Épilogue

La paix était revenue sur ce que l’on appelait naguère le Domaine de Flenser. Du moins, il n’y avait aucun signe de forces belligérantes. Celui qui avait ordonné leur retraite s’était montré habile. À mesure que les jours passaient, la paysannerie locale refaisait surface. Lorsque les gens du peuple émergeaient de leur torpeur, ils semblaient heureux d’être débarrassés de l’ancien régime. La vie renaissait dans les campagnes, les paysans faisaient de leur mieux pour réparer les dégâts causés par les pires incendies que la région eût jamais connus, associés aux combats les plus meurtriers jamais vus dans le secteur.

La reine avait dépêché des messagers au Sud pour annoncer la victoire, mais ne semblait pas pressée de regagner sa capitale. Ses troupes aidaient les fermiers à remettre la région en état, tout en s’efforçant de ne pas constituer un poids pour la population locale. Le château de la Colline du Vaisseau ainsi que celui de l’île Cachée avaient été explorés à fond, et les horreurs dont on parlait à voix basse depuis des années avaient été dévoilées au grand jour. Il n’y avait aucune trace des anciens dirigeants. La population avait d’innombrables histoires à raconter, et la plupart, bien qu’affreuses, étaient crédibles. On disait qu’avant de s’attaquer à la République, Flenser avait créé plusieurs redoutes au nord, avec d’importantes réserves. Mais beaucoup pensaient qu’Acier les avait depuis longtemps épuisées. Les paysans de la vallée du nord affirmaient avoir vu des armées flenséristes en retraite. On avait même reconnu le Dépeceur lui-même, ou tout au moins une meute qui portait les couleurs d’un seigneur. Les paysans du coin ne croyaient pas toujours à ces histoires, particulièrement à celles qui racontaient que Flenser était partout à la fois, sous la forme de monos séparés par des kilomètres pour coordonner les mouvements de ses meutes.

Ravna et la reine avaient quelques raisons d’ajouter foi à ces récits, mais n’étaient pas assez téméraires pour aller en vérifier sur place l’exactitude. Le corps expéditionnaire du Sculpteur n’était pas suffisamment important, et les forêts et les vallées s’étendaient trop loin, sur plus d’une centaine de kilomètres, jusqu’à l’endroit où les Crocs de Glace s’incurvaient pour rencontrer la mer. C’était un territoire inconnu du Sculpteur. Si Flenser s’était préparé durant des décennies, comme il avait coutume de faire pour tout, il pouvait très bien y avoir de mauvaises surprises, même pour une armée nombreuse lancée à la poursuite de quelques dizaines de résistants. Que Flenser aille donc au diable, surtout si, comme il fallait l’espérer, messire Acier avait mis ses réserves à sac !

Le Sculpteur n’en pensait pas moins qu’il constituerait le péril majeur du prochain siècle.

Mais les choses se décidèrent bien avant ce terme. Ce fut Flenser lui-même qui provoqua l’événement, en dehors de toute contre-attaque. Une vingtaine de jours après les derniers combats, à l’issue d’une journée où le soleil s’était caché derrière les collines du nord, on entendit un son de trompe. Ravna et Johanna, tirées de leur début de sommeil, grimpèrent sur les remparts, d’où elles purent contempler quelque chose qui ressemblait à un coucher de soleil orange et or où les collines lointaines se profilaient derrière le fjord. Les meutes du Sculpteur observaient la crête. Certaines étaient munies de lunettes d’approche.

Ravna avait des jumelles, qu’elle prêta à Johanna.

— Il y a quelqu’un qui vient, dit-elle.

Se détachant contre le halo du ciel, une meute portait une longue bannière, avec une hampe pour chacun de ses membres.

Le Sculpteur se servait de deux lunettes, et le résultat devait être plus efficace qu’avec les jumelles de Ravna, compte tenu de la vision collective de la meute.

— Je le vois, déclara-t-elle. Il s’agit d’une bannière de parlementaire, en fait. Et je crois savoir qui la porte.

Elle jappa quelque chose à l’intention de Pérégrin.

— Il y a longtemps que je n’ai pas parlé à celui-là, finit-elle en samnorsk.

Johanna regardait toujours à travers les jumelles. Elle murmura finalement :

— C’est lui qui a… créé Acier, n’est-ce pas ?

— Oui, ma chère.

La jeune fille abaissa ses jumelles.

— Je crois que… je vais m’abstenir d’assister à l’entrevue, dit-elle d’une voix lointaine.


La rencontre eut lieu sur le versant de la colline au nord du château exactement huit heures plus tard. Les troupes du Sculpteur avaient entre-temps patrouillé dans la vallée, pas tant pour prévenir une traîtrise de l’autre camp que parce qu’une meute tout à fait spéciale était attendue et qu’il y avait plus d’un paysan local qui souhaitait ardemment sa mort.

Le Sculpteur s’avança jusqu’à l’endroit où la colline descendait abruptement vers la forêt. Ravna et Pérégrin la suivaient à la distance de sécurité habituelle de dix mètres. Le Sculpteur ne parlait pas trop de cette rencontre, mais Pérégrin était particulièrement en verve.

— C’est exactement le chemin que j’ai suivi pour arriver ici, il y a un an, quand le premier vaisseau s’est posé. Vous voyez ? Certains de ces arbres ont été brûlés par la torche. Si la saison avait été aussi sèche que cette année, cela aurait pu déclencher une catastrophe.

La forêt était dense, mais ils dominaient le faîte des arbres. Bien que l’air fût très sec, il était chargé d’effluves résineux. Sur leur gauche, il y avait une petite cascade et un sentier qui conduisait dans la vallée. C’était celui que leur visiteur avait accepté de prendre pour les rencontrer. Pérégrin décrivait cette vallée comme étant constituée principalement de terres cultivées. Aux yeux de Ravna, c’était plutôt le chaos. Les Dards faisaient pousser des produits différents dans un même champ, et il n’y avait pas la moindre haie pour empêcher les animaux de passer. Çà et là, on voyait une cabane en bois au toit pentu et aux murs incurvés. Ces habitations étaient adaptées à la neige.

— C’est très peuplé en bas, commenta Pérégrin.

Elle n’avait pas eu du tout cette impression. Les meutes qu’elle apercevait étaient très compactes et très éloignées les unes des autres. Elles étaient à proximité des cabanes ou dans les champs. De place en place, le long de la route qui traversait la vallée, des meutes de soldats du Sculpteur étaient stationnées.

Ravna sentait Pérégrin, à côté d’elle, en proie à une nervosité grandissante. Une tête, à hauteur de sa taille, indiqua un point.

— Je crois que c’est lui. Il est seul, comme promis. Et… ça c’est une surprise.

Deux de ses membres étaient munis de lunettes d’approche. Ravna vit arriver lentement sur la route, entre les soldats du Sculpteur, une meute qui tirait un petit chariot. Apparemment, celui-ci contenait un autre membre. Infirme ?

Les paysans avaient quitté leurs champs pour se rapprocher de la route, parallèlement au trajet de la meute solitaire. Ravna entendit les bruits de déglutition du langage intermeutes des Dards. Quand ils voulaient être bruyants, ils étaient capables de se faire entendre très loin et très fort. Les soldats veillaient à les empêcher de franchir le bord de la route.

— Je croyais qu’ils nous étaient reconnaissants, s’étonna Ravna.

C’était la première manifestation violente à laquelle elle assistait depuis la bataille de la Colline du Vaisseau.

— Ils le sont, répondit Pérégrin. Ils réclament la mort du Dépeceur.

Le Dépeceur. L’Écorcheur. La meute qui avait sauvé Jefri Olsndot.

— Ils sont capables d’en vouloir tellement à une seule meute ?

— L’amour, la haine, la peur, tout cela ensemble. Ils ont vécu sous ses couteaux d’écorcheur durant plus d’un siècle. Aujourd’hui, ils le voient devant eux à moitié invalide, sans ses soldats pour le protéger. Mais ils ont toujours peur de lui. Il y a suffisamment de paysans ici pour passer outre à notre service d’ordre, mais ils n’insistent pas. Ils sont sur l’ex-domaine de Flenser. Il l’a géré en bon propriétaire terrien. Il a fait des expériences non seulement sur les terres qu’il exploitait, mais aussi sur ses gens. En lisant les données de votre Boîte, je vois qu’il peut être considéré comme un monstre en avance sur son époque. Il y a encore des gens, parmi ces fermiers, qui seraient prêts à tuer pour leur maître, et personne ne sait exactement qui ils sont.

Il s’interrompit quelques secondes pour regarder ce qui se passait.

— Vous savez pourquoi ils ont tous si peur ? reprit-il. C’est parce qu’ils le voient venir seul ici, loin de toute aide que nous puissions raisonnablement concevoir.

