurent doublé la pointe de Stoienzar et pénétré dans les eaux qui séparaient Alhanroel de l’Ile, le malaise de Valentin commença à se dissiper. Le bombardement d’angoisse provenant de toutes les régions de la planète ne cessa pas, mais dans ces parages le pouvoir de la Dame était souverain et augmentait de jour en jour. Valentin la sentait près de lui en esprit, l’aidant, le guidant et le réconfortant. À Suvrael, obligé de faire face au pessimisme du Roi des Rêves, il avait exprimé avec éloquence sa conviction que la planète pouvait être réunifiée. « Il n’y a pas d’espoir », disait Minax Barjazid, à quoi Valentin répondait : « Si, mais il faut le saisir. Je vois ce qu’il faut faire. » « Il n’y a rien à faire, tout est perdu », disait le Barjazid, à quoi Valentin répondait : « Suivez-moi et je vous montrerai. » Il avait enfin réussi à arracher Minax à sa résignation et à obtenir son soutien réticent. La lueur d’espoir que Valentin avait trouvée à Suvrael avait perdu tout son éclat au cours de la traversée de la Mer Intérieure, mais elle semblait recommencer à briller.

L’Ile était maintenant toute proche. Elle s’élevait de jour en jour plus haut sur l’horizon et le matin, quand le soleil levant en éclairait la face orientale, les remparts calcaires offraient un spectacle éblouissant, rose pâle aux premières lueurs du jour, puis d’une surprenante teinte écarlate aux reflets dorés de plus en plus marqués jusqu’à ce qu’enfin, quand le soleil avait pris son essor, éclate la splendeur d’une blancheur absolue, une blancheur qui se propageait sur les flots comme un coup de cymbales géantes et la montée soutenue d’une ample mélodie.

À l’arrivée au port de Numinor la Dame l’attendait dans la maison connue sous le nom des Sept Murs. Une fois encore, la hiérarque Talinot Elsude conduisit Valentin dans la Salle Émeraude ; une fois encore, il trouva sa mère debout entre les tanigales en pot, souriante, les bras tendus vers lui.

Mais il vit que depuis la dernière fois où ils s’étaient rencontrés dans la même pièce, à peine un an plus tôt, des changements stupéfiants et navrants s’étaient produits en elle. Ses cheveux bruns étaient maintenant semés de blanc ; l’éclat chaleureux de ses yeux s’était terni et était devenu presque froid ; et les outrages du temps commençaient même à devenir visibles dans son port royal. Les épaules tombantes, la tête un peu enfoncée et projetée en avant, celle qui naguère ressemblait à une déesse était lentement en train de se transformer en une vieille femme, tout à fait mortelle.

Ils s’étreignirent. Elle semblait être devenue si légère que le moindre souffle de vent risquait de l’emporter. Ils burent une coupe de vin doré frais et il lui raconta ses pérégrinations à Piurifayne, son voyage à Suvrael, sa rencontre avec Dominin Barjazid et lui confia le plaisir qu’il avait éprouvé en voyant que son ancien ennemi avait retrouvé sa santé mentale et sa fidélité à la couronne.

— Et le Roi des Rêves ? demanda-t-elle. Était-il cordial ?

— On ne peut plus. Il y avait entre nous une chaleur qui m’a fort étonné.

— Les Barjazid sont rarement sympathiques. Je présume que cela tient à la nature de leur vie sur ce continent et aux terribles responsabilités qui sont les leurs. Mais ce ne sont pas les monstres pour lesquels ils passent communément. Ce Minax est un homme farouche – je le lis dans son âme quand nos esprits se rencontrent, ce qui n’est pas fréquent – mais il est courageux et vertueux.

— Il a une vision pessimiste de l’avenir mais il m’a promis son soutien sans réserve à tout ce que nous serons obligés de faire. Il est en ce moment en train de fouailler le monde de ses messages les plus puissants dans l’espoir de mettre un frein à la folie.

— Je m’en suis rendu compte, dit la Dame. J’ai senti, ces dernières semaines, les ondes de son pouvoir émanant de Suvrael comme je ne les avais jamais perçues. Il a lancé une grande offensive. Moi aussi, à ma manière plus calme. Mais ce ne sera pas suffisant. Le monde est devenu fou, Valentin. L’étoile de nos ennemis monte et la nôtre pâlit ; la faim et la peur règnent sur la planète à la place du Pontife et du Coronal. Tu le sais. Tu sens cette folie qui pèse et déferle sur toi, et menace de tout balayer sur son passage.

— Crois-tu que nous allons échouer, mère ? Est-ce bien ce que tu veux me dire ? Toi, la source de l’espoir et du réconfort !

Une étincelle de son inflexible courage d’antan brilla dans les yeux de la Dame.

— Je n’ai pas parlé d’échec. J’ai seulement dit que le Roi des Rêves et la Dame de l’Ile ne peuvent à eux deux endiguer le torrent de folie.

— Il y a une troisième Puissance, mère. Ou bien me crois-tu incapable de mener cette guerre ?

— Tu es capable de tout ce que tu désires accomplir, Valentin. Mais même trois Puissances ne suffisent pas. Un gouvernement bancal ne peut faire face à une crise telle que celle qui nous frappe en ce moment.

— Bancal ?

— Il repose sur trois pieds. Il devrait y en avoir quatre. Il est temps de laisser le vieux Tyeveras goûter le repos éternel.

— Mère…

— Combien de temps vas-tu te dérober à tes responsabilités ?

— Je ne me dérobe à rien, mère ! Mais si je vais me cloîtrer dans le Labyrinthe, à quoi cela servira-t-il ?

— Crois-tu qu’un Pontife soit inutile ? Si tu le crois, tu dois avoir une curieuse opinion de l’État.

— Je suis conscient de la valeur qu’a le Pontife.

— Et pourtant tout ton règne s’est déroulé sans que tu en aies un.

— Ce n’est pas ma faute si Tyeveras était déjà sénile quand j’ai été élevé sur le trône. Qu’aurais-je dû faire ? M’installer au Labyrinthe aussitôt après être devenu Coronal ? Je n’ai pas eu de Pontife parce qu’on ne m’en a pas donné. Et le moment n’était pas propice pour que je prenne la place de Tyeveras. J’avais des tâches plus visibles à accomplir. C’est encore le cas.

— Tu dois donner un Pontife à Majipoor, Valentin.

— Pas encore. Pas encore.

— Combien de temps vas-tu répéter cela ?

— Je dois continuer à me montrer. Je veux entrer en contact d’une manière ou d’une autre avec la Danipiur, mère, et l’amener à se liguer avec moi contre ce Faraataa, notre ennemi, qui est prêt à ravager toute la planète sous prétexte de la rendre à son peuple. Si je suis dans le Labyrinthe, comment pourrais-je…

— Tu veux dire que tu comptes retourner à Piurifayne ?

— Cela se solderait encore par un échec. Mais je considère malgré tout qu’il est essentiel de négocier avec les Métamorphes. La Danipiur doit comprendre que je ne suis pas comme les souverains du passé, que je reconnais d’autres vérités. Que je crois profondément que nous ne pouvons plus étouffer les Métamorphes dans l’âme de Majipoor mais qu’il nous faut les reconnaître, les accepter en notre sein et les intégrer dans la collectivité.

— Et cela ne peut être réalisé que tant que tu seras Coronal ?

— J’en suis convaincu, mère.

— Eh bien, reconsidère tes convictions, dit la Dame d’un ton inexorable. S’il s’agit vraiment de convictions et non d’une simple répugnance pour le Labyrinthe.

— Je déteste le Labyrinthe et n’en fais pas mystère. Je m’y rendrai, avec docilité à défaut de plaisir, quand le moment sera venu. Mais ce n’est pas encore pour aujourd’hui. L’heure est peut-être proche, mais elle n’est pas encore arrivée.

— Pourvu qu’elle ne soit pas longue à venir. Accorde enfin le repos à Tyeveras, Valentin. Et le plus tôt possible.

5

Faraataa estimait que cette demande d’entrevue de la Danipiur devait être savourée comme un triomphe, aussi modeste fût-il. Après toutes ces années où il avait vécu en paria, errant misérablement dans la jungle, toutes ces années où il avait essuyé des quolibets quand il n’était pas purement et simplement ignoré, la Danipiur venait de l’inviter avec courtoisie et diplomatie à lui rendre visite à la Maison de ville à Ilirivoyne.

Il avait d’abord été tenté de lui proposer avec condescendance de se déplacer elle-même et de venir le voir à la Nouvelle Velalisier. Elle n’était après tout qu’une simple fonctionnaire tribale dont le titre n’existait pas avant l’Exil, alors que lui, par acclamation de la multitude, était le Prince À Venir et le Roi Qui Est, qu’il s’entretenait quotidiennement avec les rois des eaux et qu’on lui vouait une fidélité beaucoup plus profonde que celle à laquelle la Danipiur pouvait prétendre. Mais après avoir réfléchi, il décida qu’il serait beaucoup plus efficace d’entrer dans Ilirivoyne à la tête de ses milliers de fidèles afin de montrer à la Danipiur et à tous ses laquais de quel pouvoir il disposait ! C’est ainsi qu’il accepta de se rendre à Ilirivoyne.

