TROISIÈME PARTIE

37

— Le monde des Dards. Je le vois, Pham !

La fenêtre principale montrait une vue réelle du système : un soleil distant de moins de deux cents millions de kilomètres, dont la lumière éclairait le poste de commande. Les positions des planètes identifiées étaient indiquées par des flèches rouges clignotantes. L’une d’elles, à peine à vingt millions de kilomètres de là, portait la mention « type terrestre ». Au sortir d’un saut interstellaire, on ne pouvait pas être mieux placé.

Pham ne répondit pas. Il se contentait de regarder les fenêtres comme s’il y avait quelque chose d’anormal dans ce qu’il voyait. Il semblait y avoir quelque chose de cassé en lui depuis le combat avec la Gale. Il avait été si sûr de son brisedieu, et si décontenancé par le résultat. Par la suite, il s’était rétracté encore plus dans sa coquille. À présent, il semblait penser que, s’ils agissaient suffisamment vite, les forces survivantes de l’ennemi ne pourraient plus leur faire de mal. Plus que jamais, il se montrait soupçonneux envers Coquille Bleue et Tige Verte, comme s’ils représentaient une plus grande menace encore que les vaisseaux qui les poursuivaient.

— Merde ! lança-t-il finalement. Regardez la vitesse relative !

Soixante-dix kilomètres à la seconde. L’alignement des positions n’était pas un problème, mais…

— L’alignement des vitesses va nous prendre beaucoup de temps, cher monsieur Pham.

Ce dernier fixa sur Coquille Bleue un regard perçant.

— Nous en avons discuté il y a quinze jours avec ceux de là-bas, vous vous souvenez ? C’est vous qui avez calculé la poussée.

— Vous avez vérifié mes calculs, cher monsieur Pham. Ce doit être une nouvelle erreur du système de navigation. Mais je ne m’attendais pas à un résultat faux pour une simple histoire de balistique.

Un signe inversé, soixante-dix kilomètres par seconde de vitesse d’approche au lieu de zéro. Coquille Bleue se laissa flotter vers le pupitre auxiliaire.

— Peut-être, déclara Pham. Mais pour le moment, je vous prie de quitter le poste, Coquille Bleue.

— Mais je peux vous aider ! Il faudrait contacter Jefri et réaligner la vitesse pour…

Sortez d’ici, Coquille Bleue ! Je n’ai plus le temps de vous surveiller !

Pham s’élança dans l’espace qui les séparait, mais fut arrêté par Ravna avant qu’il n’arrive sur le Cavalier.

— Laisse tomber, Pham. Il va s’en aller.

Elle passa la main sur une touffe d’appendices qui vibraient dans tous les sens. Au bout de quelques instants, les appendices retombèrent.

— Je m’en vais, je m’en vais, fit Coquille Bleue.

Ravna laissa la main sur lui pour le rassurer, en prenant soin de rester entre Pham et le Cavalier. Il fit une sortie penaude. Quand il eut quitté le poste, elle se tourna vers Pham pour demander :

— Tu es sûr que ça ne peut pas être une erreur du système nav, Pham ?

Il ne sembla pas avoir entendu la question. Dès l’instant où la trappe s’était refermée, il était retourné s’asseoir devant le pupitre de commande. D’après les dernières estimations du HdB, la Gale arriverait dans moins de cinquante-trois heures. Ils allaient maintenant devoir perdre du temps à refaire un alignement de vitesses qui était censé avoir été réglé trois semaines plus tôt.

— Quelque chose ou quelqu’un nous a entubés, grommela-t-il en finissant la séquence de contrôle. C’était peut-être une défaillance du système, mais tu peux me croire, notre prochaine foutue phase propulsée va être tout ce qu’il y a de plus manuelle.

Des sirènes d’alerte à l’accélération retentirent dans toute la partie centrale du vaisseau. Pham consultait l’une après l’autre les fenêtres des moniteurs à la recherche d’objets non animés assez volumineux pour être dangereux.

— Sangle-toi aussi, dit-il à Ravna.

Il tendit la main pour activer la commande prioritaire qui permettait d’interrompre la temporisation de cinq minutes. Ravna déploya la selle d’impesanteur d’un siège et se harnacha. Pham lança un message sur le circuit général pour prévenir les autres de l’interruption de temporisation. Puis les propulseurs entrèrent en action, et Ravna se sentit repoussée doucement au cœur du berceau. Quatre dixièmes de g. Tout ce que le pauvre HdB pouvait encore encaisser.


Lorsque Pham disait « manuel », il voulait bien dire « manuel ». La fenêtre était centrée au millimètre. La vue ne se déplaçait plus au gré du pilote, et il n’y avait plus aucune légende ni aucun schéma explicatif. La plupart du temps, ils ne voyaient, en image réelle, que ce qu’il y avait devant, dans l’axe du HdB. Les fenêtres périphériques étaient couplées, en géométrie fixe, à la principale. Le regard de Pham allait de l’une à l’autre tandis que ses doigts pianotaient sur le pupitre de commande. Dans la mesure du possible, il naviguait en fonction de ses propres perceptions et ne faisait confiance à rien d’autre.

Il avait cependant toujours recours à l’ultrapoussée. Ils se trouvaient à vingt millions de kilomètres de leur objectif, à peine un saut de puce submicroscopique. Pham Nuwen jonglait avec les paramètres de propulsion pour essayer de raccourcir l’intervalle normal du saut de précision. Toutes les cinq ou six secondes, la lumière du soleil se déplaçait d’une tranche, touchant d’abord l’épaule gauche de Ravna puis la droite. Cela rendait le rétablissement des communications avec Jefri presque impossible.

Soudain, la fenêtre sous leurs pieds fut remplie par une planète énorme et gibbeuse, à dominante bleue avec des traînées blanches tourbillonnantes. Le monde des Dards était, comme l’avait laissé entendre Jefri Olsndot, une planète de type terrestre normal. Après les longs mois qu’ils avaient passés dans l’espace et après la perte de Sjandra Kei, ce spectacle impressionna Ravna au point de lui coupelle souffle. La surface de la planète était principalement constituée d’océans, mais il y avait, près du terminateur, des traces plus foncées de terres émergées. Une toute petite lune était visible derrière le limbe.

Pham déglutit.

— Nous ne sommes plus qu’à dix mille kilomètres. C’est parfait, mais nous approchons toujours à soixante-dix kilomètres par seconde.

La surface montait sur eux à vue d’œil. Pham la contempla quelques secondes avant d’ajouter :

— Ne t’inquiète pas, nous allons la rater. Nous entrerons dans l’atmosphère dans le limbe nord.

Le globe grossissait sous eux, éclipsant maintenant la lune. Ravna avait toujours adoré le moment où elle voyait apparaître Herte, dans le système de Sjandra Kei, mais ce monde avait des océans plus petits et les Voies Dirokimes le quadrillaient en plusieurs endroits. La planète des Dards était aussi belle que le Relais, et semblait tout aussi vierge. La petite calotte polaire était au soleil, et elle distinguait la ligne côtière qui descendait vers le sud où était le terminateur.

Voilà la côte du Nord-Ouest. C’est là que se trouve Jefri !

Elle se glissa devant le clavier pour demander au vaisseau d’établir à la fois une communication dans l’ultrabande et une liaison radio.

— Contact ultrabande, dit-elle au bout d’une seconde.

— Qu’est-ce que ça donne ?

— C’est brouillé. Sans doute une impulsion automatique.

L’accusé de réception du signal du HdB, le maximum possible depuis le début de la vague. Jefri était logé, ces derniers jours, très près du vaisseau ; quelquefois, elle avait la réponse presque immédiatement, même pendant sa période de nuit. Quelle joie si elle pouvait lui parler, même en sachant que…

Le monde des Dards remplissait à présent la moitié de la fenêtre. Son limbe formait un horizon à peine incurvé. Toutes les couleurs du ciel étaient devant eux et se noyaient dans le noir de l’espace. La calotte polaire et la banquise ressortaient en détail sur le bleu de la mer. Les ombres des nuages se déplaçaient lentement. Elle suivit la ligne côtière en direction du sud. Les péninsules et les îles étaient si serrées qu’elle avait du mal à les distinguer les unes des autres. Les montagnes étaient noires et les glaciers avaient des rayures sombres. Les vallées étaient vert et brun. Elle essaya de se souvenir des détails géographiques donnés par Jefri. L’île Cachée ? Mais il y avait tellement d’îles !

— J’ai un contact à la surface de la planète, annonça la voix du vaisseau tandis qu’une flèche clignotante se formait sur l’écran, indiquant un point situé à une courte distance de la côte. Voulez-vous le signal audio en temps réel ?

— Oui, oui ! fit Ravna.

N’obtenant pas de réponse immédiate, elle tapa impatiemment sur le clavier.

— Hé, Ravna ! Ho, Ravna !

La voix du petit garçon résonna, excitée, dans tout le poste. Elle était exactement telle que Ravna l’avait imaginée.

Elle tapa une demande de liaison à deux voies. Bien qu’ils fussent en train de frôler la planète à soixante-dix kilomètres à la seconde, il y avait maintenant moins de cinq mille kilomètres entre Jefri et eux. C’était assez près pour une conversation radio.

— Salut, Jefri, dit-elle. Nous sommes enfin arrivés, mais nous allons avoir besoin…

Nous allons avoir besoin de toute la coopération que tes amis à quatre pattes pourront nous donner. Comment expliquer cela avec un maximum de rapidité et d’efficacité ?

Mais le jeune garçon à la surface avait déjà son propre programme.

— … avons besoin d’aide de toute urgence, Ravna ! Le Sculpteur est en train d’attaquer !

Il y eut un grand choc, comme si le transmetteur était tombé par terre. Une autre voix parla, aiguë et bizarrement inarticulée.

— Ici Acier, Ravna. Jefri a dit la vérité. Le Sculpteur…

La voix presque humaine se perdit dans des bruits de déglutition et des sifflements confus. Au bout d’un moment, la voix de Jefri reprit :

— Une embuscade ! C’est une embuscade !

— Oui… Le Sculpteur nous a tendu une vaste embuscade. Nous sommes encerclés. Nous n’avons plus que quelques heures à vivre si vous ne nous aidez pas.


Le Sculpteur n’avait jamais désiré embrasser le métier des armes. Mais on ne règne pas cinq cents ans sans développer un certain nombre d’aptitudes, et elle avait appris à faire la guerre. Par contre, elle avait temporairement désappris, depuis quelques jours, un certain nombre de principes, tels que celui qui consistait à faire confiance à son état-major. Il y avait eu, effectivement, une grande embuscade dans la Montée de Margrum, mais ce n’était pas celle que messire Acier avait prévue.

Elle regarda Vendacious par-dessus les tentes qui les séparaient. La meute était à demi cachée par les pare-bruit, mais elle voyait qu’il avait perdu une partie de sa belle assurance. Le traitement qu’on lui faisait subir avait de quoi démonter n’importe qui. Vendacious savait que sa survie dépendait uniquement du fait qu’elle tiendrait ou non la promesse qu’elle lui avait faite. Et pourtant, elle trouvait insupportable l’idée qu’il pût survivre après avoir tué et trahi tant de monde. Elle s’aperçut que deux de ses membres vibraient littéralement de rage, les babines retroussées sur leurs crocs serrés. Ses chiots se faisaient tout petits comme si une menace invisible pesait sur eux. L’espace couvert de tentes sentait la sueur et exhalait les bruits mentaux d’une trop grande concentration de personnes dans un trop petit espace. Elle dut faire un effort de volonté exceptionnel pour se calmer. Elle lécha les chiots et se concentra durant quelques instants sur des pensées apaisantes.

Oui, elle tiendrait sa promesse. Et le résultat en vaudrait peut-être la peine. Vendacious n’avait à offrir que des spéculations sur les secrets les plus intimes d’Acier, mais il en avait appris bien plus que l’autre camp ne pouvait s’en douter sur sa situation tactique. Il savait exactement où les Flenséristes se cachaient et quel était leur nombre. L’entourage d’Acier se reposait un peu trop sur ses supercanons et sur son traître clandestin. Lorsque les troupes du Sculpteur avaient fondu sur leurs positions par surprise, elles avaient aisément remporté la victoire. À présent, la reine possédait quelques-uns de ces merveilleux canons.

Derrière les collines, ces canons tiraient encore, puisant dans les stocks de munitions que les artilleurs capturés avaient révélés. Les traîtrises de Vendacious avaient coûté cher à la reine, mais sa collaboration en tant que prisonnier allait peut-être lui apporter la victoire.

— Majesté !

C’était Scrupilo. Elle lui fit signe d’avancer. L’artilleur en chef, sortant de la lumière éblouissante du soleil, vint s’asseoir sans cérémonie à moins de dix mètres d’elle. En campagne, tout décorum était oublié.

Le bruit mental de Scrupilo était un fouillis d’anxiété. Il semblait à la fois épuisé, excité et découragé.

— Nous pouvons avancer en toute sécurité jusqu’au château, Majesté, dit-il. Le feu ennemi est devenu sporadique. Une partie des murailles du château se sont écroulées. Nous assistons à la fin de l’époque des châteaux forts, ma reine. Même avec nos piteux canons, nous aurions obtenu le même résultat.

Elle hocha plusieurs têtes en signe d’approbation. Scrupilo passait le plus clair de son temps à étudier la Boîte afin de fabriquer des choses, des canons en particulier. Elle passait, de son côté, de nombreuses heures à étudier les effets de ces inventions. Elle en savait plus que quiconque, Johanna incluse, sur les effets sociaux des armes, des plus primitives aux plus étranges, si étranges qu’elles ne ressemblaient même plus à des armes. Des millions de fois, la technologie de type château fort s’était écroulée devant des armes telles que les canons. Pourquoi les choses se seraient-elles passées différemment sur son monde ?