Hum… Ravna fit glisser le pistolet de Pham en avant sur sa ceinture. C’était un objet encombrant, trop voyant, mais… elle était bien contente de l’avoir. Elle tourna la tête vers l’ouest, en direction de l’île Cachée. Le HdB était en sécurité contre les remparts du château. À moins que Tige Verte ne réussisse à programmer des réparations de base, il ne décollerait plus jamais d’ici. Et Tige Verte n’était guère optimiste. Mais Ravna et elle avaient fixé le fusil à rayons à l’entrée de l’une de ses soutes, et la commande à distance était d’une simplicité enfantine. Flenser avait peut-être des surprises en réserve, mais elle aussi.

Les cinq membres disparurent derrière un relief.

— Ça va prendre quelque temps, déclara Pérégrin.

L’un de ses chiots grimpa sur ses épaules et se dressa pour s’appuyer contre le bras de Ravna. Elle sourit. C’était sa source d’information privée. Elle souleva le chiot pour le placer sur son épaule. Le reste de Pérégrin, assis par terre sur son train de derrière, attendait calmement.

Ravna regarda les autres meutes qui entouraient la reine. Elle avait posté des soldats armés d’arbalètes à sa droite et à sa gauche. Flenser se tiendrait devant elle, un peu plus bas sur la route. Ravna crut déceler des signes de nervosité dans son expression. Ses membres se léchaient continuellement les lèvres, et l’on voyait sortir le bout rose et pointu de ses langues avec la vivacité d’un serpent. La reine s’était disposée comme pour un portrait de famille, les membres les plus hauts derrière et les chiots dressés devant. La plupart de ses regards étaient fixés sur le point où la route coupait le terre-plein où elle se trouvait.

Finalement, Ravna entendit le crissement des griffes sur la pierre. Une tête apparut au sommet de la dénivellation, suivie par d’autres. Flenser coupa à travers la mousse. Deux de ses membres tiraient le petit chariot. Le membre qui se laissait porter était assis la tête droite, son train de derrière sous une couverture. À l’exception de ses oreilles à l’extrémité toute blanche, il ne se distinguait pas particulièrement des autres.

Les têtes de la meute regardaient dans toutes les directions, mais l’une d’elles demeurait fixée de manière gênante sur Ravna. L’Écorcheur – ou le Dépeceur – était celui qui avait porté les manteaux-radios. Il n’en portait aucun à présent. À travers les ouvertures de sa jaquette, Ravna apercevait les endroits où sa fourrure avait été pelée par le frottement.

— Un peu miteux, celui-là, hein ? fit la petite voix à l’oreille de Ravna. Mais cool comme tout. Voyez l’insolence de son regard.

La reine n’avait pas bougé. Elle semblait figée sur place. Chacun de ses membres avait les yeux tournés vers la meute qui arrivait. Certains de ses nez étaient tremblants.

Quatre membres de Flenser inclinèrent le chariot en avant pour aider celui aux oreilles blanches à descendre. Ravna s’aperçut que, sous la couverture, toute la partie arrière du membre faisait un angle bizarre avec le reste et n’avait aucune mobilité. Les cinq cous se dressèrent ensemble, comme s’ils appartenaient à une seule créature. Et la meute laissa entendre des trilles qui évoquaient, pour Ravna, des chants d’oiseaux étrangement mêlés et étranglés.

La traduction de Pérégrin suivit immédiatement, par la bouche du chiot perché sur l’épaule de Ravna, mais avec une nouvelle voix et une nouvelle intonation, celle du traître traditionnel des récits pour enfants, sardonique et incisive :

— Je vous salue bien bas…, génitrice. Cela fait des années.

Le Sculpteur ne répondit rien durant quelques instants. Puis elle émit à son tour quelques bruits de déglutition, et Pérégrin traduisit :

— Vous me reconnaissez ?

L’une des têtes de Flenser fit un mouvement brusque en direction de la reine.

— Pas les membres, naturellement. Mais l’âme est évidente.

Nouveau silence de la reine. Glose de Pérégrin :

— Pauvre Sculpteur. Je n’aurais jamais cru qu’elle perdrait ses moyens si facilement.

Abruptement, il se mit à parler à haute voix, en samnorsk, à l’adresse de Flenser.

— Votre âme à vous n’est pas si évidente à mes yeux, ô mon ex-compagnon de voyage. Vous ressemblez plutôt à Tyrathect, la timide institutrice des Longs Lacs.

Plusieurs têtes de la meute se tournèrent vers Pérégrin et Ravna. La créature répondit en excellent samnorsk, mais avec une voix enfantine.

— Bonjour à vous, Pérégrin. Bonjour à vous aussi, Ravna Bergsndot. Oui, je suis bien Flenser Tyrathect.

Les têtes se tournèrent obliquement vers le bas, les yeux clignant lentement.

— Bougre de vieux renard, grommela Pérégrin.

— Amdijefri va bien ? demanda soudain le Dépeceur.

— Hein ? demanda Ravna, qui n’avait tout d’abord pas reconnu le nom. Oui, oui, ils vont bien, ajouta-t-elle en hâte.

— Parfait.

Toutes les têtes se tournèrent alors vers la reine, et la créature poursuivit dans le langage des meutes, aussitôt traduit par Pérégrin :

— En bonne progéniture soucieuse de ses devoirs, je suis venu faire la paix avec mon géniteur, ce cher vieux Sculpteur.

— Il parle vraiment comme ça ? souffla Ravna à l’oreille du chiot perché sur son épaule.

— Hei, est-ce que j’ai l’habitude d’exagérer ?

La reine émit quelques bruits de déglutition, et Pérégrin imita sa voix humaine pour rapporter le reste de la conversation.

— La paix ? J’ai des doutes, Flenser. Le plus probable, c’est que vous voulez un répit pour vous refaire, afin d’avoir notre peau la prochaine fois.

— Un répit pour me refaire, c’est certain. Mais j’ai changé. La « timide institutrice » m’a… ramolli un peu. Chose que vous n’avez jamais réussi à faire, vous, ma génitrice.

— Hein ?

Pérégrin avait réussi à insuffler dans ce simple mot une intonation de surprise blessée.

— Vous n’y aviez jamais pensé, n’est-ce pas, Sculpteur ? Vous êtes la meute la plus brillante que l’on puisse trouver dans cette partie du monde, peut-être la plus brillante de tous les temps. Les meutes que vous avez procréées sont généralement brillantes, elles aussi, mais ne vous êtes-vous jamais posé de questions sur les plus réussies d’entre elles ? Vos créations ont été trop brillantes. Vous avez délibérément ignoré les problèmes de consanguinité et de… (quelque chose que je ne sais pas traduire). Et vous m’avez créé, moi. Avec toutes les… étrangetés qui vous ont tellement peinée depuis un siècle.

— J’ai… réfléchi à mes erreurs, et j’ai fait mieux depuis.

— Oui, avec Vendacious ? (Oh ! la la ! Regardez les têtes de la reine ! Ça lui a fait mal, on dirait !) Mais ce n’est rien, ce n’est rien. Vendacious a été probablement une autre sorte d’erreur. Le fait est que vous m’avez créé, moi, et que j’ai longtemps pensé que c’était là votre plus grand titre de génie. Mais à présent, je n’en suis plus si sûr. Je veux me racheter, vivre en paix.

Une tête se tourna brusquement vers Ravna, une autre vers le HdB, dans la direction de l’île Cachée.

— Il y a d’autres choses dans l’univers qui sollicitent notre génie, conclut-il.

— Voilà bien votre arrogance d’antan. Pourquoi devrais-je vous faire confiance plus que par le passé ?

— J’ai aidé à sauver les enfants. J’ai sauvé le vaisseau.

— Vous avez toujours été le plus grand opportuniste du monde.

Les têtes de Flenser les plus extérieures se rejetèrent en arrière.

— (C’est l’équivalent d’un haussement d’épaules, expliqua Pérégrin.) Vous avez l’avantage, ma génitrice, mais une partie de ma puissance est encore intacte dans le nord. Si vous ne faites pas la paix aujourd’hui, attendez-vous à de nouvelles décennies de guerres et de complots.

La réponse du Sculpteur fut un cri perçant.

— (C’est un signe d’irritation, au cas où vous ne l’auriez pas deviné.) Quelle impudence ! Je pourrais vous faire mettre à mort sur-le-champ, et m’assurer ainsi un siècle de paix certaine !

— Mais je suis sûr que vous ne me ferez pas de mal. Vous avez accepté de parlementer et de garantir mon intégrité physique, aussi bien séparément que globalement. S’il y a une chose dont votre âme a horreur, c’est le mensonge.

Les membres du Sculpteur qui étaient au fond baissèrent la tête tandis que les jeunes du premier rang s’avançaient vivement vers le Dépeceur.

— Nous nous sommes perdus de vue depuis plusieurs décennies, Flenser. Si vous êtes capable de changer, pourquoi pas moi ?

L’espace d’un instant, tous les membres de Flenser se figèrent. Puis une partie de lui se leva tranquillement et s’avança très lentement vers le Sculpteur. Les arbalétriers, de chaque côté du terrain de rencontre, levèrent leurs armes pour le mettre en joue, suivant ses mouvements. Flenser s’arrêta à cinq ou six mètres de la reine. Ses têtes oscillèrent d’un côté puis de l’autre, toute son attention concentrée sur le Sculpteur. Finalement, une voix étonnée, presque déconfite, murmura :

— Ce n’est pas impossible, en effet, Sculpteur, au bout de tous ces siècles… Vous auriez renoncé à vous-même ? Ces nouveaux ne seraient…

— Pas tous à moi ? Tout à fait exact, Flenser.