La capitale dans son nouveau site avait un air provisoire et inachevé. On avait comme à l’accoutumée choisi un endroit dégagé dans la forêt à proximité d’un cours d’eau important. Mais les rues n’étaient que des sentiers à peine dessinés, les maisons d’osier n’avaient guère de décorations, leur toit semblait avoir été assemblé en hâte, l’esplanade de la Maison de ville n’était que partiellement aplanie et les plantes rampantes se tortillaient et s’enchevêtraient sur tout le terrain. La seule construction qui rappelât l’ancienne Ilirivoyne était la Maison de ville. Comme le voulait la coutume, on avait transporté le bâtiment depuis son ancien emplacement et on l’avait reconstruit au centre de l’agglomération où il dominait tout. Haut de trois étages, composé d’un assemblage de branches luisantes de bannikop, la façade constituée de lattes d’acajou des marais polies, il surplombait les huttes sommaires des Piurivars d’Ilirivoyne comme un palais. Mais quand nous aurons traversé la mer et restauré Velalisier, songea Faraataa, nous construirons un vrai palais de marbre et d’ardoise qui sera la nouvelle merveille du monde et nous le décorerons avec le butin pris dans le Château de lord Valentin. Et alors la Danipiur s’humiliera devant moi !

Mais il tenait pour l’instant à respecter le protocole. Il se présenta devant la Maison de ville et effectua les cinq Transformations de l’Obédience : le Vent, les Sables, la Lame, le Flot, la Flamme. Il conserva la forme de la Cinquième Transformation jusqu’à ce que la Danipiur apparaisse. Elle parut surprise, très fugitivement, par le nombre de fidèles qui l’avaient accompagné à Ilirivoyne ; ils remplissaient l’esplanade et débordaient au-delà des limites de la capitale. Mais elle recouvra rapidement son sang-froid et lui souhaita la bienvenue en effectuant les Trois Transformations du Consentement : l’Étoile, la Lune et la Comète. Après cette dernière, Faraataa reprit son apparence normale et la suivit à l’intérieur du bâtiment. C’était la première fois qu’il pénétrait dans la Maison de ville.

La Danipiur était froide, distante et digne. Faraataa se sentait très légèrement intimidé – n’exerçait-elle pas sa charge depuis qu’il était né ? – mais il retrouva très vite la maîtrise de lui-même. Il savait que son attitude hautaine et son assurance extrême n’étaient que des défenses.

Elle lui offrit un repas de calimbots et de ghumba et lui proposa une coupe de vin pâle couleur de lavande qu’il considéra avec déplaisir, le vin n’étant pas une boisson consommée chez les anciens Piurivars. Il refusa d’en boire et même de lever sa coupe en l’honneur de son hôte, ce qui ne passa pas inaperçu.

Quand les formalités furent terminées, la Danipiur s’adressa à lui d’un ton bourru.

— Je n’aime pas plus que vous Ceux Qui Ne Changent pas, Faraataa. Mais ce que vous cherchez à faire est irréalisable.

— Qu’est-ce que je cherche à faire ?

— À les chasser de la surface de la planète.

— Vous trouvez cela irréalisable ? dit-il d’une voix où perçait une légère curiosité. Et pourquoi donc ?

— Ils sont vingt milliards. Où iront-ils ?

— N’y a-t-il pas d’autres planètes dans l’univers ? C’est de là qu’ils sont venus, qu’ils y retournent.

Elle se caressa le menton du bout des doigts. Un geste négatif qui exprimait l’amusement et le dédain. Mais Faraataa ne laissa pas l’irritation le gagner.

— Quand ils sont arrivés, dit la Danipiur, ils étaient très peu nombreux. Mais maintenant ils sont des milliards et il n’y a plus guère d’échanges entre Majipoor et les autres planètes. Avez-vous une idée du temps qu’il faudrait pour transporter les vingt milliards d’habitants de cette planète ? Si un vaisseau spatial transportant dix mille passagers partait toutes les heures, je pense que nous ne serions jamais débarrassés d’eux tous, car ils doivent se reproduire plus vite que ce qu’un vaisseau peut transporter.

— Alors qu’ils restent ici et nous continuerons à leur faire la guerre. Ils s’entretueront pour manger, au bout d’un certain temps il n’y aura plus de nourriture et ceux qui resteront mourront de faim. Leurs cités deviendront des villes fantôme et nous en aurons fini à jamais avec eux.

La Danipiur porta de nouveau les doigts à son menton.

Vingt milliards de cadavres ? Faraataa, Faraataa, soyez raisonnable ! Comprenez-vous ce que cela signifierait ? Il y a beaucoup plus d’habitants dans la seule ville de Ni-moya que dans tout le territoire Piurifayne… et combien d’autres villes y a-t-il ? Songez à la puanteur de tous ces cadavres ! Songez aux maladies répandues par une telle quantité de chair en décomposition !

— Il n’y aura guère de chair s’ils sont tous morts de faim. Il n’y aura pas grand-chose qui se décomposera.

— Vous êtes trop frivole, Faraataa.

— Moi ? Eh bien, soit, je suis trop frivole. Mais à ma manière frivole, j’ai ébranlé l’oppresseur sous la botte duquel nous étions écrasés depuis quatorze mille ans. À ma manière frivole, j’ai provoqué le chaos chez eux. À ma manière…

— Faraataa !

— J’ai accompli beaucoup de choses à ma manière frivole, Danipiur. Pas seulement en me passant de votre aide mais, en fait, malgré votre opposition directe la plupart du temps. Et maintenant…

— Écoutez-moi, Faraataa ! Vous avez libéré des forces puissantes, c’est vrai, et vous avez ébranlé Ceux Qui Ne Changent Pas d’une manière que je croyais impossible. Mais le moment est venu pour vous de marquer un temps d’arrêt et de réfléchir aux ultimes conséquences de ce que vous avez déclenché.

— Je l’ai fait, répliqua-t-il. Nous allons reconquérir notre monde.

— Peut-être. Mais à quel prix ? Vous avez répandu des maladies sur leurs terres… mais croyez-vous que l’on pourra facilement les juguler ? Vous avez conçu des animaux monstrueux que vous avez mis en liberté. Et vous vous proposez maintenant de laisser pourrir des milliards de cadavres sur la planète. Voulez-vous sauver notre monde, Faraataa, ou voulez-vous le détruire ?

— Les maladies disparaîtront d’elles-mêmes quand les végétaux auxquels elles s’attaquent et qui pour la plupart ne nous sont pas utiles auront péri. Les nouveaux animaux sont rares et le monde est vaste. De plus, les scientifiques m’assurent qu’ils sont incapables de se reproduire. Nous serons donc débarrassés d’eux quand ils auront accompli leur œuvre. Et je redoute moins que vous ces corps en décomposition. Les oiseaux nécrophages feront des festins et nous bâtirons des temples avec les piles d’ossements qui resteront. La victoire est à nous, Danipiur. Nous avons reconquis notre monde.

— Vous êtes trop sûr de vous. Ils n’ont pas encore commencé à riposter… Et s’ils le font, Faraataa, et s’ils le font ? Je vous demande de garder en mémoire ce que lord Stiamot a accompli contre nous.

— Il a fallu trente ans à lord Stiamot pour achever sa conquête.

— Oui, dit la Danipiur, mais ses armées n’étaient pas grandes. Maintenant Ceux Qui Ne Changent Pas sont beaucoup plus nombreux que nous.

— Mais nous avons maintenant la possibilité de lancer contre eux des maladies et des monstres, ce qui n’était pas le cas du temps de lord Stiamot. Leur nombre tournera à leur désavantage quand leurs sources d’approvisionnements seront taries. Comment pourront-ils nous combattre pendant trente jours – ne parlons pas de trente ans – si la famine disloque leur civilisation ?

— Des guerriers affamés peuvent se battre avec plus de bravoure que des soldats trop bien nourris.

— Des guerriers ? dit Faraataa en riant. Quels guerriers ? Ce que vous dites est absurde, Danipiur. Nos ennemis sont mous.

— À l’époque de lord Stiamot…

— C’était il y a huit mille ans. Depuis cette époque, la vie a été très facile pour eux et ils sont devenus un peuple de niais et de couards. Et le plus niais de tous est bien leur lord Valentin, cet imbécile heureux avec sa sainte horreur de la violence. Qu’avons-nous à redouter d’un tel monarque qui refuse de verser le sang ?

— Je suis d’accord, nous n’avons rien à redouter de lui. Mais nous pouvons nous servir de lui, Faraataa. Et c’est ce que je compte faire.

— De quelle manière ?

— Vous savez que son rêve est d’arriver à un accord avec nous.

— Je sais, dit Faraataa, qu’il est entré dans Piurifayne en espérant stupidement négocier avec vous et que vous avez eu la sagesse d’éviter de le rencontrer.

— Il est venu offrir son amitié, c’est vrai. Et c’est vrai aussi que je l’ai évité. J’avais besoin d’en savoir plus long sur vos intentions avant d’entrer en pourparlers avec lui.

— Maintenant vous connaissez mes intentions.

— Oui. Et je vous demande de cesser de répandre ces maladies et de m’apporter votre soutien quand je rencontrerai le Coronal. Votre action menace mes desseins.

— Quels sont vos desseins ?

— Lord Valentin est différent des autres Coronals que j’ai connus. C’est, comme vous l’avez dit, un imbécile heureux, un homme doux n’ayant aucun goût pour les tueries. Son horreur de la guerre le rend souple et malléable. Je compte obtenir de lui des concessions qu’aucun de ses prédécesseurs ne nous auraient jamais faites. Le droit de nous installer de nouveau à Alhanroel, celui de reprendre possession de la ville sainte de Velalisier, une voix au gouvernement, en bref, une égalité politique totale à l’intérieur de la structure sociale de Majipoor.

