Robert Silverberg Valentin de Majipoor

« … Je vis dans la crainte immense que l’univers entier se brise en milliers de fragments, ruine générale, que le chaos informe revienne et défasse les dieux et les hommes, que la terre et la mer soient englouties par les planètes vagabondes du firmament… Entre toutes les générations, la nôtre a été choisie pour supporter cet amer destin, pour être écrasée sous la chute des débris d’un ciel éclaté. »

Sénèque,

Thyeste

LE LIVRE DU CORONAL

1

Valentin vacilla, s’appuya d’une main à la table et s’efforça de ne pas renverser sa coupe de vin.

Comme c’est étrange, songea-t-il. Ce vertige, ce trouble. Trop de vin, l’air confiné, ou peut-être la pesanteur qui serait plus forte à cette profondeur…

— Portez le toast, monseigneur, murmura Deliamber. Au Pontife d’abord, puis à son entourage et enfin…

— Oui. Oui, je sais.

Valentin tourna lentement la tête d’un côté et de l’autre, comme un steetmoy cerné par les lances des chasseurs.

— Mes amis… commença-t-il.

— Au Pontife Tyeveras ! souffla Deliamber d’une voix pressante.

Des amis. Oui. Ceux qui lui étaient le plus cher l’entouraient à cette table. Il ne manquait que Carabella et Elidath ; elle était en route et le rejoindrait un peu plus à l’ouest et Elidath expédiait les affaires courantes du gouvernement sur le Mont du Château en l’absence de Valentin. Mais les autres étaient là, Sleet, Deliamber, Tunigorn et Shanamir, Lisamon, Ermanar et Tisana, Zalzan Kavol le Skandar et Asenhart le Hjort, tous ses chers amis, les piliers de son règne et de son existence…

— Mes amis, dit-il, levez vos coupes et portons ensemble un nouveau toast. Vous savez que le Divin ne m’a pas accordé un règne facile. Vous connaissez tous les épreuves que j’ai eu à subir, les défis qu’il a fallu relever, les tâches qui m’ont incombé et les graves problèmes qui ne sont pas encore résolus.

Je ne pense pas que ce soit le bon discours, entendit-il quelqu’un dire derrière lui.

— Sa majesté le Pontife ! chuchota Deliamber. Vous devez porter un toast à sa majesté le Pontife !

Valentin n’écoutait pas. Les paroles qu’il prononçait semblaient sortir toutes seules de sa bouche.

— Si j’ai réussi à surmonter ces difficultés sans précédent, poursuivit-il, c’est grâce au soutien, aux conseils et à l’affection d’un groupe de compagnons et d’amis précieux. Rares sont les souverains qui peuvent prétendre avoir été aussi bien entourés. C’est avec votre aide indispensable, mes chers amis, que nous arriverons enfin à bout des maux qui accablent Majipoor et que nous vivrons dans la concorde à laquelle nous aspirons tous. À la veille de parcourir notre royaume et d’entreprendre, impatients et joyeux, le Grand Périple, c’est à vous, mes amis, que je porte ce dernier toast de la soirée, à ceux qui m’ont apporté leur soutien durant toutes ces années et qui…

— Comme il a l’air bizarre, murmura Ermanar. Serait-il souffrant ?

Un spasme de douleur terrifiante parcourut le corps de Valentin. Il percevait un affreux bourdonnement d’oreilles et il avait le souffle brûlant. Il se sentit s’enfoncer dans les ténèbres, des ténèbres si opaques qu’aucune lueur ne filtrait et qu’elles s’étendaient sur son âme comme un flot de sang noir. Il lâcha sa coupe de vin qui se brisa en tombant. Et ce fut comme si la planète tout entière volait en éclats, projetant des milliers de fragments dans tous les coins de l’univers. Valentin ne pouvait plus résister au vertige qui le gagnait. Et les ténèbres… cette nuit complète, absolue, cette éclipse totale…

— Monseigneur ! hurla quelqu’un. Était-ce la voix d’Hissune ?

— C’est un message qu’il reçoit ! cria une autre voix.

— Un message ? Comment est-ce possible, il est éveillé ?

— Monseigneur ! Monseigneur ! Monseigneur !

Valentin regarda par terre. Tout était noir. Une nappe obscure qui montait du sol. Les ténèbres semblaient l’attirer. Viens, disait calmement une voix. Viens, voici ta route, voici ta destinée : la nuit, l’obscurité, tel est ton sort. Cède, soumets-toi, lord Valentin, toi qui fus Coronal et ne seras jamais Pontife. Soumets-toi. Et Valentin se soumit, car, hébété, l’esprit paralysé, il ne pouvait faire autrement. Il regarda la nappe obscure qui s’élevait autour de lui et se laissa tomber vers elle. Aveuglément, sans chercher à comprendre, il sombra dans les ténèbres.

Je suis mort, se dit-il. Je flotte à la surface du fleuve noir qui me ramène à la Source. Bientôt, je me relèverai et je retrouverai la terre ferme pour chercher la route qui mène au Pont des Adieux ; je le franchirai et j’accéderai à ce lieu où toute vie a son commencement et sa fin.

Une étrange sorte de paix envahit son âme à cet instant, une sensation merveilleuse de bien-être et de contentement, le sentiment que tout l’univers était uni dans une heureuse harmonie. Il avait l’impression de reposer dans un berceau, chaudement emmailloté, enfin libéré des tourments de sa charge. Ah, comme c’était bon ! Rester tranquillement allongé et à l’écart de toute agitation. Était-ce cela la mort ? Alors la mort était un plaisir !

On vous trompe, monseigneur. La mort est la fin du plaisir.

Qui me parle ?

Vous me connaissez, monseigneur.

Deliamber ? Êtes-vous mort aussi ? Ah, comme on se sent bien et en sécurité dans la mort, mon vieil ami.

Vous êtes en sécurité mais vous n’êtes pas mort.

J’ai pourtant bien l’impression qu’il s’agit de la mort.

Quelle expérience en avez-vous, monseigneur, pour en parler comme si vous la connaissiez bien ?

Qu’est-ce donc si ce n’est la mort ?

Ce n’est qu’un maléfice, dit Deliamber.

Un de vos sortilèges, sorcier ?

Non, pas un des miens. Mais je peux rompre l’enchantement si vous me laissez faire. Allez, réveillez-vous. Réveillez-vous !

Non, Deliamber ! Laissez-moi.

Il le faut, monseigneur.

Il le faut, dit amèrement Valentin. Toujours il le faut ! Ne puis-je jamais me reposer ? Laissez-moi où je suis. C’est un lieu de paix. Je n’ai aucune envie de faire la guerre, Deliamber.

Venez, monseigneur.

Vous allez me dire maintenant qu’il est de mon devoir de me réveiller.

Je n’ai pas besoin de vous dire ce que vous savez parfaitement. Venez.

Valentin ouvrit les yeux et se retrouva en l’air, son corps flasque dans les bras de Lisamon Hultin. L’amazone le transportait comme une poupée de chiffons, blotti contre sa plantureuse poitrine. Pas étonnant qu’il se fût imaginé dans un berceau ou en train de flotter sur le fleuve noir ! Il vit à côté de lui Autifon Deliamber, juché sur l’épaule gauche de la géante. Il comprit comment le Vroon l’avait fait revenir à lui. L’extrémité de trois de ses tentacules était appliquée sur son corps : l’une au front, une autre sur la joue et la dernière sur la poitrine.

— Vous pouvez me lâcher maintenant, dit Valentin à Lisamon en se sentant profondément ridicule.

— Vous êtes encore très faible, monseigneur, grommela-t-elle.

— Pas si faible que cela. Posez-moi par terre.

Lisamon fit précautionneusement descendre Valentin, comme un centenaire sénile. Il sentit aussitôt le vertige le reprendre, par vagues qui le faisaient vaciller, et il tendit les bras pour s’appuyer contre la géante demeurée à proximité. Ses dents claquaient. Sa lourde robe collait comme un suaire à sa peau moite de sueur. Il craignait, s’il fermait les yeux ne fût-ce qu’un instant, d’être de nouveau aspiré par la nappe ténébreuse. Il se força à donner l’impression d’être solide sur ses jambes. Son éducation reprenait le dessus : quelles que fussent les terreurs irrationnelles qui lui emplissaient l’esprit, il ne pouvait se permettre d’être vu dans cet état de faiblesse.

Au bout d’un moment, il sentit son calme revenir et il regarda autour de lui. On l’avait emmené hors de la salle de banquet. Il se trouvait dans un corridor brillamment éclairé où s’entrelaçaient et se chevauchaient des milliers d’emblèmes pontificaux, le déroutant symbole du Labyrinthe répété à l’infini. Toute une foule se pressait autour de lui, l’air anxieux et consterné. Tunigorn, Sleet, Hissune et Shanamir ainsi que certains membres de l’entourage du Pontife, Hornkast et le vieux Dilifon, et derrière eux encore une demi-douzaine de têtes couvertes d’un masque jaune qui s’agitaient.

— Où suis-je ? demanda Valentin.

— Encore quelques instants et vous serez dans votre chambre, répondit Sleet.

— Combien de temps suis-je resté sans connaissance ?

— Deux ou trois minutes, pas plus. Vous êtes tombé en faisant votre discours. Mais Hissune vous a rattrapé et Lisamon vous a porté.

— C’est le vin, dit Valentin. Je suppose que j’ai trop bu. Une coupe de ceci, une coupe de cela…

— Vous êtes tout à fait dégrisé, fit remarquer Deliamber, et il ne s’est écoulé que quelques minutes.

— Laissez-moi croire encore un peu que c’était le vin, dit Valentin.

Le corridor faisait un coude vers la gauche et Valentin vit apparaitre la grande porte sculptée de sa suite sur laquelle les incrustations d’or de l’emblème de la constellation étaient surmontées de son monogramme LVC.

— Où est Tisana ? demanda-t-il.

— Ici, monseigneur, répondit l’interprète des rêves.

— Bien. Vous entrez avec moi. Deliamber et Sleet vous accompagnent. Je ne veux personne d’autre. C’est bien clair ?

— Puis-je entrer également ?

La voix qui s’était élevée du groupe des fonctionnaires pontificaux appartenait à un homme émacié aux lèvres minces et au teint curieusement cendreux. Au bout de quelques instants Valentin reconnut Sepulthrove, le médecin du Pontife.

— Je vous remercie, dit-il en secouant la tête, mais je pense que nous n’aurons pas besoin de vous.

— Une défaillance si brusque, monseigneur… Il faut un diagnostic.

— Ce serait plus sage, fit posément observer Tunigorn.

— Eh bien, nous verrons plus tard, fit Valentin en haussant les épaules. Laissez-moi d’abord m’entretenir avec mes conseillers, mon bon Sepulthrove. Vous pourrez ensuite me tapoter un peu les rotules, si vous l’estimez nécessaire. Tisana, Deliamber, venez…

Rassemblant ses dernières forces, il pénétra dans sa suite avec un port de roi et sentit un profond soulagement l’envahir quand la lourde porte se referma sur la foule agitée dans le corridor. Il poussa un long soupir et se laissa tomber sur le canapé de brocart, tremblant sous l’effet du relâchement de la tension.

— Monseigneur ? demanda doucement Sleet.

— Attends, attends. Laisse-moi un peu.

Il frotta son front qui lui élançait et ses yeux douloureux. La tension à laquelle il avait été soumis pour feindre un rétablissement prompt et complet après ce qui lui était arrivé dans la salle de banquet lui avait coûté énormément d’énergie. Mais il sentait ses forces revenir peu à peu. Il regarda l’interprète des rêves. La vieille femme robuste lui semblait être à cet instant la source de tout réconfort.

— Venez, Tisana, asseyez-vous près de moi, dit Valentin.

Elle prit place à côté de lui et passa le bras autour de ses épaules.

— Oui, se dit-il. Oui, c’est bon ! Il sentit la chaleur affluer dans son âme glacée et les ténèbres se dissiper. Il eut un grand élan d’amour pour Tisana, cette femme solide, sage et digne de confiance, la première à l’époque de son exil à saluer en lui le Coronal, alors que lui-même se contentait d’être Valentin le jongleur. Combien de fois au cours des années de règne qui avaient suivi sa restauration avait-elle partagé avec lui le vin des rêves qui ouvrait l’esprit et l’avait-elle pris dans ses bras afin de lui révéler le secret des images tumultueuses qu’il voyait dans son sommeil ? Combien de fois l’avait-elle soulagé du fardeau du trône ?

— J’ai eu grand peur en vous voyant tomber, lord Valentin, dit-elle. Et vous savez que je ne suis pas femme à prendre facilement peur. Vous dites que c’est à cause du vin ?

— C’est ce que j’ai dit, pour les autres.

— Mais ce n’est pas le vin, je pense.

— Non. Deliamber croit que c’est un maléfice.

— Qui vous l’aurait jeté ? demanda Tisana.

— Alors ? dit Valentin en se tournant vers le Vroon. Deliamber avait l’air d’être sous l’empire d’une tension que Valentin n’avait vu la petite créature manifester qu’en de rares occasions. Il agitait et tortillait ses innombrables tentacules, une lueur étrange brillait dans ses grands yeux jaunes et son bec d’oiseau ne cessait de grincer.

— Je suis incapable de vous donner une réponse, dit-il enfin. De même que tous les rêves ne sont pas des messages, de même tous les maléfices n’ont pas un auteur.

— Certains se jettent tout seuls, c’est bien cela ? demanda Valentin.

— Pas exactement. Mais il y a des maléfices qui surviennent spontanément. De l’intérieur, monseigneur, engendrés par les vides de l’âme.

— Qu’est-ce que vous racontez, Deliamber ? Voulez-vous dire que je me suis jeté un sort à moi-même ?

— Les rêves, les sorts, c’est la même chose, dit doucement Tisana. Certains présages se font jour à travers vous. Des tempêtes se préparent et ce sont les signes avant-coureurs.

— Vous voyez déjà tout cela ? J’ai fait un mauvais rêve juste avant le banquet, vous savez. Il était très certainement rempli de présages et de signes avant-coureurs, mais à moins d’en avoir parlé dans mon sommeil, je ne vous en ai encore rien dit.

— Je pense que vous avez rêvé du chaos, monseigneur.

— Comment pouvez-vous le savoir ? demanda Valentin en écarquillant les yeux.

— Parce que le chaos doit venir, répondit Tisana avec un haussement d’épaules. C’est une vérité qui n’échappe à personne. Il y a dans ce monde des affaires inachevées et qui demandent à être réglées.

— Vous voulez parler des Changeformes, murmura Valentin.

— Je ne me permettrais pas, dit la vieille femme, de vous donner des conseils en matière d’affaires d’État.

— Faites-moi grâce de ce tact. De mes conseillers, j’attends des conseils et non du tact.

— Mon royaume est celui des rêves, dit Tisana.

— J’ai rêvé de neige sur le Mont du Château et d’un grand séisme qui faisait voler le monde en éclats.

— Dois-je interpréter ce rêve pour vous, monseigneur ?

— Comment pouvez-vous l’interpréter ? Nous n’avons pas encore bu le vin des rêves.

— Une interprétation ne me paraît pas indiquée pour l’instant, dit Deliamber d’un ton ferme. Le Coronal a eu assez de visions pour ce soir. Il n’est pas souhaitable qu’il boive maintenant le vin des rêves. Je pense que cela peut facilement attendre jusqu’à…

— Il n’y a pas besoin de vin pour ce rêve, le coupa Tisana. Un enfant pourrait l’interpréter. Un séisme ? L’éclatement de la planète ? Il faut vous préparer à des moments difficiles, monseigneur.

— Comment cela ?

C’est Sleet qui répondit.

— Ce sont des présages de guerre, monseigneur.

Valentin se retourna vers le petit homme et le foudroya du regard.

— De guerre ? s’écria-t-il. De guerre ? Vais-je encore devoir livrer bataille ? J’ai été le premier Coronal en huit mille ans à mener une armée au combat. Vais-je recommencer ?

— Vous savez certainement, dit Sleet, que la guerre de restauration ne représentait que les premières escarmouches de la véritable guerre qui doit être livrée, une guerre qui couve depuis des siècles et qui, je crois que vous en êtes conscient, ne peut plus maintenant être évitée.

— Il n’y a pas de guerres inévitables, répliqua Valentin.

— Le croyez-vous vraiment, monseigneur ?

Le Coronal lança un regard noir à Sleet mais ne répondit pas. Ce qu’ils lui disaient était la conclusion à laquelle il était déjà arrivé sans leur aide mais qu’il se refusait à entendre. Et en l’entendant, il sentit une affreuse appréhension l’envahir. Au bout d’un moment, il se leva et commença à marcher en silence dans la pièce. À l’extrémité de la vaste chambre se dressait une énorme sculpture à faire frémir : de grands os incurvés de dragons de mer s’entrecroisaient et se réunissaient pour former les doigts d’une paire de mains retournées, à moins que ce ne fût les crocs imbriqués de quelque gigantesque bouche démoniaque. Valentin demeura longtemps devant la sculpture, caressant distraitement les os polis et luisants. Des affaires inachevées, avait dit Tisana. Oui. Les Changeformes.

Changeformes, Métamorphes, Piurivars, on pouvait leur donner le nom que l’on voulait. La véritable race autochtone de Majipoor, ceux qui avaient été dépossédés de cette planète merveilleuse par les colons venus des étoiles, il y avait de cela quatorze mille ans. Cela fait huit ans, se dit Valentin, que je m’efforce de comprendre les besoins de ce peuple. Et je ne sais toujours rien.

— Quand je me suis levé pour prendre la parole, dit-il en se retournant, je songeais encore à ce que Hornkast, le porte-parole, venait de dire : le Coronal est le monde et le monde est le Coronal. Et soudain, je suis devenu Majipoor. Tout ce qui se passait partout sur la planète pénétrait dans mon âme.

— Vous avez déjà connu cela, dit Tisana. Dans certains de vos rêves que j’ai interprétés ; celui où vous voyiez vingt milliards de fils dorés poussant dans la terre que vous teniez tous dans la main droite. Et celui où vous avez ouvert tout grand les bras et étreint la planète. Et puis…

— C’était différent, dit Valentin. Cette fois, le monde se désagrégeait.

— Comment cela ?

— Littéralement. Il se séparait en fragments. Il ne restait plus qu’un océan de ténèbres… dans lequel je suis tombé…

— Hornkast a dit vrai, fit calmement Tisana. Vous êtes le monde, monseigneur. C’est un message, monseigneur. Ni de la Dame ni du Roi des Rêves, mais du monde tout entier.

— Qu’en dites-vous, Deliamber ? demanda Valentin en regardant le Vroon.

— Cela doit faire cinquante ans que je connais Tisana et je ne l’ai jamais entendue dire la moindre sottise.

— Alors la guerre doit arriver ?

— Je crois que la guerre a déjà commencé, dit Deliamber.

2

Hissune n’était pas prêt de se pardonner son retard au banquet. La première manifestation officielle à laquelle il participait depuis qu’il faisait partie de la suite de lord Valentin, et il n’avait pas réussi à arriver à l’heure. C’était inexcusable.

C’était en partie la faute d’Ailimoor. Pendant tout le temps qu’il avait passé à revêtir sa tenue neuve de cérémonie, sa sœur n’avait pas arrêté de tourner autour de lui. Aux petits soins pour lui, elle ajustait sa chaîne, se préoccupait de la longueur et de la coupe de sa tunique, découvrait sur ses bottes luisantes des éraflures invisibles pour tout autre qu’elle. Elle avait quinze ans, un âge difficile pour les filles – Hissune se disait parfois que tous les âges semblaient difficiles pour les filles – et depuis quelque temps elle avait tendance à se montrer tyrannique, avec des opinions bien arrêtées et des préoccupations bassement domestiques.

Dans son désir de rendre Hissune parfait pour le banquet du Coronal, elle réussit à le mettre en retard. Il eut l’impression qu’elle passait une bonne vingtaine de minutes à s’occuper de l’emblème de sa fonction, la petite constellation dorée qu’il était censé porter sur l’épaule gauche, à l’intérieur de la boucle de sa chaîne. Elle ne cessait de la déplacer d’un centimètre d’un côté et de l’autre afin de la centrer avec plus de précision.

— Très bien, dit-elle enfin. Cela ira comme ça. Regarde, est-ce que cela te plaît ?

Elle prit son vieux miroir de poche, piqué et rouillé à l’endroit où le fond s’écaillait et le leva devant lui. Hissune aperçut une image déformée de lui-même, quelqu’un qu’il reconnaissait à peine dans un splendide costume d’apparat, comme s’il allait participer à quelque reconstitution historique. Son costume avait quelque chose de théâtral et d’irréel, mais il sentait que ces vêtements lui conféraient un maintien et une autorité nouveaux. Comme il est étrange, se dit-il, qu’un essayage hâtif chez un tailleur de luxe de la Place des Masques produise une transformation aussi instantanée de la personnalité – Hissune, le gamin des rues débrouillard et dépenaillé, le jeune fonctionnaire inquiet et mal assuré avait laissé la place à un godelureau qui se rengorgeait comme un paon, Hissune, le fier compagnon du Coronal.

Un Hissune qui manquait de ponctualité. Mais s’il se dépêchait, il pouvait encore arriver à temps à la Salle de Réception du Pontife.

Mais c’est à ce moment-là qu’Elsinome, sa mère, revint du travail et cela le retarda un peu plus. Brune et menue, pâle et l’air las, elle entra dans sa chambre et regarda son fils avec un émerveillement teinté de respect, comme si quelqu’un avait capturé une comète et l’avait lâchée dans son appartement lugubre qu’elle éclairait de mille feux. Ses yeux brillaient et son visage avait un éclat que Hissune ne lui avait jamais vu.

— Tu es magnifique, Hissune ! Splendide !

Il pivota sur lui-même en souriant pour mieux faire étalage de sa parure impériale.

— C’est presque extravagant, tu ne trouves pas ? J’ai l’air d’un chevalier qui arrive tout droit du Mont du Château !

— Tu as l’air d’un prince ! Tu as l’air d’un Coronal !

— Ah, oui, lord Hissune. Mais je pense que pour cela il me faudrait une robe d’hermine, un beau pourpoint vert et peut-être un grand pendentif clinquant orné de la constellation. Mais ce n’est déjà pas mal pour l’instant, qu’en penses-tu, maman ?

Ils se mirent à rire et malgré sa lassitude, Elsinome prit son fils dans ses bras et l’entraîna dans un pas de danse échevelé. Puis elle le lâcha.

— Mais il se fait tard, dit-elle. Tu devrais déjà être parti au banquet !

— Oui, je devrais, dit-il en se dirigeant vers la porte. Comme tout cela est étrange, maman. Je vais dîner à la table du Coronal, m’asseoir à ses côtés, entreprendre avec lui le Grand Périple, résider sur le Mont du Château…

Oui, tellement étrange, dit posément Elsinome.

Elles se mirent toutes en rang – Elsinome, Ailimoor, Maraune, la sœur cadette – et Hissune les embrassa solennellement en leur serrant la main. Il s’écarta quand elles voulurent le prendre dans leurs bras, de crainte qu’elles ne froissent sa robe, et il les vit le regarder, les yeux écarquillés, comme s’il était un être d’essence divine, ou au moins le Coronal en personne. Comme s’il ne faisait plus partie de leur famille, ou n’en avait jamais fait partie, un être descendu des cieux pour se pavaner, l’espace de quelques minutes, dans leur logement sinistre. Il avait parfois lui-même l’impression de ne pas avoir passé les dix-huit années de sa vie dans les quelques pièces minables au premier cercle du Labyrinthe mais d’avoir effectivement toujours été Hissune du Château, chevalier et initié, familier de la cour royale et connaisseur en tous ses plaisirs.

Folie, se dit-il. Tu dois toujours garder à l’esprit qui tu es et d’où tu es parti.

Mais il songea en descendant l’escalier en spirale qui menait à la rue qu’il était difficile de ne pas s’attarder sur les transformations qui s’étaient produites dans leur existence. Sa mère et lui travaillaient autrefois dans les rues du Labyrinthe. Elle mendiait aux passants de quoi nourrir ses enfants affamés et lui se précipitait vers les touristes et insistait pour les guider, pour la somme d’un demi-royal environ, au milieu des merveilles de la cité souterraine. Il était devenu le jeune protégé du Coronal et sa mère, grâce à ses nouvelles relations, s’occupait de l’intendance des vins au café de la Cour des Globes. Tout cela à la suite d’un coup de chance, une chance extraordinaire, inimaginable.

Mais s’agissait-il seulement de chance ? Un jour, il y avait si longtemps, Hissune, âgé de dix ans, avait proposé ses services à un grand homme blond pour le guider et le destin avait voulu que l’étranger fût le Coronal lord Valentin en personne, le monarque renversé et exilé, venu au Labyrinthe chercher le soutien du Pontife pour reconquérir son trône.

Mais cela seul ne l’eût peut-être mené nulle part. Hissune se demandait souvent ce qui en lui avait suffisamment plu au Coronal pour qu’il se souvienne de lui et le fasse rechercher après la restauration, pour qu’il l’arrache à la rue et lui trouve un emploi à la Chambre des Archives et pour qu’il le fasse maintenant accéder aux plus hautes sphères de son administration. Son irrévérence, peut-être. Son esprit, ses manières détachées et décontractées, son absence de respect pour les Coronals et les Pontifes, sa capacité, même à dix ans, de se débrouiller tout seul. Cela avait dû impressionner lord Valentin. Les chevaliers du Mont du Château sont tellement polis et ont des manières si délicates, se dit Hissune ; j’ai dû paraître aux yeux de lord Valentin aussi différent d’eux qu’un Ghayrog. Pourtant le Labyrinthe est rempli de petits garçons aussi durs que moi. N’importe lequel d’entre eux aurait pu tirer le Coronal par la manche. Mais ce fut moi. La chance. La chance.

Il déboucha sur la petite place poussiéreuse qui s’étendait devant sa maison. Devant lui se trouvaient les rues étroites et sinueuses du quartier de la Cour Guadeloom qu’il avait empruntées tous les jours de sa vie ; au-dessus de lui s’élevaient les bâtiments délabrés, vieux de plusieurs millénaires et inclinés par l’âge, qui marquaient la frontière de son univers. Sous l’éclairage blanc et cru, beaucoup trop brillant, tellement intense que l’on percevait presque des crépitements électriques – tout cet anneau du Labyrinthe était baigné par une lumière vive qui ressemblait si peu à la douce lumière vert doré du soleil dont les rayons n’atteignaient jamais la ville souterraine – il émanait des façades grises et écaillées des vieux bâtiments une terrible lassitude, un épuisement minéral. Hissune se demanda s’il avait déjà remarqué à quel point ce lieu était sinistre et de piètre apparence.

La place était noire de monde. Rares étaient les habitants de la Cour Guadeloom qui aimaient passer la soirée enfermés dans leurs petits logements sombres et ils se rassemblaient sur la place où ils tournaient en rond, sans but. Quand Hissune dans son costume chatoyant commença à se frayer un chemin à travers ce carrousel, il eut l’impression que tous ceux qu’il avait connus étaient là, lui jetant des regards mauvais et ricanant sur son passage. Il vit Vanimoon qui avait exactement le même âge que lui, à une heure près, et qui autrefois était presque un frère pour lui, la petite sœur de Vanimoon aux yeux en amande, qui n’était plus si petite, Heulan et ses trois grands lourdauds de frères, Nikkilone et le minuscule Ghisnet, le Vroon aux yeux en boutons de bottines qui vendait des racines de ghumba confites, Confalume le tire-laine et les vieilles Ghayrogs, deux sœurs que tout le monde croyait être des Métamorphes, ce que Hissune s’était toujours refusé à croire. Ils le regardaient tous avec de grands yeux et lui demandaient silencieusement : Pourquoi prends-tu de grands airs, Hissune ? Pourquoi ce costume d’apparat, pourquoi cette magnificence ?

Mal à l’aise, il traversait la place en songeant que le banquet devait être sur le point de commencer et qu’il lui restait une énorme distance à parcourir dans les entrailles du Labyrinthe. Et tous ces gens, qu’il connaissait depuis toujours, étaient sur son chemin et ne le quittaient pas des yeux.

C’est Vanimoon qui s’adressa le premier à lui.

— Où vas-tu, Hissune ? s’écria-t-il. À un bal costumé ?

— Il se rend sur l’Ile, pour jouer au jonchet avec la Dame !

— Mais non, il va chasser le dragon de mer avec le Pontife !

— Laissez-moi passer, dit calmement Hissune à la foule qui s’agglutinait autour de lui.

— Laissez-le passer ! Laissez-le passer ! entonnèrent-ils gaiement sans bouger d’un centimètre.

— Où as-tu déniché ces habits, Hissune ? demanda Ghisnet.

— Il les a loués, dit Heulan.

— Volés, tu veux dire, renchérit l’un de ses frères. Il a trouvé un chevalier ivre dans une ruelle et il l’a dépouillé !

— Écartez-vous, dit Hissune qui commençait à avoir de la peine à garder son calme. J’ai quelque chose d’important à faire.

— Quelque chose d’important ! Quelque chose d’important !

— Il a rendez-vous avec le Pontife !

— Le Pontife va faire de lui un duc !

— Le duc Hissune ! Le prince Hissune !

— Pourquoi pas lord Hissune ?

— Lord Hissune ! Lord Hissune !

L’irritation et l’agressivité perçaient dans leur voix. Ils étaient une douzaine à pousser Hissune, mus par la rancune et la jalousie. Sa tenue flamboyante, la chaîne, l’emblème royal, les bottes, la cape, c’en était trop pour eux, cette manière arrogante de souligner le gouffre qui s’était ouvert entre Hissune et eux. Encore quelques instants et ils allaient tirailler sa tunique et tirer sur sa chaîne. Hissune sentit la panique monter en lui. C’était de la folie de tenter de raisonner avec une foule et encore pire d’essayer de se frayer un passage. Et il était bien entendu inutile d’espérer que des gardes impériaux patrouillent dans ce quartier. Il ne pouvait compter que sur lui-même.

Vanimoon qui était le plus proche tendit le bras vers l’épaule de Hissune comme s’il voulait le pousser. Hissune recula, mais Vanimoon eut le temps de laisser une trace noire sur l’étoffe vert pâle de sa cape. Hissune sentit une brusque flambée de rage monter en lui.

— Ne recommence pas ça ! hurla-t-il en faisant le signe du dragon de mer pour repousser Vanimoon. Que personne ne me touche !

Avec un rire moqueur, Vanimoon tendit derechef la main vers lui. Hissune le saisit vivement par le poignet et serra de toutes ses forces.

— Oh ! Lâche-moi ! grogna Vanimoon.

Mais Hissune lui releva le bras qu’il tordit en arrière et le fit pivoter avec violence. Hissune n’avait jamais bien su se battre – il était trop petit et trop souple et il préférait compter sur sa vivacité et sa présence d’esprit – mais sous l’emprise de la colère, il pouvait avoir de l’énergie. Une énergie farouche qu’il sentait vibrer en lui.

— S’il le faut, Vanimoon, je te casserai le bras, dit-il d’une voix basse et tendue. Je ne veux pas que l’on me touche, ni toi ni personne.

— Tu me fais mal !

— Tu ne porteras plus la main sur moi ?

— Si on ne peut plus taquiner les gens…

Hissune accentua sa pression sur le bras de Vanimoon.

— Je n’hésiterai pas à te déboîter l’épaule, dit-il.

— Lâche… moi…

— Si tu gardes tes distances.

— Bon, d’accord !

Hissune le lâcha et reprit son souffle. Le cœur battant, baigné de sueur, il n’osait se demander à quoi il devait ressembler. Après tout le temps qu’Ailimoor avait passé à s’occuper de sa toilette.

Vanimoon fit un pas en arrière en se massant le poignet d’un air maussade.

— Il a eu peur que je salisse ses beaux habits neufs. Il ne veut pas que les gens du peuple s’approchent de lui.

— C’est cela. Maintenant, écarte-toi. Je suis déjà très en retard.

— Pour le banquet du Coronal, je présume.

— Exactement. Je suis en retard pour le banquet du Coronal.

Vanimoon et les autres demeurèrent bouche bée, partagés entre le mépris et le respect. Hissune s’avança entre eux en jouant des coudes et traversa la place.

La soirée commençait on ne peut plus mal.

3

Un jour, au plus fort de l’été, tandis que le soleil demeurait presque immobile au-dessus du Mont du Château, le Coronal lord Valentin partit gaiement chevaucher à travers les prairies constellées de fleurs qui s’étendaient sous l’aile méridionale du Château.

