LE LIVRE DES ROIS DES EAUX

1

« L’épreuve consiste à atteindre Ertsud Grand », avait dit l’instructeur. « Tu avanceras à travers la campagne au sud de la route de Pinitor. Tu auras pour armes un gourdin et une dague. Il y aura comme obstacle à vaincre sept bêtes de traque : vourhain, malorn, zeil, kassai, minmollitor, weyhant et zytoon. Elles sont très dangereuses et peuvent te blesser si tu les laisses t’attaquer par surprise. »

Hissune se cacha derrière un ghazan dont le gros tronc était si noueux et si tordu qu’il pouvait avoir dix mille ans et scruta l’étroite vallée qui s’étirait devant lui. Tout était calme. Il n’aperçut aucun de ses compagnons ni aucun animal.

Cela faisait trois jours qu’il était parti et il lui restait encore vingt kilomètres à parcourir. Mais ce qu’il avait sous les yeux était accablant : une morne pente de blocs de granit branlants qui allait probablement s’ébouler dès qu’il poserait le pied dessus et qu’il dévalerait jusqu’en bas pour aller se fracasser sur les rochers de la vallée. Même si ce n’était qu’un exercice d’entraînement, Hissune savait qu’il risquait de se tuer s’il trébuchait.

Mais il avait encore moins envie de faire marche arrière et de descendre par un autre itinéraire. Emprunter encore une fois cette étroite corniche qui serpentait à flanc de falaise, risquer une chute vertigineuse au moindre faux pas, repasser sous ces terrifiantes saillies qui l’avaient obligé à avancer en rampant, il n’en était pas question. Mieux valait tenter de traverser cet éboulis que de rebrousser chemin. De plus, l’une des sept bêtes de traque, le vourhain rôdait toujours là-haut. Hissune ne tenait pas à affronter ses défenses et ses immenses griffes recourbées.

Utilisant son gourdin comme canne, il s’engagea prudemment sur le terrain granitique.

Un soleil radieux brillait sur le bas des pentes du Mont du Château, bien au-dessous de la barrière de nuages qui recouvraient toujours la partie supérieure de l’immense montagne. Des fragments de mica étincelants étaient incrustés dans les blocs de granit et Hissune était aveuglé par la réverbération.

Il avança précautionneusement un pied, se pencha en avant et constata que le sol supportait bien son poids. Il fit un second pas, puis un troisième. Quelques menus morceaux de roche brillants comme de petits miroirs se détachèrent et rebondirent en roulant jusqu’au bas de la pente.

Il ne semblait y avoir aucun danger que tout l’éboulis s’effondre. Hissune poursuivit sa descente. Ses genoux et ses chevilles endoloris par la pénible traversée d’un col battu par les vents effectuée la veille, protestaient contre la raideur de la pente. Les courroies de son sac à dos lui meurtrissaient la chair. Il avait soif et souffrait d’un léger mal de tête : l’air était rare dans cette partie du Mont du Château. Il se prenait par moments à souhaiter être encore en sécurité au château, plongé dans les textes de droit constitutionnel et d’histoire ancienne qu’il avait été contraint d’étudier durant les six derniers mois. Il ne pouvait alors réprimer un sourire car il se rappelait qu’aux pires moments de ses études, il avait désespérément compté les jours le séparant de l’épreuve de survie qui le délivrerait des livres. Mais pour l’instant, il ne trouvait plus le temps passé dans la bibliothèque du château aussi fastidieux et il ne voyait dans ce trajet qu’une épuisante épreuve.

Il leva les yeux. Le soleil semblait remplir la moitié du ciel. Il mit sa main en visière pour se protéger.

Cela faisait presque un an qu’Hissune avait quitté le Labyrinthe et il n’était pas entièrement habitué à la vue de l’astre ardent dans le ciel ni au contact de ses rayons sur sa peau. Il se réjouissait parfois de sentir cette chaleur à laquelle il n’avait pas été habitué – sa pâleur avait depuis longtemps été remplacée par un hâle cuivré – mais à d’autres moments cela lui faisait peur. Il avait alors envie de fuir le soleil et de se cacher au plus profond de la terre, hors de son atteinte.

Imbécile. Nigaud. Le soleil n’est pas ton ennemi ! Avance. Avance.

À l’ouest, il vit les tours noires d’Ertsud Grand se profiler sur l’horizon. La ville d’Hoikmar d’où il était parti formait une masse grise de l’autre côté du ciel. D’après ses calculs, il avait parcouru trente kilomètres – souffrant de la chaleur et de la soif, traversant des lacs de poussière, des océans de cendres et des fumerolles en spirales et franchissant des champs de lave. Il avait échappé au kassai, cet animal aux antennes mobiles et aux yeux semblables à des soucoupes blanches qui l’avait poursuivi pendant une demi-journée. Il avait utilisé le vieux truc de la double piste pour tromper le vourhain, laissant celui-ci se ruer sur sa tunique qu’il avait enlevée tandis qu’il descendait un sentier trop étroit pour que la bête puisse l’y suivre. Il restait cinq animaux. Le malorn, le zeil, le weyhant, le minmollitor et le zytoon.

C’étaient des noms étranges pour des bêtes étranges venues de nulle part. Elles étaient peut-être synthétiques et avaient pu être créées comme les montures grâce à des techniques très anciennes. Mais pourquoi créer des monstres ? Pourquoi les laisser en liberté sur le Mont du Château ? Simplement pour éprouver et endurcir les jeunes nobles ? Hissune se demanda ce qui arriverait si le weyhant ou le zytoon surgissait à l’improviste et lui sautait dessus. Elles peuvent te blesser si tu les laisses t’attaquer par surprise. Blesser, certes. Mais tuer ? Quel était le but de cette épreuve ? Affiner les capacités de survie des jeunes chevaliers-initiés ou éliminer les inaptes. Hissune savait qu’au même moment une quarantaine de jeunes gens comme lui étaient dispersés tout au long des cinquante kilomètres du parcours. Combien d’entre eux atteindraient Ertsud Grand ?

Il y aurait au moins lui. Il en était certain.

Tâtant les rochers avec son gourdin pour en éprouver la fermeté, il descendait lentement la pente de granit. Arrivé à mi-chemin, il rencontra son premier obstacle : un énorme bloc de pierre triangulaire apparemment inoffensif était en fait en équilibre précaire et céda dès qu’il l’effleura du pied gauche. Il vacilla un instant sur ses jambes, s’efforçant désespérément de se rétablir, puis il plongea en avant. Son gourdin lui échappa des mains et, tandis qu’il provoquait une petite chute de rochers en trébuchant, sa jambe droite s’enfonça jusqu’à la cuisse entre deux grandes pierres plates tranchantes comme des lames de couteau.

Hissune s’agrippa où il pouvait et tint bon. Au-dessous de lui, les rochers ne s’éboulaient pas. Une sensation de brûlure lui parcourait la jambe. Était-elle cassée ? Ses ligaments étaient-ils arrachés, ses muscles froissés ? Il commença lentement à la dégager. Sa jambière était déchirée sur toute la longueur et du sang s’écoulait d’une profonde entaille. Mais il n’avait apparemment rien d’autre, à l’exception d’un élancement à l’aine qui provoquerait probablement un fâcheux boitement le lendemain. Il récupéra son gourdin et avança prudemment.

Puis la nature de la pente changea : les gros blocs fissurés furent remplacés par des gravillons encore plus traîtres sous les pas d’Hissune qui adopta une démarche glissante, tournant les pieds sur le côté et descendant tout en poussant les gravillons devant lui. Cela lui faisait mal à sa jambe blessée mais lui permettait de garder l’équilibre. Le bas de la pente était maintenant en vue.

Il glissa à deux reprises. La première fois, il ne dérapa que sur une courte distance ; mais la seconde fois, il descendit de dix mètres et c’est en enfonçant profondément les pieds dans la pierraille et en s’aidant des mains qu’il réussit á ne pas dévaler jusqu’en bas.

En se relevant, il ne retrouva pas sa dague. Il la chercha un moment parmi les gravillons, en vain, puis il haussa les épaules et repartit. De toute façon la dague ne me servirait à rien contre un weyhant ou un minmollitor, se dit-il. En revanche, elle lui manquerait pour chercher sa nourriture en chemin : que ce soit pour creuser le sol à la recherche de tubercules comestibles ou pour peler des fruits.

Au pied de la pente, la vallée s’ouvrait sur un large plateau rocailleux, sec et désolé, planté çà et là de vieux ghazans complètement dénudés et comme à l’accoutumée tordus de façon grotesque et compliquée. Mais un peu plus loin à l’est, il aperçut des arbres d’une autre espèce, grands, fins et feuillus, réunis en bouquet. C’était le signe qu’il y avait de l’eau et il se dirigea vers eux.

Mais cet îlot de verdure était en fait plus éloigné qu’il ne le pensait et après une heure de marche il ne semblait pas s’en être beaucoup rapproché. La jambe blessée d’Hissune se raidissait très vite. Il n’avait plus rien à manger et quand il franchit le sommet d’une colline, il vit le malorn qui l’attendait de l’autre côté.

C’était un animal d’une laideur monstrueuse. Son énorme corps ovale était soutenu par dix pattes extrêmement longues en forme de V qui maintenaient son thorax à à peine un mètre du sol. Huit de ses pattes se terminaient par de larges palmes et les deux du devant étaient munies de griffes et de pinces. Une rangée d’yeux rouges étincelants faisait le tour de son corps et sa longue queue recourbée était hérissée de dards.

— Je pourrais te tuer avec un miroir ! lui lança Hissune. Tu mourrais rien qu’en voyant ton reflet !

Le malorn émit un léger sifflement et se déplaça lentement vers lui, en remuant ses mâchoires et ses pinces. Hissune souleva son gourdin et attendit. Je n’ai rien à craindre si je garde mon calme, songea-t-il. L’épreuve n’avait pas pour but de tuer les apprentis, mais seulement de les endurcir et peut-être d’observer leur comportement devant une agression.

Il laissa le malorn s’approcher jusqu’à une dizaine de mètres. Puis il ramassa une grosse pierre qu’il lança à la tête de l’animal. Le malorn esquiva facilement et continua à avancer. Hissune se déplaça tout doucement vers la gauche en tenant fermement son gourdin des deux mains. Le malorn ne paraissait ni vif ni agile, mais s’il essayait de charger, Hissune avait l’intention de le faire courir en montant.

— Hissune ? demanda une voix derrière lui.

— Qui est là ? fit Hissune sans regarder autour de lui.

— Alsimir.

C’était un chevalier-initié de Peritole qui avait un ou deux ans de plus que lui.

— Comment ça va ? demanda Hissune.

— Je suis blessé. Le malorn m’a piqué.

— C’est grave ?

— Mon bras gonfle. C’est son venin.

— Je reviens tout de suite. Mais d’abord…

— Méfie-toi. Il saute.

En effet, le malorn semblait fléchir les pattes pour bondir. Hissune attendit, se balançant légèrement sur les pieds. Pendant un moment qui lui parut interminable, il ne se passa rien. Le temps semblait s’être immobilisé et Hissune regardait patiemment le malorn. Le jeune homme était parfaitement calme. Il n’y avait aucune place dans son esprit pour la peur, l’incertitude, les suppositions sur ce qui pourrait arriver.

L’étrange attente prit fin et l’animal fut brusquement en l’air, bondissant d’une violente poussée de toutes ses pattes. Au même instant, Hissune dégringola la pente en direction du malorn pour que l’animal le survole avec son élan.

Quand il passa au-dessus de sa tête, Hissune se jeta par terre pour éviter de recevoir un coup de queue mortel. Tenant son gourdin à deux mains, il le leva de toutes ses forces pour frapper le bas-ventre de l’animal. Il y eut un bruit d’expiration et les pattes du malorn battirent désespérément l’air. En tombant, ses griffes passèrent tout près d’Hissune.

Le malorn s’abattit sur le dos quelques mètres plus loin. Hissune s’approcha de lui et s’avança en sautillant entre les pattes agitées de soubresauts pour donner encore deux coups de bâton dans le ventre du malorn. Puis il recula. L’animal remuait encore un peu. Hissune ramassa la plus grosse pierre qu’il trouva, la souleva très haut au-dessus du malorn, puis la laissa tomber. Les pattes cessèrent de remuer. Hissune fit demi-tour, tremblant et transpirant, et s’appuya sur son gourdin. Il fut pris d’une violente nausée et vomit. Il lui fallut quelques instants pour retrouver son calme.

Alsimir était étendu à une quinzaine de mètres en contre-haut, la main droite serrée sur son épaule gauche qui avait doublé de volume. Il avait le visage cramoisi et les yeux vitreux.

— Donne-moi ta dague, dit Hissune en s’agenouillant près de lui.

— Elle est là-bas.

D’un geste vif, Hissune déchira la manche d’Alsimir, découvrant une plaie en forme d’étoile juste au-dessus du biceps. Il incisa la blessure avec la pointe de la dague, serra le bras du jeune homme, fit sortir le sang qu’il aspira, puis recracha et serra de nouveau le membre tuméfié. Alsimir tremblait, gémissait et poussa un ou deux cris. Après quelques instants, Hissune nettoya la plaie et fouilla dans son sac à dos pour trouver un bandage.

— Ça devrait aller, dit-il. Avec un peu de chance demain à la même heure tu seras à Ertsud Grand où l’on te soignera convenablement.

Alsimir lança un regard horrifié au malorn gisant à terre.

— J’essayais de m’éloigner tout doucement, comme toi, et brusquement il m’a sauté dessus et m’a piqué. Je crois qu’il attendait que je meure pour me dévorer lorsque tu es arrivé.

— Quelle horrible bête, dit Hissune en frissonnant. Il avait l’air beaucoup moins repoussant sur les images du manuel d’entraînement.

— L’as-tu tué ?

— Probablement. Je me demande si nous sommes censés tuer les bêtes de traque. Ils en ont peut-être besoin pour les épreuves de l’année prochaine.

— Ça les regarde, dit Alsimir. Puisqu’ils nous envoient par ici pour affronter ces animaux, ils ne devraient pas être mécontents que nous en tuions un de temps en temps. Ah, par la Dame, j’ai mal !

— Viens. Nous allons finir le voyage ensemble.

Nous n’avons pas le droit, Hissune.

— Et alors ? Tu crois que je vais te laisser seul dans cet état ? Allez, viens. Ils nous recaleront si cela leur fait plaisir. J’ai tué leur malorn, j’ai sauvé un homme blessé – c’est d’accord, j’ai échoué à l’épreuve. Mais demain je serai en vie, et toi aussi.

Hissune aida Alsimir à se lever et ils se dirigèrent lentement vers les arbres qui se dressaient au loin. Soudain Hissune se mit à trembler, une réaction à retardement. Cette bête affreuse passant au-dessus de sa tête, les yeux rouges fixes, les mâchoires s’entre choquant, le ventre mou – il allait mettre longtemps à oublier tout cela.

À mesure qu’ils avançaient, Hissune retrouva en partie son calme.

Il essaya d’imaginer lord Valentin aux prises avec des malorns, des zeils et des zytoons dans cette vallée perdue, ou Elidath, ou Divvis, ou encore Mirigant. Ils avaient sûrement tous subi la même épreuve quand ils étaient chevaliers-initiés et c’est peut-être le même malorn qui avait sifflé et claqué des mâchoires devant le jeune Valentin vingt ans auparavant. Hissune trouvait tout cela un peu absurde. Quel était le rapport entre le fait d’échapper aux monstres et apprendre l’art de gouverner ? Je le comprendrai certainement tôt ou tard, se dit-il. En attendant, il devait veiller sur Alsimir et se méfier du zeil, du weyhant, du minmollitor et du zytoon. Avec de la chance, il n’aurait affaire qu’à une ou deux autres bêtes de traque : il était improbable qu’il rencontre les sept au cours de l’épreuve. Mais il restait encore une vingtaine de kilomètres jusqu’à Ertsud Grand et le chemin paraissait aride et malaisé. C’était donc cela la belle vie au Mont du Château ? Huit heures d’études quotidiennes des décrets de chaque Coronal et Pontife depuis Dvorn jusqu’à Tyeveras, interrompues par de petites randonnées dans la campagne couverte de broussailles pour affronter des malorns et des zytoons ? Qu’en était-il des fêtes et des jeux ? Et les joyeuses promenades dans les parcs et les forêts privés ? Hissune commençait à croire que les habitants des basses terres avaient une vue trop romantique de la vie de la noblesse du Mont. Il jeta un coup d’œil à Alsimir.

— Comment te sens-tu ?

— Plutôt faible. Mais l’enflure semble avoir légèrement diminué.

— Nous laverons la plaie en arrivant à ces arbres. Il y aura sûrement de l’eau.

— Je serais mort si tu n’étais pas arrivé, Hissune.

— Cela aurait pu être quelqu’un d’autre, dit Hissune en haussant les épaules. C’est le chemin logique pour traverser la vallée.

— Je ne comprends pas pourquoi ils te font subir cet entraînement, reprit Alsimir un moment après.

— Que veux-tu dire ?

— T’envoyer courir tous ces risques.

— Pourquoi pas ? Tous les initiés doivent passer par là.

— Lord Valentin a des projets particuliers pour toi. J’ai entendu Divvis le dire à Stasilaine la semaine dernière.

— Un grand destin m’attend, en effet. Maître des écuries. Gardien de la meute.

— Je ne plaisante pas. Divvis est jaloux de toi, tu le sais. Et tu lui fais peur car tu es le favori du Coronal. Divvis veut devenir Coronal – nul ne l’ignore. Il estime que tu le gênes ?

— Je crois que le venin te fait délirer.

— Crois-moi. Tu représentes une menace aux yeux de Divvis.

— Eh bien, il se trompe. Je n’ai pas plus de chances que lui de devenir Coronal. C’est Elidath l’héritier présomptif. Et je sais que lord Valentin assumera sa charge aussi longtemps qu’il le pourra.

— Je te dis que…

— Ne me dis rien du tout. Garde ton énergie pour marcher. Et quatre autres bêtes de traque nous attendent sur le chemin.

2

Voici le rêve de Faraataa, le Piurivar :

C’est l’Heure du Scorpion et le soleil va bientôt se lever sur Velalisier. Devant le portail de la ville, sur la route qu’on appelait Voie du Retour, un immense cortège est rassemblé et s’étire jusqu’à l’horizon. Le Prince À Venir est en tête, baigné d’une aura émeraude. Derrière lui se tiennent les quatre êtres sous les espèces de la Femme Rouge, du Géant Aveugle, de l’Homme Écorché et du Dernier Roi. Viennent ensuite les quatre prisonniers, attachés par des brins d’osier lâches, suivis de la multitude de Piurivars : Ceux Qui Reviennent.

Faraataa flotte haut au-dessus de la cité, évoluant avec aisance, embrassant du regard toute cette immensité. C’est parfait : tout a été rénové, les remparts restaurés, le sanctuaire reconstruit, les colonnes redressées. L’aqueduc recommence à transporter l’eau, les jardins fleurissent, les mauvaises herbes et les broussailles qui avaient envahi toutes les lézardes ont été arrachées, les tas de sable balayés.

Seuls le Septième Temple avait été laissé tel qu’il était à l’époque de la Chute : de simples fondations affaissées, environnées de décombres. Faraataa le survole et remonte en imagination dans l’océan noir du temps pour voir le Septième Temple avant sa destruction. Il a une vision de la Profanation.

Ah ! Voilà ! Le sacrifice impie se prépare sur les Tables des Dieux. Sur chacune d’elles est étendu un grand roi des eaux, encore vivant, impuissant du fait de son poids, remuant faiblement les ailes, le cou tordu, les yeux étincelants de fureur ou de peur. De minuscules silhouettes s’affairent autour des deux immenses créatures, se préparant à accomplir les rites interdits. Faraataa frissonne. Faraataa pleure et ses larmes semblables à des perles de cristal tombent jusqu’au sol lointain. Il voit les longs couteaux briller ; il entend les rois des eaux hurler et rugir ; il voit la chair découpée. Il veut crier à la foule : non, non, c’est monstrueux, nous serons terriblement punis, mais à quoi bon, à quoi bon ? Tout cela a eu lieu des milliers d’années auparavant. Alors il continue de flotter et de regarder. Pareils à des fourmis, ils se répandent dans la ville, les pécheurs, chacun brandissant son morceau de roi des eaux ; et ils portent la chair immolée au Septième Temple, ils la jettent sur le bûcher, ils chantent le Chant du Bûcher. Que faites-vous ? crie vainement Faraataa. Vous brûlez nos frères ! Et la fumée s’élève, noire et grasse, piquant les yeux de Faraataa qui ne peut plus rester en l’air et tombe, tombe, tombe. Alors la Profanation est accomplie, la ville est condamnée et le monde entier perdu.

La première lueur du jour brille maintenant à l’est. Elle traverse la ville et frappe le croissant de lune fixé sur la longue perche qui domine les ruines du Septième Temple. Le Prince À Venir lève le bras et donne le signal. Le cortège s’ébranle. Tout en marchant, Ceux Qui Reviennent changent de forme de temps en temps, conformément aux préceptes du Livre des rois des eaux. Ils prennent tour à tour l’apparence de la Flamme, du Flot, de la Feuille Morte, de la Lame, des Sables, du Vent. Et quand ils passent devant la Place de l’Immuabilité, ils reprennent définitivement leur forme de Piurivar.

Le Prince À Venir étreint les quatre prisonniers que l’on conduit ensuite aux autels placés sur les Tables des Dieux. La Femme Rouge et l’Homme Écorché emmènent le plus jeune roi et sa mère à la Table orientale, où le roi des eaux Niznorn a péri il y a si longtemps, pendant la nuit du blasphème. Le Géant Aveugle et le Dernier Roi conduisent le roi plus âgé et celui qui vient nuitamment dans les rêves jusqu’à la Table occidentale, où le roi des eaux Domsitor a été sacrifié par les Profanateurs.