— Il vaudrait mieux détruire entièrement cette structure et nous installer où nous le désirons sans demander la permission à quiconque !

— Mais vous devez comprendre que c’est impossible. Vous ne pouvez ni chasser vingt milliards d’individus de cette planète ni les exterminer. Ce que nous pouvons faire, c’est vivre en paix avec eux. Et Valentin représente notre chance de faire la paix, Faraataa.

— La paix ! Quel mot haïssable et mensonger ! La paix ! Oh, non, Danipiur, je ne veux pas la paix. Ce n’est pas la paix qui m’intéresse mais la victoire. Et la victoire sera à nous.

— Cette victoire à laquelle vous aspirez sera notre perte à tous, répliqua la Danipiur.

— Je ne pense pas. Et je pense que vos négociations avec le Coronal ne vous mèneront nulle part. S’il vous accorde les concessions que vous voulez lui demander, ses princes et ses ducs le renverseront et le remplaceront par un homme plus cruel et qu’adviendra-t-il alors de nous ? Non, Danipiur, je dois poursuivre la guerre jusqu’à ce que Ceux Qui Ne Changent Pas aient entièrement disparu de la surface de la planète. Toute autre solution signifiera la perpétuation de notre esclavage.

— Je vous l’interdis.

— Interdis ?

— Je suis la Danipiur !

— Certes. Mais qu’est-ce que cela représente ? Je suis le Roi Qui Est dont parlaient les prophéties. Comment pouvez-vous m’interdire quoi que ce soit ? Ceux Qui Ne Changent Pas eux-mêmes tremblent devant moi. Je les détruirai, Danipiur. Et si vous vous opposez à moi, je vous détruirai aussi.

Il se leva et d’un revers de la main renversa la coupe de vin qu’il n’avait pas touchée, répandant le contenu sur la table. Arrivé à la porte, il s’arrêta et se retourna. Il prit fugitivement la forme de la Rivière en signe de défi et de mépris. Puis il reprit son apparence normale.

— La guerre continuera, dit-il. Je vous permets pour l’instant de conserver votre dignité mais je vous mets en garde contre toute tentation perfide d’ouvertures de négociations avec l’ennemi. Quant à votre lord Valentin, je ne donne pas cher de sa peau. Son sang servira à purifier les Tables des Dieux le jour de la reconsécration de Velalisier. Prenez garde, Danipiur. Sinon le vôtre sera utilisé de la même manière.

6

— Le Coronal lord Valentin est au Temple Intérieur en compagnie de sa mère la Dame, dit la hiérarque Talinot Esulde. Il vous demande, prince Hissune, de passer la nuit dans la résidence royale de Numinor et de vous mettre en route dès demain matin pour aller le rejoindre.

— Je ferai comme le Coronal le désire, dit Hissune.

Son regard se fixa derrière la hiérarque sur l’immense muraille blanche de la Première Falaise qui surplombait Numinor. Elle était d’une blancheur éblouissante, presque insoutenable, presque aussi brillante que le soleil. Quand quelques jours auparavant, l’Ile lui était apparue pour la première fois sur le bateau le transportant depuis Alhanroel, il avait été obligé de se protéger les yeux contre la réverbération aveuglante et avait eu envie de détourner la tête. Elsinome qui se tenait à ses côtés s’était retournée, frappée de terreur.

— Je n’ai jamais rien vu d’aussi brillant ! Allons-nous devenir aveugles si nous regardons ?

Mais maintenant, vue de près, la pierre blanche était moins effrayante ; sa clarté semblait pure et apaisante, plus semblable à celle de la lune qu’à celle du soleil.

Un vent frais soufflait de la mer, celui qui l’avait poussé si rapidement – pas assez vite toutefois pour calmer l’impatience qui de jour en jour montait en lui – d’Alaisor à l’Ile. Cette impatience le rongeait encore depuis qu’il avait atteint le domaine de la Dame. Mais il savait qu’il fallait se montrer patient et s’adapter au rythme de vie ralenti de l’Ile et de sa sereine maîtresse, faute de quoi il risquait de ne jamais accomplir ce qu’il était venu réaliser.

Et il sentit qu’il s’imprégnait de ce rythme lent tandis que les hiérarques le conduisaient dans le petit port paisible jusqu’aux appartements royaux des Sept Murs. L’Ile exerçait sur lui une irrésistible fascination ; c’était un lieu calme, serein, paisible, témoignant dans chacun de ses aspects de la présence de la Dame. Les troubles qui sévissaient sur Majipoor y semblaient totalement irréels.

Mais cette nuit-là, Hissune eut beaucoup de peine à s’endormir. Il était dans une chambre magnifique tendue de superbes tissus anciens où le grand lord Confalume avait peut-être reposé avant lui, ou Prestimion, ou bien Stiamot. Et il avait l’impression que l’ombre de ces vieux monarques flottait encore dans la pièce, qu’ils parlaient entre eux à voix basse et qu’ils se moquaient de lui : parvenu, freluquet, vaniteux. Ce n’est que le bruit du ressac sur les remparts, se dit-il avec colère. Mais le sommeil ne venait toujours pas et plus il essayait de le trouver, plus il demeurait éveillé. Il se leva, marcha de pièce en pièce et sortit dans la cour, espérant trouver un serviteur qui lui donnerait du vin. Mais il n’y avait personne et au bout d’un moment, il retourna dans sa chambre et s’allongea de nouveau. Cette fois, il sentit presque aussitôt le contact léger de la Dame ; ce n’était pas un message, non, simplement un contact, léger comme un souffle sur son âme, un doux Hissune, Hissune, Hissune, qui le calma et provoqua un sommeil léger, puis le précipita dans un sommeil beaucoup plus profond, hors d’atteinte des rêves.

Le matin venu, la mince et majestueuse hiérarque Talinot Esulde vint les chercher, Elsinome et lui, et les mena jusqu’au pied de la haute falaise blanche, à un endroit où de petits flotteurs attendaient pour les transporter vers les terrasses supérieures de l’Ile.

L’ascension de la face verticale de la Première Falaise était terrifiante et Hissune avait l’impression de s’élever comme dans un rêve. Il n’osa pas ouvrir les yeux avant que le flotteur s’arrête sur sa rampe d’atterrissage. Puis il regarda derrière lui et vit la mer zébrée de soleil s’étendant au loin dans la direction d’Alhanroel et les deux bras incurvés des jetées de Numinor s’avançant dans l’eau juste au-dessous de lui. Un gros flotteur les mena à travers le plateau très boisé qui couronnait la falaise jusqu’au pied de la Seconde Falaise qui s’élevait tellement à pic qu’elle semblait remplir tout le ciel. Ils passèrent la nuit dans un chalet sur la Terrasse des Miroirs où de grandes dalles de pierre noire polie se dressaient comme de mystérieuses idoles du passé.

De là ils accédèrent à la terrasse la plus élevée et la plus intérieure, située à plusieurs milliers de mètres au-dessus du niveau de la mer, et qui était le sanctuaire de la Dame. Au sommet de la Troisième Falaise, l’air était étonnamment clair, de sorte que des objets distants de plusieurs kilomètres se détachaient comme s’ils étaient vus à la loupe. De grands oiseaux d’une espèce inconnue d’Hissune, au corps rouge et dodu et aux énormes ailes noires, décrivaient d’indolentes spirales au firmament. Hissune et Elsinome s’enfoncèrent vers l’intérieur du sommet plat de l’Ile et firent enfin halte dans un lieu où des constructions de pierre basses et blanchies à la chaux étaient disséminées apparemment au hasard au milieu de jardins d’une beauté sans pareille.

— Voici la Terrasse de l’Adoration, dit Talinot Esulde. La porte du Temple Intérieur.

Ils passèrent la nuit dans une maison calme et retirée, agréable et sans prétention, avec une piscine miroitante et un jardin paisible et secret bordé de plantes grimpantes dont les vieux troncs épais s’entrelaçaient pour former une muraille impénétrable. À l’aube, des serviteurs leur apportèrent des fruits glacés et du poisson grillé ; dès qu’ils eurent terminé leur repas, Talinot Esulde apparut. Elle était accompagnée d’une autre hiérarque, une femme d’aspect imposant, à la tête chenue et au regard pénétrant. Elle les salua d’une manière très différente ; elle s’inclina devant Hissune comme il convenait de le faire devant un prince du Mont, mais avec une sorte de désinvolture presque négligente, puis, se tournant vers Elsinome, elle serra ses deux mains dans les siennes et les garda longtemps en plongeant dans ses yeux un regard d’une profonde et chaleureuse intensité.

— Je vous souhaite à tous deux la bienvenue à la Troisième Falaise, dit-elle. Je m’appelle Lorivade. La Dame et son fils vous attendent.

C’était un matin frais et brumeux et le soleil n’avait pas encore percé la couche de nuages bas. À la file indienne, Lorivade ouvrant la marche et Talinot Esulde la fermant, ils traversèrent dans le plus grand silence un jardin où chaque feuille brillait de gouttes de rosée, franchirent un pont de pierre blanche à l’arche si délicate qu’elle semblait devoir se briser sous les pas les plus légers et débouchèrent sur une vaste pelouse à l’extrémité de laquelle se dressait le Temple Intérieur.