Pour une raison que Ravna ignorait, Pérégrin ricanait doucement à son oreille.

— Très bien, fit le Dépeceur en regagnant sa position précédente. Mais je veux toujours faire la paix.

— (Le Sculpteur a l’air surpris.) On dirait que vous avez vraiment changé, vous aussi. Combien d’entre vous appartiennent réellement à Flenser ?

Long moment de silence.

— Deux.

— Très bien… Si nous pouvons nous entendre, il y aura la paix.

On apporta des cartes. Le Sculpteur exigea de savoir où se trouvaient les troupes de Flenser. Elle demanda qu’elles soient désarmées et que deux ou trois de ses propres meutes, affectées à chaque unité, rendent compte par héliographe. Flenser renoncerait à ses manteaux-radios et devrait se soumettre à une observation constante. L’île Cachée et la Colline du Vaisseau seraient cédées au Sculpteur. De nouvelles frontières furent définies par les deux meutes, et les termes de la surveillance exercée par la reine dans les territoires qui resteraient à Flenser furent négociés pas à pas.

Le soleil atteignit son plus haut point dans le ciel méridional. Plus bas, dans les champs, les paysans avaient depuis longtemps renoncé à leur veille en colère. Les seules meutes encore vigilantes étaient les arbalétriers de la reine.

Finalement, Flenser leva les têtes des cartes étalées devant lui en disant :

— D’accord, d’accord, vous pourrez surveiller mes travaux. Il n’y aura plus d’expériences… sinistres. Je jouerai le rôle de gentil collecteur de connaissances… (est-ce du sarcasme ?) Comme vous.

Les têtes du Sculpteur se relevèrent avec un synchronisme légèrement décalé.

— Cela pourrait marcher. Avec les deux-pattes de mon côté, je suis prête à courir le risque.

Flenser se dressa sur ses pattes et aida son membre infirme à regagner le chariot. Puis il se retourna pour dire :

— Une dernière chose, ma chère. Un détail. J’ai tué deux membres d’Acier quand il a essayé de détruire le vaisseau de Jefri. (Il les a écrasés comme des punaises, en réalité. Nous savons maintenant comment il a eu ses blessures.) Détenez-vous ses autres membres ?

— Oui.

Ravna avait vu le reste d’Acier. Johanna et elle avaient examiné la plupart des blessés. Il devrait être possible d’adapter les installations médicales du HdB à la morphologie des Dards. Mais, dans le cas d’Acier, il y avait eu une part de curiosité vengeresse. Cette créature était responsable de tant de morts inutiles. Les vestiges d’Acier n’avaient pas vraiment besoin d’assistance médicale. Leurs blessures étaient superficielles (et auto-infligées, de l’avis de Johanna). Elles se résumaient à quelques égratignures et à une patte tordue. Mais la meute n’était plus qu’une chose pitoyable et presque embarrassante. Elle se blottissait au fond de son enclos, frissonnante de terreur, agitant continuellement les têtes de tous les côtés. De temps à autre, les mâchoires de la créature s’ouvraient et se refermaient à vide, et un membre courait vers la barrière, pour s’écrouler en chemin. Une meute de trois n’avait aucune intelligence selon les critères humains, mais celle-ci était capable de parler. Quand elle avait vu Ravna et Johanna, ses yeux s’étaient élargis, avec du blanc partout, et elle s’était mise à proférer des sons incohérents en samnorsk. Les mots représentaient un mélange de cauchemar où les menaces alternaient avec les supplications et avec cette litanie : « Pas les couteaux ! Pas les couteaux ! » La pauvre Johanna n’avait pas pu résister et s’était mise à pleurer. Durant toute une année, elle avait haï plus que tout au monde ce que représentait cette meute, et pourtant… « On dirait que ce sont des victimes eux aussi, avait-elle dit. Ce doit être insupportable d’être trois, mais personne ne les laissera jamais être plus. »

— Voilà, continua Flenser. J’aimerais qu’on me confie la garde de ces restes. Je…

— Jamais ! Celui-là était presque aussi rusé que vous, même si sa folie l’a conduit à sa perte. Il n’est pas question de vous laisser le reconstituer.

Flenser se regroupa pour regarder la reine de tous ses yeux. Sa « voix » était douce quand il répliqua :

— Je vous en prie, Sculpteur. Ce n’est pas grand-chose, mais je suis prêt à remettre tout en question (il repoussa les cartes d’un mouvement brusque de deux de ses museaux) si vous me refusez cela.

— (Tiens, tiens !)

Les arbalétriers furent soudain sur le qui-vive. Le Sculpteur contourna les cartes en se rapprochant assez près de Flenser pour que leurs bruits mentaux interfèrent. Elle rassembla ses têtes pour faire converger sur lui un regard acéré.

— Si ce n’est pas grand-chose pour vous, comme vous dites, pourquoi tout risquer là-dessus ?

Flenser tourna en rond durant quelques instants, ses membres s’arrêtant brusquement pour s’entre-regarder. C’était un comportement que Ravna observait pour la première fois.

— C’est mon affaire ! s’écria la meute. Acier est ma plus grande création. En un sens je suis fier de lui. Mais… j’en suis également responsable. N’avez-vous pas éprouvé la même chose à propos de Vendacious ?

— J’ai mes propres projets en ce qui concerne Vendacious, fit la reine d’un ton réticent.

— (En fait, Vendacious est toujours entier. Je crains bien que la reine ne lui ait fait trop de promesses pour arriver à grand-chose avec lui à présent.)

— Je veux corriger sur lui les torts que je lui ai causés. Vous ne comprenez pas ?

— Je comprends très bien. J’ai vu Acier et je connais vos méthodes. Le couteau, la douleur et la peur. Je ne vous laisserai pas recommencer !

Ravna eut l’impression d’entendre une faible musique monter du fond de la vallée, des accords mêlés qui ne ressemblaient à rien de ce qui lui était familier. Mais c’était Flenser qui répondait. Et la voix de Pérégrin, en traduisant, ne recelait aucune trace de sarcasme.

— Plus de couteaux, plus de dépeçages. Je garde mon nom parce que je laisse à d’autres le soin de le changer quand ils finiront par accepter le fait que, à sa manière, c’est… Tyrathect qui a gagné. Laissez-moi cette chance, Sculpteur. Je vous en supplie.

Les deux meutes se dévisagèrent durant plus de dix secondes. Ravna les regardait tour à tour, essayant de deviner la signification de leurs expressions. Personne ne disait rien. Elle n’avait même plus la voix de Pérégrin à son oreille pour spéculer sur le fait de savoir s’ils étaient en train d’assister à un mensonge ou à la mise à nu d’une âme nouvelle. Ce fut le Sculpteur qui trancha.

— Très bien. Je vous le laisse.


Pérégrin Wickwrackbal volait. Mille ans de légendes avaient marqué sa carrière de pèlerin, mais aucune n’arrivait à la hauteur de cet événement. Il aurait entonné un chant de triomphe s’il n’avait pas eu peur de traumatiser ses passagers déjà éprouvés par sa manière cahotante de piloter, qu’ils attribuaient à son inexpérience.

Il longea les nuages, les transperça et dansa au rythme d’une occasionnelle tempête. Combien d’heures n’avait-il pas passées, dans sa vie, à les contempler, à essayer d’évaluer leur profondeur ? Et voilà qu’il était parmi eux, qu’il explorait leurs creux, dans les creux leurs cathédrales de lumière.

Entre les masses cotonneuses, il apercevait, jusqu’à l’infini, le Grand Océan de l’Ouest. Grâce au soleil et aux instruments de navigation, il savait qu’ils avaient presque atteint l’équateur et qu’ils étaient déjà à quelque huit mille kilomètres au sud-ouest du Domaine du Sculpteur. Il y avait des îles là-bas, les images spatiales du HdB le montraient et ses propres souvenirs l’attestaient. Mais il y avait longtemps qu’il ne s’était pas aventuré ici, et il ne s’était pas attendu à revoir ces îles du vivant de ses membres actuels.

Et voilà qu’il y retournait maintenant. Par la voie des airs !

La chaloupe de débarquement du HdB était un engin merveilleux, encore plus étrange que quand il l’avait vu pour la première fois en action au milieu des combats. Bien sûr, ils n’avaient pas encore trouvé le moyen de le doter d’un pilotage automatique. Ils ne le feraient peut-être jamais. En attendant, il volait avec une électronique à peine plus sophistiquée que les commandes manuelles du passé. Les agravs eux-mêmes demandaient à être réglés continuellement, et les commandes étaient dispersées dans tout l’avant, à portée des appendices d’un Cavalier des Skrodes… ou des différents membres d’une meute. Avec l’aide des Visiteurs et de la documentation de bord, il lui avait fallu quelques jours pour maîtriser la technique de pilotage. Le tout était de bien savoir étaler son esprit sur les différentes tâches à coordonner. La période d’apprentissage avait été exaltante, un peu effrayante, aussi, avec des moments d’affolement où il perdait tout contrôle, et avec un épisode où une configuration insensée l’avait fait grimper à l’infini en accélérant, jusqu’à ce que la machine, finalement, devienne une extension docile de ses mâchoires et de ses pattes.