Le Prince À Venir se tient seul en haut du Septième Temple. Son aura est devenue écarlate. Faraataa descend, se joint à lui et devient lui : ils ne font plus qu’un.

— Au commencement il y eut la Profanation, la folie s’empara de nous et nous péchâmes contre nos frères de la mer, s’écrie-t-il. Et en nous réveillant, nous avons constaté ce que nous avions fait ; car par ce péché nous avons détruit notre grande cité et nous avons traversé les terres. Mais cela n’a pas été suffisant et des ennemis venus de loin se sont abattus sur nous, prenant tout ce que nous possédions et nous conduisant dans le désert pour notre pénitence car nous avions péché contre nos frères de la mer. Nous avons perdu nos coutumes, nous avons beaucoup souffert et le Très Haut s’est détourné de nous jusqu’à ce que notre pénitence s’achève. Nous avons trouvé la force de nous libérer de nos oppresseurs et de réclamer ce que nous avions perdu à cause de notre ancien péché. On nous a alors prédit qu’un prince viendrait nous délivrer de l’exil le jour où prendrait fin notre pénitence.

— Ce jour est arrivé ! répond le peuple. Voici le temps du Prince À Venir !

— Le Prince À Venir est arrivé !

— Vous êtes le Prince À Venir !

— Je suis le Prince À Venir, crie-t-il. Maintenant tout est pardonné. Toutes les dettes ont été payées. Nous avons fait pénitence et nous sommes absous. Notre pays n’est plus en pénitence. Les rois des eaux ont été dédommagés. Velalisier est reconstruite. Notre vie recommence.

— Notre vie recommence ! Voici le temps du Prince à Venir ! Faraataa lève son bâton qui brille comme le feu dans la lumière matinale et fait signe à ceux qui attendent sur les deux Tables des Dieux. Les quatre prisonniers sont poussés en avant. Les longs couteaux étincellent. Les rois s’abattent et leur couronne roule dans la poussière. Les Tables sont lavées avec le sang des envahisseurs. Le dernier acte a été joué. Faraataa élève les mains.

— Maintenant, venez avec moi reconstruire le Septième Temple ! Les Piurivars se précipitent sous la direction de Faraataa. Ils rassemblent les blocs de pierre du temple et les remettent à leur ancienne place.

Quand ils ont fini, Faraataa se juche au sommet et porte son regard vers la mer, à des centaines de kilomètres de distance, où se sont rassemblés les rois des eaux. Il les voit battre la surface de l’eau de leurs grandes ailes. Il les voit hausser leurs énormes têtes et gronder.

— Frères ! Frères ! leur crie Faraataa.

— Nous t’entendons, frère de la terre.

— L’ennemi est vaincu. La ville est reconsacrée. Le Septième Temple est reconstruit. Est-ce la fin de notre pénitence, 0 frères ?

— Oui, répondent-ils. Le monde est purifié, une ère nouvelle commence.

— Sommes-nous pardonnés ?

— Vous êtes pardonnés, Ô frères de la terre.

— Nous sommes pardonnés ! crie le Prince À Venir.

Alors le peuple lève les mains vers lui et change de forme, devenant tour à tour l’Étoile, la Brume, l’Obscurité, la Lumière, la Caverne.

Et il ne reste plus qu’à pardonner à ceux qui ont commis le premier péché et qui depuis sont restés en esclavage au milieu des ruines. Le Prince À Venir tend les mains vers eux et leur annonce qu’ils sont délivrés de la malédiction qui pesait sur eux, qu’ils sont libres.

Alors les pierres de Velalisier rendent leurs morts, les esprits apparaissent, pâles et transparents ; ils s’animent et se colorent, ils dansent, changent de forme et poussent des cris de joie.

Voici ce qu’ils crient :

« Vive le Prince À Venir qui est le Roi Qui Est ! »

Voilà le rêve que fit Faraataa le Piurivar, allongé sur un lit de feuilles de bubblebush sous un immense dwikka, dans la province de Piurifayne, tandis que tombait une légère pluie.

3

— Faites venir Y-Uulisaan, dit le Coronal.

Des cartes représentant les régions sinistrées de Zimroel, couvertes de traits de crayon et d’annotations, étaient étalées sur le bureau de lord Valentin, dans la cabine de son vaisseau amiral, le Lady Thiin. Cela faisait trois jours qu’il avait quitté Alaisor avec une flotte de cinq navires sous le commandement du Grand Amiral Asenhart. Ils faisaient route vers le port de Numinor situé sur la côte nord-est de l’Ile du Sommeil. La traversée durerait de nombreuses semaines, même avec des vents très favorables, et pour le moment ils étaient contraires.

En attendant l’arrivée de l’expert agricole, Valentin parcourut de nouveau les documents qu’Y-Uulisaan avait préparés à son attention et ceux qu’il avait fait venir des archives historiques. C’était peut-être la cinquantième fois qu’il les consultait depuis le départ d’Alaisor et leur contenu était toujours aussi attristant.

Valentin savait que le mildiou et la peste existaient depuis aussi longtemps que l’agriculture elle-même. Il n’y avait aucune raison pour que Majipoor, bien qu’étant une planète privilégiée, fût entièrement à l’abri de telles maladies ; d’ailleurs les archives prouvaient qu’il y avait eu de nombreux précédents. La maladie, la sécheresse et les nuages d’insectes avaient gravement perturbé les récoltes pendant une douzaine de règnes ou davantage et causé de véritables catastrophes dans au moins cinq d’entre eux : ceux de Setiphon et de lord Stanidor, de Thraym et de lord Vildivar, de Struin et de lord Guadeloom, de Kanaba et de lord Sirruth, et enfin de Signor et de lord Melikand qui remontait à une époque très reculée.

Mais ce qui se passe actuellement semble beaucoup plus menaçant, songea Valentin, et pas seulement parce qu’il s’agit d’une situation présente et non de crises enfouies dans les archives. La population de Majipoor s’était considérablement développée depuis la première maladie des végétaux : vingt milliards, contre à peine le sixième du temps de Struin et seulement une poignée sous le règne de Signor. Une population aussi énorme pouvait facilement être réduite à la famine si ses ressources agricoles étaient atteintes. La structure même de la société risquait de s’effondrer. Valentin était parfaitement conscient que l’équilibre de Majipoor au cours des nombreux siècles écoulés – contrairement à la plupart des civilisations – était fondé sur les conditions de vie exceptionnellement favorables qui régnaient sur l’immense planète. Comme personne n’était jamais vraiment dans le besoin, l’ordre des choses et même les inégalités sociales étaient presque universellement acceptés. Mais si les habitants de Majipoor n’avaient plus la certitude de manger à leur faim, tout pouvait s’écrouler du jour au lendemain.

Et tous ces mauvais rêves, ces visions de chaos et ces étranges présages – des araignées flottantes survolant Alhanroel et autres choses semblables – tout cela créait chez Valentin une sensation de péril extrême.

— Y-Uulisaan est là, monseigneur, annonça Sleet.

L’expert agricole entra, l’air hésitant et mal à l’aise. Il fit gauchement le signe de la constellation exigé par l’étiquette. Valentin secoua impatiemment la tête et pria Y-Uulisaan de s’asseoir. Il indiqua du doigt la zone marquée en rouge qui longeait la vallée de Dulorn.

— Quelle est l’importance de la lusavande ?

— Elle est essentielle, monseigneur, répondit l’expert. Elle est à la base de l’assimilation d’hydrates de carbone dans tout le Nord et l’Ouest de Zimroel.

— Que pourrait-on faire en cas de pénurie grave ?

— Il serait possible de créer des aliments de remplacement en utilisant le stajja par exemple.

— Mais le stajja est également touché !

— En effet, monseigneur. Et le milaile qui satisfait les mêmes besoins nutritifs est attaqué par le charançon, comme je vous l’ai montré. Par conséquent nous pouvons prévoir une pénurie complète dans toute cette partie de Zimroel d’ici six à neuf mois.

Du bout d’un doigt, Y-Uulisaan dessina sur la carte un large cercle couvrant un territoire qui s’étendait presque de Ni-moya à l’est jusqu’à Pidruid sur la côte ouest et Velathys au sud. Combien y-a-t-il d’habitants dans cette région ? se demanda Valentin. Peut-être deux milliards et demi ? Il essaya d’imaginer deux milliards et demi de gens, ayant toujours connu l’abondance de nourriture, s’entasser, affamés, dans les villes de Til-omon, Narabal, Pidruid…

— Les greniers impériaux pourront nourrir la population pendant quelque temps, dit Valentin. En attendant, nous tâcherons de maîtriser ces maladies. Si j’ai bien compris, le charbon de la lusavande a été enrayé il y a environ un siècle.

— Grâce à des mesures draconiennes, monseigneur. Des provinces entières avaient été mises en quarantaine. Des fermes avaient été incendiées puis on avait enlevé toute la couche superficielle du sol. Cela avait coûté des millions de royaux.

— Qu’importe l’argent quand la population meurt de faim ? Nous recommencerons. Dans combien de temps estimez-vous que la situation redeviendra normale si nous agissons immédiatement dans les régions qui produisent la lusavande ?

Y-Uulisaan garda un moment le silence, frottant ses larges pommettes saillantes avec ses pouces d’un air pensif.

— Cinq ans minimum, répondit-il enfin. Plus probablement dix.

— C’est impossible !

— Le charbon se propage rapidement. Des centaines d’hectares ont sûrement été infectés depuis le début de notre conversation, monseigneur. Il faut circonscrire la maladie avant de pouvoir en venir à bout.

— La maladie du niyk se développe-t-elle aussi vite ?

— Plus vite, monseigneur. Il apparaît qu’elle est liée au dépérissement du stajja qui est habituellement cultivé avec le niyk.

Valentin regarda fixement le mur de la cabine et ne vit qu’un néant grisâtre.

— Quel que soit le coût, nous surmonterons cette épreuve, dit-il après quelques instants. Y-Uulisaan, je veux que vous élaboriez un plan pour juguler chacune de ces maladies et que vous fassiez une estimation des dépenses. Est-ce possible ?

— Oui, monseigneur.

Le Coronal s’adressa à Sleet :

— Nous allons devoir coordonner nos efforts avec ceux du Pontificat. Dis à Ermanar d’entrer immédiatement en contact avec le ministre de l’Agriculture au Labyrinthe. Demande lui s’il est au courant de ce qui se passe à Zimroel, quelles mesures il propose, etc.

— Monseigneur, je viens de parler avec Ermanar, dit Tunigorn. Il a déjà contacté le Pontificat.

— Et alors ?

— Le ministre de l’Agriculture ne sait rien. En fait le poste de ministre de l’Agriculture est actuellement vacant.

— Vacant ? Comment est-ce possible ?

— Je crois que du fait de l’invalidité du Pontife Tyeveras, de nombreux postes élevés n’ont pas été occupés ces dernières années, monseigneur, dit posément Tunigorn. Cela a entraîné une certaine lenteur des services pontificaux. Mais vous en saurez davantage à ce sujet en interrogeant Ermanar qui assure notre liaison avec le Labyrinthe. Voulez-vous que je le fasse venir ?

— Pas maintenant, répondit Valentin d’un ton morne. Il se tourna vers les cartes d’Y-Uulisaan et faisant courir son doigt sur toute la longueur de la vallée de Dulorn, il reprit :

— Apparemment les deux problèmes les plus graves sont concentrés dans cette région. Mais d’après les cartes, il existe ailleurs d’importantes zones de culture de lusavande, sur les plateaux entre Thagobar et les limites septentrionales de Piurifayne, et là, au sud de Ni-moya jusqu’aux approches de Gilhorna. C’est bien cela ?

— Oui, monseigneur, répondit Y-Uulisaan.

— Par conséquent, nous devons en priorité préserver ces régions du charbon de la lusavande.

Il leva les yeux et regarda tour à tour Sleet, Tunigorn et Deliamber.

— Prévenez tout de suite les ducs des provinces concernées que tout trafic doit immédiatement cesser entre les zones contaminées par le charbon et celles où la lusavande est saine : fermeture totale des frontières. Si cela ne leur plaît pas, qu’ils envoient une délégation se plaindre auprès d’Elidath au Mont. Et informez Elidath de la situation. Le règlement des dettes commerciales peut passer par les voies pontificales. Je crois qu’il vaudrait mieux avertir Hornkast qu’il va recevoir quantité de doléances. Ensuite : les zones de culture du stajja…

Pendant près d’une heure le Coronal donna une foule de directives jusqu’à ce que tous les aspects urgents de la crise paraissent traités. Il se tournait souvent vers Y-Uulisaan pour lui demander conseil et l’expert agricole faisait toujours des propositions utiles. Cet homme a quelque chose d’étrangement antipathique, se dit Valentin. Il est froid et distant, mais il connaît l’agriculture de Zimroel dans les moindres détails et c’est une chance extraordinaire qu’il se soit trouvé à Alaisor juste à temps pour s’embarquer vers Zimroel avec la flotte royale.

Quand la réunion fut terminée, Valentin éprouva un étrange sentiment de futilité. Il avait donné des dizaines d’ordres, envoyé des messages aux quatre coins de la planète, pris des mesures fermes et décisives pour limiter et enrayer ces maladies. Et pourtant, pourtant – il n’était qu’un mortel, dans une petite cabine à bord d’un minuscule bateau ballotté au milieu d’une mer immense qui n’était elle-même qu’une flaque d’eau dans un monde gigantesque. Au même instant, d’invisibles organismes détruisaient des milliers d’hectares de terre arable ; que pouvaient tous ses ordres contre l’inexorable marche de ces forces dévastatrices ? Il se sentit alors sombrer dans un désespoir qui ne correspondait pas du tout à sa vraie nature. Je suis peut-être contaminé moi aussi, songea Valentin. C’est peut-être la maladie qui m’enlève l’espoir, la joie et l’entrain, et me condamne à vivre dans l’angoisse jusqu’à la fin de mes jours.

Il ferma les yeux. Une fois de plus il retrouva l’image de son rêve du Labyrinthe, cette image qui le hantait continuellement : de grandes crevasses se formaient dans les solides fondations du monde, d’énormes blocs de terre se dressaient à angle droit pour se fracasser contre leurs voisins, et au milieu de tout cela, Valentin s’efforçait désespérément de sauver le monde. Mais en vain, en vain…

Y-a-t-il une malédiction qui pèse sur moi ? se demanda-t-il. Pourquoi ai-je été choisi parmi les centaines de Coronals qui se sont succédé pour présider à la destruction de notre univers ?

Il sonda son âme et n’y trouva aucun péché susceptible d’attirer sur lui et sur Majipoor la vengeance du Divin. Il n’avait pas convoité le trône. Il n’avait pas prémédité de destituer son frère. Il n’avait pas fait un usage abusif de ce pouvoir qu’il n’aurait jamais cru obtenir. Il n’avait pas… Il n’avait pas…

Valentin secoua rageusement la tête. C’était de la bêtise et du gaspillage intellectuel. Les difficultés que rencontraient les fermiers étaient une coïncidence et il avait fait quelques mauvais rêves ; il était absurde d’exagérer le danger et d’y voir une terrible catastrophe planétaire. Tout s’arrangerait avec le temps. Les maladies seraient jugulées. Certes son règne entrerait dans la postérité pour ses bouleversements insolites, mais aussi pour l’harmonie, l’équilibre, le bonheur. Tu es un excellent roi, se dit-il. Tu es un brave homme. Tu n’as aucune raison de douter de toi.

Le Coronal se leva, quitta sa cabine et sortit sur le pont. C’était la fin de l’après-midi. L’énorme soleil bronze s’inclinait au couchant et une des lunes commençait à se lever au nord. Le ciel était strié de couleurs : auburn, turquoise, violet, ambre, or. De gros nuages couvraient l’horizon. Valentin resta un moment seul près de la rambarde, aspirant profondément l’air salé. Tout s’arrangera avec le temps, se répéta Valentin. Mais, petit à petit, il se sentait de nouveau saisi par l’inquiétude et le désarroi. Il ne pouvait apparemment pas échapper longtemps à cette humeur. Jamais de sa vie il n’avait été aussi souvent sombre et désespéré. Il ne reconnaissait pas le Valentin qu’il était devenu, cet homme maladif, continuellement prêt à verser dans la mélancolie. Il se sentait étranger à lui-même.

— Valentin ?

C’était Carabella. Il s’obligea à chasser ses appréhensions, lui sourit et lui tendit la main.

— Quel beau coucher de soleil, dit-elle.

— Magnifique. Un des plus beaux de l’histoire. Même si l’on dit qu’il y a eu encore mieux pendant le règne de lord Confalume, le quatorzième jour de…

— C’est le plus beau, Valentin, parce que c’est celui de ce soir et qu’il est à nous.

Elle glissa son bras sous celui de Valentin et resta près de lui en silence. Il avait du mal à comprendre pourquoi il avait été aussi profondément déprimé si peu de temps auparavant. Tout irait bien. Tout irait bien.

— Est-ce un dragon de mer que l’on voit là-bas ? demanda Carabella.

— Les dragons de mer n’entrent jamais dans ces eaux, ma chérie.

— Je dois avoir des hallucinations. Pourtant cela y ressemble beaucoup. Tu ne le vois pas ?

— Où suis-je censé regarder ?

— Là. Tu vois là-bas, où une traînée de couleur violet et or se reflète sur l’océan ? Maintenant regarde juste à gauche. Là. Là.

Valentin plissa les yeux et scruta les flots. D’abord, il ne vit rien. Puis il pensa qu’il s’agissait peut-être d’un gros morceau de bois flottant sur les vagues. C’est alors qu’un dernier rayon de soleil perça les nuages, éclairant la mer, et il l’aperçut nettement : un dragon de mer, oui, sans aucun doute un dragon nageant lentement vers le nord, seul.

Il frissonna et serra les bras sur sa poitrine. Il savait que les dragons de mer ne se déplaçaient qu’en troupes et faisaient le tour de la planète en suivant un itinéraire immuable, ils avançaient d’ouest en est au large de la pointe de Zimroel, remontaient la côte de Gilhorna jusqu’à Piliplok, puis bifurquaient à l’est sous l’île du Sommeil et longeaient la côte méridionale torride d’Alhanroel jusqu’à ce qu’ils atteignent les immensités inexplorées de la Grande Mer. Pourtant ce dragon-là se dirigeait tout seul vers le nord. Et Valentin vit l’immense animal soulever ses énormes ailes noires et battre l’eau avec lenteur et détermination, slap et slap, slap et slap, comme s’il voulait tenter l’impossible : s’arracher à la mer et prendre son essor comme quelque gigantesque oiseau vers les brumeuses immensités polaires.

— Comme c’est étrange, murmura Carabella. As-tu jamais vu un dragon de mer faire cela ?

— Jamais, répondit Valentin en frissonnant. Jamais. Les présages se succèdent, Carabella. Que veut-on me faire comprendre avec tout cela ?

— Viens. Rentrons et buvons un verre de vin chaud.

— Non. Pas encore.

Il restait là, comme enchaîné au pont, s’efforçant de distinguer la silhouette sombre dans l’obscurité qui gagnait la mer. Les immenses ailes continuèrent à battre l’eau jusqu’à ce que le dragon les replie. Il redressa son long cou, rejeta en arrière sa lourde tête triangulaire et laissa échapper un cri lugubre qui résonna comme une corne de brume dans le crépuscule. Puis l’animal plongea et Valentin le perdit de vue.

4

Chaque fois qu’il pleuvait, et à cette époque de l’année il pleuvait sans arrêt dans le Val de Prestimion, les émanations irritantes des céréales brûlées s’élevaient des champs et imprégnaient tout. Quand Aximann Threysz entra d’un pas traînant dans la salle de réunion située au cœur de la ville, guidée par sa fille Heynok qui la tenait par le coude, elle les percevait encore, bien que la plus proche des plantations incendiées fût distante de plusieurs kilomètres.

Il n’y avait pas moyen d’y échapper. Elles couvraient la terre comme une inondation. L’odeur âcre pénétrait par les portes et les fenêtres, se répandait dans les caves où le vin était conservé et infectait le contenu des bouteilles cachetées. Elle imprégnait la viande servie à table, ainsi que les vêtements et la lessive n’en venait pas à bout. Elle s’infiltrait par les pores de la peau et corrompait les chairs. Aximaan Threysz en arrivait à croire qu’elle n’épargnait pas même les âmes. Quand le moment viendrait pour elle de retourner à la Source, si elle était jamais autorisée à quitter cette vie interminable, Aximaan Threysz était certaine que les gardiens du pont l’arrêteraient et la renverraient froidement en lui disant d’un air dédaigneux : « Nous ne voulons pas d’émanations pestilentielles ici, vieille femme. Reprends ton corps et va-t’en ».

— Veux-tu t’asseoir ici, maman ? demanda Heyrok.

— Cela m’est égal. N’importe où.

— Ce sont de bonnes places. Tu entendras bien.

Il y eut un peu d’agitation dans la rangée quand les gens bougèrent pour lui faire de la place. Tout le monde la traitait maintenant comme une vieille gâteuse. Bien sûr elle était âgée, monstrueusement âgée, survivante de l’époque d’Ossier, si âgée qu’elle se souvenait du temps où lord Tyeveras était jeune, mais cela n’avait rien de nouveau, alors pourquoi étaient-ils tout à coup si condescendants envers elle ? Elle n’avait pas besoin d’un traitement particulier. Elle était encore capable de marcher ; sa vue était assez bonne ; elle pouvait encore aller dans les champs au moment de la récolte et ramasser les cosses, et ramasser, aller, dans les champs, et, ramasser…

Aximaan Threysz s’avança en titubant légèrement et s’assit. Elle entendit des murmures d’accueil auxquels elle répondit vaguement, car elle avait du mal à mettre un nom sur les visages. Les habitants du Val lui parlaient maintenant sur un ton compatissant, comme s’il y avait eu un mort dans sa famille. C’était vrai, d’une certaine façon. Mais ce n’était pas la mort qu’elle attendait, celle qu’on lui refusait, la sienne.