Hissune n’avait jamais vu de bâtiment plus ravissant. Il était construit avec la même pierre blanche translucide que le pont. En son centre se trouvait une rotonde basse au toit plat à partir de laquelle huit ailes équidistantes, longues et étroites, rayonnaient comme les branches d’une étoile. Il n’y avait pas la moindre ornementation ; tout était sobre, dépouillé, d’une simplicité parfaite.

À l’intérieur de la rotonde, dans une pièce claire et octogonale dont le centre était occupé par une fontaine, octogonale elle aussi, lord Valentin et une femme qui ne pouvait être que sa mère la Dame les attendaient.

Hissune s’arrêta sur le seuil, pétrifié, écrasé de perplexité. Son regard passa de l’une à l’autre des Puissances, sans savoir à laquelle il devait présenter d’abord ses hommages. Il décida que la Dame devait avoir la préséance. Mais sous quelle forme lui rendre hommage ? Il connaissait le signe de la Dame, bien entendu, mais faisait-on ce signe à la Dame en personne comme on faisait le signe de la constellation au Coronal ou était-ce une insigne maladresse ? Hissune n’en avait aucune idée. Rien dans l’éducation qu’il avait reçue ne l’avait préparé à une rencontre avec la Dame de l’Ile.

Il se tourna vers elle. Elle était beaucoup plus âgée qu’il ne s’y attendait, le visage creusé de rides profondes, les cheveux grisonnants, les yeux cerclés d’un réseau de petits sillons. Mais son sourire intense, chaleureux, radieux comme le soleil au zénith témoignait avec éloquence de la vigueur et de la force qui étaient encore siennes ; devant ce sourire éclatant, Hissune sentit ses doutes et ses craintes se dissiper rapidement.

Il allait s’agenouiller devant elle, mais elle parut sentir ce qu’il voulait faire et l’arrêta d’un petit mouvement de la tête. Et elle lui tendit la main. Hissune, comprenant ce qu’elle attendait de lui, effleura sa main du bout des doigts et reçut une décharge d’énergie qui le picota d’une manière si surprenante qu’il dut faire appel à toute sa maîtrise de soi pour ne pas faire un bond en arrière. Cette décharge inattendue lui procura un regain d’assurance, de force et de calme.

Puis il se tourna vers le Coronal.

— Monseigneur, murmura-t-il.

Hissune fut stupéfait et épouvanté de voir l’altération de l’apparence de lord Valentin depuis leur dernière rencontre dans le Labyrinthe, il y avait si longtemps, au début de ce funeste Grand Périple. Lord Valentin était alors en proie à une terrible fatigue malgré laquelle ses traits rayonnaient d’une lumière intérieure, une irrépressible joie de vivre que nulle lassitude ne pouvait totalement chasser. Mais ce n’était plus le cas. L’implacable soleil de Suvrael avait blanchi sa peau et décoloré ses cheveux, lui donnant un air farouche, presque barbare. Ses yeux caves brillaient dans son visage émacié et ridé et il ne restait plus aucune trace de l’optimisme qui était le trait le plus visible de son caractère. C’était un homme radicalement différent : sombre, tendu, distant.

Hissune commença à faire le signe de la constellation. Mais lord Valentin l’arrêta d’un geste impatient et, tendant la main, prit celle d’Hissune et la serra quelques instants. Cela aussi était troublant. On ne serrait pas la main du Coronal. Et au contact de la main de lord Valentin, Hissune sentit un courant passer en lui ; mais cette énergie, contrairement à celle qui émanait de la Dame, le laissa perturbé, désorienté, mal à l’aise.

Quand le Coronal lui lâcha la main, Hissune recula d’un pas et fit signe d’avancer à Elsinome qui était demeurée immobile sur le seuil, comme pétrifiée par la vue des deux Puissances de Majipoor dans la même pièce.

— Monseigneur, bonne dame, dit-il d’une voix rauque et étouffée, permettez-moi de vous présenter Elsinome, ma mère.

— Une noble mère pour un fils aussi noble, dit la Dame.

C’étaient ses premières paroles et Hissune eut l’impression de n’avoir jamais entendu plus belle voix : chaude, calme, mélodieuse.

— Approchez, Elsinome, dit-elle.

S’arrachant à sa transe, Elsinome s’avança sur le sol de marbre et la Dame, elle aussi, fit quelques pas à sa rencontre, de sorte qu’elles se trouvèrent face à face au centre de la pièce, au bord de la fontaine octogonale. La Dame prit Elsinome dans ses bras et l’étreignit chaleureusement. Quand les deux femmes s’écartèrent l’une de l’autre, Hissune regarda sa mère et il eut l’impression qu’elle venait de déboucher en pleine lumière après être longtemps demeurée dans les ténèbres. Elle avait les yeux brillants et le visage empourpré mais ne manifestait pas la moindre crainte.

Elle se tourna vers lord Valentin et commença à faire le signe de la constellation, mais le Coronal l’arrêta comme il avait arrêté Hissune, en levant la main.

— Ce n’est pas nécessaire, dame Elsinome, dit-il.

— Mais c’est mon devoir, monseigneur, répondit-elle d’une voix ferme.

— Non, dit le Coronal en souriant pour la première fois depuis leur rencontre. Plus maintenant. Laissons ces simagrées et ces révérences à la scène publique. Nous n’avons pas besoin ici de telles cérémonies.

— Je crois que je ne t’aurais pas reconnu, ajouta-t-il en s’adressant à Hissune, si je n’avais su que tu venais aujourd’hui. Nous avons été séparés pendant si longtemps que nous sommes devenus des étrangers l’un pour l’autre ; c’est en tout cas mon impression.

— Bien des années ont passé, monseigneur, répondit Hissune. Et des années difficiles. Le temps apporte toujours des changements et des années comme celles que nous venons de vivre provoquent des changements profonds.

— C’est vrai.

Se penchant en avant, lord Valentin dévisagea Hissune avec une insistance troublante.

— Je croyais autrefois bien te connaître, dit enfin le Coronal. Mais le Hissune que je connaissais était un garçon qui dissimulait sa timidité derrière la malice. Celui qui est devant moi aujourd’hui est devenu un homme – un prince, même – et il ne subsiste plus guère de timidité en lui. Quant à la malice, je pense qu’elle s’est transformée en quelque chose de plus profond… de la rouerie, peut-être. Ou même de la diplomatie, s’il faut en croire les rapports que je reçois sur toi, et je serais assez enclin à les croire. Je pense pouvoir encore discerner en toi le garçon que j’ai connu. Mais le reconnaître est loin d’être facile.

— De même qu’il est difficile pour moi, monseigneur, de retrouver en vous celui qui m’a engagé un jour pour lui servir de guide dans le Labyrinthe.

— Ai-je donc tant changé, Hissune ?

— Oui, monseigneur. Et je tremble pour vous.

— Tremble pour Majipoor, si tu veux. Mais n’aie aucune crainte pour moi.

— J’ai des craintes pour Majipoor et elles sont vives. Mais comment pouvez-vous me demander de ne pas trembler pour vous ? Vous qui êtes mon bienfaiteur. Tout ce que je suis, je vous le dois. Et quand je vous vois si triste, si lugubre…

— Ce sont les temps qui sont lugubres, Hissune. Mon visage ne fait que refléter les rigueurs de l’époque. Mais peut-être pouvons-nous espérer une embellie. Dis-moi, quelles sont les nouvelles du Mont du Château ? Je sais que toute la noblesse y a couvé de grands projets.

— C’est exact, monseigneur.

— Va, raconte-moi.

— Soyez certain, monseigneur, que ces projets ont été présentés sous réserve de ratification par le Coronal, que le Conseil de Régence ne se permettrait pas de proposer…

— J’entends bien. Dis-moi ce que propose le Conseil.

Hissune respira profondément.

— D’abord, dit-il, nous voudrions disposer une armée le long de toutes les frontières de Piurifayne, afin d’empêcher les Métamorphes de nous envoyer d’autres maladies et d’autres horreurs.

— Tu veux dire encercler Piurifayne ou l’envahir ? demanda lord Valentin.

— L’encercler dans un premier temps, monseigneur.

— Dans un premier temps ?

— Quand nous contrôlerons les frontières, notre plan est de pénétrer dans la province afin de mettre la main sur le rebelle Faraataa et ses fidèles.

— Ah ! Capturer Faraataa et ses fidèles ? Et quel sort leur réserve-t-on s’ils sont capturés, ce dont je doute fort, eu égard à ma propre expérience dans cette jungle ?

— Ils seront incarcérés.

— Rien d’autre ? Pas d’exécution des meneurs ?

— Monseigneur, nous ne sommes pas des sauvages !

— Bien sûr ! Bien sûr ! Et le but de cette invasion sera uniquement de s’emparer de Faraataa ?

— Absolument, monseigneur.

— Pas de tentative pour renverser la Danipiur ? Pas de campagne d’extermination des Métamorphes ?

— Nul n’a jamais émis ces idées.

— Je vois, dit le Coronal.

Sa voix était curieusement contrôlée, presque moqueuse ; avec des inflexions qu’Hissune n’y avait jamais entendues.

— Et quels sont les autres plans du Conseil ?

— Une armée de pacification pour occuper Piliplok – sans effusion de sang si cela peut être évité – et la prise de contrôle de toute autre ville ou province entrée en dissidence. Et puis neutraliser les différentes armées privées constituées par les faux Coronals et qui infestent de nombreuses régions ; si possible les faire passer au service du gouvernement. Et enfin occuper militairement toutes les provinces qui refusent de s’associer à un nouveau programme visant à assurer le partage des approvisionnements avec les zones sinistrées.