Il partit seul, sans même emmener lady Carabella, son épouse. Les membres du conseil élevaient de vigoureuses objections contre ses promenades sans escorte, même dans l’enceinte du Château. Ils refusaient à plus forte raison de le laisser s’aventurer hors du périmètre du domaine royal. Chaque fois que la question se posait, Elidath tapait du poing, Tunigorn se redressait de toute sa taille comme s’il se disposait à bloquer le passage à Valentin et le petit Sleet prenait un air furibond et rappelait au Coronal que ses ennemis avaient déjà réussi une fois à le renverser et qu’ils pourraient recommencer.

— Mais enfin, je suis en sécurité partout sur le Mont du Château, protestait Valentin.

Mais jusqu’à ce jour, ils avaient toujours obtenu gain de cause. Ils affirmaient que la sûreté du Coronal de Majipoor était une priorité absolue. Et chaque fois que lord Valentin partait faire une promenade en monture, Elidath ou Stasilaine, à moins que ce fût Tunigorn, chevauchait à ses côtés, comme ils le faisaient depuis leur jeunesse, et une demi-douzaine de membres de la garde du Coronal suivaient à distance respectueuse.

Mais cette fois, Valentin avait réussi à leur échapper. Il ne savait pas très bien comment il avait pu faire, mais quand l’envie irrésistible de faire un tour en monture l’avait pris au milieu de la matinée, il était tout simplement entré dans les écuries de l’aile sud, avait sellé sa monture sans l’aide d’un palefrenier et traversé la place Dizzimaule pavée de porcelaine verte et étrangement vide. Il était rapidement passé sous la grande arche pour déboucher dans les champs verdoyants qui bordaient la route du Grand Calintane. Nul ne l’avait arrêté, nul n’avait crié pour le retenir. C’était comme si quelque sorcellerie l’avait rendu invisible.

— Être libre, même pour une ou deux heures ! Le Coronal rejeta la tête en arrière et se mit à rire comme il n’avait pas ri depuis longtemps. Il frappa de la main le flanc de sa monture et s’enfonça dans les prairies, si vite que les sabots du grand animal pourpré semblaient effleurer les innombrables fleurs sans les toucher.

— C’était cela, la vie ! Il regarda par-dessus son épaule. L’amoncellement stupéfiant du Château diminuait rapidement derrière lui, bien qu’il parût encore immense à cette distance et remplit la moitié de l’horizon. L’édifice d’une taille invraisemblable comprenant quarante mille pièces s’étalait comme un gigantesque monstre au sommet du Mont. Valentin ne se souvenait pas d’être sorti une seule fois du Château depuis sa restauration sans ses gardes du corps. Pas une seule fois.

Valentin regarda à sa gauche où la saillie de cinquante kilomètres de haut qui constituait le Mont du Château descendait en pente vertigineuse et il vit High Morpin, la cité des plaisirs, dont les lumières brillaient loin en contrebas comme un réseau d’impalpables fils dorés. Allait-il descendre et passer la journée à s’amuser ? Pourquoi pas ? Il était libre ! Libre d’aller encore plus loin s’il le désirait, de flâner dans les jardins de la Barrière de Tolingar, au milieu des halatingas, des tanigales et des sithereels, et de revenir avec une fleur jaune d’alabandina sur son chapeau comme une cocarde. Pourquoi pas ? Il disposait de toute la journée. Il pouvait chevaucher jusqu’à Furible et arriver à l’heure pour le repas des oiseaux de pierre ou jusqu’à Stee pour boire du vin doré en haut de la Tour de Thimin ou encore jusqu’à Bombifale, Peritole, Banglecode…

Sa monture semblait de taille à le faire. Heure après heure, elle le portait sans manifester de fatigue. Quand il fut arrivé à High Morpin, il l’attacha à la Fontaine de Confalume où des flèches effilées d’eau colorée jaillissaient à une centaine de mètres en l’air tout en conservant leur forme rigide par quelque ancien procédé magique. Il parcourut à pied les rues de câble doré à la trame serrée et déboucha sur la place où se trouvaient les glisse-glaces, ce jeu auquel Voriax et lui avaient si souvent joué dans leur jeunesse. Mais quand il s’aventura sur la surface glissante, nul ne le remarqua, comme s’il était inconvenant de regarder un Coronal en train de s’amuser ou bien comme s’il était encore enveloppé de cette étrange invisibilité. Cela semblait curieux mais ne le perturbait pas outre mesure. Quand il en eut assez du glisse-glace, il songea qu’il pourrait chevaucher les mastodontes ou traverser les tunnels d’énergie mais il se ravisa et estima qu’il serait aussi agréable de poursuivre sa promenade. Il enfourcha sa monture et prit la route de Bombifale. Dans cette ancienne et charmante cité aux murailles incurvées de grés orange foncé surmontées de tours plus pâles s’effilant en pointes élégantes, il avait vu venir à lui un jour, il y avait bien longtemps de cela, ses cinq meilleurs amis. Ils l’avaient trouvé dans une taverne voûtée aux murs d’onyx et d’albâtre et quand il les avait salués dans un grand rire, étonné de les voir, ils avaient mis un genou en terre et fait le signe de la constellation en s’écriant : « Valentin ! Lord Valentin ! Vive lord Valentin ! » Sa première réaction avait été qu’ils se moquaient de lui, car il n’était que le frère cadet du monarque et il savait qu’il ne serait jamais roi et ne voulait pas le devenir. Et bien qu’il ne fût pas d’un tempérament coléreux, il se sentit furieux contre ses amis qui venaient le déranger avec cette plaisanterie aussi stupide que cruelle. Mais il remarqua alors à quel point leur visage était pâle et leur regard étrange. Sa colère l’abandonna, le chagrin et la peur l’envahirent. C’est ainsi qu’il apprit que son frère Voriax était mort et qu’il avait été nommé Coronal à sa place. Dix ans plus tard, dans cette même ville de Bombifale, Valentin avait l’impression que la moitié des hommes qu’il croisait avaient les traits de Voriax, sa barbe noire, son regard dur, son teint coloré et cela le troublait. Il quitta la ville en hâte.

Il ne fit pas d’autre halte, car il y avait tant à voir, tant de centaines de kilomètres à couvrir. Il poursuivit sa route, laissant sereinement les villes derrière lui l’une après l’autre, comme s’il flottait, comme s’il volait. De temps à autre, en bordure d’un précipice, il avait une vue stupéfiante de tout le Mont en contrebas, des Cinquante Cités toutes visibles en même temps, des innombrables villes des contreforts, des Six Fleuves et de la vaste plaine d’Alhanroel s’étendant jusqu’à la grève lointaine de la Mer Intérieure – quelle splendeur, quelle immensité. Majipoor ! C’était, sans conteste, la plus belle de toutes les planètes conquises par l’humanité depuis le début de la grande migration, depuis le départ de la Vieille Terre, des milliers d’années auparavant. Et tout cela avait été remis entre ses mains, était sa charge ; une responsabilité à laquelle il ne se déroberait pas.

Mais tout en continuant de chevaucher, il prit conscience d’une mystérieuse altération du temps. La lumière diminuait et l’air refroidissait, ce qui était tout à fait étrange, car sur le Mont du Château le climat était contrôlé de manière à conserver une éternelle douceur printanière. Puis il reçut sur la joue quelque chose qui ressemblait à un crachat glacé. Il regarda autour de lui pour découvrir qui le provoquait de la sorte mais ne vit personne. Il reçut un autre crachat, puis un autre encore et comprit enfin que c’était de la neige, poussée avec violence par le vent. De la neige sur le Mont du Château ? Un vent glacial et cinglant ?

Mais pire encore, la terre se mit à gronder comme un monstre furieux. Sa monture toujours docile se cabra de peur, poussa un hennissement aigu et secoua lentement sa tête pesante en signe de détresse. Valentin entendit le fracas lointain d’un coup de tonnerre et perçut plus près de lui d’étranges craquements. Puis il vit s’ouvrir dans le sol de gigantesques sillons. Tout s’agitait et se soulevait avec violence. Était-ce un tremblement de terre ? Le Mont tout entier oscillait comme le mât d’un dragonnier quand les vents secs et chauds soufflaient du sud. Le ciel lui-même, noir et menaçant, pesait comme une chape de plomb.

Que se passe-t-il ? Ô bonne Dame, ma mère, que se passe-t-il sur le Mont du Château ?

Valentin s’accrocha désespérément à sa monture qui, en proie à la panique, lançait des ruades. La planète entière semblait s’affaisser, glisser, se fracasser. C’était à lui qu’il incombait d’en maintenir l’unité en serrant les continents géants contre sa poitrine, en empêchant les mers de déborder, en retenant les fleuves dont la violence aveugle menaçait les villes sans défense.

Mais il en était incapable. C’était trop pour lui. Des forces incontrôlées mettaient en mouvement des provinces tout entières et les envoyaient heurter durement leurs voisines. Valentin tendit les bras pour les maintenir en place, regrettant de ne pas avoir de cerceaux de métal avec lesquels les fixer. Mais il ne pouvait rien faire. La terre tremblait, se soulevait et se crevassait, des nuages de poussière sombre cachaient le soleil et il était impuissant à maîtriser ce séisme. Un seul homme ne pouvait tenir la planète gigantesque et l’empêcher de se fractionner. Il appela ses compagnons à l’aide. « Lisamon ! Elidath ! »

Pas de réponse. Il continua à appeler, mais sa voix était couverte par les grincements et les grondements.

Le monde avait perdu toute stabilité. Valentin avait l’impression d’être au glisse-glace de High Morpin où il fallait sautiller et danser pour conserver l’équilibre sur les plaques tournantes qui s’inclinaient et se mouvaient par saccades. Mais le glisse-glace n’était qu’un jeu alors que ce que Valentin avait devant les yeux était un véritable chaos qui ébranlait les fondations de la planète. Il fut projeté à terre et roula interminablement sur lui-même, enfonçant profondément les doigts dans le sol meuble pour éviter d’être précipité dans une des crevasses qui s’ouvraient près de lui. De ces fentes béantes provenaient des éclats de rire terrifiants et une lumière pourpre semblant émaner d’un soleil englouti par la terre. Des faces furieuses flottaient dans l’air au-dessus de lui ; il les scrutait mais au moment où il était sur le point de les reconnaître, elles se transformaient d’une manière déroutante, les yeux devenaient des nez et les nez des oreilles. Derrière ces visages cauchemardesques il en distingua un autre qu’il connaissait bien, avec des cheveux bruns luisants et un regard doux et bienveillant. C’était le visage de sa mère, la Dame de l’Ile.

— Cela suffit, dit-elle. Réveille-toi maintenant, Valentin !

— Suis-je en train de rêver ?

— Bien sûr. Bien sûr.

— Alors il faut que je poursuive mon rêve afin d’apprendre tout ce qui est possible.

— Je pense que tu en as appris assez. Réveille-toi !

Oui, cela suffisait ; tout ce qu’il pourrait apprendre d’autre risquait de lui être fatal. Comme on le lui avait enseigné dès son enfance, il s’arracha au sommeil et se mit sur son séant, clignant des yeux et s’efforçant de dissiper les brumes qui lui obscurcissaient l’esprit. Des images du titanesque cataclysme flottaient encore dans son âme, mais il prit progressivement conscience qu’à l’endroit où il se trouvait, tout était paisible. Il était étendu sur un canapé de brocart dans une haute salle voûtée vert et or. Qu’est-ce qui avait mis fin au séisme ? Où était passée sa monture ? Qui l’avait amené là ? Ah, c’étaient eux ! Un homme aux cheveux blancs, pâle et maigre, la joue couturée d’une longue balafre, était accroupi à ses côtés. Sleet. Et Tunigorn se tenait juste derrière lui, ses sourcils touffus barrant son front assombri.

— Du calme, du calme, disait Sleet. Tout va bien maintenant. Vous êtes réveillé.

— Réveillé ? Ce n’était donc bien qu’un rêve ?

— C’est ce qu’il semblait.

Il n’était pas du tout sur le Mont du Château. Il n’y avait eu ni tempête de neige, ni tremblement de terre, ni nuages de poussière occultant le soleil. Oui, ce n’était qu’un rêve ! Mais un rêve affreux, d’une terrifiante et irrésistible clarté, si puissant qu’il éprouvait des difficultés à réintégrer la réalité.

— Où sommes-nous ? demanda Valentin.

— Dans le Labyrinthe, monseigneur.

— Où cela ? Dans le Labyrinthe ?

Avait-il donc été transporté par enchantement du Mont du Château durant son sommeil ? Valentin sentit la sueur perler à son front. Le Labyrinthe ? Ah, oui, oui. La vérité lui apparut brusquement. Il se souvenait de tout maintenant. La visite officielle dont c’était, le Divin soit loué, la dernière nuit. Il restait encore l’épouvantable épreuve du banquet à affronter. Il ne pouvait plus s’y dérober. Le Labyrinthe, le Labyrinthe, ce damné Labyrinthe ; il y était, enterré au niveau le plus bas. Dans sa suite s’étalaient de lumineuses peintures murales du Château, du Mont, des Cinquante Cités ; des scènes ravissantes dont il percevait le côté dérisoire. Si loin du Mont du Château et de la douce chaleur du soleil.

Quelle amère ironie, songea-t-il, de se retrouver au sortir d’un rêve de destruction et de calamité dans l’endroit le plus sinistre du royaume !

4

À un millier de kilomètres à l’est de la scintillante et cristalline cité de Dulorn, dans la vallée marécageuse connue sous le nom de Val de Prestimion, quelques centaines de familles Ghayrogs cultivaient la lusavande et le riz sur des domaines très dispersés. La saison de la récolte approchait. Les cosses gonflées de la lusavande, d’un noir vernissé, presque arrivées à maturité, pendaient en grappes épaisses à l’extrémité des tiges courbées qui s’élevaient dans les champs à demi submergés.

L’approche de cette récolte procurait à Aximaan Threysz, la plus vieille et la plus rusée des cultivatrices de lusavande du Val de Prestimion, une excitation telle qu’elle n’en avait pas éprouvée depuis des décennies. L’expérience d’augmentation du protoplasme entreprise trois saisons auparavant sur les conseils de l’agent du gouvernement atteignait son point culminant. Pour cette saison, elle avait consacré la totalité de son exploitation à la nouvelle espèce de lusavande et les cosses, faisant le double de leur taille normale, étaient prêtes à être récoltées ! Personne d’autre dans le Val n’avait osé en prendre le risque, pas avant qu’Aximaan Threysz eût tenté l’expérience. C’était fait et son succès allait bientôt être confirmé. Comme ils allaient se lamenter en la voyant arriver au marché une semaine plus tôt que tout le monde avec le double de volume de graines !

Tandis qu’elle se tenait enfoncée dans la boue au bord de ses champs, appuyant avec les bourrelets de ses doigts sur les cosses les plus proches afin de déterminer quand pourrait commencer la récolte, l’un des garçons de son fils aîné arriva en courant, porteur d’un message.

— Papa m’a demandé de te dire qu’il venait d’apprendre en ville que l’agent agronome arrive de Mazadone ! Il est déjà à Helkaplod et demain il part à Sijaneel !

— Alors il sera dans le Val dès Secondi. Bien. Parfait ! La langue fourchue d’Aximaan se mit à s’agiter.

— Va vite retrouver ton père, mon petit. Dis-lui que nous organiserons la fête pour l’agent Merdi et que nous commencerons la récolte Quatredi. Et je veux que toute la famille soit rassemblée à la maison dans une demi-heure. Allez, dépêche-toi !

La plantation appartenait à la famille d’Aximaan depuis l’époque de lord Confalume. Elle couvrait une zone triangulaire qui s’étendait sur environ huit kilomètres le long des rives d’Havilbove Fluence, s’enfonçait loin au sud-est jusqu’à la lisière de la Réserve de Mazadone et remontait au nord en décrivant de grandes courbes jusqu’au fleuve. À l’intérieur de cette zone Aximaan régnait en maîtresse absolue sur ses cinq fils et ses neuf filles, ses innombrables petits-enfants et la vingtaine de Lii et de Vroons qui travaillaient comme ouvriers agricoles. Quand Aximaan Threysz décrétait que le moment des semailles était venu, ils ensemençaient. Quand elle décrétait que c’était le moment de la cueillette, ils partaient faire la récolte. Dans la grande maison qui s’élevait à côté du bosquet d’androdragma le dîner était servi au moment où Aximaan se mettait à table, et ce, quelle que fut l’heure. Même le calendrier des périodes de sommeil de la famille était soumis à l’agrément d’Aximaan ; car les Ghayrogs hibernent, mais elle ne voulait pas que toute la famille dorme en même temps. Son fils aîné savait qu’il devait demeurer éveillé durant les six premières semaines du repos hivernal annuel de sa mère ; sa fille aînée prenait les rênes de l’exploitation pendant les six autres semaines. Aximaan Threysz répartissait les périodes de sommeil des autres membres de la famille en fonction de ce qu’elle estimait nécessaire à la bonne marche de la plantation. Nul ne contestait ses décisions. Déjà dans sa jeunesse – il y avait si longtemps, à l’époque où Ossier était Pontife et où lord Tyeveras résidait au Château – c’était vers elle que se tournaient tous les autres, y compris son père et son époux, en période de crise. Elle leur avait survécu à tous deux, ainsi qu’à une partie de sa descendance. Les Coronals s’étaient succédé sur le Mont du Château et Aximaan était toujours là. Son épaisse peau squameuse avait perdu son éclat et prit des nuances pourprées. Ses cheveux flexueux et ondulants, autrefois noirs comme jais étaient devenus d’un gris pâle et terne. Ses yeux verts au regard fixe et froid étaient maintenant voilés et vitreux. Mais elle continuait sans relâche à abattre sa lourde besogne quotidienne à la ferme.

Elle ne pouvait rien cultiver d’autre sur ses terres que de la lusavande et du riz et la tâche n’était pas aisée. Les pluies torrentielles du nord atteignaient facilement la province de Dulorn en s’engouffrant dans l’immense vallée et bien que la cité de Dulorn elle-même se trouvât au cœur d’une zone sèche, le territoire qui s’étendait à l’ouest, abondamment arrosé et bien drainé, était riche et fertile. Mais il en allait tout autrement du Val de Prestimion, situé à l’est de la vallée, où le sol humide et marécageux était constitué d’une sorte de boue lourde et bleuâtre. Mais en choisissant soigneusement son moment, il était possible de planter du riz à la fin de l’hiver, juste avant les crues printanières et de semer de la lusavande une première fois à la fin du printemps et une autre à la fin de l’automne. Nul dans la région ne connaissait mieux le rythme des saisons qu’Aximaan Threysz et seuls les fermiers les plus irréfléchis commençaient à ensemencer leurs champs avant que la nouvelle se soit répandue qu’elle avait décidé que le moment des semailles était venu.

Cet être impérieux jouissant d’un prestige et d’une autorité incontestés avait pourtant une particularité que les habitants du Val trouvaient incompréhensible ; Aximaan Threysz s’inclinait devant l’agent agricole de la province comme s’il était la source de tout savoir et elle-même une simple apprentie. Deux ou trois fois par an, l’agent venait de Mazadone, la capitale de la province, et faisait un circuit dans les marécages. Sa première étape était toujours la plantation d’Aximaan. Elle le logeait dans la grande maison, débouchait des bouteilles de vin de feu et envoyait ses petits-enfants pêcher dans le fleuve les délicieux petits hiktigans qui filaient entre les rochers des rapides. Puis elle donnait l’ordre de décongeler et de faire rôtir sur un feu de thwale aromatique des tranches de bidlak. Quand le festin était terminé, elle prenait le fonctionnaire à part et parlait avec lui bien avant dans la nuit d’engrais, de greffages et de machines à moissonner, tandis que ses filles Heynok et Jarnok, assises à proximité, prenaient note de tout ce qui se disait.

Nul ne comprenait pourquoi Aximaan Threysz qui en savait certainement plus long que quiconque sur la culture de la lusavande tenait tant à écouter l’opinion d’un banal employé gouvernemental. Mais sa famille connaissait la réponse.

— Nous avons nos méthodes et nous ne les remettons pas en question, disait souvent Aximaan. Nous faisons ce que nous avons déjà fait parce que cela a réussi. Nous plantons nos graines, nous prenons soin de nos semis, nous surveillons leur croissance, nous faisons notre récolte et la fois suivante, nous recommençons exactement de la même manière. Et si chaque récolte n’est pas inférieure à la précédente, nous sommes satisfaits. Mais en réalité c’est un échec si nous nous contentons de maintenir une production égale. L’immobilité est impossible en ce monde ; demeurer immobile c’est s’enliser.

C’est pourquoi Aximaan Threysz s’abonnait aux revues agricoles, envoyait certains de ses petits-enfants à l’université et écoutait très attentivement tout ce que l’agent agronome pouvait avoir à dire. D’une année sur l’autre, il se produisait de petits changements dans ses méthodes de culture et d’une année sur l’autre, les sacs de grains de lusavande qu’Aximaan Threysz expédiait à Mazadone étaient un peu plus nombreux et les tas de grains de riz luisants un peu plus haut dans ses greniers. Car il y avait toujours de nouveaux moyens d’améliorer ce que l’on faisait et Aximaan ne laissait pas passer une occasion.

— Nous sommes Majipoor, se plaisait-elle à dire. Les grains sont les fondations des plus grandes cités. Sans nous, Ni-moya et Pidruid, Khyntor et Piliplok ne seraient que des terres à l’abandon. Et comme les grandes villes ne cessent de croître, il nous faut travailler chaque année un peu plus dur pour les nourrir, n’est-ce pas ? Nous n’avons pas le choix, c’est la volonté du Divin. N’est-ce pas ?

Elle avait déjà vu défiler une bonne quinzaine d’agents agronomes. Quand ils arrivaient, ils étaient jeunes et remplis d’idées nouvelles dont ils hésitaient souvent à lui faire part.

— Je ne vois pas bien ce que je pourrais vous apprendre, Aximaan Threysz, disaient-ils. Ce serait plutôt à moi d’être votre élève !

Aximaan devait tout reprendre avec chacun d’eux, les mettre à l’aise et les persuader qu’elle était sincèrement intéressée par toutes les innovations techniques.

C’était toujours ennuyeux lorsqu’un agent atteignait l’âge de la retraite et qu’un jeunot lui succédait. À mesure qu’elle vieillissait, il lui était de plus en plus difficile d’établir des relations profitables avec les nouveaux avant plusieurs saisons. Mais il n’y avait eu aucun problème quand Caliman Hayn était arrivé deux ans auparavant. C’était un jeune humain – avait-il trente, quarante ou cinquante ans, peu importait à Aximaan Threysz pour qui maintenant tout individu en deçà de soixante-dix ans était jeune – dont les manières directes et désinvoltes plaisaient beaucoup à la vieille Ghayrog. Il ne semblait pas intimidé par elle et n’essayait pas de la flatter.

— Il paraît que vous êtes dans le Val la plus disposée à expérimenter les nouvelles techniques, déclara-t-il de but en blanc, à peine dix minutes après avoir fait sa connaissance. Que diriez-vous d’un procédé permettant de doubler la taille des grains de lusavande sans en altérer le goût ?

— Je dirais que l’on se moque de moi, répondit-elle. Cela semble beaucoup trop beau pour être vrai.

— Et pourtant ce procédé existe.

— Vraiment ?

— Nous sommes prêts à lancer une utilisation expérimentale limitée. D’après les dossiers de mes prédécesseurs, vous acceptez volontiers ce genre d’expériences.

— C’est exact, dit Aximaan. De quoi s’agit-il ?

Il expliqua qu’il s’agissait d’une méthode appelée augmentation du protoplasme. On utilisait des enzymes pour décomposer la membrane cellulaire des plantes afin d’avoir accès au matériel génétique contenu à l’intérieur. On pouvait alors faire des manipulations sur ce matériel, après quoi la substance des cellules, le protoplasme, était placé dans un milieu de culture pour opérer la régénération des membranes cellulaires. On pouvait à partir de cette unique cellule faire pousser une plante entièrement nouvelle.

— Je croyais que toutes ces techniques avaient disparu de Majipoor depuis des milliers d’années, dit Aximaan Threysz.

— Lord Valentin a manifesté un regain d’intérêt pour les sciences anciennes.

— Lord Valentin ?

— Oui, le Coronal, dit Caliman Hayn.

— Ah, le Coronal ! fit Aximaan Threysz en détournant les yeux.

Elle croyait que le Coronal s’appelait Voriax, mais après quelques instants de réflexion, elle se souvint que Voriax était mort. Et elle avait effectivement entendu dire que c’était Valentin qui lui avait succédé. Elle se souvint également qu’il était arrivé quelque chose d’étrange à ce Valentin… N’était-ce pas lui dont le corps avait été échangé avec celui d’un autre ? Si, c’était probablement lui. Mais les Coronals ne signifiaient pas grand-chose pour Aximaan Threysz qui n’avait pas quitté le Val de Prestimion depuis au moins vingt ou trente ans et pour qui le Mont du Château et ses Coronals étaient si lointains qu’ils en étaient devenus mythiques. Ce qui importait à Aximaan, c’était la culture du riz et de la lusavande.

Caliman Hayn lui apprit donc que les laboratoires impériaux de botanique avaient mis au point une variété améliorée de lusavande qu’il fallait maintenant expérimenter sur le terrain dans des conditions de culture normales. Il invita Aximaan à collaborer à ces recherches, en échange de quoi il s’engageait à ne proposer la nouvelle variété à personne d’autre dans le Val de Prestimion tant qu’elle n’en aurait pas ensemencé tous ses champs.

Comment aurait-elle pu résister ? Il lui remit un paquet de graines de lusavande d’une taille stupéfiante, luisantes et aussi grosses qu’un œil de Skandar. Elle les planta dans une parcelle écartée où il n’y avait aucun risque de pollinisation croisée avec les espèces normales. Les graines germèrent rapidement et donnèrent naissance à des plantes qui ne différaient de l’espèce habituelle que par l’épaisseur de la tige, deux ou trois fois plus grosse. Mais à la floraison, apparurent de gigantesques fleurs pourpres et fripées de la taille d’une soucoupe qui produisirent des cosses d’une longueur impressionnante donnant elles-mêmes, l’époque de la récolte venue, d’énormes quantités des graines géantes. Aximaan Threysz fut tentée de les utiliser pour les semailles d’automne et de couvrir avec la nouvelle espèce toute la superficie de son exploitation afin de faire une récolte d’hiver exceptionnelle. Mais c’était impossible, car elle avait promis à Caliman Hayn de lui remettre la majeure partie des graines géantes qui devaient être analysées par le laboratoire de Mazadone. Il lui laissa de quoi ensemencer environ le cinquième des terres. Mais pour la saison à venir il lui demanda de mélanger les plantes de la variété améliorée avec les autres dans le but de provoquer des croisements ; on supposait que les caractères de l’espèce améliorée étaient dominants, mais cela n’avait jamais été expérimenté sur une si vaste échelle.

Aximaan Threysz interdit à sa famille de parler de l’expérience dans le Val de Prestimion, mais il était impossible d’empêcher longtemps les autres fermiers d’en avoir vent. Les plantes de la deuxième génération à énorme tige qui poussaient partout sur la plantation pouvaient difficilement échapper aux regards et la nouvelle se répandit dans le Val. Des voisins curieux se débrouillèrent pour se faire inviter et demeurèrent bouche bée devant la nouvelle lusavande.

Mais ils demeuraient méfiants. « Des plantes comme celles-là vont épuiser la terre en deux ou trois ans », disaient certains. « Si elle continue, tout son domaine deviendra un désert. » D’autres estimaient que les graines géantes ne pouvaient produire qu’une farine insipide ou amère. Quelques-uns affirmaient qu’en règle générale Aximaan Threysz savait ce qu’elle faisait mais ils lui laissaient avec plaisir ce rôle de pionnier.

À la fin de l’hiver, sa récolte lui donna, d’une part, des grains normaux expédiés comme d’habitude au marché et des grains géants qui furent ensachés et mis de côté en attendant d’être plantés. La troisième saison serait décisive, car certaines des graines étaient celles de la variété améliorée sans croisement et d’autres, probablement la majeure partie, étaient hybrides ; il fallait voir quel genre de plante allaient produire les semences hybrides.

C’était à la fin de l’hiver qu’il fallait planter le riz, avant les premières crues. Quand ce fut fait, les parcelles les plus hautes et les plus sèches de la plantation furent ensemencées en lusavande. Tout au long du printemps et de l’été, Aximaan regarda croître les tiges robustes, s’épanouir les énormes fleurs et s’allonger les lourdes cosses qui fonçaient lentement. De temps à autre, elle en ouvrait une et observait les graines vertes et tendres. Elles étaient plus grosses, cela ne faisait aucun doute. Mais quel goût auraient-elles ? Et si elles n’avaient pas de goût ou un goût désagréable ? La production de toute une saison en dépendait. La réponse arriverait bien assez tôt.

Elle apprit Steldi que l’agent agronome approchait et arriverait Secondi à la plantation, comme prévu. Mais le bruit aussi étonnant qu’inquiétant courait que l’agent n’était pas Caliman Hayn mais un certain Yerewain Noor. Aximaan ne comprenait pas ce qui s’était passé. Hayn était trop jeune pour avoir pris sa retraite. Et cela l’ennuyait fort qu’il disparût au moment où l’expérience d’augmentation du protoplasme touchait à sa fin.

Yerewain Noor était encore plus jeune que Hayn et tellement novice que c’en était agaçant. Il entreprit aussitôt de lui faire savoir avec toute la rhétorique d’usage à quel point il était flatté de faire sa connaissance, mais elle le coupa net.

— Où est passé votre prédécesseur ? demanda-t-elle.

Noor lui répondit que nul n’en savait rien. Il expliqua maladroitement que Hayn s’était volatilisé trois mois auparavant, sans rien dire à personne et en laissant à ses collègues des tonnes de paperasses.

— Nous essayons encore de nous y retrouver. Il était manifestement mêlé à de nombreuses études expérimentales, mais nous ne savons pas lesquelles ni avec qui et…

— L’une d’elle est en cours ici, dit froidement Aximaan Threysz. Essais sur le terrain d’augmentation du protoplasme de la lusavande.

— Que le Divin me vienne en aide ! gémit Noor. Combien de petits projets confidentiels de Hayn vais-je découvrir ? Augmentation du protoplasme de la lusavande, c’est bien cela ?

— On dirait que vous n’en avez jamais entendu parler.

— Si, j’en ai entendu parler, mais je ne peux pas dire que j’en sache très long là-dessus.

— Venez avec moi, dit Aximaan Threysz.

Elle s’éloigna d’un pas décidé, longea les rizières où le riz montait à hauteur des cuisses et s’engagea dans les champs de lusavande. La colère lui faisait accélérer l’allure et le jeune agronome éprouvait toutes les peines du monde à la suivre. Elle lui parla chemin faisant du paquet de graines géantes que Hayn lui avait apporté et de l’ensemencement de la nouvelle variété sur ses terres, du croisement avec la lusavande ordinaire et de la génération d’hybrides qui arrivait maintenant à maturité. Dès qu’ils atteignirent les premières rangées de lusavande, Aximaan s’arrêta, consternée et horrifiée.

— Que la Dame nous protège tous ! s’écria-t-elle.

— Que se passe-t-il ?

— Regardez ! Regardez !

Pour une fois, Aximaan Threysz était totalement prise de court. Au moins quinze jours avant la date prévue, la lusavande hybride avait commencé de répandre ses graines. Sous l’ardent soleil estival, les cosses gigantesques se fendaient et s’ouvraient avec un affreux craquement d’os brisés. En éclatant, elles projetaient avec violence les énormes graines dans toutes les directions. Les graines lancées à une dizaine de mètres disparaissaient dans l’épaisse gadoue qui recouvrait les champs inondés. Il n’y avait pas moyen d’arrêter ce processus ; en moins d’une heure, toutes les cosses seraient ouvertes et la récolte perdue.

Mais il y avait pire encore.

Outre les graines sortait des cosses une fine poudre brune qu’Aximaan Threysz ne connaissait que trop bien. Elle se mit à courir frénétiquement dans le champ sans prêter attention aux graines qui s’écrasaient sur sa peau squameuse en la cinglant. Saisissant une cosse qui n’avait pas encore éclaté, elle l’ouvrit et un nuage pulvérulent s’éleva. Oui, bien sûr, le charbon de la lusavande ! Chaque cosse en contenait au moins une cuillerée et à mesure qu’elles s’ouvraient sous l’effet de la chaleur, les spores brunes demeurant en suspension au-dessus du champ formaient des nappes dispersées au premier souffle de vent.

Yerewain Noor lui aussi comprenait ce qui se passait.

— Faites venir vos ouvriers agricoles ! s’écria-t-il. Il faut y mettre le feu !