— Nous allons faire mouvement, dans ce cas…

De derrière l’ombre de la tente, un sifflement léger se fit entendre, un bruit étrange qui ne ressemblait à aucun autre et qui s’amplifiait d’instant en instant. Instinctivement, elle serra ses chiots contre elle et se figea. Vingt mètres plus loin, Vendacious rentra les épaules, apeuré. Mais lorsqu’elle survint, l’explosion attendue ne fut qu’un choc sourd et lointain, au-dessus d’eux sur la colline. Si ça se trouve, c’était un des nôtres.

— Nous devons profiter de ces destructions, dit-elle. Je veux qu’Acier apprenne que les tortures et le chantage ne paient pas.

Nous lui prendrons le vaisseau et l’enfant.

La question était d’arriver vivant jusque-là. Elle espérait que Johanna ne serait jamais au courant des risques et des menaces qu’elle allait attirer sur eux dans les prochaines heures.

— Oui, Majesté.

Mais Scrupilo ne faisait pas mine de s’en aller. Soudain, il semblait plus accablé que jamais.

— Majesté, je crains que…

— Quoi donc ? Nous avons le vent pour nous. Il faut en profiter.

— Bien sûr. Majesté. Mais si nous avançons, nous serons guettés par de sérieux dangers sur nos flancs et nos arrières. Il y a les éclaireurs avancés de l’ennemi, et les incendies.

Scrupilo n’avait pas tort. Les Flenséristes qui opéraient à l’arrière de leurs lignes étaient redoutables. Il n’y en avait pas beaucoup. Les troupes ennemies de la Montée de Margrum avaient été décimées ou dispersées. Ceux qui harcelaient leurs flancs n’étaient armés que d’arbalètes et de haches ordinaires. Mais ils bénéficiaient d’une coordination extraordinaire, et leur tactique était brillante. Elle voyait là les crocs et les dards de Flenser en personne. D’une manière ou d’une autre, son enfant maléfique survivait. Telle une peste d’antan, il faisait planer son ombre sur le monde. Avec le temps, ces meutes pouvaient mener contre elle une guérilla d’usure qui compromettrait gravement ses forces. Avec le temps… Deux de ses membres se levèrent et regardèrent Scrupilo dans les yeux pour bien souligner ce qu’elle disait.

— Raison de plus pour faire mouvement sans plus attendre, mon ami. C’est nous qui sommes loin de chez nous, avec des effectifs et des approvisionnements limités. Si nous ne remportons pas rapidement cette bataille, nous allons nous faire découper en petits morceaux.

Dépecer.

Scrupilo se leva, hochant la tête en signe de soumission.

— C’est ce que dit également Pérégrin, reconnut-il. Et Johanna meurt d’impatience à l’idée qu’elle pourrait bientôt faire irruption dans les salles du château. Mais il y a autre chose, Majesté. J’admets que nous ayons intérêt à nous engouffrer dans la brèche le plus vite possible. Cependant, j’ai travaillé dix dijours avec la Boîte, en me servant de toutes les indications que je pouvais comprendre pour fabriquer nos canons, alors que ceux dont nous nous sommes emparés à Margrum sont quatre fois plus légers et trois fois plus puissants. Comment ont-ils fait ?

Il y avait des accents d’humiliation et de rage dans sa voix. Tournant un museau en direction de Vendacious, il ajouta :

— Le traître dit que c’est parce qu’ils ont le frère de Johanna, mais elle affirme qu’ils n’ont pas de Boîte. Majesté, il ne fait aucun doute qu’Acier possède un avantage dont nous n’avons pas encore connaissance.


Même les exécutions ne servaient à rien. Jour après jour, Acier sentait augmenter sa rage. Seul sur le chemin de ronde au sommet des remparts, il faisait les cent pas en se croisant, à peine conscient de quoi que ce soit, hormis sa colère profonde. Il n’avait pas connu de pareils élans de fureur depuis l’époque où il s’était trouvé sous les couteaux de Flenser. Retrouve ton sang-froid avant qu’il ne te dépèce encore plus, semblait lui dire la voix intérieure de quelque Acier de ces anciens temps.

Il s’accrocha à cette pensée pour reprendre ses esprits. Il regarda la bave sanglante qui coulait de l’une de ses mâchoires, accompagnée d’un goût de cendres. Trois de ses épaules portaient des marques de crocs. Il s’était déchiré lui-même, habitude dont Flenser l’avait en principe guéri depuis longtemps.

Tourne ton agressivité vers l’extérieur, jamais vers l’intérieur.

Il lécha machinalement ses plaies et se dirigea vers le parapet.

À l’horizon, une brume gris foncé obscurcissait la mer et les îles. Ces derniers jours, les vents d’été avaient apporté leur souffle brûlant au goût de fumée. Aujourd’hui, ils étaient véritablement du feu, sifflant contre les murs du château, chargés de cendres et de vapeurs noires. Durant toute la dernière journée sans nuit, l’extrémité la plus éloignée de la Gorge Amère avait été enveloppée d’un rideau de flammes qui bouchait l’horizon. Aujourd’hui, les versants des collines étaient redevenus visibles. Ils étaient noircis et fumants. Le vent emportait la fumée vers la mer. Au cœur de l’été, il y avait souvent des incendies de forêt ou de broussailles, mais cette année dépassait toutes les autres, comme si la nature s’était transformée en une meute de guerre. Il y avait des flammes partout. C’étaient ces maudits canons qui déclenchaient les incendies. Et cette année, il ne pouvait même pas se retirer dans l’île Cachée, laissant ceux du continent souffrir de la canicule.

Il décida d’ignorer les brûlures de ses épaules et d’arpenter le chemin de ronde avec un esprit plus serein, plus analytique, si possible, pour changer. Ce Vendacious avait encore retourné sa veste. C’était un double traître. Acier s’attendait à ce qu’il soit découvert un jour ou l’autre. Il avait d’autres espions qui auraient dû l’informer de la chose, mais tel n’avait pas été le cas. Acier ne s’était aperçu de la trahison qu’en apprenant la catastrophe de la Montée de Margrum. Ce coup de couteau dans le dos avait bouleversé ses plans. Le Sculpteur allait bientôt arriver ici, mais pas en tant que victime.

Qui aurait cru qu’il devrait vraiment compter sur les créatures des étoiles pour le protéger du Sculpteur ? Il avait fait tout ce qu’il avait pu pour se débarrasser de l’ennemi du Sud avant l’arrivée de Ravna. Aujourd’hui, il avait besoin de cette aide tombée du ciel, mais il fallait encore attendre cinq heures. À cette pensée, il faillit succomber à un nouvel accès de rage. Si près du but, tout le dressage d’Amdijefri allait-il se révéler inutile ? Lorsque tout sera fini, quel plaisir je vais éprouver à tuer ces deux-là ! Plus que n’importe qui d’autre, ils méritaient la mort. Ils l’avaient tellement poussé à bout ! Sans relâche, ils l’avaient forcé à avoir avec eux un comportement bienveillant, comme si c’étaient eux qui lui donnaient des ordres ! Par-dessus tout, ils l’avaient bombardé de plus d’insolences que mille sujets normaux.

De la cour du château montaient les bruits de plusieurs meutes au travail. Les treuils grinçaient, les lourdes pierres gémissaient sous la poussée des équipes qui les mettaient en place. Le noyau professionnel de l’empire du Dépeceur survivait. Encore quelques heures et les brèches des murs seraient réparées. De nouveaux canons allaient être amenés du nord. Et le grand plan peut encore réussir. Tant que je suis entier, peu importe les pertes par ailleurs, cela peut très bien réussir.

Presque couvert par le tintamarre, il entendit un cliquetis de griffes sur les marches intérieures. Il se figea, tendant tous ses cous vers le bruit. Shreck ? Mais il se serait annoncé d’abord. Puis il se détendit. Il n’y avait qu’un seul membre qui montait. Un mono.

Le membre de Flenser s’écarta des marches et s’inclina devant Acier. Le geste était grotesque sans les autres membres pour le compléter. Le manteau-radio du mono luisait, noir et distinct. L’armée avait peur de ces manteaux. Les monos et les duos qui les portaient semblaient plus intelligents que les meilleures des meutes. Même les lieutenants d’Acier, y compris Shreck, qui connaissaient la nature exacte des manteaux noirs, étaient craintifs et prudents en leur présence. Plus que tout, Acier avait besoin, en ce moment, du Fragment de Flenser. Plus que tout, à l’exception, bien sûr, de la crédulité des créatures des étoiles.

— Quelles sont les nouvelles ? demanda-t-il.

— Vous permettez que je m’assoie ?

Y avait-il le sourire sardonique de Flenser derrière cette demande ?

— Permission accordée, fit-il sèchement.

Le mono se laissa tomber sur la pierre nue. Acier le vit grimacer. Ce Fragment parcourait le Domaine depuis près de vingt jours maintenant. Excepté quelques brefs répits, il avait gardé son manteau pendant tout ce temps. Torture en noir et or. Acier l’avait vu sans le manteau, pendant qu’on lui donnait un bain. Son poil était pelé à vif aux jointures des épaules et des hanches, là où le poids de la radio était le plus fort. Des plaies s’étaient ouvertes au centre des plaques pelées. Seul et sans son manteau, le mono avait gémi de douleur. Acier adorait assister à ces séances, même si le mono n’était pas très verbal. C’était presque comme si lui, Acier, jouait maintenant le rôle de Celui qui Enseigne avec un Couteau, avec le Dépeceur pour élève.

Le mono ne prononça pas une parole durant quelques instants. Acier entendait ses halètements mal dissimulés.

— Le dernier jour sans nuit s’est déroulé sans dommages, Monseigneur.

— Pas ici ! Nous avons perdu presque tous nos canons. Nous sommes pris au piège à l’intérieur de ces murs. Et les gens des étoiles vont peut-être arriver trop tard.

— Je voulais parler de ce qui s’est passé là-bas, fit le mono en montrant du nez les espaces libres au-delà du rempart. Vos éclaireurs sont bien entraînés, Monseigneur, et leurs officiers sont rusés. En ce moment, je suis déployé sur les arrières et les flancs du Sculpteur. (Le mono fit un geste partiel de dérision.) Les arrières et les flancs… C’est drôle, pour moi l’armée entière du Sculpteur constitue une seule meute. Nos fantassins de première ligne sont les dards de mes propres pattes. Nous sommes en train de harceler durement la reine, Monseigneur. J’ai mis le feu à la Gorge Amère. Je suis le seul à avoir vu exactement où il allait se propager et ce qu’il allait détruire. Dans quatre jours sans nuit, il ne restera plus rien des approvisionnements de la reine. Elle sera à notre merci.

— Trop tard, si nous devons mourir cet après-midi.

— Oui.

Le mono pencha la tête pour regarder Acier. Il se moque de moi. Comme ces autres fois, sous le couteau de Flenser, où un problème était posé et où la mort était le châtiment si la solution n’était pas trouvée immédiatement.

— Mais Ravna et compagnie devraient être ici dans cinq heures, n’est-ce pas ?

Acier hocha la tête.

— Je peux vous garantir, reprit le Fragment, qu’elle aura plusieurs heures d’avance sur l’assaut principal du Sculpteur. Vous avez toute la confiance d’Amdijefri. Il me semble qu’il vous suffit d’avancer et d’écourter votre programme précédent. Si Ravna est assez pressée…

— Les gens des étoiles ont le couteau sous la gorge, je le sais. (Ravna avait beau essayer de cacher ses motivations précises, il était clair que quelque chose la tourmentait.) Si, de votre côté, vous pouviez ralentir le Sculpteur…

Acier se coucha à son tour pour mieux se concentrer sur son planning. Il eut confusément conscience de la disparition progressive de ses angoisses. Ourdir une machination était toujours un réconfort pour lui.

— Le problème, dit-il, c’est que nous avons deux choses à faire en même temps. Il faut qu’elles soient parfaitement coordonnées. Jusque-là, il ne s’agissait que de feindre un siège afin d’attirer le vaisseau des étoiles dans les Mâchoires de notre château.

Il tourna une tête en direction de la cour. Le dôme de pierre qui dissimulait le vaisseau échoué était en place depuis le milieu du printemps. Il était à présent légèrement endommagé par l’artillerie. La façade de marbre était fendue, mais il n’avait pas reçu de coup direct. Derrière lui s’étendait l’aire des Mâchoires, assez vaste pour recevoir le vaisseau de sauvetage mais entourée de piliers de pierre, qui représentaient les dents des Mâchoires. Grâce à des charges de poudre judicieusement placées, les dents s’abattraient sur les sauveteurs. Mais cela se ferait en dernier recours, s’ils ne parvenaient pas à capturer ou à tuer les humains quand ils sortiraient à la rencontre de leur cher Jefri. Ce traquenard avait été mis au point avec amour sur plusieurs dijours, en tenant compte des indications d’Amdijefri sur la psychologie humaine et sur la manière dont les vaisseaux spatiaux se posaient normalement. Mais à présent…

— À présent, nous avons réellement besoin de leur aide. Ce que je leur demanderai devra répondre à une double exigence : leur donner le change et détruire l’armée du Sculpteur.

— Difficile à coordonner, admit le manteau. Pourquoi ne pas procéder en deux étapes ? La première n’aurait pas besoin de les induire en erreur plus que nécessaire. Qu’ils détruisent d’abord le Sculpteur, nous verrons ensuite comment les éliminer.

Acier fit cliqueter pensivement un dard sur la pierre.

— Oui. L’ennui, c’est qu’ils pourraient en voir un peu trop. Il est impossible qu’ils soient aussi naïfs que Jefri. Il nous a dit lui-même que l’humanité était passée par une phase de son histoire où il y avait des châteaux forts et des guerres. S’ils fourrent leur nez un peu partout, ils verront très vite des choses que Jefri n’a jamais eu l’occasion de voir ni de comprendre. Je pourrai peut-être les persuader de se poser dans l’enceinte du château et d’installer des armes en haut de nos murs. Nous les prendrons en otages au moment où ils se trouveront entre les Mâchoires. Merde. Il va falloir redoubler d’ingéniosité pour préparer Amdijefri à tout cela.