— Vaste entreprise, dit le Coronal du même ton curieusement détaché. Et qui sera à la tête de toutes ces armées ?

— Le Conseil suggère d’en répartir le commandement entre le seigneur Divvis, le seigneur Tunigorn et moi-même, répondit Hissune.

— Et moi ?

— Vous exercerez naturellement le commandement suprême de toutes nos forces, monseigneur.

— Naturellement, naturellement.

Le regard de lord Valentin se perdit dans le vague et pendant un long moment de silence, il sembla réfléchir à tout ce qu’Hissune venait de dire. Le jeune homme l’observait attentivement. Il y avait quelque chose de profondément troublant dans la manière mesurée et froide dont le Coronal l’interrogeait ; lord Valentin savait de toute évidence aussi bien que lui à quoi menait cette conversation et Hissune redoutait le moment où elle allait y arriver. Puis il comprit soudain que ce moment était tout proche. Une lueur étrange se mit à briller dans les yeux du Coronal tandis qu’il reportait son attention vers Hissune.

— Et le Conseil de Régence a-t-il proposé autre chose, prince Hissune ?

— Encore une autre chose, monseigneur.

— À savoir ?

— Que le commandant de l’armée qui occupera Piliplok et les autres villes rebelles porte le titre de Coronal.

— Mais tu viens de me dire que le Coronal exercera le commandement suprême.

— Non, monseigneur. C’est le Pontife qui exercera le commandement suprême.

Le silence qui suivit sembla durer une éternité. Lord Valentin conservait l’immobilité d’une statue, n’eût été un léger battement des paupières et un tressaillement intermittent d’un muscle de la joue. Hissune attendait, tendu, sans oser parler. Il demeurait stupéfait de la témérité dont il avait fait montre en présentant cet ultimatum au Coronal. Mais c’était fait. Impossible de revenir en arrière. Tant pis si le courroux du Coronal devait le faire déchoir de son rang et le renvoyer mendier dans les rues du Labyrinthe. C’était fait. Impossible de revenir en arrière.

C’est alors que le Coronal éclata de rire. Un rire qui prit sa source au plus profond de lui-même, remonta dans sa poitrine et jaillit de ses lèvres comme un geyser. Un grand rire éclatant, tonitruant, que l’on se fut plutôt attendu à entendre chez un géant comme Zalzan Kavol ou Lisamon Hultin que chez quelqu’un d’aussi doux que lord Valentin. Un rire homérique qui se prolongea si longtemps qu’Hissune commença à craindre que le Coronal ait perdu la raison. Mais il cessa brusquement et il ne subsista plus de la bizarre hilarité de lord Valentin qu’un curieux sourire resplendissant.

— Bien joué ! s’écria-t-il. Ah, Hissune, c’est bien joué !

— Monseigneur ?

— Et dis-moi, qui doit être le nouveau Coronal ?

— Monseigneur, vous devez comprendre que ce ne sont que des propositions… destinées à assurer une plus grande efficacité en cette période de crise…

— Mais oui, évidemment. Et qui, je réitère ma question, doit être désigné pour assurer cette plus grande efficacité ?

— Monseigneur, le choix d’un successeur dépend toujours de l’ancien Coronal.

— Certes, mais les candidats ne sont-ils pas proposés par les hauts conseillers et les princes ? Elidath était l’héritier présomptif… mais Elidath, comme tu dois le savoir, n’est plus de ce monde. Alors, Hissune… qui ?

— Plusieurs noms ont été avancés, dit doucement Hissune.

Il avait beaucoup de peine à regarder lord Valentin dans les yeux.

— Si vous devez vous sentir offensé, monseigneur…

— Plusieurs noms, donc. Lesquels ?

— D’abord celui du seigneur Stasilaine. Mais il a aussitôt déclaré qu’il ne souhaitait nullement devenir Coronal. Ensuite celui du seigneur Divvis…

— Divvis ne doit jamais devenir Coronal ! dit sèchement lord Valentin en lançant un regard à la Dame. Il a tous les défauts de mon frère Voriax sans en avoir les mérites. Sauf la bravoure, je présume, et une certaine impétuosité. Ce qui est insuffisant.

— Il y avait un autre nom, monseigneur.

— Le tien, Hissune ?

— Oui, monseigneur, dit Hissune dans un souffle. Le mien.

— Et accepterais-tu cette charge ?

— Oui, monseigneur, si on me le demandait. Oui.

Le Coronal plongea les yeux dans ceux d’Hissune qui soutint ce regard pénétrant sans sourciller.

— Eh bien, alors, il n’y a pas de problème. Ma mère veut que je sois élevé au pontificat. Le conseil de régence le souhaite aussi. Et le vieux Tyeveras le désire certainement.

— Valentin… dit la Dame en fronçant les sourcils.

— Non, mère, tout va bien. Je comprends ce qu’il faut faire. Je ne peux plus hésiter, n’est-ce pas ? J’accepte donc ma destinée. Nous ferons prévenir Hornkast que l’on peut enfin permettre à Tyeveras de franchir le Pont des Adieux. Toi, mère, tu vas enfin pouvoir te décharger de ton fardeau, comme je sais que tu le souhaites, et connaître la tranquillité de la vie d’une ancienne Dame. Quant à vous, Elsinome, votre tâche ne fait que commencer. Ainsi que la tienne, Hissune. Voilà, c’est fait. Comme je voulais le faire mais peut-être un peu plus tôt que je ne l’avais prévu.

Hissune qui observait le Coronal avec un mélange de stupéfaction et de perplexité vit l’expression de son visage changer : la dureté et la férocité inhabituelles s’effacèrent de ses traits, et dans ses yeux réapparurent le calme, la gentillesse et la douceur du Valentin d’antan. Et son étrange sourire figé fut remplacé par le doux, tendre et chaleureux sourire de Valentin.

— C’est fait, répéta posément Valentin.

Il leva les mains et les tendit pour faire le signe de la constellation.

— Vive le Coronal ! s’écria-t-il. Vive lord Hissune !

7

Trois des cinq principaux ministres du pontificat étaient déjà dans la salle du conseil quand Hornkast arriva. Au centre, comme à l’accoutumée, était assis le Ghayrog Shinaam, ministre des Affaires extérieures, dont la langue fourchue allait et venait nerveusement, comme s’il redoutait qu’un arrêt de mort soit sur le point d’être prononcé non contre le très vieux maître qu’il avait servi si longtemps mais contre lui-même. À côté de lui se trouvait le siège vide de Sepulthrove, le médecin, et à droite était assis Dilifon, un petit homme ratatiné et tremblotant, tout recroquevillé dans son siège en forme de trône dont il agrippait les accoudoirs pour se soutenir ; mais dans ses yeux brillait une flamme qu’Hornkast n’y avait pas vue depuis bien des années. De l’autre côté de la pièce se trouvait l’interprète des rêves Narrameer chez qui perçaient l’abattement et la terreur derrière la beauté absurdement voluptueuse avec laquelle la sorcellerie dissimulait son corps de centenaire. Hornkast se demanda depuis combien de temps chacun d’eux attendait ce jour et quelles dispositions ils avaient prises dans leur for intérieur pour le moment où il arriverait.

— Où est Sepulthrove ? demanda Hornkast.

— Avec le Pontife, répondit Dilifon. Il a été appelé il y a une heure dans la salle du trône. Il paraît que sa majesté a recommencé à parler.

— Il est curieux qu’on ne m’en ait pas informé, dit Hornkast.

— Nous savions que vous receviez un message du Coronal, dit Shinaam. Nous avons estimé préférable de ne pas vous déranger.

— Le jour est enfin venu, n’est-ce pas ? demanda Narrameer en se penchant en avant et en faisant nerveusement courir ses doigts dans son épaisse chevelure noire lustrée.

— Oui, le jour est venu, dit Hornkast en hochant la tête.

— J’ai de la peine à le croire, dit Dilifon. La farce a duré si longtemps qu’elle semblait ne jamais devoir s’achever !

— Elle s’achève aujourd’hui, dit Hornkast. Voici le décret. Rédigé en termes très élégants, à vrai dire.

— J’aimerais bien savoir quels termes on emploie pour condamner à mort un Pontife régnant, fit Shinaam avec un petit rire grinçant. Je pense que c’est un document qui sera étudié de près par les générations à venir.

— Le décret ne condamne personne à mort, dit Hornkast. Il ne donne aucune instruction. C’est simplement une proclamation du Coronal lord Valentin sur le chagrin qu’il éprouve à la mort de son père et de notre père à tous, le grand Pontife Tyeveras.

— Ah, il est plus habile que je ne pensais ! s’écria Dilifon. Il garde les mains propres !

— C’est toujours ainsi, dit Narrameer. Dites-moi, Hornkast, qui va être le nouveau Coronal ?

— C’est Hissune, fils d’Elsinome, qui a été choisi.

— Le jeune prince issu du Labyrinthe ?

— Lui-même.

— Stupéfiant. Et il y aura donc une nouvelle Dame ?

— Elsinome, dit Hornkast.

— C’est une révolution ! s’écria Shinaam. Valentin a renversé le Mont du Château d’une seule poussée ! Qui le croira ? Mais qui le croira ? Lord Hissune ! Est-ce possible ? Comment réagissent les princes du Mont ?

— Je pense qu’ils n’ont guère eu le choix, répondit Hornkast. Mais ne nous occupons pas des princes du Mont. Nous avons nos propres tâches à remplir et c’est notre dernier jour au gouvernement.