— Trop tard ! répliqua Aximaan d’une voix sépulcrale. Il n’y a plus d’espoir. Il est trop tard, trop tard ! Plus rien ne peut arrêter les spores.

Ses terres étaient irrémédiablement contaminées et en moins d’une heure, les spores se seraient répandues dans tout le Val de Prestimion.

— Vous ne comprenez donc pas que c’en est fait de nous !

— Mais le charbon de la lusavande n’existe plus depuis longtemps ! objecta stupidement Noor.

Aximaan Threysz hocha la tête. Elle s’en souvenait parfaitement : les champs brûlés, les pulvérisations, l’élevage de variétés résistant à la maladie, l’arrachage de toutes les plantes ayant une prédisposition génétique à nourrir le champignon mortel. Il y avait soixante-dix ou quatre-vingts ans, peut-être quatre-vingt-dix. Que d’efforts il avait fallu accomplir pour débarrasser la planète de cette maladie ! Et elle réapparaissait dans ces plantes hybrides. Elle se dit que sur tout Majipoor, seules ces plantes pouvaient transmettre le charbon. Ses plantes à elle, élevées avec tant d’amour et soignées avec tant de savoir-faire. Elle avait de ses propres mains ouvert de nouveau au charbon l’accès de la planète et la maladie allait maintenant contaminer les récoltes de ses voisins.

— Hayn ! rugit-elle. Où êtes-vous donc ? Que m’avez-vous fait, Hayn ?

Elle aurait voulu mourir, là, tout de suite, avant que le drame ne prenne des proportions plus importantes. Mais elle savait qu’elle n’aurait pas cette chance. La longévité qui avait toujours été pour elle un bonheur devenait une malédiction. L’éclatement des cosses résonnait à ses oreilles comme les canons d’une armée avançant dans le Val et saccageant tout sur son passage. Elle se dit qu’elle avait vécu une année de trop, assez longtemps pour voir la fin du monde.

5

En sueur, les vêtements fripés, rempli d’appréhension, Hissune s’enfonçait dans le Labyrinthe, empruntant les corridors et les ascenseurs qu’il connaissait depuis sa plus tendre enfance. Il laissa bientôt loin derrière lui le cadre minable de l’anneau extérieur. Niveau après niveau, il passait au milieu de merveilles qu’il n’avait plus contemplées depuis des années : la Cour des Colonnes, la Salle des Vents, la Place des Masques, la Cour des Pyramides, la Cour des Globes, l’Arène, la Chambre des Archives. Des gens venaient du Mont du Château, d’Alaisor ou de Stoien, voire de Ni-moya, la grande cité incroyablement lointaine et censée être fabuleuse de l’autre continent, et ils se promenaient, éblouis, stupéfaits, éperdus d’admiration devant l’ingéniosité qui avait permis la conception et la construction d’aussi étonnantes splendeurs architecturales si loin au-dessous de la surface du sol. Mais pour Hissune, ce n’était que le morne, le lugubre Labyrinthe, dénué de charme et de mystère ; c’était simplement sa patrie.

La vaste place pentagonale qui s’étendait devant la Chambre des Archives marquait la limite inférieure de la zone du Labyrinthe ouverte au public. Au-dessous tout était réservé aux fonctionnaires gouvernementaux. Hissune passa sous le grand écran vert de la Chambre des Archives sur lequel figurait la liste de tous les Pontifes et de tous les Coronals. Les deux rangées d’inscriptions s’élevaient presque hors de portée du regard le plus perçant. Tout là-haut se trouvaient les noms de Dvorn, de Melikand, de Barhold et de Stiamot, des noms célèbres des milliers d’années auparavant et en bas ceux de Kinniken, d’Ossier et de Tyeveras, de Malibor, de Voriax et de Valentin. De l’autre côté du tableau des Puissances, Hissune présenta ses papiers aux Hjorts bouffis et masqués qui gardaient la porte et il s’enfonça dans le cœur du Labyrinthe. Il passa devant les terriers des petits bureaucrates, devant les cours des principaux ministres et devant les tunnels conduisant aux grands systèmes de ventilation dont dépendait toute vie. Il était sans cesse arrêté à des contrôles où on lui demandait de prouver son identité. Dans les profondeurs du secteur impérial les questions de sécurité étaient prises très au sérieux. Quelque part dans les entrailles du Labyrinthe, le Pontife en personne avait sa tanière, un énorme globe de verre sphérique, d’après ce que l’on disait, à l’intérieur duquel le monarque sénile siégeait sur un trône au milieu du réseau d’équipements qui le maintenait depuis si longtemps artificiellement en vie. Hissune se demanda s’ils craignaient l’intrusion d’assassins. Si ce qu’il avait entendu dire était vrai, ce serait un acte de miséricorde de débrancher le dispositif et de laisser enfin le pauvre Tyeveras retourner à la Source. Hissune ne parvenait pas à comprendre pour quelle raison on le gardait ainsi en vie depuis des décennies, dans la démence et la sénilité.

Hors d’haleine, les nerfs à vif, Hissune arriva enfin au seuil de la Grande Salle, dans les derniers replis du Labyrinthe. Il était affreusement en retard, de près d’une heure.

Trois Skandars hirsutes et colossaux lui barrèrent le passage. Hissune, se recroquevillant sous le regard farouche et dédaigneux des gigantesques êtres à quatre bras, dut refréner son envie de tomber à genoux et d’implorer leur pardon. Mais il parvint à recouvrer un peu de dignité et, faisant de son mieux pour leur rendre leur regard hautain, une tâche malaisée pour quelqu’un ayant à affronter des créatures de deux mètres soixante-dix, il annonça qu’il faisait partie de la suite de lord Valentin et qu’il était invité au banquet. Il s’attendait à moitié à les voir éclater de rire et le chasser d’un revers de main comme un insecte importun. Mais non ; ils examinèrent avec gravité son épaulette et consultèrent les documents qu’ils tenaient. Puis avec force courbettes, ils l’invitèrent à franchir l’énorme porte bordée de cuivre. Enfin ! Le banquet du Coronal !

Juste de l’autre côté de la porte se tenait un Hjort en costume resplendissant avec de gros yeux dorés protubérants et des moustaches orange dans une face terreuse à la peau grenue. Cet individu à l’aspect stupéfiant était Vinorkis, le majordome du Coronal. Il le salua d’un grand geste du bras et annonça :

— L’Initié Hissune !

« Pas encore Initié », essaya de lui dire Hissune, mais le Hjort s’était déjà retourné d’un mouvement majestueux et s’engageait sans se retourner dans l’allée centrale. Les jambes molles, Hissune le suivit.

Il devait y avoir cinq mille convives dans la grande salle, assis à des tables rondes où tenaient une douzaine de couverts, et Hissune avait l’impression que tous les regards étaient braqués sur lui. Il avait à peine fait vingt pas quand il entendit avec horreur un rire commencer à s’élever, doucement d’abord, puis plus fort. Des vagues de franche hilarité se mirent à rouler d’un bout à l’autre de la salle, se fracassant contre lui avec violence. Il n’avait jamais entendu de tels rugissements ; c’était ainsi qu’il imaginait le bruit de la mer faisant rage sur quelque côte septentrionale déserte.

Le Hjort continuait d’avancer et Hissune qui avait l’impression de marcher depuis des kilomètres le suivait, la mine renfrognée, au milieu de cet océan de folle gaieté en voulant rentrer sous terre. Mais au bout d’un moment, il se rendit compte que ce n’était pas de lui que les gens riaient mais d’une troupe d’acrobates nains qui tentaient avec force pitreries de former une pyramide humaine et il se sentit moins mal à l’aise. Puis il aperçut l’estrade d’honneur et lord Valentin en personne lui fit signe d’approcher en souriant et lui montra un siège libre à ses côtés. Hissune crut qu’il allait pleurer de soulagement. En fin de compte, tout allait se passer pour le mieux.

— Votre Seigneurie ! lança Vinorkis d’une voix tonnante. L’Initié Hissune !

Avec lassitude et ravissement Hissune se laissa tomber sur son siège juste au moment où éclatait un tonnerre d’applaudissements pour les acrobates qui venaient de terminer leur numéro. Un serveur lui tendit une coupe pleine à ras bord de vin doré et quand il la porta à ses lèvres, certains des convives assis autour de la table levèrent la leur en signe de bienvenue. La veille, au cours de la brève et stupéfiante conversation qu’il avait eue avec lord Valentin, quand le Coronal l’avait invité à se joindre à sa suite sur le Mont du Château, Hissune avait aperçu quelques-uns d’entre eux, mais on n’avait pas eu le temps de faire les présentations. Et maintenant, ils le saluaient – lui, Hissune ! – et se présentaient. Mais ils n’en avaient nullement besoin, car il s’agissait des héros de la glorieuse guerre de restauration de lord Valentin et tout le monde les connaissait.

L’immense guerrière assise à côté de lui ne pouvait être que Lisamon Hultin, garde du corps du Coronal qui, d’après ce que l’on disait, avait un jour délivré lord Valentin de l’estomac d’un dragon de mer qui l’avait avalé. Et Hissune savait que le petit homme à la peau étonnamment pâle, aux cheveux de neige et au visage balafré, était le célèbre Sleet, le maître de jonglerie de lord Valentin pendant la période d’exil. L’homme au regard perçant et aux sourcils touffus était le grand archer Tunigorn du Mont du Château et le petit Vroon aux innombrables tentacules devait être Deliamber, le magicien. Le jeune homme guère plus vieux qu’Hissune, au visage couvert de taches de rousseur, était très certainement Shanamir, l’ancien pâtre et le grand Hjort mince et digne était le Grand Amiral Asenhart. C’étaient bien eux, tous ces héros, et Hissune qui autrefois se croyait imperméable à toute forme de respect, était fort intimidé de se trouver maintenant en leur compagnie.

Imperméable au respect ? Ne s’était-il pas adressé à lord Valentin en personne et ne lui avait-il pas effrontément soutiré un royal pour une visite du Labyrinthe, sans parler des trois couronnes supplémentaires qu’il avait exigées sans vergogne pour lui trouver un logement dans l’anneau extérieur. À cette époque de sa vie, le respect lui était étranger. Coronals et Pontifes n’étaient que des hommes disposant de plus d’argent et de pouvoir que les gens ordinaires et ils accédaient au trône parce qu’ils avaient la chance d’être issus de l’aristocratie du Mont du Château ; ils étaient sortis des rangs en bénéficiant d’heureux concours de circonstances qui les portaient au sommet. Hissune avait depuis longtemps remarqué qu’il n’était même pas indispensable d’être particulièrement intelligent pour devenir Coronal. Après tout, en prenant simplement les vingt dernières années, lord Malibor qui était parti pêcher les dragons de mer s’était bêtement fait dévorer par l’un d’eux, lord Voriax était mort tout aussi stupidement, frappé à la chasse par un carreau d’arbalète, et son frère lord Valentin, pourtant réputé intelligent, avait été assez sot pour passer une nuit de beuverie avec le fils du Roi des Rêves, à la suite de laquelle, drogué, il avait été dépossédé de ses souvenirs et de son trône. Éprouver du respect pour des individus de ce genre ? Mais dans le Labyrinthe n’importe quel gamin de sept ans faisant si peu de cas de son intérêt personnel serait considéré comme un parfait crétin !

Hissune avait remarqué que son irrévérence passée semblait s’être quelque peu émoussée au fil des ans. Quand on a dix ans et qu’on vit d’expédients dans les rues depuis l’âge de cinq ou six ans, il est assez facile de faire des pieds de nez au pouvoir. Mais il n’avait plus dix ans et n’errait plus dans les rues. Son optique avait changé et il savait que ce n’était pas rien d’être Coronal de Majipoor et que la tâche était loin d’être aisée. C’est pourquoi Hissune, en regardant l’homme aux larges épaules et aux cheveux dorés, d’aspect à la fois majestueux et bienveillant, revêtu du pourpoint vert et de la robe d’hermine de sa charge, et en songeant que cet homme assis à trois mètres de lui était le Coronal lord Valentin qui l’avait choisi parmi tous les habitants de la planète pour faire partie de son entourage, sentit quelque chose ressemblant fort à un frisson courir le long de son échine. Et il fut enfin obligé de reconnaître que c’était un frisson de crainte révérencielle. Pour la dignité de roi, pour la personne de lord Valentin et pour le mystérieux concours de circonstances qui avait amené un vulgaire gamin du Labyrinthe en cette auguste compagnie.

Il but son vin à petites gorgées et sentit une douce chaleur se répandre dans son âme. Ses inquiétudes du début de la soirée s’étaient dissipées. Il était là à présent et on lui avait réservé un bon accueil. Que Vanimoon, Heulan et Ghisnet soient dévorés de jalousie ! Il était là, au milieu des grands de ce monde et son ascension vers le sommet commençait. Il atteindrait bientôt des hauteurs depuis lesquelles les Vanimoon de son enfance seraient totalement invisibles.

Mais en peu de temps ce sentiment de bien-être s’envola complètement et il se retrouva en proie à la confusion et au désarroi.

Pour commencer, il fit un impair, ridicule mais pardonnable, une légère maladresse, à peine blâmable. Sleet venait de faire une remarque à propos de l’anxiété visible dont faisaient preuve les hauts fonctionnaires pontificaux chaque fois qu’ils tournaient les yeux vers la table du Coronal. Ils craignaient manifestement que lord Valentin ne s’amuse pas suffisamment. Et Hissune, rendu euphorique par le vin et tout à sa joie de participer enfin au banquet, lâcha une bourde.

— Ils ont raison de s’inquiéter ! lança-t-il étourdiment. Ils savent qu’ils ont intérêt à faire bonne impression, sinon ils se retrouveront sur le pavé quand lord Valentin deviendra Pontife !

Il y eut des frémissements de surprise autour de la table. Tout le monde écarquilla les yeux comme s’il avait proféré un monstrueux blasphème… sauf le Coronal qui pinça les lèvres à la manière de quelqu’un qui vient de trouver un crapaud dans son potage et détourna la tête.

— Ai-je dit une bêtise ? demanda Hissune.

— Silence ! souffla Lisamon Hultin avec véhémence.

Et la gigantesque amazone lui donna un violent coup de coude dans les côtes.

— Mais n’est-il pas vrai que lord Valentin sera un jour Pontife ? Et que lorsque cela arrivera il voudra s’entourer des siens ?

Lisamon lui donna un nouveau coup de coude, avec tant de force qu’il faillit choir de son siège. Sleet le foudroya du regard et Shanamir murmura d’un ton cassant :

— Suffit ! Vous ne faites qu’aggraver votre cas !

Hissune secoua la tête.

— Je ne comprends pas, dit-il, une pointe de colère perçant sous la confusion.

— Je vous expliquerai plus tard, dit Shanamir.

— Mais qu’ai-je fait ? poursuivit Hissune avec entêtement. J’ai simplement dit que lord Valentin serait Pontife un jour et…

— Lord Valentin ne désire pas pour l’instant envisager la nécessité de devenir Pontife, fit Shanamir d’un ton glacial. Il ne désire surtout pas l’envisager pendant son dîner. C’est un sujet qu’il ne convient pas d’aborder en sa présence. Comprenez-vous maintenant ?

— Oui, je comprends, répondit piteusement Hissune.

Mourant de honte, il avait envie de ramper sous la table et de disparaître. Mais comment était-il censé savoir que le Coronal était d’une susceptibilité chatouilleuse sur son destin ? C’était pourtant dans l’ordre des choses. Quand le Pontife mourait, le Coronal prenait automatiquement sa place et nommait un nouveau Coronal qui finirait lui-même par établir sa résidence dans le Labyrinthe. Tel était le système et il fonctionnait ainsi depuis des milliers d’années. Si lord Valentin répugnait tant à la perspective de devenir Pontife, il aurait mieux fait de décliner l’élévation à la dignité de Coronal. Mais il ne servait à rien d’escamoter la loi de succession dans l’espoir qu’elle disparaîtrait d’elle-même.

Bien que le Coronal se fut contenté de garder un silence glacé, tout cela avait dû porter gravement préjudice à Hissune. Arriver en retard, puis, la première fois qu’il ouvrait la bouche, dire exactement ce qu’il ne fallait pas dire… quel début lamentable ! Comment pourrait-il jamais réparer cela ? Hissune rumina pendant toute la durée d’un mauvais numéro de jonglerie et tout au long des discours indigestes qui suivirent et il aurait sans doute continué à souffrir mille morts pendant toute la soirée s’il ne s’était produit quelque chose de bien pire.

C’était au tour de lord Valentin de faire un discours. Mais lorsqu’il se leva, le Coronal semblait étrangement distant et préoccupé. On eût presque dit un somnambule – le regard absent et perdu dans le vague, les gestes hésitants. À la table d’honneur, des murmures commencèrent à circuler. Après un affreux silence, il commença de parler, mais ce n’était apparemment pas le bon discours et son élocution était pâteuse. Le Coronal était-il malade ? Ou ivre ? Ou bien victime de quelque sortilège malfaisant ? Cela perturbait Hissune de voir lord Valentin dans cet état d’hébétude. Le vieux venait d’achever son discours en déclarant que non seulement le Coronal régnait sur Majipoor mais que dans un certain sens il était Majipoor. Et quelques instants plus tard, le Coronal, chancelant, tenait des propos incohérents et donnait l’impression de devoir s’effondrer d’une seconde à l’autre…

Hissune se dit que quelqu’un devrait le prendre par le bras et l’aider à se rasseoir avant qu’il tombe, mais personne ne fit un geste. Personne n’osait. Je vous en prie, allez-y, implora silencieusement Hissune dont le regard se portait tour à tour sur Sleet, Tunigorn et Ermanar. Que quelqu’un le fasse asseoir ! Mais personne n’esquissait un geste.

— Monseigneur ! hurla une voix rauque.

Hissune se rendit compte que c’était lui qui avait crié. Il se précipita pour retenir le Coronal qui tombait la tête la première sur le parquet luisant.

6

Voici le rêve du Pontife Tyeveras :

— Ici, dans le royaume où je vis maintenant, il n’y a ni couleur, ni bruit, ni mouvement. Les fleurs d’alabandina sont noires et les frondes vernissées des semotans sont blanches. De l’oiseau qui ne vole pas vient un chant qui ne peut être perçu. Je suis étendu sur un matelas de mousse-gomme, le regard fixé au-dessus de moi sur des gouttes de pluie qui ne tombent pas. Quand le vent souffle dans la clairière, pas une feuille ne frémit. Le nom de ce royaume est la mort. Les alabandinas et les semotans sont morts, l’oiseau est mort, le vent et la pluie sont morts. Et moi aussi je suis mort.

Ils viennent et m’entourent et me demandent :

— Es-tu Tyeveras, qui fut Coronal de Majipoor et Pontife de Majipoor ?

— Je suis mort, dis-je.

— Es-tu Tyeveras ? répètent-ils.

— Je suis feu Tyeveras, qui fût votre roi et votre empereur. Voyez, je n’ai pas de couleurs. Voyez, je ne fais pas de bruit. Je suis mort.

— Tu n’es pas mort.

— Regardez. À ma droite il y a lord Malibor, qui fut mon premier Coronal. Il est mort, n’est-ce pas ? Regardez. À ma gauche il y a lord Voriax, qui fut mon deuxième Coronal. N’est-il pas mort ? Je suis entre deux morts. Et moi aussi je suis mort.

— Lève-toi et marche, Tyeveras. Toi qui fus Coronal, toi qui es Pontife.

— Je n’ai pas à le faire. J’en suis dispensé, car je suis mort.

— Écoute nos voix.

— Vos voix n’émettent pas de sons.

— Écoute, Tyeveras ! Écoute, écoute, écoute !

— Les alabandinas sont noirs. Le ciel est blanc. C’est le royaume de la mort.

— Lève-toi et marche, empereur de Majipoor !

— Qui es-tu ?

— Valentin, ton troisième Coronal.

— Je te salue, Valentin, Pontife de Majipoor !

— Cette dignité n’est pas encore mienne. Lève-toi et marche !

— Ce n’est pas exigé de moi, car je suis mort, dis-je.

— Nous ne t’entendons pas, reprennent-ils. Toi qui fus roi, toi qui es empereur.

Puis la voix qui dit être celle de Valentin me répète encore une fois : « Lève-toi et marche ! » et la main de Valentin se pose sur ma main dans ce royaume où rien ne bouge et me tire vers le haut, et je flotte, léger comme de l’air flottant dans les airs, et j’avance, me déplaçant sans mouvement, respirant sans aspirer d’air. Ensemble nous franchissons un pont incurvé comme l’arc-en-ciel et qui enjambe un abîme aussi profond que le monde est vaste. Et sa carcasse métallique miroitante vibre à chacun de mes pas en émettant un son semblable à un chant de jeunes filles. De l’autre côté tout est inondé de couleurs : ambre, turquoise, corail, lilas, émeraude, acajou, indigo, cramoisi. La voûte céleste est couleur de jade et les rayons acérés du soleil qui percent l’air sont de bronze. Tout vole, tout ondule ; il n’y a aucune fermeté, aucune stabilité.

— C’est la vie, Tyeveras ! disent les voix. C’est ton véritable royaume !

Ce à quoi je ne réponds pas, car après tout je suis mort et je rêve simplement que je vis ; mais je me mets à pleurer et mes larmes sont de toutes les couleurs des étoiles.

Et voici un autre rêve du Pontife Tyeveras :

Je siège sur une machine à l’intérieur d’une autre machine et tout autour de moi s’élève une paroi de verre bleuté. J’entends un bruit de bouillonnement et le tic-tac étouffé de mécanismes compliqués. Mon cœur bat lentement ; je perçois chaque mouvement du fluide à travers ses ventricules mais je crois que ce fluide n’est probablement pas du sang. Quoi qu’il en soit, il circule en moi et je le sens. Je dois donc être encore vivant. Comment est-ce possible ? Je suis si vieux : aurais-je survécu à la mort elle-même ? Je suis Tyeveras, qui fut Coronal sous Ossier, et un jour j’ai touché la main de lord Kinniken qui occupait le Château alors qu’Ossier n’était qu’un prince et que le second Pontife Thimin résidait dans le Labyrinthe. S’il en est ainsi, je crois que je dois être le seul contemporain de Thimin encore vivant, si je suis vivant, et je le pense. Mais je dors. Je rêve. Un grand silence m’enveloppe. Les couleurs se retirent du monde. Tout est noir, tout est blanc, rien ne bouge, il n’y a aucun son. C’est ainsi que j’imagine le royaume de la mort. Regardez, voilà le Pontife Confalume, et Prestimion, et voilà Dekkeret ! Tous ces grands monarques reposent, les yeux levés vers une pluie qui ne tombe pas, et m’adressent des paroles inaudibles : « Bienvenue à toi, Tyeveras, bienvenue, vieux roi fatigué, viens reposer près de nous maintenant que tu es mort comme nous. » Oui. Oui. Oh, comme c’est beau ici ! Regardez, voilà lord Malibor, cet homme originaire de la cité de Bombifale sur qui je fondais à tort de si grands espoirs et il est mort ; et lord Voriax, avec sa barbe noire et ses joues vermeilles, mais il n’a plus le teint aussi coloré maintenant. Et enfin, on me permet de les rejoindre. Tout est silencieux. Tout est calme. Enfin, enfin, enfin ! Enfin on me laisse mourir, même si ce n’est qu’en rêve.

Ainsi le Pontife Tyeveras flotte à mi-chemin entre deux mondes, ni mort ni vivant, rêvant du monde des vivants quand il se croit mort et du royaume de la mort quand il se souvient qu’il est encore vivant.

7

— Un peu de vin, s’il te plaît, dit Valentin.

Sleet lui mit une coupe dans la main et le Coronal but avidement.

— J’étais en train de somnoler, murmura-t-il. Juste un petit somme avant le banquet… et il y a eu ce rêve, Sleet ! Quel rêve ! Appelle Tisana, veux-tu ? Il me faut une interprétation.

— Sauf votre respect, monseigneur, dit Sleet, vous n’avez plus le temps maintenant.

— Nous sommes venus vous chercher, intervint Tunigorn. Le banquet va commencer. L’étiquette exige que vous soyez sur l’estrade quand les hauts fonctionnaires pontificaux…

— L’étiquette ! L’étiquette ! Vous ne comprenez pas que ce rêve était presque un message ! Une telle vision d’apocalypse…

— Le Coronal ne reçoit pas de messages, monseigneur, dit posément Sleet. Le banquet va débuter dans quelques minutes et nous devons vous aider à revêtir votre robe et vous accompagner jusqu’à la salle du banquet. Après, vous aurez recours à Tisana et à ses potions si vous le désirez. Mais pour l’instant…

— Il faut que j’explore ce rêve !

— Je comprends. Mais le temps presse. Venez, monseigneur.

Il savait que Sleet et Tunigorn étaient dans le vrai. Que cela lui plût ou pas, il devait immédiatement se rendre au banquet. C’était plus qu’une obligation mondaine, c’était un rite, un hommage rendu par l’aîné des monarques au jeune souverain, son fils adoptif oint du Divin et son successeur. Et bien que le Pontife fût sénile et n’eût plus sa tête à lui, le Coronal ne pouvait se permettre de prendre la chose à la légère. Il devait y aller et le rêve attendrait. Il ne pouvait pas ne pas prendre en considération un rêve aussi puissant et chargé de présages – il ferait une interprétation et conférerait probablement avec Deliamber – mais il aurait le temps de s’en occuper plus tard.

— Venez, monseigneur, répéta Sleet en lui tendant la robe d’hermine de sa charge.

Sa vision maléfique collait encore à l’esprit de Valentin quand il pénétra dans la Grande Salle du Pontife, dix minutes plus tard. Mais comme il ne convenait pas au Coronal de Majipoor de paraître triste ou soucieux pour une telle occasion, il revêtit un masque d’affabilité et se dirigea vers la table d’honneur.

De fait, c’était l’attitude qu’il avait adoptée durant toute l’interminable semaine de sa visite officielle : sourires forcés et amabilité feinte. De toutes les cités de la planète géante, le Labyrinthe était celle que lord Valentin aimait le moins. C’était pour lui un lieu sinistre et oppressant où il ne se rendait que lorsque les responsabilités de sa charge l’exigeaient. Autant il éprouvait le sentiment aigu de vivre, sous le chaud soleil estival et devant l’immensité libre du firmament, chevauchant dans une forêt aux arbres feuillus, sentant dans ses cheveux dorés le souffle frais du vent, autant il avait l’impression d’être enterré avant l’heure dès qu’il posait le pied dans la lugubre cité souterraine. Il détestait ses sinistres anneaux superposés, son infinité de niveaux obscurs et l’atmosphère de claustrophobie qui y régnait.

Mais ce qu’il détestait par-dessus tout c’était la certitude de l’inéluctable destinée qui serait la sienne quand le moment serait enfin venu de succéder au Pontife, de renoncer aux plaisirs de l’existence sur le Mont du Château et de s’installer jusqu’à la fin de ses jours dans cet affreux tombeau.

Comme il avait redouté cette soirée en particulier, ce banquet dans la Grande Salle, au niveau le plus profond de l’édifice souterrain. La salle elle-même, hideuse, tout en angles aigus, en lumières éclatantes et en reflets bizarres ; les pompeux dignitaires pontificaux dissimulés derrière leurs grotesques petits masques traditionnels ; leurs discours creux, l’ennui qu’ils distillaient et surtout le sentiment écrasant du Labyrinthe tout entier pesant sur lui comme une colossale masse de pierre. Le seul fait de penser à cela l’avait rempli d’horreur. Il se dit que l’effroyable rêve qu’il avait fait n’était peut-être qu’un avant-goût de l’appréhension qu’il éprouvait pour ce qu’il allait devoir supporter.

Mais à son grand étonnement, il parvint à se détendre, à se décontracter. Pas véritablement à apprécier le banquet, non, certes pas, mais au moins à le trouver supportable.

La grande salle avait été redécorée. C’était une bonne chose. Des étendards vert et or, les couleurs emblématiques du Coronal, avaient été suspendus partout, adoucissant et masquant les contours étrangement inquiétants de l’immense pièce de réception. L’éclairage aussi avait été modifié depuis sa dernière visite : des suspensions répandant une douce lumière se balançaient au plafond.

Et les fonctionnaires pontificaux n’avaient manifestement rien épargné pour que la fête soit réussie. Des légendaires chais pontificaux provenait un éblouissant cortège des meilleurs crus de la planète : le vin de feu doré de Pidruid et le blanc sec d’Amblemorn, puis le rouge délicat de Ni-moya, suivi d’un vin pourpre fort et capiteux de Muldemar, mis en bouteille depuis de longues années, sous le règne de lord Malibor. Chaque vin accompagnait bien entendu des mets délicats : baies de thokka glacées, dragon de mer fumé, calimbots préparés à la manière de Narabal, cuissot de bilantoon rôti. Et il y avait un défilé ininterrompu d’attractions : chanteurs, mimes, harpistes, jongleurs. De temps à autre, l’un des serviteurs du Pontife lançait un regard circonspect vers la table d’honneur occupée par lord Valentin et ses compagnons comme pour s’enquérir : Est-ce suffisant ? Votre Seigneurie est-elle satisfaite ?

Et à chacun de ces regards inquiets, Valentin répondait par un sourire chaleureux, un hochement de tête amical, un geste de la main tenant sa coupe de vin pour apaiser l’anxiété de ses hôtes. Oui, oui, je suis très content de tout ce que vous avez fait pour moi.

— Regardez cette bande de petits trouillards ! s’écria Sleet. Ils sont morts de peur, cela se sent d’ici !

Ce qui amena une remarque aussi sotte que pénible du jeune Hissune sur le fait qu’ils cherchaient vraisemblablement à gagner la faveur de lord Valentin dans la perspective du jour où il deviendrait Pontife. Ce manque de tact inattendu fit à Valentin l’effet d’un coup de fouet et il se détourna, le cœur battant, la gorge brusquement sèche. Il se força à demeurer calme, sourit par-dessus les tables à Hornkast, le porte-parole officiel, fit un signe de tête au majordome pontifical, adressa un large sourire à plusieurs autres, tandis que derrière lui il entendait Shanamir expliquer d’un ton courroucé à Hissune la nature de sa bévue.

La colère de Valentin retomba en quelques instants. Comment le jeune homme aurait-il pu savoir qu’il s’agissait d’un sujet tabou ? Mais comme il ne pouvait rien faire pour mettre un terme à la mortification évidente de Hissune sans reconnaître la profondeur de sa susceptibilité sur ce chapitre, il reprit part à la conversation comme si de rien n’était.

Puis cinq jongleurs apparurent, trois humains, un Skandar et un Hjort ; une heureuse diversion. Ils entamèrent des projections effrénées de torches, de faucilles et de couteaux qui arrachèrent au Coronal des cris et des applaudissements.

C’étaient des artistes de troisième ordre dont les faiblesses, les insuffisances et le tape-à-l’œil n’échappaient pas au regard exercé de Valentin, mais cela n’avait pas d’importance ; les jongleurs le ravissaient toujours. Ils lui rappelaient immanquablement l’étrange époque bénie, si lointaine déjà, où lui-même avait été jongleur, errant de ville en ville avec une troupe hétéroclite. Une époque d’innocence où, déchargé du fardeau du pouvoir, il avait été pleinement heureux.

L’enthousiasme que manifestait Valentin pour les jongleurs lui valut un froncement de sourcils de Sleet.

— Ah, monseigneur, fit-il avec aigreur, estimez-vous vraiment qu’ils sont si bons que cela ?

— Ils montrent beaucoup de zèle, Sleet.

— Il en est de même du bétail qui broute son fourrage à la saison sèche. Mais ce n’est que du bétail. Et vos jongleurs remplis de zèle ne sont guère que des amateurs, monseigneur.

— Allons, Sleet, un peu d’indulgence !

— Cet art, monseigneur, exige un certain niveau. Comme vous devriez vous en souvenir.

— Le plaisir que me donnent ces jongleurs n’est pas fonction de leur talent, Sleet, répliqua Valentin avec un petit rire. Ce spectacle éveille en moi des souvenirs d’une autre époque, d’une vie plus simple, de compagnons du temps jadis.

— Ah, alors, s’il s’agit de sentiment, c’est autre chose ! Mais je parle de l’art.

— Nous ne parlons donc pas de la même chose.

Les jongleurs quittèrent la scène dans un tourbillon de lancers rageurs et de réceptions imprécises et Valentin s’enfonça dans son siège, souriant, tout à son plaisir. Mais finie la rigolade, se dit-il. C’est l’heure des discours.