Ce jour ne viendrait peut-être jamais. Elle avait l’impression d’être condamnée á vivre éternellement dans ce monde en proie à la ruine et au désespoir et à respirer continuellement cette odeur âcre. Elle restait tranquillement assise, le regard perdu dans le vague.

— Je le trouve très courageux, dit Heynok.

— Qui ?

— Sempeturn. L’homme qui va parler ce soir. Ils ont essayé de l’en empêcher à Mazadone, en l’accusant de prêcher la trahison. Mais il a quand même parlé et maintenant il parcourt toutes les régions agricoles pour nous expliquer pourquoi les cultures ont été détruites. Toute la population du Val est là ce soir. C’est un événement très important.

— Un événement très important, oui, dit Aximaan Threysz en hochant la tête. Oui. Un événement très important.

Elle ressentait un certain malaise à être entourée de tant de monde. Cela faisait des mois qu’elle n’était pas venue en ville. Elle ne quittait plus que rarement sa maison et passait presque toutes ses journées assise dans sa chambre, le dos à la fenêtre, sans jamais jeter un regard vers la plantation. Mais ce soir, Heynok avait insisté en lui répétant que c’était un événement très important.

— Regarde, maman ! Le voilà !

Aximaan Threysz distingua confusément la présence d’un être humain sur l’estrade : un petit homme rougeaud dont l’affreuse chevelure épaisse et brune ressemblait à la fourrure d’un animal. Qu’il est étrange que j’en sois arrivée ces derniers mois à détester la vue des humains, de leur corps flasque, de leur peau moite et blafarde, de leurs cheveux hideux, de leurs yeux larmoyants. Sempeturn agita les bras dans tous les sens et prit la parole d’une vilaine voix âpre.

— Habitants du Val de Prestimion – je suis de tout cœur avec vous dans l’épreuve que vous subissez – dans cette période néfaste, ce malheur inattendu – cette tragédie, cette désolation…

C’est donc cela l’événement important, songea Aximaan Threysz. Ce bruit, ces lamentations. C’était important, sans aucun doute. Au bout d’un moment elle avait perdu le fil de ce qu’il disait, mais c’était manifestement important, car les mots qui lui parvenaient de l’estrade avaient des résonances graves : « Ruine… destin… punition… péché… innocence… honte… tromperie… » Des mots lourds de sens mais qui flottaient devant elle comme de petits animaux aux ailes transparentes.

Pour Aximaan Threysz, le dernier événement notable avait déjà eu lieu et elle n’en connaîtrait pas d’autres de son vivant. Après la découverte du charbon de la lusavande, ses champs avaient été brûlés les premiers. L’agent agronome Yerewain Noor, l’air profondément désolé et présentant d’interminables excuses, avait placardé un avis d’enrôlement de la population sur la porte de la salle de réunion municipale où était maintenant assise Aximaan Threysz : et un Steldi matin, tous les travailleurs valides du Val de Prestimion étaient venus incendier sa plantation. Ils avaient précautionneusement répandu le combustible sur tout le périmètre des champs puis l’avaient versé au milieu en formant de longues croix, avant d’y jeter des brandons.

Puis était venu le tour de l’exploitation de Mikhyain et de Sobor Simithot, de Palver et de Nitikkimal…

Il ne restait plus rien du Val, noir et calciné, de la lusavande ni du riz. Il n’y aurait pas de moisson la saison prochaine. Les silos resteraient vides, les bascules rouilleraient, le soleil d’été dispenserait sa chaleur à un univers de cendres. Cela ressemble beaucoup à un message du Roi des Rêves, songea Aximaan Threysz. On s’enfonce dans ses deux mois de repos hivernal et l’esprit est assailli de terrifiantes visions de destruction de tout ce qu’on a peiné pour créer. Pendant son sommeil, on sent peser sur son âme tout le poids de l’esprit du Roi qui vous écrase, vous accable et vous dit : « C’est ton châtiment, tu es coupable d’avoir mal agi. »

— Comment savons-nous, dit l’orateur sur l’estrade, que l’homme que nous appelons lord Valentin est bien le Coronal oint du Divin ? Comment pouvons-nous en être sûrs ?

Aximaan Threysz se pencha brusquement en avant, l’attention en éveil.

— Je vous demande de considérer les faits. Nous connaissions tous le Coronal lord Voriax qui était un homme au teint basané, n’est-ce pas ? Il a gouverné pendant huit ans, il était sage et nous l’aimions, n’est-ce pas ? Mais le Divin, dont les desseins sont impénétrables, nous l’a enlevé trop tôt et le Mont nous a fait savoir que son successeur serait son frère Valentin, dont la peau était également brune. Cela, nous le savons. Il a fait le Grand Périple – il n’est pas venu dans cette province, mais on l’a vu à Piliplok, à Ni-moya, à Narabal, à Til-omon et à Pidruid ; il était brun, avec des yeux noirs étincelants et une barbe noire, et il était sans aucun doute le frère de son frère, et notre Coronal légitime. Mais ensuite qu’apprenons-nous ? Un homme à la chevelure blonde et aux yeux bleus est arrivé et a dit au peuple d’Alhanroel, je suis le vrai Coronal, j’ai été dépossédé de mon corps par magie et l’homme brun est un imposteur. Alors le peuple d’Alhanroel a fait le signe de la constellation, s’est incliné devant lui et l’a acclamé. Et lorsqu’à Zimroel on nous a dit que celui que nous pensions être le Coronal ne l’était pas, nous l’avons cru aussi et nous avons accepté son histoire de magie. Pendant huit ans, il a résidé au Château et dirigé le gouvernement. N’est-il pas vrai que nous avons accepté le lord Valentin blond à la place du brun ?

— Mais c’est de la trahison pure et simple, s’écria le planteur Nitikkimal, assis près d’Aximaan Threysz. Sa propre mère, la Dame, l’a reconnu !

L’homme juché sur l’estrade parcourut l’assistance du regard.

— Oui, il a été reconnu par la Dame, et aussi par le Pontife et les dignitaires du Mont du Château. Je ne le nie pas. D’ailleurs qui suis-je pour affirmer qu’ils ont tort ? Ils se prosternent devant le monarque blond. Ils l’acceptent. Vous l’acceptez. Mais qu’en pense le Divin, mes amis ? Regardez autour de vous ! Aujourd’hui j’ai parcouru le Val de Prestimion. Où sont les cultures ? Pourquoi les champs ne sont-ils pas en pleine maturation ? J’ai vu des cendres !

» J’ai vu la mort ! Croyez-moi, le mildiou attaque votre région, il progresse chaque jour dans la vallée, plus vite que vous ne pouvez brûler vos champs et purger le sol des spores mortels. Il n’y aura pas de lusavande la saison prochaine. Il y aura des ventres creux à Zimroel. Qui parmi vous se souvient de la famine ? Il y a dans l’assistance une femme qui a connu de nombreux règnes et acquis beaucoup de sagesse, mais a-t-elle jamais vécu une telle épreuve ? Je m’adresse à vous, Aximaan Threysz, qui êtes respectée dans toute la province – vos champs ont été incendiés, vos moissons détruites, vos dernières belles années sont gâchées…

— Il parle de toi, maman, chuchota soudain Heynok. Aximaan Threysz secoua la tête sans comprendre. Le torrent de paroles l’avait embrouillée.

— Pourquoi sommes-nous ici ? Que dit-il ?

— Qu’en pensez-vous Aximaan Threysz ? Le Divin a-t-il retiré sa bénédiction au Val de Prestimion ? Vous savez bien que oui ! Mais ce n’est pas votre faute, ni celle d’aucun de vous ! Je vous assure que c’est la colère du Divin qui se déchaîne équitablement sur la planète, privant le Val de Prestimion de lusavande, Ni-moya de milaile, Falkynkip de stajja ; quelle sera la prochaine culture endommagée, quel fléau subirons-nous ? Et tout cela à cause d’un faux Coronal…

— Trahison ! Trahison !

— Je vous dis que c’est un faux Coronal qui trône au sommet du Mont et nous gouverne – un usurpateur aux cheveux dorés qui…

— A-t-on de nouveau usurpé le trône ? murmura Aximaan Threysz. Il y a tout juste un an que nous avons appris que quelqu’un s’était indûment approprié le pouvoir…

— Qu’il nous prouve qu’il est l’élu du Divin ! reprit Sempeturn. Qu’il vienne ici lors de son Grand Périple, qu’il se présente à nous et montre qu’il est le vrai Coronal ! Je crois qu’il ne le fera pas, qu’il ne peut pas le faire. Tant que nous tolérerons qu’il siège au Château, le courroux du Divin s’abattra sur nous, de plus en plus implacable, jusqu’à ce que…

— Trahison !

— Laissez-le parler !

— Ça va, maman ? demanda Heynok en effleurant le bras d’Aximaan Threysz.

— Pourquoi sont-ils aussi furieux ? Que crient-ils ?

— Je devrais peut-être te ramener à la maison, maman.

— À bas l’usurpateur !

— Appelez les gardes, arrêtez cet homme pour trahison ! Aximaan Threysz regarda autour d’elle d’un air perplexe. Tout le monde s’était levé et vociférait. Quel vacarme ! Quel tumulte ! Et quelle était cette étrange odeur – une odeur de brûlé qui lui piquait les narines ? Pourquoi hurlaient-ils comme cela ?

— Maman ?

— Nous allons commencer dès demain les semailles pour la prochaine moisson, n’est-ce pas ? Nous devrions rentrer chez nous maintenant, tu ne crois pas, Heynok ?

— Oh, maman, maman…

— La prochaine moisson…

— Oui, fit Heynok. Nous commencerons demain matin. Il faut rentrer maintenant.

— À bas tous les usurpateurs ! Vive le vrai Coronal !

— Vive le vrai Coronal ! s’écria brusquement Aximaan Threysz en se levant.

Elle avait les yeux brillants et sa langue s’agitait furieusement. Elle se sentait jeune de nouveau, pleine de vie et d’entrain. Demain à l’aube, partir dans les champs pour répandre les graines et les recouvrir avec amour, réciter les prières et… Non. Non. Non.

Ses idées se clarifiaient. Tout lui revint en mémoire. Les champs étaient calcinés. L’agent agronome avait dit qu’ils devaient rester en friche encore trois ans, le temps que le sol soit purgé des spores du charbon. L’étrange odeur provenait des tiges et des feuilles brûlées. Le feu avait fait rage pendant des jours. La pluie avait fait remonter l’odeur dans l’air. Il n’y aurait pas de moisson cette année, ni la suivante ni celle d’après.

— Imbéciles, dit-elle.

— De qui parles-tu, maman ?

— De tous ceux-là, dit Aximaan Threysz en décrivant un large signe de la main. Ils huent le Coronal et croient à la vengeance du Divin. Penses-tu qu’il veuille nous châtier aussi durement ? Nous mourrons tous de faim, Heynok, parce que le charbon a détruit la moisson et peu importe qui est Coronal. Cela n’y changera rien. Ramène-moi à la maison.

— À bas l’usurpateur ! cria de nouveau l’assistance et la clameur résonna à ses oreilles comme un glas tandis qu’elle quittait la salle.

5

— Les ordres sont écrits de la main de Valentin et portent son sceau, ils sont indubitablement authentiques, dit Elidath en jetant un regard circonspect aux princes et aux ducs réunis dans la salle du conseil. Le garçon doit être élevé au principat dès que le moment opportun sera venu.

— Et vous pensez qu’il l’est ? demanda froidement Divvis.

— Oui, répondit le Haut Conseiller en affrontant calmement le regard furieux de Divvis.

— Qu’est-ce qui vous permet d’en juger ainsi ?

— Ses instructeurs m’ont fait savoir qu’il avait parfaitement assimilé tout ce qu’ils lui ont enseigné.

— Cela signifie qu’il peut énumérer dans l’ordre tous les Coronals de Stiamot à Malibor ! Et alors, qu’est-ce que cela prouve ?

— L’enseignement ne se résume pas à la liste des rois, Divvis, j’espère que vous ne l’avez pas oublié. Il a reçu une formation complète et il a tout assimilé. Les Synodiques et les Décrétâtes, la Balance des Comptes, le Code des Provinces et tout le reste : j’espère que vous vous rappelez tout cela. Il a passé avec succès tous les examens. Il a l’intelligence et la sagesse. Et il a aussi fait preuve de courage. Il a tué le malorn dans la plaine des ghazans. Le saviez-vous, Divvis ? Il ne s’est pas contenté de lui échapper, il l’a tué. Ce garçon est extraordinaire.

— Je crois que c’est le mot qui convient, dit le duc Elzandir de Chorg. J’ai chassé avec lui dans les forêts au-dessus de Ghiseldorn. Il se déplace rapidement et avec une grâce naturelle. Il a l’esprit vif. Il connaît ses lacunes et se donne du mal pour les combler. Il mérite d’être anobli sur-le-champ.

— C’est de la folie ! s’écria Divvis en frappant plusieurs fois avec colère la table de la Salle du Conseil du plat de la main. De la folie furieuse !

— Du calme, du calme, dit Mirigant. Il est inconvenant de pousser de tels cris, Divvis.

— Il est trop jeune pour devenir prince !

— Et n’oublions pas qu’il est de basse extraction, ajouta le duc de Halanx.

— Quel âge a-t-il, Elidath ? demanda posément Stasilaine.

— Vingt ans, répondit le Haut Conseiller en haussant les épaules. Peut-être vingt et un. Il est jeune, je vous raccorde. Mais ce n’est plus un enfant.

— Vous l’avez appelé le « garçon » tout à l’heure, fit remarquer le duc de Halanx.

— C’était une façon de parler, rien de plus, dit Elidath en levant les paumes au ciel. Je reconnais qu’il fait jeune. Mais c’est seulement parce qu’il est petit et mince. Il a peut-être un physique d’enfant, mais ce n’est pas un garçon.

— Ce n’est pas encore un homme non plus, observa le prince Manganot de Banglecode.

— Selon quelle définition ? demanda Stasilaine.

— Regardez autour de vous, dit le prince Manganot. Vous avez sous les yeux des hommes dans la force de l’âge. Vous, Stasilaine ; tout le monde peut voir votre force. Marchez comme un étranger dans les rues de n’importe quelle ville, Stee, Normork, Bibiroon, promenez-vous simplement dans les rues et automatiquement les gens vous témoigneront du respect, sans connaître votre rang ni votre nom. La même chose pour Elidath, Divvis, Mirigant. Mon frère de Dundilmir qui est de sang royal. Nous sommes des hommes. Pas lui !

— Nous sommes des princes, dit Stasilaine, et cela depuis de nombreuses années. À la longue un certain maintien nous est venu, nous avons conscience de notre condition. Mais étions-nous ainsi il y a vingt ans ?

— Je le crois, dit Manganot. Mirigant éclata de rire.

— Je me rappelle certains d’entre vous à l’âge d’Hissune. Bruyants et vantards, vous l’étiez assurément, et si cela fait de vous un homme, alors vous l’étiez sûrement. Mais sinon… Je crois que c’est un cercle vicieux ; notre maintien princier vient de la conscience que nous avons d’être des princes et nous le revêtons comme un manteau. Regardez-nous en costume d’apparat, puis donnez-nous des habits de fermiers et laissez-nous dans quelque port de Zimroel. Qui s’inclinera devant nous ? Qui nous marquera du respect ?

— Il n’a pas les manières d’un prince et ne les aura jamais, dit Divvis d’un air maussade. C’est un va-nu-pieds issu du Labyrinthe et rien d’autre.

— Je maintiens que nous ne pouvons pas élever à notre rang un tel gringalet, fit le prince Manganot de Banglecode.

— On dit que Prestimion était de petite taille, fit remarquer le duc de Chorg. Je crois pourtant que son règne passe généralement pour avoir été une réussite.

Le vénérable Cantalis, neveu de Tyeveras, leva brusquement les yeux après une heure de silence.

— Vous le comparez à Prestimion, Elzandir ? demanda-t-il l’air stupéfait. Que sommes-nous exactement en train de faire ? Titrer un prince ou choisir un Coronal ?

— N’oublions pas que tout prince est un Coronal en puissance, dit Divvis.

— Et il ne fait aucun doute que le choix du prochain Coronal ne saurait tarder, dit le duc de Halanx. Il est absolument scandaleux que Valentin ait laissé le vieux Pontife vivre aussi longtemps, mais tôt ou tard…

— C’est tout à fait hors du sujet, répliqua sèchement Elidath.

— Je ne le pense pas, dit Manganot. Si nous lui conférons le titre de prince, rien n’empêchera Valentin de le placer finalement sur le Trône de Confalume.

— Ces suppositions sont absurdes, dit Mirigant.

— Vraiment, Mirigant ? Valentin n’a-t-il pas déjà fait preuve d’absurdité ? Épouser une jongleuse, nommer à l’un des ministères clé un sorcier Vroon, s’entourer d’une bande hétéroclite de vagabonds comme d’une cour dans la cour, tandis que nous sommes rejetés…

— Sois prudent, Manganot, dit Stasilaine. Il y en a parmi nous qui aiment lord Valentin.

— Tout le monde l’aime ici, riposta Manganot. Vous savez peut-être, et Mirigant pourra certainement le confirmer, qu’après la mort de Voriax j’ai été l’un des plus farouches partisans de l’accession au trône de Valentin. Je ne l’aime pas moins que quiconque. Mais nous ne devons pas lui vouer une affection aveugle. Il est capable de folie, comme nous tous. Et j’affirme que c’est de la folie de tirer un garçon de vingt ans des ruelles mal famées du Labyrinthe pour en faire un prince du royaume.

— Quel âge aviez-vous, Manganot, quand vous avez été fait prince ? demanda Stasilaine. Seize ans ? Dix-huit ans ? Et vous, Divvis ? Dix-sept ans, je crois ? Et vous, Elidath ?

— Notre cas est différent, dit Divvis. Nous sommes de haute naissance. Je suis le fils d’un Coronal. Manganot appartient à l’illustre famille de Banglecode. Elidath…

— Il n’en demeure pas moins que nous occupions déjà ce rang quand nous étions beaucoup plus jeunes qu’Hissune. Valentin aussi. C’est une question d’aptitude, pas d’âge. Et Elidath nous certifie qu’il a toutes les qualités requises.

— Avons-nous déjà eu un exemple de roturier élevé au principat ? demanda le duc de Halanx. Réfléchissez, je vous en prie : quel est ce nouveau prince choisi par Valentin ? Un gamin des rues du Labyrinthe, un mendiant, un voleur à la tire, qui sait ?…

— Vous ne pouvez en être certain, dit Stasilaine. C’est de la calomnie.

— N’était-il pas mendiant la première fois que Valentin l’a rencontré dans le Labyrinthe ?

— Ce n’était qu’un enfant, répliqua Elzandir. En fait, il se proposait comme guide et vous en donnait pour votre argent bien qu’il n’eût que dix ans. Mais tout cela est hors de propos. Nous n’avons pas à nous soucier de ce qu’il était ? L’important c’est ce qu’il est et ce qu’il va devenir. Le Coronal nous a demandé de le faire prince quand Elidath jugera le moment opportun. Or il nous annonce que ce moment est venu. Ce débat ne rime donc à rien.

— Non, dit Divvis, Valentin n’est pas un monarque absolu. Il a besoin de notre consentement.

— Vous opposeriez-vous à la volonté du Coronal ? demanda le duc de Chorg.

— Oui, si ma conscience me le dictait, je le ferais, répondit Divvis après une pause. Valentin n’est pas infaillible. Il m’arrive parfois d’être en profond désaccord avec lui et c’est le cas.

— Depuis qu’il a changé de corps, dit le prince Manganot de Banglecode, j’ai également remarqué un changement dans sa personnalité, une inclination pour le romantisme, le fantastique, qui était peut-être présente en lui avant l’usurpation, mais qui ne s’était jamais manifestée clairement alors qu’aujourd’hui elle apparaît dans une foule de…

— Assez ! cria Elidath, exaspéré. On nous a demandé de débattre cet anoblissement, nous l’avons fait ; je déclare maintenant la discussion close. Le Coronal nous propose d’élever le chevalier-initié Hissune, fils d’Elsinome, à la dignité de prince avec tous les privilèges dus à ce rang. En ma qualité de Haut Conseiller et de Régent, je vous soumets cette élévation en y apportant ma voix. S’il n’y a pas d’opposition, je propose qu’on déclare Hissune anobli par acclamation.

— Opposition, dit Divvis.

— Opposition, dit le prince Manganot de Banglecode.

— Opposition, dit le duc de Halanx.

— Y en a-t-il d’autres parmi vous qui souhaitent s’opposer à la volonté du Coronal ? demanda lentement Elidath.

— Je suis indigné par la menace implicite contenue dans ces paroles, Elidath, déclara le prince Nimian de Dundilmir qui n’était pas encore intervenu.

— J’en prends bonne note, bien que je n’aie pas eu l’intention de menacer quiconque. Que votez-vous, Nimian ?

— Opposition.

— Nous avons donc quatre oppositions, ce qui est loin de la majorité des voix. Stasilaine, voudriez-vous prier le prince Hissune de venir ?

Il parcourut la salle du regard.

— Si quelqu’un ayant voté contre souhaite revenir sur sa décision, c’est le moment, ajouta-t-il.

— Je maintiens mon vote, déclara aussitôt le duc de Halanx.

— Moi aussi, fit le prince de Banglecode, imité par Nimian du Dundilmir.

— Que dit le fils de lord Voriax ? demanda Elidath.

— Je retire mon opposition, répondit Divvis en souriant. Maintenant que la chose est faite, je suis d’accord.

À ces mots, Manganot se leva à demi de son siège, béant d’étonnement, les pommettes rouges. Il commença à parler, mais Divvis l’interrompit d’un geste de la main et d’un regard sévère. Manganot se rassit, les sourcils froncés, secouant la tête d’un air abasourdi. Le duc de Halanx chuchota quelque chose au prince Nimian qui haussa les épaules sans lui répondre.