Depuis leur redescente des hauteurs purpurines et le début de leur sarabande au sommet des nuages, Ravna semblait de plus en plus mal à l’aise. À l’issue d’une série de bonds et de rebonds particulièrement éprouvants pour son estomac, elle demanda :

— Vous vous sentez capable de vous poser sans casse ? Nous aurions peut-être dû… remettre l’expérience à plus tard… jusqu’à ce que… humpf ! vous sachiez un peu mieux piloter.

— Mais oui, mais oui. Nous sortirons bientôt de cette… hum… turbulence.

Il piqua du nez pour passer sous les nuages et obliqua vers l’est sur quelques dizaines de kilomètres. Le temps était plus dégagé par ici, et leur ligne de vol plus directe par rapport à leur destination. Secrètement humilié, il résolut de ne plus se livrer à des fantaisies… pour le voyage aller, tout au moins.

Sa deuxième passagère prit la parole, pour la deuxième fois depuis deux heures que durait ce voyage.

— J’ai bien aimé ça, moi, fit Tige Verte.

Sa voix de synthétiseur enchantait Pérégrin. Elle lui parvenait principalement sur bande étroite, mais avec de petites crêtes, sur les hauteurs, provenant des signaux carrés.

— C’était… C’était comme lorsqu’on se laisse porter par la houle, juste sous la surface, et qu’on sent bouger ses tentacules avec la mer.

Pérégrin avait fait tous les efforts possibles pour essayer de mieux connaître le Cavalier des Skrodes. C’était la seule créature non humaine au monde, et elle était encore plus difficile à étudier que les deux-pattes. La plupart du temps, elle semblait perdue dans ses rêves et oublieuse de tout à l’exception des choses qui lui arrivaient de manière répétée. Son skrode primitif semblait en partie responsable de cette situation, d’après ce que lui avait dit Ravna. Et Pérégrin la croyait sans peine après avoir vu la course à la mort que le compagnon de Tige Verte avait réussie à travers les flammes. Dans les étoiles, il y avait des créatures encore plus étranges que les deux-pattes. Cette pensée donnait le vertige à l’imagination de Pérégrin.

À l’horizon, il aperçut un anneau sombre, suivi d’un autre, un peu plus loin.

— Bientôt, vous nagerez dans la mer, dit-il.

— Ce sont les îles ? demanda Ravna.

Pérégrin consulta la carte puis regarda le soleil.

— Bien sûr, dit-il.

Mais cela n’avait pas réellement d’importance. L’Océan de l’Ouest faisait plus de douze mille kilomètres de long, et il était parsemé, au niveau des tropiques, d’une quantité d’atolls et d’archipels. Ce groupe d’îles était un peu plus isolé que les autres. La colonie habitée la plus proche se trouvait à près de deux mille kilomètres de là.

Ils survolèrent la première île. Pérégrin fit admirer à ses passagères les fougères tropicales accrochées au corail. La marée avait mis à nu leurs racines ivoiriennes. Il n’y avait aucun endroit plat où se poser par ici. Il gagna la deuxième île, plus vaste, dotée d’une jolie clairière juste à l’intérieur de l’anneau de corail. Il descendit en une courbe lisse et régulière pour se poser sans une seule secousse.

Ravna Bergsndot lui lança un regard suspicieux. Tiens, tiens.

— Hei, j’ai fait des progrès, hein ? demanda-t-il d’une petite voix pas très convaincante.


Une petite île inhabitée entourée d’un océan infini. Ses souvenirs lointains étaient un peu brouillés. C’était son membre Rum qui était né dans les îles. Et ce dont il se souvenait très bien, c’était le soleil ardent, l’humidité enivrante de l’air, la chaleur qui le pénétrait par le bout des pattes. Un vrai paradis. L’aspect de Rum qui vivait toujours en lui était le plus joyeux de tous. Les années semblèrent s’effacer. Une partie de lui-même était revenue au bercail.

Ils aidèrent Tige Verte à descendre. Ravna affirmait que son skrode était un modèle inférieur, avec des roues improvisées, mais Pérégrin était fortement impressionné par l’efficacité du dispositif. Les quatre pneus ballons avaient chacun leur essieu indépendant. Tige Verte put arriver presque jusqu’à la crête du corail sans se faire aider de Ravna ni de Pérégrin. Mais près du sommet, là où les fougères tropicales étaient très denses et où leurs racines poussaient en travers de chaque chemin, il fallut la soulever à certains endroits.

Quand ils furent de l’autre côté, ils virent la mer.

Une moitié de Pérégrin courut en avant, en partie pour trouver le meilleur chemin de descente, en partie pour arriver plus vite au bord de l’eau et sentir l’odeur du sel et des algues en décomposition. La marée était presque à son point le plus bas. Un million de petits trous d’eau étaient exposés au soleil. Certains étaient de simples flaques. Trois membres de Pérégrin coururent d’un trou à l’autre pour observer les créatures prises au piège à l’intérieur. Elles lui avaient paru d’une extraordinaire bizarrerie la première fois qu’il était venu aux îles. C’étaient des coquillages, des mollusques de toutes couleurs et de toutes tailles, des plantes-animaux qui deviendraient des fougères tropicales si elles se faisaient prendre un jour par la marée trop loin à l’intérieur des terres.

— Où aimeriez-vous entrer dans l’eau ? demanda Pérégrin. Si nous avançons jusqu’aux vagues maintenant, vous aurez un mètre de profondeur quand la marée sera haute.

Tige Verte ne répondit pas. Tous ses appendices étaient maintenant orientés vers l’eau. Les roues de son skrode dérapaient et tournaient à vide avec une étrange absence de coordination.

— Rapprochons-la, fit Ravna au bout d’un moment.

Ils avancèrent jusqu’à un emplacement relativement plat, où le corail n’offrait que des failles de quelques centimètres de profondeur.

— Je vais chercher un bon coin pour nager, déclara Pérégrin.

Il courut avec un bel ensemble vers l’endroit où le corail rencontrait la mer. Nager, ce n’était pas quelque chose que l’on pouvait faire membre par membre. Hé, hé… En fait, il y avait peu de meutes du continent qui étaient capables de nager et de penser en même temps. Ceux du continent, pour la plupart, croyaient que l’eau était synonyme de folie. Pérégrin, lui, savait que c’était dû simplement à la grande différence entre la vitesse de propagation des sons dans l’air et dans l’eau. Penser avec tous ses tympans immergés, ce devait être un peu la même chose que porter un manteau-radio. Il fallait un minimum de pratique et de discipline pour réussir, et certains n’y parvenaient jamais. Mais les habitants des îles avaient toujours été de grands nageurs, et ils utilisaient ces moments pour la méditation. Ravna avait même émis une curieuse hypothèse selon laquelle les meutes pourraient descendre des baleines !

Arrivé au bord de l’eau, Pérégrin baissa les yeux pour la regarder. Soudain, les vagues ne semblaient plus aussi attirantes. Il allait bientôt avoir l’occasion de vérifier si l’esprit de Rum et ses propres souvenirs étaient à la hauteur de la réalité. Il commença à ôter ses jaquettes.

Tout d’un coup. C’est la meilleure manière.

Il se rassembla et sauta maladroitement dans l’eau. Ce fut la confusion. Ses têtes ne cessaient de rentrer et de sortir. Rester immergé. Il nageait de toutes ses pattes, en se forçant à maintenir ses têtes sous l’eau. Toutes les cinq ou six secondes, il relevait la tête d’un membre pour respirer. Ça marche ! Je suis encore capable de le faire ! Ses six membres nageaient au milieu de bancs de minuscules calamars, ils plongeaient séparément parmi les branches flexibles de coraux verts. Le sifflement de la mer était partout, comme le bruit mental d’une meute géante endormie.

Au bout de quelques minutes, il découvrit un bel emplacement bien plat, avec du sable partout, abrité de la fureur de la mer. Il retourna à la nage à l’endroit où les vagues mouraient contre la barrière de corail, et faillit se casser plusieurs pattes en se hissant. Il était pratiquement impossible de faire remonter ses membres tous ensemble, et ce fut chacun pour soi durant quelques instants d’affolement.

— Hei ! Par ici ! cria-t-il à Ravna et à Tige Verte.

Il s’assit pour lécher ses égratignures tandis qu’elles traversaient lentement la surface de corail blanc.

— J’ai trouvé un endroit, dit-il. C’est plus agréable qu’ici.

Il désigna les vagues et l’écume d’un mouvement de museaux. Tige Verte fit rouler son skrode un peu plus près du bord, puis hésita, ses appendices orientés vers l’eau.

A-t-elle besoin d’aide ?