Le pur plaisir du stratagème laissa place, un bref instant, à un élan de rage.

— J’ai de plus en plus de mal à venir à bout de ces deux-là, avoua-t-il.

— Ces chiots débordent de santé, par la Grande Meute ! fit le Fragment, qui observa un instant de silence avant de continuer. Je sais qu’Amdiranifani est plus intelligent, dans l’absolu, que n’importe quelle autre meute, mais vous croyez qu’il le serait assez pour transcender sa nature puérile (il prononça le mot en samnorsk) et déceler la supercherie ?

— Pas jusque-là, non. Je tiens leurs petits cous dans mes mâchoires, et ils ne s’en sont même pas encore aperçus. Vous aviez raison, Tyrathect. Ces enfants m’adorent. (Et je les hais d’autant plus pour cela.) Quand je suis à côté de cette mante, elle n’arrête pas de se serrer contre moi. Elle pourrait me trancher la gorge ou me crever les yeux, mais elle ne demande qu’à me caresser et à jouer avec moi. En attendant que je l’aime en retour. C’est vrai, ils croient sur parole tout ce que je leur dis, mais il y a un prix à payer. Il faut que je me plie sans rien dire à leurs caprices et à leurs insolences.

— Ne vous énervez pas, mon cher disciple. Le summum de la manipulation consiste à jouer sur l’empathie sans jamais être touché soi-même.

Le Fragment s’arrêta, comme d’habitude, juste au bord du gouffre. Mais cette fois-ci. Acier sentit sortir sa hargne avant d’avoir conscience de sa réaction.

— Ne me… faites pas… la morale ! Vous n’êtes pas… le Dépeceur ! Vous n’êtes qu’un foutu fragment ! Le fragment d’un fragment ! Encore un mot et vous êtes mort, découpé en petits cubes !

Il s’efforça de réprimer le tremblement qui se communiquait d’un membre à l’autre. Pourquoi ne l’ai-je pas tué ? Je déteste Flenser plus que tout au monde. Rien ne serait plus facile pour moi. Pourtant, le Fragment lui était indispensable. Si indispensable qu’il représentait parfois la seule chose qui s’interposait entre l’échec et lui. Et il le contrôlait parfaitement.

Le mono était en train de faire un numéro de plat ventre très convaincant.

— Redressez-vous ! lui cria Acier. Donnez-moi vos conseils et non vos sermons si vous voulez continuer à vivre. Le fait est qu’il m’est impossible de poursuivre cette mascarade avec les chiots. Quelques minutes d’affilée, peut-être, ou bien en présence d’autres meutes qui les écartent de moi. Mais je suis incapable de supporter ces mamours incessants. Encore une heure de ce régime-là, et je ne réponds plus de rien. Je suis capable de les étrangler sur place. C’est pourquoi je voudrais que ce soit vous qui leur parliez. Expliquez-leur la situation. Dites-leur que…

— Mais…, commença le mono en levant la tête vers lui avec stupéfaction.

— Je serai là pour vous surveiller. Je ne vous les abandonne pas. Je vous demande seulement de me servir de diplomate à distance rapprochée.

Le Fragment laissa retomber ses épaules, incapable de dissimuler la douleur qui pesait sur lui.

— Si tel est votre désir, Monseigneur…

Acier montra les dents.

— Tel est mon désir. Et n’oubliez pas. Je serai là pour tout ce qui est important, en particulier les communications radio en direct. (Il écarta d’un geste le mono du parapet.) Allez faire vos mamours aux enfants, maintenant. À votre tour d’apprendre à vous contrôler.

Après le départ du manteau, il appela Shreck en haut des remparts. Les heures qui suivirent furent consacrées à faire le tour de leurs défenses et à échafauder des plans avec son état-major. Acier était surpris de voir à quel point il se sentait l’esprit serein après avoir réglé l’histoire des chiots. Cela sembla s’étendre à ses conseillers. Ils étaient détendus au point de proposer des idées constructives. Là où les brèches du mur ne pouvaient être comblées, ils installeraient des chausse-trappes. Les canons des ateliers du Nord arriveraient avant la fin du jour sans nuit. L’un des collaborateurs de Shreck avait mis au point un plan de secours pour le réapprovisionnement en eau et en vivres. Les rapports des éclaireurs avancés faisaient état de résultats tangibles. Les arrières de l’ennemi s’effritaient, et ils auraient perdu une grande partie de leurs munitions avant d’arriver sur la Colline du Vaisseau. En ce moment même, il n’y avait pratiquement plus aucun bombardement sur la colline.

Tandis que le soleil se levait au sud, Acier retourna sur les remparts pour préparer ce qu’il allait dire aux gens des étoiles.

C’était presque comme dans l’ancien temps, lorsque tous ses projets étaient en passe de se concrétiser et que le succès, bien que lointain, était à sa portée. Pourtant…, dans un recoin de son esprit, durant toutes les heures qui s’étaient écoulées depuis sa conversation avec le mono, la peur était là, comme de petites griffes acérées. Acier donnait toutes les apparences d’être aux commandes. Le Fragment de Flenser semblait docile. Pourtant, bien qu’il fût étalé sur des kilomètres, il formait une meute encore plus unie qu’auparavant. Naguère, le Fragment faisait souvent comme s’il était équilibré, mais ses tensions internes étaient facilement visibles. Depuis peu, il semblait content de lui, presque… à l’aise. Il était responsable de toutes les forces du Domaine au sud de la Colline du Vaisseau. Et depuis tout à l’heure, Acier l’avait investi d’une autre responsabilité. Il devrait passer un moment chaque jour avec Amdijefri. Cela ne changeait rien, pour Acier, de se dire que ses motivations venaient de l’intérieur et que le Fragment était dans un état d’épuisement physique évident. En pleine possession de son génie, le Maître aurait pu persuader un loup sauvage que le Dépeceur était sa reine.

Et que sais-je, en réalité, de ce qu’il peut raconter aux meutes derrière mes dos ? Se pourrait-il que mes propres espions me mentent à son sujet ?

Maintenant qu’il pouvait prendre un moment de détente loin de ses soucis immédiats, ces petites griffes s’enfonçaient un peu plus profondément dans sa chair.

J’ai besoin de lui, c’est vrai. Mais la marge d’erreur est réduite, à présent.

Au bout d’un moment, il changea de registre, acceptant les risques. Si nécessaire, il se servirait de ce qu’il avait appris de sa deuxième meute de manteaux noirs et qu’il avait soigneusement caché à Flenser Tyrathect. Si nécessaire, le Fragment s’apercevrait à ses dépens que la mort peut être aussi rapide que la radio.


Tout en s’occupant de l’alignement des vitesses, Pham utilisait l’ultrapoussée. Cela leur économiserait des heures de voyage en arrière, mais c’était un jeu hasardeux, pour lequel le vaisseau n’avait pas été conçu. Le HdB rebondissait aux quatre coins du système solaire. Un seul saut heureux suffirait, mais un seul saut malheureux, contre la planète, les tuerait. C’était pourquoi ce genre de jeu ne se pratiquait jamais.

Au bout de plusieurs heures de manipulation des automatismes de vol et de cette roulette russe avec l’ultrapoussée, les mains du pauvre Pham étaient légèrement tremblantes. Chaque fois que le monde des Dards réapparaissait, parfois sous la forme d’une simple tête d’épingle de lumière bleutée, il lui lançait un regard furieux d’une seconde. Ravna voyait le doute monter en lui. Sa mémoire lui disait qu’il aurait dû se débrouiller beaucoup mieux avec des automatismes limités, et pourtant certaines commandes primitives du HdB lui étaient presque impénétrables. Peut-être le souvenir qu’il avait de ses compétences à l’époque du Qeng Ho était-il lui-même factice.

— La flotte de la Gale, combien de temps encore ? demanda-t-il.

De sa cabine, Tige Verte regardait la fenêtre de navigation. C’était la cinquième fois en une heure que Pham posait la question. Pourtant, elle répondit d’une voix calme et patiente. Peut-être était-il naturel de répéter cette demande.

— Distance quarante-neuf années-lumière. Arrivée estimée dans quarante-huit heures. Sept nouveaux vaisseaux ont décroché.

Ravna était capable de faire la soustraction. Il y en avait cent cinquante-deux qui arrivaient encore.

Le synthétiseur de Coquille Bleue résonna par-dessus celui de sa compagne.

— Durant les deux cents dernières secondes, ils n’ont pas tellement progressé, mais je pense que c’est dû à des variations locales dans les conditions du Fin Fond. Cher monsieur Pham, vous vous débrouillez très bien jusqu’ici, mais je connais mon vaisseau. Nous pourrions gagner du temps si vous vouliez bien me laisser les commandes. Je vous en prie !

— Taisez-vous !

La voix de Pham était sèche, mais les mots avaient quelque chose de presque automatique. C’était une conversation – ou du moins une tentative – qui revenait presque chaque fois que Pham demandait des informations sur la flotte de la Gale.

Durant les toutes premières semaines de leur voyage, Ravna avait supposé que le brisedieu était quelque chose de plus ou moins surnaturel. Elle s’apercevait maintenant qu’il s’agissait plutôt de fragments épais, d’automatismes chargés à la hâte.

Il fonctionnait peut-être comme prévu, mais il était également possible qu’il eût mal tourné et qu’il fût en train de déchirer Pham en le bombardant d’erreurs.

Le vieux cycle de peur et d’angoisse fut soudain rompu par l’irruption d’une lumière douce et bleue. Le monde des Dards ! Enfin, un saut d’une précision miraculeuse, presque aussi bon que celui qui les avait secoués cinq heures plus tôt. À vingt mille kilomètres de là, un vaste croissant s’offrait à leur vue. C’était la lisière éclairée de la planète. Le reste n’était qu’une masse sombre sur fond de ciel étoilé, à l’exception de l’endroit où le cercle auroral formait une lueur verdâtre autour du pôle Sud. Jefri Olsndot était de l’autre côté du globe par rapport à eux, dans la zone de jour arctique. Ils ne pourraient établir de liaison radio qu’en arrivant, et elle n’avait pas encore trouvé le moyen de recalibrer l’ultrabande pour des transmissions de courte portée.

Elle se détourna de la fenêtre. Derrière elle, Pham levait toujours les yeux vers le ciel.

— Pham, à quoi peuvent nous servir ces quarante-huit heures d’avance ? Allons-nous nous contenter de détruire la Contre-mesure ?

Et Jefri ? Et le peuple de messire Acier ?

— Peut-être. Mais il y a d’autres possibilités. Il doit y en avoir d’autres. (Il avait prononcé ces derniers mots à voix basse, comme un murmure.) J’ai déjà été traqué. Je me suis déjà retrouvé dans des impasses comme celle-ci.

Il évita son regard en prononçant ces mots.

38

Jefri n’avait pas vu le ciel plus d’une heure au cours des deux derniers jours. Amdi et lui étaient en sécurité sous la coupole de pierre qui abritait le vaisseau échoué, mais ils n’avaient aucun moyen de voir ce qui se passait à l’extérieur. Si ce n’était pas pour Amdi, je n’aurais pas supporté ça une minute. Ceux qui avaient tué maman, papa et Johanna n’étaient qu’à quelques kilomètres de là. Ils avaient réussi à s’emparer de quelques canons de messire Acier, et les bombardements n’avaient pas cessé depuis, des heures durant, faisant trembler la terre sous eux et fendant même les murs du dôme.

On leur apportait à manger sur place. Quand ils n’étaient pas dans la cabine de commande du vaisseau, ils erraient dans les souterrains du château où dormaient les enfants humains. Jefri n’avait jamais négligé d’assurer la maintenance très simple dont il se souvenait, mais quand il regardait à travers les couvercles transparents des sarcos il avait terriblement peur. Certains ne respiraient presque pas. La température intérieure lui paraissait trop élevée. Amdi et lui ne savaient pas quoi faire pour y remédier.

Rien n’avait changé ici, mais il y avait de nouvelles raisons de se réjouir. Le long silence de Ravna avait pris fin. Amdijefri et Acier lui avaient parlé de vive voix ! Dans trois heures, le vaisseau serait ici. Même les bombardements avaient cessé, comme si le Sculpteur se rendait compte que c’était la fin pour elle.

Plus que trois heures. Livré à lui-même, Jefri aurait passé ce laps de temps dans un état d’anxiété à grimper aux rideaux. Après tout, il avait maintenant neuf ans, c’était un adulte avec des problèmes d’adulte. Mais il y avait Amdi. La meute, sous bien des rapports, était plus intelligente que lui, mais elle était encore vraiment jeune. Environ cinq ans, d’après les recoupements d’Amdijefri. Sauf quand il se concentrait profondément, il était incapable de rester en place. Lorsque Ravna avait enfin appelé, Jefri aurait voulu se tenir tranquille pour réfléchir sérieusement, mais Amdi avait commencé à se pourchasser autour des pylônes. Il criait des phrases incohérentes en imitant les voix de Jefri et de Ravna, et se cognait exprès au jeune garçon en passant. Jefri lançait des regards agacés aux chiots agités. Ils ne peuvent pas s’en empêcher. Une pensée à la fois gaie et amère lui vint à l’esprit. Est-ce que Johanna me voyait ainsi ? Il avait des responsabilités envers cette jeune meute. Il fallait qu’il soit patient. Tandis qu’un membre d’Amdi se jetait dans ses jambes, il se baissa pour saisir par le cou le chiot qui gigotait. Il le hissa sur son épaule tandis que le reste de la meute convergeait joyeusement sur lui pour le faire trébucher dans la mousse sèche.