Stasilaine revint, accompagné d’Hissune vêtu d’une simple robe blanche avec une marque dorée sur l’épaule gauche. À part son visage légèrement rouge et ses yeux anormalement brillants, il était calme et maître de lui.

— Par proposition du Coronal lord Valentin et par acclamation de ce noble conseil, nous vous faisons prince de Majipoor, avec tous les privilèges attachés à ce rang, déclara Elidath.

Hissune inclina la tête.

— Je suis ému au-delà des mots, mes seigneurs, dit-il. C’est à peine si je puis vous exprimer ma reconnaissance pour l’honneur inimaginable que vous m’accordez.

Puis il leva les yeux et son regard fit le tour de la salle, s’attardant un instant sur Nimian, sur Manganot et sur le duc de Halanx, puis demeurant fixé sur Divvis qui le considérait avec froideur, en souriant légèrement.

6

Le dragon de mer solitaire qui battait si curieusement l’eau de ses ailes à l’aurore était un signe avant-coureur de phénomènes plus étranges encore. Pendant la troisième semaine de traversée entre Alaisor et l’Ile du Sommeil, une troupe entière de ces immenses animaux apparut brusquement à tribord du Lady Thiin.

Son pilote, Pandelume, une Skandar à l’épaisse fourrure d’un bleu soutenu qui gagnait autrefois sa vie en chassant les dragons de mer, fut la première à les apercevoir, peu après l’aube, tandis qu’elle faisait le point sur le pont supérieur. Elle alla avertir Asenhart, le Grand Amiral, qui s’entretint avec Autifon Deliamber, lequel prit sur lui de réveiller le Coronal.

Valentin se hâta de monter sur le pont. Le soleil s’était levé au-dessus d’Alhanroel et projetait de longues ombres sur les flots. Le pilote lui tendit sa longue-vue qu’il approcha de son œil et elle la régla sur les formes lointaines qui avançaient sur la mer.

Valentin, regardant fixement dans la lunette, ne vit d’abord que le mouvement de la houle puis il déplaça légèrement la tête vers le nord et régla l’instrument pour avoir les dragons de mer dans le champ : les silhouettes sombres et bombées grouillaient sur l’eau, avançant en ordre serré, nageant avec une étrange détermination. De temps à autre, un long cou se dressait au-dessus de la surface ou d’immenses ailes se déployaient en éventail et s’étalaient sur la crête des flots.

— Il doit y en avoir une centaine, cria Valentin, stupéfait.

— Beaucoup plus, monseigneur, dit Pandelume. Je n’ai jamais rencontré une troupe aussi importante quand je les chassais. Voyez-vous les rois ? Il y en a au moins cinq et une demi-douzaine d’autres presque aussi larges. Et des douzaines de femelles, et des jeunes, trop nombreux pour qu’on les compte…

— Je les vois, dit Valentin.

Il y avait au milieu de la troupe une petite phalange composée d’animaux d’une taille gigantesque presque immergés, mais dont l’épine dorsale fendait la mer.

— Il y en a six gros, reprit Valentin. Des monstres… encore plus gros que celui qui a fait sombrer le Brangalyn quand j’étais à bord. Et dans ces eaux-là ! Que viennent-ils faire par ici ? Asenhart, avez-vous déjà entendu parler de troupes de dragons de mer remontant de ce côté de l’Ile ?

— Jamais, monseigneur, répondit le Hjort d’un air sombre. Je navigue depuis trente ans entre Numinor et Alaisor et jamais au grand jamais je n’ai vu un seul dragon. Et voilà maintenant une troupe entière…

— La Dame soit louée, ils s’éloignent de nous, dit Sleet.

— Mais que font-ils ici ? demanda Valentin.

Nul ne connaissait la réponse. Il paraissait insensé que la migration des dragons de mer à travers les parties inhabitées de Majipoor subisse si brusquement un changement radical, alors que pendant des milliers d’années, les troupes d’animaux marins avaient suivi le même itinéraire avec une constance extraordinaire. Lors de son interminable révolution autour de la planète, chaque troupe parcourait ainsi imperturbablement le même trajet, pour son plus grand malheur, car les pêcheurs de dragon, venus de Piliplok, sachant où les trouver, partaient chaque année à leur rencontre et en faisaient un horrible massacre. La chair du dragon, son huile, son lait, ses os et beaucoup d’autres produits tirés de l’animal, se vendaient avec un gros bénéfice sur les marchés de toute la planète. Pourtant les dragons voyageaient comme ils l’avaient toujours fait. Les variations de vent, de courant et de température les incitaient peut-être parfois à dévier de quelques centaines de kilomètres au nord ou au sud de leur route habituelle, probablement parce que les animaux marins dont ils se nourrissaient s’étaient déplacés, mais on n’avait jamais rien vu de tel : une troupe entière de dragons remontant la côte orientale de l’Ile du Sommeil et se dirigeant apparemment vers les régions polaires au lieu de passer au sud de l’Ile et de longer la côte d’Alhanroel pour pénétrer dans les eaux de la Grande Mer.

Et ce ne fut pas tout. Cinq jours après, ils aperçurent une autre troupe plus petite ne comprenant pas plus de trente individus et sans dragon géant, qui passait à deux ou trois kilomètres de la flotte. Un peu trop près au goût de l’amiral Asenhart, car les navires qui transportaient le Coronal et sa suite sur l’Ile étaient dépourvus d’armement et les dragons de mer étaient des animaux au caractère instable dotés d’une formidable puissance et enclins à anéantir tout vaisseau ayant le malheur de passer à leur portée au mauvais moment.

Il restait six semaines de traversée. Le temps allait paraître long au milieu d’une mer infestée de dragons.

— Nous devrions peut-être rebrousser chemin et reporter cette traversée à une autre saison, suggéra Tunigorn qui n’avait jamais été en mer auparavant et à qui l’expérience n’avait pas beaucoup plu, même avant la rencontre des dragons.

Sleet aussi paraissait très inquiet et Asenhart avait l’air préoccupé. Carabella passait beaucoup de temps à scruter la mer avec morosité, comme si elle s’attendait à ce qu’un dragon émerge de sous la coque du Lody Thiin. Mais Valentin ne voulait pas en entendre parler bien qu’il eût pâti en personne de la violence d’un dragon de mer, puisque non seulement son navire avait été coulé, mais qu’il avait lui-même été précipité au fond de l’estomac de l’animal lors de la plus bizarre aventure de ses années d’exil. Il affirma qu’il était essentiel de continuer. Il devait s’entretenir avec la Dame et inspecter le continent de Zimroel dévasté. En rentrant à Alhanroel, il aurait l’impression de fuir ses responsabilités Quelle raison y avait-il de penser que ces dragons de mer égarés avaient l’intention de s’attaquer à la flotte ? Ils semblaient avancer à grande vitesse et avec résolution sur leur mystérieux itinéraire et ne prêtaient aucune attention aux bateaux qui passaient près d’eux.

Un troisième groupe de dragons apparut une semaine après le deuxième. Ils étaient une cinquantaine dont trois mastodontes.

— On dirait que toute la migration annuelle se dirige vers le nord, dit Pandelume.

Elle leur expliqua qu’il y avait une douzaine de populations différentes de dragons qui parcouraient la planète à intervalles très espacés. Personne ne savait exactement combien de temps mettait chaque troupe pour accomplir le tour du monde, mais cela prenait peut-être des décennies. En chemin, chacune de ces populations se séparait en troupes plus petites, mais elles allaient toutes dans la même direction et il était évident que toute celle-ci avait pris une nouvelle direction : le nord.

Prenant Deliamber à part, Valentin lui demanda si ses perceptions l’éclairaient sur ces déplacements des dragons de mer. Les nombreuses tentacules du petit être s’emmêlèrent d’une façon compliquée en un mouvement que Valentin avait depuis longtemps appris à interpréter comme du désarroi, mais il se contenta de dire :

— Je sens leur force qui est immense. Vous savez que ce ne sont pas des animaux stupides.

— Je me doute qu’un animal de cette taille peut avoir un cerveau en rapport avec elle.

— C’est le cas en effet. Je me transporte vers eux et je perçois leur présence. Je sens une grande détermination et beaucoup de discipline. Mais je ne peux pas vous dire pour le moment quel itinéraire ils suivent, monseigneur.

Valentin essaya de prendre le danger à la légère.

— Chante-moi la ballade de lord Malibor, demanda-t-il à Carabella un soir où ils étaient tous à table.

Elle le regarda bizarrement, mais il sourit et insista. Alors elle prit sa harpe de poche et entonna le vieil air entraînant :

Lord Malibor, si brave et beau

Descend de son Château.

Il voulait chasser le dragon

Quand la mer fait l’gros dos.

Lord Malibor arme un bateau ;

Qu’il était beau à voir !

Ses voiles en feuilles d’or battu

Et ses mâts en ivoire.

Se souvenant des paroles, Valentin reprit en chœur :

Lord Malibor tenait la barre,

Bravant les flots houleux,

Voguant en quête du dragon

Le dragon fier et preux.

Lord Malibor jette un défi

D’une voix de stentor :

« J’affronte le Roi des dragons

Dans un combat à mort »


Mal à l’aise, Tunigorn remuait sur son siège, en faisant tourner le vin dans sa coupe.

— Je crois que cette chanson porte malheur, monseigneur, marmonna-t-il.

— Ne crains rien, dit Valentin. Allons, chante avec nous !

J’entends, monseigneur, me voici,

Rugit le monstre bientôt.

Il mesurait douze milles de long,

Cinq de large, trois de haut.

Lord Malibor seul sur le pont

Combattit bravement,

Fit couler des torrents de sang

Et frappa tant et tant.

À ce moment-là, le pilote Pandelume pénétra dans le carré, s’approcha de la table du Coronal et s’arrêta en entendant la ballade, sa face couverte d’une épaisse fourrure exprimant la stupéfaction. Valentin lui fit signe de se joindre à eux, mais elle se rembrunit et resta à l’écart, le visage fermé.

Les Rois des dragons sont retors

Et rarement vaincus.

Lord Malibor, pourtant si fort,

Fut avalé tout cru.

Braves chasseurs, souvenez-vous

De sa triste aventure.

Gare aux dragons, si ne voulez

Leur servir de pâture.

— Que se passe-t-il, Pandelume ? demanda Valentin à la fin du dernier couplet.

— Les dragons approchent en venant du sud, monseigneur.

— Sont-ils nombreux ?

— Très nombreux, monseigneur.

— Vous voyez bien ! éclata Tunigorn. Cette chanson stupide les a attirés vers nous !

— Eh bien nous les éloignerons en la rechantant, dit Valentin.

— Et il entonna de nouveau la ballade :

Lord Malibor, si brave et beau

Descend de son Château…

La nouvelle troupe comptait plusieurs centaines d’animaux – une immense réunion de dragons de mer, une troupe d’une taille incroyable, avec neuf grands rois au centre. Valentin qui en apparence gardait son calme, éprouvait cependant une impression de menace et de danger tellement forte qu’elle en était presque palpable. Mais les dragons poursuivirent leur route, sans s’approcher à moins de cinq kilomètres de la flotte, et disparurent rapidement vers le nord, nageant avec une étrange détermination.

En pleine nuit, pendant que Valentin dormait, l’esprit ouvert comme toujours aux conseils que seuls les rêves peuvent dispenser, une étrange vision s’imposa à son esprit. Au milieu d’une vaste plaine parsemée de roches tranchantes et de singulières plantes dépourvues de feuilles, à la tige rigide et criblée de trous, une multitude de gens se dirigent d’une démarche ondoyante vers une mer lointaine. Valentin se trouve au milieu de la foule, vêtu comme eux d’une robe d’étoffe blanche et arachnéenne qui flotte toute seule, en l’absence du moindre souffle d’air. Aucun des visages qui l’entourent ne lui est familier et il n’a pourtant pas l’impression de se trouver parmi des inconnus : il sait qu’il est étroitement lié à ces gens, qu’ils ont été ses compagnons lors d’un pèlerinage qui a duré de nombreux mois, voire des années. Et maintenant, ils arrivent à destination.

La mer s’étale devant eux, avec ses nuances innombrables, miroitante, sa surface ondulant sous l’effet des déplacements d’animaux titanesques dans les profondeurs, ou bien en réponse à l’attraction de la lune rebondie couleur d’ambre, lourdement plaquée sur la voûte céleste. Sur le rivage, d’énormes vagues se soulèvent comme des griffes cristallines recourbées et déferlent dans un silence absolu, fouettant légèrement la grève éclatante comme si ce n’étaient pas des vagues mais seulement leur ombre. Et plus loin au large, au-delà de toute cette agitation, une forme sombre et massive se dessine sur les flots.

C’est un dragon de mer, celui qu’on appelle le dragon de lord Kinniken, qui passe pour être le plus gros de toute son espèce, le roi des dragons de mer, qu’aucun harpon de chasseur n’a jamais effleuré. De son gigantesque dos bombé par la saillie de l’épine dorsale émane un irrésistible rayonnement, une mystérieuse lueur couleur d’améthyste qui se répand dans le ciel et colore les flots d’un violet soutenu. Et un tintement de cloches se fait entendre, grave et profond, un tocsin, cadencé et solennel, un lugubre fracas qui menace de faire éclater le noyau du monde.

Le dragon nage inexorablement vers le rivage et son énorme bouche s’ouvre comme l’entrée d’une caverne.

Mon heure est enfin venue, dit le roi des dragons, et vous m’appartenez.

Surpris, attirés, fascinés par la lueur palpitante qui provient du dragon, les pèlerins se dirigent en ondoyant vers le bord de mer, vers la bouche béante.

Oui. Oui. Venez à moi. Je suis Maazmoorn le roi des eaux et vous m’appartenez !

Le roi des dragons a maintenant atteint le haut-fond, les vagues lui livrent passage et il se déplace aisément sur la grève. Le tintement de cloches s’intensifie encore : ce bruit terrible envahit l’atmosphère et pèse sur elle, si bien qu’à chaque nouveau tintement, l’air s’épaissit, s’alourdit, se réchauffe. Le roi des dragons a déployé sa paire d’énormes nageoires qui ressemblent à des ailes aux attaches massives placées sous le cou et qui le propulsent sur le sable humide. Tandis qu’il se déplace lourdement sur le rivage, les premiers pèlerins arrivent près de lui et entrent sans hésiter dans la gigantesque bouche où ils disparaissent ; d’autres les suivent, en un interminable cortège de sacrifiés volontaires se précipitant à la rencontre du roi des dragons qui les avale tout en se traînant.

Ils pénètrent dans l’énorme cavité buccale et y sont engloutis. Valentin est parmi eux et s’enfonce profondément au creux de l’estomac du dragon. Il entre dans une immense salle voûtée où se trouve déjà la légion de ceux qui ont été avalés, des millions, des milliards d’humains, de Skandars, de Vroons et de Hjorts, de Lii, de Su-Suheris et de Ghayrogs, toutes les nombreuses races de Majipoor, équitablement engloutis dans le gosier du roi des dragons.

Et Maazmoorn continue toujours sa progression sur la terre ferme et le roi des dragons se nourrit encore. Il avale toute la planète, absorbant tout sur son passage, de plus en plus voracement, dévorant les cités et les montagnes, les continents et les mers, ingurgitant la totalité de Majipoor. Quand enfin il ne reste plus rien, il se love autour de la planète comme un serpent dilaté qui a dévoré quelque monstrueux animal globulaire.

Les cloches lancent à toute volée un hymne triomphal.

— Enfin mon règne est arrivé !

Après que son rêve se fut achevé, Valentin ne se réveilla pas tout à fait, mais se laissa glisser dans un demi-sommeil, siège de la réceptivité sensorielle où il demeura, calme, tranquille, revivant le rêve, entrant de nouveau dans la bouche qui avalait tout, analysant, essayant d’interpréter.

La première lueur de l’aube l’atteignit et il reprit conscience. Carabella était allongée à côté de lui et l’observait. Il passa le bras autour de son épaule et posa affectueusement et avec espièglerie la main sur sa poitrine.

— Était-ce un message ? lui demanda-t-elle.

— Non, je n’ai pas senti la présence de la Dame, ni celle du Roi.

— Tu sais toujours quand je rêve, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en souriant.

— J’ai vu le rêve descendre sur toi. Tes yeux remuaient sous les paupières ; tes lèvres frémissaient ; tes narines palpitaient comme celles d’un animal en chasse.

— Avais-je l’air inquiet ?

— Non, pas du tout. Au début tu as peut-être froncé les sourcils, mais ensuite tu souriais dans ton sommeil et une grande quiétude t’a envahi, comme si tu allais au-devant d’un destin que tu acceptais entièrement.

Valentin éclata de rire.

— Alors je vais être de nouveau avalé par un dragon de mer !

— Est-ce de cela que tu as rêvé ?

— Plus ou moins. Mais c’était différent de la réalité. Le dragon de Kinniken venait jusqu’au rivage et je descendais au fond de son gosier. Comme tous les gens de la planète, je crois. Puis il engloutissait le monde entier.

— Peux-tu interpréter ton rêve ? demanda Carabella.

— Seulement des bribes, dit-il. Sa totalité m’échappe encore.

Il savait qu’il était trop simple de ne voir dans ce songe qu’une répétition d’un événement de son passé, comme s’il avait joué avec un cube de divertissement et vu une reconstitution de cet étrange épisode de ses années d’exil où il avait effectivement été avalé par un dragon de mer, après un naufrage au large de l’archipel de Rodamaunt. Lisamon Hultin, engloutie en même temps que lui, les avait sauvés en transperçant les parois graisseuses de l’estomac du monstre. Même un enfant se gardait bien d’interpréter un rêve à son niveau le plus autobiographique et le plus littéral.

Mais à un niveau plus profond, rien non plus ne lui apparut, exception faite d’une interprétation si évidente qu’elle en était sans valeur : à savoir que ces mouvements de troupes de dragons de mer qu’il avait observés ces derniers temps n’étaient qu’un présage supplémentaire que le monde était en péril, qu’une force puissante menaçait la stabilité de la société. Mais il savait déjà tout cela et ce n’était pas la peine d’y revenir. Mais pourquoi les dragons de mer ? Quelle image bouillonnant dans son esprit avait transformé ces énormes mammifères aquatiques en une menace d’absorption de la planète ?

— Tu cherches peut-être trop, dit Carabella. N’y pense plus et tu comprendras le sens de ce rêve quand ton esprit sera occupé à autre chose. Qu’en dis-tu ? Si nous allions sur le pont ?

Les jours suivants ils ne virent plus de troupe de dragons, juste quelques traînards solitaires, puis plus aucun, et les rêves de Valentin ne furent plus envahis de visions alarmantes. La mer était calme, le ciel pur et clair, la flotte cinglait vers l’Ile, poussée par le vent d’est. Valentin passait la majeure partie de son temps seul sur le pont avant, regardant au large. Et puis enfin, un beau jour, surgissant brusquement du néant, comme un bouclier d’une blancheur étincelante se détachant sur l’horizon obscur, il aperçut les éblouissantes falaises crayeuses de l’Ile du Sommeil, l’endroit le plus sacré et le plus paisible de Majipoor, le sanctuaire de la bienveillante Dame.

7

Le domaine était devenu pratiquement désert. Tous les ouvriers agricoles d’Etowan Elacca étaient partis ainsi que la plupart des domestiques. Pas un seul n’avait pris la peine de donner sa démission dans les règles, ne fût-ce que pour toucher l’argent qu’il leur devait. Ils s’étaient tout bonnement esquivés furtivement comme s’ils redoutaient de rester une heure de plus dans la zone dévastée et qu’Etowan Elacca trouve un moyen de les obliger à rester s’il apprenait qu’ils voulaient partir.

Simoost, le contremaître Ghayrog, et sa femme Xhama, la cuisinière d’Etowan Elacca, lui étaient encore fidèles. Deux ou trois bonnes étaient restées ainsi que deux jardiniers. Etowan Elacca n’était pas très ennuyé par la fuite de tous les autres – après tout, il ne restait plus de travail pour la plupart d’entre eux et, sans récolte à vendre au marché, il n’avait pas les moyens de les payer correctement. Tôt ou tard, la simple nécessité de tous les nourrir aurait posé des problèmes, si ce qu’il avait entendu dire au sujet de la pénurie alimentaire croissante que connaissait la province entière était vrai. Néanmoins, il fut blessé de leur départ. Il était leur maître ; il se sentait responsable de leur bien-être ; il était disposé à pourvoir à leur subsistance aussi longtemps que ses ressources le permettraient. Pourquoi étaient-ils aussi pressés de s’en aller ? Quel espoir avaient ces ouvriers agricoles et ces jardiniers de trouver du travail dans le grand centre d’élevage de Falkynkip, où il supposait qu’ils étaient partis ? Il était étrange de voir cet endroit où régnait naguère du matin au soir une grande activité devenue aussi calme. Etowan Elacca avait souvent l’impression d’être un roi dont les sujets avaient renoncé à leur citoyenneté pour changer de pays, le laissant errer dans un palais désert et donner des ordres aux murs indifférents.

Il s’efforçait cependant de vivre comme il l’avait toujours fait. Certaines habitudes restent vivaces, même au milieu des pires calamités.