— Le Divin en soit loué, dit Dilifon.

— Vous parlez pour vous ! lui lança le Ghayrog avec un regard noir.

— Peut-être, mais je parle aussi pour le Pontife Tyeveras.

— Qui semble parler tout seul aujourd’hui, n’est-ce pas ? dit Hornkast.

Il baissa les yeux sur le document qu’il tenait à la main.

— Il y a un certain nombre de problèmes curieux sur lesquels je dois attirer votre attention. Par exemple, mon cabinet a jusqu’alors été incapable de découvrir une description de la procédure à suivre pour proclamer la mort d’un Pontife et l’élévation de son successeur, depuis si longtemps que cet événement ne s’est produit.

— Il n’y a vraisemblablement plus un être vivant qui ait l’expérience de ce genre de choses, dit Dilifon. Sauf le Pontife Tyeveras lui-même.

— Je doute qu’il puisse nous venir en aide, dit Hornkast. Nous fouillons actuellement les archives pour trouver le compte-rendu de la proclamation de la mort d’Ossier et de l’élévation de Tyeveras, mais si nous ne découvrons rien, il nous faudra inventer notre propre cérémonie.

— Vous oubliez quelqu’un, dit Narrameer d’une voix basse et lointaine.

Elle avait les yeux clos.

— Il y a une personne qui était présente le jour de l’élévation de Tyeveras.

Hornkast la regarda d’un air ahuri. Tout le monde savait qu’elle était très âgée, mais nul ne connaissait exactement son âge ; de mémoire d’homme, elle avait toujours été l’interprète des rêves impériale. Mais si elle avait véritablement vécu sous le règne de Tyeveras quand il était Coronal, elle était encore plus vieille qu’il l’imaginait. Il sentit un frisson lui parcourir l’échine, lui qui croyait avoir depuis longtemps dépassé l’âge d’être étonné par quoi que ce fût.

— Alors vous vous en souvenez ? demanda-t-il.

— Je vois cela à travers un brouillard. L’annonce est d’abord faite dans la Cour des Colonnes. Puis dans la Cour des Globes et sur la Place des Masques. Ensuite dans la Salle des Vents et dans la Cour des Pyramides. Après quoi, la proclamation est faite une dernière fois à l’Entrée des Lames. Et quand le nouveau Pontife arrive au Labyrinthe, il doit y pénétrer par cette entrée et descendre à pied tous les niveaux ; cela, je m’en souviens : Tyeveras marchant avec une grande vigueur au milieu de la foule qui l’acclamait. Il marchait si vite que personne ne pouvait le suivre et il n’a pas voulu s’arrêter avant d’avoir traversé tout le Labyrinthe jusqu’au niveau le plus profond. Je me demande si le Pontife Valentin fera montre d’une telle énergie.

— C’est le second sujet curieux, dit Hornkast. Le Pontife Valentin n’a pas l’intention dans l’immédiat d’établir sa résidence dans le Labyrinthe.

— Quoi ? lança Dilifon.

— Il est en ce moment sur l’Ile, en compagnie de l’ancienne Dame, du nouveau Coronal et de la nouvelle Dame. Le Pontife m’a informé que son intention était de se rendre ensuite à Zimroel afin de reprendre le contrôle des provinces rebelles. Il suppose que cette entreprise prendra un certain temps et me recommande vivement de repousser la célébration de son élévation.

— Pendant combien de temps ? demanda Shinaam.

— Jusqu’à une date indéterminée, dit Hornkast. Qui sait combien de temps durera cette crise ? Jusqu’à ce qu’elle soit résolue, il demeurera à la surface.

— Dans ce cas, dit Narrameer, nous pouvons nous attendre à ce que la crise s’éternise jusqu’à la fin de la vie de Valentin.

Hornkast tourna les yeux vers elle et lui sourit.

— Vous le comprenez bien, dit-il. Il déteste le Labyrinthe et cherchera tous les prétextes pour éviter d’y vivre.

— Mais comment est-ce possible ? demanda Dilifon en secouant lentement la tête. Le Pontife doit vivre dans le Labyrinthe ! C’est la tradition ! Jamais depuis dix mille ans un Pontife n’a vécu à la surface !

— Mais Valentin n’a jamais été Pontife non plus, dit Hornkast. Je pense que nombre de changements se produiront au cours de son règne, si la planète survit à la guerre que mènent les Changeformes. Mais je dois vous dire que peu m’importe qu’il vive dans le Labyrinthe, à Suvrael ou sur le Mont du Château. J’arrive au terme de mon existence, comme vous, mon bon Dilifon, vous, Shinaam, et peut-être même vous, dame Narrameer. Ces bouleversements à venir n’ont guère d’intérêt pour moi.

— Il doit vivre ici ! répéta Dilifon. Comment le nouveau Coronal peut-il affirmer son pouvoir si le Pontife aussi est visible par les citoyens de la surface ?

— Tel est peut-être le plan de Valentin, suggéra Shinaam. Il devient Pontife, car il ne peut plus retarder l’échéance. Mais en restant à la surface, il continue à jouer le rôle actif d’un Coronal, réduisant lord Hissune à une position subalterne. Par la Dame, je ne l’aurais pas cru si astucieux !

— Moi non plus, dit Dilifon.

— Nous ne pouvons connaître ses intentions, dit Hornkast avec un haussement d’épaules, si ce n’est que tant que la guerre durera, il ne viendra pas ici. Et sa cour le suivra, car nous sommes tous relevés de nos fonctions dès le jour de la succession.

Il parcourut lentement la pièce du regard.

— Et je vous rappelle que nous avons parlé de Valentin devenu Pontife alors qu’en réalité la succession n’a pas encore eu lieu. C’est notre dernière responsabilité.

— La nôtre ? dit Shinaam.

— Voulez-vous vous y dérober ? demanda Hornkast. Alors retirez-vous dans vos appartements et nous accomplirons notre tâche sans vous. Nous devons maintenant nous rendre dans la salle du trône et nous acquitter de notre devoir. Dilifon ? Narrameer ?

— Je vous accompagne, dit Shinaam, l’air rechigné. Hornkast ouvrit la marche du lent cortège de vieillards. Il fut nécessaire d’attendre à plusieurs reprises que Dilifon, soutenu par deux fonctionnaires, reprenne son souffle. Mais ils arrivèrent enfin devant la grande porte de la salle impériale et Hornkast posa la main sur le panneau caché qui déclenchait le système d’ouverture de la porte, un geste qu’il accomplissait pour la dernière fois.

Sepulthrove se tenait à côté de la sphère abritant le système de survie du Pontife.

— C’est très étrange, dit le praticien. Après un si long silence, il a recommencé à parler. Écoutez, il va dire quelque chose.

Des sifflements et des gargouillements sortirent de la cage de verre bleuté. Puis ils entendirent distinctement la voix de Tyeveras qui disait : Venez. Debout. Marcher.

— Les mêmes mots, dit Sepulthrove.

— Vie ! Douleur ! Mort !

— Je crois qu’il sait, dit Hornkast. Il doit avoir compris.

— Compris quoi ? demanda Sepulthrove en fronçant les sourcils.

Hornkast lui montra le décret.

— Voici la proclamation de lord Valentin dans laquelle il exprime son chagrin de la perte du grand empereur de Majipoor.

— Je vois, dit le praticien dont le visage en lame de couteau devint congestionné. Le moment est enfin venu.

— Absolument.

— Tout de suite ? demanda Sepulthrove.

Il leva ses mains tremblantes au-dessus d’un tableau de contrôle.

Le pontife émit une dernière salve de mots.

— Vie. Majesté. Mort. Valentin Pontife de Majipoor !

Puis il y eut un affreux silence.

— Maintenant, dit Hornkast.

8

Valentin qui faisait une fois de plus la traversée entre l’Ile et Zimroel commençait à croire à force de naviguer qu’il avait dû être dans une de ses vies antérieures ce capitaine légendaire du nom de Sinnabor Lavon qui, ayant entrepris la première traversée de la Grande Mer, avait été contraint de renoncer au bout de cinq ans et avait peut-être été condamné pour cette raison à renaître et à voguer d’un continent à l’autre sans jamais s’arrêter pour se reposer. Mais la fatigue avait quitté Valentin qui n’avait plus aucune envie d’abandonner cette existence itinérante. D’une certaine manière, étrange et inattendue, il poursuivait son Grand Périple.

La flotte, poussée vers l’ouest par des vents favorables, approchait de Piliplok. Ils n’avaient pas rencontré de dragons pour les menacer ni les retarder et la traversée avait été rapide.

En haut des mâts les étendards flottaient vers Zimroel. Ce n’étaient plus les couleurs vert et or du Coronal, car lord Hissune qui cinglait de son côté vers Zimroel en avait l’apanage, mais celles du Pontife, rouge et noir ornées du symbole du Labyrinthe.