Pérégrin se préparait à se lever, mais Ravna s’assit à côté de Tige Verte en s’adossant à son skrode. Au bout d’un moment, Pérégrin les rejoignit. Ils demeurèrent quelque temps sans rien dire, Ravna contemplant la mer, Tige Verte le regard perdu on ne savait où, Pérégrin regardant dans toutes les directions à la fois. Le lieu était paisible malgré les vagues et les embruns (ou peut-être à cause d’eux ?), et il sentit ses cœurs ralentir leur rythme. Sur la fourrure de chacun de ses membres, le soleil faisait briller les traces de sel que la mer laissait en séchant. Il se lécha, mais… beurk, tout ce sel faisait partie des mauvais souvenirs. Les appendices de Tige Verte l’effleurèrent, mais ils étaient trop minces pour lui fournir autre chose qu’un faible réconfort.

Ils restèrent encore longtemps au bord de l’eau, assez pour que les truffes de Pérégrin commencent à se boursoufler sous l’action du soleil et que Ravna, malgré sa peau sombre, attrape un coup de soleil.

Tige Verte était en train de fredonner un chant qui, au bout de longues minutes, se transforma en paroles.

— C’est un bon océan, un bon endroit. C’est ce dont j’ai besoin en ce moment. Un endroit où rester sans bouger, pour méditer à mon rythme pendant quelque temps.

— Combien de temps ? demanda Ravna. Vous allez nous manquer.

Ce n’était pas une simple formule de politesse. Elle allait réellement leur manquer. Même quand son esprit vagabondait, Tige Verte était leur unique experte en ce qui concernait les automatismes restants à bord du HdB.

— Longtemps, d’après vos critères, j’en ai bien peur. Quelques décennies…

Elle contempla (?) encore la mer durant quelques minutes.

— J’ai hâte de descendre là-dedans… Ha ! Ha ! Voilà qui est très humain, n’est-ce pas ? Vous savez comme mes souvenirs sont confus en ce moment, Ravna. J’ai passé deux cents ans en compagnie de Coquille Bleue. Quelquefois, il était un peu brusque, mais c’était un grand commerçant, et nous avons passé de merveilleux moments ensemble. Sur la fin, vous avez tous pu constater son courage.

Ravna hocha la tête.

— Nous avons découvert un terrible secret au cours de ce dernier voyage, reprit Tige Verte. Je pense que cela lui a fait autant de mal que les… flammes de la fin. Et je vous suis reconnaissante de nous avoir protégés. Aujourd’hui, j’ai besoin de méditer tout cela, de laisser la houle et le temps lisser mes souvenirs et les trier. Peut-être que, si mon skrode de fortune le permet, j’enregistrerai la chronique de notre quête.

Elle toucha deux des têtes de Pérégrin.

— J’ai une chose à vous dire, cher monsieur Pérégrin. Je suis honorée de la confiance que vous me faites en me laissant l’usage de votre océan. Mais il faut que vous sachiez que Coquille Bleue et moi, nous étions sur le point de nous reproduire. J’ai en moi une nuée d’œufs communs. Si vous me laissez là, il y aura prochainement dans cette île de nouveaux Cavaliers. Je vous prie de ne pas considérer cela comme une trahison. Je veux garder le souvenir de Coquille Bleue à travers nos enfants, mais de manière modeste. Notre espèce a déjà partagé dix millions de mondes avec d’autres, et nous n’avons jamais été de mauvais voisins… excepté d’une manière que Ravna pourra vous raconter, mais qui ne risque pas de se produire ici.

Finalement, Tige Verte ne se montra pas du tout intéressée par le coin protégé que Pérégrin avait découvert. Entre tous les endroits, elle choisit celui où l’océan mettait le plus de force à se briser contre le corail. Il leur fallut plus d’une heure pour trouver un chemin de descente, et une demi-heure pour la faire entrer dans l’eau avec son skrode. Pérégrin n’essaya pas de nager, cette fois-ci. Le corail était partout, d’un vert visqueux à certains endroits, tranchant comme un rasoir à d’autres. S’il restait trente secondes dans ce véritable hachoir à viande, il n’en ressortirait jamais. Il y avait du vert partout. La mer était presque rendue opaque par les algues et la mousse.

Ravna se sentait un peu mieux. Les vagues les plus hautes n’arrivaient pas, la plupart du temps, à lui faire perdre pied. Solidement ancrée des deux jambes et d’une main au corail, elle aida à faire basculer le petit skrode dans la mer, où il se posa doucement au fond à côté d’elle.

Elle leva la tête vers Pérégrin pour lui faire signe que tout était en place. Puis elle se baissa pour s’agripper au skrode. Une vague déferla sur elle. Pérégrin ne vit plus rien d’autre que les appendices dressés de Tige Verte. Quand les bouillonnements d’écume se calmèrent, il constata que les appendices du Cavalier des Skrodes s’étaient drapés autour du dos de l’humaine pour la protéger, et entendit une voix synthétique rendue pratiquement inintelligible par le bruit de fond de l’océan.

Dans l’eau jusqu’à la taille, l’humaine regagna lentement le rocher où était perché Pérégrin. Il l’aida en lui tendant plusieurs pattes, ses membres se retenant l’un l’autre. Elle se hissa avec peine sur le corail blanc parsemé de mousse verte glissante.

Pérégrin la suivit tandis qu’elle se dirigeait en clopinant vers la crête de fougères tropicales. Ils s’assirent dans un endroit abrité du soleil. Ravna s’adossa à un enchevêtrement de tiges. Blessée partout, le visage et les mains couverts de sang, elle semblait aussi mal en point que Johanna dans les pires moments.

— Ça va ? demanda-t-il.

— Oui.

Elle passa une main dans ses cheveux en désordre, puis regarda Pérégrin et se mit à rire.

— Nous ressemblons tous les deux à des rescapés d’un combat, dit-elle.

Hum… Oui.

Ce dont il avait surtout besoin, très vite, c’était un bon bain d’eau douce. Il regarda autour de lui. De là-haut, ils apercevaient très bien le creux où était Tige Verte. Ravna regardait aussi de ce côté-là, oubliant ses égratignures.

— Comment peut-elle se plaire dans un tel endroit ? demanda pensivement Pérégrin. Toujours se faire ballotter, ballotter, ballotter…

Ravna souriait, mais ne quittait pas la mer des yeux.

— Il y a d’étranges choses dans l’univers, Pérégrin. Je suis heureuse que vous n’ayez pas encore tout lu dans les livres. Là où se brisent les vagues sur le rivage, il peut se produire des phénomènes étonnants. Vous avez vu toute la vie qui flottait au sein de cette folie. De même que les plantes aiment le soleil, il existe des créatures capables d’utiliser les différences d’énergie à ces niveaux. Il y a le soleil, la force des vagues et la richesse du milieu en suspension. Mais j’aimerais que nous regardions ce qui se passe encore un moment.

Entre deux déferlements d’écume, ils apercevaient les appendices de Tige Verte. Pérégrin savait déjà qu’ils n’avaient pas une très grande force, mais il était en train de réaliser qu’ils étaient très résistants.

— Elle s’en sortira, dit-il, mais son skrode bon marché ne durera probablement pas très longtemps. La pauvre Tige Verte devra se passer de ses automatismes. Tout comme ses enfants. Ils seront des Cavaliers sans monture.

Lorsque Ravna se tourna vers la meute, elle avait un sourire aux lèvres. Un sourire un peu étonné, mais heureux.

— Vous connaissez le secret dont elle parlait ? demanda-t-elle.

— Le Sculpteur m’a rapporté ce que vous lui avez confié.

— Je suis contente – et un peu surprise – qu’elle ait autorisé Tige Verte à s’établir ici. Les mentalités médiévales – excusez-moi, la plupart des mentalités – préféreraient tuer plutôt que de courir le moindre risque avec ce genre de chose.

— Dans ce cas, pourquoi l’avez-vous dit à la reine ?

Il parlait de la contamination du skrode.

— Ce monde est à vous. Je ne voulais pas jouer au bon Dieu. Et Tige Verte était d’accord. Si la reine avait refusé, elle m’aurait sans doute demandé de la mettre dans un caisson du HdB. (Peut-être pour y dormir éternellement.) Mais le Sculpteur a accepté. Je crois qu’elle a compris ce que je lui ai expliqué. Seuls les vrais skrodes peuvent être pervertis. Tige Verte n’en a plus. Dans dix ans, les rivages de cette île seront peuplés de centaines de Cavaliers, mais ils ne coloniseront aucun territoire en dehors de l’archipel sans la permission des autochtones. Le risque est minime. Néanmoins, je suis surprise que le Sculpteur l’ait accepté.

Pérégrin s’assit en rond autour de Ravna, une paire d’yeux toujours tournée vers les appendices de Tige Verte qui émergeaient de l’écume. Il vaut mieux que je lui donne une explication. Inclinant une tête, il parla d’une voix douce.