Mais même cette épreuve fut étonnamment facile à supporter. C’est Shinaam qui ouvrit le bal. Le ministre pontifical des Affaires extérieures, d’origine Ghayrog, avait le corps couvert d’écailles luisantes et une langue fourchue s’agitant sans cesse. En quelques mots aimables il souhaita officiellement la bienvenue à lord Valentin et à son entourage.

L’adjudant-major Ermanar le remercia au nom du Coronal. Quand il eut terminé, ce fut au tour de Dilifon, le secrétaire particulier du Pontife, ratatiné par l’âge, de présenter les salutations personnelles du souverain. Valentin savait que c’était pure comédie puisqu’il était de notoriété publique que le vieux Tyeveras n’avait pas articulé une parole sensée depuis près de dix ans. Mais il accepta la fiction de Dilifon émise d’une voix chevrotante et chargea Tunigorn de répondre.

Puis Hornkast prit la parole. Le porte-parole officiel du Pontife, replet et solennel, était le véritable maître du Labyrinthe depuis que Tyeveras s’était enfoncé dans la décrépitude. Il annonça que le thème de son discours était le Grand Périple. L’attention en éveil, Valentin se redressa aussitôt. Depuis un an, il pensait souvent à ce voyage officiel dans les contrées lointaines de la planète au cours duquel le Coronal parcourait Majipoor et se montrait à son peuple dont il recevait l’hommage, l’allégeance et les manifestations de dévotion.

— D’aucuns pourraient considérer cela comme un simple voyage d’agrément, dit Hornkast, des vacances frivoles et dépourvues de valeur, loin des responsabilités. Mais il n’en est rien ! Car c’est la personne du Coronal – sa personne réelle, physique, pas un étendard, un drapeau, un portrait – qui rassemble les vastes provinces de notre planète dans une commune fidélité. Et ce n’est que par un contact périodique avec la réalité de la personne royale que cette fidélité se perpétue.

Valentin se rembrunit et détourna les yeux. Une image alarmante lui vint brusquement à l’esprit ; la surface de Majipoor se soulevait et se fragmentait et un homme seul s’efforçait désespérément de maintenir en place le terrain disloqué.

— Car le Coronal, poursuivit Hornkast, est l’incarnation de Majipoor. Le Coronal est Majipoor personnifiée. Il est le monde ; le monde est le Coronal. C’est pourquoi le Coronal, lorsqu’il entreprend le Grand Périple, comme vous, lord Valentin, allez maintenant le faire pour la première fois depuis votre glorieuse restauration, ce n’est pas seulement vers le monde qu’il va, c’est vers lui-même. Il entreprend un voyage à l’intérieur de son âme, à la rencontre des racines les plus profondes de son identité…

Était-ce vrai ? Bien sûr, bien sûr. Valentin savait qu’Hornkast employait des figures de rhétorique et des procédés oratoires du genre qu’il lui avait fallu supporter beaucoup trop souvent à son gré. Mais pourtant, cette fois, les mots semblaient éveiller quelque chose en lui, ouvrir une sorte de grand tunnel obscur rempli de mystères. Ce rêve – le vent froid soufflant sur le Mont du Château, l’activité sourde de la terre, la désagrégation de la surface de la planète – le Coronal est l’incarnation de Majipoor – il est le monde…

Durant son règne, cette unité avait déjà été brisée une fois, quand Valentin, traîtreusement renversé, dépouillé de sa mémoire et même de son corps, avait été exilé loin de tout. Cela allait-il se reproduire ? Un second renversement, une seconde chute ? Ou bien quelque chose d’encore plus affreux était-il imminent, quelque chose de beaucoup plus grave que le destin d’un seul homme ?

Il sentit soudain la peur s’emparer de lui, une sensation qui lui était étrangère. Tant pis pour le banquet. Valentin savait qu’il aurait dû immédiatement aller consulter son interprète des rêves. Une épouvantable menace essayait de se faire jour dans son esprit, cela ne faisait aucun doute. Quelque chose n’allait pas chez le Coronal, ce qui revenait à dire que quelque chose clochait dans le monde.

— Monseigneur ?

C’était Autifon Deliamber, le petit sorcier Vroon.

— Le moment est venu, monseigneur, de porter le dernier toast.

— Comment ? Quand cela ?

— Tout de suite, monseigneur.

— Ah, bon, dit Valentin d’un air vague. Le dernier toast, bien sûr.

Il se leva et laissa son regard courir dans toute l’immense salle jusque dans ses profondeurs ombreuses. Et il se sentit bizarre tout d’un coup en se rendant compte qu’il était pris totalement au dépourvu. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il devait dire, ni à qui s’adresser, ni même, à la vérité, de ce qu’il faisait là. Était-ce le Labyrinthe ? Était-ce vraiment le Labyrinthe, ce lieu détestable où régnaient l’ombre et l’humidité ? Pourquoi était-il là ? Et ces gens, que voulaient-ils qu’il fasse ? Ce n’était peut-être simplement qu’un autre rêve et il n’avait jamais quitté le Mont du Château. Il ne savait pas. Il ne comprenait plus rien.

Il va se produire quelque chose, songea-t-il. Il me suffit d’attendre. Mais il avait beau attendre, rien ne se produisait d’autre qu’une sensation de bizarrerie de plus en plus profonde. Il perçut un élancement au front et un bourdonnement d’oreilles. Puis il éprouva le sentiment très fort de sa présence dans le Labyrinthe, occupant une place au centre exact du monde, au cœur de tout le gigantesque globe. Mais une force irrésistible était en train de l’en arracher. En un instant, son âme se détacha de lui comme un grand manteau de lumière et remonta en flottant à travers les niveaux successifs du Labyrinthe jusqu’à la surface où elle engloba toute l’immensité de Majipoor, y compris les côtes lointaines de Zimroel et du continent de Suvrael brûlé de soleil et les étendues inexplorées de la Grande Mer, de l’autre côté de la planète. Il enveloppait le monde comme un voile éclatant. En cet instant vertigineux, il eut le sentiment que la planète et lui ne faisaient plus qu’un, qu’il incarnait les vingt milliards d’habitants de Majipoor, les humains, les Skandars et les Hjorts, les Métamorphes et tous les autres, qui vivaient en lui comme les globules de son sang. Il était partout en même temps, il était tous les chagrins du monde et toutes les joies, tous les désirs et tous les besoins. Il était tout. Il était un univers bouillonnant de contradictions et de conflits. Il sentait la chaleur du désert, la pluie chaude des tropiques et le froid des cimes. Il riait, pleurait, mourait et faisait l’amour, mangeait, buvait, dansait et se battait, chevauchait à une allure folle à travers des collines inconnues, travaillait dans les champs et ouvrait un chemin dans des jungles denses où s’enchevêtraient des plantes grimpantes. Dans les océans de son âme, d’énormes dragons de mer émergeaient et poussaient de monstrueux rugissements avant de replonger dans les abysses. Des visages sans yeux flottaient devant lui en ricanant. Des mains réduites voletaient dans les airs. Des chœurs chantaient des hymnes discordants. Tout cela en même temps, en même temps, avec une terrifiante et démentielle simultanéité.

Il demeurait silencieux, hébété, égaré, tandis que la salle tournait frénétiquement autour de lui.

— Portez le toast, monseigneur, semblait lui répéter Deliamber. D’abord au Pontife, puis à son entourage et enfin…

Contrôle-toi, se dit Valentin. Tu es le Coronal de Majipoor.

Dans un effort désespéré, il s’arracha à la grotesque hallucination.

— Le toast au Pontife, monseigneur…

— Oui. Oui, je sais.

Des images fantasmagoriques le harcelaient encore. Des doigts sans chair, spectraux, s’accrochaient à lui. Il se dégagea. Contrôle-toi. Contrôle-toi.

Il se sentait complètement perdu.

— Le toast, monseigneur !

Le toast ? Quel toast ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Une cérémonie. Une obligation qui pesait sur lui. Tu es le Coronal de Majipoor. Oui. Il devait parler. Il devait s’adresser à ces gens.

— Mes amis… commença-t-il. Puis vint le plongeon vertigineux dans le chaos.

8

— Le Coronal désire vous voir, dit Shanamir.

Surpris, Hissune leva la tête. Cela faisait une heure et demie qu’il attendait anxieusement dans une antichambre sinistre aux nombreuses colonnes et au plafond bulbeux ridicule, se demandant ce qui se passait derrière les portes closes de la suite de lord Valentin et s’il était censé rester indéfiniment là. Il était bien plus de minuit et dans une dizaine d’heures le Coronal et sa suite devaient quitter le Labyrinthe pour parcourir l’étape suivante du Grand Périple, à moins que les étranges événements de la soirée aient modifié ces plans. Hissune devait encore remonter jusqu’à l’anneau extérieur, rassembler ses affaires, faire ses adieux à sa mère et à ses sœurs et revenir à temps pour se joindre au groupe de voyageurs… et si possible trouver le temps de prendre un peu de repos. La confusion régnait dans son esprit.

Après le malaise du Coronal, après que lord Valentin eut été transporté dans ses appartements et la salle du banquet débarrassée, Hissune et une partie des membres de la suite du Coronal s’étaient rassemblés dans cette pièce lugubre. Au bout d’un certain temps, on leur avait annoncé que lord Valentin se remettait de manière satisfaisante et qu’ils devaient tous attendre de nouvelles instructions. Puis, un par un, ils avaient été convoqués par le Coronal. D’abord Tunigorn, puis Ermanar, Asenhart, Shanamir et les autres, jusqu’à ce qu’Hissune reste seul en compagnie de plusieurs membres de la garde du Coronal et de quelques subalternes. Il répugnait à demander à ces sous-fifres ce qu’il convenait de faire et comme il n’osait pas non plus partir, il avait attendu et continué d’attendre.

Il ferma les yeux quand ils commencèrent à le piquer mais ne succomba pas au sommeil. Une image repassait sans arrêt dans son esprit : le Coronal commençant à s’effondrer et Lisamon Hultin et lui bondissant de leur siège d’un même mouvement pour le retenir. Il était impuissant à chasser de son esprit l’horreur de la brusque et stupéfiante conclusion du banquet : le Coronal hébété, pitoyable, cherchant vainement ses mots, chancelant, titubant et s’écroulant…

Certes un Coronal, comme tout un chacun, pouvait s’enivrer ou se conduire d’une manière stupide. L’une des nombreuses choses que ses explorations illicites des enregistrements de souvenirs du Registre des Ames lui avaient apprises au cours des années où il avait travaillé à la Chambre des Archives était que les hommes qui ceignaient la couronne à la constellation n’avaient rien de surhumain. Il était donc tout à fait possible que ce soir-là lord Valentin qui semblait farouchement détester se trouver dans le Labyrinthe eût tenté d’atténuer son aversion en buvant plus que de raison jusqu’à ce qu’il eût les idées brouillées par le vin quand son tour était venu de prendre la parole.

Mais Hissune doutait que l’abus de vin fût en cause, même si c’était ce que lord Valentin avait dit lui-même. Il n’avait pas quitté le Coronal des yeux pendant toute la durée des discours et il ne lui avait absolument pas donné l’impression d’être ivre à ce moment-là mais uniquement jovial, joyeux, détendu. Et plus tard, quand le petit sorcier Vroon avait fait revenir lord Valentin à lui par une application de ses tentacules, le Coronal avait eu l’air un peu faible, comme on peut l’être après une défaillance, mais tout à fait lucide. Personne ne pouvait dessoûler si vite. Non, se dit Hissune, il s’agissait vraisemblablement d’autre chose qu’un état d’ébriété, un maléfice ou un message très intense qui s’était emparé de l’esprit de lord Valentin juste à ce moment-là. Et c’était terrifiant.

Il se leva et suivit le corridor sinueux qui menait aux appartements du Coronal. Au moment où il arrivait devant la porte sculptée où brillaient les emblèmes dorés de la constellation et le monogramme royal, elle s’ouvrit et Tunigorn et Ermanar sortirent, le visage sombre et les traits tirés. Ils lui adressèrent un signe de tête et Tunigorn, d’un petit geste de la main, indiqua aux gardes de la porte de le laisser entrer.

Lord Valentin était assis à un large bureau de bois précieux et poli couleur de sang. Les fortes mains aux grosses jointures du Coronal étaient posées à plat devant lui sur le bureau, comme s’il prenait appui sur elles. Il avait le visage pâle et les épaules tombantes et ses yeux semblaient avoir des difficultés à accommoder.

— Monseigneur… commença Hissune d’une voix hésitante, mais il ne put en dire plus.

Il demeurait sur le seuil, se sentant gauche, pas à sa place, très mal à l’aise. Lord Valentin ne semblait pas avoir remarqué sa présence. Dans la pièce se trouvaient Tisana, la vieille interprète des songes, Sleet et le Vroon, mais nul ne parlait. Hissune était dérouté.

Il n’avait aucune idée de ce qu’exigeait l’étiquette quand il fallait s’adresser à un Coronal fatigué et manifestement malade. Était-on censé lui témoigner sa sympathie ou bien devait-on faire comme si le monarque était en parfaite santé ? Hissune fit le signe de la constellation et, en l’absence de toute réaction, le fit une seconde fois. Il sentait le rouge lui monter aux pommettes.

Il tenta, mais en vain, de retrouver des lambeaux de l’assurance de sa prime jeunesse. Curieusement, plus il voyait lord Valentin, plus il semblait être mal à l’aise avec lui. C’était difficile à comprendre.

C’est Sleet qui vint à son secours.

— C’est l’Initié Hissune, monseigneur, dit-il d’une voix forte.

Le Coronal leva la tête et plongea les yeux dans ceux d’Hissune. La profondeur de la fatigue qui se lisait dans les prunelles fixes et vitreuses était effrayante. Mais Hissune vit avec stupéfaction le Coronal, au bord de l’épuisement, trouver les ressources nécessaires pour repousser cette fatigue, comme un homme accroché à une branche après avoir basculé dans un précipice se hisse en sécurité d’un coup de reins. Il était étonnant de voir ses joues reprendre un peu de couleurs et son expression une certaine animation. Il parvint même à retrouver une indéniable majesté, un air de commandement. Hissune, avec une crainte mêlée de respect, se demanda s’il s’agissait d’un truc qu’on apprenait sur le Mont du Château lorsqu’on se préparait à devenir Coronal…

— Approche-toi, dit lord Valentin.

Hissune s’avança de deux pas dans la pièce.

— As-tu peur de moi ?

— Monseigneur…

— Je ne peux pas te laisser perdre du temps à me craindre, Hissune. J’ai trop à faire. Et toi aussi. Je croyais autrefois que je ne t’intimidais absolument pas. Est-ce que je me trompe ?

— Monseigneur, c’est seulement que vous avez l’air si fatigué… et je suppose que je suis fatigué aussi. Cette soirée fut tellement étrange, pour moi, pour vous, pour tout le monde…

— En effet, dit le Coronal en hochant la tête, une soirée pleine d’étrangetés. Est-ce déjà le matin ? Je ne sais jamais l’heure quand je suis ici.

— Il est minuit passé, monseigneur.

— Seulement ? Je croyais que c’était presque le matin. Que cette soirée a été longue !

Le Coronal se mit à rire.

— Mais il est toujours minuit passé dans le Labyrinthe, n’est-ce pas, Hissune ? Par le Divin, si tu savais comme j’ai envie de revoir le soleil !

— Monseigneur, murmura Deliamber avec circonspection, il se fait tard en effet et il reste beaucoup à faire…

— C’est vrai…

Les yeux du Coronal redevinrent fugitivement vitreux. Mais, se reprenant, il ajouta :

— Alors au travail. La première chose sera de t’adresser mes remerciements. Je me serais sans doute fait très mal si tu n’avais pas été là pour me retenir. Tu as dû bondir vers moi avant que je tombe, non ? Était-il si évident que j’allais tourner de l’œil ?

— Oui, monseigneur, répondit Hissune en rosissant légèrement. Pour moi, en tout cas.

— Ah !

— Mais je vous observais peut-être plus attentivement que les autres.

— Oui, j’imagine.

— J’espère que Votre Seigneurie ne souffrira pas trop des conséquences de… de…

— Je n’étais pas ivre, Hissune, dit le Coronal, un léger sourire aux lèvres.

— Je ne voulais pas insinuer… Je veux dire… Enfin, je…

— Non, je n’avais pas trop bu. C’était un maléfice, un message… Qui sait ? Le vin est une chose et la sorcellerie une autre et je crois encore pouvoir faire la différence. C’était une vision menaçante, mon jeune ami, et ce n’est pas la première que j’ai ces temps-ci. Les présages sont inquiétants. Il y a de la guerre dans l’air.

— La guerre ? répéta Hissune.

C’était un mot peu familier, hideux, monstrueux. Il planait dans la pièce comme un gros insecte bourdonnant en quête d’une proie. La guerre ? La guerre ? Dans l’esprit de Hissune surgit une image vieille de huit mille ans, puisée dans le réservoir des souvenirs qu’il s’était appropriés dans le Registre des Ames : les collines sèches du Nord-Ouest dévorées par les flammes, le ciel obscurci d’épais panaches de fumée, le dernier épisode sanglant de la longue guerre de lord Stiamot contre les Métamorphes. Mais c’était de l’histoire ancienne. Les dizaines de siècles qui s’étaient écoulés depuis n’avaient pas connu d’autre guerre, exception faite de la guerre de restauration. Et elle n’avait guère coûté de vies, selon le vœu de lord Valentin qui avait la violence en abomination.

— Comment peut-il y avoir la guerre ? demanda Hissune. Il n’y a pas de guerres sur Majipoor !

— La guerre approche, jeune homme ! fit Sleet d’un ton brusque. Et quand elle sera là, par la Dame, nous ne pourrons y échapper !

— Mais la guerre contre qui ? Nous vivons sur la plus paisible des planètes. Quel ennemi peut-il y avoir ?

— Il en existe un, répondit Sleet. Êtes-vous dans le Labyrinthe si protégés des réalités du monde que vous ne comprenez pas cela ?

— Vous voulez parler des Métamorphes ? dit Hissune en plissant le front.

— Eh oui, des Métamorphes ! rugit Sleet. Ces satanés Changeformes ! Vous imaginiez-vous qu’ils resteraient parqués dans leur réserve jusqu’à la fin des temps ? Par la Dame, le déchaînement de la violence n’est pas loin !

Scandalisé et stupéfait, Hissune regardait bouche bée le petit homme balafré. Sleet avait les yeux étincelants. Il semblait presque accueillir cette perspective avec plaisir.

— Avec tout le respect que je vous dois, Haut Conseiller Sleet, dit Hissune en secouant lentement la tête, pour moi cela n’a pas de sens. Ils ne sont que quelques millions et nous sommes vingt milliards. Ils ont déjà fait cette guerre, ils l’ont perdue et même s’ils nous haïssent vraiment, je ne crois pas qu’ils recommenceront.

Sleet tendit le bras vers le Coronal qui semblait à peine écouter.

— Et la fois où ils ont placé leur pantin sur le trône de lord Valentin ? Qu’était-ce, sinon une déclaration de guerre ? Ah, mon garçon, mon garçon, vous ne savez rien ! Les Changeformes complotent contre nous depuis des siècles et leur heure est proche. C’est ce que prédisent les rêves du Coronal ! Car, par la Dame, le Coronal lui-même rêve de la guerre !

— Par la Dame, Sleet, dit lord Valentin d’une voix empreinte d’une lassitude infinie, il n’y aura pas de guerre si je puis l’éviter et tu le sais bien.

— Et si vous ne pouvez l’éviter, monseigneur ? riposta Sleet.

Le visage au teint crayeux du petit homme était rouge d’excitation, il avait les yeux brillants et faisait de la main de petits gestes vifs et machinaux, comme s’il jonglait avec des massues invisibles. Hissune n’aurait jamais soupçonné que quiconque, y compris un Haut Conseiller, pût s’adresser au Coronal avec autant de franc-parler. Et peut-être cela n’arrivait-il pas souvent, car Hissune vit passer sur le visage de lord Valentin quelque chose qui ressemblait fort à de la colère. Lord Valentin dont on disait qu’il ne sortait jamais de ses gonds et qui avait tenté, par l’amour et la douceur, de gagner l’âme de son ennemi, l’usurpateur Dominin Barjazid, lors du dénouement de la guerre de restauration. Puis cette colère laissa de nouveau la place à l’affreuse lassitude qui faisait paraître le Coronal beaucoup plus vieux que son âge, soixante-dix ou quatre-vingts ans, alors qu’Hissune savait qu’il était encore un jeune et vigoureux quadragénaire.

Il y eut un interminable moment de silence tendu. Puis lord Valentin reprit enfin la parole d’une voix lente et ferme, s’adressant à Hissune comme s’il n’y avait personne d’autre dans la pièce.

— Que je n’entende plus parler de guerre tant qu’un espoir de paix demeure. Mais les présages étaient noirs, c’est vrai. S’il ne doit pas y avoir de guerre, il y aura certainement une autre sorte de calamité. Je ne négligerai pas ces avertissements. Nous avons modifié une partie de nos plans ce soir, Hissune.

— Allez-vous annuler le Grand Périple, monseigneur ?

— Il m’est impossible de le faire. Je l’ai déjà retardé à plusieurs reprises en prétextant que j’avais trop de travail au Château et que je n’avais pas le temps de m’offrir un tour du monde. Peut-être l’ai-je trop retardé. Ce périple devrait être accompli tous les sept ou huit ans.

— Et cela fait plus longtemps, monseigneur ?

— Près de dix ans. Et je ne l’avais même pas achevé la première fois, car à Til-omon, comme tu le sais, il y avait eu une petite interruption quand quelqu’un avait décidé de me décharger de mes responsabilités pendant quelque temps et à mon insu.

Le regard du Coronal se perdit dans le vague, très loin au-delà d’Hissune. Il sembla pendant quelques instants plonger dans l’abîme des temps, songeant peut-être à l’usurpation dont il avait été la victime et aux années passées à errer sur Zimroel, dépossédé de son identité et de son pouvoir. Puis il secoua la tête.

— Non, dit-il, il faut faire le Grand Périple. Il faut même le prolonger. J’avais envisagé de ne parcourir qu’Alhanroel mais je pense qu’il nous faudra visiter les deux continents. Les habitants de Zimroel aussi doivent voir de leurs yeux le Coronal. Et si Sleet a raison de penser que ce sont les Métamorphes que nous devons craindre, alors il faut aller à Zimroel, car c’est là que nous les trouverons.

Hissune ne s’attendait pas à cela. Un grand frisson d’excitation le parcourut. Zimroel aussi ! Ce continent incroyablement lointain aux vastes forêts, aux fleuves immenses et aux cités gigantesques à demi légendaires – des villes magiques au nom magique…

— Si c’est le nouveau plan, monseigneur, dit-il avec un sourire éclatant, il me paraît merveilleux ! Il n’y a que dans mes rêves que j’imaginais voir un jour Zimroel ! Irons-nous à Ni-moya ? À Pidruid, à Til-omon, à Narabal…

— J’irai très probablement, répondit le Coronal d’une voix métallique qui sonna aux oreilles d’Hissune comme une sentence.

— Vous avez dit Je, monseigneur ? demanda Hissune, soudain alarmé.

— Il y a un autre changement de programme. Tu ne m’accompagneras pas pour le Grand Périple.

Hissune se sentit saisi par un froid glacial, comme si le vent qui souffle entre les étoiles s’engouffrait dans les salles les plus profondes du Labyrinthe. Il se mit à trembler, son âme se recroquevilla et il sentit tout son corps se ratatiner et devenir une coquille vide.

— Dois-je comprendre que je ne suis plus à votre service, monseigneur ?

— Plus à mon service ? Mais pas du tout ! Au contraire, j’ai d’importants projets pour toi.

— C’est ce que vous m’avez dit, monseigneur. À plusieurs reprises. Mais le Grand Périple…

— N’est pas la meilleure préparation aux tâches qui t’incomberont un jour. Non, Hissune, je ne puis me permettre de te laisser passer les deux années qui viennent à voyager à mes côtés de province en province. Tu te mettras dès que possible en route pour le Mont du Château.

— Le Mont du Château ?

— Pour commencer ta formation de chevalier-initié.

— Monseigneur ! s’écria Hissune avec stupeur.

— Voyons, quel âge as-tu… Dix-huit ans ? Tu as donc plusieurs années de retard sur les autres. Mais tu as l’esprit vif. Tu rattraperas le temps perdu et il ne te faudra pas longtemps pour prouver ta valeur. C’est nécessaire, Hissune. Nous ne pouvons connaître les maux qui vont frapper notre planète, mais je sais maintenant que je dois m’attendre au pire et préparer certaines personnes à m’épauler quand le pire arrivera. Il n’y aura donc pas de Grand Périple pour toi, Hissune.

— Je comprends, monseigneur.

— Vraiment ? Oui, je crois que tu comprends. Plus tard, tu auras le temps de voir Piliplok, Ni-moya et Pidruid. Mais dans l’immédiat…

Hissune approuva de la tête, bien qu’en vérité il osât à peine croire qu’il comprenait ce que lord Valentin semblait lui laisser entendre. Pendant un long moment, le Coronal le considéra et Hissune soutint calmement le regard des yeux bleus empreints de lassitude, bien qu’il commençât à se sentir plus fatigué qu’il l’avait jamais été. Il comprit que l’audience était arrivée à son terme, sans qu’un mot pour le congédier eût été prononcé. Il fit en silence le signe de la constellation et sortit de la pièce à reculons. Il n’aspirait plus maintenant qu’à dormir, dormir pendant une semaine, un mois. Il se sentait complètement vidé par cette soirée déconcertante. Quarante-huit heures plus tôt, lord Valentin l’avait mandé dans cette même pièce et lui avait demandé de se tenir prêt à quitter immédiatement le Labyrinthe, car il devait faire partie de l’entourage royal qui allait accomplir le Grand Périple sur tout le continent d’Alhanroel ; la veille, il avait été nommé conseiller du Coronal et on lui avait attribué une place à la table d’honneur du banquet officiel ; ce soir-même, après le banquet qui s’était déroulé dans la confusion, après avoir vu le Coronal hagard et d’une faiblesse trop humaine, on le privait du Grand Périple, son beau cadeau, et on voulait l’envoyer sur le Mont du Château. Chevalier-initié ? Rattraper le temps perdu ? Perdu pour quoi ? La vie est devenue un rêve, songea Hissune. Et je n’ai personne pour me l’interpréter.

Dans le vestibule de la suite du Coronal, Sleet le saisit brusquement par le poignet et l’attira vers lui. Hissune perçut l’étrange puissance du petit homme et l’énergie qui émanait de lui.

— Je voulais juste vous dire, mon garçon… Je n’avais aucune aversion personnelle contre vous quand je vous ai parlé si durement tout à l’heure.

— Je ne l’ai pas pris comme cela.

— Bien, très bien. Je n’ai aucune hostilité envers vous.

— Moi non plus, Sleet.

— Je pense que nous serons appelés à travailler beaucoup ensemble quand la guerre sera déclarée.

Si elle est déclarée.

— Cela ne fait aucun doute, répliqua Sleet avec un sourire triste. Mais je ne veux pas recommencer cette discussion maintenant. Vous vous rangerez assez tôt à mon avis. Valentin ne voit les ennuis que lorsqu’ils sont sous son nez. C’est sa nature, il est trop doux, je crois qu’il fait trop confiance à son prochain… mais vous, vous êtes différent. Vous tenez les yeux grands ouverts. Je pense que c’est ce que le Coronal prise plus que tout chez vous. Vous me suivez ?

— La soirée a été longue, Sleet.

— C’est vrai. Allez dormir un peu, mon garçon. Si vous le pouvez.

9

Les premiers rayons du soleil vinrent caresser la côte grise et déchiquetée du sud de Zimroel et teintèrent le morne littoral d’une lueur vert pâle. La venue de l’aube réveilla immédiatement les cinq Lii campant dans une tente déchirée et maintes fois rapiécée plantée sur le flanc d’une dune à quelques centaines de mètres de la mer. Ils se levèrent sans un mot et prirent quelques poignées de sable humide dont ils se frictionnèrent en guise d’ablution matinale, la poitrine et les bras à la peau rêche, gris-noir et grêlée. En sortant de la tente, ils se tournèrent vers l’occident où quelques étoiles luisaient encore faiblement dans le ciel sombre et s’inclinèrent profondément.

L’une de ces étoiles était peut-être celle d’où leurs ancêtres étaient venus. Mais ils ignoraient laquelle. Tout le monde l’ignorait. Sept mille ans s’étaient écoulés depuis que les premiers immigrants de leur race avaient posé le pied sur Majipoor et dans ce laps de temps beaucoup de choses avaient été oubliées. Leurs vagabondages sur la planète géante les avaient menés partout où ils trouvaient d’humbles tâches à accomplir et les Lii avaient depuis longtemps oublié l’endroit d’où ils étaient issus. Mais un jour ils le retrouveraient.

L’aîné des mâles alluma le feu. Le plus jeune apporta les brochettes et les garnit de viande. Les deux femmes les prirent en silence et les tinrent sur les flammes jusqu’à ce qu’elles entendent le grésillement musical de la graisse qui coulait. Elles tendirent alors en silence les morceaux de viande et, toujours en silence, les Lii mangèrent ce qui allait être leur unique repas de la journée.

Puis ils sortirent à la file de la tente, l’aîné des mâles en tête, puis les femmes et enfin les deux autres mâles. Les cinq silhouettes minces des Lii aux larges épaules, à la tête plate et aux yeux farouches et brillants disposés en trois rangées sur la face sans expression descendirent jusqu’à la grève et prirent position sur la pointe d’une étroite saillie rocheuse sur laquelle se brisait le ressac, comme ils le faisaient tous les matins depuis plusieurs semaines.

C’est là qu’ils attendaient en silence, espérant chaque jour l’arrivée des dragons.

La côte sud-est de Zimroel – l’énorme province appelée Gihorna – est l’une des régions les plus reculées de Majipoor. C’est un pays sans ville, une zone isolée au sol grisâtre et sablonneux où des vents chargés d’humidité font rage, dévastée à intervalles irréguliers par de colossales tempêtes de sable. Au long de ce littoral désolé, il n’y a pas un seul port naturel sur des centaines de kilomètres ; rien qu’une interminable succession de petites collines pelées descendant jusqu’à la grève détrempée où déferlent avec un bruit triste et mat les vagues de la Mer Intérieure. Au début de la colonisation de Majipoor, les explorateurs qui s’aventurèrent dans ces mornes contrées du continent occidental affirmèrent qu’il n’y avait rien à voir et sur une planète regorgeant de merveilles et de miracles, c’était la pire condamnation imaginable.

Gihorna demeura donc à l’écart du développement du nouveau continent. L’un après l’autre des établissements furent créés. D’abord Piliplok, au milieu de la côte orientale, à l’embouchure du Zimr, un immense fleuve ; puis Pidruid, au nord-ouest, et Ni-moya, sur le grand coude du Zimr, loin à l’intérieur des terres ; puis Narabal, Til-omon, Velathys, Dulorn, l’étincelante cité Ghayrog, et bien d’autres encore. Les avant-postes se transformèrent en villages, puis en villes et enfin en cités gigantesques dont les tentacules s’étendirent dans toutes les directions dans les immensités sidérantes de Zimroel. Mais il n’y avait toujours aucune raison de s’enfoncer dans Gihorna et nul ne le faisait. Les Changeformes eux-mêmes, assujettis par lord Stiamot et parqués dans une grande réserve boisée sur la rive opposée de la Steiche, en face des marches occidentales de Gihorna, ne s’étaient pas donné la peine de traverser la rivière pour s’engager dans ces terres désolées.

Beaucoup plus tard – des milliers d’années plus tard, quand la majeure partie du continent commença à être aussi pacifiée qu’Alhanroel – quelques colons s’installèrent enfin dans la province de Gihorna. C’étaient presque uniquement des Lii, des gens simples et peu exigeants, qui ne s’étaient jamais intégrés en profondeur à la structure sociale de Majipoor. Ils se tenaient à l’écart, de propos délibéré, semblait-il, gagnant de-ci de-là quelques pesants en travaillant comme marchand de saucisses grillées, pêcheur ou ouvrier agricole itinérant. Il était facile pour cette race sans attaches, menant aux yeux des autres habitants de la planète une existence fade et incolore, de prendre pied dans la morne Gihorna. Ils y fondèrent de petites communautés, tendant leurs filets juste au-delà des rouleaux pour prendre les poissons gris argenté qui pullulaient dans la mer, creusant des trous pour retenir les gros crabes noirs luisants à coquille octogonale qui couraient par centaines sur la grève, partant chasser pour leurs festins les dhumkars indolents à chair tendre qui vivaient à moitié enfouis dans les dunes.