Après avoir lutté pendant quelques secondes, Amdijefri proposa :

— Allons explorer ! Allons explorer !

— Il faut que nous attendions Ravna et messire Acier.

— Nous avons le temps. Ne t’inquiète pas, nous serons de retour à l’heure.

— D’accord.

Mais que leur restait-il à explorer vraiment ?

Dans la pénombre éclairée par quelques rares torches, ils grimpèrent jusqu’à l’étroite claire-voie qui faisait le tour de la coupole par l’intérieur. Apparemment, il n’y avait personne d’autre sous le dôme. Ce n’était pas trop inhabituel. Messire Acier craignait que les espions du Sculpteur ne s’infiltrent jusqu’au vaisseau. Même ses sentinelles de confiance avaient rarement le droit d’entrer ici.

Amdijefri avait déjà exploré cet endroit. Derrière les revêtements insonorisants, la pierre était froide et humide au toucher. Il y avait quelques étroites ouvertures sur l’extérieur, pour la ventilation, mais à plus de dix mètres de haut, là où le mur s’incurvait déjà pour former la coupole. La pierre était grossièrement taillée, non encore polie. Les ouvriers d’Acier s’étaient dépêchés de tout couvrir avant l’arrivée de l’armée du Sculpteur. Aucune finition n’avait été faite, et les revêtements étaient restés bruts.

Devant et derrière Jefri, Amdi reniflait les fissures et le mortier frais. Le chiot qu’il tenait dans ses bras se tortilla en synchronisme avec les autres.

— Ha ! Regarde, là ! Je savais bien que le ciment s’effriterait, lui dit la meute.

Jefri laissa son ami s’engouffrer dans un recoin du mur. Il ne voyait, pour sa part, aucune différence, mais Amdi grattait la pierre avec ses cinq paires de pattes antérieures.

— Même si tu descelles une pierre, à quoi cela pourra-t-il te servir ? demanda-t-il.

Il avait vu les ouvriers mettre ces gros blocs en place. Larges de près de cinquante centimètres, ils étaient disposés sur plusieurs rangs. Même si l’on en déplaçait un, on ne trouverait derrière que de la pierre.

— Eh ! eh ! Qui sait ? J’attendais d’avoir quelques instants à tuer. Barf ! Ce mortier me brûle les lèvres !

Il gratta encore quelque temps, puis la meute repoussa derrière elle un fragment aussi gros que la tête de Jefri. Il y avait réellement un trou entre les blocs, et il était assez large pour laisser passer Amdi. L’un de ses membres se glissa dans la brèche.

— Tu es content, maintenant ? demanda Jefri en collant son visage au trou pour essayer de voir quelque chose.

— Devine ce qu’il y a là ! fit la voix aiguë d’un membre qui se tenait dressé contre le mur sur sa droite. C’est une galerie ! Un passage dans la muraille !

Un autre membre de la meute s’introduisit dans le trou et disparut de l’autre côté. Une galerie secrète ? Cela ressemblait trop aux contes de fées de Nyjora.

— Il y a assez de place pour laisser passer un adulte, Jefri. Tu pourrais y entrer toi-même à quatre pattes.

Deux autres membres d’Amdi se glissèrent dans le trou. La galerie était peut-être assez large pour laisser passer Jefri, mais l’entrée ne lui permettait même pas de glisser la tête à l’intérieur. Il ne pouvait rien faire d’autre que contempler les ténèbres. Les chiots qui étaient restés en arrière devant l’ouverture décrivaient ce que voyaient les autres.

— Ça va très, très loin. Et ça grimpe. Je suis déjà passé deux fois au-dessus de moi. Je me trouve environ à cinq mètres au-dessus de ta tête. C’est dingue, la manière dont je m’étire.

Il délirait encore plus que quand il était excité par un jeu. Il fit entrer deux nouveaux chiots dans le trou. Cela prenait les proportions d’une aventure sérieuse, à laquelle Jefri ne pouvait pas participer.

— Ne t’éloigne pas trop, dit-il. C’est peut-être dangereux.

L’un des membres restés en arrière leva les yeux vers lui.

— Ne t’inquiète pas. Cette galerie n’est pas là par accident. Elle a été conçue exprès pour servir de voie de retraite à messire Acier. Je sais que j’ai raison. J’ai raison ! Ha ! ha !

Un nouveau membre disparut dans le mur. C’était l’avant-dernier. Au bout d’un moment, il se glissa lui aussi dans le trou mais ne s’éloigna pas de l’entrée pour qu’Amdi puisse continuer de parler à Jefri. La meute s’amusait comme un petit fou. Elle sifflait et chantait d’enthousiasme. Jefri savait exactement ce qu’éprouvait son ami. C’était un de ces jeux auxquels il ne pourrait jamais jouer lui-même. Dans les positions qu’il occupait, les pensées d’Amdi devaient faire des ricochets inimaginables. Zut ! Maintenant qu’il jouait dans la pierre, les sensations devaient être encore plus fortes qu’avant, dans la mesure où il était coupé de toutes les émissions mentales à l’exception de celles du membre le plus rapproché.

Le fredonnement stupide se poursuivit quelque temps, puis Amdi parla d’une voix presque raisonnable :

— Hé ! La galerie se divise à un endroit. Je suis arrivé à une fourche. Il y a un côté qui redescend… J’aimerais avoir assez de membres pour explorer les deux !

— Mais tu ne les as pas.

— Tu sais quoi ? Je vais prendre celle qui monte, aujourd’hui.

Quelques secondes de silence, puis :

— Il y a une porte basse ! Juste de quoi laisser passer un adulte ! Et elle n’est pas fermée à clé.

Amdi lui imita le bruit du frottement de la pierre sur la pierre.

— Ah ! Je vois de la lumière ! Quelques mètres plus haut, il y a une fenêtre. J’entends le vent.

Il imita le bruit du vent et les signaux de pensée des oiseaux de mer venus de l’île Cachée. C’étaient des bruits merveilleux.

— Oh ! oh ! C’est un peu juste, mais je veux regarder dehors… Jefri, je vois le soleil ! Je suis à l’extérieur, à peu près à mi-hauteur du dôme ! J’aperçois tout le sud. Quelle fumée, en bas !

— Et la colline ? demanda Jefri au membre le plus proche du trou, dont le pelage taché de blanc était à peine visible dans la pénombre.

Mais au moins, Amdi gardait le contact.

— Le versant est un peu plus brun que le dijour dernier. Mais je ne vois pas de soldats.

Jefri entendit le bruit relayé d’un canon.

— Ouah ! Ça tire, là-bas. C’est tombé juste de ce côté-ci de la crête. Il y a du monde de l’autre côté, juste en dessous de mon champ de vision.

C’était le Sculpteur qui finissait par arriver. Jefri frissonna, furieux de ne rien voir, effrayé à l’idée du spectacle qu’il pourrait découvrir. Il avait souvent des cauchemars où il imaginait le Sculpteur sous une forme effrayante, où il imaginait ce qu’il avait fait à maman et à papa et à Johanna. Les images ne se formaient jamais complètement, et elles ressemblaient pourtant à des souvenirs.

Messire Acier aura la peau du Sculpteur.

— Oh ! oh ! Le vieux Tyrathect est en train de traverser la cour du château. Il vient par ici.

Des bruits sourds sortirent du trou tandis qu’Amdi redescendait précipitamment. Inutile de laisser Tyrathect s’apercevoir qu’il y avait une galerie secrète dans les murs. Il leur donnerait probablement l’ordre de ne pas s’en approcher. Un, deux, trois, quatre membres – la moitié d’Amdi – assortirent du mur. Ils titubèrent, désorientés. Jefri n’aurait su dire si c’était à cause de leur expérience d’étirement ou parce qu’ils étaient provisoirement séparés du reste de leur meute.

— Sois naturel, surtout. Sois naturel.

Les quatre autres déboulèrent à leur tour de la galerie, et Amdi se rassembla. Il courut, précédant Jefri.

— Allons nous asseoir devant le transmetteur. Nous ferons comme si nous cherchions à communiquer avec Ravna.

Amdi savait très bien que le vaisseau n’arriverait pas avant une demi-heure au moins. En fait, c’était lui qui avait fait les calculs de décélération pour messire Acier. Néanmoins, il grimpa à toute vitesse les marches du vaisseau et sortit la radio. Ils étaient déjà tous les deux en train de brancher l’antenne sur un amplificateur de signal lorsque la double porte, sur la façade est du dôme, s’ouvrit. Se profilant dans la lumière du jour, ils virent apparaître une partie d’une meute de garde et un membre isolé de Tyrathect. Le garde se retira en refermant soigneusement la porte. Le manteau noir s’avança sur la mousse à leur rencontre.

Amdi se précipita vers lui pour lui expliquer qu’ils essayaient de faire fonctionner la radio. C’était un peu forcé, se disait Jefri. Les chiots étaient encore désorientés après leur incursion dans les murs.

Le mono regarda la poussière de mortier sur le poil d’Amdi.

— Vous avez grimpé dans les murs, hein ?

— Comment ?

Amdi s’examina et vit la poussière. D’habitude, il était plus malin que ça. Il s’épousseta en murmurant piteusement :

— Vous ne le direz pas, c’est promis ?

Il peut toujours compter sur lui pour nous aider, se dit Jefri. Tyrathect avait appris le samnorsk encore mieux qu’Acier. À part ce dernier, il était le seul qui prît le temps de venir leur parler de temps en temps. Mais même avant les manteaux, il avait toujours eu un caractère irascible et autoritaire. Jefri avait eu trois baby-sitters comme lui. Au début, il était tout mielleux ; et au bout d’un moment, il devenait sarcastique ou lâchait des remarques désagréables. Dernièrement, les choses s’étaient améliorées un peu, mais Jefri ne l’aimait toujours pas tellement.

Tyrathect ne répondit pas tout de suite. Il s’assit avec précaution, comme si son arrière-train lui faisait mal.

— C’est promis. Je ne dirai rien.

Jefri échangea un regard surpris avec l’un des chiots.

— À quoi sert cette galerie ? demanda-t-il d’une voix timide.

— Tous les châteaux ont des passages secrets, particulièrement dans m… dans le domaine de messire Acier. Il faut pouvoir fuir en cas de nécessité, ou bien épier les ennemis. (Le mono secoua la tête.) Mais peu importe. Est-ce que ta radio fonctionne comme il faut, Amdijefri ?

Amdi pencha une tête vers le tableau comm.

— Je crois, mais il n’y a rien à recevoir pour l’instant. Le vaisseau de Ravna a été obligé de décélérer fortement, et… hum… Voulez-vous voir les calculs ?

Tyrathect, visiblement, n’était pas très intéressé par les chiffres tracés à la craie sur les tableaux noirs.

— Nous devrions être contactés bientôt, reprit Amdi. Tout dépend de la chance qu’ils auront avec l’ultrapoussée.

Mais la petite fenêtre comm n’affichait pour le moment aucun signal. Ils la contemplèrent durant plusieurs minutes. Tyrathect abaissa le museau et parut s’assoupir. Toutes les cinq ou six secondes, son corps était agité d’un tressaillement nerveux. Jefri se demandait ce que faisait le reste de lui.

Puis la fenêtre comm s’éclaira en vert. Il y eut une série de craquements et de bruits modulés tandis qu’elle essayait d’isoler le signal du bruit de fond.

— … au-dessus de vous dans cinq minutes, fit tout à coup la voix de Ravna. Es-tu à l’écoute, Jefri ?

— Oui, oui ! Nous sommes là !

— Passe-moi messire Acier, s’il te plaît.

Tyrathect se rapprocha du communicateur.

— Il n’est pas ici en ce moment, Ravna.

— Qui parle ?

Tyrathect émit un rire qui était plutôt un gloussement enfantin. Il n’avait jamais eu d’autre modèle.

— Moi ? Je suis… (Il prononça le trille polysyllabique qui, pour Jefri, sonnait comme « Tyrathect ».) Mais vous préférez peut-être un nom d’usage, comme Acier ? J’ignore le mot exact dans votre langue, mais vous pouvez m’appeler… messire Écorcheur. (Il gloussa de nouveau.) En attendant, je parle au nom d’Acier.

— Jefri, tu vas bien ?

— Oui, oui. Tu peux écouter messire Écorcheur, Ravna.

Quel drôle de nom !

Les sons qui sortaient du communicateur devinrent étouffés. On entendît une voix masculine qui discutait avec animation. Puis Ravna revint leur parler. Sa voix était tendue, comme celle de maman quand elle était fâchée.

— Jefri, quel est le volume d’une sphère de dix centimètres de diamètre ?

Amdi s’était agité nerveusement pendant toute cette conversation. Depuis un an, Jefri lui racontait des tas d’histoires sur les humains, et il essayait d’imaginer à quoi pouvait ressembler Ravna. Tout d’un coup, l’occasion lui était offerte de briller devant elle. Il bondit vers le communicateur, souriant à Jefri.

— C’est facile, Ravna, dit-il d’une voix qui imitait parfaitement celle de Jefri. La réponse est : cinq cent vingt-trois virgule cinq cent quatre-vingt-dix-huit centimètres cubes. Ou bien te faut-il plus de chiffres après la virgule ?

De nouveau, une conversation étouffée à l’autre bout.

— Non, ça ira comme ça. Très bien, messire Écorcheur. Nous disposons de photos prises lors de notre précédent passage ainsi que d’un relevé radio général. Pouvez-vous nous dire où vous êtes exactement ?

— Sous le dôme du château sur la Colline du Vaisseau. L’endroit se trouve sur la côte, près de…

Une voix d’homme l’interrompit. Ce devait être Pham. Il avait un drôle d’accent.

— Je l’ai sur la carte. Mais nous ne pouvons toujours pas vous voir en direct. Il y a trop de brume.