— C’est vrai que nous sommes des médiévaux, Ravna, même si nous évoluons très vite. Nous avons tous admiré le courage de Coquille Bleue quand il a traversé les flammes. Cela méritait une récompense. Et les médiévaux ont l’habitude de flirter avec la traîtrise. Quelle importance, si le risque est d’ordre cosmique ? Cela ne le rend pas plus mortel pour nous. Les primitifs que nous sommes affrontent chaque jour des risques beaucoup plus graves.

— Ah bon !

Son sourire s’était élargi devant le ton désinvolte adopté par Pérégrin. Celui-ci gloussa doucement en remuant ses têtes. Il avait dit la vérité, mais pas toute la vérité, ni même la partie la plus importante. La veille, le Sculpteur et lui avaient discuté de la suite à donner à la requête de Tige Verte. Tout d’abord, le Sculpteur, en chef d’État avisé, lui avait fait part de ses craintes concernant un secret maléfique remontant à plusieurs milliards d’années dans le passé. Mais même si cette créature était plongée dans un long cryosommeil, elle constituerait toujours un risque. La réponse la plus avisée, la plus médiévale, serait d’accepter officiellement la requête, de laisser le Cavalier s’installer dans la mer, puis d’envoyer quelqu’un, deux ou trois jours plus tard, pour l’assassiner discrètement.

Pérégrin s’était rapproché de la reine pour lui parler, plus près qu’on ne pouvait le faire, en dehors de relations très intimes, sans brouiller tous les fils de la pensée.

— Vous avez fait preuve d’un sens de l’honneur beaucoup plus poussé dans le cas de Vendacious, avait-il murmuré.

L’assassin de Scribe était en liberté, au complet, pratiquement impuni.

Le Sculpteur donna un brusque coup de mâchoire dans le vide. Pérégrin savait que cela lui avait fait mal, à elle aussi, d’épargner cette meute.

— Je sais, dit-elle. Je sais aussi que ces Cavaliers des Skrodes ont montré un courage et une honnêteté exemplaires. Je ne vais pas faire de mal à Tige Verte. Mais j’ai peur. Avec elle, le risque va au-delà des étoiles.

Pérégrin s’était mis à rire. Ce n’était peut-être que la folie d’un pèlerin, mais…

— C’est dans l’ordre des choses, ma reine. Point de gros gain sans risque. J’aime bien le contact des humains. J’aime pouvoir toucher une autre créature sans perdre le fil de mes pensées.

Il s’était élancé pour se frotter le nez contre celui du membre le plus proche du Sculpteur, puis avait regagné précipitamment sa place.

— Même sans leurs vaisseaux spatiaux et leurs boîtes de données, ils transformeraient notre monde, de toute façon, avait-il repris d’une voix ferme. Vous n’avez pas remarqué avec quelle facilité nous apprenons tout ce qu’ils ont à nous transmettre ? Même à présent, Ravna semble avoir du mal à se convaincre de nos aptitudes. Elle n’arrive pas à croire que nous ayons appris tant de choses avec la Boîte. Et leur vaisseau, c’est un jeu d’enfant, ma reine. Je ne prétends pas en comprendre les principes physiques, il y a peu de gens dans les étoiles qui les comprennent, mais il n’y a rien de plus facile que d’apprendre à utiliser le matériel. J’ai l’impression que même Ravna ne saura jamais piloter leur engin agrav aussi bien que moi.

— Mmm. C’est parce que vous pouvez utiliser toutes les commandes en même temps.

— Il n’y a pas que cela. Je pense que les Dards ont l’esprit plus souple que les pauvres deux-pattes. Imaginez ce que ce sera quand nous aurons fabriqué une grande quantité de manteaux-radios, quand nous aurons nos propres machines volantes.

Le Sculpteur sourit, avec une certaine tristesse.

— Pérégrin, vous rêvez, mon ami. Nous sommes dans les Lenteurs. Les agravs s’épuiseront dans quelques années. Tout ce que nous pourrons fabriquer nous-mêmes sera bien inférieur au jouet que vous avez eu entre les mains.

— Vous croyez ? Considérez l’histoire humaine. Il a fallu moins de deux siècles pour que Nyjora redécouvre le vol spatial après sa période noire. Et nous avons de meilleures archives que ses archéologues. Les humains et nous, nous formons une équipe magnifique. Ils nous ont donné la liberté d’être tout ce que nous pouvons être.

Dans un siècle, ils auraient leurs propres vaisseaux spatiaux. Dans deux, ils pourraient aller dans les étoiles à des vitesses infraluminiques. Et un jour, ils quitteraient les Lenteurs.

Je me demande si les meutes pourront dépasser huit membres dans la Transcendance.

Les plus jeunes membres du Sculpteur s’étaient levés pour faire les cent pas devant les autres. La reine était intriguée.

— Vous pensez donc, comme Acier, que nous sommes une race spéciale, promise à un heureux destin dans l’En delà ? C’est un point de vue intéressant, à une restriction près. Ces humains représentent à peu près tout ce que nous connaissons de l’extérieur. Quelle place occupent-ils par rapport aux autres races ? La Boîte ne répond pas à cette question de manière pleinement satisfaisante.

— Justement, Sculpteur. C’est là que Tige Verte intervient. Nous avons besoin de contacts avec une autre race. Apparemment, celle des Cavaliers est très répandue dans l’En delà. Nous avons besoin d’eux pour parler. Nous avons besoin de découvrir s’ils sont aussi amusants, aussi utiles que les deux-pattes. Même si le risque était dix fois supérieur à ce qu’il semble, je vous conseillerais de donner une réponse favorable à la requête de Tige Verte.

— Oui… Si nous voulons accomplir notre destin, nous avons besoin d’en savoir plus. Au prix de quelques risques.

Elle avait cessé de faire les cent pas, tournant tous ses yeux vers Pérégrin dans une attitude de surprise. Brusquement, elle s’était mise à rire.

— Qu’y a-t-il ? avait demandé le pèlerin.

— Une chose à laquelle nous avions déjà pensé, mon cher, mais dont la réalité m’apparaît maintenant avec de plus en plus d’éclat. Vous faites preuve de beaucoup d’habileté et de prévoyance. Vous avez les qualités politiques d’un dirigeant qui sait réfléchir à l’avenir de son pays.

— Mais toujours dans un esprit de pèlerin.

— Bien sûr, bien sûr. Et moi, je m’intéresse un peu moins à la gestion et à la sécurité. Un jour, nous irons dans les étoiles… (Ses chiots avaient bondi joyeusement.) J’ai un peu une âme de pèlerin, à présent.

Elle s’était couchée sur tous ses ventres et avait rampé vers lui. Peu à peu, leurs esprits conscients s’étaient fondus en un halo de tendre désir. La dernière chose que Pérégrin se souvenait de l’avoir entendue dire fut :

— Quelle chance extraordinaire que d’avoir vieilli, d’avoir eu à me renouveler, et de vous avoir trouvé juste au moment où vous représentiez le changement dont nous avions besoin…


L’attention de Pérégrin revint peu à peu au présent et à Ravna. L’humaine lui souriait toujours d’un drôle d’air. Elle avança la main pour lui toucher une tête.

— Esprit médiéval, vraiment.

Ils demeurèrent encore deux heures à l’ombre des fougères. La marée montait peu à peu. Bien que ce fût le milieu de l’après-midi, le soleil déclinant était aussi haut dans le ciel qu’il pouvait l’être en plein midi dans le royaume du Sculpteur. D’une certaine manière, la qualité de la lumière et le mouvement de l’astre du jour étaient ce qu’il y avait de plus étrange dans le paysage. Les rayons tombaient trop droit, rien à voir avec la douce lumière oblique de l’après-midi arctique. Il avait presque oublié comment c’était dans le pays du Bref Crépuscule.

À présent, les vagues dépassaient de trente mètres l’endroit où ils avaient déposé Tige Verte. Le croissant de lune suivait le soleil dans sa course vers l’horizon. La mer ne monterait pas davantage. Ravna se leva, abritant ses yeux contre la clarté du soleil.

— Il est temps de rentrer, dit-elle.

— Vous croyez que tout ira bien pour elle ?

Ravna hocha la tête.

— Elle a eu le temps de recenser les substances toxiques éventuelles ainsi que la plupart des poisons. De plus, elle est armée.

Entourée par la meute, elle grimpa vers la crête de l’atoll au milieu des fougères géantes. Pérégrin se retournait de temps à autre pour regarder la mer. Tige Verte était presque totalement immergée. L’endroit où elle se trouvait était balayé par de grosses lames, et il n’y avait plus d’écume à la surface. La dernière fois qu’il la vit, elle était dans un creux derrière une déferlante, et la surface lisse de la mer fut brisée un instant par deux de ses plus longs appendices dont le bout s’agitait doucement, comme pour leur dire adieu.


L’été prit peu à peu congé du territoire qui entourait l’île Cachée. Il y eut quelques pluies, et les feux de brousse cessèrent. Il y aurait même une récolte, malgré la guerre et la sécheresse. Chaque jour sans nuit, le soleil descendait un peu plus bas derrière les collines du nord, et le crépuscule s’allongeait, jusqu’à ce que la vraie nuit revienne, avec les étoiles.