Durant la majeure partie de l’année, toute la province appartenait aux Lii. Mais pas en été, car l’été était la saison des dragons.

Dès le début de l’été, tout le long de la côte de Zimroel, du sud de Piliplok à la lisière des infranchissables marais du Zimr, les tentes des curieux commençaient à pousser comme des calimbots jaunes après une pluie tropicale. C’était la saison où les troupes de dragons de mer remontaient la côte orientale du continent avant de s’engager dans les eaux entre Piliplok et l’Ile du Sommeil où ils mettraient au monde leurs petits.

Le littoral qui s’étendait au sud de Piliplok était le seul endroit de Majipoor d’où il était possible de bien distinguer les dragons sans prendre la mer, car à cet endroit les femelles gravides aimaient s’approcher de la côte pour se nourrir des petits animaux marins qui vivaient dans les bancs denses d’algues dorées très répandues dans ces parages. C’est ainsi que chaque année, à l’époque du passage des dragons, les curieux venus guetter les dragons arrivaient du monde entier et plantaient leur tente. Certaines étaient magnifiques et d’une grande légèreté, de véritables palais aux mats élancés et au tissu chatoyant occupés par des membres de la noblesse en villégiature. D’autres, robustes et fonctionnelles, abritaient des commerçants prospères et leur famille. D’autres enfin étaient des tentes toutes simples appartenant à des gens ordinaires qui avaient économisé pendant des années pour s’offrir le voyage.

L’aristocratie venait à Gihorna à l’époque des dragons parce qu’elle trouvait amusant d’observer les énormes mammifères marins fendant l’onde et parce qu’il était aussi plaisant qu’inhabituel de passer des vacances dans un lieu tellement hideux. Les riches marchands venaient parce que le fait d’avoir entrepris un voyage si coûteux ne pouvait manquer de rehausser leur prestige dans leur communauté et parce que leurs enfants apprenaient quelque chose d’utile sur l’histoire naturelle de Majipoor, ce qui pouvait leur servir à l’école. Les gens du peuple venaient parce qu’ils croyaient s’assurer en regardant passer les dragons une vie favorisée par la fortune, bien que nul ne sût exactement pourquoi il devait en être ainsi.

Et puis il y avait les Lii, pour qui l’époque des dragons n’était ni une distraction ni une question de prestige, pas plus que l’esprit de voir la chance leur sourire. C’était pour eux un sujet de la plus haute importance : une question de rédemption, de salut.

Il était impossible de prédire exactement le moment de l’apparition des dragons au large de Gihorna. Ils arrivaient toujours en été mais tantôt au début, tantôt à la fin ; et cette année, ils étaient en retard. Les cinq Lii, de leur poste d’observation sur la petite saillie rocheuse, ne voyaient jour après jour que le gris de la mer, le blanc de l’écume et les masses sombres des algues. Mais ils ne donnaient aucun signe d’impatience. Tôt ou tard, les dragons arriveraient.

Le jour où ils les aperçurent enfin, il faisait très chaud. Le temps était lourd et un vent humide soufflait de l’ouest. Toute la matinée, des pelotons, des phalanges, des régiments de crabes avaient parcouru nerveusement la plage, comme s’ils faisaient des manœuvres afin de repousser des envahisseurs. C’était toujours un signe.

Vers midi, il y en eut un deuxième. De derrière la crête des vagues surgit la masse lourde et gauche d’un crapaud-scie, tout en ventre, en bouche et en dents acérées. Il fit quelques mètres sur la grève et s’affaissa sur le sable, pantelant et frissonnant, clignant de ses grands yeux laiteux. Un second crapaud sortit de l’eau quelques instants plus tard et lança à son congénère tout proche des regards malveillants. Puis ce fut le tour d’un petit cortège de homards à longues pattes, une douzaine de crustacés bleu vif et pourpre à la queue orange et bosselée qui émergèrent des flots avec une grande détermination et s’empressèrent de s’enfouir dans la vase. Ils furent suivis par des pétoncles aux yeux rouges dansant sur leurs frêles petites pattes jaunes, par de menues anguilles-hache au corps anguleux et à la tête blanche et même par des poissons sautant désespérément sur la grève tandis que les crabes se précipitaient sur eux.

Les Lii se regardaient en hochant la tête avec une excitation croissante. Une seule chose pouvait ainsi pousser les habitants des hauts fonds côtiers à gagner la terre ferme. L’odeur musquée des dragons de mer, précédant de peu les dragons eux-mêmes, avait dû commencer à se répandre dans la mer.

— Regardez ! dit l’aîné des mâles.

Du sud arrivait l’avant-garde de la première troupe, une trentaine d’énormes bêtes déployant leurs ailes noires membraneuses au-dessus des flots et tendant leur cou massif comme un grand arc. Ils s’enfoncèrent paisiblement au milieu des algues et commencèrent à moissonner, battant des ailes à la surface de l’eau, semant la panique chez les animaux marins vivant dans les algues, frappant avec une brusque férocité, engloutissant sans distinction algues, homards, crapauds-scie et tout le reste. Ces géants étaient des mâles. Derrière eux nageait un autre petit groupe, se balançant d’un côté sur l’autre à la manière des femelles gravides pour exhiber leurs flancs rebondis. Ensuite, tout seul, venait le roi de la troupe, un dragon d’une telle taille que l’on eût dit la coque retournée de quelque grand vaisseau. Et encore n’était-ce que la moitié de son corps, car il gardait sous l’eau toute la partie postérieure et la queue.

— Courbez le front et rendez gloire ! dit l’aîné des mâles en se laissant tomber à genoux.

Des sept doigts longs et osseux de sa main gauche tendue, il fit à plusieurs reprises le signe du dragon de mer : les ailes battantes et le cou incurvé. Il se prosterna et frotta sa joue contre le sable frais et humide. Puis il releva la tête et regarda dans la direction du roi des dragons qui n’était plus maintenant qu’à deux cents mètres de la côte et essaya par la seule force de sa volonté d’attirer le monstre vers la terre.

Viens à nous… viens… viens…

L’heure est venue. Nous avons attendu si longtemps. Viens… sauve-nous… guide-nous… sauve-nous…

Viens !

10

D’un geste machinal, il apposa son paraphe au bas de ce qui lui semblait être le dix millième document officiel de la journée : Elidath de Morvole, Haut Conseiller et Régent. Il inscrivit la date à côté de son nom et l’un des secrétaires de Valentin choisit une autre liasse de papiers qu’il déposa devant lui.

C’était le jour de signature d’Elidath ; une nécessaire corvée hebdomadaire, semblait-il. Depuis le départ de lord Valentin, il quittait tous les Secondi après-midi ses appartements de la Cour de Pinitor pour gagner la suite du Coronal dans les chambres impériales situées au cœur du Château où il s’asseyait au bureau de lord Valentin, un magnifique meuble poli constitué d’un bloc de palissandre d’un rouge profond dont les veinures rappelaient l’emblème de la constellation. Pendant plusieurs heures d’affilée, les secrétaires se relayaient pour soumettre à son approbation définitive des documents provenant des différents services gouvernementaux. Même en l’absence du Coronal parti accomplir le Grand Périple, les rouages continuaient à fonctionner et à produire un flot incessant de décrets à prendre, réviser ou abroger. Et tout devait être signé de la main du Coronal ou de son régent désigné, le Divin seul savait pourquoi. Encore un : Elidath de Morvole, Haut Conseiller et Régent. Et la date. Voilà.

— Passez-moi le suivant, dit Elidath.

Au début, il s’était consciencieusement efforcé de lire, ou du moins de parcourir, tous les documents avant d’y apposer sa signature. Puis il s’était contenté de lire le résumé de huit à dix lignes qui était attaché à la couverture de chaque dossier. Mais cela faisait déjà longtemps qu’il avait aussi renoncé à cela. Il se demanda si Valentin lisait tout. Non, c’était impossible. Même s’il ne lisait que les résumés, il y passerait toutes ses journées et toutes ses nuits, sans avoir le temps de manger ni de dormir, sans parler d’assumer les véritables responsabilités de sa charge. Et maintenant Elidath revêtait tous les documents de sa signature sans même y jeter un coup d’œil. Il aurait fort bien pu parapher une proclamation interdisant la consommation de saucisses le premier jour de l’hiver ou rendant la pluie illégale dans la péninsule de Stoienzar, ou pourquoi pas un décret confisquant toutes ses terres de famille pour les remettre à la caisse de retraite des secrétaires administratifs. Quoi qu’il en fût, il signait. Un souverain, ou la doublure d’un souverain, devait croire à la compétence de son personnel, sinon la tâche déjà écrasante devenait purement et simplement inconcevable. Elidath de Morvole, Haut Conseiller et…

— Suivant !

Il éprouvait encore un léger sentiment de culpabilité de ne pas tout lire. Mais le Coronal avait-il vraiment besoin de savoir qu’un traité concernant l’exploitation en commun de certains vignobles faisant l’objet d’un litige depuis la septième année du règne de lord Kinniken sous le pontificat de Thimin avait été ratifié entre les cités de Muldemar et Tidias ? Mais non, mais non. Signe et passe à autre chose, se dit Elidath. Laisse Muldemar et Tidias se réjouir de l’amélioration de leurs relations sans que le souverain en soit importuné.

Elidath de Morvole…

— Les seigneurs Mirigant et Divvis sont ici, annonça un secrétaire au moment où il prenait le dossier suivant et cherchait l’endroit où apposer sa signature.

— Faites-les entrer, répondit-il sans lever les yeux.

Elidath de Morvole, Haut Conseiller et Régent…

Les seigneurs Mirigant et Divvis, conseillers du cercle intérieur, respectivement cousin et neveu de lord Valentin, venaient le chercher tous les après-midi à peu près à la même heure et l’emmenaient courir avec eux dans les rues du Château afin de purger son corps des tensions engendrées par les responsabilités de la régence. Ces temps-ci, il n’avait guère d’autre occasion de prendre de l’exercice. Leur course quotidienne était pour Elidath un exutoire inestimable.

Il eut le temps de signer deux autres documents pendant qu’ils pénétraient dans l’immense salle aux superbes lambris de bannikop, de semotan et autres bois précieux et se dirigeaient vers lui en faisant sonner leurs bottes sur le parquet aux motifs compliqués. Il en prit un troisième en se disant que ce serait le dernier de la journée. Il n’y avait qu’une feuille et Elidath la parcourut distraitement en signant.

C’était un brevet de noblesse élevant quelque heureux roturier du rang de Chevalier-Initié du Mont du Château en reconnaissance de son mérite et de ses services éminents et…

— Que signes tu donc ? demanda Divvis en se penchant sur le bureau et en crayonnant sur le papier qui se trouvait devant Elidath.

De belle carrure, cet homme fort à la barbe noire acquérait avec la maturité une inquiétante ressemblance avec son père, l’ancien Coronal.

— Valentin diminue-t-il encore les impôts ? Ou bien a-t-il décidé de faire de l’anniversaire de Carabella un jour férié ?

Bien qu’il fût habitué à la forme d’esprit de Divvis, Elidath n’était pas d’humeur à le goûter après sa journée de travail fastidieux. Il sentit monter en lui une flambée de colère.

— C’est de lady Carabella que tu parles ? fit-il d’un ton cassant.

Divvis eut l’air surpris.

— Oh, nous sommes bien formalistes aujourd’hui, Haut Conseiller Elidath !

— Si j’avais le malheur d’appeler ton défunt père Voriax tout court, j’imagine que tu…

— Mon père était Coronal, répliqua Divvis d’une voix glaciale, et il a droit au respect que l’on témoigne à un ancien souverain. Alors que lady Carabella n’est rien qu’une…

— Lady Carabella, mon cousin, est l’épouse du souverain régnant, dit sèchement Mirigant en s’adressant à Divvis avec une colère qu’Elidath n’avait jamais vue chez cet homme habituellement plein d’aménité. Puis-je aussi te rappeler qu’elle est l’épouse du frère de ton père. Cela fait donc deux raisons pour…

— Suffit, dit Elidath d’un ton las. Arrêtez ces bêtises. Allons-nous courir aujourd’hui ?

— Si tu n’es pas trop fatigué de jouer au Coronal ! répondit Divvis en riant.

— Ce qui me ferait plaisir, dit Elidath, ce serait de descendre en courant du haut du Mont jusqu’à Morvole, disons à peu près cinq mois en petites foulées, puis de tailler mes arbres fruitiers pendant les trois années suivantes et… Oh, oui, je vais aller courir avec vous. Mais laissez-moi d’abord en finir avec ce document…

— L’anniversaire de lady Carabella ! fit Divvis avec un sourire.

— Un brevet de noblesse, dit Elidath. Qui nous donnera, si vous parvenez à contenir votre impatience, un nouveau Chevalier-Initié. Un certain Hissune, fils d’Elsinome, d’après ce qui figure sur ce papier, résident du Labyrinthe pontifical, en reconnaissance de son mérite et…

— Hissune, fils d’Elsinome ? s’écria Divvis. Sais-tu qui c’est, Elidath ?

— Pourquoi serais-je censé savoir ce genre de chose ?

— Souviens-toi de la cérémonie de restauration de Valentin, quand il avait insisté pour que toute sa clique soit présente à nos côtés dans la salle du trône de Confalume. Les jongleurs, le capitaine Skandar manchot, le Hjort aux moustaches orange et tous les autres. Tu ne te rappelles pas ce petit garçon ?

— Tu veux parler de Shanamir ?

— Non, plus jeune encore. Un petit maigrichon de dix ou onze ans qui n’avait aucun respect. Un garçon au regard fourbe qui posait à tout le monde des questions embarrassantes, enjôlait les gens pour qu’ils lui donnent leurs médailles et leurs décorations qu’il épinglait sur sa tunique et passait son temps à se regarder dans les miroirs. Eh bien, ce garçon s’appelait Hissune ! Celui qui faisait promettre à tout le monde de le prendre comme guide quand ils iraient au Labyrinthe, dit Mirigant.

— Oui, je me souviens de lui. Un rusé petit chenapan.

— Eh bien, ce chenapan est maintenant un Chevalier-Initié, dit Divvis. Ou va le devenir, à moins qu’Elidath ne déchire cette feuille qu’il regarde avec tant d’attention. Tu ne vas pas donner ton aval à cette nomination, Elidath ?

— Bien sûr que si.

— Un Chevalier-Initié issu du Labyrinthe !

— Peu m’importe que ce soit un Changeforme venu d’Ilirivoyne, dit Elidath en haussant les épaules. Je ne suis pas là pour m’opposer aux décisions du Coronal. Si Valentin veut faire de lui un Chevalier-Initié, il deviendra un Chevalier-Initié, qu’il soit chenapan, pêcheur, marchand de saucisses, Métamorphe ou balayeur.

Il inscrivit rapidement la date à côté de sa signature.

— Voilà ! C’est fait. Et maintenant, ce garçon est aussi noble que toi, Divvis.

Divvis, l’air important, se redressa de toute sa taille.

— Mon père était le Coronal lord Voriax. Mon grand-père était le Haut Conseiller Damiandane. Mon arrière-grand-père était…

— Oui, nous savons tout cela, Divvis. Et comme je te l’ai dit, ce garçon est maintenant aussi noble que toi. Ce document le prouve. Comme un document semblable le prouve pour l’un de tes ancêtres, j’ignore depuis combien de temps et surtout pourquoi. À moins que tu t’imagines que la noblesse est quelque chose d’inné, comme les quatre bras et la fourrure des Skandars.

— Tu es de mauvaise humeur aujourd’hui, Elidath.

— Certainement. Alors montre-toi indulgent et essaie de ne pas être si agaçant.

— Pardonne-moi, dit Divvis sans avoir l’air très contrit.

Elidath se leva, s’étira et regarda par la grande fenêtre cintrée qui faisait face au bureau du Coronal. Le point de vue sur l’abîme insondable que l’on découvrait de l’édifice royal de ce côté du Mont du Château était sidérant. Deux puissants oiseaux de proie noirs, très à l’aise à cette altitude vertigineuse, décrivaient l’un autour de l’autre de grands cercles hautains et le soleil éblouissant se réverbérait sur les plumes vernissées de leur tête dorée. Elidath, observant les évolutions pleines d’aisances des énormes prédateurs, se prit à envier leur liberté de voler dans ces espaces infinis. Il secoua lentement la tête. Il se sentait étourdi par sa journée de labeur. Elidath de Morvole, Haut Conseiller et Régent…

Cela faisait six mois cette semaine que Valentin avait entrepris son périple. Il avait l’impression que cela faisait déjà des années. Était-ce donc cela être Coronal ? Ce travail fastidieux, cette captivité ? Depuis dix ans déjà, il vivait avec la possibilité de devenir le Coronal légitime, car il était l’indiscutable successeur de Valentin. C’était évident presque depuis le jour où lord Voriax avait péri dans la forêt et où la couronne avait été remise de manière si imprévue à son frère cadet. Elidath savait que s’il arrivait quelque chose à lord Valentin, on viendrait le trouver avec la couronne à la constellation. Il en serait de même si l’on mettait enfin un terme aux jours du Pontife Tyeveras, car Valentin devrait s’installer dans le Labyrinthe. À moins qu’il fût trop vieux pour occuper cette charge quand cela arriverait. Le Coronal devait être un homme dans la force de l’âge, or Elidath avait déjà plus de quarante ans et le Pontife semblait ne jamais devoir mourir. Si cela devait se produire, il ne pouvait envisager de refuser. Un refus était inimaginable. Mais chaque année, il priait avec plus de ferveur pour que l’interminable existence du Pontife Tyeveras se prolonge et pour que le Coronal ait une santé florissante et un long règne. Ses six mois de régence n’avaient fait que le conforter dans son opinion. À l’époque de sa jeunesse, quand lord Malibor occupait le Château, devenir Coronal lui semblait être la chose la plus merveilleuse du monde et il avait été dévoré d’envie quand Voriax, de huit ans son aîné, avait été choisi à la mort de lord Malibor. Il n’était plus maintenant aussi sûr de trouver cela merveilleux. Mais si on lui proposait la couronne, il ne la refuserait pas. Il se souvenait d’avoir entendu le vieux Damiandane, le père de Voriax et de Valentin, dire un jour que le meilleur Coronal qui pût être choisi était celui qui possédait les qualités requises pour porter la couronne mais n’y aspirait pas outre mesure. Dans ces conditions, se dit Elidath avec résignation, je suis peut-être un bon choix. Mais cela n’arrivera peut-être pas.

— Alors, allons-nous courir ? demanda-t-il avec un entrain forcé. Huit kilomètres et puis un peu de bon vin doré ?

— D’accord, dit Mirigant.

Avant de sortir, Divvis s’arrêta devant l’énorme globe de bronze et d’argent placé contre le mur du fond et sur lequel était indiqué l’itinéraire suivi par le Coronal.

— Regardez, dit-il en pointant le doigt vers la sphère de rubis qui brillait à la surface du globe comme l’œil injecté de sang d’un singe des rochers. Il est déjà bien à l’ouest du Labyrinthe. Quel est ce fleuve qu’il descend ? C’est bien le Glayge ?

— Je crois que c’est la Trey, dit Mirigant. Je suppose qu’il se dirige vers Treymone.

Elidath acquiesça d’un signe de tête. Il s’avança vers le globe et laissa courir sa main sur la surface métallique lisse.

— Oui, dit-il. Et de là, il descendra à Stoien, puis je présume qu’il traversera le golfe jusqu’à Perimor avant de remonter la côte jusqu’à Alaisor.

Il se sentait incapable de retirer sa main du globe. Il caressa les continents incurvés comme si Majipoor était une femme dont Alhanroel et Zimroel auraient été les seins. Comme le monde était beau et comme sa représentation était belle, elle aussi ! Ce n’était en réalité que la moitié d’un globe, car il était inutile de représenter l’autre côté de Majipoor, occupé tout entier par l’océan et à peine exploré. Mais sur cette vaste et unique hémisphère on voyait les trois continents : Alhanroel avec la saillie déchiquetée du Mont du Château qui se projetait dans la pièce, Zimroel et ses forêts, les contrées désertiques de Suvrael tout en bas et l’Ile du Sommeil où résidait la bienheureuse Dame entre ces deux derniers continents, au milieu de la Mer Intérieure. Bon nombre de cités étaient reproduites en détail ainsi que les chaînes de montagnes et les lacs et les cours d’eau les plus importants. Un mécanisme dont Elidath ignorait le fonctionnement suivait en permanence le Coronal et quand lord Valentin se déplaçait, la sphère rouge brillante avançait, de sorte que l’on savait toujours où il se trouvait. Comme s’il était entré en transe, Elidath traça du doigt l’itinéraire du Grand Périple : Stoien, Perimor, Alaisor, Sintalmond, Daniup, descente de la trouée de Kinslain jusqu’à Santhiskion et retour en décrivant une grande boucle dans les contreforts du Mont du Château.

— Tu aimerais bien être avec lui, n’est-ce pas ? demanda Divvis.

— Ou faire le voyage à sa place ? dit Mirigant. Elidath pivota sur lui-même pour lui faire face.

— Qu’est-ce que tu insinues ?

— Cela devrait être évident, répondit Mirigant avec nervosité.

— Tu m’accuses, me semble-t-il, d’ambition illégale.

— Illégale ? Tyeveras survit artificiellement depuis vingt ans. Il n’est maintenu en vie que grâce à une sorte de magie…

— Tu veux dire qu’on lui prodigue les soins les plus sophistiqués, dit Elidath.

— C’est pareil, fit Mirigant avec un haussement d’épaules. Si l’ordre des choses avait été respecté, Tyeveras serait mort depuis longtemps et Valentin serait notre Pontife. Et c’est un nouveau Coronal qui aurait commencé à accomplir son premier Grand Périple.

— Ce n’est pas à nous de prendre ces décisions, grommela Elidath.

— C’est vrai, dit Divvis. C’est à Valentin de les prendre. Mais il ne le fait pas.

— Il le fera en temps opportun.

— Quand ? Dans cinq ans ? Dix ans ? Quarante ans ?

— Oserais-tu exercer des pressions sur le Coronal, Divvis ?

— Je le conseillerais. C’est notre devoir – le tien, le mien, celui de Mirigant et de Tunigorn, nous tous qui étions au gouvernement avant qu’il soit renversé. Nous devons le lui dire, le moment est venu pour lui de se retirer dans le Labyrinthe.

— Je crois que pour nous le moment est venu d’aller courir, dit sèchement Elidath.

— Écoute-moi, Elidath ! Me prends-tu pour un naïf ? Mon père était Coronal et mon grand-père occupait la charge qui est maintenant la tienne. J’ai passé toute mon existence près du cœur du pouvoir. J’en possède les arcanes aussi bien que quiconque. Nous n’avons pas de Pontife. Depuis maintenant huit ou dix ans, il ne reste qu’un être plus mort que vif flottant dans une cage de verre au fond du Labyrinthe. Hornkast lui parle, ou fait semblant, et interprète les décrets qu’il lui dicte, ou feint de le faire. Mais en réalité, il n’y a pas de Pontife. Combien de temps le gouvernement peut-il continuer à fonctionner ainsi ? Je crois que Valentin essaie d’être à la fois Pontife et Coronal, une double tâche qu’aucun homme ne peut mener à bien. La structure sociale tout entière en pâtit, tout est paralysé…

— Assez ! dit Mirigant.

— … et il refuse d’aller prendre la place qui est la sienne parce qu’il est jeune et déteste le Labyrinthe et aussi parce qu’il est revenu d’exil avec une suite de jongleurs et de va-nu-pieds qui sont tellement fascinés par les splendeurs du Mont qu’ils ne le laissent pas voir où sont ses véritables responsabilités…

— Assez !

— Encore une seconde, poursuivit Divvis d’un ton grave. Es-tu aveugle, Elidath ? Il y a huit ans de cela, nous avons vécu quelque chose d’absolument unique dans toute notre histoire. Un Coronal a été renversé à notre insu et un monarque qui n’avait pas été sacré a pris sa place. Et quel genre d’homme était cet usurpateur ? Un pantin Métamorphe, Elidath ! Et le Roi des Rêves lui-même était un Métamorphe ! Deux des quatre Puissances du royaume avaient usurpé leur titre et le Château grouillait d’imposteurs Métamorphes…

— Ils ont tous été démasqués et anéantis, Divvis. Et le trône a été reconquis avec bravoure par son détenteur légitime.

— C’est vrai, c’est vrai. Mais t’imagines-tu que les Métamorphes sont tranquillement repartis dans leur jungle ? Crois-moi, en ce moment même, ils complotent pour détruire Majipoor et s’approprier ce qu’il en restera. Nous le savons depuis la restauration de Valentin et quelles mesures a-t-il prises ? Qu’a-t-il fait, Elidath ? Il leur a ouvert les bras en témoignage d’amour. Il leur a promis de redresser les torts et de réparer les injustices du passé. Mais malgré cela, ils continuent de comploter contre nous !

— Je vais aller courir sans toi, dit Elidath. Reste ici, assieds-toi au bureau du Coronal et signe ces montagnes de décrets. C’est bien ce que tu veux, Divvis ? T’asseoir à ce bureau ?

Il pivota avec colère sur ses talons et quitta la pièce.

— Attends ! dit Divvis. Nous arrivons.

Il se mit à courir derrière Elidath et, en arrivant à sa hauteur, le prit par le coude.

— Je n’ai pas parlé de la succession, dit-il d’une voix basse et grave, très éloignée de son intonation moqueuse coutumière. J’ai simplement dit qu’il était nécessaire que Valentin assume le Pontificat. Crois-tu que je contesterais tes droits à la couronne ?

— Je ne suis pas un prétendant à la couronne, dit Elidath.

— Personne ne prétend jamais à la couronne, répliqua Divvis. Mais tout le monde sait que tu es l’héritier présomptif. Elidath, Elidath !…

— Laisse-le, dit Mirigant. Je croyais que nous étions venus pour courir.

— Oui, dit Divvis. Allons courir et ne parlons plus de cela.

— Le Divin soit loué, murmura Elidath.

Il les précéda dans l’escalier aux larges marches de pierres polies par des siècles d’utilisation et devant les postes de garde placés à l’entrée du passage Vildivar menant au boulevard de blocs de granit rose qui marquait la limite de l’enceinte intérieure du Château, les salles de travail du Coronal, avant l’incompréhensible enchevêtrement des bâtiments extérieurs qui l’entouraient au sommet du Mont. Il avait l’impression d’avoir le front pris dans un cercle d’acier brûlant. D’abord signer des monceaux de stupides paperasses et ensuite devoir écouter la harangue perfide de Divvis…

Mais il savait que Divvis était dans le vrai. Les choses ne pouvaient pas durer ainsi beaucoup plus longtemps. Quand des mesures d’importance devaient être prises, il fallait que le Pontife et le Coronal se consultent afin d’interdire toute folie par leurs sagesses conjuguées. Mais il n’y avait plus véritablement de Pontife. Et Valentin qui essayait d’agir seul courait à l’échec. Pas même les plus grands Coronals de l’histoire, Confalume, Prestimion, Dekkeret, n’avaient eu la présomption de régner sans partage. Et les obstacles qu’ils avaient dû surmonter n’étaient rien en comparaison de ceux qui se dressaient devant Valentin. Qui aurait pu imaginer à l’époque de lord Confalume que les Métamorphes soumis, humiliés, redresseraient un jour la tête et demanderaient réparation de la perte de leur monde ? Et pourtant le soulèvement était en cours dans des endroits tenus secrets. Elidath n’était pas prêt d’oublier les dernières heures de la guerre de restauration, quand il s’était battu pour descendre dans les souterrains qui abritaient les machines de climatisation du Mont du Château. Pour atteindre les machines, il lui avait fallu tuer des soldats portant l’uniforme de la garde personnelle du Coronal qui en mourant changeaient de forme et reprenaient leurs traits de Métamorphes : bouche mince, nez presque inexistant, yeux en amande. Cela faisait déjà huit ans ; et Valentin espérait encore rentrer par son amour dans les bonnes grâces de cette nation de mécontents et trouver une voie honorable pour apaiser leur colère sans effusion de sang. Mais au bout de huit ans, il ne pouvait se prévaloir d’aucune réalisation concrète. Et qui savait jusqu’où les Métamorphes avaient réussi à s’infiltrer ?

Elidath prit une profonde respiration et fit un démarrage foudroyant qui laissa sur place Mirigant et Divvis.

— Ho ! s’écria Divvis. C’est ce que tu appelles du footing ? Elidath ne lui prêta aucune attention. Il ne pouvait se débarrasser de la douleur tapie en lui que par une autre forme de souffrance. Et il continuait à courir à perdre haleine, allant jusqu’à la limite de ses forces. Il passa devant le frêle beffroi à cinq flèches de lord Arioc, la chapelle de lord Kinniken et la résidence pontificale. Il laissa derrière lui la cascade de Guadeloom, contourna la masse noire et trapue de la trésorerie de lord Prankipin et remonta les Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches. Le cœur cognant dans sa poitrine, il se dirigea vers le vestibule de la Cour Pinitor, traversant des lieux qu’il avait parcourus tous les jours pendant trente ans, depuis que tout jeune il était arrivé de Morvole, au pied du Mont, pour s’initier à l’art du gouvernement. Combien de fois avait-il couru ainsi en compagnie de Valentin, ou de Stasilaine ou Tunigorn ? Ils étaient tous les quatre comme des frères, quatre garçons déchaînés courant à toutes jambes à travers le Château de lord Malibor, comme il s’appelait à l’époque. Ah, que la vie était belle ! Ils savaient qu’ils deviendraient conseillers de Voriax quand il serait nommé Coronal, ce qui, de l’avis général, ne pouvait manquer d’arriver, mais pas avant de longues années. Mais lord Malibor était mort beaucoup trop tôt, ainsi que Voriax qui lui avait succédé ; la couronne était revenue à Valentin et plus rien n’avait jamais été pareil pour eux.

— Et maintenant ? Le moment est venu pour Valentin de se retirer dans le Labyrinthe, avait dit Divvis. Oui. Oui. Un peu jeune, pour être Pontife, certes, mais il avait eu le malheur d’être intronisé quand Tyeveras était déjà gâteux. Le vieil empereur avait bien mérité le repos éternel, Valentin devait descendre dans le Labyrinthe et la couronne à la constellation être donnée à…

— À moi ? Lord Elidath ? Cela va-t-il devenir le Château de lord Elidath ?

Cette pensée le remplit à la fois d’émerveillement et d’effroi. Il avait pu constater ces six derniers mois ce qu’était la charge de Coronal.

— Elidath ! Tu vas te tuer ! Tu cours comme un dératé !

C’était la voix de Mirigant, loin derrière lui, comme des bribes de paroles poussées par le vent depuis une cité lointaine. Elidath était presque arrivé au sommet des Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches. Son cœur battait à se rompre, sa vue commençait à se brouiller, mais il se força à aller jusqu’au bout, jusqu’à la dernière marche, et à s’engager dans l’étroit vestibule de pierre vert foncé qui menait au secteur administratif de la Cour Pinitor. Il tourna un angle sans faire attention, un choc violent l’étourdit et il entendit un grognement. Puis il s’effondra et demeura étendu de tout son long, à moitié assommé.

Il se redressa sur son séant, ouvrit les yeux et découvrit un jeune homme mince, au teint foncé, à la chevelure brune coiffée d’une manière apprêtée dans un style nouveau et original, qui se relevait tout tremblant et s’avançait vers lui.

— Tout va bien, monsieur ?

— Je vous ai heurté, n’est-ce pas ? J’aurais dû… regarder où j’allais…

— Je vous ai vu, mais trop tard. Vous couriez si vite. Laissez-moi vous aider à vous relever.

— Cela va aller, mon garçon. Mais il faut que je reprenne mon souffle…

Faisant fi de l’aide que lui proposait le jeune homme, il se remit debout, épousseta son pourpoint, vit qu’il avait une longue déchirure sur un genou par laquelle on distinguait la peau ensanglantée et remit sa cape en place. Son cœur battait encore à une vitesse folle et il se sentait totalement ridicule. Divvis et Mirigant arrivaient en haut des marches. Se tournant vers le jeune homme, Elidath commença à lui présenter ses excuses, mais l’étrange expression qu’il lut sur son visage l’arrêta.

— Cela ne va pas ? demanda Elidath.

— Seriez-vous Elidath de Morvole ?

— Oui, c’est moi.

— J’avais bien cru vous reconnaître en vous regardant de plus près, dit le garçon en riant. Alors vous êtes celui que je cherche. On m’a dit que je vous trouverais dans la Cour Pinitor. J’ai un message pour vous.