— C’est de la fumée, déclara le manteau noir. L’ennemi venu du sud est presque sur nous. Il faut que vous nous aidiez d’urgence. (Il baissa la tête, ouvrant et fermant les yeux à plusieurs reprises. Pour mieux réfléchir ?) Hum… Oui, sans votre aide immédiate, nous sommes perdus ainsi que Jefri et le vaisseau. Venez vous poser dans la cour du château. Nous l’avons spécialement aménagée pour votre arrivée. Quand vous serez ici, nous pourrons utiliser vos armes pour…

— Pas question, répondit immédiatement l’humain. Occupez-vous seulement de séparer les bons des mauvais, et laissez-nous faire le reste.

La voix de Tyrathect prit des accents suppliants, comme ceux d’un petit enfant qui se lamente.

Il nous a vraiment étudiés pendant tout ce temps.

— Je ne voulais pas me montrer discourtois, croyez-moi. Faites comme bon vous semble, naturellement. Quant aux forces ennemies, c’est facile : tous ceux qui s’approchent du château par le sud sont des ennemis. Un seul passage avec… euh… la torche de votre vaisseau, et ce sera la débandade.

— Je ne peux pas faire marcher la torche dans l’atmosphère. Ton papa s’est vraiment posé avec son réacteur principal, Jefri ? Il n’a pas utilisé d’agravs ?

— Non, monsieur. Nous n’avions que le réacteur.

— C’était un génie, et vous avez eu de la chance.

— Nous pourrions essayer de nous laisser dériver latéralement, à quelques milliers de mètres d’altitude, intervint Ravna. Cela suffirait peut-être à leur faire peur.

— Oui, ce serait une bonne…

Tyrathect fut interrompu par l’ouverture de la porte du dôme du côté nord. La silhouette d’Acier s’inscrivit dans un rectangle de lumière.

— Laissez-moi leur parler, dit-il.


Le but de leur long voyage ne se trouvait plus qu’à vingt mille mètres au-dessous du HdB. Ce n’était pas beaucoup, et pourtant cette distance risquait d’être plus difficile à franchir que les vingt mille années-lumière qu’ils avaient traversées à ce jour.

Leurs agravs les maintenaient en suspens juste au-dessus de la « Colline du Vaisseau ». Le multispectre du HdB ne fonctionnait pas très bien, mais, là où la fumée ne faisait pas trop écran, l’optique de bord permettait de compter les aiguilles des arbres de la surface. Ravna apercevait les forces du « Sculpteur » rangées en bon ordre sur le versant sud de la colline du château. Il y avait d’autres troupes, ainsi que des pièces d’artillerie, apparemment, dissimulées dans les forêts qui bordaient le fjord encore plus au sud. Avec un peu de temps, ils parviendraient à les localiser aussi. Mais le temps était la seule chose qui leur manquait.

Le temps et la confiance.

— Quarante-huit heures, Pham, et la flotte sera là, tout autour de nous.

Peut-être le brisedieu pouvait-il encore accomplir un miracle. Peut-être. Ils ne le sauraient jamais tant qu’ils resteraient à mijoter dans leur jus là-haut. Il fallait essayer.

— Tu es obligé de faire confiance à quelqu’un, Pham.

Il la fustigea du regard. Un instant, elle crut qu’il allait craquer complètement.

— Tu remettrais ton sort entre les mains de ce sinistre Acier, Rav ? Ces affreux médiévaux sont tout aussi rusés que ceux que tu as connus dans l’En delà. Ils en remontreraient aux Papillons eux-mêmes. Une flèche dans la tête, cela tue aussi sûrement qu’une bombe à antimatière.

Encore ces souvenirs factices ? Mais Pham avait raison sur un point. Elle songea à la conversation qui venait de s’achever. La deuxième meute, celle d’Acier, s’était montrée un peu trop insistante. Acier avait bien traité Jefri, mais il était clair qu’il se sentait acculé. Et elle voulait bien le croire quand il disait qu’un simple passage en altitude ne suffirait pas à effrayer le Sculpteur. Il fallait qu’ils se posent pour utiliser leur puissance de feu. Mais tout ce dont ils disposaient pour l’instant, c’était le fusil à rayons de Pham.

— D’accord, dit-elle. Fais ce dont tu as parlé avec Acier. Passe avec l’atterrisseur au-dessus des lignes du Sculpteur, et détruis-les au laser.

— Tu sais très bien que je ne peux pas piloter ce truc-là ! La chaloupe ne ressemble à rien de ce que nous connaissons. Sans les automatismes, je…

— Sans les automatismes, tu as besoin de Coquille Bleue, Pham, murmura-t-elle.

Il semblait frappé d’horreur. Elle avança la main pour le toucher. Il demeura silencieux un moment, comme indifférent à tout ce qui l’entourait.

— Oui, dit-il d’une voix étranglée. Coquille Bleue, cria-t-il, pouvez-vous monter une seconde ?


L’atterrisseur du HdB était assez vaste pour abriter à la fois le Cavalier des Skrodes et Pham Nuwen. L’engin était spécialement adapté à la morphologie des Cavaliers. Avec tous ses automatismes, il pouvait être aisément piloté par Pham, ou même par un enfant. Mais dans les conditions actuelles, il ne pouvait même pas assurer une bonne stabilité de vol, et les commandes « manuelles » donnaient du fil à retordre même à Coquille Bleue.

Foutue automation. Foutue optimisation de merde.

Pham avait passé la plus grande partie de sa vie d’adulte dans les Lenteurs. Durant toutes ces décennies, il avait manipulé des armes et des engins spatiaux capables de réduire en fumée l’empire féodal au-dessous d’eux. Pourtant, maintenant qu’il avait à sa disposition un matériel qui aurait dû être autrement plus puissant, il n’était même pas capable de faire voler une foutue chaloupe de descente.

À l’autre extrémité de l’habitacle, Coquille Bleue occupait le siège de pilotage, ses appendices déployés sur un réseau de supports et de commandes. Il avait coupé tous les systèmes d’affichage automatique. Seule la fenêtre principale était active.

Elle montrait une vue réelle à partir de la caméra de proue de la chaloupe. Le HdB flottait à une centaine de mètres en avant d’eux, glissant vers le haut et disparaissant de leur champ à mesure que leur engin freinait dans sa descente.

La nervosité maladroite de Coquille Bleue – que Pham interprétait plutôt comme de la sournoiserie furtive – avait disparu dès l’instant où il avait commencé à piloter. Sa voix, à travers le synthétiseur, était incisive mais préoccupée. Les extrémités de ses appendices traînaient sur toutes les commandes à la fois, exercice qui eût été interdit à Pham même avec l’expérience d’une vie entière d’entraînement.

— Merci, cher monsieur Pham. Je vous prouverai que je suis digne de votre…

L’engin, à ce moment-là, piqua du nez, et ils eurent sous les yeux le spectacle de la côte incisée de fjords à une vingtaine de kilomètres plus bas. Ils tombèrent en chute libre durant une demi-minute. Les appendices du Cavalier se tortillaient frénétiquement sur leurs supports. Exercice de virtuose ? Non.

— Pardonnez-moi, pardonnez-moi.

L’accélération plaqua Pham au creux son harnais.

La gravité oscillait entre un dixième de g et une sensation d’écrasement intolérable. Le paysage accomplit une nouvelle rotation, et ils entrevirent le HdB, qui ressemblait maintenant à un minuscule insecte en suspens dans le vide.

— Est-il vraiment nécessaire de tuer, cher monsieur Pham ? Peut-être notre apparition au-dessus du champ de bataille suffira-t-elle à…

Nuwen grinça des dents.

— Descendez, on verra après.

Ce messire Acier avait insisté lourdement pour qu’ils grillent tout le versant de la colline. Malgré les soupçons qu’il avait sur lui, Pham n’était pas loin de penser qu’il avait raison. Ils avaient affaire à une horde d’assassins qui n’avaient pas hésité à tendre une embuscade à un vaisseau spatial. Le Sculpteur méritait une bonne leçon.

L’engin descendit encore de quelques milliers de mètres. Les fortifications du château étaient maintenant visibles, même en grandeur réelle. Ils apercevaient le polygone grossier qui entourait le vaisseau échoué ainsi que la structure bien plus importante qui couvrait entièrement une île située plusieurs kilomètres à l’ouest.

Je me demande si c’est à ça que le château fort de mon père ressemblait aux yeux des envahisseurs du Qeng Ho.

Les murailles étaient hautes et verticales. Visiblement, les Dards n’avaient aucune idée de ce qu’était la poudre avant que Ravna ne le leur apprenne.

La vallée qui s’étendait au sud était couverte d’une fumée noire que le vent chassait lentement vers la mer. Même en l’absence de tout traitement d’image, il voyait les points chauds, des halos orangés autour de bouffées noires.

— Vous êtes à deux mille mètres, annonça la voix de Ravna. Jefri dit qu’il vous voit.

— Mettez-moi en liaison avec eux.

— Je vais essayer, cher monsieur Pham.

Coquille Bleue s’affaira, délaissant un instant les commandes de l’engin, qui accomplit un looping complet. Pham avait vu des feuilles mortes tomber avec plus de maîtrise. Une voix fluette d’enfant demanda :

— V… vous n’avez rien ? Ne vous écrasez pas !

Puis la voix hybride de la meute d’Acier, à mi-chemin entre celle de Ravna et celle de l’enfant, glapit :

— Plus au sud ! Plus au sud ! Utilisez vos canons ! Détruisez-les rapidement !

Coquille Bleue les avait déjà fait descendre au milieu de la fumée. Durant plusieurs secondes, ils volèrent à l’aveuglette. Puis une éclaircie leur permit de voir la colline à moins de deux cents mètres de là. Le sol montait rapidement vers eux. Avant que Pham eût le temps d’invectiver Coquille Bleue, celui-ci avait redressé l’engin et gagné une zone plus dégagée. Il pencha alors la chaloupe pour qu’ils puissent voir ce qui se passait en bas.

Après trente semaines de discussions et de préparations, Pham put enfin se faire une idée de ce à quoi les Dards ressemblaient. Même à cette distance, il ne faisait aucun doute qu’ils différaient totalement de toutes les races de sophontes qu’il avait rencontrées jusqu’ici. Ils se déplaçaient par groupes de quatre à six, en se tenant si rapprochés à l’intérieur d’un même groupe qu’ils ressemblaient à quelque monstrueuse araignée. Chaque meute, par contre, était séparée des autres meutes par une distance de dix à quinze mètres.

Un canon lança des flammes au milieu de toute la fumée. La meute qui le servait, agissant comme une main parfaitement coordonnée, fit reculer le canon sur son affût et bourra une nouvelle charge dans sa gueule.

— Si ce sont des ennemis, cher monsieur Pham, comment ont-ils fait pour se procurer des canons ?

— Ils les ont volés.

Mais à chargement par la gueule ? Il n’eut pas le temps d’explorer cette pensée plus avant.

— Vous êtes juste au-dessus d’eux, Pham ! Je vous vois par moments à travers la fumée. Vous dérivez vers le sud à raison de quinze mètres par seconde, et vous perdez de l’altitude.

C’était le gosse, qui s’exprimait avec son incroyable précision habituelle.

— Tuez-les ! Tuez-les !

Pham se dépêtra de son harnais et rampa vers la trappe où il avait monté son fusil à rayons. C’était à peu près la seule chose qu’il avait réussi à sauver de l’atelier en flammes, mais il savait au moins s’en servir.

— Essayez de stabiliser l’engin, Coquille Bleue. Si vous continuez à nous faire sauter comme ça, c’est vous que je vais arroser !

Il ouvrit la trappe et faillit s’étouffer avec la fumée acre qui le prit à la gorge. Puis les agravs de Coquille Bleue les firent dériver dans un espace plus clair, et il ajusta le fusil sur les meutes en mouvement.


À l’origine, le Sculpteur avait demandé à Johanna de rester au camp de base. La réaction de la jeune humaine avait été explosive. Elle en était elle-même surprise. Depuis son arrivée sur le monde des Dards, elle n’avait jamais été si près d’agresser une meute. Personne ne l’empêcherait de découvrir Jefri la première. Finalement, elle avait accepté un compromis. Pérégrin lui servirait de garde du corps. Et elle pourrait suivre l’armée sur le champ de bataille à condition d’obéir en tout point à ses instructions.

Johanna leva les yeux pour essayer de voir quelque chose à travers la fumée épaisse. Zut. Pérégrin était un joyeux farceur. À l’en croire, il s’était fait tuer mille fois au cours de ses nombreuses années d’existence, mais il ne voulait même pas la laisser approcher, aujourd’hui, des canons de Scrupilo. Ils se tenaient en retrait sur un terrain plat au milieu du versant de la colline. L’endroit avait été ravagé, plusieurs heures auparavant, par les feux de broussailles, et l’odeur piquante de la mousse brûlée imprégnait encore l’air tout autour d’eux. Elle lui rappelait l’horrible tragédie qui s’était passée, non loin d’ici, un an plus tôt, quand…

Des meutes de sentinelles faisaient les cent pas à vingt mètres de chaque côté. Le secteur était en principe libre de toute infiltration, et il n’y avait pas eu de tir d’artillerie flensériste depuis des heures. Mais Pérégrin refusait obstinément de la laisser continuer plus loin.

Ce n’est pas du tout comme l’année dernière. Le ciel était alors d’un bleu très pur, il n’y avait pas la moindre fumée. Et ses parents avaient été sauvagement assassinés. Aujourd’hui, le ciel était gris-jaune. Les versants de la colline étaient noirs, et les meutes qui l’entouraient se battaient de son côté. Elle allait peut-être avoir l’occasion de…

— Laisse-moi me rapprocher un peu, quoi ! Même s’il m’arrive quelque chose, le Sculpteur aura toujours l’Oliphant !