Valentin ne s’était pas encore habitué à ces couleurs, ni à ce symbole ni aux autres transformations. On ne faisait plus le signe de la constellation en approchant de lui. Cela n’avait guère d’importance, il avait toujours estimé que ce genre de salut était une bêtise. On ne lui donnait plus du « monseigneur » en s’adressant à lui, car le pontife devait être appelé « votre majesté ». Ce qui ne changeait pas grand-chose pour Valentin, si ce n’est que son oreille s’était depuis longtemps accoutumée à ce « monseigneur » maintes fois répété, comme une sorte de ponctuation, une manière de marquer la cadence d’une phrase, et il trouvait curieux de ne plus l’entendre. Il avait de la peine à obtenir qu’on s’adressât directement à lui, car tout un chacun savait que la coutume voulait depuis longtemps que l’on eût recours au truchement du porte-parole officiel du Pontife, même en présence du Pontife qui était parfaitement capable d’entendre. Et quand le souverain répondait, il devait lui aussi le faire par l’intermédiaire de son porte-parole. C’était la première coutume pontificale à laquelle Valentin eût renoncé. Mais il n’était pas facile d’obliger les autres à se conformer à ce changement. Il avait choisi Sleet comme porte-parole – une nomination qui semblait aller de soi – mais Sleet avait reçu l’interdiction de se prêter à cette momerie qui consistait à se faire passer pour l’oreille du Pontife.

Nul ne comprenait d’ailleurs le pourquoi de la présence d’un Pontife à bord d’un navire où il était exposé au souffle des vents et à l’ardeur du soleil. Le Pontife était un empereur enveloppé de mystère. Le Pontife devait vivre caché. Le Pontife, tout le monde le savait, devait rester dans le Labyrinthe.

Je n’irai pas, se disait Valentin.

J’ai transmis ma couronne, quelqu’un d’autre a maintenant le privilège de porter le titre de « lord » devant son nom et le Château sera le Château de lord Hissune, s’il a la chance d’y retourner. Mais je ne m’enterrerai pas dans le Labyrinthe.

Carabella arriva sur le pont et s’approcha de lui.

— Monseigneur, dit-elle, Asenhart m’a demandé de vous dire que nous serons en vue de Piliplok dans une douzaine d’heures si le vent ne tourne pas.

— Pas « monseigneur, » dit Valentin.

— J’ai de la peine à me souvenir que c’est votre majesté, dit-elle avec un sourire.

— Moi aussi. Mais il est trop tard pour revenir en arrière.

— Ne pourrais-je continuer à t’appeler « monseigneur » dans l’intimité ? Car c’est ce que tu es pour moi, mon seigneur.

— Vraiment ? Est-ce que je donne des ordres, est-ce que je te demande de me verser à boire et de m’apporter mes pantoufles comme une domestique ?

— Tu sais bien que ce n’est pas ce que je voulais dire, Valentin.

— Alors appelle-moi Valentin et non « monseigneur ». J’étais ton roi et je suis devenu ton empereur mais je ne suis pas ton maître. Il me semblait que cela avait toujours été entendu entre nous.

— Oui, certainement… votre majesté.

Elle éclata de rire. Valentin l’imita, l’attira contre lui et la serra tendrement.

— Je t’ai souvent dit, fit-il au bout d’un moment, que j’éprouvais un certain regret, voire un sentiment de culpabilité, de t’avoir arrachée à l’existence libre d’une jongleuse et de t’avoir à la place chargée des lourdes responsabilités du Mont du Château. Et souventes fois, tu m’as dit : non, non, c’est idiot, il n’y rien à regretter. Je suis venue vivre à tes côtés de mon plein gré.

— Et c’est la vérité, monseigneur.

— Mais maintenant, je suis Pontife – par la Dame, quand je prononce ces mots, j’ai l’impression de parler une autre langue – eh oui, je suis Pontife, et je me sens encore obligé de te priver des joies de l’existence.

— Pourquoi, Valentin ? Un Pontife doit-il renoncer à sa compagne ? Voilà une coutume que j’ignorais !

— Un Pontife doit vivre dans le Labyrinthe, Carabella.

— Tu ne vas pas revenir là-dessus !

— Cette idée ne me quitte jamais. Et si je dois vivre dans le Labyrinthe, il faut que tu y vives aussi. Comment pourrais-je te demander cela ?

— Me le demandes-tu ?

— Tu sais bien que je n’ai aucune envie de me séparer de toi.

— Moi non plus, monseigneur. Mais pour le moment, nous ne sommes pas dans le Labyrinthe et je croyais avoir compris que tu n’avais pas l’intention d’y aller.

— Et si je suis tenu de le faire ?

— Un Pontife est-il tenu de faire quoi que ce soit ?

— Mais si je suis tenu de le faire ? répéta-t-il en secouant la tête. Tu sais aussi bien que moi à quel point je déteste ce lieu. Mais s’il le faut, si j’y suis contraint par la raison d’État, si la nécessité absolue de le faire s’impose à moi – je prie le Divin pour que cela n’arrive pas – mais si le moment doit réellement venir où je sois obligé par la logique du gouvernement de m’établir dans ce dédale souterrain…

— Eh bien, j’irais avec toi.

— Et tu renoncerais à la brise, aux journées ensoleillées, à la mer, à la forêt et aux montagnes ?

— Tu trouverais certainement des prétextes pour en sortir de temps à autre, même s’il était nécessaire que tu y établisses ta résidence.

— Et si je ne peux pas ?

— Vous allez chercher beaucoup trop loin, monseigneur. La planète est en danger ; de lourdes tâches vous attendent et nul ne vous poussera dans le Labyrinthe tant qu’elles ne seront pas remplies. Nous aurons bien le temps de nous préoccuper de savoir où nous vivrons et si nous y sommes heureux. N’est-ce pas vrai, monseigneur ?

— Si, dit Valentin en hochant la tête. Je multiplie stupidement mes peines.

— Mais je voudrais te dire ceci et nous n’en parlerons plus : si tu trouves un moyen honorable d’échapper à jamais au Labyrinthe, je m’en réjouirai, mais si tu es contraint d’y aller, je t’accompagnerai sans regret. T’imagines-tu que lorsque le Coronal m’a choisie comme épouse, j’ignorais que lord Valentin deviendrait un jour le Pontife Valentin ? En t’acceptant, j’ai accepté le Labyrinthe de la même manière que tu l’as accepté en acceptant la couronne que ton frère avait portée. Alors, monseigneur, ne parlons plus de cela.

— Votre majesté, dit Valentin.

Il passa de nouveau le bras autour des épaules de Carabella et l’embrassa légèrement sur les lèvres.

— Je te promets de ne plus broyer du noir en songeant au Labyrinthe, dit-il, mais tu dois me promettre de me donner mon vrai titre.

— Oui, votre majesté. Oui, votre majesté. Oui, votre majesté ! Et elle lui fit une profonde et cérémonieuse révérence, balançant exagérément les bras pour singer le symbole du Labyrinthe.

Carabella redescendit au bout d’un certain temps et Valentin demeura sur le pont, scrutant l’horizon avec une lunette.

Il se demandait quel genre de réception on lui réserverait dans la république libre de Piliplok.

Tout le monde ou presque s’était élevé contre sa décision de s’y rendre. Sleet, Tunigorn, Carabella, Hissune avaient tous mis l’accent sur les risques que présentait cette entreprise. Tout pouvait arriver à Piliplok en proie à la folie. On pouvait même s’emparer de sa personne et le garder en otage afin de garantir l’indépendance de la cité.

— Pour entrer à Piliplok, dit Carabella comme elle l’avait déjà fait plusieurs mois auparavant à Piurifayne, il faut être à la tête d’une armée et tu n’as pas d’armée.

Hissune avait utilisé le même argument.

— Il a été convenu sur le Mont du Château que lorsque les nouvelles armées seraient formées, ce serait le Coronal qui commanderait les troupes contre Piliplok tandis que le Pontife élaborerait la stratégie en lieu sûr.

— Il ne sera pas nécessaire de lancer des troupes contre Piliplok, dit Valentin.

— Votre majesté ?

— J’ai acquis au cours de la guerre de restauration une grande expérience de la pacification de cités rebelles sans effusion de sang. Si c’était toi, nouveau Coronal inconnu n’ayant jamais été mis à l’épreuve et entouré de soldats qui te présentais à Piliplok, cela déclencherait très certainement une résistance armée. Mais si c’est le Pontife qui apparaît en personne – qui se souvient d’avoir vu un Pontife à Piliplok ? – les habitants seront effrayés et intimidés et ils n’oseront pas lever la main contre lui même s’il devait entrer seul dans la ville.

Hissune avait continué à émettre des doutes, mais l’opinion de Valentin avait prévalu. Il savait qu’il ne pouvait y avoir d’autre issue : devenu Pontife depuis si peu de temps et venant juste de transmettre à Hissune le pouvoir temporel du Coronal, il ne pouvait se contenter du rôle purement honorifique dévolu au Pontife. Valentin s’apercevait que l’on ne renonçait pas aisément au pouvoir, même si l’on avait cru l’exercer sans grand appétit.

Mais ce n’était pas uniquement une question de lutte pour le pouvoir. Il s’agissait pour Valentin d’éviter l’effusion de sang si elle était inutile. De toute évidence, Hissune ne croyait pas que Piliplok pût être reprise pacifiquement ; Valentin avait l’intention de lui prouver le contraire. Cela fera en quelque sorte partie de l’éducation du nouveau Coronal dans l’art de gouverner, se dit Valentin. Et si j’échoue, disons que cela fera partie de la mienne.

Le lendemain matin, quand Piliplok apparut, dominant la large et sombre embouchure du Zimr, Valentin ordonna à sa flotte de se disposer en formant deux ailes tandis que le Lady Thiin, son navire amiral, restait au centre. Et, revêtu de la robe pontificale écarlate et noire qu’il s’était fait faire avant son départ pour l’Ile, il s’installa à la proue du bâtiment afin que l’on puisse le distinguer clairement de Piliplok à mesure que la flotte s’approchait.