Mirigant et Divvis étaient dans le vestibule. Ils arrivèrent à la hauteur d’Elidath qui, en voyant leur air, comprit qu’il devait offrir un spectacle pitoyable, cramoisi, couvert de sueur, rendu hagard par sa course folle. Il s’efforça de prendre les choses à la légère et montra le jeune homme du doigt.

— Dans ma hâte, j’ai renversé ce jeune homme, dit-il. Et il était porteur d’un message pour moi. De la part de qui, mon garçon ?

— De lord Valentin.

— C’est une plaisanterie ? s’écria Elidath en ouvrant de grands yeux. Le Coronal est en ce moment à l’ouest du Labyrinthe, en train de faire le Grand Périple.

— C’est exact. J’étais avec lui dans le Labyrinthe. Il a décidé de m’envoyer au Mont du Château et m’a demandé de venir vous trouver dès mon arrivée et de vous dire…

— Eh bien… quoi ?

— Je crois que ce message est pour vous personnellement, dit le jeune homme d’un air gêné en regardant Divvis et Mirigant.

— Ce sont les seigneurs Mirigant et Divvis. Le Coronal et eux sont du même sang, vous pouvez parler devant eux.

— Très bien. Lord Valentin m’a chargé d’informer Elidath de Morvole… J’aurais dû me présenter, je suis le Chevalier-Initié Hissune, fils d’Elsinome. Il m’a donc chargé d’informer Elidath de Morvole qu’il a modifié ses plans, qu’il prolonge le Grand Périple jusqu’au continent de Zimroel et qu’il rendra également visite à sa mère, la Dame de l’Ile, avant son retour. Il vous demande donc d’assumer la régence pendant toute la durée de son absence qu’il estime à…

— Que le divin me protège ! fit Elidath d’une voix rauque.

— … à un an ou un an et demi au-delà du temps prévu, dit Hissune.

11

Le deuxième signe annonciateur avait été pour Etowan Elacca la chute des feuilles des niyks, cinq jours après la pluie pourprine.

La pluie pourprine n’était pas en soi un mauvais présage. Ce phénomène n’avait rien d’exceptionnel sur le flanc oriental de la vallée de Dulorn où il y avait d’importants affleurements de sable de skuwa, fin et léger, d’une pâle couleur violette. En certaines saisons, le vent du nord, appelé localement le Rongeur, soulevait le sable et le projetait dans le ciel où il colorait les nuages pendant plusieurs jours et conférait à la pluie une teinte lavande. Mais les terres d’Etowan Elacca s’étendaient à quinze cents kilomètres à l’ouest de cette région, sur les pentes opposées de la vallée, à peu de distance de Falkkynkip, et les vents chargés de sable de skuwa ne soufflaient pas si loin à l’ouest. Mais Etowan Elacca savait que les vents se plaisaient à infléchir leur course et le Rongeur avait peut-être choisi cette année-là de visiter l’autre versant de la vallée. Et, de toute façon, la pluie pourprine n’avait rien d’inquiétant. Elle déposait simplement partout une fine couche de sable que la première pluie normale balayait. Non, ce n’était pas la pluie pourprine. Le signe avant-coureur avait été la flétrissure des sensitives du jardin d’Etowan Elacca. Et cela s’était produit deux ou trois jours avant la pluie.

C’était certes curieux, mais il n’y avait là rien d’extraordinaire. Il était aisé de faire flétrir les sensitives. Ces plantes psychosensibles aux petites feuilles dorées et aux minuscules fleurs vertes étaient originaires des forêts situées à l’ouest de Mazadone. L’agressivité sous toutes ses formes – hurlements de colère, grondements d’animaux se battant, voire, prétendait-on, la seule proximité de quelqu’un ayant commis un crime – était perçue par ses récepteurs et suffisait pour que les petites feuilles se replient comme des mains en prière et noircissent. Etowan s’était souvent dit qu’elles ne semblaient tirer aucun avantage biologique de cette réaction et un examen minutieux révélerait sans doute ce mystère. Il s’était promis de se pencher un jour sur la question. En attendant, il cultivait les sensitives dans son jardin, car il aimait les reflets dorés de leurs feuilles qui réjouissaient le regard. Le domaine d’Etowan Elacca était un lieu où régnaient l’ordre et l’harmonie et pas une seule fois depuis qu’il cultivait des sensitives elles ne s’étaient flétries… jusqu’à ce jour récent. C’était cela l’énigme. Qui avait pu échanger des propos injurieux à la lisière de son jardin ? Quelles bêtes féroces avaient pu dans cette région peuplée uniquement d’animaux paisibles et domestiqués ébranler l’équilibre harmonieux de sa propriété ?

L’équilibre était ce qu’Etowan Elacca appréciait par-dessus tout. C’était un propriétaire terrien ; il était grand, se tenait encore très droit malgré ses soixante ans et avait des cheveux d’un blanc éblouissant. Son père était le troisième fils du duc de Massissa et deux de ses frères s’étaient succédé au poste de maire de Falkynkip ; mais les affaires publiques ne l’avaient jamais intéressé. Dès qu’il avait recueilli son héritage, il avait fait l’acquisition d’un immense domaine dans la région paisible et vallonnée qui s’étendait à l’ouest de la vallée de Dulorn et y avait bâti une Majipoor en miniature, un petit univers, remarquable par sa grande beauté et son atmosphère sereine et harmonieuse.

Il cultivait les végétaux de la région : niyk et glein, hingamorts et stajja. Surtout le stajja, car il n’y avait jamais de fluctuations dans la demande de pain savoureux et léger fabriqué à partir des tubercules de stajja, et les fermes de la vallée avaient de la peine à satisfaire les besoins de Dulorn, Falkynkip et Pidruid qui totalisaient à elles trois près de trente millions d’habitants, sans compter quelques millions supplémentaires dans les agglomérations avoisinantes. En contre-haut des champs de stajja se trouvait la plantation de glein, des rangs d’arbustes au feuillage dense, en forme de dôme de trois mètres de haut, entre les feuilles argentées et effilées desquels se nichaient les grosses grappes de succulentes petites baies bleues. Le stajja et le glein étaient toujours cultivés à proximité l’un de l’autre. On avait depuis longtemps découvert que les racines de glein répandaient dans le sol une substance azotée qui, entraînée par les pluies, activait la croissance des tubercules de stajja.

Derrière le glein se trouvait la plantation d’hingamort où des doigts jaunâtres et fongueux, gonflés d’un succulent jus sucré, poussaient en désordre. C’étaient des organes cherchant la lumière et transmettant l’énergie aux plantes enfouies en profondeur. Sur toute la bordure du domaine étaient plantés les niyks, la fierté d’Etowan Elacca, disposés par groupes de cinq et formant, comme le voulait la coutume, des motifs géométriques. Il aimait à se promener au milieu des arbres et à passer tendrement la main sur leur tronc mince et noir, pas plus gros que le bras d’un homme et plus lisse que du satin. Un niyk ne vivait que dix ans. Les trois premières années, il poussait avec une rapidité stupéfiante et atteignait sa taille adulte de douze mètres. C’est la quatrième année qu’il produisait ses premières fleurs dorées en forme de coupe, au cœur rouge sang. À partir de là, il produisait en abondance des fruits blancs translucides en croissant, au goût acidulé, jusqu’à ce qu’il meure brusquement. En quelques heures, le gracieux végétal se réduisait à une enveloppe desséchée qu’un enfant pouvait briser en deux. Le fruit, bien que toxique avant sa maturation, était un élément indispensable des ragoûts et des soupes âpres et piquantes de la cuisine Ghayrog. Les niyks ne poussaient vraiment bien que dans la vallée de Dulorn et Etowan Elacca n’avait aucune difficulté à écouler sa récolte.

L’agriculture lui donnait le sentiment d’être utile mais ne satisfaisait pas pleinement son amour de la beauté. Il avait dans ce but créé sur son domaine un jardin botanique dans lequel il avait rassemblé une merveilleuse collection de plantes ornementales, réunissant les végétaux les plus fascinants de toute la planète et susceptibles de se plaire dans le climat chaud et humide de la vallée.

Il y avait des alabandinas venues de Zimroel et d’Alhanroel dans toutes les couleurs naturelles et une bonne partie des variétés hybrides. Il y avait des tanigales et des thwales et aussi des nyctaflores, ces arbres des forêts Métamorphes qui le premier jour de l’hiver à minuit connaissaient une brève et éclatante floraison. Il y avait des pinninas et des androdragmas, des bubblebush et des mousses-caoutchouc, des halatingas provenant de boutures prises sur le Mont du Château, des caramangs, des muornas et des sihornish, des sefitongals et des eldirons. Il faisait également des expériences sur des espèces fragiles telles que les palmiers de feu de Pidruid qu’il réussissait parfois à conserver six ou sept saisons, les arbres à aiguilles des hauts plateaux qui dépérissaient rapidement en l’absence des températures froides dont ils avaient besoin et les cactus-lune du désert de Velalisier, aux formes étranges et spectrales, qu’il s’efforçait en vain de protéger des pluies trop fréquentes. Mais Etowan ne dédaignait pas non plus les plantes originaires de la région, sous prétexte qu’elles étaient moins exotiques. Il accordait tous ses soins à des arbres-vessie boursouflés, gonflés comme des baudruches et se balançant sur leur tige mince, de sinistres plantes-bouches carnivores des forêts de Mazadone, des fougères chanteuses, des arbres à choux, deux énormes dwikkas, une demi-douzaine d’arbres-fougère à l’aspect préhistorique. Il avait disposé dans l’intervalle de petits buissons de sensitives partout où cela lui semblait approprié, estimant que leur nature sauvage et fragile formait un plaisant contraste avec les plantes plus éclatantes et plus hardies qui constituaient l’essentiel de sa collection.

Le début du jour où il constata la flétrissure des sensitives avait été d’une rare splendeur. Il avait légèrement plu durant la nuit, mais les averses avaient cessé. Dès l’aube, Etowan Elacca commença sa promenade quotidienne dans le jardin. Il n’y avait pas un nuage et l’air était d’une clarté exceptionnelle, de sorte que le soleil levant allumait à l’occident des flamboiements verts sur les collines de granit. Les fleurs d’alabandinas chatoyaient, les plantes-bouches, affamées, entrechoquaient impatiemment leurs organes semblables à des lames de couteau et à des mâchoires et partiellement englués dans la cavité placée au centre de leurs feuilles disposées en rosette. De minuscules longs becs aux ailes cramoisies voletaient comme des éclats de lumière éblouissants dans les branches des androdragmas. Malgré tout cela, il ne parvenait pas à chasser un pressentiment inquiétant. Il avait fait de mauvais rêves, des rêves de scorpions, de dhiims et autres animaux nuisibles ravageant ses champs, et c’est presque sans surprise qu’il découvrit les pauvres sensitives flétries et noircies par quelque tourment nocturne.

Avant le petit déjeuner, il travailla seul pendant une heure, arrachant tristement les plantes endommagées. Elles étaient encore vivantes sous les branches blessées, mais il était impossible de les sauver, car le feuillage flétri ne pourrait se régénérer et s’il essayait de le couper, l’élagage provoquerait la mort des parties basses. Il les arracha donc en grandes quantités, frissonnant en sentant les plantes se rétracter à son contact, et en fit un grand feu. Puis il fit venir son jardinier en chef et son contremaître dans la plantation de sensitives et leur demanda si quelqu’un savait ce qui avait pu provoquer la réaction des plantes. Mais ils n’en avaient pas la moindre idée.

Etowan Elacca broya du noir pendant toute la matinée, mais il n’était pas dans sa nature de demeurer longtemps abattu et dès l’après-midi, il s’était procuré une centaine de paquets de graines de sensitives à la pépinière locale. Il était naturellement impossible d’acheter des plants, car ils ne pourraient survivre à une transplantation. Il passa la journée du lendemain à ensemencer. Dans six à huit semaines, il n’y paraîtrait plus. Il considéra cet événement comme un petit mystère qui serait peut-être résolu un jour, mais il en doutait et le chassa de son esprit.

Deux jours plus tard se produisit un autre événement tout aussi singulier : la pluie pourprine. C’était insolite mais anodin. Tout le monde s’accorda pour dire que les vents devaient être en train de changer pour pousser le skuvva si loin à l’ouest. Le dépôt de sable n’était resté qu’à peine une journée avant d’être lavé par une ondée. Etowan Elacca s’empressa également d’oublier la pluie pourprine. Mais ce qui était arrivé aux niyks…

Quelques jours après la pluie pourprine, Etowan surveillait la cueillette des fruits du glein quand son contremaître, un Ghayrog imperturbable à la peau tannée répondant au nom de Simoost, arriva en manifestant ce qui était pour lui une vive excitation. Ses cheveux flexueux se tortillaient frénétiquement et sa langue fourchue allait et venait à une vitesse folle, comme si elle voulait sortir de sa bouche.

— Les niyks ! criait-il. Les niyks !

Les feuilles de niyk, de couleur gris-blanc, sont effilées et se dressent en touffes clairsemées à l’extrémité des tiges noires longues de cinq centimètres comme si elles avaient été redressées par une brusque décharge électrique. Le tronc mince, les branches rares et anguleuses et cette forme relevée des feuilles donnent au niyk un aspect épineux très particulier, de sorte que même à une grande distance on ne peut le confondre avec un autre arbre. Etowan partit en courant vers la plantation, accompagné de Simoost. À plusieurs centaines de mètres des niyks, il remarqua quelque chose qu’il n’aurait pas cru possible. Toutes les feuilles étaient inclinées, comme si, au lieu de niyks, il s’agissait d’arbres pleureurs, des tanigales ou des halatingas !

— Hier, ils étaient vigoureux, dit Simoost. Ce matin encore, tout allait bien. Mais là, regardez…

Etowan Elacca atteignit le premier groupe de cinq niyks et posa la main sur le tronc le plus proche. Il avait l’air étrangement léger. Etowan exerça une pression et l’arbre céda, ses racines desséchées s’arrachant aisément du sol. Il en déracina ainsi un autre, puis un troisième.

— Ils sont morts, dit-il.

— Mais les feuilles, hasarda Simoost. Même quand un niyk est mort, les feuilles restent dressées. Or celles-ci… Je n’ai jamais vu cela…

— Ce n’est pas une mort naturelle, murmura Etowan Elacca. C’est quelque chose de nouveau, Simoost.

Il courut de bosquet en bosquet en renversant les arbres. Arrivé au troisième groupe, il cessa de courir. Au cinquième, il marchait très lentement, la tête baissée.

— Morts… Tous morts… Mes beaux niyks…

Toute la plantation était détruite. Ils étaient morts comme meurent les niyks, très vite, l’humidité se retirant de leur tronc spongieux. Mais toute une plantation d’individus dont l’existence était réglée par un cycle de dix ans et plantés à des périodes étalées dans le temps ne pouvait mourir d’un coup et la réaction des feuilles était inexplicable.

— Nous allons en faire part à l’expert agricole, dit Etowan Elacca. Et tu enverras des messages à Hagidawn et à Nismayne… et à celui qui a la ferme près du lac, comment s’appelle-t-il déjà ? Essaie de savoir s’ils ont eu eux aussi des ennuis avec leurs niyks. Je me demande si c’est une maladie. Mais les niyks n’ont pas de maladie, Simoost, à moins qu’elle ne soit inconnue. Et qu’elle tombe sur nous comme un message du Roi des Rêves.

— La pluie pourprine, monsieur.

— Un peu de sable coloré ? Comment cela pourrait-il faire du mal aux arbres ? De l’autre côté de la vallée, ils en ont une douzaine de fois par an et cela ne nuit pas à leurs cultures. Oh, Simoost, mes niyks ! Mes niyks !…

— C’est la pluie pourprine, répéta Simoost d’un ton plus ferme. Ce n’était pas la pluie qui tombe à l’est. C’était quelque chose de nouveau, une pluie empoisonnée, et c’est elle qui a tué les niyks !

— Et c’est elle aussi qui a tué les sensitives, trois jours avant de tomber ?

— Elles sont très fragiles. Elles ont peut-être perçu le poison dans l’air quand la pluie se dirigeait vers nous.

Etowan Elacca eut un haussement d’épaules agacé. Peut-être. Peut-être. Et peut-être que les Changeformes étaient venus nuitamment de Piurifayne sur des manches à balai ou dans des engins volants magiques et avaient déversé des substances maléfiques sur le domaine. Peut-être. Tout était possible dans un monde rempli de peut-être.

— À quoi bon se torturer le cerveau ? dit-il amèrement. Nous ne savons rien. Sauf que les sensitives sont mortes et que les niyks sont morts. Et maintenant, Simoost, à qui le tour ? À qui le tour ?

12

Carabella avait passé la journée à regarder par la fenêtre du flotteur, comme si elle espérait accélérer la traversée du désert sinistre par la seule force de ses yeux.

— Valentin, regarde ! s’écria-t-elle avec une joie soudaine. Je crois que nous sortons du désert !

— Certainement pas, répondit-il. Pas avant encore trois à quatre jours. Ou cinq ou six. Ou sept…

— Mais regarde donc !

Il posa la pile de dépêches qu’il était en train de feuilleter, se redressa et regarda à l’extérieur. Mais oui ! Par le Divin, c’était un paysage verdoyant ! Et pas du vert grisâtre des plantes désertiques rabougries, pitoyables, obstinées, aux formes torturées, mais du vert riche et vibrant de la végétation de Majipoor, palpitant de fertilité et d’énergie. Il échappait enfin à l’emprise maligne du Labyrinthe et le convoi royal sortait du plateau brûlé sur lequel était située la capitale souterraine. Il devait approcher du territoire du duc Nascimonte – le lac Ivory, le mont Ebersinul, les champs de thuyol et de milaile, le grand manoir dont Valentin avait si souvent entendu parler.

Il posa délicatement la main sur l’épaule de Carabella et laissa courir les doigts le long de son dos, pressant sa musculature ferme, un geste qui tenait à la fois du massage et de la caresse. Comme c’était bon de l’avoir de nouveau à ses côtés ! Elle l’avait rejoint une semaine auparavant, dans les ruines de Velalisier où ils avaient inspecté ensemble les progrès que faisaient les archéologues dans la découverte de l’énorme cité de pierre abandonnée par les Métamorphes quinze ou vingt mille ans plus tôt. Son arrivée avait beaucoup contribué à chasser la tristesse et l’humeur maussade de Valentin.

— Comme tu m’as manqué dans le Labyrinthe, dit-il doucement.

— Je regrette de n’avoir pas pu être à tes côtés. Je sais que tu détestes cet endroit. Et quand j’ai appris que tu avais été malade… Oh, j’avais tellement honte et je me sentais si coupable de savoir que j’étais loin de toi quand tu… quand tu…

Carabella secoua la tête.

— Je serais restée avec toi si cela avait été possible. Tu le sais, Valentin. Mais j’avais promis aux gens de Stee que j’assisterais à l’inauguration de leur nouveau musée et…

— Mais oui, bien sûr. L’épouse du Coronal a ses propres responsabilités.

— Tout cela me semble encore si étrange. L’épouse du Coronal ! La petite jongleuse de Til-omon parcourant le Mont du Château et inaugurant des musées…

— Encore la petite jongleuse de Til-omon, Carabella ? Après tant d’années.

Elle haussa les épaules et passa la main dans ses cheveux bruns coupés court.

— Ma vie n’a été qu’une suite de curieux évènements. Comment pourrais-je l’oublier ? Si je ne m’étais pas trouvée dans cette auberge avec la troupe de Zalzan Kavol quand tu es arrivé et si on ne t’avait pas dépossédé de tes souvenirs pour te lâcher à Pidruid sans plus de malice en toi qu’un blave à mufle noir…

— Et si tu étais née à l’époque de lord Havilbove, ou sur une autre planète…

— Ne te moques pas de moi, Valentin.

— Excuse-moi, ma chérie.

Il prit une de ses petites mains entre les siennes.

— Mais combien de temps vas-tu regarder en arrière sans pouvoir oublier celle que tu étais ? Quand accepteras-tu pleinement la vie que tu mènes maintenant ?

— Je crois que je ne l’accepterai jamais totalement, dit-elle avec une certaine froideur.

— Mais, mon amour, comment peux-tu…

— Tu le sais parfaitement, Valentin. Il ferma les yeux quelques instants.

— Je te le répète, Carabella, tout le monde t’aime sur le Mont, tous les chevaliers, tous les princes, tous les seigneurs. Tu peux compter sur leur dévouement, leur admiration, leur respect, leur…

— C’est vrai pour Elidath. Pour Tunigorn, Stasilaine et quelques autres. Ceux qui t’aiment vraiment m’aiment aussi. Mais pour un bon nombre des autres, je demeure une parvenue, une fille du peuple, une intruse… une concubine…

— Quels autres ?

— Tu les connais, Valentin.

— Quels autres ?

— Divvis, dit-elle après une brève hésitation. Et les petits seigneurs et chevaliers de la faction de Divvis. D’autres encore. Le duc d’Halanx m’a tournée en dérision devant l’une de mes dames d’honneur. Halanx, Valentin, ta ville natale ! Le prince Manganot de Banglecode. Et il y en a d’autres. Elle se tourna vers lui et il lut l’anxiété dans ses yeux noirs.

— Est-ce que j’imagine tout cela ? Est-ce que j’entends des voix quand il ne s’agit que du bruissement des feuilles ? Oh, Valentin, parfois je me dis qu’ils ont raison, qu’un Coronal n’aurait pas dû épouser une roturière. Je ne suis pas de leur monde et je ne le serai jamais. Je dois être une cause de chagrin pour toi…

— Tu es une source de joie et rien d’autre. Demande à Sleet de quelle humeur j’étais la semaine dernière dans le Labyrinthe et comment je suis depuis que tu es venue me rejoindre. Demande à Shanamir, à Tunigorn… à n’importe qui !

— Je le sais, mon amour. Tu avais l’air si triste et si sinistre le jour de mon arrivée. Je t’ai à peine reconnu, avec ta mine maussade et ton regard noir.

— Quelques journées avec toi me guérissent de tout.

— Et pourtant je crois que tu n’es pas encore redevenu toi-même. Est-ce le Labyrinthe qui pèse encore sur toi ? Ou le désert qui te déprime ? Ou les ruines ?

— Non, je ne crois pas.

— Alors qu’est-ce que c’est ?

Il se plongea dans la contemplation du paysage qui défilait derrière la fenêtre du flotteur, remarquant la verdure plus abondante et l’apparition d’arbres et d’herbe en plus grande quantité à mesure que le terrain devenait plus vallonné. Cela aurait dû le réjouir. Mais il avait toujours sur la poitrine un poids dont il ne parvenait pas à se débarrasser.

— Ce rêve, Carabella, dit-il au bout d’un moment. Cette vision, ce présage… je n’arrive pas à le chasser de mon esprit. Ah, quelle page j’aurai écrite dans l’histoire de Majipoor ! Le Coronal qui a perdu son trône et est devenu jongleur, puis qui a reconquis son trône et a régné avec aveuglement, laissant la planète sombrer dans le chaos et la folie… Ah, Carabella, Carabella, est-ce donc ce que je suis en train de faire ? Au bout de quatorze mille ans, vais-je être le dernier Coronal ? Crois-tu qu’il restera seulement quelqu’un pour écrire mon histoire ?

— Tu n’as jamais régné avec aveuglement Valentin.

— Je suis trop doux, trop placide, je prête une oreille attentive à toutes les parties.

— Ce ne sont pas des défauts.

— Ce n’est pas l’avis de Sleet. Il estime que mon horreur de la guerre et de la violence sous toutes ses formes égare mon jugement. Il ne m’a pas caché son opinion.

— Il n’y aura pas de guerre.

— Mais ce rêve…

— Je crois que tu le prends trop au pied de la lettre.

— Non, dit Valentin. Ce genre d’argument ne me procure qu’un réconfort illusoire. Tisana et Deliamber s’accordent à reconnaître avec moi qu’une calamité, une guerre peut-être, est près de fondre sur Majipoor. Et Sleet en est persuadé. Il a décidé que les Métamorphes sont sur le point de se soulever contre nous, de mener la guerre sainte qu’ils préparent, selon lui, depuis sept mille ans.

— Sleet est assoiffé de sang. Et il a depuis sa jeunesse une peur irraisonnée des Changeformes, tu le sais bien.

— Quand nous avons reconquis le Château il y a huit ans et que nous l’avons trouvé rempli de Métamorphes, était-ce une illusion ?

— Mais ils ont échoué !

— Et tu crois qu’ils ne recommenceront pas ?

— Si ta politique porte ses fruits, Valentin…

— Ma politique ! Quelle politique ? Je tends la main aux Métamorphes mais ils ne cessent de me filer entre les doigts ! Tu n’ignores pas que j’espérais avoir à mes côtés une demi-douzaine de leurs chefs quand nous avons fait halte à Velalisier la semaine dernière. Pour qu’ils puissent constater les travaux de restauration accomplis dans leur cité sacrée, voir les trésors que nous avons mis au jour et peut-être emporter à Piurifayne les objets les plus précieux. Mais ils ne m’ont pas donné de réponse, pas même un refus.

— Tu savais fort bien que les travaux de Velalisier risquaient de créer des complications. Ils nous en veulent peut-être d’y avoir pénétré, sans parler de la reconstruction des monuments. N’y a-t-il pas une légende qui prétend qu’ils rebâtiront eux-mêmes la cité ?

— Si, répondit Valentin d’un air sombre. Après qu’ils auront repris le contrôle de Majipoor et nous auront tous chassés de la planète. C’est ce qu’Ermanar m’a raconté. Les inviter à Velalisier a peut-être été une erreur, soit. Mais ils n’ont répondu à aucune de mes autres ouvertures. Quand j’écris à Ilirivoyne à leur reine la Danipiur, elle m’envoie en retour, quand elle daigne le faire, des messages de trois phrases, froids, guindés, creux…

Il s’interrompit pour respirer profondément.

— Cela a assez duré, Carabella ! Il n’y aura pas de guerre. Je trouverai le moyen de vaincre la haine que les Changeformes éprouvent pour nous et de les gagner à ma cause. Quant aux seigneurs du Mont qui te traitent de haut, s’il en existe vraiment, ne t’occupe pas d’eux, je t’en prie. Ou rends-leur la pareille ! Que représente Divvis ou le duc d’Halanx ? Ce ne sont que des imbéciles !

Valentin lui sourit.

— Ils auront bientôt des sujets d’inquiétude plus graves que le pedigree de ma compagne !

— Que veux-tu dire ?

— S’ils s’élèvent contre le fait que l’épouse du Coronal est une roturière, comment réagiront-ils quand ils auront un Coronal issu du peuple ?

Carabella le regarda avec stupéfaction.

— Je ne comprends pas, Valentin.

— Cela viendra. En temps opportun, tu comprendras tout. J’ai l’intention de chambouler bien des choses. Quand on écrira l’histoire de mon règne, si Majipoor survit assez longtemps pour qu’elle soit écrite, il faudra plus d’un volume, crois-moi ! Il y aura des bouleversements… d’une importance fondamentale.

Valentin se mit à rire.

— Qu’en penses-tu, Carabella ? Tu m’écoutes divaguer ? Le bon, le doux lord Valentin met le monde sens dessus dessous ! Est-ce possible ? Arrivera-t-il à ses fins ?

— Tu me rends perplexe, Valentin. Tu parles par énigmes.

— Peut-être.

— Et tu ne me donnes aucun indice.

— Carabella, dit-il après quelques instants, la réponse à ces énigmes est Hissune.

— Hissune ? Le gamin du Labyrinthe ?

— Ce n’est plus un gamin. C’est maintenant une arme pointée sur le Château.

— Encore une énigme, soupira-t-elle.

— C’est un privilège royal de s’envelopper de mystère, dit Valentin en faisant un clin d’œil.

Il attira Carabella vers lui et lui effleura la bouche de ses lèvres.

— Accorde-moi cette petite satisfaction, dit-il. Et…

Le flotteur s’arrêta brusquement.

— Regarde ! s’écria-t-il. Nous sommes arrivés ! Voilà Nascimonte ! Et… par la Dame, la moitié de la population de la province est venue nous accueillir !

Le convoi s’était immobilisé dans une vaste prairie à l’herbe courte et dense d’un vert si éblouissant qu’on eût dit qu’elle était d’une autre couleur, une teinte irréelle qui semblait provenir des confins du spectre. Sous le soleil brillant de la mi-journée, de grandes réjouissances étaient en cours. Sur des kilomètres, aussi loin que portait la vue, des dizaines de milliers de personnes étaient en liesse. Au son du canon, accompagnées par des airs discordants de sistirons et des galistanes à deux cordes, des salves de pièces d’artifices s’élevaient au firmament, dessinant en noir et violet de stupéfiants motifs qui se découpaient sur le ciel lumineux. Juchés sur des échasses de six mètres de haut, portant d’énormes masques de clown au front rouge et proéminent et au nez gigantesque, des hommes parcouraient la foule. On avait élevé de grands mâts sur lesquels des bannières à la constellation flottaient gaiement, agitées par une légère brise. Une demi-douzaine d’orchestres jouaient en même temps dans des kiosques à musique hymnes, marches et choral. Une véritable armée de jongleurs avait été rassemblée, probablement tous ceux qui à cent lieues à la ronde avaient la moindre disposition, de sorte que l’air était rempli de massues, de couteaux, de hachettes, de torches enflammées, de balles de couleurs vives et d’innombrables autres objets qui volaient dans tous les sens en hommage au passe-temps favori de lord Valentin. Après la tristesse du ténébreux Labyrinthe, il était impossible d’imaginer reprise plus merveilleuse du Grand Périple : une fête frénétique, chaleureuse, un tantinet ridicule, absolument délicieuse.

Au milieu de toute cette agitation, attendant calmement près de l’endroit où le convoi de flotteurs s’était arrêté, se tenait un homme âgé, grand et émacié, dont les yeux brillaient avec une étrange intensité et sur le visage carré duquel flottait un sourire bienveillant. C’était Nascimonte, propriétaire terrien devenu bandit, puis revenu à son état premier. Il s’était autrefois proclamé duc de Vornek Crag, suzerain des Marches du Ponant, mais lord Valentin l’avait anobli et il portait maintenant le titre de duc d’Ebersinul.

— Mais tu as vu ! s’écria Carabella. Il porte son costume de bandit en notre honneur !

Elle avait de la peine à parler tellement elle riait. Valentin hocha la tête en souriant.

Lors de sa première rencontre avec Nascimonte au milieu des ruines de quelque cité Métamorphe oubliée, dans le désert qui s’étendait au sud-ouest du Labyrinthe, le duc qui s’était fait bandit de grand chemin était affublé d’un costume fabriqué avec l’épaisse fourrure rousse d’animaux du désert et d’une grotesque toque de fourrure jaune. Ruiné et chassé de son domaine cyniquement dévasté par la suite du faux lord Valentin que le trajet du Grand Périple amenait à traverser cette région, Nascimonte avait pris l’habitude de dévaliser les voyageurs. Maintenant qu’il avait récupéré ses terres, il aurait pu se vêtir de soie et de velours, se parer d’amulettes, de masques de plumes et de bijoux, mais il avait préféré reprendre l’accoutrement minable et extravagant qui était le sien durant sa période d’exil. Nascimonte avait toujours été un homme d’une grande élégance et Valentin se dit que le choix vestimentaire empreint de nostalgie qu’il avait fait à l’occasion de sa visite n’était rien d’autre qu’une manifestation de cette élégance.

Cela faisait plusieurs années qu’ils ne s’étaient vus. Contrairement à la plupart de ceux qui avaient combattu aux côtés de Valentin pendant la dernière phase de la guerre de restauration, Nascimonte n’avait pas voulu accepter un poste de conseiller du Coronal sur le Mont du Château. Son unique désir avait été de reprendre possession de son domaine ancestral dans les contreforts du Mont Ebersinul, juste au-dessus du Lac Ivory. Ce qui n’avait pas été facile, car le titre et les terres étaient légalement passés dans d’autres mains depuis que Nascimonte en avait été illégitimement dépouillé. Mais le gouvernement de lord Valentin avait consacré beaucoup de temps pendant les premières années de la restauration à résoudre ce genre de casse-tête.

Valentin n’avait qu’une envie, sauter de son flotteur et aller étreindre son vieux compagnon d’armes. Mais bien évidemment le protocole le lui interdisait ; il ne pouvait tout simplement s’enfoncer dans cette foule en délire comme un citoyen ordinaire.