Pérégrin s’ébroua, ce qui équivalait pour un Dard à un refus catégorique. L’un de ses chiots sortit la tête d’une poche pour lui attraper la manche.

— Il faut attendre, déclara Pérégrin pour la dixième fois. Le messager du Sculpteur ne va pas tarder à arriver. Nous pourrons alors…

— Je veux monter là-haut ! Je suis la seule à bien connaître le vaisseau !

Jefri, Jefri… Si seulement Vendacious pouvait ne pas se tromper…

Elle se retournait pour donner une tape à Balder lorsque la chose arriva. Il y eut un éclair de chaleur derrière elle, et la fumée s’illumina. Puis cela se reproduisit plusieurs fois, sur un rythme rapide, comme des coups de tonnerre se rapprochant dans le ciel à toute vitesse. Elle sentit frissonner Pérégrin à ses côtés.

— Ce ne sont pas des coups de canon ! lui cria-t-il. Deux d’entre moi ont presque été aveuglés. Viens, viens !

Il l’entoura, la faisant presque tomber pour la forcer à redescendre. Au début, Johanna se laissa faire, plus étourdie qu’autre chose. Leur escorte n’était nulle part en vue. Plus haut, les bruits de bataille avaient cessé. Les coups de tonnerre avaient tout réduit au silence. Lorsque la fumée s’éclaircit un peu, elle distingua l’un des canons de Scrupilo, dont la pointe émergeait d’une mare d’acier fondu. L’artilleur avait été déchiqueté. Et ce n’était pas un canon qui était responsable. Johanna se dégagea d’une secousse des mâchoires de Pérégrin. Pas un canon !

— Des gens de l’espace ! Pérégrin, c’est une torche de propulsion qui a fait ça !

Pérégrin la saisit de nouveau pour continuer à descendre.

— Ce n’est pas une torche, affirma-t-il. J’ai déjà entendu le bruit que ça fait. Ce bruit-là était moins fort, et… de toute évidence, il y a quelqu’un qui nous vise !

Il y avait eu une longue série de bruits saccadés. Combien de soldats du Sculpteur avaient été tués ?

— Ils doivent croire que nous attaquons le vaisseau, Pérégrin. Si nous ne faisons pas immédiatement quelque chose, ils vont massacrer tout le monde !

L’étau des mâchoires sur ses manches se relâcha un peu.

— Que pouvons-nous faire ? Si nous restons ici, ils vont nous tuer aussi.

Johanna scruta le ciel. Elle ne voyait rien, il y avait trop de fumée. Le soleil était une boule d’un gris sanglant. Si seulement les sauveteurs savaient qu’ils étaient en train de tirer sur ses amis… Si seulement ils pouvaient voir… Plantant fermement ses talons dans la mousse calcinée, elle déclara :

— Il faut que je monte là-haut, où ils pourront m’apercevoir, hors de toute cette fumée. Laisse-moi, Pérégrin, c’est la seule chose à faire !

Il s’était arrêté, mais ses mâchoires la retenaient toujours. Quatre visages adultes et deux museaux de chiots se levèrent vers elle avec une expression d’indécision poignante.

— S’il te plaît, Pérégrin. C’est notre seule chance.

Ils voyaient maintenant des meutes qui dévalaient la colline. Plusieurs membres étaient couverts de sang. D’autres étaient isolés, hagards.

Le regard apeuré de Pérégrin resta levé vers elle un instant de plus, puis il la lâcha et lui effleura la main avec un museau.

— Cette colline n’a pas encore fini de me tuer, dit-il. D’abord Scribe, et maintenant toi. Vous êtes complètement fous. (Son vieux sourire de pèlerin se propagea d’un membre à l’autre.) D’accord. Tentons le coup, murmura-t-il.

Ses deux membres qui ne portaient pas de chiots commencèrent à gravir le versant, à la recherche du chemin le plus sûr. Johanna et les autres suivirent. Ils arrivèrent devant un terre-plein en pente douce. L’été avait asséché le terrain marécageux qui se trouvait là quand le vaisseau de Johanna s’était posé, et la mousse noircie était ferme sous ses pieds. Ils auraient pu progresser sans trop de peine, mais Pérégrin préférait marcher dans les creux, en s’arrêtant toutes les cinq ou six secondes pour regarder dans toutes les directions. Ils arrivèrent ainsi de l’autre côté de l’espace découvert et recommencèrent à grimper. Il y avait des endroits si escarpés qu’il fallait qu’elle s’accroche aux épaulettes de deux des membres de Pérégrin pour se laisser hisser. Ils dépassèrent le canon le plus proche, ou du moins ce qu’il en restait. Elle n’avait jamais vu de tels effets, excepté dans les récits. Mais le métal fondu et les chairs calcinées ne pouvaient signifier qu’une seule chose. C’était une arme à rayons. Espacés sur toute la largeur de la colline, il y avait une série d’autres cratères de destruction ravageant la terre déjà carbonisée. Johanna se laissa tomber par terre contre un rocher plat pour souffler un peu.

— Encore un effort et nous serons sur le terre-plein suivant, murmura Pérégrin à son oreille. Ne traînons pas, j’entends des cris.

Il inclina vers elle les épaulettes de deux de ses membres pour qu’elle s’y agrippe. Elle s’aida de ses pieds. Un instant, la meute et elle restèrent en suspens au-dessus d’un vide de quatre mètres, puis elle se retrouva couchée sur une mousse brune que les flammes n’avaient pas encore touchée. Pérégrin se rassembla autour d’elle pour la protéger. Elle essaya de voir entre ses pattes. La muraille du château était visible au loin. Des archers se tenaient hardiment sur les remparts, profitant du chaos qui régnait parmi les troupes du Sculpteur. En réalité, la reine n’avait pas perdu trop de meutes à l’occasion de l’attaque aérienne, mais c’était la débandade, même parmi celles qui n’étaient pas blessées. Les soldats de la reine n’étaient pas des lâches, Johanna le savait depuis longtemps, mais ils se trouvaient confrontés à des forces qui les dépassaient.

Dans le ciel, la fumée se dissipait lentement. L’espace libre devant eux était clair. Avant de vivre au Lab Haut, Johanna et sa mère étaient souvent allées en excursion dans la vallée de Bigby, sur Straum. Avec les capteurs de leurs sacs à dos, elles n’avaient jamais eu de mal à suivre les évolutions des skyggwings dans le ciel. Même si les automatismes de cet engin ne recherchaient pas spécifiquement des humains à la surface, ils devraient la repérer sans trop de mal.

— Tu vois quelque chose ?

Les quatre têtes adultes pivotèrent par paires coordonnées.

— Non. Ils doivent être loin, ou cachés par la fumée.

À d’autres.

Elle se mit debout et courut vers le château. Ils devaient observer cet endroit !

— Le Sculpteur ne va pas être content.

Deux des soldats de la reine couraient déjà vers eux, attirés par la détermination de leur mouvement ou bien par la vue de Johanna. Pérégrin leur fit signe de rebrousser chemin.

Seule en terrain découvert à moins de deux cents mètres des murailles du château. Même à l’œil nu, on ne pouvait pas manquer de la voir. Et c’est bien ce qui se passa. Il y eut un sifflement, et un carreau d’arbalète d’un mètre de long vint se ficher dans la mousse à quelque distance sur leur gauche. Balder la saisit à l’épaule et la força à se jeter à terre. Les chiots mirent les volets de leurs armures en position. Pérégrin forma une barricade de ses corps du côté du château et commença à ramper en arrière avec elle, hors de portée, jusqu’à la fumée.

— Non ! cria-t-elle. Courons en parallèle ! Il faut qu’ils me voient !

— D’accord, d’accord.

Des bruits de mort furtifs fendirent l’air. Johanna garda une main sur l’épaule de Pérégrin tandis qu’ils couraient en oblique. Elle sentit Balder sursauter. Il avait un carreau dans le gras de l’épaule, à quelques centimètres à peine de son tympan.

— Ce n’est rien, ce n’est rien ! Baisse la tête !

La première ligne des forces du Sculpteur arrivait maintenant sur eux. Il y avait une douzaine de meutes qui traversaient l’espace libre. Pérégrin faisait des bonds énormes, en hurlant d’une voix qui avait presque un impact physique sur les arrivants. Il leur criait de ne pas avancer et de faire attention au danger venu du ciel. Mais cela ne ralentit pas leur avance.

— Ils veulent te mettre à l’abri des flèches !

Soudain, ils s’aperçurent que les tirs venant du château avaient cessé. Scrutant le ciel, Pérégrin s’exclama :

— Ils reviennent ! À l’est ! Un kilomètre d’ici environ !

Elle regarda dans la direction qu’il indiquait. C’était un engin aux formes massives, probablement fait pour évoluer dans l’espace, bien qu’il fût dépourvu d’arêtes d’ultrapoussée. Il tressautait et vibrait. Elle ne vit aucun signe de réacteur. Des agravs ou quelque chose comme ça ? Des non-humains ? La pensée se fraya un chemin dans son esprit parallèlement à la joie.

Une lumière pâle clignota au bout d’un mât fiché dans le ventre de l’engin, et la terre vola devant les troupes qui accouraient pour la protéger. De nouveau, les détonations en saccade retentirent, mais maintenant la lumière se déplaçait vers elle en fauchant ses amis.


Amdijefri était sur les remparts. Acier essayait de leur dissimuler ses regards furibonds. Il ne pouvait rien y faire. Ravna avait exigé que ce soit le jeune garçon qui guide l’offensive par radio. L’humaine n’était pas complètement stupide. Mais cela ne devrait normalement faire aucune différence. Une armée ressemble à une autre armée, qu’elle soit amie ou ennemie. Très bientôt, celle qui s’avançait vers leurs murailles cesserait d’exister.

— Qu’est-ce que le premier passage a donné ?

La voix de Ravna sortait très claire du communicateur, mais ce ne fut pas Jefri qui répondit. Les huit Amdiranifani étaient en train de folâtrer sur les remparts, perchés sur les créneaux, en train de pratiquer la vision stéréo, ou bien épiant Acier et la radio. On avait beau leur dire de se mettre à l’abri, cela n’avait aucun effet. Et ce fut Amdi qui répondit avec la voix de Jefri :

— Pas trop mal. J’ai compté quinze impulsions. Mais dix seulement ont atteint une cible. Je parie que j’aurais pu faire mieux.

— Merde ! Je ne peux rien faire de plus avec ce foutu… [mots inconnus].

La voix n’était plus celle de Ravna. Acier perçut son irritation. Ces maudits chiots, ils énervent tout le monde. La pensée lui réchauffa les cœurs.

— Je vous en prie, implora-t-il. Tirez-leur dessus. N’arrêtez pas.

Il jeta un coup d’œil par-dessus les créneaux. L’attaque aérienne avait anéanti toute une bande d’ennemis à la lisière de la plaine. Les destructions étaient spectaculaires. Tout cela avec un petit appareil qui tournoyait comme une feuille en train de tomber. La première ligne ennemie s’était dispersée, en proie à la panique. Sur les remparts, ses propres troupes dansaient de joie. La situation était difficile depuis que l’ennemi s’était emparé de leurs canons. Ils avaient besoin de quelque chose qui leur remonte le moral.

— Les archers, Shreck ! Qu’ils tirent sur les survivants ! (Il continua en samnorsk.) Les premiers rangs avancent toujours. Ils sont… Ils sont… (Merde, comment dit-on « sûrs d’eux-mêmes » ?) Ils vont nous massacrer si vous ne nous aidez pas.

L’enfant humain regarda Acier avec perplexité. Si c’était un mensonge qu’il venait de faire, alors…

Un instant plus tard, ce fut la voix de Ravna qui déclara :

— Je ne sais pas… Ils sont encore loin de vos murs, du moins ceux que je peux voir. Je ne veux pas de boucherie…

Il y eut un échange rapide de paroles incompréhensibles avec l’humain à bord du petit engin. Ce n’était peut-être même pas du samnorsk. Le pilote ne semblait pas content.

— Pham va s’éloigner de quelques kilomètres, dit-elle enfin. Il pourra revenir instantanément vers vous si vos ennemis avancent.

— Sssst !

Le sifflement de Shreck en parléfin avait l’impact physique d’un coup de poignard. Acier pivota vers lui, furieux. Comment osez-v… Mais son lieutenant, les yeux écarquillés, lui montrait un point, vers le centre du champ de bataille. Naturellement, Acier avait une paire d’yeux braquée dans cette direction, mais, distrait, il n’avait rien remarqué. L’autre deux-pattes !

Heureusement, la mante fut cachée par la meute qui l’accompagnait avant qu’Amdijefri ait eu le temps de remarquer quoi que ce soit. La Meute des Meutes soit louée, les chiots étaient myopes, comme il se doit. Acier s’élança vers eux. Il entoura plusieurs membres d’Amdi en leur criant de s’éloigner du parapet. Les deux Tyrathect s’élancèrent en même temps, saisissant dans leurs mâchoires les garnements désobéissants.

— Descendez ! leur hurla Acier dans le langage des Dards. Je ne veux plus vous voir ici !

Il y eut deux ou trois secondes de confusion tandis que ses bruits mentaux se mêlaient à ceux des chiots. Amdi s’écarta de lui en trébuchant, affolé par tout ce bruit et ces bousculades. En samnorsk, Acier ajouta :

— Ils ont des canons avec eux. Descendez vite avant d’être blessés !

Jefri fit un pas vers le parapet.

— Mais je ne vois rien de…

Et heureusement qu’il n’y avait rien de spécial à voir. Pour le moment, l’autre deux-pattes était toujours caché par une des meutes du Sculpteur. Shreck prit la manche de l’enfant humain dans ses mâchoires. Aidé de Tyrathect, il le força, malgré ses protestations, à descendre les marches. Derrière lui, Tyrathect, renchérissant sur l’histoire d’Acier, annonça que la colline était maintenant couverte de troupes ennemies.