Un étrange concours de circonstances voulut que plusieurs choses surviennent en même temps la dernière nuit d’été. Ravna avait conduit les enfants dans la campagne qui entourait le Château du Vaisseau. Il n’y avait là ni agglomérations ni signe d’industrie préspatiale. Rien qui pût occulter les cieux à l’exception d’une subtile lueur rosée, au nord, qui aurait pu passer pour un crépuscule attardé ou, peut-être, une aurore boréale. Ravna prit une inspiration profonde. Il n’y avait pas le moindre reste de cendre dans l’air frais et sec, qui annonçait déjà l’hiver.

— La neige t’arrivera aux épaules, Ravna ! s’écria Jefri avec enthousiasme. Tu aimeras ça, tu verras.

La tache pâle de son visage semblait scruter, elle aussi, le ciel.

— Ce n’est pas toujours marrant, la neige, fit Johanna Olsndot.

Elle n’avait pas protesté quand son frère avait insisté pour qu’elle vienne ici, mais Ravna savait qu’elle aurait préféré rester dans l’île Cachée pour préparer la journée du lendemain.

Comprenant son embarras, Jefri – ou plutôt non, c’était Amdi qui parlait, maintenant… ces deux-là ne guériraient jamais de leur manie de se faire passer l’un pour l’autre – déclara d’une voix douce :

— Ne t’en fais pas, sœurette. On t’aidera.

Ils restèrent un bon moment sans rien dire. Ravna se tourna vers le bas de la colline. Il faisait trop sombre, à présent, pour voir le fjord et les îles, six cents mètres plus bas. Mais les torches des remparts de l’île Cachée indiquaient l’emplacement du château. Dans la vieille cour intérieure d’Acier, sur laquelle régnait maintenant le Sculpteur, ils avaient réuni tous les cryosarcophages du vaisseau qui fonctionnaient encore. Cent cinquante et un enfants attendaient d’être réveillés. C’étaient les derniers survivants de Straum. Johanna affirmait qu’on pouvait en sauver la majeure partie en agissant immédiatement. La reine était enthousiaste à cette idée. De larges sections du château avaient été spécialement réaménagées pour accueillir les enfants. L’île Cachée était parfaitement abritée du vent, sinon de la neige de l’hiver. S’ils revivaient, les enfants n’auraient aucun mal à s’adapter ici. Ravna adorait Jefri, Johanna et Amdi, mais pourrait-elle s’occuper de cent cinquante et un enfants supplémentaires ? Le Sculpteur n’avait aucune réticence. Elle avait prévu la construction d’une école où les Dards apprendraient à connaître les humains et inversement. En observant Amdi et Jefri, Ravna avait une idée de ce qui pourrait sortir d’un tel projet. Ces deux-là étaient plus proches l’un de l’autre que tous les autres enfants qu’elle avait jamais connus, et leurs compétences s’additionnaient. Il ne s’agissait pas seulement du don qu’avaient les chiots pour les maths. Leurs compétences s’étendaient à beaucoup d’autres domaines.

Les humains et les meutes allaient très bien ensemble, et le Sculpteur avait l’intelligence de vouloir exploiter la chose. Ravna aimait beaucoup la reine, et elle aimait encore plus Pérégrin. Mais ce seraient les meutes, au bout du compte, qui bénéficieraient le plus de cette association. Le Sculpteur comprenait sans peine les limitations de sa race.

L’histoire des Dards remontait au moins à dix mille ans. Malgré cela, ils étaient restés prisonniers de cultures qui n’avaient guère évolué. Leur intelligence était vive, mais ils avaient un gros désavantage. Ils ne pouvaient pas coopérer de près sans perdre cette intelligence. Leur civilisation était faite d’esprits isolés, obligatoirement introvertis, qui ne pouvaient progresser au-delà de certaines limites. L’avidité manifestée par Pérégrin, Scrupilo et les autres pour les contacts humains en était bien la preuve.

À la longue, nous allons pouvoir sortir les Dards de ce cul-de-sac.

Amdi et Jefri étaient en train de glousser à propos de quelque chose. La meute envoyait courir des membres presque à la limite de la conscience. Ces jours derniers, Ravna avait appris que le grain de folie qui caractérisait les activités de la meute était une spécialité d’Amdi, et que sa réserve initiale était due au chagrin que lui avait causé Acier. Qu’un monstre pareil ait pu susciter un tel amour chez ces chiots était à la mesure de la perversité étonnante du personnage.

— Regarde bien partout à la fois ! Dis-moi vite où ! s’écria Jefri.

Un silence. Puis, de nouveau, la voix de Jefri :

— Là-bas !

— À quoi jouez-vous ? demanda Johanna avec la voix exaspérée d’une grande sœur.

— À repérer les météores, répondit l’un des deux. Je regarde partout, et je préviens Jefri – là ! – dès que j’en aperçois un.

Ravna n’avait rien vu, mais le jeune garçon avait fait abruptement volte-face au signal de son ami.

— Oui, oui ! fit la voix de Jefri. Altitude quarante kilomètres. Vitesse…

La voix des deux murmura des choses inintelligibles durant quelques secondes. Même avec une vision multiple, comment pouvaient-ils évaluer l’altitude ?

Ravna s’assit dans un creux formé par la mousse. Les autochtones lui avaient fabriqué une parka confortable. Elle sentait à peine l’humidité du sol. Au-dessus d’elle, les étoiles. C’était le moment de penser, de méditer au calme avant les activités prévues pour le lendemain.

Mère adoptive de cent cinquante et un gamins… Moi qui croyais avoir une vocation de bibliothécaire !

Sur sa planète, elle avait toujours aimé contempler le ciel étoilé la nuit. D’un coup d’œil, elle était capable de reconnaître les autres astres de Sjandra Kei, et parfois les autres mondes. Ce qu’elle appelait chez elle, c’était une configuration d’étoiles dans le ciel. L’espace d’un instant, l’air glacé du soir sembla faire partie d’un hiver qui ne s’effacerait jamais. Lynne, ses parents, Sjandra Kei… toute sa vie jusqu’à ces trois dernières années. Disparu, tout cela. N’y pense pas. Quelque part, dans l’espace, il y avait les restes de la flotte d’Aniara et les derniers rescapés de son peuple. Kjet Svensndot. Tirolle et Glimfrelle. Elle ne les avait connus que quelques heures, mais ils étaient de Sjandra Kei et avaient sauvé plus de choses qu’ils ne le sauraient jamais. Ils allaient vivre. La Sécurité Commerciale de SjK avait quelques ramscoops parmi sa flotte. Ils trouveraient un monde où s’établir. Pas ici, mais plus près du champ de bataille.

Elle inclina la tête pour scruter le ciel. Où ? Peut-être même pas au-dessus de cet horizon. D’ici, le disque galactique n’était qu’une lueur qui grimpait dans le ciel presque à angle droit de l’écliptique. On ne pouvait avoir, sous cet angle, aucune idée de sa véritable forme ni de la position exacte que l’on occupait en son sein. L’image générale était perdue au profit de splendeurs plus proches, noyaux brillants d’amas ouverts, joyaux à l’éclat figé sur un fond de poussière de diamants. Mais plus bas, à proximité de l’horizon du sud, loin de la grande voie galactique, brillaient deux taches de lumière aux contours irréguliers. Les Nuages de Magellan ! Soudain, la géométrie du tout fit un clic, et l’univers au-dessus d’elle ne fut plus totalement inconnu. La flotte d’Aniara devait être en ce moment…

— Je me demande si on voit le Domaine Straumli d’ici, fit Johanna.

Durant plus d’un an, elle avait été obligée de jouer à l’adulte. Bientôt, le rôle allait lui rester pour toujours. Mais sa voix, pour le moment, était d’une mélancolie enfantine.

Ravna ouvrit la bouche pour lui dire à quel point c’était improbable, mais se ravisa.

— Ce n’est pas impossible, ce n’est pas impossible, fit Amdi.

La meute s’était regroupée pour se blottir frileusement contre les humains.

— J’ai étudié les descriptions de la Boîte, déclara la voix de Jefri, et j’ai essayé d’établir des concordances avec ce que nous voyons.

Une paire de nez se silhouetta un instant contre le ciel. Ils ressemblaient à des mains humaines en train de s’agiter avec exubérance vers les étoiles.

— Les taches les plus brillantes que nous voyons d’ici ne sont que des flamboiements locaux, sur lesquels on ne peut se guider.

Il désigna deux amas ouverts en ajoutant qu’ils correspondaient aux données trouvées dans la Boîte. Il avait repéré les Nuages de Magellan, mais il avait extrapolé beaucoup plus qu’elle.

— Quoi qu’il en soit, dit-il, le Domaine était… (Exactement ! Était ! En plein dans le mille, mon garçon !) dans l’En delà Supérieur, mais près du disque galactique. Vous voyez ce groupe d’étoiles aux contours rectangulaires ? poursuivit-il en levant deux nez dans cette direction. Nous appelons cela le Grand Rectangle. Eh bien, à partir du coin supérieur gauche, vous parcourez six années-lumière dans le prolongement du grand côté, et vous êtes au Domaine Straumli.