Avant que tombe la pluie pourprine, Etowan Elacca se levait chaque jour bien avant le soleil et allait faire à l’aube sa petite tournée d’inspection dans le jardin. Il suivait toujours le même chemin, traversant le bosquet d’alabandinas jusqu’aux tanigales, puis tournant à gauche vers le petit coin ombragé où étaient groupés les caramangs et continuant sa promenade sous la vaste frondaison du thagimole dont le tronc trapu supportait des branches perpétuellement chargées de fleurs odorantes bleu-vert et qui s’élevaient jusqu’à une vingtaine de mètres dans les airs. Puis il saluait les plantes-bouches, faisait un signe de tête aux étincelants arbres-vessie, s’arrêtait pour écouter les fougères chanteuses et arrivait finalement en bordure des buissons de mangahone jaune vif qui marquaient la limite entre le jardin et la ferme. Il levait alors les yeux vers la pente douce qui menait aux plantations de stajja et de glein, de hingamorts et de niyk. Il ne restait plus rien de la ferme et pas grand-chose du jardin, mais Etowan Elacca continuait quand même ses rondes matinales, faisant halte près de chaque plante morte et calcinée exactement comme si elle poussait encore et se préparait à fleurir. Il savait que c’était absurde et pathétique et que si on le voyait faire ainsi sa tournée, on dirait certainement : « Ah, voilà un pauvre vieux que le chagrin a rendu fou. » Laissons-les dire, songeait Etowan Elacca. Il n’avait jamais attaché beaucoup d’importance à ce qu’on racontait sur lui et encore moins maintenant. Peut-être était-il vraiment devenu fou, bien qu’il n’en crût rien. Il avait l’intention de poursuivre ses promenades matinales ; que pouvait-il faire d’autre ?

Pendant les semaines qui avaient suivi la pluie funeste, ses jardiniers avaient voulu jeter chaque plante qui mourait, mais il leur avait ordonné de ne toucher à rien, car il espérait que de nombreuses plantes n’étaient que blessées et qu’elles refleuriraient au bout d’un certain temps, quand elles se seraient débarrassées des effets de la substance toxique apportée par la pluie pourprine. Avec le temps, il devint évident, même pour Etowan Elacca, que presque tout avait été détruit et que la vie ne naîtrait plus des racines. Mais à ce moment-là, les jardiniers avaient commencé à partir et il n’en resta bientôt plus qu’une poignée, en nombre à peine suffisant pour assurer l’entretien indispensable des parties du jardin ayant survécu, sans qu’il fût question de couper et d’enlever les plantes mortes. Il pensa d’abord à se charger lui-même de cette triste besogne, petit à petit, quand il en aurait le temps. Mais devant l’ampleur écrasante de la tâche, il décida bientôt de tout laisser en l’état et de faire du jardin en ruine une sorte de monument funéraire dédié à son ancienne beauté.

Un matin à l’aube, de nombreux mois après la chute de la pluie pourprine, tandis qu’il marchait à pas lents dans son jardin, Etowan Elacca trouva un étrange objet dépassant du sol dans le parterre de pinnina : c’était la dent polie d’un gros animal. Elle mesurait une quinzaine de centimètres et était aussi pointue qu’un poignard. Il l’arracha de terre, la regarda avec perplexité et la mit dans sa poche. Plus loin, au milieu des muornas, il en trouva deux autres, de taille identique, enfoncées dans le sol à environ trois mètres l’une de l’autre. Puis il jeta un coup d’œil en direction des champs de stajja détruits et distingua trois autres dents, encore plus éloignées les unes des autres. Il y en avait deux autres plus loin, puis encore une, de telle sorte que l’ensemble des dents représentaient un losange qui couvrait une importante surface de ses terres.

Il rentra en hâte chez lui où il trouva Xhama en train de préparer le petit déjeuner.

— Où est Simoost ? s’enquit-il.

— Il est dans le champ de niyk, répondit la Ghayrog sans lever les yeux.

— Les niyks sont morts depuis longtemps, Xhama.

— Oui, monsieur. Mais il est dans le champ de niyk. Il y a passe toute la nuit.

— Vas le chercher. Dis-lui que je veux le voir.

Il ne viendra pas, monsieur. Et si je pars, ma cuisine va brûler. Sidéré par son refus, Etowan Elacca en resta coi. Puis, se rendant compte qu’en cette époque de changements, un nouveau bouleversement d’importance devait être en cours, il hocha sèchement la tête, fit demi-tour sans ajouter un mot et ressortit.

Il monta la pente aussi vite qu’il le put, passa devant les champs de stajja désolés, un océan de pousses jaunies et flétries, à travers les tristes buissons de glein dénudés et le magma desséché qui était tout ce qui subsistait des hingamorts, jusqu’à ce qu’enfin il pénètre dans le champ de niyk. Les arbres morts étaient tellement frêles que des vents forts les déracinaient aisément. La plupart étaient tombés et les autres étaient penchés de façon précaire comme si un géant s’était amusé à les frapper du revers de la main. Tout d’abord Etowan Elacca ne vit pas Simoost : puis il aperçut le contremaître avançant de manière déconcertante au bord du champ, cheminant entre les arbres inclinés, s’arrêtant de temps à autre pour en écarter un. Avait-il passé la nuit de cette façon ? Étant donné que le sommeil de toute l’année des Ghayrogs occupait quelques mois d’hibernation, Etowan Elacca n’avait jamais été étonné d’apprendre que Simoost avait travaillé pendant la nuit, mais ce genre de flânerie ne lui ressemblait pas du tout.

— Simoost ?

— Ah, bonjour, maître.

— Xhama m’a dit que tu étais ici. Ça va bien, Simoost ?

— Oui. Ça va très bien, maître.

— Tu en es sûr ?

— Tout à fait. Je vais très bien.

Mais le ton du contremaître manquait de conviction.

— Tu veux venir ? J’ai quelque chose à te montrer.

Le Ghayrog parut réfléchir sérieusement. Puis il descendit lentement la pente jusqu’à l’endroit où l’attendait Etowan Elacca. Ses cheveux serpentins qui ne tenaient jamais vraiment en place s’agitaient et se tortillaient par à-coups et son puissant corps squameux dégageait une odeur que Etowan Elacca, en vieil habitué des différentes exhalaisons des Ghayrogs, interpréta comme le signe d’une grande détresse et d’une vive appréhension. Simoost était à son service depuis vingt ans et jamais Etowan Elacca n’avait perçu cette émanation chez son contremaître.

— Maître ? fit Simoost.

— Qu’est-ce qui t’inquiète, Simoost ?

— Rien. Tout va bien, maître. Vous vouliez me montrer quelque chose ?

— Ceci, répondit Etowan Elacca en sortant de sa poche la longue dent pointue qu’il avait trouvée dans le parterre de pinnina.

Il la tendit au Ghayrog et expliqua :

— Je suis tombé dessus en faisant mon tour de jardin il y a une demi-heure. Je me demandais si tu avais une idée de ce que cela pouvait être.

Les yeux verts dépourvus de paupières de Simoost se mirent à rouler nerveusement.

— Je crois que c’est la dent d’un jeune dragon de mer.

— Vraiment ?

— J’en suis persuadé. Y en avait-il d’autres ?

— Plusieurs. Huit autres, il me semble.

— Disposées comme cela ? demanda Simoost en traçant un losange dans l’air.

— Oui, répondit Etowan Elacca avec un froncement de sourcils. Comment le sais-tu ?

— C’est le motif habituel. Nous sommes en danger, maître, en grand danger !

— Tu fais le mystérieux, n’est-ce pas ? s’écria Etowan Elacca, exaspéré. Quel motif habituel ? De qui vient le danger ? Par la Dame, Simoost, dis-moi clairement tout ce que tu sais là-dessus !

L’odeur du Ghayrog devint plus âcre : cela signifiait un profond désarroi, la peur, l’embarras. Simoost sembla chercher ses mots.

— Savez-vous où sont allés tous ceux qui travaillaient pour vous, maître ? dit-il enfin.

— À Falkynkip, je suppose, pour chercher du travail dans les ranches. Mais qu’est-ce que cela…

— Non, pas à Falkynkip, maître. Plus à l’ouest. C’est à Pidruid qu’ils sont allés, pour attendre la venue des dragons.

— Comment ?

— Comme dans la révélation.

— Simoost !

— Mais alors vous ne connaissez pas la révélation ?

Etowan Elacca sentit monter en lui une colère telle qu’il en avait rarement eue durant sa vie paisible et bien remplie.

— J’ignore tout de la révélation, dit-il, réussissant à grand-peine à se maîtriser.

— Je vais vous expliquer. Je vais tout vous dire.

Le Ghayrog garda le silence un instant, comme pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Puis il respira profondément et dit :

— Selon une vieille croyance, un grand malheur frappera un jour le monde et tout Majipoor sera plongée dans le chaos. Il est dit qu’à ce moment-là, les dragons sortiront de la mer, avanceront sur la terre et proclameront un nouveau royaume. Et notre planète connaîtra de profonds bouleversements. Ce sera le temps de la révélation.

— De qui est cette invention ?

— Oui, maître, invention est le mot exact. Ou fable, si vous préférez, conte de fées. Cela n’a rien de scientifique. Nous savons que les dragons de mer ne peuvent pas sortir de l’eau. Mais c’est une croyance très répandue dans certaines couches de la population qui y trouvent un grand réconfort.

— Quelles couches ?

— Les pauvres surtout. Principalement les Lii, bien que quelques autres races y adhérent aussi. J’ai entendu dire qu’elle est courante chez quelques Hjorts et certains Skandars. Les humains l’ignorent pour la plupart et en particulier les gens de votre monde, maître. Mais je peux vous dire que nombreux sont ceux qui pensent que le temps de la révélation est arrivé, que le mildiou et la pénurie alimentaire sont les premiers signes et que le Coronal et le Pontife seront bientôt renversés afin que puisse commencer le règne des rois des eaux. Et ceux qui y croient se dirigent maintenant vers les cités côtières, Pidruid, Narabal et Til-omon, pour assister à l’arrivée des rois des eaux sur la terre et être parmi les premiers à les vénérer. Je sais que c’est la vérité, maître. C’est le cas dans toute la province, et pour autant que je sache, dans le monde entier. Ils sont des millions à se mettre en route vers la mer.

— C’est ahurissant, dit Etowan Elacca. Comme je suis ignorant, dans mon petit univers clos !

Il fit courir son doigt le long de la dent de dragon, jusqu’à l’extrémité pointue et appuya très fort, jusqu’à ce qu’il ait mal.

— Et ces dents ? Que signifient-elles ?

— Si j’ai bien compris, ce sont des signes de la révélation qu’ils placent çà et là pour indiquer la route de la côte. Quelques éclaireurs précèdent la multitude de pèlerins se dirigeant vers l’ouest et disposent les dents. Les autres les suivent de prés.

— Comment savent-ils où ont été placées les dents ?

— Ils le savent, mais j’ignore comment. Ils l’apprennent peut-être par les rêves. Il se peut que les rois des eaux leur envoient des messages semblables à ceux de la Dame et du Roi des Rêves.

— Nous serons donc bientôt envahis par une horde de vagabonds ?

— Certainement, maître.

Etowan Elacca tapota la dent contre sa paume.

— Simoost, pourquoi as-tu passé la nuit dans le champ de nyik ?

— J’essayais de trouver le courage de vous annoncer tout cela.

— Pourquoi te fallait-il du courage ?

— Parce que je pense que nous devons fuir et que vous ne serez pas d’accord, mais je ne veux ni vous abandonner ni mourir. Et je suis sûr que nous mourrons si nous restons ici.

— Tu savais qu’il y avait des dents de dragon dans le jardin ?

— J’ai vu les éclaireurs les placer. J’ai parlé avec eux.

— Ah bon. Quand cela ?

— À minuit. Ils étaient trois, deux Lii et un Hjort. Ils m’ont dit que quatre cent mille personnes venant de l’est se dirigent par ici.

— Quatre cent mille personnes vont traverser mes terres ?

— Je crois.

— Mais il ne restera plus rien après leur passage, n’est-ce pas ? Ils s’abattront comme une nuée de sauterelles. Ils nous arracheront le peu de vivres que nous avons et je suppose qu’ils pilleront la maison et tueront ceux qui se mettront en travers de leur chemin. Pas par méchanceté, mais simplement dans l’hystérie générale. C’est bien ton avis, Simoost ?

— Oui, maître.

— Quand seront-ils là ?

— Dans deux jours, peut-être trois, d’après ce qu’ils m’ont dit.

— Xhama et toi devriez donc partir dès ce matin, n’est-ce pas ? Tout le personnel devrait partir sur le champ. Vous devriez pouvoir arriver à Falkynkip avant la cohue et être ainsi hors de danger.

— Vous ne partirez pas, maître ?

— Non.

— Je vous en prie…

— Non, Simoost.

— Mais vous allez mourir !

— Je suis déjà mort, Simoost. Pourquoi irais-je à Falkynkip ? Que ferais-je là-bas ? Ne vois-tu pas que je suis déjà mort. Je suis mon propre fantôme.

— Maître… Maître…

— Il n’y a plus de temps à perdre, dit Etowan Elacca. Tu aurais dû partir avec ta femme cette nuit quand tu as vu les éclaireurs placer les dents. Va-t’en. Va-t’en. Tout de suite !

Il pivota sur ses talons et descendit la pente. En retraversant le jardin, il replaça la dent de dragon où il l’avait trouvée, dans le parterre de pinnina.

Au milieu de la matinée, le Ghayrog et sa femme vinrent le trouver et le supplièrent de partir avec eux – Etowan Elacca n’avait jamais vu de Ghayrog, dont les yeux n’ont pas de canal lacrymal, aussi près de pleurer – mais il demeura inflexible et finalement ils se résolurent à s’en aller sans lui. Il fit venir les autres serviteurs qui lui étaient restés fidèles et les congédia, leur remettant tout l’argent qu’il avait sur lui et la majeure partie des provisions du cellier.

Ce soir-là, pour la première fois de sa vie il prépara lui-même son dîner. Il estima que pour un novice il ne se débrouillait pas trop mal. Il ouvrit la dernière bouteille de vin de feu et but un peu plus qu’il ne se le serait permis en temps normal. Ce qui arrivait lui semblait très étrange et difficile à accepter, mais le vin facilitait les choses. La paix avait régné pendant tant de milliers d’années. Quelle planète agréable où tout fonctionnait à merveille ! De Pontife en Coronal, un processus menant sereinement du Mont du Château au Labyrinthe, un règne toujours approuvé par la majorité pour le bénéfice de tous ; même si, bien entendu, certains en profitaient davantage que d’autres. Pourtant nul ne souffrait de la faim, nul n’était dans le besoin. C’en était fini maintenant. Une pluie toxique tombait du ciel, les jardins dépérissaient, les récoltes étaient détruites, la famine faisait son apparition, de nouvelles religions s’imposaient, une multitude d’affamés se ruaient vers la mer. Le Coronal était-il au courant ? Et la Dame de l’Ile ? Et le Roi des Rêves ? Que faisait-on pour remédier à tout cela ? Que pouvait-on faire ? Les doux rêves dispensés par la Dame aideraient-ils à remplir les ventres creux ? Les rêves menaçants du Roi renverraient-ils les pèlerins d’où ils venaient ? Le Pontife, si toutefois il en existait un, sortirait-il du Labyrinthe pour faire d’importantes déclarations ? Le Coronal irait-il de province en province pour exhorter le peuple à la patience ? Non. Certes non. Tout est fini, songea Etowan Elacca. Quel dommage que cela n’ait pu attendre vingt ans, ou peut-être trente, pour me laisser le temps de mourir tranquillement dans mon jardin encore fleuri.

Il passa la nuit entière à veiller, mais tout était calme. Le lendemain matin, il crut entendre venant de l’est les premiers piétinements de la horde. Il parcourut la maison, ouvrant chaque porte fermée à clé pour qu’ils fassent le moins de dégâts possible en fouillant partout pour trouver ses provisions et son vin. C’était une belle maison, il l’aimait et espérait qu’elle ne serait pas saccagée.

Puis il se promena dans le jardin, parmi les plantes flétries et calcinées. Il se rendit compte qu’une bonne partie de la végétation avait survécu à la pluie pourprine : un peu plus qu’il pensait, car durant ces mois funestes, il n’avait été attentif qu’à la destruction. Mais en fait les plantes-bouches étaient encore en bon état, ainsi que les nyctaflores et quelques-uns des androdragmas, les dwikkas, les sihornish grimpants et même les fragiles arbres-vessie. Il déambula au milieu d’eux pendant des heures. Il envisagea de se livrer à une plante-bouche, mais songea que ce serait une mort affreuse, lente, sanglante et sans élégance. Or il voulait qu’on dise de lui qu’il avait fait preuve d’élégance jusqu’au bout, même s’il ne restait plus personne pour émettre ce jugement. Au lieu de cela, il s’approcha des sihornish grimpants festonnés de fruits jaunes, pas encore mûrs. Le fruit arrivé à maturité était un mets très délicat mais quand il est jaune, il regorge d’alcaloïdes mortels. Etowan Elacca demeura un long moment près de la plante, pas du tout effrayé mais pas encore tout à fait prêt. Puis il entendit des bruits de voix ; cette fois il ne rêvait pas. Des voix criardes de citadins venant de l’est et portées par l’air embaumé. Il était prêt maintenant. Il savait que ce serait plus courtois d’attendre qu’ils soient là, de leur souhaiter la bienvenue chez lui, de leur offrir ses meilleurs vins et le maigre repas qu’il pouvait fournir. Mais après tout, sans personnel, il pouvait difficilement se montrer très hospitalier. En outre, il n’avait jamais vraiment apprécié les gens de la ville, surtout quand ils s’invitaient tout seuls. Il regarda une dernière fois les dwikkas, les arbres-vessie et le seul halatinga qui avait survécu. Puis il recommanda son âme à la Dame et sentit les larmes lui monter aux yeux. Il ne pensait pas qu’il fût séant de pleurer. Alors il porta le sihornish jaune à ses lèvres et mordit avidement dans sa chair ferme.

8

Elsinome n’avait eu que l’intention de se reposer un peu avant de commencer à préparer le dîner mais dès qu’elle s’allongea, elle succomba à un sommeil profond qui l’attira dans un royaume nébuleux peuplé d’ombres jaunes et de collines roses à l’aspect caoutchouteux. Elle ne s’attendait certes pas à recevoir un message pendant un petit somme avant le repas du soir, mais elle sentit une légère pression s’exercer aux portes de son âme tandis qu’elle sombrait dans le sommeil et comprit que la Dame venait la visiter.

Ces derniers temps, Elsinome était toujours fatiguée. Elle n’avait jamais travaillé aussi durement que depuis quelques jours, depuis que la nouvelle de la situation catastrophique dans l’ouest de Zimroel était parvenue au Labyrinthe. Le café était maintenant rempli du matin au soir de fonctionnaires du Pontificat qui échangeaient les dernières informations devant les coupes d’excellent Muldemar ou de délicieux vin doré de Dulorn. Quand ils étaient aussi inquiets, ils ne voulaient que ce qu’il y avait de meilleur. Elle ne cessait d’aller et venir pour faire le service, de jongler avec son stock, de passer des commandes supplémentaires aux négociants en vins. Au début elle avait trouvé cela excitant : elle avait presque l’impression de participer à cette phase critique de l’histoire. Mais maintenant il n’y avait plus que l’épuisement.

Avant de s’endormir, sa dernière pensée fut pour Hissune : le prince Hissune, comme elle essayait encore d’apprendre à le considérer. Il n’avait pas donné signe de vie depuis des mois, depuis cette lettre incroyable, une lettre de rêve dans laquelle il lui annonçait qu’il avait été appelé dans les cercles les plus proches du pouvoir. Depuis lors il avait commencé à lui paraître irréel. Il n’était plus le petit garçon intelligent au regard vif qui l’avait amusée, consolée et soutenue, mais un inconnu vêtu de robes d’apparat qui passait ses journées parmi les conseillers du Coronal et prononçait d’inimaginables discours sur le destin de la planète. Elle eut la vision de Hissune assis à une immense table polie comme un miroir, au milieu d’hommes âgés dont les traits étaient flous mais de qui émanaient une forte présence et une grande autorité, et tous écoutaient Hissune parler. Puis la scène s’évanouit, elle vit des nuages jaunes et des collines rosées et la Dame pénétra dans son esprit.

Le message fut très bref. Elle était sur l’Ile – reconnaissable aux falaises blanches et aux terrasses en pente raide, bien qu’elle n’y fût jamais allée, n’étant en fait jamais sortie du Labyrinthe – et comme dans un rêve elle se déplaçait en flottant dans un jardin d’abord immaculé et éthéré qui devenait imperceptiblement sombre et envahi par les herbes. La Dame se tenait près d’elle ; c’était une femme brune en robe blanche qui paraissait triste et lasse, complètement différente de la présence forte, chaleureuse et réconfortante qu’Elsinome avait connue dans des messages précédents. Voûtée par les soucis, les yeux baissés, les gestes hésitants. « Donne-moi ta force », murmura la Dame. C’est une erreur, songea Elsinome. La Dame vient nous offrir sa force, pas nous en demander. Mais l’Elsinome du rêve n’hésita pas. Elle était grande et vigoureuse et avait la tête et les épaules nimbées de lumière. Elle attira la Dame à elle, la serra contre sa poitrine et l’étreignit avec force. La Dame poussa un soupir et une partie de son chagrin parut s’envoler. Puis les deux femmes se séparèrent et la Dame, elle aussi nimbée de lumière, envoya un baiser du bout des doigts à Elsinome avant de disparaître.

Ce fut tout. Elsinome se réveilla avec une étonnante rapidité et vit les murs tristes et familiers de son logement de la Cour Guadeloom. il n’y avait pas de doute, elle éprouvait les effets qui suivent un message, les précédents lui avaient toujours conféré un sentiment de résolution nouvelle, proposé de nouvelles orientations, alors que celui-ci la laissait perplexe. Elle ne parvenait pas à comprendre le but de ce message ; mais elle se dit qu’elle y verrait peut-être plus clair dans un ou deux jours.

Elle entendit des bruits dans la chambre de ses filles.

— Ailimoor ? Maraune ?

Aucune des deux ne répondit. Elsinome regarda dans la pièce et les vit l’une près de l’autre, penchées sur un petit objet que Maraune cacha prestement derrière son dos.

— Qu’est-ce que vous avez là ?

— Ce n’est rien, maman. Une babiole.