— Faites sauter la petite poudrière, ordonna entre ses dents Acier à Shreck qui s’éloignait.

Cette réserve de poudre était presque épuisée, mais l’explosion réussirait peut-être à persuader les créatures de l’espace là où les mots n’avaient plus de poids.

Après leur départ, Acier demeura un instant silencieux et tremblant. Il n’avait jamais frôlé de si près la catastrophe. Sur les remparts, ses archers arrosaient de flèches la meute ennemie et la mante. Mais les cibles étaient un peu trop loin.

Dans la cour du château, Shreck fit sauter la petite poudrière. L’explosion fut satisfaisante, beaucoup plus forte qu’un tir de canon. L’une des tours intérieures s’écroula. Des fragments de pierre volèrent dans la cour. Certains, très petits, arrivèrent même aux pieds d’Acier, sur le rempart.

La voix de Ravna hurlait quelque chose en samnorsk, mais trop rapidement pour qu’il comprenne. Tous ses plans, tous ses préparatifs si méticuleux étaient à présent sur le fil d’un rasoir. Il devait jouer son va-tout. Il se pencha vers le communicateur pour crier :

— Excusez-moi, mais les choses vont très vite, ici. Il y a beaucoup de troupes du Sculpteur qui montent par ici à la faveur de l’écran de fumée. Pourriez-vous éliminer celles qui sont sur le versant ?

Les mantes étaient-elles capables de voir à travers la fumée ? C’était là qu’il prenait son plus gros pari. Mais la voix du pilote lui parvint.

— Je peux essayer. Regardez bien.

Une troisième voix, plus fluette, même selon les critères humains, intervint alors.

— Cela va demander cinquante secondes de plus, cher monsieur Acier. Nous avons un peu de mal à tourner.

Très bien. Concentrez-vous sur le pilotage et sur l’attaque, mais ne regardez pas vos victimes de trop près.

Les archers avaient forcé le deux-pattes à reculer sous le couvert de la fumée. De nouvelles meutes arrivaient pour la protéger. Lorsque l’engin ferait son nouveau passage, les cibles seraient nombreuses, et la mante serait perdue parmi elles.

Deux d’entre lui suivirent l’engin qui descendait dans la brume. Les visiteurs de l’espace ne sauraient même pas sur quoi ils tireraient. Une lumière pâle jeta des éclats sous le ventre de l’engin. Une gigantesque faux s’avança à travers champ vers les meutes du Sculpteur.

Pham fut projeté contre son harnais tandis que Coquille Bleue effectuait la manœuvre qui les ramenait vers leur cible. Ils n’avançaient pas très vite. L’écoulement d’air ne devait pas être supérieur à trente mètres par seconde. Cependant, les secousses et les embardées se succédaient à un rythme complètement dingue. Par moments, la seule chose qui retenait Pham à l’intérieur, c’était le support de son fusil.

Dans quarante heures et des poussières, la pire catastrophe de l’univers va se déclencher, et je suis là à faire un carton sur ces putains de clébards.

Comment nettoyer cette colline ? La voix plaintive d’Acier résonnait encore dans ses oreilles. Et Ravna n’était pas bien sûre de ce que les capteurs du HdB voyaient sous toute cette fumée. Sans automatismes du tout, on se débrouillerait mieux qu’avec ce compromis bâtard, j’en suis sûr. Au moins, son fusil pouvait être réglé en manuel. Tendant une main, il entoura le canon de l’autre bras. Sur faisceau large, le rayon ne pouvait rien contre un blindage, mais il était capable de faire sauter un œil ou de brûler les cheveux et la peau. De plus, il couvrirait plusieurs dizaines de mètres au sol.

— Quinze secondes, cher monsieur Pham, annonça la voix de Coquille Bleue à son oreille.

Ils volaient plus bas, cette fois-ci. Des trouées dans la fumée brillaient comme les éclairs d’un stroboscope. La plus grande partie du sol était déjà calcinée, mais il y avait des falaises de roche nue et même des plaques de neige sale emprisonnées dans des fissures ou des crevasses. Par-ci, par-là, il apercevait des cadavres de chiens les uns sur les autres ou le fût d’un canon.

— Il y en a tout un groupe, un peu plus loin, cher monsieur Pham. Ils courent devant le château.

Pham se pencha en avant pour regarder. Les chiens couraient en effet parallèlement aux remparts, à quatre cents mètres de lui environ. Le terrain était criblé de flèches comme une pelote d’épingles. Il pressa la détente et arrosa tout le secteur. Il y avait pas mal d’eau là-dessous. Il y eut une explosion de vapeur au moment où le faisceau passa dessus. Mais la portée n’était pas très grande. Encore quelques secondes, et l’ennemi serait à sa merci.

En attendant, ses soupçons lui revinrent. Pourquoi avaient-ils des canons qui se chargeaient par la gueule ? Ils avaient dû les fabriquer eux-mêmes, dans un monde où il n’y avait pas trace d’autres armes à feu. Acier était le manipulateur médiéval classique. Pham l’avait repéré à mille années-lumière de distance. Ils étaient en train de lui faire son sale boulot, c’était évident. Tais-toi. Tu t’occuperas de lui plus tard.

Il se pencha pour arroser de nouveau les meutes. Cette fois-ci, le rayon mordit dans les chairs vivantes. Il tira devant eux et sur les murs du château. Ils ne mourraient peut-être pas tous. Il avança un peu plus la tête dans l’écoulement d’air, pour essayer d’y voir mieux. Devant le gros des meutes, il y avait cent mètres d’espace libre, avec une meute isolée de quatre membres entourant… une silhouette humaine aux cheveux noirs, tout en longueur, qui sautait en l’air et agitait les bras.

Pham plaqua brutalement le canon du fusil contre la coque, enclenchant la sécurité dans le même geste. L’éclair en retour fut une bouffée d’air brûlant qui lui roussit les sourcils.

— Coquille Bleue ! Faites-nous descendre ! Faites-nous descendre !

39

— Un fâcheux malentendu. On lui a menti.

Ravna essayait de déchiffrer ce que pouvait cacher la voix. Le samnorsk de messire Acier était plus précaire que jamais, et ses intonations toujours enfantines et pleurnichardes. Il ne semblait pas différent d’avant, mais son histoire était un peu tirée par les cheveux au vu de ce qui venait de se passer ici. Ou bien il était le menteur le plus effronté de la galaxie, ou bien son histoire correspondait à une folle vérité.

— La jeune humaine a dû être blessée, et le Sculpteur lui a menti. C’est la seule explication, Ravna. Sans elle, le Sculpteur n’aurait pas pu nous attaquer. Sans elle, nous ne risquerions rien.

La voix de Pham parvint à Ravna sur un canal privé.

— La fille était inconsciente pendant une grande partie de l’embuscade, Rav. Mais elle m’aurait arraché les yeux quand je lui ai suggéré qu’elle pouvait se tromper sur Acier et sur le Sculpteur. Et la meute qui l’accompagne est encore plus convaincante qu’Acier.

Ravna jeta un regard interrogateur à Tige Verte, à l’autre extrémité du poste. Pham ne savait pas qu’elle était là. Quel merdier ! Tige Verte était tout de même un îlot de bon sens au milieu de toute cette folie. Et elle connaissait le HdB beaucoup mieux que Ravna.

Profitant de ses hésitations, Acier reprit :

— Rien n’a changé, en fait, excepté pour le mieux. Vous avez retrouvé une nouvelle survivante. Comment pouvez-vous mettre notre bonne foi en doute ? Vous n’avez qu’à parler à Jefri, il comprend la situation. Et nous nous sommes occupés de notre mieux des enfants en… (il produisit plusieurs bruits de déglutition, et… une autre voix ? compléta sa phrase) cryosommeil.

— Tout à fait d’accord, il faut que nous lui parlions, Acier. Il constitue la meilleure preuve de vos bonnes intentions.

— Très bien. Dans quelques minutes, Ravna. Mais il représente aussi ma meilleure protection contre un mauvais tour de votre part. Je sais à quel point les Visiteurs comme vous sont puissants. J’ai… très peur de vous. Nous devons nous… (encore des bruits de déglutition) accommoder de nos craintes respectives.

— Hum… On trouvera bien un terrain d’entente. En attendant, nous voulons parler à Jefri.

— Bien sûr.

Ravna passa sur un autre canal.

— Qu’en penses-tu, Pham ?

— Pour moi, il n’y a plus aucun doute. Johanna n’est pas aussi naïve que Jefri. Nous avons toujours soupçonné Acier d’être un sinistre personnage. Nous avons fait erreur sur plusieurs points. Le site d’atterrissage du vaisseau est sur son territoire. C’est lui, le tueur. (La voix de Pham se radoucit, et il continua presque dans un souffle.) L’ennui, c’est que je ne vois pas en quoi cela change notre foutue situation. Le vaisseau est entre les mains d’Acier, et il faut absolument que j’y entre rapidement.

— Ce sera un nouveau traquenard.

— Je sais. Mais que faire d’autre ? Si on me donne le temps d’accéder à la Contre-mesure, cela en vaudra peut-être – et même certainement – la peine.

Quelle importance, que ce soit une mission-suicide à l’intérieur d’une mission-suicide ?

— Je ne sais pas, Pham. Si nous lui cédons sur tous les points, il nous tuera avant même que nous ayons pu nous approcher du vaisseau.

— Il essaiera. Écoute, tâche de gagner du temps en lui parlant. On peut toujours essayer de localiser la radio avec une directionnelle et de réduire cette crapule en bouillie.

Mais il ne semblait guère optimiste là-dessus.


Tyrathect ne les conduisit ni au vaisseau ni dans leur chambre. Ils descendirent une série de marches dans la muraille extérieure, d’abord une partie d’Amdi, puis Jefri, puis le reste d’Amdi, puis le mono de Tyrathect. Amdi ne cessait de se plaindre.

— Je ne comprends pas. Je ne comprends pas. Nous pourrions être utiles.

— Je n’ai vu aucun canon ennemi, renchérit Jefri.

Le mono ne manquait pas d’explications, mais semblait plus préoccupé que d’ordinaire.

— Je les ai vus par l’un de mes autres membres dans la vallée. Nous faisons donner toutes nos réserves. Il faut absolument tenir, ou il ne restera plus personne à sauver. En attendant, vous serez en sécurité ici.

— Qu’est-ce que vous en savez ? demanda Jefri. Vous pouvez communiquer avec Acier en ce moment ?

— Oui. L’un de moi est encore là-haut avec lui.

— Dites-lui que nous devons vous aider. Nous parlons mieux le samnorsk que vous.

— Je vais le lui dire immédiatement, répliqua promptement le manteau noir.

Il n’y avait plus de meurtrières dans les murs. La seule lumière provenait de torches fixées de place en place contre le mur du souterrain. L’air était froid et sentait le moisi. La pierre était luisante et humide. Les petites portes n’étaient plus en bois, mais en fer, avec des barreaux. Le fond du souterrain était complètement noir. Où allons-nous ? Jefri se souvint soudain des sinistres cachots des histoires qu’il lisait, et des horribles traîtrises dont avaient été victimes les Deux Grands et la Comtesse du Lac. Amdi ne semblait s’apercevoir de rien. Malgré leur nature fantasque, les chiots étaient très confiants. Amdi avait toujours été dépendant d’Acier. Mais les parents de Jefri n’avaient jamais agi ainsi, même lorsqu’ils avaient fui précipitamment le Lab Haut. Acier semblait soudain très différent, comme s’il ne se souciait plus de perdre son temps à se composer une physionomie bienveillante. Jefri n’avait jamais fait tout à fait confiance au sombre Tyrathect. À présent, le mono avait vraiment l’air sournois.

La menace sur la colline n’a jamais existé.

La peur, les soupçons et la résolution montèrent tout d’un coup à la surface. Jefri fit volte-face, affrontant le manteau noir.

— Nous n’irons pas plus loin. Ce n’est pas ce que nous devions faire. Nous voulons parler à Ravna et à messire Acier.

Prenant soudain conscience de la chose, il ajouta, dans une explosion libératrice :

— Et vous n’êtes pas assez forts pour nous retenir !

Le mono eut un brusque mouvement de recul, puis s’assit sur son train de derrière. Il baissa la tête et cligna plusieurs fois des yeux.

— Vous n’avez pas confiance en moi ? Vous avez bien raison. Vous ne devez faire confiance à personne d’autre qu’à vous-mêmes. (Il regarda tour à tour Jefri, puis l’ensemble d’Amdi, puis le souterrain devant eux.) Acier ne sait pas que je vous ai conduits ici.

L’aveu avait été si soudain et si naturel que Jefri déglutit avec peine.

— Vous nous avez… vous nous avez amenés ici pour nous… tuer !

Amdi regardait tour à tour le mono et Jefri, tous ses yeux agrandis d’horreur. Le manteau noir hocha la tête en un sourire partiel.

— Vous me prenez pour un traître ? Voilà enfin un soupçon qui vous honore. Je suis fier de vous, Amdijefri. Mais je ne fais pas partie des traîtres qui vous entourent, continua-t-il d’une voix grave. Je veux vous aider.

— Je le savais, fit Amdi en avançant un museau pour le frotter contre celui du mono. Vous êtes la seule personne en dehors de Jefri que je puisse toucher. Nous avons toujours eu envie de vous aimer, mais…

— Mais vous avez de bonnes raisons de vous montrer suspicieux. Vous mourrez si vous ne l’êtes pas assez.

Par-dessus les chiots, Tyrathect regarda Jefri, qui l’écoutait le front plissé.

— Ta sœur est vivante, Jefri. Elle est devant le château, et Acier est au courant depuis le début. C’est lui qui a tué tes parents. Il est coupable de tout ce que lui reproche le Sculpteur ou presque.