— On nous envoie de nouveau les dragonniers, dit Sleet. Effectivement, comme cela s’était produit quand Valentin était venu à Piliplok au début du Grand Périple du Coronal à travers Zimroel, la flotte des dragonniers faisait voile vers eux. Mais la fois précédente, les étendards vert et or du Coronal claquaient dans leur mâture et ils l’avaient accueilli au son joyeux des trompettes et des tambours. Mais Valentin vit que cette fois les dragonniers avaient hissé un pavillon différent, jaune barré d’une grande bande cramoisie aussi sinistre que les navires eux-mêmes, avec leur poupe terminée par une longue queue en pointe. C’était certainement le pavillon de la république libre que Piliplok prétendait être devenue et la flotte qui approchait ne venait pas le saluer avec des intentions amicales.

Le Grand Amiral Asenhart regarda Valentin avec un air inquiet. Il montra le tube acoustique qu’il tenait à la main.

— Dois-je leur donner l’ordre d’amener le pavillon et de nous escorter jusqu’au port, votre majesté ?

Mais le Pontife se contenta de sourire et lui fit signe de rester calme.

Le plus gros des dragonniers de Piliplok, un bâtiment monstrueux à la terrifiante figure de proue aux dents proéminentes et au mât à trois pointes bizarrement ouvragé, prit position près du Lady Thiin. Valentin reconnut le navire de la vieille Guidrag, la plus ancienne des patrons de pêche. Et de fait, la vieille Skandar farouche était sur le pont, brandissant un tube acoustique.

— Au nom de la république libre de Piliplok, avancez et identifiez-vous !

— Passez-moi le tube, dit Valentin à Asenhart.

Il porta l’instrument à ses lèvres.

— Ce navire est le Lady Thiin et je suis Valentin. Montez à bord pour parler avec moi, Guidrag.

— Je ne peux pas, monseigneur.

— Je n’ai pas dit lord Valentin, mais Valentin, dit-il. Comprenez-vous ? Et si vous ne voulez pas venir, c’est moi qui irai à vous ! Préparez-vous à m’accueillir à bord.

— Votre majesté ! s’exclama Sleet d’un ton horrifié.

— Préparez une nacelle pour nous, dit Valentin en se tournant vers Asenhart. Sleet, tu es mon porte-parole, tu m’accompagneras. Vous aussi, Deliamber.

— Monseigneur, dit Carabella d’un ton implorant. Je vous en prie…

— S’ils ont l’intention de s’emparer de nous, dit Valentin, ils le feront de toute façon, que je sois à bord de leur navire ou du mien. Leurs bâtiments sont vingt fois plus nombreux que les nôtres, et bien armés. Sleet, Deliamber… venez…

— Votre majesté, dit Lisamon Hultin avec gravité, vous ne pouvez partir sans que je vous accompagne !

— Ah, bravo ! fit Valentin avec un sourire. Vous donnez des ordres au Pontife maintenant ! J’admire votre courage mais cette fois je ne prendrai ni gardes du corps ni armes ; j’aurai cette robe pour seule protection. La nacelle est prête, Asenhart ?

La nacelle fut hissée et suspendue au mât de misaine. Valentin y monta et fit signe à Sleet, la mine lugubre, et au Vroon de le suivre. Il se retourna pour regarder les autres rassemblés sur le pont du navire amiral. Carabella, Tunigorn, Asenhart, Zalzan Kavol, Lisamon et Shanamir avaient tous les yeux fixes et béants comme s’il avait complètement perdu la tête.

— Vous devriez commencer à me connaître, dit-il doucement. Et il ordonna de larguer la nacelle.

Elle flotta au-dessus de l’eau, effleurant les vagues, et s’éleva sur la coque du dragonnier jusqu’à ce que le crochet que faisait descendre Guidrag l’immobilise. Quelques instants plus tard, Valentin posa le pied sur le pont du navire dont les membrures étaient noircies par les taches indélébiles du sang des dragons de mer. Une douzaine d’énormes Skandars dont le plus petit faisait une fois et demie la taille de Valentin se tenaient devant lui. À leur tête se trouvait la vieille Guidrag, plus édentée que jamais, la fourrure encore plus pelée. Ses yeux jaunes étincelaient de force et d’autorité, mais Valentin décela aussi sur ses traits une certaine irrésolution.

— Comment se fait-il, Guidrag, que vous me fassiez si mauvais accueil ?

— Monseigneur, j’ignorais que c’était vous qui reveniez nous voir.

— Et pourtant je suis encore de retour, semble-t-il. Ne peut-on m’accueillir un peu plus chaleureusement ?

— Monseigneur… les choses ont changé ici, dit-elle d’une voix hésitante.

— Changé ? La république libre ?

Il laissa son regard courir sur le pont et sur les autres dragonniers déployés tout autour.

— Qu’est-ce donc qu’une république libre, Guidrag ? Je ne crois pas avoir déjà entendu ce terme. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Je ne suis qu’une patronne de dragonnier, monseigneur. Toutes ces choses politiques… ce n’est pas à moi d’en parler…

— Pardonnez-moi. Mais répondez au moins à cette question : pourquoi vous a-t-on envoyée au-devant de ma flotte, si ce n’est pour nous accueillir et nous guider jusqu’au port ?

— On ne m’a pas envoyée pour vous accueillir mais pour vous faire rebrousser chemin. Mais je vous répète que nous ignorions qu’il s’agissait de vous, monseigneur. Nous savions seulement que c’était une flotte de navires impériaux…

— Et les navires impériaux ne sont plus les bienvenus à Piliplok ?

Il y eut un long silence.

— Non, monseigneur, dit la Skandar d’une voix faible. Ils ne le sont plus. Nous – comment dire ? – nous nous sommes retirés de l’empire, monseigneur. C’est cela une république libre. C’est un territoire qui se gouverne seul, qui n’est pas dirigé de l’extérieur.

— Ah, et pourquoi donc ? demanda Valentin en haussant imperceptiblement les sourcils. L’autorité du gouvernement impérial est-elle si écrasante ?

— Vous jouez avec moi, monseigneur. Ces sujets dépassent mon entendement. Tout ce que je sais, c’est que les temps sont difficiles, qu’il y a eu des changements et que Piliplok a choisi de prendre en main son destin.

— Parce que Piliplok a encore des vivres alors que d’autres cités n’en ont plus et que le fardeau de nourrir les affamés est trop lourd pour Piliplok. C’est bien cela, Guidrag ?

— Monseigneur…

— Et il faut cesser de m’appeler « monseigneur, » dit Valentin. Vous devez m’appeler « votre majesté » maintenant.

La patronne de pêche eut l’air encore plus désorientée.

— Mais n’êtes-vous plus Coronal, monseigneur… votre majesté… ?

— Les changements survenus à Piliplok ne sont pas les seuls, dit Valentin. Je vais vous montrer, Guidrag. Puis je retournerai sur mon navire et vous me conduirez au port. Et j’aurai une entrevue avec les maîtres de votre république libre afin qu’ils m’expliquent tout cela plus en détail. Qu’en dites-vous, Guidrag ? Laissez-moi vous montrer qui je suis.

Il prit la main de Sleet dans une des siennes et une tentacule de Deliamber dans l’autre. Puis il se laissa glisser sans effort dans le sommeil éveillé, l’état de transe qui lui permettait d’entrer en contact avec les esprits comme s’il envoyait des messages. De son âme à celle de Guidrag passa un courant d’une telle énergie et d’une telle puissance que l’air entre eux se mit à vibrer. Car il ne puisait pas seulement dans la force qui s’était accumulée en lui tout au long de cette période d’épreuves et de bouleversements mais aussi dans celle que lui communiquaient Sleet et le Vroon, tous ses compagnons restés à bord du Lady Thiin, lord Hissune et sa mère la Dame, sa propre mère l’ancienne Dame et tous ceux qui aimaient Majipoor telle qu’elle était et désiraient qu’elle redevînt. Et il projeta son esprit vers Guidrag, vers les pêcheurs de dragons qui l’entouraient, vers les équipages des autres navires, vers les habitants de la république libre de Piliplok. Et le message qu’il leur envoya était simple : il était venu vers eux pour leur pardonner leurs errements et pour recevoir leur allégeance renouvelée au grand état que formait Majipoor. Il leur fit aussi comprendre que Majipoor était indivisible et que le fort devait aider le faible, faute de quoi tout le monde périrait, car la planète était au bord de la destruction et seul un grand effort collectif pouvait la sauver. Et il leur dit enfin que la période de chaos touchait à sa fin, car le Pontife, le Coronal, la Dame et le Roi des Rêves s’étaient unis pour rétablir l’ordre et que le salut était proche, à condition qu’ils aient foi en la justice du Divin au nom duquel il régnait maintenant en tant que monarque suprême.

Il ouvrit les yeux. Il vit Guidrag hébétée, chancelante, qui se laissait lentement tomber à genoux sur le pont. Les Skandars qui l’entouraient firent de même. Puis elle leva les mains devant ses yeux comme pour se protéger d’une lumière insoutenable.

— Monseigneur… murmura-t-elle d’une voix empreinte d’un profond respect et rempli d’effroi. Votre majesté… votre majesté…

— Valentin ! s’écria quelqu’un à l’autre bout du pont. Valentin Pontife !

Et le cri fut repris par tous les marins.

— Valentin Pontife ! Valentin Pontife !

Il se répercuta de bateau en bateau, se propagea sur l’onde et atteignit les remparts de Piliplok.

— Valentin ! Valentin Pontife ! Valentin Pontife !

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