— De quel genre ?

— Un colifichet.

Quelque chose dans le ton de sa fille rendit Elsinome méfiante.

— Montre-le moi.

— Je t’assure que ce n’est rien.

— Montre-le moi.

Maraune jeta un rapide coup d’œil à sa sœur aînée. Visiblement mal à l’aise, Ailimoor se contenta de hausser les épaules.

— C’est personnel, maman, dit Maraune. Une fille n’a-t-elle pas le droit d’avoir ses petits secrets ?

Elsinome tendit la main. Maraune avança la sienne en soupirant et lui remit à contrecœur une petite dent de dragon de mer admirablement décorée sur la majeure partie de sa surface de symboles étranges et inquiétants aux angles très aigus. Encore quelque peu imprégnée de l’atmosphère singulière du message, Elsinome trouva la petite amulette menaçante.

— Où l’as-tu eu ?

— Tout le monde en a, maman.

— Je te demande d’où elle vient.

— De Vanimoon. Plus exactement de sa sœur Shulaire. Mais c’est lui qui la lui a donnée. Peux-tu me la rendre, s’il te plaît ?

— Connais-tu la signification de cette dent ? demanda Elsinome.

— Sa signification ?

— Tu m’as bien comprise. Sa signification.

— Il n’y en a pas, dit Maraune en haussant les épaules. C’est juste un colifichet. Je vais percer un trou dedans et y passer un cordon pour m’en faire un collier.

— Tu espères me faire croire ça ?

Maraune garda le silence.

— Maman, je… dit Ailimoor.

— Oui ?

— C’est une simple vogue. Tout le monde possède une dent comme celle-ci. C’est une nouvelle idée farfelue des Lii selon laquelle les dragons de mer sont des dieux, qu’ils vont régner sur la planète et que tous les problèmes survenus dernièrement sont des signes avant-coureurs. On dit que ceux qui portent des dents de dragon de mer seront sauvés quand ils arriveront sur la terre.

— Ce n’est pas nouveau, dit froidement Elsinome. Cela fait des centaines d’années que circulent ces rumeurs stupides. Mais cela a toujours été caché, chuchoté, parce que c’est insensé, dangereux et malsain. Les dragons de mer sont des poissons gigantesques et rien de plus. C’est le Divin qui veille sur nous et nous protège par le truchement du Coronal, du Pontife et de la Dame. Comprenez-vous ? Comprenez-vous ?

Elle brisa la dent en deux dans un mouvement de colère et lança les débris à Maraune qui la regardait d’un air furieux qu’Elsinome n’avait encore jamais vu à aucune de ses filles. Elle se hâta de quitter la pièce et se dirigea vers la cuisine. Ses mains tremblaient et elle avait froid. Si le message envoyé par la Dame lui avait apporté un tant soit peu de paix – ce message qui lui semblait déjà si vieux – il n’en restait plus aucune trace.

9

L’entrée dans le port de Numinor requérait toute la dextérité du plus adroit des pilotes, car le chenal était étroit, les courants rapides et parfois des bancs de sable se formaient du jour au lendemain sur les fonds mouvants. Mais Pandelume se tenait au poste de timonerie, calme et confiante, faisant des signaux avec des gestes clairs et autoritaires, et le navire amiral sortit fièrement du chenal et déboucha dans la vaste rade abritée, la seule utilisable sur la côte de l’Ile du Sommeil faisant face à Alhanroel, le seul endroit où il existait une brèche dans l’énorme paroi de craie de la Première Falaise.

— Je perçois d’ici la présence de ma mère, dit Valentin tandis qu’ils se préparaient à débarquer. Elle vient à moi comme le parfum des fleurs d’alabandina porté par le vent.

— La Dame sera-t-elle là pour nous accueillir ? demanda Carabella.

— J’en doute fort, répondit Valentin. La coutume veut que ce soit le fils qui aille à sa mère, non l’inverse. Elle restera au Temple Intérieur et nous enverra chercher par ses hiérarques, je suppose.

Un groupe de hiérarques attendaient en effet quand le cortège royal débarqua. Parmi ces femmes vêtues de robes dorées bordées de rouge, Valentin connaissait déjà l’austère Lorivade aux cheveux blancs qui l’avait accompagné de l’Ile au Mont du Château durant la guerre de restauration, l’initiant aux techniques de transe et de projection mentale qui étaient pratiquées sur l’Ile. Une seconde silhouette semblait familière à Valentin, mais il ne la remit que lorsqu’elle se présenta ; il reconnut immédiatement Talinot Esulde, la personne svelte et énigmatique qui avait été la première à le guider lors de son pèlerinage sur l’Ile des années auparavant. À l’époque, elle avait le crâne rasé et Valentin avait été incapable de deviner son sexe ; sa taille l’incitant à penser que c’était un homme, la délicatesse de ses traits et sa minceur que c’était une femme. Mais depuis qu’elle avait été élevée à la hiérarchie intérieure, elle s’était laissé pousser les cheveux et ses longues boucles soyeuses, aussi dorées que celles de Valentin mais d’une texture beaucoup plus fine, ne laissaient aucun doute quant à son sexe.

— Nous vous apportons des messages, monseigneur, dit la hiérarque Lorivade. Il y a beaucoup de nouvelles, toutes mauvaises, je le crains. Mais nous allons d’abord vous conduire aux appartements royaux.

Il y avait dans le port de Numinor une maison qu’on appelait les Sept Murs. Personne ne savait pourquoi elle était nommée ainsi, car elle était si vieille que ses origines avaient été oubliées. Elle s’élevait sur le rempart de la cité et dominait la mer, la façade regardant Alhanroel et l’arrière les trois terrasses escarpées de l’Ile. Elle était construite avec d’énormes blocs de granit noir extraits des carrières de la Péninsule de Stoienzar et assemblés sans la moindre trace de mortier. Son unique fonction était de servir de lieu de repos à un Coronal débarquant sur l’Ile et par conséquent elle demeurait inutilisée pendant des années d’affilée. Elle était pourtant entretenue par un nombreux personnel, comme si un Coronal pouvait arriver à l’improviste et avoir absolument besoin que sa résidence soit en ordre à l’instant où il accosterait.

Elle était très vieille, autant que le Château lui-même, et davantage, s’il fallait en croire les archéologues, que les temples et les terrasses sacrés de l’Ile. On prétendait que la légendaire lady Thiin l’avait fait bâtir pour accueillir son fils lord Stiamot lors de sa visite dans l’Ile du Sommeil à la fin des guerres des Métamorphes, huit mille ans auparavant. D’aucuns affirmaient que le nom de Sept Murs provenait de l’ensevelissement dans les fondations de la maison, au moment de sa construction, des corps de sept guerriers Changeformes, tués de la propre main de lady Thiin quand l’Ile se défendait contre les envahisseurs Métamorphes. Mais jamais aucun reste n’avait été mis au jour lors des réfections périodiques du vieux bâtiment. La plupart des historiens modernes estimaient improbable que lady Thiin, aussi héroïque fût-elle, eût réellement pris les armes au cours de la Bataille de l’Ile. Selon une autre version, une chapelle heptagonale érigée par lord Stiamot en l’honneur de sa mère s’élevait jadis dans la cour centrale et avait donné son nom à tout l’édifice. Cette chapelle aurait été démontée le jour de la mort de lord Stiamot et transportée par bateau jusqu’à Alaisor pour devenir le fronton de son tombeau. Mais cela n’était pas non plus prouvé, car il ne restait dans la cour centrale aucun vestige d’un ancien bâtiment à sept côtés et il y avait peu de chances pour que des fouilles soient entreprises dans la sépulture de lord Stiamot afin de voir ce que pourraient révéler les blocs de pierre. Valentin préférait pour sa part une version différente de l’origine de ce nom, selon laquelle Sept Murs était seulement une altération dans la langue de Majipoor de quelques mots Métamorphes anciens signifiant « L’endroit où les poissons sont écaillés » et se rapportant à l’époque préhistorique où les pécheurs Changeformes venant d’Alhanroel abordaient sur la côte de l’Ile. Mais la vérité ne serait probablement jamais découverte.

Il existait des rituels d’arrivée qu’un Coronal était censé accomplir en arrivant aux Sept Murs, de façon à faciliter la transition du monde de l’action dans lequel il évoluait habituellement à celui de l’esprit dont la Dame était souveraine. Tandis qu’il s’acquittait de ces rites : bain cérémonie, brûlage d’herbes aromatiques, méditation dans une pièce isolée dont les murs étaient une dentelle aérienne de marbre ajouré. Valentin laissa Carabella lire les messages qui s’étaient accumulés durant les semaines passées en mer. Quand il revint, purifié et détendu, il comprit immédiatement à ses yeux tristes qu’il avait accompli les rituels trop tôt et qu’il allait tout de suite replonger dans la réalité.

— Les nouvelles sont donc si mauvaises ? demanda-t-il.

— Cela pourrait difficilement être pire.

Carabella lui tendit la liasse de documents qu’elle avait triés de manière que ceux du dessus lui apprennent l’essentiel. Perte des récoltes dans sept provinces – grave pénurie alimentaire dans de nombreuses régions de Zimroel – début d’une migration collective du cœur du continent vers les villes de la côte ouest – renaissance d’un culte millénaire et apocalyptique reposant sur la croyance que les dragons de mer étaient des êtres surnaturels qui arriveraient bientôt sur terre pour proclamer l’avènement d’une nouvelle époque… Valentin leva les yeux, atterré.

— Tout cela en si peu de temps ?

— Et ce ne sont que des comptes rendus partiels, Valentin.

— Personne ne sait réellement ce qui se passe là-bas à l’heure actuelle les distances sont immenses, les voies de communication tellement perturbées…

— Tout ce que prédisaient mes rêves et mes visions est en train de se réaliser, dit Valentin en prenant les mains de Carabella dans les siennes. Les ténèbres s’annoncent et je suis leur dernier obstacle.

— Tu n’es pas tout seul, mon chéri.

— Je le sais. Et je m’en réjouis. Mais quand viendra la fin je serai seul et que ferais-je alors ?

Il eut un pauvre sourire.

— Tu te souviens de l’époque où nous avons jonglé dans le Cirque Perpétuel de Dulorn, quand je commençais seulement à prendre conscience de ma véritable identité. Un jour j’ai dit à Deliamber que j’avais peut-être été détrôné par la volonté du Divin et qu’il était sans doute préférable pour Majipoor que l’usurpateur conserve mon nom et mon trône, car je n’avais pas vraiment envie d’être roi et que lui pouvait très bien se montrer capable de régner. Deliamber n’était pas d’accord et m’a affirmé qu’il ne pouvait y avoir qu’un seul monarque légalement intronisé, que j’étais ce monarque et que je devais reprendre ma place. « Vous exigez beaucoup de moi », lui ai-je dit. « C’est l’histoire qui exige beaucoup », a-t-il répondu. « L’histoire a demandé aux êtres intelligents, sur des milliers de mondes et depuis des milliers d’années, de choisir entre l’ordre et l’anarchie, entre la création et la destruction, entre la raison et la déraison. » Et il a ajouté : « Il est important, monseigneur, il est fort important de savoir qui doit devenir Coronal et qui ne le doit pas. » Ses paroles sont restées gravées dans ma mémoire et je ne les oublierai jamais.

— Et que lui as-tu répondu ?

— J’ai répondu « oui » et puis j’ai ajouté « peut-être » ? Alors il m’a dit : « Vous allez osciller longtemps entre oui et peut-être, mais oui finira par l’emporter. » C’est bien ce qui s’est passé, j’ai reconquis mon trône et pourtant chaque jour nous nous éloignons davantage de l’ordre, de la création et de la raison, pour nous rapprocher de l’anarchie, de la destruction et de la déraison.

Valentin lança un regard angoissé à Carabella.

— Deliamber avait-il tort ? reprit-il. Est-il vraiment important de savoir qui doit devenir Coronal et qui ne le doit pas ? Je crois être un brave homme et il m’arrive même de penser que je suis un souverain plein de sagesse. Et malgré cela, la planète se disloque, Carabella, en dépit de tous mes efforts ou à cause d’eux, je n’en sais rien. Il eût peut-être été préférable pour tout le monde que je reste un jongleur itinérant.

— Valentin, tu dis des bêtises !

— Crois-tu ?

— Penses-tu vraiment que la récolte de lusavande aurait été belle cette année si tu avais laissé le pouvoir à Dominin Barjazid ? Comment pourrait-on te reprocher la destruction des récoltes ? Ce sont des calamités naturelles dont les causes le sont tout autant et tu trouveras une solution judicieuse car tu es un homme avisé et l’élu du Divin.

— Je suis l’élu des princes du Mont du Château, dit-il. Ce sont des êtres humains, donc faillibles.

— Le Divin choisit le Coronal par leur truchement. Et il ne veut pas que tu sois l’instrument de la destruction de Majipoor. Ces comptes rendus sont inquiétants, mais pas catastrophiques. Tu t’entretiendras avec ta mère dans quelques jours. Elle te réconfortera et chassera la lassitude qui t’affaiblit. Ensuite nous poursuivrons notre route vers Zimroel et tu redresseras la situation.

— Je l’espère, Carabella. Mais…

— Il n’y a pas de mais qui tienne, Valentin ! Je te le répété, j’ai du mal à te reconnaître quand tu es si pessimiste.

Elle tapota la liasse de messages.

— Je ne veux pas minimiser la gravité de ces nouvelles, poursuivit-elle. Mais je crois qu’il est en notre pouvoir de dissiper les ténèbres et que nous le ferons.

— C’est ce que je pense la plupart du temps, dit Valentin en hochant lentement la tête. Mais à d’autres moments…

— Dans ces moments-là, il vaut mieux ne pas penser du tout, coupa Carabella.

On frappa à la porte.

— Parfait, dit-elle. Je suis ravie qu’on nous interrompe, car je suis lasse d’entendre toutes ces lamentations, mon chéri.

Elle fit entrer Talinot Esulde.

— Monseigneur, votre mère la Dame vient d’arriver et elle souhaite vous voir dans la Salle Émeraude, annonça la hiérarque.

— Ma mère est là ? Mais j’avais prévu d’aller au Temple Intérieur demain !

— Elle est venue vous voir, dit Talinot Esulde, le visage impassible.

La Salle Émeraude était un camaïeu vert : murs de serpentine, sol d’onyx, plaques de jade translucides en guise de fenêtres. La Dame se tenait au milieu de la pièce, entre les deux immenses tanigales en pots, couverts de fleurs éclatantes d’un vert métallique, qui en constituaient le seul ornement. Valentin se dirigea vers elle d’un pas vif. Elle tendit les mains vers lui et, quand leurs doigts se rencontrèrent. Il ressentit les pulsations familières des ondes qui émanaient d’elle, cette force sacrée qui, comme l’eau de source captée dans un puits, s’était accumulée en elle au cours de toutes les années passées en contact étroit avec les milliards d’âmes de Majipoor.

Il avait souvent parlé avec elle en rêve, mais cela faisait des années qu’il ne l’avait pas vue et il n’était pas préparé aux changements que le temps avait provoqués en elle. Sa mère était encore belle : les années qui passaient ne pouvaient altérer sa beauté. Mais l’âge avait jeté sur elle un très léger voile, sa chevelure brune avait perdu son brillant, la vivacité de son regard s’était très légèrement atténuée, sa peau semblait être distendue. Pourtant elle avait toujours son port splendide et était vêtue comme à l’accoutumée d’une magnifique robe blanche. Elle avait une fleur derrière l’oreille et le bandeau d’argent, symbole de son pouvoir, ceignait son front. Elle incarnait la grâce et la majesté, la force et la bienveillance.

— Mère ! Enfin !

— Cela fait si longtemps, Valentin ! Tant d’années !

Elle lui effleura le visage, les épaules, les bras. L’attouchement de ses doigts était léger comme une plume, mais il le faisait frissonner, tant le pouvoir était grand en elle. Valentin dut se rappeler qu’elle n’était pas une déesse, mais une simple mortelle, fille de mortels, qu’elle était autrefois l’épouse du Haut Conseiller Damiandane à qui elle avait donné deux fils et qu’il était l’un d’eux, qu’il s’était blotti contre sa poitrine et avait aimé l’écouter chanter doucement, que c’était elle qui nettoyait ses joues boueuses quand il revenait de jouer et qu’elle lui prodiguait sagesse et réconfort quand il venait pleurer dans ses bras. Tout cela était loin : il avait l’impression qu’il s’agissait d’une autre vie. Quand le sceptre du Divin s’était abaissé sur la famille du Haut Conseiller Damiandane et avait élevé Voriax sur le Trône de Confalume, il avait du même coup fait de sa mère la Dame de l’Ile et ni l’un ni l’autre ne furent plus jamais considérés comme de simples mortels, même au sein de leur propre famille. Par la suite, Valentin fut incapable de penser à elle comme à sa mère, car elle avait ceint le bandeau d’argent et était partie dans l’Ile pour y demeurer. Elle partageait désormais avec le monde entier qui la vénérait et avait besoin d’elle le réconfort et la sagesse qu’elle lui avait autrefois dispensés. Et même lorsque le Divin avait choisi Valentin pour remplacer Voriax et qu’à son tour il avait acquis une dimension suprahumaine et était devenu un mythe, il avait conservé sa révérence envers elle, car il n’en avait pas pour lui-même, tout Coronal qu’il fût, et dans son for intérieur il ne pouvait se considérer avec le respect que les autres lui témoignaient ou qu’ils témoignaient à la Dame.

Ils parlèrent de la famille avant d’aborder les questions essentielles. Valentin lui raconta tout ce qu’il savait de sa sœur Galiara, de son frère Sait de Stee, de Divvis, de Mirigant et des filles de Voriax. Elle lui demanda s’il retournait souvent dans la vieille propriété familiale de Halanx, s’il se plaisait au Château et si Carabella et lui étaient toujours aussi amoureux et proches l’un de l’autre. Valentin commença à se détendre et eut presque l’impression d’être devenu un individu normal, quelque petit seigneur du Mont rendant visite à sa mère qui s’était établie sous d’autres climats mais demeurait avide de nouvelles de sa famille. Mais il leur fut impossible d’échapper bien longtemps aux vérités inhérentes à leur position et quand la conversation commença à manquer de naturel et devint languissante, Valentin changea de ton.

— Tu aurais dû respecter l’usage et attendre que je vienne te voir, mère. La Dame ne doit pas descendre du Temple Intérieur pour se rendre aux Sept Murs, ce n’est pas bien.

— L’heure n’est pas aux formalités. Nous sommes bousculés par les événements : il faut prendre des mesures.

— Tu es donc au courant de ce qui se passe à Zimroel ?

— Bien entendu, répondit-elle en portant la main à son bandeau. Ceci me communique les nouvelles de toute la planète à la vitesse de la pensée. Oh, Valentin, quelles tristes circonstances pour nos retrouvailles ! Je m’étais imaginé que pendant ton Périple tu aurais plaisir à venir ici, mais te voilà et je ne sens chez toi que chagrin, doute et appréhension.

— Que vois-tu, mère ? Que va-t-il arriver ?

— Crois-tu que je puisse connaître l’avenir ?

— Tu vois très clairement le présent. Tu viens de dire que tu es au courant de tout ce qui se passe dans le monde.

— Ce que je vois est sombre et inquiétant. Des événements qui dépassent ma compréhension agitent la planète. L’ordre de la société est une fois encore menacé. Et le Coronal est désespéré. Voilà ce que je vois. Pourquoi désespères-tu, Valentin ? Pourquoi as-tu si peur ? Tu es le fils de Damiandane et le frère de Voriax, deux hommes qui ne se laissaient jamais abattre. J’ignore moi aussi le désespoir et je croyais qu’il en allait de même pour toi.

— Depuis mon arrivée sur l’Ile, j’ai appris que le monde est la proie du malheur et que cela ne cesse d’empirer.

— Est-ce une raison pour se décourager ? Cela devrait au contraire accroître ton désir de redresser la situation, comme tu l’as déjà fait une fois.

— C’est le deuxième désastre qui frappe Majipoor depuis que je suis au Château, dit Valentin. Je constate que mon règne a été malheureux et le sera encore plus si les maladies, la famine et les migrations dues à la panique s’aggravent. Je redoute qu’une malédiction pèse sur moi.

Il vit passer un éclair de colère dans les yeux de sa mère et il se rappela de nouveau l’extraordinaire force d’âme, la rigoureuse discipline et l’inflexible sentiment du devoir qui se cachaient sous son apparence de douceur et de bienveillance. Elle était à sa façon aussi combative que la célèbre lady Thiin qui était autrefois montée sur les barricades pour repousser l’invasion des Métamorphes. Sa mère saurait faire preuve de la même bravoure si le besoin s’en faisait sentir. Valentin savait qu’elle ne tolérait pas la moindre faiblesse chez ses fils, ni qu’ils s’apitoient sur eux-mêmes ni se découragent, car ces réactions lui étaient étrangères. À cette pensée, il sentit sa tristesse se dissiper un peu.

— Tu te rends sans raison responsable de cette situation, dit-elle tendrement à son fils. Si une malédiction accable cette planète, et je pense que c’est le cas, elle ne pèse pas sur le noble et vertueux Coronal, mais sur nous tous. Tu n’as pas lieu de te sentir coupable, toi moins que quiconque, Valentin. Tu n’es pas une victime de la fatalité, mais au contraire celui qui est le plus apte à nous en délivrer. Mais pour cela tu dois agir, et vite.

— Quelle est donc cette malédiction ?

— Tu as un bandeau d’argent identique au mien, dit-elle en portant la main à son front. L’as-tu emporté pour ce voyage ?

— Il ne me quitte jamais.

— Va le chercher.