Il lui fallut attendre que se déploie la garde du Coronal, une interminable cérémonie au cours de laquelle Zalzan Kavol, le grand Skandar hirsute qui était le chef des gardes, hurlait ses ordres en gesticulant avec ses quatre bras tandis que des hommes et des femmes en uniforme vert et or sortaient de leur véhicule pour s’échelonner en un cordon destiné à contenir la populace béante. Puis les musiciens de la cour interprétèrent l’hymne royal et quelques autres et enfin Sleet et Tunigorn s’approchèrent du flotteur royal dont ils ouvrirent les portes pour laisser le Coronal et son épouse s’avancer dans la chaleur dorée.

Il lui fallut encore marcher, Carabella à son bras, entre les deux haies de gardes jusqu’à mi-chemin de l’endroit où se tenait Nascimonte, puis attendre tandis que le duc s’avançait à son tour, s’inclinait, faisait le signe de la constellation et s’inclinait derechef et solennellement devant Carabella…

Et Valentin se mit à rire, fit un pas en avant et prit le vieux bandit émacié dans ses bras. Il l’étreignit longuement et ils se dirigèrent ensemble vers la tribune d’honneur à travers la foule qui s’écartait sur leur passage.

Commença alors la grande parade traditionnellement organisée en l’honneur d’un Coronal en visite. Musiciens, jongleurs, acrobates, écuyères, clowns, animaux sauvages d’aspect terrifiant, qui en réalité étaient apprivoisés et n’avaient plus rien de sauvage, se succédèrent, suivis par une foule grouillante qui défilait dans un désordre bon enfant et s’écriait : « Valentin ! Valentin ! Lord Valentin ! » en passant devant la tribune.

Et le Coronal souriait, agitait la main et applaudissait en faisant ce que doit faire un Coronal lors d’un Grand Périple, à savoir respirer la joie et la gaieté et faire sentir qu’il incarne en sa personne l’unité de la planète. Mais cette fois, la tâche était étonnamment malaisée malgré sa nature foncièrement optimiste. Le nuage noir qui avait troublé sa sérénité dans le Labyrinthe assombrissait encore inexplicablement son humeur. Mais son éducation prit le dessus et lui permit de sourire, d’agiter la main et d’applaudir des heures durant.

L’après-midi s’écoula et la liesse retomba. Comment, même en présence du Coronal, le peuple pourrait-il saluer et acclamer le souverain avec la même intensité pendant plusieurs heures d’affilée ?

Après la folle excitation populaire, vint le moment que Valentin aimait le moins, celui où il lisait dans les yeux de ceux qui l’entouraient une vive curiosité qui lui rappelait qu’un monarque est un phénomène, un monstre sacré, incompréhensible, voire terrifiant, pour ceux qui ne connaissent de lui qu’un titre, une couronne, une robe d’hermine ou une place dans l’histoire. Il lui fallut aussi supporter ce moment-là jusqu’à ce qu’enfin la parade s’achève et que le vacarme cède la place au bourdonnement de la foule que la lassitude commençait à gagner tandis que les ombres de bronze s’allongeaient et que l’air fraîchissait.

— Voulez-vous aller chez moi maintenant, monseigneur ? demanda Nascimonte.

— Je crois qu’il est temps, répondit Valentin.

Le manoir de Nascimonte était une bizarre et merveilleuse construction adossée à une éminence de granit rose qui évoquait un grand animal volant dépourvu de plumes au repos. Ce n’était à vrai dire qu’une tente mais une tente si vaste et d’aspect si étrange que Valentin n’avait jamais imaginé que cela pût exister. Une quarantaine de hauts mats soutenaient de grands pans de toile noire tendue qui s’élevaient à une hauteur impressionnante, retombaient près du sol et remontaient presque à la verticale pour former une salle contiguë. La tente donnait l’impression de pouvoir être démontée en une heure et replantée au pied d’une autre élévation de terrain, mais il s’en dégageait également un sentiment de robustesse et de majesté, une impression paradoxale de permanence et de solidité dans la légèreté.

À l’intérieur cet air de permanence et de solidité était manifeste. Une tenture vert foncé mouchetée d’écarlate dans le style de Milimorn couvrait la face interne de la toile et lui conférait une texture riche et vivante. Les grands mâts étaient entourés de métal luisant et le sol était revêtu de pâle ardoise violette mince et polie. L’ameublement était simple – des divans, de longues tables massives, quelques armoires et commodes anciennes et c’était à peu près tout. Mais tous ces meubles étaient robustes et princiers à leur manière.

— Cette résidence ressemble-t-elle à celle que les courtisans de l’usurpateur ont brûlée ? demanda Valentin à Nascimonte dès qu’ils furent seuls.

— Dans la construction, elle est en tous points identique, monseigneur. L’original, comme vous le savez, a été conçu il y a six cents ans par le premier et le plus grand Nascimonte. Quand nous l’avons reconstruite, nous nous sommes servis des anciens plans sans apporter aucune modification. J’ai racheté aux créanciers une partie des meubles et fait faire des copies des autres. Il en est de même pour la plantation – tout est exactement comme avant cette nuit où ils ont tout saccagé sous l’empire de l’alcool. Le barrage a été reconstruit, les champs drainés et les arbres fruitiers replantés ; cinq ans de labeur incessant. Mais maintenant les dégâts de cette semaine de cauchemar sont enfin réparés. Et c’est á vous que je le dois, monseigneur. Vous m’avez rendu mon unité… vous avez rendu au monde son unité…

— Puisse-t-elle se maintenir.

— Elle se maintiendra, monseigneur.

— Le croyez-vous vraiment, Nascimonte ? Croyez-vous que nos ennuis sont terminés ?

— Quels ennuis, monseigneur ?

Le duc posa délicatement la main sur le bras du Coronal et le conduisit jusqu’à une grande véranda d’où il y avait une vue magnifique sur toute sa propriété. À la lumière du crépuscule et à la douce clarté de luisants jaunes attachés dans les arbres, Valentin vit une vaste étendue de pelouse descendant vers des champs et des jardins impeccablement entretenus. Au-delà il distingua le croissant paisible du Lac Ivory sur la surface miroitante duquel se reflétaient les innombrables pics et escarpements du Mont Ebernisul qui dominait toute la scène. Il perçut le bruit étouffé d’une musique lointaine, des sons gémissants de gardolans, semblait-il, et plusieurs voix s’élevèrent pour entonner les dernières chansons douces de cette journée de fête. Tout respirait la paix et la prospérité.

— Quand on contemple cela, monseigneur, on a peine à imaginer qu’il y a des troubles dans le monde.

— Je comprends votre point de vue, mon vieil ami. Mais le monde ne se limite pas à ce que l’on voit de votre véranda.

— C’est le monde le plus paisible qui soit, monseigneur.

— C’est vrai, et depuis des milliers d’années. Mais combien de temps encore cette longue paix durera-t-elle ?

Nascimonte ouvrit de grands yeux, comme s’il voyait Valentin pour la première fois de la journée.

— Monseigneur ?

— Vous devez me trouver sinistre, Nascimonte.

— Je ne vous ai jamais vu si sombre, monseigneur. J’en arriverais presque à croire que l’on nous rejoue le même tour, qu’un faux Valentin a été substitué à celui que j’ai connu.

— Je suis le vrai Valentin, dit le Coronal avec un pauvre sourire. Mais un Valentin très fatigué.

— Venez. Je vais vous montrer votre chambre et le dîner sera servi quand vous serez prêt. Un dîner tranquille auquel ne sont conviés que ma famille et quelques invités de la ville, une vingtaine au plus, et puis une trentaine de membres de votre suite…

— Après le Labyrinthe, ce sera presque un repas intime, dit Valentin.

Il suivit Nascimonte qui le guida à travers son sombre et mystérieux manoir jusqu’à une aile écartée située à l’est de l’éminence. C’est là que se trouvait la suite royale, protégée par une impressionnante haie de gardes au nombre desquels se trouvait Zalzan Kavol. Valentin quitta son hôte et trouva Carabella seule à l’intérieur, langoureusement allongée dans une baignoire encastrée ornée de carreaux de Ni-moya bleu et or, son corps mince à peine visible sous un curieux pétillement vaporeux qui couvrait la surface de l’eau.

— C’est fantastique ! dit-elle. Tu devrais venir avec moi, Valentin.

— Avec grand plaisir !

Il ôta ses bottes, enleva son pourpoint, jeta sa tunique et se glissa à côté d’elle dans la baignoire avec un soupir d’aise. L’eau était effervescente, presque électrique, et il vit une pâle lueur jouer à la surface. Fermant les yeux, il s’étendit et posa la tête sur le bord lisse et carrelé, puis il passa le bras autour de Carabella et l’attira à lui. Il l’embrassa légèrement sur le front, puis sur la pointe d’un petit sein rond qui apparut quand elle se tourna vers lui.

— Qu’ont-ils mis dans cette eau ? demanda-t-il.

— Elle vient d’une source naturelle. Le chambellan a appelé cela de la « radioactivité. »

— J’en doute, dit Valentin. Ce n’est pas ça la radioactivité. C’est quelque chose de très puissant et de très dangereux. Je crois avoir étudié cela.

— Alors qu’est-ce, si ce n’est pas ça.

— Je ne sais pas très bien. Mais, le Divin soit loué, nous n’en avons pas sur Majipoor. Et s’il y en avait, je doute que nous prenions des bains dedans. Ce doit être une sorte d’eau minérale active.

— Très active, dit Carabella.

Ils demeurèrent quelque temps en silence dans la baignoire. Valentin sentait la vitalité revenir en lui. Était-ce l’eau pétillante ? Ou la présence apaisante de Carabella à ses côtés et la sensation d’être enfin délivré de la foule de courtisans, de fidèles, d’admirateurs, de solliciteurs et des vivats du peuple ? Oui, tout cela devait contribuer à chasser ses idées noires et sa résistance naturelle devait enfin se manifester et l’aider à chasser cette tristesse qui lui ressemblait si peu et l’oppressait depuis son entrée dans le Labyrinthe. Il sourit. Carabella lui offrit ses lèvres et il laissa ses mains courir sur son corps souple et lisse, sur son ventre plat, sur ses cuisses fermes et musclées.

— Dans la baignoire ? demanda-t-elle d’un air rêveur.

— Pourquoi pas ? Cette eau est magique.

— Oui. Oui.

Elle se souleva et se plaça sur lui, à califourchon. Elle garda les yeux mi-clos pendant quelques instants puis les ferma. Valentin prit dans ses mains ses fesses rondes et fermes et la guida. Cela faisait-il vraiment dix ans depuis leur première nuit à Pidruid dans la clairière baignée de clair de lune, sous les grands buissons gris-vert, après la fête donnée en l’honneur du faux lord Valentin ? Difficile à croire ; dix ans déjà. Et son désir pour elle ne s’était jamais émoussé. Il referma les bras autour d’elle et leurs corps trouvèrent la bonne cadence, celle qui leur était devenue familière mais n’avait rien d’une routine. Valentin cessa de penser à cette première fois et à toutes les fois qui lui avaient succédé et il s’abandonna tout entier à la douceur, à l’amour, au bonheur.

— Songes-tu sérieusement à nommer Hissune Coronal ? demanda plus tard Carabella, tandis qu’ils s’habillaient pour le dîner intime de cinquante couverts de Nascimonte.

— Comment ?

— Je pense que c’est certainement la signification de ce que tu m’as dit… de toutes tes énigmes. Tu t’en souviens, juste avant d’arriver ?

— Oui, je m’en souviens.

— Si tu préfères ne pas en parler…

— Non, non. Je ne vois aucune raison de te cacher cela plus longtemps.

— Alors tu es vraiment sérieux !

Valentin se rembrunit.

— Oui, je crois qu’il pourrait devenir Coronal, dit-il. Cela m’est venu à l’esprit dès notre première rencontre, quand il n’était qu’un gamin crasseux du Labyrinthe, avide de gagner des couronnes et des royaux.

— Mais quelqu’un du peuple peut-il devenir Coronal ?

— C’est toi, Carabella, toi la jongleuse devenue l’épouse du Coronal, qui demande cela ?

— Tu es tombé amoureux de moi et tu as fait un choix irréfléchi et contraire aux usages qui, comme tu le sais, n’est pas accepté par tout le monde.

— Uniquement par quelques stupides nobliaux ! Tous les autres reconnaissent en toi ma légitime épouse.

— Peut-être. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas Coronal. Et le peuple n’acceptera jamais l’un des siens au Château. Pour lui, la personne du Coronal est sacrée, quasi divine. C’est ainsi que je le ressentais quand j’en faisais partie, dans mon ancienne vie.

— Tu es acceptée. Il le sera aussi.

— Cela parait tellement arbitraire de choisir un obscur jeune homme et de le porter au sommet du pouvoir. Pourquoi pas Sleet ou Zalzan Kavol ? N’importe qui pris au hasard ?

— Hissune a les qualités voulues, j’en suis certain.

— Ce n’est pas à moi d’en juger. Mais l’idée que ce gamin en haillons ceindra la couronne me semble terriblement étrange, trop étrange même pour être un rêve.

— Le Coronal doit-il toujours être issu de la même petite clique du Mont du Château ? C’est ainsi que cela se passe depuis des centaines, voire des milliers d’années. Le Coronal est toujours choisi au sein des grandes familles du Mont. Et même quand ce n’est pas le cas – je ne saurais te dire à quand remonte la dernière fois où ce n’était pas un habitant du Mont – le Coronal est de haute naissance, un fils de prince ou de duc. Je ne crois pas que notre système ait été conçu ainsi à l’origine, sinon pourquoi ne pas avoir une monarchie héréditaire ? Mais les problèmes auxquels nous avons à faire face maintenant sont si graves, Carabella, que nous devons chercher les réponses en dehors du Mont. Nous sommes trop isolés là-haut. Je me dis souvent que nous n’y comprenons plus rien. Le monde est en péril ; le moment est venu de nous régénérer, de remettre la couronne à quelqu’un qui vienne de l’extérieur, qui ne fasse pas partie de notre petit cercle aristocratique, à quelqu’un qui ait une autre vue des choses, qui sache ce qui se passe ailleurs…

— Mais il est si jeune !

— Ce n’est qu’une question de temps, dit Valentin. Je n’ignore pas qu’un certain nombre de gens estiment que j’aurais déjà dû devenir Pontife, mais je continuerai à décevoir leur attente aussi longtemps que possible. Hissune doit d’abord achever sa formation. En outre, tu sais bien que je n’ai aucune hâte particulière à me retirer dans le Labyrinthe.

— Bien sûr, dit Carabella. Et nous parlons comme si le Pontife actuel était déjà mort, ou au seuil de la mort. Mais Tyeveras est encore vivant.

— Oui, dit Valentin. Dans un certain sens. Laissons-le continuer à vivre encore un peu.

— Et quand Hissune sera prêt…

— Alors je laisserai Tyeveras goûter enfin au repos de la tombe.

— C’est difficile de t’imaginer en Pontife, Valentin.

— C’est encore plus difficile pour moi, mon amour. Mais il en sera ainsi, il le faut. Mais pas trop tôt. Pas trop tôt, c’est tout ce que je demande !

— Si tu fais cela, Valentin, dit Carabella après un silence, tu mettras tout le Mont du Château en effervescence. Elidath n’est-il pas censé être le prochain Coronal ?

— Elidath m’est très cher.

— Tu as souvent parlé de lui comme de ton héritier présomptif.

— C’est vrai, dit Valentin. Mais Elidath a changé depuis l’époque de notre formation. Tu sais que ceux qui sont avides de devenir Coronal sont indignes d’accéder au pouvoir suprême. Mais il faut au moins être disposé à l’assumer. Il faut avoir le sentiment d’être prédestiné, une sorte de feu intérieur. Et ce feu s’est éteint en Elidath.

— Tu as cru qu’il en était de même pour toi à l’époque où tu étais jongleur, quand tu as appris que tu avais une plus haute destinée.

— Mais il s’est ranimé dès que ma véritable personnalité m’est revenue ! Et il a conservé sa vigueur. La couronne me pèse souvent, mais je crois que je n’ai jamais regretté de la porter.

— Et Elidath le regretterait ?

— Je le crains. Pour l’instant, il joue au Coronal en mon absence, mais je soupçonne qu’il n’aime pas beaucoup cela. Et puis il a plus de quarante ans. Le Coronal doit être un homme jeune.

— On est encore jeune à quarante ans, Valentin, dit Carabella avec un sourire.

— J’espère, dit-il en haussant les épaules. Mais je te rappelle que si je fais ce que j’ai décidé, il n’y aura pas à choisir un nouveau Coronal pendant un bon moment. Et alors je pense qu’Hissune sera prêt et qu’Elidath lui laissera la place de bon gré.

— Crois-tu que les autres seigneurs du Mont accepteront d’aussi bonne grâce ?

— Il le faudra bien, dit Valentin en lui offrant le bras. Viens. Nascimonte nous attend.

13

Comme c’était le cinquième jour de la cinquième semaine du cinquième mois, le jour sacré qui commémorait l’exode de l’ancienne capitale au-delà des eaux, il y avait une importante cérémonie à accomplir avant que Faraataa puisse commencer à entrer en contact avec ses agents dans les provinces éloignées.

À cette époque de l’année, il pleuvait deux fois par jour à Piurifayne, une fois juste avant l’aube et une autre à la tombée de la nuit. Il était indispensable d’accomplir le rituel de Velalisier dans l’obscurité mais également par temps sec. Faraataa avait donc décidé de se réveiller à l’heure de la nuit connue sous le nom d’Heure du Chacal, avant que le soleil se lève à l’orient sur Alhanroel.

Sans déranger ceux qui dormaient à côté de lui, il sortit de la précaire cabane d’osier qu’ils avaient construite la veille – pour des raisons de sécurité, Faraataa et ses fidèles étaient toujours en mouvement – et se glissa dans la forêt. L’air était lourd et humide, comme d’habitude, mais on n’y percevait pas encore l’approche des pluies matinales.

À la clarté des étoiles filtrant à travers les nuages, il distingua d’autres silhouettes qui s’enfonçaient dans les profondeurs de la jungle. Pas un signe ne fut échangé. Le rituel de Velalisier était accompli dans la solitude ; une cérémonie individuelle pour commémorer un malheur public. Nul n’en parlait jamais ; on perpétuait simplement ce souvenir le cinquième jour de la cinquième semaine du cinquième mois et lorsque les enfants atteignaient leur majorité, on leur enseignait ce qu’il fallait faire, mais toujours avec une certaine honte, avec tristesse. C’était la Coutume.

Il fit dans la forêt les trois cents pas prescrits qui l’amenèrent devant un bouquet de gibaroons élancés. Mais l’endroit ne convenait pas à la prière, car des grappes aériennes de campaniles suspendues à toutes les enfourchures du tronc projetaient une vive lueur orangée. Il vit près de là un vieux et majestueux dwikka isolé qui avait été frappé par la foudre il y avait très longtemps. Une grande et profonde cicatrice calcinée dont les lèvres étaient recouvertes d’une écorce rouge qui s’était reformée ferait un temple tout indiqué. La lumière des campaniles n’y pénétrerait pas.

Nu, à l’abri de la monstrueuse cicatrice du dwikka, il commença par effectuer les Cinq Transformations.

Ses os et ses muscles ondulèrent, ses cellules cutanées se modifièrent et il devint la Femme Rouge, puis le Géant Aveugle et l’Homme Écorché. Pour la quatrième Transformation, il prit l’apparence du Dernier Roi. Enfin, respirant profondément et faisant appel à toute son énergie, il devint le Prince À Venir. Pour Faraataa, la Cinquième Transformation était de loin la plus difficile : elle exigeait qu’il modifiât non seulement sa silhouette mais les contours de son âme, qu’il lui fallait purger de toute haine, de toute soif de vengeance, de tout désir de destruction. Le Prince À Venir avait transcendé tous ces sentiments. Mais Faraataa ne pouvait espérer y parvenir. Il savait qu’au fond de son âme ne se trouvaient que la haine, la soif de vengeance et le désir de destruction. Pour devenir le Prince À Venir, il lui fallait ne conserver qu’une enveloppe, et il ne pouvait le faire. Mais il y avait des moyens d’approcher l’état désiré. Il rêva d’un temps où tout ce pourquoi il œuvrait était accompli : l’ennemi anéanti, les terres perdues reconquises, les rites rétablis, la planète renaissante. Il se projeta dans cette ère et laissa la joie prendre possession de lui. Il chassa de son âme tout souvenir de défaite, d’exil, de perte. Il vit les tabernacles de la cité morte reprendre vie. Quel besoin de vengeance devant une telle vision ? Quel ennemi y avait-il à haïr et à anéantir ? Un étrange et merveilleux sentiment de paix se répandit en lui. Le jour de la renaissance était arrivé ; l’ordre régnait dans le monde ; sa douleur était enfuie à jamais, il était en paix.

À cet instant, il prit la forme du Prince À Venir.

Réussissant à la conserver grâce à une forte discipline mais de plus en plus aisément à mesure que le temps passait, il s’agenouilla et disposa les pierres et les plumes dont il allait faire l’autel. Il captura deux lézards et un bruul, cet animal nocturne rampant, dont il se servit comme offrande. Il présenta les Trois Humeurs, salive, urine et larmes. Il rassembla des cailloux et leur donna la forme du rempart de Velalisier. Il produisit les Quatre Peines et les Quatre Douleurs. Il se prosterna et mangea de la terre. Une vision de la cité perdue emplit son esprit : le rempart de pierre bleutée, la résidence du roi, la Place de l’Immuabilité, les Tables des Dieux, les Six Temples et le septième qui fut profané, les Reliques de la Chute, la Route du Départ. Conservant toujours, mais plus difficilement, la forme du Prince À Venir, il se raconta l’histoire de la chute de Velalisier, revivant la noire tragédie tout en sentant la grâce et l’aura du Prince sur lui, de sorte qu’il parvint à comprendre la perte de la grande capitale sans souffrir et en éprouvant de l’amour, la percevant comme une étape nécessaire du voyage de son peuple, inévitable, inéluctable. Quand il comprit qu’il acceptait enfin cette vérité, il changea de forme, redevint le Dernier Roi, l’Homme Écorché, le Géant Aveugle et la Femme Rouge avant de reprendre l’apparence de Faraataa d’Avendroyne.

C’était fait.

Il demeura face contre terre sur le sol humide et moussu tandis que la première pluie matinale commençait à tomber.

Au bout d’un certain temps, il se releva, rassembla les pierres et les plumes du petit autel et regagna la hutte. La paix du Prince À Venir imprégnait encore son âme mais il s’efforçait maintenant d’éloigner de lui cette aura de bienveillance ; l’heure était venue de commencer les tâches du jour. La haine, l’envie de destruction et la vengeance étaient peut-être des sentiments étrangers à l’âme du Prince À Venir mais ils étaient des instruments indispensables pour préparer l’avènement de son royaume.

Il attendit devant la hutte qu’un nombre suffisant des autres soit revenu de la célébration du rite pour qu’il puisse commencer à invoquer les rois des eaux. L’un après l’autre, ils prirent position autour de lui. Aarisiim, la main posée sur l’épaule droite de Faraataa, Benuuiab à sa gauche, Siimii lui touchant le front et Miisiim les reins, le reste disposé autour d’eux en cercles concentriques et se donnant le bras.

— Maintenant ! dit Faraataa.

Et leurs esprits s’unirent et se projetèrent au loin.

Frère de la mer !

L’effort était si intense que Faraataa sentit son apparence vaciller et se transformer toute seule, comme celle d’un enfant commençant à expérimenter son pouvoir. Il lui poussa des plumes, des serres et six terribles becs ; il devint un bilantoon, un sigimoin, un bidlak poussant des grognements de fureur. Ceux qui l’entouraient resserrèrent leur étreinte, mais sa concentration était telle que certains d’entre eux se mirent à leur tour à passer rapidement d’une forme à l’autre.

Frère ! Entends-moi ! Aide-moi !

Et des profondeurs insondables leur parvint l’image d’énormes ailes sombres s’ouvrant et se refermant lentement sur des corps titanesques. Puis une voix semblable à un carillon grave de cent cloches sonnant à la fois.

Je t’entends, petit frère de la terre.

C’était le roi des eaux Maazmoorn qui parlait. Faraataa savait les reconnaître à la musique de leur esprit : Maazmoorn les cloches, Girouz le tonnerre chantant, Sheitoon les tambours tristes et lents. Il y avait plusieurs dizaines de grands rois et on ne pouvait confondre leurs voix.

Porte-moi, Ô Roi Maazmoorn !

Viens sur moi, Ô frère de la terre !

Faraataa sentit la traction et se laissa aller. Il fut soulevé et quitta son enveloppe chamelle. En un instant, il se trouva sur la mer dans laquelle il pénétra aussitôt et Maazmoorn et lui ne firent plus qu’un. Il connut le ravissement ; cette communion était si puissante qu’elle aurait facilement pu être une fin en soi, une extase satisfaisant toutes les aspirations s’il y cédait. Mais jamais il n’y céderait. Le siège de la vaste intelligence du roi des eaux était lui-même comme un océan – sans limites, total, d’une profondeur infinie. Faraataa plongea, s’enfonça et se perdit en elle. Mais jamais il ne perdit sa tâche de vue. Grâce à la force du roi des eaux, il réussirait ce qu’il n’aurait jamais pu faire sans aide. Il se concentra intensément et son esprit parcourut la planète jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il cherchait. Et du cœur de cette chaude et réconfortante immensité, Faraataa envoya les messages qu’il était venu transmettre.

Saarekkin ?

Je suis là.

Quelles sont les nouvelles ?

La lusavande est totalement détruite dans tout l’est de la vallée. Le champignon s’est développé au-delà de nos espérances.

Quelles mesures prend le gouvernement ?

Ils incendient les cultures contaminées. Cela ne servira à rien.

La victoire nous appartient, Faraataa !

Tii-haanimak ?

Je t’entends, Faraataa.

Quoi de neuf ?

La pluie a déversé le poison et tous les niyks de Dulorn sont morts. Il s’insinue maintenant dans le sol et va détruire le glein et le stajja. Nous préparons la prochaine attaque. La victoire nous appartient, Faraataa !

— La victoire nous appartient ! Iniriis ?

C’est moi. Les charançons se propagent dans les champs de Zimroel. Ils vont anéantir le ricca et le milaile.

Quand les effets seront-ils visibles ?

Ils le sont déjà. La victoire nous appartient, Faraataa !

Nous avons conquis Zimroel. L’affrontement doit maintenant gagner Alhanroel, Iniriis. Commence à expédier tes charançons de l’autre côté de la Mer Intérieure.

Tu peux compter sur moi.

La victoire nous appartient, Iniriis ! Y-Uulisaan ?

Je suis là, Faraataa.

Tu continues de suivre le Coronal ?

Oui. Il a quitté Ebersinul et se dirige vers Treymone.

Est-il au courant de ce qui se passe à Zimroel ?

Il ne sait rien du tout. Il dépense toute son énergie dans le Grand Périple.

Dans ce cas fais-lui un rapport. Parle-lui des charançons de la vallée du Zimr, de la lusavande de la vallée de Dulor, de la mort du niyk, du glein et du stajja à l’ouest de la ville.

Moi, Faraataa ?

Nous devons nous rapprocher de lui. Tôt ou tard les nouvelles lui parviendront par les voies de communication officielles. Soyons les premiers à les lui apprendre, ce sera une bonne façon de l’approcher. Tu seras son conseiller pour les maladies des plantes, Y-Uulisaan. Informe-le de ce qui se passe et aide-le à lutter contre les fléaux. Nous devons savoir quelles mesures il compte prendre. La victoire nous appartient, Y-Uulisaan.

— La victoire nous appartient, Faraataa !

14

Le message était parti depuis plus d’une heure quand il parvint au porte-parole Hornkast dans sa retraite située dans l’un des anneaux les plus élevés du Labyrinthe, à proximité de la Sphère des Trois Ombres :

Rendez-vous immédiatement à la salle du trône.

Sepulthrove

Le porte-parole foudroya les messagers du regard. Ils savaient qu’on ne devait jamais le déranger dans cette pièce, sauf pour une affaire extrêmement urgente.

— Que se passe-t-il ? Est-il mourant ? Déjà mort ?

— On ne nous a rien dit, monsieur.

— Sepulthrove avait-il l’air très inquiet ?

— Il semblait mal à l’aise, monsieur, mais je n’ai aucune idée…

— Très bien. Peu importe. J’arrive dans un instant.

Hornkast se hâta de se laver et de s’habiller. S’il est vraiment mort, il a vraiment choisi son moment, songea-t-il avec aigreur. Cela faisait au moins cent vingt ans que Tyeveras attendait de mourir ; n’aurait-il pas pu tenir une ou deux heures de plus ?

— Faut-il que j’attende votre retour ? demanda la femme aux cheveux dorés qui était venue lui rendre visite.

— Je ne sais pas combien de temps cela va prendre, répondit Hornkast en secouant la tête. Si le Pontife est mort…

— Le Divin nous en garde ! dit la femme en faisant le signe du Labyrinthe.

— Comme vous dites, fit sèchement Hornkast.

Il sortit. La Sphère des Trois Ombres, qui s’élevait haut au-dessus des murs d’obsidienne étincelants de la place, était dans sa phase la plus brillante, répandant une clarté bleu et blanc qui supprimait toutes les sensations de dimension et de profondeur : les passants ressemblaient à des poupées de papier flottant au gré d’une douce brise. Accompagné des messagers qui s’efforçaient de ne pas se faire distancer, Hornkast traversa la place jusqu’à l’ascenseur privé, marchant toujours d’un pas vif malgré ses quatre-vingts ans.

La descente vers la zone impériale était interminable.

Mort ? Agonisant ? C’était inconcevable. Hornkast se rendit compte qu’il n’avait jamais envisagé que Tyeveras pût mourir inopinément de mort naturelle. Sepulthrove lui avait assuré que la machine était infaillible, que l’on pourrait prolonger la vie du Pontife encore vingt ou trente ans, peut-être même cinquante, si c’était nécessaire. Et le porte-parole avait supposé que son trépas serait la conséquence d’une décision politique soigneusement pesée et non pas un événement embarrassant se produisant sans préavis dans le courant d’une matinée ordinaire.

Et si c’était le cas ? Il faudrait immédiatement rappeler lord Valentin. Il serait furieux d’être obligé de revenir au Labyrinthe alors qu’il venait tout juste de commencer le Périple ! Je serai obligé de démissionner, songea Hornkast. Valentin voudra son propre porte-parole : Sleet, le petit homme au visage balafré ou peut-être le Vroon. Hornkast réfléchit à ce que serait l’initiation de l’un d’eux aux fonctions qu’il avait si longtemps assumées. Sleet, plein de mépris et de condescendance, ou le petit sorcier Vroon avec ses énormes yeux brillants, son bec, ses tentacules…

Ma dernière responsabilité sera donc d’instruire le nouveau porte-parole. Puis je partirai et je ne survivrai sûrement pas longtemps à la perte de ma charge. Je suppose qu’Elidath deviendra Coronal. Il paraît que c’est un brave homme, que lord Valentin l’aime beaucoup, presque comme un frère. Comme ce sera étrange, après tant d’années, d’avoir de nouveau un Pontife travaillant activement en collaboration avec son Coronal ! Mais je ne le verrai pas, je ne serai plus de ce monde.

C’est dans cet état d’esprit, rempli de pressentiments et de résignation qu’il parvint à la porte richement décorée qui donnait accès à la salle du trône impérial. Il glissa la main dans la fente d’identification et appuya sur la sphère froide et élastique qui se trouvait à l’intérieur. Au contact de ses doigts, la porte s’effaça, découvrant l’immense globe de la salle impériale, le trône surélevé en haut des trois larges degrés, les mécanismes complexes qui maintenaient Tyeveras artificiellement en vie et dans la bulle de verre bleuté où il vivait depuis tant d’années, la longue silhouette du Pontife, au visage décharné et parcheminé comme celui d’une momie, droit sur son siège, les mâchoires serrées, les yeux brillants encore d’une lueur inépuisable de vie.

Le groupe habituel de personnages grotesques se tenaient près du trône : le vieux Oilifon, le secrétaire privé, ratatiné et tremblant ; l’interprète pontifical des rêves, la magicienne Narrameer et Sepulthrove, le médecin, au nez crochu et à la peau couleur de boue séchée. Il émanait d’eux tous, même de Narrameer qui restait jeune et incroyablement belle grâce à ses pratiques magiques, une aura de vieillesse, de décrépitude, de mort. Hornkast, qui les voyait chaque jour depuis quarante ans, n’avait jusque-là jamais perçu avec autant d’acuité à quel point ils étaient horribles et il savait qu’il devait l’être aussi. Le temps est peut-être venu pour nous tous de disparaître, songea-t-il.

— Je suis venu dès que les messagers m’ont prévenu, dit-il. Il lança un regard vers le Pontife.

— Eh bien ? Il est mourant, c’est ça ? Je ne le trouve pas changé.