Jefri se mit à genoux pour regarder en silence durant plusieurs secondes.

— C’est trop loin, dit-il. Qu’est-ce qu’on peut voir ?

— On ne voit pas les étoiles straumliennes, mais il y a une géante bleue à quarante années-lumière de Straum…

— C’est vrai, souffla Johanna. Elle s’appelle Storlys. Elle était si lumineuse qu’elle projetait des ombres, la nuit.

— Eh bien, c’est la quatrième par ordre d’intensité décroissante à partir du coin gauche. Elles sont presque en ligne droite. Si je la vois, vous pouvez sans doute la voir aussi.

Johanna et Jefri demeurèrent quelques instants silencieux. Ils contemplaient le coin de ciel indiqué tandis que Ravna serrait les dents sous l’empire d’une rage muette. C’étaient des enfants adorables. Ils avaient connu l’enfer. Leurs parents s’étaient battus pour empêcher cet enfer. Ils avaient échappé de justesse à la Gale en emportant l’instrument de sa destruction, mais… combien de millions de races qui vivaient dans l’En delà avaient sondé la Transcendance pour signer un pacte avec les démons ? Combien d’autres s’étaient détruites en allant là-bas ? Et cela n’avait pas suffi au Domaine Straumli. Il avait fallu qu’ils aillent jusque dans la Transcendance pour réveiller une entité capable de s’emparer de la galaxie entière.

— Vous croyez qu’il reste encore des gens là-bas, ou bien sommes-nous les seuls survivants ? demanda Jefri.

Sa sœur passa un bras autour de lui.

— Peut-être que… le Domaine Straumli n’est plus là, mais regarde… Le reste de l’univers est toujours présent. Grâce à papa, maman, Ravna et Pham… Ils ont arrêté la Gale. Ils ont sauvé presque tout…

Elle fit un geste du bras qui englobait la totalité du ciel.

— Mais oui, fit Ravna. Nous sommes là, sains et saufs, pour tout recommencer.

Si mince qu’il fût, ce réconfort correspondait probablement à la réalité. Les sondeurs de zone du vaisseau fonctionnaient encore. Naturellement, on ne pouvait pas débuter une zonographie précise avec un seul point de référence, mais elle savait déjà qu’ils se trouvaient au cœur du nouveau volume des Lenteurs, celui qui avait été créé par la Vengeance de Pham. Et, chose beaucoup plus significative, le HdB ne détectait aucune variation dans les intensités zonales. Les continuelles secousses des mois passés avaient disparu. Leur nouveau statut avait la solidité d’une montagne, seul le long passage du temps pouvait l’ébranler.

Cinquante degrés plus loin sur le fleuve galactique, il y avait un autre point du ciel qui n’attirait pas l’attention. Elle ne le fit pas remarquer aux enfants, mais la chose intéressante, à cet endroit, était beaucoup plus proche, à peine un peu moins de trente années-lumière. C’était la flotte de la Gale. Une série de mouches prises au piège dans de l’ambre. À la vitesse de saut normale pour l’En delà Inférieur, l’ennemi était à quelques heures d’eux lorsque Pham avait créé la Grande Vague. Et maintenant… ? S’ils avaient eu des racleurs de fond munis de ramscoops, ils auraient pu parcourir la distance qui les séparait en moins de cinquante ans. Mais la flotte d’Aniara avait accompli son sacrifice. Elle avait suivi les conseils de Pham, inspirés par le brisedieu. Sans le savoir, elle avait brisé la flotte de la Gale. Il n’y avait plus dans son sein un seul vaisseau adapté aux Lenteurs. Il lui restait peut-être quelques capacités d’évolution à l’intérieur d’un système, quelques milliers de kilomètres par seconde, mais pas plus. À ces profondeurs, il ne suffisait plus d’agiter une baguette magique pour reconstruire. La force d’extermination de la Gale arriverait en vue du monde des Dards dans… quelques milliers d’années. Ils avaient le temps.

Ravna se laissa aller en arrière contre une épaule d’Amdi. Il se lova confortablement autour de son cou. Les chiots avaient considérablement grandi en deux mois. De toute évidence, Acier leur avait fait absorber des drogues pour inhiber leur croissance. Elle laissa errer son regard dans les profondeurs du ciel noir constellé de taches lumineuses. Très loin, au-dessus de tout ça, il y avait les Zones. Où était la frontière, à présent ? La Vengeance de Pham avait été terrible. Elle aurait dû l’appeler, peut-être, la Vengeance du Vieux. Mais c’était beaucoup plus que ça encore. Le « Vieux » n’était qu’une victime récente de la Gale. Et il avait, lui aussi, servi d’intermédiaire dans le combat final. La force derrière tout cela devait être aussi ancienne que la Gale des origines, et encore plus terrifiante que les Puissances.

Quelle que soit l’origine, la Vague avait largement accompli son office. Ravna avait étudié les mesures d’intensité de zone effectuées par le vaisseau. Ce n’était encore qu’une vague estimation, mais elle savait qu’ils étaient bloqués à une profondeur de mille à trente mille années-lumière au cœur des nouvelles Lenteurs. Seule les Puissances savaient jusqu’où la Vague avait repoussé le secteur des Ralentisseurs. Sa force était telle qu’elle avait peut-être détruit certaines de ces Puissances au passage. C’était une vision d’apocalypse, d’Armageddon planétaire, comme les civilisations primitives en voyaient dans leurs cauchemars, mais grossie à l’échelle galactique. Une large portion de la Voie lactée avait été engloutie par les Lenteurs en un après-midi. Il n’y avait pas que la flotte de la Gale qui était prisonnière de l’ambre. Toute la voûte des cieux – à l’exception des Magellan lointains – avait dû se transformer en tombeau des Lenteurs. Il y avait sans doute de très nombreux survivants, mais combien de millions de vaisseaux s’étaient fait prendre au piège entre les étoiles ? Combien de systèmes automatiques étaient tombés en panne, causant la mort des civilisations qui dépendaient trop d’eux ? Les cieux étaient devenus muets. En un sens, la Vengeance était pire que la Gale.

Et qu’était-elle devenue ? Non pas la flotte qui avait pourchassé le HdB, mais la Gale elle-même ? C’était une créature du Faîte et de la Transcendance. À un degré très éloigné, elle couvrait une grande partie du ciel que leur vision englobait ce soir. La Vengeance de Pham avait-elle pu la renverser ? Si tous les sacrifices avaient un sens, c’était certainement le cas. Une vague assez forte pour repousser les Lenteurs de plusieurs milliers d’années-lumière, jusqu’à l’En delà Inférieur, jusqu’au Moyen En delà, jusqu’aux grandes civilisations du Faîte… jusqu’à la Transcendance elle-même…

Rien d’étonnant à ce qu’elle ait tout essayé pour nous arrêter.

Une Puissance prisonnière des Lenteurs ne devait plus être une Puissance. Elle ne devait même plus être vivante. À condition que la Vague ait pu arriver jusque-là.

Et c’est quelque chose que je ne saurai jamais.


Crypto : 0

Reçu par :

Chemin langage : optima

Origine : Société pour les Investigations Rationnelles

Sujet : perte de signal

Phrase clé : Au secours !

Résumé : Y a-t-il eu un éclatement du réseau, ou quoi ?

Diffusion :

Menace de la Gale

Société pour la Gestion Rationnelle du Réseau

Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre

Date : 0,412 msec. après la perte de contact

Texte du message :

Je n’ai toujours pas retrouvé le contact avec les sites du réseau que je connais situés plus loin que moi dans le sens de la rotation. Apparemment, je suis au bord de la catastrophe. Si vous recevez mon signal, répondez-moi, je vous en supplie ! Suis-je en danger ?

Pour votre information, je n’ai aucun mal à entrer en contact avec les stations situées dans la direction opposée à celle de la rotation. Je crois comprendre qu’une tentative est en cours pour acheminer des messages en faisant le tour de la galaxie dans l’autre sens. Cela nous donnerait au moins une idée de l’ampleur des pertes. Mais rien ne m’est encore revenu. Ce qui n’a rien de trop surprenant, je suppose, compte tenu du nombre de relais nécessaire et du coût de l’opération.

En attendant, j’envoie des signaux comme celui-ci. Cela draine considérablement mes ressources, comme vous vous en doutez, mais l’enjeu est trop important. J’ai émis sur faisceau direct en direction de tous les concentrateurs à la portée des stations situées dans le sens de la rotation par rapport à moi. Sans résultat.

Encore plus inquiétant, j’ai essayé de transmettre « au sommet », c’est-à-dire en utilisant des sites connus de la Transcendance qui sont au-dessus de la catastrophe. La plupart, en temps normal, n’auraient pas répondu, les Puissances étant ce qu’elles sont. Mais je n’ai pas eu un seul message en retour. Il règne là-bas le même silence que dans les Profondeurs. J’ai l’impression qu’une partie de la Transcendance a été engouffrée aussi.

Je répète. Si vous recevez ce message, répondez, je vous en supplie !


FIN
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