Valentin quitta la pièce et dit quelques mots à Sleet qui attendait derrière la porte. Peu après arriva un serviteur portant l’écrin orné de pierreries qui contenait le bandeau. La Dame lui en avait fait cadeau lors de son premier pèlerinage sur l’Ile, pendant ses années d’exil. Grâce à lui, il était entré en communication avec l’esprit de sa mère et avait eu la confirmation définitive que l’humble jongleur de Pidruid et lord Valentin de Majipoor ne faisaient qu’une seule et même personne. Avec l’aide du bandeau et de sa mère, les souvenirs lui étaient revenus. La hiérarque Lorivade lui avait ensuite appris comment s’en servir pour entrer en transe et communiquer avec d’autres esprits. Il n’en avait guère fait usage depuis sa restauration, car le bandeau était un attribut de la Dame et non du Coronal, et il ne convenait pas qu’une Puissance de Majipoor empiète sur le domaine d’une autre. Il ceignit son front du mince cercle de métal tandis que la Dame, comme elle l’avait fait autrefois sur cette même Ile, débouchait à son intention un flacon de vin des rêves, le breuvage sombre, à la fois doux et poivré contenant la drogue qui ouvrait les esprits. Valentin en vida le contenu d’un trait et sa mère fit de même avec un autre flacon. Puis ils attendirent quelques instants que le vin des rêves fasse effet. Il se laissa glisser dans l’état de transe qui lui procurait une totale réceptivité. La Dame lui prit les mains et entrecroisa fermement leurs doigts pour que le contact soit complet. L’esprit de Valentin fut assailli d’images et de sensations qui l’étourdirent, bien que le choc ne fût pas nouveau pour lui.

C’était ce que la Dame pratiquait chaque jour depuis de nombreuses années quand ses acolytes et elles projetaient leur esprit à travers la planète à la recherche de ceux qui avaient besoin de leur aide.

Il ne vit aucun esprit individuel : le monde était beaucoup trop vaste et peuplé pour permettre une telle précision sauf au prix d’une concentration très intense. Tandis qu’il flottait comme un souffle chaud, il perçut des sensations éparses : inquiétude, peur, honte, sentiment de culpabilité, une brusque zone de folie, une vaste nappe grise de désespoir. Il se laissa descendre et vit la texture des âmes, crêtes noires parsemées de filaments écarlates, pointes déchiquetées, étendues accidentées de tissu dense. Il reprit de la hauteur et accéda à des royaumes d’où émanaient les pulsations lentes d’une torpeur due à l’isolement ; il tournoya au-dessus de scintillants champs de neige de l’esprit et de prairies dont chaque brin d’herbe brillait d’une insoutenable beauté. Et il vit les lieux des fléaux, les lieux de famine et ceux où le chaos était roi. Il perçut la terreur qui s’élevait comme un vent chaud et sec des grandes cités ; il perçut une force qui vibrait dans les mers avec de graves résonances de tambour ; il perçut avec acuité l’approche d’une menace, d’un désastre imminent. Valentin vit qu’un poids insupportable s’était abattu sur le monde et l’écrasait en augmentant progressivement d’intensité, comme un poing se refermant petit à petit.

Il avait perçu tout cela en suivant sa bienheureuse mère la Dame qui le guidait et sans laquelle il se fût peut-être consumé dans l’intensité de la passion qui émanait du puits de la conscience universelle. Mais elle demeura à ses côtés, le soulevant aisément à travers les passages les plus menaçants et l’entraînant jusqu’au seuil de la compréhension qui se dressa devant lui telle l’immense Porte Dekkeret de Normork, la plus imposante de toutes les portes qui n’est fermée que lorsque le monde est en péril et qui domine et écrase tous ceux qui s’en approchent. Mais quand il atteignit ce seuil, il était seul et il le franchit sans aide.

De l’autre côté, il n’y avait que de la musique, une musique rendue visible, des sonorités ténues et tremblotantes qui s’élançaient au-dessus de l’abîme comme une fragile passerelle. Il s’engagea dessus et vit les nappes sonores éclatantes qui coloraient le flot de substance coulant en contrebas, le jaillissement vif de pulsations cadencées au-dessus de lui et la suite infinie d’arcs chantants rouges, pourpres et verts reculant jusqu’à l’horizon. Puis tout cela céda la place à un son unique et formidable, d’une force insoutenable, un son aveugle et monstrueux qui embrassa toutes les mélodies, se mit à rouler sur l’univers et à l’écraser impitoyablement. Et Valentin comprit.

Il ouvrit les yeux. Sa mère la Dame se tenait immobile près des tanigales en pot et le regardait en souriant comme elle l’avait peut-être fait en se penchant sur lui du temps où il dormait dans son berceau. Elle lui enleva le bandeau du front et le replaça dans l’écrin orné de pierreries.

— Alors tu as vu ? demanda-t-elle.

— C’est bien ce que je pensais depuis longtemps, dit Valentin. Ce qui se passe à Zimroel n’est pas un effet du hasard. Il s’agit bien d’une malédiction qui pèse sur nous tous et cela depuis des milliers d’années. Deliamber, mon sorcier Vroon, m’a dit un jour que nous avons vécu très longtemps sur Majipoor sans payer le moindre tribut pour le péché originel des conquérants. Il a ajouté que les intérêts se sont accumulés. Et maintenant on nous présente la note à régler. C’est le début de notre châtiment, de notre humiliation, le paiement de l’addition.

— C’est bien cela, dit la Dame.

— Est-ce le Divin en personne que nous avons vu tenir fermement le monde dans ses mains et resserrer son étreinte, mère ? Et ce terrible bruit que j’ai entendu venait-il aussi de Lui ?

— Nous avons chacun eu nos propres images, Valentin. Moi j’ai vu d’autres choses. On ne peut réduire le Divin à une image concrète. Mais je pense que tu as perçu l’essence de la question.

— La grâce du Divin nous a été retirée.

— Oui, mais ce n’est pas irrémédiable.

— Es-tu certaine qu’il n’est pas déjà trop tard ?

— J’en suis persuadée, Valentin.

Il garda le silence quelques instants.

— Soit. Je sais ce qu’il convient de faire et je le ferai. Il est bien que je comprenne tout cela aux Sept Murs que lady Thiin fit construire en l’honneur de son fils après qu’il eut écrasé les Métamorphes ! Mère, me feras-tu bâtir un bâtiment comme celui-ci quand j’aurais réussi à détruire l’ouvrage de lord Stiamot ?

10

— Encore une fois, dit Hissune en faisant volte-face devant Alsimir et l’autre chevalier-initié. Les deux en même temps maintenant.

— Tous les deux ? demanda Alsimir.

— Oui. Et si vous me ménagez, je vous garantis que vous serez assignés au balayage des écuries pendant un mois.

— Comment peux-tu te battre contre nous deux, Hissune ?

— Je ne sais pas si je le peux. C’est ce que j’ai besoin de découvrir. Approchez et nous verrons bien.

Il ruisselait de sueur et son cœur battait la chamade, mais son corps était souple et répondait docilement. Il passait au moins une heure par jour dans le gymnase aménagé dans l’aile est du Château, quelle que fût l’urgence de ses responsabilités.

Hissune trouvait essentiel de fortifier et de développer son corps, d’acquérir de l’endurance et d’accroître son agilité déjà considérable. Sinon il semblait évident qu’il serait très désavantagé pour réaliser ses ambitions. Les princes du Mont du Château étaient en général des athlètes et avaient le culte de l’exercice physique, se mettant continuellement à l’épreuve : course de monture, joutes, course à pied, lutte, chasse, toutes ces anciennes et simples distractions auxquelles Hissune n’avait jamais eu l’occasion ni l’envie de s’adonner quand il vivait au Labyrinthe. Maintenant que lord Valentin l’avait introduit parmi ces hommes vigoureux et énergiques, il savait qu’il devait les affronter sur leur propre terrain s’il voulait conquérir durablement une place dans leur société.

Il lui serait bien entendu impossible de transformer sa frêle charpente pour réussir à égaler la solide musculature d’un Stasilaine, d’un Elidath ou d’un Divvis. Ils étaient grands et forts et lui ne le serait jamais. Mais il pourrait se distinguer dans un autre domaine. Par exemple à ce jeu de bâton dont il n’avait pas entendu parler un an auparavant et auquel maintenant, après de nombreuses heures de pratique, il était en passe de devenir un maître. Il faisait appel à la vivacité du regard et des gestes, plutôt qu’à une grande force physique, et par conséquent c’était en quelque sorte une illustration de son approche de la vie.

— Prêt, lança-t-il.

Il était à moitié accroupi, bien en appui sur les deux pieds, attentif et souple, tenant à deux mains, les bras à moitié tendus, son bâton, une branche de nyctaflore, un bois léger, munie à une extrémité d’une poignée en vannerie. Ses yeux allaient d’un adversaire à l’autre. Tous deux étaient plus grands que lui, Alsimir de cinq à six centimètres et son ami Stimion de beaucoup plus. Mais Hissune était plus vif. Aucun d’eux ne l’avait effleuré une seule fois de son bâton de toute la matinée. Mais affronter les deux hommes en même temps, c’était une autre paire de manches.

— Assaut ! cria Alsimir. En garde !

Ils s’approchèrent de lui en levant leur bâton en position d’attaque.

Hissune inspira profondément et se concentra pour construire autour de lui une zone de défense sphérique, infranchissable, impénétrable, un espace blindé. C’était purement imaginaire, mais cela ne faisait rien. Thani, son professeur, lui avait montré qu’en conservant sa zone de défense comme s’il s’agissait d’un mur d’acier, rien ne pourrait l’entamer. Le secret résidait dans l’intensité de la concentration.

Comme Hissune s’y attendait, Alsimir attaqua une fraction de seconde avant Stimion. Le bâton d’Alsimir s’éleva très haut, effleura le quadrant nord-ouest de la défense de Hissune, puis feinta pour toucher plus bas. Comme il s’approchait du périmètre de sa zone de défense, Hissune leva son propre bâton d’un geste vif du poignet et para énergiquement le coup d’Alsimir. Prolongeant son mouvement vers la droite – comme il l’avait déjà calculé sans en être conscient – il affronta l’assaut de Stimion déclenché un soupçon plus tard.

Hissune entendit le crissement des deux morceaux de bois glissant l’un contre l’autre tandis qu’il faisait remonter son bâton jusqu’au milieu de celui de Stimion ; puis il pivota, laissant le jeune homme frapper dans le vide, entraîné par son élan. Tout se passa très vite. Poussant un grognement de surprise, Stimion se retrouva à l’endroit où s’était tenu Hissune qui le frappa légèrement sur le dos et pivota derechef pour faire face à Alsimir. Celui-ci leva son bâton et porta une seconde attaque à l’intérieur. Hissune la contra facilement et répliqua par un coup qu’Alsimir para avec une telle vigueur que les vibrations de l’impact remontèrent jusqu’au coude de Hissune. Mais il se remit très vite, esquiva le coup suivant d’Alsimir et fit un bond de côté pour éviter le bâton de Stimion.

Ils étaient maintenant disposés d’une manière différente, Stimion et Alsimir de chaque côté de Hissune et non plus en face de lui. Ils vont sûrement essayer d’attaquer simultanément, songea-t-il. Il ne pouvait pas les laisser faire.

Thani lui avait dit ceci : le temps doit toujours être à ton service, jamais l’inverse. Si tu n’en as pas suffisamment, divise chaque moment en instants plus brefs et tu auras alors assez de temps pour tout faire.

Il avait raison. Hissune savait que rien n’est vraiment simultané.

Comme il s’était entraîné à le faire pendant des mois, il passa au mode de perception fractionnée du temps que Thani lui avait inculqué : divisant chaque seconde en dix dixièmes, il demeura successivement dans chacune de ces fractions de temps de la même manière que l’on peut passer dix nuits successives dans des cavernes différentes pendant la traversée d’un désert. Sa perception s’en trouva profondément modifiée. Il vit Stimion effectuer une suite de mouvements saccadés, se démenant comme une sorte d’automate rudimentaire pour lever son bâton et lui porter un coup. Sans le moindre effort, Hissune se glissa dans l’intervalle entre deux fractions de temps et écarta le bâton de Stimion. Alsimir avait déjà déclenché son attaque, mais Hissune eut amplement le temps de se mettre hors de sa portée et quand le bras d’Alsimir fut en pleine extension, Hissune le frappa légèrement avec sa propre arme, juste au-dessus du coude.

Revenant au mode de perception normale du temps, Hissune se retourna pour faire face à Stimion qui était en train de lancer une nouvelle attaque. Au lieu de s’apprêter à parer le coup, Hissune choisit de s’avancer et il passa sous la garde de Stimion qui ne s’y attendait pas. Dans cette position, il releva son bâton, touchant de nouveau Alsimir, et pivota pour frapper de l’extrémité de son arme Stimion qui tournoyait, désorienté.

— Touche et double touche ! cria Hissune. Match !

— Comment as-tu fait ? demanda Alsimir en lançant son bâton par terre.

Hissune éclata de rire.

— Je n’en ai pas la moindre idée, reconnut-il. Mais je regrette que Thani n’ait pas été là pour le voir !

Il se laissa tomber à genoux et laissa couler la sueur de son front sur les tapis. Il était conscient d’avoir fait une étonnante démonstration d’adresse. Jamais encore il ne s’était battu aussi bien. Était-ce un hasard, un moment de chance ? Ou avait-il vraiment atteint un nouveau degré d’accomplissement ? Il se remémora lord Valentin parlant de la jonglerie à laquelle il avait été amené de façon tout à fait fortuite, simplement pour gagner sa vie, du temps où il menait une existence errante sur Zimroel. Le Coronal avait expliqué que son expérience de jongleur lui avait appris à concentrer ses facultés mentales. Lord Valentin était même allé jusqu’à prétendre qu’il n’aurait peut-être pas été capable de reconquérir son trône sans la discipline de l’esprit que lui avait imposée la maîtrise de cet art. Hissune savait qu’il ne pouvait se lancer dans la jonglerie – cela constituerait une flatterie bien trop flagrante, une imitation trop évidente – mais il commençait à entrevoir la possibilité de parvenir à la même discipline en maniant le bâton. La performance qu’il venait d’accomplir lui avait ouvert d’extraordinaires perspectives dans le domaine de la perception et de l’accomplissement. Il se demanda s’il serait capable de la renouveler. Il releva la tête.

— Voulez-vous faire un autre assaut ? demanda-t-il. À deux contre un.

— Cela ne t’arrive jamais d’être fatigué ? demanda Stimion.

— Si, bien sûr. Mais ce n’est pas une raison pour s’arrêter.

Il se remit en position d’attente. Encore un quart d’heure, se dit-il. Ensuite une baignade, puis j’irai travailler un peu à la Cour Pinitor, et après…

— Alors ? Allez-y !

— Cela n’a pas de sens, dit Alsimir en secouant la tête. Tu deviens trop fort pour nous.

— Allez-y ! répéta Hissune. Prêt !

Alsimir prit à contrecœur sa position et fit signe à Stimion de l’imiter. Mais au moment où les trois hommes étaient prêts, ayant atteint le degré requis d’équilibre du corps et de l’esprit, un gardien du gymnase apparut au balcon situé au-dessus d’eux et appela Hissune.

— Un message du régent Elidath pour le prince, dit-il. Le prince Hissune est prié de se présenter immédiatement au régent dans le bureau du Coronal.

— Une autre fois alors ? dit Hissune à Alsimir et Stimion.

Il s’habilla rapidement et s’engagea dans le dédale inextricable du Château, coupant à travers des cours et des avenues, passant devant le parapet de lord Ossier d’où l’on avait une vue sidérante sur les pentes du Mont du Château et l’Observatoire de Kinniken, traversant le salon de musique de lord Prankipin, la serre de lord Confalume et des dizaines d’autres constructions et dépendances accrochées comme des tentacules au cœur du Château. Il parvint enfin au secteur central où se trouvaient les bureaux du gouvernement. On le fit entrer dans la suite spacieuse où travaillait le Coronal et qu’occupait pour le moment le Haut Conseiller Elidath pendant l’absence prolongée de lord Valentin.

Il trouva le régent en train de faire nerveusement les cent pas devant la carte en relief de la planète en face du bureau de lord Valentin. Il y avait aussi Stasilaine, assis à la table du conseil, il avait une mine sinistre et salua Hissune d’un bref hochement de tête. Elidath lui fit signe de prendre place à côté de lui d’une manière brusque et préoccupée. Divvis arriva quelques instants plus tard, en tenue d’apparat avec bijoux oculaires et masque de plume comme s’il avait été convoqué au moment où il se rendait à quelque cérémonie officielle.

Hissune sentit une vive inquiétude l’envahir. Quelle raison pouvait avoir Elidath de les réunir si soudainement et d’une façon si irrégulière ? Et pourquoi ce comité restreint choisi parmi tous les princes ? Elidath, Stasilaine, Divvis – certainement les trois principaux candidats à la succession de lord Valentin, les plus proches du pouvoir. Il s’est produit un événement capital, songea Hissune. Le vieux Pontife avait peut-être fini par mourir. À moins que le Coronal…

Pourvu que ce soit Tyeveras, pria Hissune. Pourvu que ce soit Tyeveras !

— Très bien, dit Elidath. Tout le monde est là : nous pouvons commencer.

— Que se passe-t-il, Elidath ? demanda Divvis avec un sourire contraint. Quelqu’un a-t-il vu un milufta à deux têtes volant vers le nord ?

— Si tu veux parler de mauvais présages, alors la réponse est oui, dit Elidath d’un air maussade.

— Qu’est-il arrivé ? demanda Stasilaine.

Elidath tapota une pile de documents posés sur le bureau.

— Deux nouveaux faits d’importance, commença-t-il. Tout d’abord, les derniers rapports provenant de l’ouest de Zimroel montrent que la situation est beaucoup plus grave que ce que nous pensions. Toute la région de la vallée de Dulorn est apparemment touchée, des environs de Mazadone jusqu’à un point situé quelque part à l’ouest de Dulorn et le mal se répand. Les cultures continuent à mourir de maladies mystérieuses, il y a une terrible pénurie d’aliments de base et des centaines de milliers de gens, des millions peut-être, ont commencé à se diriger vers la côte. Les fonctionnaires locaux font de leur mieux pour réquisitionner des vivres dans les régions épargnées – il semble n’y avoir encore aucun problème autour de Til-omon et de Narabal ; Ni-moya et Khyntor ne souffrent pas trop de la pénurie des produits de la terre – mais les distances sont tellement grandes et la crise si inattendue que l’on n’a pas fait grand-chose jusqu’à présent. Il y a aussi le problème d’un nouveau culte qui a vu le jour là-bas, une histoire de vénération des dragons de mer…

— Comment ? s’écria Stasilaine, le visage empourpré par la surprise.

— C’est insensé, je le sais, dit Elidath. Mais d’après les rapports, le bruit court que les dragons sont des sortes de dieux et qu’ils ont décidé que la fin du monde est proche, ou une autre idiotie de ce genre, et que…

— Il ne s’agit pas d’un nouveau culte, dit posément Hissune.

Les trois hommes se tournèrent vers lui.

— Vous savez quelque chose à ce sujet ? demanda Divvis.

Hissune acquiesça de la tête.

— J’en entendais parler de temps en temps quand je vivais dans le Labyrinthe. Cela a toujours été quelque chose de secret, de flou, très vague, et à ma connaissance de jamais pris véritablement au sérieux. Cette croyance reste limitée aux couches populaires, des choses qui se murmurent dans le dos des riches. J’avais quelques amis qui connaissaient un peu le sujet, peut-être plus qu’un peu, mais je n’ai jamais été mêlé à ces pratiques. Je me souviens d’en avoir parlé un jour à ma mère, il y a longtemps, elle m’a dit que c’était absurde et dangereux, que je ferais mieux de ne pas m’en occuper et je l’ai écoutée. Je crois que cette croyance a commencé parmi les Lii, il y a très longtemps et s’est petit à petit propagée dans le peuple d’une manière clandestine. Je suppose qu’elle resurgit maintenant à cause de tous ces problèmes.

— Et en quoi consiste cette croyance ? demanda Stasilaine.

— En gros, ce qu’a dit Elidath : les dragons viendront un jour sur terre, prendront en main le gouvernement et feront cesser la misère et la souffrance.

— Quelle misère ? Quelle souffrance ? fit Divvis. Je ne sache pas qu’il y ait beaucoup de misère et de souffrance sur notre planète, à moins que vous ne fassiez allusion aux lamentations et aux revendications des Changeformes, mais ils…

— Croyez-vous que tout le monde mène la vie qui est la nôtre au Mont du Château ? demanda Hissune.

— Je crois que personne n’est dans le besoin, que tout un chacun a ce qu’il lui faut, que nous sommes heureux et prospères, que…

— Tout cela est vrai, Divvis. Pourtant il y a ceux qui vivent dans des châteaux et ceux qui balaient le crottin des montures sur les routes. Il y a ceux qui possèdent d’immenses propriétés et ceux qui mendient dans les rues. Il y a…

— Épargnez-moi la suite. Je n’ai pas besoin de vos leçons sur l’injustice sociale.

— Pardonnez-moi de vous ennuyer, dit Hissune d’un ton brusque. Je pensais que vous vouliez savoir pourquoi certains attendent que les rois des eaux les délivrent de la souffrance et des privations.

— Les rois des eaux ? dit Elidath.

— Les dragons de mer. C’est le nom que leur donnent ceux qui les vénèrent.

— Très bien, dit Stasilaine. Il y a la famine à Zimroel et une inquiétante religion se répand dans le peuple. Tu parlais de deux nouveaux faits d’importance. Étaient-ce ceux-là ?

— Non, répondit Elidath en secouant la tête, ce ne sont que deux aspects du même problème. Le second concerne lord Valentin. Je tiens la nouvelle de Tunigorn qui est bouleversé. Il dit que le Coronal a eu une sorte de révélation pendant la visite qu’il faisait à sa mère sur l’Ile et qu’il est entré dans un état de grande exaltation, vraiment très étrange, dans lequel il semble avoir des réactions totalement imprévisibles ou presque.

— Quel genre de révélation ? demanda Stasilaine. Es-tu au courant ?