— Il est loin de mourir, dit Sepulthrove.

— Alors que se passe-t-il ?

— Écoutez, dit le médecin. Il recommence.

La créature enfermée dans la cage de verre se mit à remuer et à osciller très légèrement. Le Pontife émit un faible gémissement, puis une sorte de sifflement suivi d’un interminable gargouillement.

Hornkast avait déjà entendu ces bruits de nombreuses fois. C’était le langage que le Pontife s’était inventé dans sa terrible sénilité et que seul le porte-parole parvenait à comprendre. Certains de ces bruits formaient presque des mots ou des semblants de mots, dont la signification était encore évidente malgré leur manque de clarté. D’autres s’étaient au fil des années réduits à un simple son, mais Hornkast qui avait observé les différents stades de cette évolution savait comment les interpréter. Il y avait également des gémissements, des soupirs et des sanglots inarticulés. D’autres encore ne semblaient pas avoir de racines dans le langage humain, mais ils avaient une certaine complexité qui représentait peut-être des concepts perçus par Tyeveras au cours de son long isolement sans sommeil et qu’il était le seul à connaître.

— Ce que j’entends est normal, dit Hornkast.

— Attendez.

Il prêta l’oreille. Il entendit la suite de syllabes qui voulaient dire lord Malibor – le Pontife avait oublié les deux successeurs de lord Malibor et le croyait toujours Coronal – puis une suite de noms royaux, Prestimion, Confalume, Dekkeret. Encore Malibor. Le mot signifiant sommeil. Le nom d’Ossier qui avait été Pontife avant Tyeveras. Le nom de Kinniken qui avait précédé Ossier.

— Il erre dans le passé, comme cela lui arrive souvent. C’est pour cela que vous m’avez fait venir si vite…

— Attendez.

De plus en plus irrité, Hornkast concentra de nouveau son attention sur le monologue rudimentaire du Pontife et fut stupéfait d’entendre pour la première fois depuis de nombreuses années un mot parfaitement articulé et tout à fait reconnaissable :

Vie.

— Vous avez entendu ? demanda Sepulthrove.

— Quand cela a-t-il commencé ? dit Hornkast en acquiesçant de la tête.

— Il y a deux heures, deux heures et demie.

Majesté.

— Nous avons pris note de tout ce qu’il a dit, glissa Dilifon.

— Avez-vous compris d’autres mots ?

— Sept ou huit, répondit Sepulthrove. Mais il y en a peut-être que vous seul pourriez identifier.

— Est-il éveillé ou en train de rêver ? demanda Hornkast en se tournant vers Narrameer.

— Je crois qu’aucun de ces termes ne peut s’appliquer au Pontife, dit-elle. Il vit dans les deux états à la fois.

Venez. Debout. Marchez.

— Il l’a déjà dit plusieurs fois, murmura Dilifon.

Puis ce fut le silence. Le Pontife semblait avoir sombré dans le sommeil mais ses yeux restaient ouverts. Hornkast le regarda d’un air sombre. Quand Tyeveras était tombé malade, au début du règne de lord Valentin, il avait paru logique de maintenir artificiellement le vieux Pontife en vie et Hornkast avait été l’un des plus fervents partisans du projet de Sepulthrove. Jamais auparavant un Pontife n’avait survécu à deux Coronals, de sorte que lorsque le troisième avait pris le pouvoir le Pontife était déjà très âgé. Cela avait faussé la dynamique du système impérial. À l’époque, Hornkast avait lui-même fait remarquer qu’on ne pouvait pas envoyer si vite lord Valentin au Labyrinthe compte tenu de sa jeunesse, de son inexpérience et des difficultés qu’il avait à maîtriser les tâches incombant au Coronal. Tout le monde reconnut qu’il était primordial que le Pontife reste encore quelques années sur le trône si on pouvait le maintenir en vie. Sepulthrove avait trouvé un moyen, mais il était rapidement devenu évident que Tyeveras sombrait dans la sénilité et évoluait dans une folie intermédiaire entre la vie et la mort.

Mais alors était survenu l’épisode de l’usurpation suivi des années difficiles de la restauration durant lesquelles il avait fallu toute l’énergie du Coronal pour mettre fin au chaos. Tyeveras avait dû rester toutes ces années dans sa cage. La prolongation artificielle de la vie du Pontife était synonyme pour Hornkast de la continuation de son pouvoir et le pouvoir qu’il détenait par procuration était extraordinaire ; il estimait pourtant qu’il était répugnant et cruel de faire durer cette existence qui aurait dû depuis longtemps arriver à son terme. Mais lord Valentin demandait qu’on lui accorde du temps, toujours plus de temps, pour achever son œuvre. Huit ans, n’était-ce pas suffisant ? Hornkast découvrit avec étonnement qu’il était presque prêt à demander qu’on délivre Tyeveras de cette captivité. Si seulement on pouvait le laisser mourir !

Va… Va…

— Que dit-il ? demanda Sepulthrove.

— C’est nouveau, souffla Dilifon. Hornkast leur fit signe de se taire.

Va… Valentin…

— En effet, c’est nouveau ! s’exclama Narrameer.

Valentin Pontife… Valentin Pontife de Majipoor…

Puis ce fut le silence. Ces mots clairement articulés et sans équivoque flottèrent interminablement dans la pièce.

— Je pensais qu’il avait oublié le nom de Valentin, dit Hornkast. Il croit que lord Malibor est Coronal.

— La preuve que non, dit Dilifon.

— Parfois, vers la fin, l’esprit guérit tout seul, dit posément Sepulthrove. Je crois qu’il retrouve la raison.

— Il est toujours aussi fou ! s’écria Dilifon. Fasse le Divin qu’il ne recouvre pas sa lucidité pour se rendre compte de ce que nous lui avons fait !

— Je pense qu’il a toujours eu conscience de ce que nous lui avons fait et qu’il est en train de retrouver non pas sa lucidité, mais sa capacité de communiquer avec nous par paroles. Vous l’avez entendu dire : Valentin Pontife. Il salue son successeur et sait qui il est. Sepulthrove, est-ce la fin à votre avis ?

— Les instruments n’indiquent aucun changement physique en lui. Je pense qu’il pourrait continuer ainsi pendant encore longtemps.

— Il ne faut pas, dit Dilifon.

— Que proposez-vous ? demanda Hornkast.

— Cela a assez duré. Je sais ce que c’est d’être vieux, Hornkast – vous aussi peut-être même si cela n’est guère apparent. Cet homme est moitié plus âgé que nous. Il souffre de choses que nous avons de la peine à imaginer. Je dis qu’il faut en finir. Maintenant. Aujourd’hui même.

— Nous n’avons pas le droit, dit Hornkast. Je compatis autant que vous à ses souffrances. Mais ce n’est pas à nous de prendre cette décision.

— Finissons-en quand même.

— Lord Valentin doit en assumer la responsabilité.

— Jamais il ne le fera, grommela Dilifon. Il laissera cette mascarade se poursuivre pendant encore cinquante ans !

— C’est à lui de choisir, dit Hornkast d’un ton ferme.

— Sommes-nous à son service ou à celui du Pontife ? demanda Dilifon.

— Il n’y a qu’un seul et unique gouvernement avec deux souverains dont un seul à l’heure actuelle est en état de régner. Nous servons le Pontife en servant le Coronal. Et…

Un cri de colère jaillit de la bulle de verre, suivi d’une sorte de sifflement et de trois grognements rauques. Puis ces mots encore plus distincts que précédemment :

Valentin… Pontife de Majipoor…

— Il entend ce que nous disons et cela le met en colère, dit Dilifon. Il implore la mort.

— Il croit peut-être qu’elle est déjà arrivée, suggéra Narrameer.

— Non. Non. Dilifon a raison, dit Hornkast. Il nous a entendus. Il sait que nous ne lui accorderons pas ce qu’il veut.

Venez. Debout. Marchez. Des cris. Des bredouillements. Mort ! Mort ! Mort !

En proie à un désespoir tel qu’il n’en avait pas ressenti depuis des dizaines d’années, le porte-parole se précipita vers le globe, à demi décidé à débrancher les câbles et les tubes et à en finir sur-le-champ. Mais ce serait de la folie. Hornkast s’arrêta ; il regarda à l’intérieur de la cage de verre ; son regard croisa celui de Tyeveras et il se força à ne pas tressaillir devant l’infinie tristesse qu’il y lut. Le Pontife avait recouvré la raison. C’était indiscutable. Il avait compris qu’on lui refusait la mort pour des raisons d’État.

— Votre majesté ? dit Hornkast d’une voix claire. Votre majesté, m’entendez-vous ? Si oui fermez un œil.

Il n’y eut aucune réaction.

— Je pense tout de même que vous m’entendez, votre majesté. Nous savons combien vous souffrez et nous ne vous laisserons pas supporter cela beaucoup plus longtemps. Nous vous le promettons.

Silence. Immobilité. Puis ces mots :

Vie ! Souffrance ! Mort !

Puis il y eut encore un gémissement et un bafouillement, un sifflement et un cri qui ressemblait à un appel d’outre-tombe.

15

— … et voilà le temple de la Dame, dit le maire Sambigel en tendant le bras vers le sommet de la stupéfiante muraille verticale qui s’élevait juste à l’est de la ville. C’est le lieu le plus saint de toute la planète, hormis l’île elle-même, bien entendu.

Valentin scruta la pente. Le temple brillait comme un œil blanc unique serti dans le front sombre de la falaise.

Le Grand Périple durait depuis quatre ou cinq mois, peut-être six ; une succession de jours et de semaines, de villes et de provinces, et tout commençait à se brouiller et à se mélanger. Il était arrivé le jour-même au grand port d’Alaisor, très haut sur la côte nord-ouest d’Alhanroel. Il avait laissé derrière lui Treymone, Stoienzar, Vilimong, Estotilaup, Kimoise ; toutes ces villes qui s’unissaient dans son esprit pour former une vaste métropole s’étendant tel un monstre indolent aux innombrables tentacules sur la surface de Majipoor.

Sambigel, un homme courtaud et basané portant un collier de barbe brun et dense ne cessait de parler d’une voix monotone, souhaitant la bienvenue au Coronal et débitant des platitudes. Valentin avait la prunelle vitreuse et son esprit vagabondait. Il avait déjà entendu tout cela, à Kikil comme à Steenorp ou à Klai ; événement inoubliable, amour et gratitude de toute la population, fière de ceci, honorée par cela. Oui. Oui. Il se demandait dans quelle ville on lui avait montré le célèbre lac qui s’évaporait. Était-ce à Simbilfant ? Le ballet aérien, il l’avait vu à Montepulsiane, à moins que ce ne fût à Ghray ? Les abeilles dorées, c’était à Bailemoona, il en était sûr, mais la chaîne céleste ? À Arkilon ? Ou à Sennamole ?

Il reporta son regard sur le temple de la falaise par lequel il se sentait irrésistiblement attiré. Il avait follement envie de se trouver là-haut, d’être emporté sur les ailes du vent et entraîné comme une feuille morte jusqu’au sommet.

Mère, laisse-moi me reposer un moment avec toi !

Il y eut une pause dans le discours du maire. Ou peut-être avait-il terminé. Valentin se tourna vers Tunigorn.

— Prends des dispositions pour que je dorme dans le temple cette nuit.

Sambigel eut l’air déconcerté.

— J’avais cru comprendre, monseigneur, que vous deviez voir cet après-midi le Tombeau de lord Stiamot, puis vous rendre dans la Salle des Topazes à une réception suivie d’un dîner au…

— Lord Stiamot a attendu huit mille ans que je vienne lui rendre hommage. Il pourra attendre une journée de plus.

— Bien sûr, monseigneur. Il en sera fait selon vos désirs, monseigneur.

Sambigel fit à plusieurs reprises et avec empressement le signe de la constellation.

— Je vais informer la hiérarque Ambargarde que vous serez son hôte cette nuit. Et maintenant, monseigneur, si vous le permettez, nous avons un spectacle à vous présenter…

Un orchestre attaqua un air entraînant. De centaines de milliers de gorges jaillirent des paroles sans nul doute émouvantes, bien que Valentin ne pût distinguer une seule syllabe. Il demeurait impassible, laissant courir son regard sur la foule immense, hochant la tête de temps à autre, souriant, plongeant les yeux dans ceux de quelque citadin effrayé qui n’oublierait jamais cette journée. Le sentiment de sa propre irréalité le gagnait. Il songea qu’il n’était pas besoin d’être humain pour jouer ce rôle. Une statue ferait tout aussi bien l’affaire, ou une astucieuse marionnette, ou même l’un de ces personnages en cire qu’il avait vus à Pidruid un soir de fête, il y avait bien longtemps. Comme ce serait pratique d’envoyer à ce genre de manifestations un faux Coronal capable d’écouter d’un air grave, de distribuer des sourires et des signes de main chaleureux, peut-être même de prononcer quelques paroles sincères de remerciement.

Du coin de l’œil, il vit Carabella qui le regardait d’un air inquiet. Il lui fit un petit geste avec deux doigts de la main droite, un signe convenu pour lui indiquer que tout allait bien. Mais le visage de Carabella demeura soucieux. Et Valentin eut l’impression que Tunigorn et Lisamon Hultin s’étaient insensiblement déplacés et se tenaient étrangement près de lui. Pour le rattraper s’il tombait ? Par les moustaches de Confalume, s’imaginaient-ils qu’il allait tourner de l’œil comme il l’avait fait dans le Labyrinthe ?

Il se redressa : agiter la main, sourire, hocher la tête, agiter la main, sourire, hocher la tête. Il n’arriverait rien. Rien. Rien. Mais cette cérémonie allait-elle se terminer un jour ?

Il s’écoula une autre demi-heure, puis enfin elle arriva à son terme, et la suite royale, empruntant un passage souterrain, se dirigea rapidement vers les appartements du Coronal dans le palais du maire, de l’autre côté de la place.

Quand ils furent seuls, Carabella s’adressa à Valentin.

— J’ai eu l’impression que tu étais souffrant là-bas, dit-elle.

— Si l’ennui est une maladie, répondit-il d’un ton aussi détaché que possible, alors c’est vrai, j’étais souffrant.

Elle garda le silence pendant quelques instants, puis demanda :

— Est-il absolument nécessaire de poursuivre le Grand Périple ?

— Tu sais bien que je n’ai pas le choix.

— J’ai peur pour toi.

— Pourquoi, Carabella ?

— Il y a des moments où je te reconnais à peine. Qui est cet homme sombre et agité qui partage ma couche ? Qu’est devenu le Valentin que j’ai connu à Pidruid ?

— Il est toujours là.

— Je veux bien le croire. Mais il est caché, comme le soleil est caché quand l’ombre de la lune le dérobe à la vue. Quelle ombre pèse sur toi, Valentin ? Quelle ombre pèse sur le monde ? Il t’est arrivé quelque chose d’étrange dans le Labyrinthe ? Que s’est-il passé ? Pourquoi ?

— Pour moi, le Labyrinthe est un lieu dépourvu de joie, Carabella. Je m’y suis peut-être senti enfermé, enterré, étouffe…

Il secoua la tête.

— Oui, c’était étrange. Mais le Labyrinthe est loin. Dès que nous avons commencé à traverser des paysages plus riants, j’ai senti que je redevenais moi-même, j’ai retrouvé la joie et l’amour, je…

— Tu t’abuses peut-être mais tu ne me trompes pas. Tu n’as plus de plaisir à faire cela, plus maintenant. Au début, tu ne voulais pas en perdre une miette, comme si tu ne pouvais t’en rassasier – tu voulais aller partout, tout voir, goûter à tout – mais plus maintenant. Je le vois dans tes yeux, je le vois sur ton visage. Tu te déplaces comme un somnambule. Prétendras-tu le contraire ?

— C’est vrai, je m’en lasse. Je le reconnais.

— Alors arrête le Grand Périple ! Retourne au Mont que tu aimes et où tu as toujours été vraiment heureux !

— Je suis le Coronal. Le Coronal a le devoir sacré de se présenter au peuple sur lequel il règne. Je le lui dois.

— Et à toi-même, que te dois-tu alors ?

— Je t’en prie, ma douce ! Même si tout cela m’ennuie et c’est le cas – c’est vrai, j’entends maintenant des discours dans mon sommeil, je vois d’interminables défilés de jongleurs et d’acrobates – nul n’a jamais péri d’ennui. Il est de mon devoir de poursuivre ce périple. Je continue.

— Alors supprime au moins la visite de Zimroel. Un continent est plus que suffisant. Si tu fais halte dans chacune des cités qui sont sur la route, il te faudra plusieurs mois pour regagner le Mont du Château. Et tu veux aller à Zimroel ? Piliplok, Ni-moya, Til-omon, Narabal, Pidruid – cela va prendre des années, Valentin !

Il secoua lentement la tête.

— J’ai un engagement envers le peuple tout entier, Carabella, pas seulement envers les habitants d’Alhanroel.

— Je comprends, dit-elle en lui prenant la main. Mais tu exiges peut être trop de toi-même. Je te le demande encore une fois : songe à supprimer Zimroel. Veux-tu faire cela ? Veux-tu au moins y réfléchir ?

— Si je le pouvais, je rentrerais ce soir-même au Mont du Château. Mais je dois continuer. Il le faut.

— Et cette nuit, au temple, tu espères t’entretenir en rêve avec la Dame ta mère, c’est bien cela ?

— Oui, dit-il. Mais…

— Alors promets-moi ceci. Si ton esprit réussit à entrer en contact avec le sien, demande-lui si tu dois aller à Zimroel. Et que son avis te guide sur ce point comme il l’a si bien fait dans tant d’autres domaines. Veux-tu faire cela ?

— Carabella…

— Veux-tu lui demander ? Simplement lui poser la question ?

— Très bien, dit-il. Je lui demanderai. Cela je te le promets. Elle le regarda d’un air malicieux.

— Est-ce que je te donne l’impression d’être une mégère, Valentin. À te tarabuster et te harceler de la sorte ? Tu sais que j’agis ainsi par amour.

— Oui, je le sais, dit-il.

Il l’attira vers lui et la serra dans ses bras. Ils arrêtèrent là leur discussion, car le moment était venu de se préparer à gravir les Hauts d’Alaisor pour rejoindre le temple de la Dame. Le jour tombait quand ils s’engagèrent sur la route étroite et sinueuse et les lumières de la ville scintillaient derrière eux comme des millions de pierres précieuses étincelantes disséminées dans la plaine.

La hiérarque Ambargarde, une grande femme au port de reine, au regard pénétrant et à la chevelure blanche et soyeuse, attendait au portail du temple pour accueillir le Coronal. Tandis que des acolytes craintifs regardaient bouche bée, elle lui adressa quelques brèves et chaleureuses paroles de bienvenue. Elle lui apprit qu’il était le premier Coronal à visiter le temple depuis le passage de lord Tyeveras lors de son second Grand Périple et le conduisit à travers le parc ravissant jusqu’à ce que le temple lui-même apparaisse. C’était un long bâtiment d’un seul étage, construit en pierre blanche, sans ornement, d’aspect presque austère, situé dans un vaste jardin où la simplicité s’alliait à la beauté. La face orientée à l’ouest décrivait un arc en suivant le bord de la falaise et donnait sur la mer. De l’autre côté, des ailes disposées les unes par rapport aux autres à angles aigus rayonnaient vers l’orient.

Valentin traversa une loggia très aérée et s’avança jusqu’à un petit portique qui semblait suspendu dans le vide à l’extrémité de la falaise. Il y demeura un long moment en silence, Carabella et la hiérarque à ses côtés, Sleet et Tunigorn derrière. C’était un lieu extraordinairement calme ; il n’entendait rien d’autre que le mouvement du vent frais et pur qui souillait sans trêve du nord-ouest et le bruissement de la cape écarlate de Carabella. Il regarda Alaisor qui s’étendait en contrebas. Le grand port ressemblait à un éventail géant déployé à la base de la falaise et s’allongeait si loin au nord et au sud qu’il n’en distinguait pas les limites. Les tranchées sombres d’avenues colossales traversaient la cité sur toute sa longueur, convergeant vers le cercle lointain, à peine visible, des grands boulevards où six obélisques géants se dressaient vers le ciel. C’était le tombeau de lord Stiamot, le conquérant des Métamorphes. Derrière s’étendait la mer, d’un vert profond, enveloppée de brumes.

— Venez, monseigneur, dit Ambargarde. Le jour jette ses derniers feux. Puis-je vous montrer votre chambre ?

Il allait dormir seul, dans une petite pièce nue, près du tabernacle. Il ne mangerait pas et ne boirait rien d’autre que le vin des interprètes des songes qui lui ouvrirait l’esprit et le rendrait accessible à la Dame. Quand Ambargarde fut partie, il se tourna vers Carabella.

— Je n’ai pas oublié ma promesse, mon amour, dit-il.

— Je le sais. Oh, Valentin, comme je souhaite qu’elle te dise de retourner au Mont !

— T’inclineras-tu si elle ne le fait pas ?

— Comment pourrais-je ne pas m’incliner devant tes décisions ? Tu es le Coronal. Mais je souhaite qu’elle te dise de rentrer. Fais de bons rêves, Valentin.

— Toi aussi, Carabella.

Elle se retira et il resta quelque temps à la fenêtre, regardant la nuit engloutir le littoral et la mer. Il savait que quelque part à l’ouest se trouvait l’Ile du Sommeil qui était le domaine de sa mère. Loin au-delà de l’horizon vivait la douce et bienheureuse Dame qui apportait la sagesse au monde dans son sommeil. Valentin fouillait la mer du regard, s’efforçant de percer la brume et l’obscurité naissante, comme s’il pouvait distinguer, en scrutant les lointains avec assez d’intensité, les remparts calcaires d’un blanc éblouissant sur lesquels reposait l’île.

Puis il se dévêtit et s’allongea sur le petit lit qui constituait tout le mobilier de la pièce. Il leva la coupe qui contenait le vin des rêves d’un rouge sombre. Il but une longue gorgée du breuvage épais et sucré, puis une seconde, et se laissa glisser dans l’état de transe qui ouvrait son esprit aux projections mentales venues de loin. Après quoi, il attendit que le sommeil le gagne.

Viens à moi, mère. C’est Valentin.

Il sentit qu’il s’engourdissait et sombra dans le sommeil.

Mère…

Dame…

Mère…

Des fantômes dansaient dans son cerveau. Des silhouettes ténues et allongées sortaient de trous dans le sol en éclatant comme des bulles et s’élevaient en spirale jusqu’à la voûte céleste. Des mains désincarnées poussaient sur le tronc des arbres, les rochers ouvraient des yeux jaunes et les rivières avaient des cheveux. Il regardait et attendait en se laissant descendre de plus en plus profondément dans le royaume des rêves sans cesser de projeter son âme vers la Dame.

Puis il l’aperçut dans le Temple Intérieur, sur l’Ile. Elle était assise au bord du bassin octogonal de la salle en pierre blanche, penchée en avant, comme si elle observait son reflet. Il flotta vers elle et resta juste derrière, puis il baissa les yeux et vit sur la surface de l’eau le visage familier aux lèvres charnues, au regard affectueux, aux cheveux bruns luisants, la fleur fichée comme toujours derrière l’oreille, le bandeau d’argent ceignant le front.

— Mère, dit-il doucement. C’est Valentin.

Elle se retourna pour lui faire face. Mais le visage qu’il découvrit était celui d’une étrangère, pâle, hagard, perplexe et renfrogné.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Mais enfin, tu me connais ! Je suis la Dame de l’Ile !

— Non… non…

— Mais si, c’est bien moi.

— Non.

— Pourquoi es-tu venu me voir ici ? Tu n’aurais pas dû faire cela, car tu es Pontife et il convient que ce soit moi qui me déplace pour aller vers toi plutôt que toi vers moi.

— Pontife ? Vous voulez dire Coronal.

— Ah, j’ai dit cela ? Alors je me suis trompée.

— Et ma mère ? Où est-elle ?

— Je suis ta mère, Valentin.

Et, de fait, ce visage pâle et hagard n’était qu’un masque qui se réduisit à une pellicule et se détacha comme une gaine de vieille peau pour dévoiler le merveilleux sourire de sa mère et son regard rassurant. Cette apparence céda la place à l’autre face, puis le vrai visage de la Dame apparut derechef, mais cette fois elle pleurait. Il tendit les bras vers elle, ses mains la traversèrent et il se retrouva seul. Elle ne revint pas vers lui cette nuit-là, mais il la poursuivit de vision en vision, en des lieux d’une telle étrangeté qu’il eût volontiers battu en retraite s’il l’avait pu ; il finit par mettre un terme à ses recherches et s’abandonna à un sommeil profond et sans rêves.

Il ne se réveilla qu’au milieu de la matinée. Il prit un bain, sortit de sa chambre et trouva Carabella qui l’attendait dehors, le visage tiré et tendu, les yeux rougis comme après une nuit de veille.

— Comment va le Coronal ? demanda-t-elle aussitôt.

— Je n’ai rien appris cette nuit. Mes rêves étaient vides de sens et la Dame ne m’a pas parlé.

— Oh, mon amour, comme je suis triste !

— J’essaierai de nouveau cette nuit. Je n’ai peut-être pas bu assez de vin des rêves, ou bien j’en ai trop bu. La hiérarque me conseillera. As-tu mangé, Carabella ?

— Depuis longtemps. Mais je veux bien prendre un autre petit déjeuner avec toi. Et Sleet aimerait te voir. Un message urgent est arrivé et il était prêt à aller te le porter, mais je l’en ai empêché.

— Quel genre de message ?

— Il ne m’a rien dit. Veux-tu que je l’envoie chercher ?

Valentin acquiesça de la tête.

— Je vais attendre là-bas, dit-il en montrant d’un geste du bras le petit portique dominant la falaise.

Quand Sleet apparut, il était accompagné d’un inconnu, un homme mince à la peau lisse, avec un visage triangulaire au front large et aux grands yeux sombres, qui fit rapidement le signe de la constellation et s’arrêta devant Valentin, considérant le Coronal comme s’il s’agissait d’une créature d’une autre planète.

— Monseigneur, voici Y-Uulisaan qui est arrivé cette nuit de Zimroel.

— Un nom insolite, dit Valentin.

— C’est celui de notre famille depuis de nombreuses générations, monseigneur. Je travaille en collaboration avec le bureau des affaires agricoles de Ni-moya et j’ai mission de vous transmettre de fâcheuses nouvelles de Zimroel.

Valentin sentit son cœur se serrer tandis qu’Y-Uulisaan lui tendait une liasse de documents.

— Tout est décrit là-dedans, dit-il. Tous les détails de chacune des maladies, les zones touchées, l’ampleur des dégâts…

— Les maladies ? Quelles maladies ?

— Dans les régions agricoles, monseigneur. À Dulorn le charbon de la lusavande a réapparu et à l’ouest de la vallée les niyks meurent. Le stajja et le glein sont touchés eux aussi et les charançons ont attaqué le ricca et le milaile à…

— Monseigneur ! s’écria soudain Carabella. Regarde, regarde là-haut !

Il pivota sur lui-même pour lui faire face. Elle pointait le doigt vers le ciel.

— Mais qu’est-ce que c’est ?

Valentin leva la tête. Portée par le vent avançait une étrange armée de gros animaux luisants et transparents qui ne ressemblaient à rien de ce qu’il connaissait. Ils flottaient, venant de l’occident. Leur corps dont le diamètre était environ de la taille d’un homme avait la forme d’une soucoupe incurvée pour mieux flotter et de longues pattes velues qu’ils tenaient raides de chaque côté. Leurs yeux, disposés en double rangée sur le front, étaient de gros globes noirs de la taille d’un poing qui brillaient de manière éclatante, au soleil. Des centaines, voire des milliers de ces sortes d’araignées passaient au-dessus d’eux, une migration, un flot continu et spectral dans le ciel.

— Ces animaux sont monstrueux, fit Carabella en frissonnant. On dirait qu’ils sortent tout droit d’un message du Roi des Rêves.

Avec horreur et stupéfaction, Valentin les regarda passer, plongeant et s’élevant au gré du vent. Des cris retentirent dans la cour du temple où l’alarme était donnée. Valentin fit signe à Sleet de le suivre et partit en courant. Il vit la vieille hiérarque debout au centre de la pelouse, brandissant un lanceur d’énergie. Les animaux flottants obscurcissaient le ciel et certains se laissaient porter vers le sol. Ambargarde et une demi-douzaine d’acolytes s’efforçaient de les détruire avant qu’ils se posent, mais plusieurs dizaines avaient déjà touché terre. Après s’être posés, ils demeuraient immobiles, mais la belle pelouse était instantanément brûlée et jaunie sur une surface faisant à peu près le double de la taille des araignées.

Au bout de quelques minutes, l’assaut fut terminée. Les animaux flottants étaient passés et disparaissaient vers l’est, mais le parc et le jardin du temple donnaient l’impression d’avoir été attaqués au lanceur d’énergie. En voyant Valentin, la hiérarque Ambargarde posa son arme et se dirigea lentement vers lui.

— Quels étaient ces animaux ? demanda-t-il.

— Des araignées de vent, monseigneur.

— Je n’en avais jamais entendu parler. Vivent-elles dans la région ?

— Non, monseigneur, le Divin soit loué ! Elles viennent de Zimroel, des montagnes au-delà de Khyntor. Tous les ans, quand arrive la saison des amours, elles se laissent entraîner par les grands vents. Elles s’accouplent en l’air et laissent tomber les œufs féconds qui sont poussés vers l’est par les vents contraires soufflant des montagnes jusqu’à ce qu’ils atteignent l’endroit où ils écloront. Mais les adultes sont pris dans les courants de l’air et entraînés jusqu’à la mer. C’est ainsi qu’ils arrivent parfois à la côte d’Alhanroel.

Avec une grimace de dégoût, Sleet se dirigea vers une des dernières araignées de vent qui était tombée à proximité. Elle demeurait presque immobile, seules ses grosses pattes velues étaient agitées de faibles mouvements convulsifs.

— N’approchez pas d’elle ! cria Ambargarde. Tout son corps est venimeux.

Elle appela un acolyte qui détruisit l’araignée avec son lanceur d’énergie.

— Avant de s’accoupler, dit la hiérarque à Valentin, elles sont assez inoffensives et se nourrissent de feuilles et de brindilles. Mais dès qu’elles ont lâché leurs œufs, elles deviennent dangereuses. Vous voyez ce qu’elles ont fait à l’herbe de la pelouse. Il nous faudra arracher tout cela, faute de quoi plus rien ne repoussera jamais.

— Et cela se produit tous les ans ? demanda Valentin.

— Oh, non, non, le Divin soit loué. La plupart d’entre elles périssent au-dessus de la mer. Elles n’arrivent que rarement jusqu’ici. Mais quand nous les voyons… Oh, monseigneur, c’est toujours un très mauvais présage !

— Quand les avez-vous vues pour la dernière fois ? demanda le Coronal.

Ambargarde sembla hésiter.

— L’année de la mort de votre frère lord Voriax, monseigneur, dit-elle enfin.

— Et avant cela ?

Les lèvres de la hiérarque se mirent à trembler.

— Je ne m’en souviens pas. Une dizaine ou une quinzaine d’années plus tôt.

— Ce ne serait pas l’année de la mort de lord Malibor, par hasard ?

— Monseigneur… pardonnez-moi…

— Il n’y a rien à pardonner, dit calmement Valentin.

Il s’éloigna du groupe et s’arrêta devant les endroits calcinés de la pelouse. Dans le Labyrinthe, songea-t-il, le Coronal est tourmenté par de sombres visions à la table du banquet. À Zimroel les maladies s’abattent sur les récoltes. À Alhanroel ce sont les araignées de vent porteuses de mauvais présages qui arrivent. Et quand je vais voir ma mère en rêve, je découvre le visage d’une inconnue. Le message est très clair, n’est-ce pas. Mais oui, le message est très clair.

— Sleet ! cria-t-il.

— Monseigneur ?

— Va trouver Asenhart et dis-lui de préparer la flotte. Nous appareillons dès que possible.

— Pour Zimroel, monseigneur ?

— Pour l’Ile d’abord, afin que je puisse m’entretenir avec la Dame. Et ensuite pour Zimroel, oui.

— Valentin ? dit une petite voix.

C’était Carabella. Elle avait un regard fixe, étrange, et son visage était pâle. Elle avait presque l’air d’une enfant, une petite enfant effrayée dont l’âme a été effleurée dans la nuit par le Roi des Rêves.

— Quels maux vont s’abattre sur notre planète ? demanda-t-elle d’une petite voix qu’il eut de la peine à entendre. Que va-t-il nous arriver ? Dis-moi, que va-t-il nous arriver ?

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