— Pendant qu’il était en transe sous la conduite de la Dame, il a eu une vision lui montrant que les maladies dont souffrent les cultures de Zimroel sont dues au courroux du Divin.

— Qui pourrait en douter ? s’exclama Stasilaine. Mais je ne vois pas le…

— D’après Tunigorn, Valentin est maintenant persuadé que les maladies et la famine – dont nous savons qu’elles sont beaucoup plus graves que ne le laissaient supposer les premiers rapports – sont d’origine proprement surnaturelle…

Secouant lentement la tête, Divvis laissa échapper un rire moqueur.

— … d’origine proprement surnaturelle, répéta Elidath, et qu’il s’agit en fait d’un châtiment infligé par le Divin pour les mauvais traitements que nous réservons aux Métamorphes depuis des siècles.

— Mais il n’y a là rien de nouveau, dit Stasilaine. Cela fait des années qu’il le dit.

— Mais si, il y a du nouveau, répliqua Elidath. Tunigorn m’a confié que depuis le jour de la révélation, Valentin reste seul la plupart du temps, ne voyant que la Dame et Carabella, parfois Deliamber ou Tisana, l’interprète des rêves. Sleet et Tunigorn ont tous deux du mal à l’approcher et quand ils y parviennent, ce n’est que pour parler des affaires courantes. Tunigorn dit qu’il semble enflammé par une nouvelle idée grandiose, un projet extraordinaire qu’il ne veut pas leur dévoiler.

— Cela ne ressemble pas au Valentin que je connais, dit Stasilaine d’un ton lugubre. On peut penser ce qu’on veut de lui, mais il n’est pas irrationnel. On dirait qu’une sorte de fièvre s’est emparée de lui.

— Ou qu’il s’agit d’une nouvelle substitution, dit Divvis.

— Que redoute Tunigorn ? demanda Hissune.

— Il ne sait pas, répondit Elidath avec un haussement d’épaules. Il a l’impression que Valentin couve un projet très étrange auquel Sleet et lui s’opposeraient probablement. Mais il ne m’a donné aucun indice.

Elidath se dirigea vers le planisphère et tapota la sphère rouge et brillante qui indiquait l’endroit où se trouvait le Coronal.

— Valentin est encore sur l’Ile mais il ne va pas tarder à appareiller pour le continent. Il abordera à Piliplok et de là il doit remonter le Zimr jusqu’à Ni-moya, puis poursuivre le Périple dans les régions occidentales frappées par la famine. Mais Tunigorn le soupçonne d’avoir changé d’avis et d’être obsédé par l’idée que nous subissons la vengeance divine. Selon lui, il pourrait être en train de préparer une manifestation spirituelle, un jeûne, un pèlerinage, une restructuration de la société à l’opposé des valeurs purement temporelles…

— Pourrait-il avoir part à ce culte des dragons de mer ? demanda Stasilaine.

— Je ne sais pas, répondit Elidath. Tout est possible. Je peux seulement vous dire que Tunigorn semblait fort préoccupé et qu’il m’a pressé de rejoindre au plus vite le Coronal, dans l’espoir que je pourrai l’empêcher de commettre une imprudence. Je crois que je pourrais réussir là où d’autres, même Tunigorn, échoueraient.

— Comment ? s’écria Divvis. Il est à des milliers de kilomètres d’ici ! Comment pourrais-tu…

— Je pars dans deux heures, dit Elidath. Des flotteurs rapides me transporteront en se relayant le long de la vallée du Glayge jusqu’à Treymone où j’ai réquisitionné un croiseur qui m’emmènera à Zimroel par la route du Sud et l’archipel de Rodamaunt. Pendant ce temps, Tunigorn essaiera de retarder le départ de Valentin aussi longtemps que possible et s’il peut obtenir le concours de l’Amiral Asenhart, il veillera à ce que la traversée de l’Ile à Piliplok se fasse lentement. Avec un peu de chance, je devrais pouvoir atteindre Piliplok une semaine environ après Valentin et il ne sera peut-être pas trop tard pour le ramener à la raison.

— Jamais tu n’arriveras à temps, dit Divvis. Il sera à mi-chemin de Ni-moya avant que tu aies traversé la Mer Intérieure.

— Je dois essayer, dit Elidath. Je n’ai pas le choix. Si vous saviez combien Tunigorn est inquiet, comme il craint que Valentin soit sur le point de s’engager dans une voie aussi périlleuse que déraisonnable.

— Et le gouvernement ? demanda Stasilaine d’une voix douce. Y as-tu pensé ? Tu es le régent, Elidath. Nous n’avons pas de Pontife, tu nous apprends que le Coronal est devenu une sorte de fou visionnaire et maintenant tu te proposes de laisser l’État sans chef ?

— Dans le cas où un régent est obligé de s’absenter du Château, dit Elidath, il est en son pouvoir de nommer un conseil de régence pour traiter les affaires qui sont de la compétence du Coronal. C’est ce que j’ai l’intention de faire.

— Et les membres de ce conseil ? demanda Divvis.

— Il y en aura trois. Toi, Divvis. Toi aussi, Stasilaine. Et Hissune.

Abasourdi, Hissune se redressa sur son siège.

Moi ! s’exclama-t-il.

— J’avoue qu’au début je n’ai pas compris pourquoi lord Valentin avait choisi d’anoblir quelqu’un du Labyrinthe, un homme aussi jeune promu si vite près du pouvoir, dit Elidath en souriant. Mais petit à petit son dessein m’est apparu clairement, tandis que cette crise s’abattait sur nous. Ici, sur le Mont du Château, nous avons perdu le contact avec les réalités de Majipoor. Nous sommes restés sur nos sommets et à notre insu des mystères ont pris naissance autour de nous. Divvis, je t’ai entendu dire que tu croyais tout le monde heureux sur notre planète, à l’exception peut-être des Métamorphes, et je reconnais que c’était aussi mon opinion. Et pourtant il semble qu’une nouvelle religion ait vu le jour parmi les mécontents et que nous l’ignorions. Et maintenant une armée d’affamés marche sur Pidruid pour adorer d’étranges divinités.

Il regarda Hissune.

— Ce sont des choses que vous savez, Hissune, et qu’il nous faut apprendre. Pendant les mois que durera mon absence, vous siégerez auprès de Divvis et de Stasilaine – et je suis sûr que vous serez de bon conseil. Qu’en dis-tu, Stasilaine ?

— Je pense que tu as fait un choix judicieux.

— Et toi, Divvis ?

Le visage de Divvis frémissait sous l’effet d’une rage difficilement contenue.

— Que puis-je dire ? C’est toi qui détiens le pouvoir. Tu as fait ton choix. Je dois m’y soumettre, n’est-ce pas ?

Il se leva avec raideur et tendit la main à Hissune.

— Mes félicitations, prince, dit-il. Vous vous êtes bien débrouillé en très peu de temps.

Hissune affronta posément le regard froid de Divvis.

— Je suis impatient de siéger au conseil en votre compagnie, seigneur Divvis, dit Hissune d’un ton cérémonieux. Votre sagesse sera un exemple pour moi.

Et il prit la main de Divvis.

La réponse que Divvis avait eu l’intention de faire sembla se coincer dans sa gorge. Il dégagea lentement sa main de celle de Hissune, lui lança un regard noir et quitta la pièce d’un pas raide.

11

Le vent venait du sud, il était chaud et fort, le genre de vent que les capitaines de dragonniers appelaient « le Message », parce qu’il soufflait du continent aride de Suvrael où le Roi des Rêves avait sa tanière. C’était un vent qui desséchait l’âme et flétrissait le cœur, mais Valentin n’en avait cure. Il avait l’esprit ailleurs, songeait au travail qui l’attendait et restait des heures d’affilée sur le pont du Lady Thiin, guettant à l’horizon le premier signe de l’approche du continent et ne s’occupant pas des rafales cinglantes et torrides qui sifflaient autour de lui.

La traversée de l’Ile à Zimroel commençait à lui sembler interminable. Asenhart avait allégué une mer trop calme et des vents contraires, la nécessité de prendre une route plus au sud et d’autres problèmes du même genre. N’étant pas marin, Valentin ne pouvait pas discuter ces décisions, mais son impatience grandissait de jour en jour et le continent occidental ne se rapprochait pas. À plusieurs reprises, ils avaient été obligés de changer de cap pour éviter des troupes de dragons de mer, car de ce côté de l’Ile les eaux en regorgeaient. Certains des marins Skandar affirmaient que c’était la plus importante migration depuis cinq mille ans. Que ce fût ou non la vérité, ils étaient assurément nombreux et terrifiants : Valentin n’avait rien vu de tel lors de sa précédente traversée de la Mer Intérieure qui datait de nombreuses années, ce néfaste voyage durant lequel un dragon géant avait enfoncé la coque du Brangalyn du capitaine Gorzval.

Les dragons se déplaçaient généralement par troupes de trente à cinquante individus à plusieurs jours d’intervalle l’une de l’autre. Mais on voyait de temps en temps un énorme dragon solitaire, un vrai roi, nager résolument et avancer sans se presser, comme plongé dans une profonde méditation. Puis au bout d’un certain temps il n’y eut plus de dragons en vue, ni grands ni petits, le vent redoubla de violence et la flotte se hâta vers le port de Piliplok.

Et un beau matin des cris parvinrent du pont supérieur.

— Piliplok ! Piliplok !

L’immense port apparut brusquement, splendide et éblouissant malgré son aspect austère, dominant de son haut promontoire la rive droite du Zimr à son embouchure. À cet endroit où le fleuve était extrêmement large et où le limon qu’il avait charrié depuis le cœur du continent laissait une tache sombre sur des centaines de kilomètres de mer, s’élevait une ville de onze millions d’âmes construite d’après un plan rigoureux où des rues en arc de cercle coupaient les grands axes rayonnant à partir du front de mer. Valentin songea que ce n’était pas une ville facile à aimer malgré toute la beauté de son vaste port. Tandis qu’il le regardait, il s’aperçut que Zalzan Kavol, son compagnon Skandar natif de Piliplok, contemplait sa patrie avec une expression de joie et d’admiration sur son visage dur.

— Les dragonniers arrivent ! cria quelqu’un quand le Lady Thiin s’approcha du rivage. Regardez, la flotte doit être au complet !

— Oh, Valentin, que c’est joli ! dit doucement Carabella qui se tenait près de lui.

C’était joli en effet. Jusqu’à présent, Valentin n’avait jamais trouvé la moindre beauté aux navires à bord desquels les marins de Piliplok partaient pêcher les dragons. C’étaient de sinistres bâtiments à la coque rebondie, grotesquement décorés de figures de proue hideuses, de menaçantes queues hérissées de pointes, de rangées de dents blanches et d’yeux rouge et jaune aux couleurs criardes peintes le long des flancs. Pris un par un, ils étaient seulement barbares et repoussants. Pourtant au milieu d’une flotte de cette taille – il semblait que tous les dragonniers de Piliplok étaient venus accueillir l’arrivée du Coronal – ils n’étaient pas dépourvus d’une certaine beauté. Le long de la ligne d’horizon leurs voiles noires rayées de rouge se gonflaient au vent comme des drapeaux de fête.

En s’approchant, ils se déployèrent autour de la flotte royale, sans doute une formation soigneusement préparée, et hissèrent le grand pavois aux couleurs du Coronal. Des cris rauques s’élevèrent : « Valentin ! Lord Valentin ! Vive lord Valentin ! » Le son des tambours et des trompettes, des sistirons et des galistanes, se propageait sur l’eau et leur parvenait amorti et confus, mais néanmoins joyeux et touchant.

Voilà un accueil très différent de celui que j’ai eu lors de ma dernière visite à Piliplok, songea Valentin avec une ironie désabusée. Zalzan Kavol et toute la troupe de jongleurs avaient fait le tour des dragonniers, essayant en vain de louer un bâtiment pour les emmener à l’Ile du Sommeil, et ils avaient fini par payer leur voyage à bord d’un petit dragonnier, un rafiot en piteux état qui attirait le malheur. Mais bien des choses avaient changé depuis.

Le plus gros dragonnier s’approcha du Lady Thiin et mit à la mer un canot transportant une Skandar et deux humains. Quand la chaloupe fut contre le flanc du navire amiral, on fit descendre une nacelle pour faire monter les passagers sur le pont, mais les humains restèrent à leurs avirons, et seule la Skandar monta à bord.

C’était une vieille femme tannée à l’air dur. Il lui manquait deux de ses puissantes incisives et sa fourrure était terne et grisâtre.

— Je m’appelle Guidrag, dit-elle.

Au bout de quelques instants, Valentin se souvint d’elle : c’était le patron de pêche le plus vieux et le plus respecté, un de ceux qui avaient refusé d’accepter les jongleurs comme passagers ; mais elle l’avait fait gentiment et les avait envoyés au capitaine Gorzval, le patron du Brangalyn. Il se demanda si elle se souvenait de lui : très probablement pas. Valentin avait depuis longtemps découvert que celui qui porte la robe de Coronal tend à devenir invisible.

Guidrag prononça un discours de bienvenue simple mais éloquent au nom de tous ses camarades de bord et ses collègues les pêcheurs de dragons, puis elle offrit à Valentin un collier finement ouvragé d’os de dragons de mer imbriqués. Il la remercia pour la grande parade navale et lui demanda pourquoi la flotte de dragonniers restait au port de Piliplok au lieu de gagner la haute mer. Elle répondit que cette année-là, les dragons avaient longé la côte en si grand nombre que les quotas légaux avaient été remplis dès les premières semaines de pêche. La saison s’était achevée presque dès son commencement.

— Ce fut une étrange année, dit Guidrag. Et je crains que l’avenir nous réserve encore des surprises.

Les dragonniers escortèrent la flotte royale jusqu’au port. Le navire amiral accosta la jetée Malibor, au milieu du port, où les attendait un groupe venu les accueillir : le duc de la province accompagné d’une suite nombreuse, le maire de la ville et des fonctionnaires en aussi grand nombre ainsi qu’une délégation de patrons de pêche. Valentin se prêta aux cérémonies et aux rites d’accueil comme quelqu’un rêvant qu’il est éveillé. Il répondit gravement et courtoisement, chaque fois au moment opportun, se conduisit avec assurance et sérénité, mais il avait l’impression d’évoluer au milieu d’une foule de fantômes.

La route qui menait du port à l’hôtel de ville où Valentin devait loger était bordée de grosses cordes rouges destinées à contenir la foule et des gardes étaient postés tout le long du trajet que Valentin fit dans un flotteur découvert, Carabella à ses côtés. Il se dit qu’il n’avait jamais entendu de telles acclamations, un tonnerre d’ovations continuel et incompréhensible dont l’ampleur le distrayait momentanément de ses préoccupations. Mais le répit ne fut que de courte durée, car dès qu’il fut installé dans ses appartements, il demanda qu’on lui apporte les derniers messages et les nouvelles étaient uniformément mauvaises.

Il apprit que le charbon de la lusavande s’était étendu aux provinces jusqu’alors épargnées par la quarantaine. Cette année, la récolte de stajja serait réduite de moitié par rapport à la normale. Un animal nuisible appelé verdefer, que l’on croyait disparu depuis longtemps, avait envahi des régions où l’on cultivait le thuyol, importante plante fourragère, ce qui, à longue échéance, menacerait l’approvisionnement en viande. Un champignon s’attaquant au raisin avait causé de gros dégâts aux fruits verts dans les vignobles de Khyntor et de Ni-moya. Toute l’agriculture de Zimroel était maintenant la proie d’une dévastation, à l’exception du lointain Sud-Ouest tropical, autour de la cité de Narabal.

Valentin avait montré les rapports à Y-Uulisaan.

— On ne peut plus rien faire maintenant, monseigneur, avait dit l’expert d’un ton grave. Ce sont des catastrophes écologiques imbriquées. Le ravitaillement de Zimroel va être totalement coupé.

— Mais il y a huit milliards d’habitants à Zimroel !

— Je sais. Et quand ces maladies atteindront Alhanroel…

— Vous croyez que c’est possible ? demanda Valentin en frissonnant.

— C’est inéluctable, monseigneur ! Combien de bateaux relient les continents chaque semaine ? Combien d’oiseaux et même d’insectes font la traversée ? La Mer Intérieure n’est pas tellement large. L’Ile et les archipels situés au milieu servent d’étape.

— Je vous assure, monseigneur, que l’on ne peut ni résister à ces maux ni les vaincre, ajouta l’expert agricole avec un sourire étrangement serein. Il y aura la famine. Il y aura des maladies. Majipoor sera détruite.

— Non. C’est impossible !

— Si je pouvais vous adresser des paroles réconfortantes, je le ferais. Mais il n’y a aucun espoir.

Le Coronal plongea le regard dans les yeux étranges de Y-Uulisaan.

— Le Divin nous a infligé cette épreuve, dit-il, il nous en délivrera.

— C’est possible. Mais pas avant qu’il y ait eu de grands dommages. Je vous demande la permission de me retirer, monseigneur. Puis-je examiner ces messages pendant quelque temps ?

Après le départ de Y-Uulisaan, Valentin resta un moment assis, réfléchissant une dernière fois à ce qu’il avait l’intention de faire et qui semblait maintenant plus urgent que jamais sur le vu de ces rapports désastreux. Puis il manda Sleet, Tunigorn et Deliamber.

— J’ai décidé de changer l’itinéraire du Périple, annonça-t-il sans préambule.

Ils échangèrent un regard d’appréhension comme s’ils s’attendaient depuis des semaines à une mauvaise surprise de ce genre.

— Nous n’irons pas à Ni-moya cette fois-ci. Annulez toutes les dispositions prises pour Ni-moya et la suite du voyage.

Il s’aperçut qu’ils le regardaient d’un air maussade et tendu et comprit qu’il n’obtiendrait pas leur soutien sans lutte.

— Sur l’Ile du Sommeil, poursuivit Valentin, j’ai compris que les maladies qui se sont abattues sur Zimroel, et qui vont certainement d’ici peu atteindre également Alhanroel, sont la manifestation du mécontentement du Divin. Deliamber, vous avez soulevé la question devant moi il y a longtemps, quand nous étions aux ruines de Velalisier, et vous aviez suggéré que les problèmes surgis dans le royaume quand mon trône avait été usurpé, étaient peut-être un début de châtiment pour l’extermination des Métamorphes. Vous aviez ajouté que nous vivions depuis longtemps sur Majipoor sans payer de tribut pour le péché originel des conquérants et que le chaos s’abattait sur nous parce que le passé commençait enfin à nous envoyer la note avec les intérêts composés.

— Je m’en souviens, monseigneur. Ce sont presque exactement mes paroles.

— Et j’ai dit que je consacrerais mon règne à réparer les injustices que nous avions commises envers les Métamorphes, reprit Valentin. Mais je ne l’ai pas fait. J’ai eu l’esprit occupé par d’autres problèmes et les mesures que j’ai prises pour parvenir à une entente avec les Changeformes n’ont été que très superficielles. Et pendant que je tardais, le châtiment empirait. Maintenant que je suis à Zimroel, j’ai l’intention d’aller immédiatement à Piurifayne…

— À Piurifayne, monseigneur ! s’exclamèrent presque en même temps Sleet et Tunigorn.

— Oui, à Piurifayne, à Ilirivoyne la capitale Changeforme. J’irai voir la Danipiur. J’écouterai ses revendications et je prendrai connaissance de ses exigences. Je…

— Aucun Coronal n’est jamais allé en territoire Métamorphe, coupa Tunigorn.

— Si, fit Valentin. J’y suis allé du temps où j’étais jongleur et je me suis même produit devant un public de Métamorphes et la Danipiur en personne.

— C’était différent, dit Sleet. Vous pouviez agir à votre guise quand vous étiez jongleur. À l’époque où nous étions chez les Changeformes, vous aviez peine à croire que vous étiez Coronal. Mais maintenant que vous l’êtes indubitablement…

— J’irai à Piurifayne. Ce sera un pèlerinage d’humilité, le commencement de l’expiation.

— Monseigneur ! grommela Sleet.

— Vas-y, dit Valentin en lui adressant un sourire. Donne-moi toutes les raisons de ne pas le faire. Cela fait des semaines que j’attends d’avoir à ce sujet une longue et pénible discussion avec vous trois et je présume que le moment est venu. Mais laissez-moi vous prévenir : dès que vous aurez fini de parler, je partirai pour Piurifayne.

— Et rien ne vous ébranlera ? demanda Tunigorn. Si nous invoquons les dangers, la violation du protocole, l’éventualité de conséquences politiques néfastes, le…

— Non. Non. Non. Rien ne me fera revenir sur ma décision. Ce n’est qu’en m’agenouillant devant la Danipiur que je pourrai mettre un terme aux catastrophes qui ravagent Zimroel.

— Êtes-vous sûr que ce sera aussi simple que vous le dites, monseigneur, dit Deliamber.

— Cela doit être tenté. J’en suis convaincu et vous n’arriverez pas à me faire changer d’avis.

— Monseigneur, dit Sleet, je crois me rappeler que ce sont les Changeformes qui vous ont détrôné et vous ne l’avez sûrement pas oublié. Aujourd’hui la planète est au bord de la folie et vous voulez vous mettre entre leurs mains, dans leurs forêts impénétrables. Est-ce que cela vous parait…

— Prudent ? Non. Mais nécessaire ? Oui, Sleet. Un Coronal de plus ou de moins ne compte pas. Il y en a beaucoup qui peuvent prendre ma place et faire aussi bien, sinon mieux que moi. C’est le sort de Majipoor qui importe. Il faut que j’aille à Ilirivoyne.

— Je vous en supplie, monseigneur…

— Non, Sleet, dit Valentin. Nous en avons assez dit. Ma décision est prise.

— Vous allez à Piurifayne, dit Sleet avec incrédulité. Vous allez vous livrer aux Changeformes.

— Oui, dit Valentin. Je vais me livrer aux Changeformes.

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