Amdi eut un mouvement de recul, agitant la tête en dénégations tremblantes.

— Vous ne me croyez pas ? Quelle ironie ! Il fut un temps où j’étais le meilleur des menteurs. Je pouvais convaincre un poisson de sauter hors de l’eau jusque dans ma bouche. Et maintenant que seule la vérité peut nous aider à nous tirer de là, je n’arrive pas à vous convaincre… Écoutez donc…

Soudain, ce fut la voix pseudo-humaine d’Acier qui sortit de la gorge du mono. Il discutait avec Ravna sur le fait que Johanna était en vie, en essayant d’excuser l’attaque qu’il avait provoquée contre elle.

Johanna… Jefri s’élança et tomba à genoux devant le manteau noir. Presque sans réfléchir, il saisit le mono à la gorge et le secoua. Des crocs essayèrent de se refermer sur sa main tandis que l’autre se débattait pour se dégager. Amdi tira Jefri de toutes ses forces par la manche. Au bout d’un moment, Jefri lâcha prise. À quelques centimètres de son visage, le mono le regardait dans la pénombre, ses yeux reflétant en un point concentré la lumière des torches.

— Il est facile d’imiter la voix humaine, déclara Amdi dans un souffle.

— Naturellement, répliqua le fragment avec un certain dédain. Je ne prétends pas vous relayer ces paroles en direct. Ce que vous venez d’entendre s’est passé il y a quelques minutes. Voici ce dont je suis en train de discuter avec Acier.

Il cessa de parler en samnorsk, et le souterrain fut brusquement rempli de trilles de déglutition du langage intermeutes. Même au bout d’un an, Jefri n’était pas capable d’extraire beaucoup plus qu’un sens très vague de cette conversation. Mais il avait vraiment l’impression qu’il y avait deux meutes en présence, et que l’une ordonnait à l’autre de faire quelque chose, d’aller chercher Amdijefri – le nom était facile à isoler du reste – pour le faire monter ici.

Amdiranifani se figea brusquement, chacun de ses membres se concentrant sur les glapissements qui se succédaient à une cadence rapide.

— Assez ! hurla-t-il soudain.

Le souterrain devint silencieux comme une tombe.

— Messire Acier ! Oh ! Messire Acier !

Tous les membres d’Amdi se blottirent contre Jefri.

— Il dit qu’il veut te faire du mal si Ravna ne lui obéit pas. Il veut tuer les Visiteurs quand ils se poseront. (Les yeux agrandis des chiots étaient baignés de larmes.) Je ne comprends pas !

Jefri fit un geste menaçant en direction du manteau noir.

— C’est peut-être une nouvelle imitation de sa part.

— Je ne sais pas si j’y arriverais, fit le mono. Je ne pourrais jamais imiter aussi bien deux meutes à la fois.

Les chiots se serrèrent encore plus fort contre Jefri. Un gémissement humain s’éleva, ponctué de sanglots étrangement familiers de très jeune enfant en détresse.

— Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant, Jefri ?

Ce dernier demeurait silencieux. Il avait fini par se souvenir et par comprendre. C’étaient les minutes qui avaient suivi son sauvetage – sa capture ? – par les meutes d’acier. D’autres souvenirs, refoulés par les bons traitements qui avaient suivi, affluèrent des recoins obscurs de son cerveau.

Maman… Papa… Johanna…

Mais Johanna vivait, elle était là, juste derrière ces murs…

— Jefri ?

— Je ne sais pas, moi non plus. N… nous cacher, peut-être ?

Durant quelques secondes, ils gardèrent le silence. Puis le fragment parla.

— Il y a mieux à faire que vous cacher. Vous connaissez déjà l’existence de passages secrets dans ce château. Quand on connaît les entrées – et c’est mon cas –, on peut aller où l’on veut, et même se retrouver à l’extérieur.

Johanna…

Les pleurs d’Amdi cessèrent brusquement. Trois d’entre lui observèrent Tyrathect de face, de côté et par-derrière. Les autres étaient toujours blottis contre Jefri.

— Nous n’avons toujours pas confiance en vous, Tyrathect, déclara Jefri.

— Parfait, parfait. Je suis une meute très diversifiée. Tous mes membres ne sont peut-être pas dignes de confiance.

— Montrez-nous les entrées. Nous jugerons.

— Nous n’aurons pas le temps…

— Peut-être, mais essayez toujours. Et pendant ce temps, continuez de nous relayer ce que dit messire Acier.

Le mono redressa la tête, et les flux multiples du langage intermeutes se firent de nouveau entendre. Le manteau noir se remit péniblement debout et conduisit les enfants à l’entrée d’une galerie latérale où les torches étaient presque totalement épuisées. Le seul bruit que l’on entendait à cette profondeur était celui de l’eau qui tombait goutte à goutte. La galerie ne pouvait avoir plus d’un an, et pourtant elle semblait, à l’exception des arêtes coupantes des pierres, extrêmement ancienne.

Les chiots s’étaient remis à pleurer. Tout en caressant la nuque de celui qui s’accrochait à son épaule, Jefri demanda :

— Traduis-moi, Amdi, s’il te plaît.

Au bout d’un moment, la voix d’Amdi parvint, hésitante, à son oreille.

— M… messire Acier demande encore où nous sommes. Tyrathect lui répond que nous sommes bloqués derrière un plafond qui s’est effondré dans une aile du château. (En fait, ils avaient entendu la maçonnerie qui s’écroulait quelques minutes auparavant, mais le bruit paraissait lointain.) Messire Acier vient d’envoyer le reste de Tyrathect chercher messire Shreck pour nous dégager. Messire Acier a une voix… tellement différente…

— Ce n’est peut-être pas lui, chuchota Jefri à l’oreille du chiot perché sur son épaule.

Un long silence.

— Non, c’est bien lui. Mais il est furieux. Il utilise de drôles de mots.

— Des gros mots ?

— Non. Des mots qui font peur. Il parle de tuer et de découper en morceaux… Ravna, toi et moi. Il… ne… nous aime pas, Jefri.

Le mono s’arrêta. Ils venaient de dépasser la dernière torche murale, et il faisait trop noir pour distinguer autre chose que des ombres. Tyrathect indiquait un endroit du mur. Amdi s’appuya contre la roche et poussa. Pendant ce temps, le manteau noir continuait de parler pour décrire ce qui se passait à l’extérieur.

— Ça s’ouvre, en effet, annonça Amdi. Et c’est assez large pour toi aussi, Jefri. Je crois que nous…

La voix humaine de Tyrathect l’interrompit.

— Les Visiteurs reviennent. J’aperçois leur petit vaisseau. J’ai pu m’éclipser à temps. Acier commence à avoir des soupçons. Encore quelques secondes et il va nous chercher partout.

Amdi passa une tête dans l’entrée noire.

— Pour moi, il faut y aller, dit-il d’une voix grave, presque triste.

— D’accord, fit Jefri en se baissant pour toucher l’une des épaules d’Amdi.

Le membre le guida jusqu’à une ouverture grossièrement taillée dans la pierre brute. Il y avait juste assez de place pour lui, en rentrant les épaules. Un membre d’Amdi le précéda.

— J’espère que ça ne se resserre pas plus loin, dit-il.

— En principe, non, fit Tyrathect. Ces passages secrets sont destinés à des meutes en armure légère. Surtout, prenez toujours les embranchements qui montent et qui font une légère courbe. Vous finirez par vous retrouver à l’extérieur. L’engin volant de Pham est à moins de… euh… cinq cents mètres des murs.

Jefri n’avait même pas assez de liberté de mouvements pour regarder par-dessus son épaule en s’adressant à Tyrathect.

— Et si messire Acier décidait de nous chercher dans ces galeries ? demanda-t-il.

Il y eut un bref silence.

— C’est peu probable. Il faudrait qu’il sache d’où vous êtes partis. Cela lui prendrait trop de temps. Cependant… (sa voix se fit soudain plus douce), il y a des ouvertures au sommet des remparts. Pour éviter que des soldats ennemis ne réussissent à s’infiltrer, il fallait bien prévoir un moyen de les arrêter. On peut déverser de l’huile dans les galeries.

Cette possibilité n’effrayait nullement Jefri. Pour le moment, il considérait simplement la chose comme une curiosité.

— Il vaut mieux ne pas trop traîner, dans ce cas, murmura-t-il.

Jefri s’avança dans la pénombre, suivi du reste d’Amdi. Il avait parcouru plusieurs mètres sur la pierre glissante lorsqu’il entendit la voix du dernier membre d’Amdi, à l’entrée, qui demandait :

— Vous êtes sûr que ça va, messire Tyrathect ?

Ou est-ce un nouveau traquenard ? pensa Jefri.

La voix de l’autre, quand il répondit, avait ses intonations cyniques habituelles.

— J’espère bien me retrouver sur mes pattes. N’oubliez surtout pas que c’est moi qui vous ai aidés.

Puis la porte de pierre se referma, et ils furent dans l’obscurité complète.


Négociations, tu parles…

Pour Pham, il était évident que la proposition de « rencontre offrant des garanties mutuelles » avancée par Acier ne pouvait que servir de couverture à un massacre. Même Ravna n’était plus dupe des nouvelles machinations de la meute. Cela voulait dire, en tout cas, que cette dernière était en train d’improviser complètement, que le temps des scénarios peaufinés était passé. L’ennui, c’est qu’il ne leur laissait pas la moindre ouverture. Pham aurait volontiers échangé sa vie contre quelques heures en privé avec la Contre-mesure, mais Acier les aurait tués avant même qu’ils voient la coque du vaisseau échoué.

— Continuez de tourner. Coquille Bleue. Je veux qu’Acier nous sente continuellement présents au-dessus de sa tête sans que nous lui offrions une cible.

Le Cavalier agita un appendice en signe d’assentiment, et l’engin prit de l’altitude pendant quelques instants avant de planer sur une centaine de mètres parallèlement aux murailles puis de redescendre. Ils survolaient le no man’s land entre les forces du Sculpteur et celles d’Acier.

Johanna Olsndot tourna la tête pour regarder l’engin. Il était maintenant surpeuplé. Coquille Bleue était étalé sur ses commandes à l’avant, Pham et Johanna occupaient les sièges qui se trouvaient derrière lui, et la meute appelée Pérégrin remplissait tout l’espace intermédiaire.

— Même si vous localisez le communicateur, murmura la jeune humaine, ne tirez pas, Jefri pourrait être à proximité.

Cela faisait vingt bonnes minutes qu’Acier leur promettait de faire venir Jefri. Scrutant le visage barbouillé de Johanna, Pham répliqua :

— Bien sûr. En aucun cas nous n’ouvrirons le feu si nous ne voyons pas exactement notre cible.

Elle hocha la tête. Elle ne devait pas avoir plus de quatorze ans, mais c’était un bon soldat. La moitié des gens qu’il avait connus au Qeng Ho auraient été complètement hystériques après s’être fait récupérer dans ces conditions. Et sur le reste, bien peu auraient fait aussi bonne figure que Johanna et son ami.

Il jeta un coup d’œil à la meute. Il fallait du temps pour s’habituer à ces créatures. Au début, il avait presque cru que deux des chiens avaient une tête de trop. Puis il s’était aperçu que les petites têtes surnuméraires appartenaient à des chiots qu’ils portaient dans une poche de leur jaquette. Ce « Pèlerin » était partout à la fois. Auquel fallait-il s’adresser ? Il choisit la tête qui regardait dans sa direction.

— Vous avez une idée sur la manière dont on pourrait traiter avec Acier ?

Le samnorsk de la meute était plus pur que celui de Pham.

— Le Dépeceur et Acier sont plus sournois que tout ce que j’ai pu lire dans la boîte de données de Johanna. Et le Dépeceur est le plus cynique.

— Le Dépeceur ? Jamais entendu ce nom-là. Il y a bien un « messire Écorcheur » auquel nous avons parlé, un collaborateur d’Acier, à ce qu’il paraît.

— Hum… Il a l’esprit assez tordu pour savoir se mettre à plat ventre quand il le faut. J’aurais aimé qu’on puisse retourner voir le Sculpteur pour bavarder un peu de tout ça avec elle.

Son intonation était telle que la formulation contenait une demande discrète. Pham se demanda brièvement quel pourcentage de cette race de meutes savait faire preuve d’une telle flexibilité mentale. Lorsqu’ils atteindraient leur âge spatial, ces gens-là feraient de sacrés négociants.

— Désolé, répondit-il, mais nous n’avons pas le temps. En fait, si Acier ne nous fait pas entrer tout de suite, nous allons tout perdre. J’espère seulement qu’il ne se doute de rien.

Les têtes se réorientèrent de manière subtile. Le membre le plus grand, celui qui avait une hampe de flèche qui dépassait de sa jaquette, se rapprocha de la fille.

— Bon, si Acier a pris les rênes, il y a une chance. Il est très rusé, mais nous pensons qu’il panique dès que les choses se corsent. En découvrant Johanna, vous l’avez probablement mis dans un état de fébrilité à se pourchasser la queue. Continuez de le harceler, et il commettra probablement de grosses erreurs.

— Il est capable de tuer Jefri, intervint brusquement Johanna.

Ou de faire sauter le vaisseau.

— Ravna, tu arrives à quelque chose avec Acier ?

— Non, répondit la voix dans le communicateur. Ses menaces sont un peu plus ouvertes, à présent, et son samnorsk devient de plus en plus difficile à comprendre. Je crois qu’il essaie de faire venir des canons du nord. Il n’a sans doute pas idée de ce que je peux voir. Et il n’a toujours pas fait venir Jefri à la radio.

La fille blêmit, mais ne dit rien. Elle prit l’une des pattes de Pérégrin dans sa main.

Coquille Bleue était demeuré très silencieux durant toute l’opération de sauvetage, principalement parce que le pilotage de l’engin accaparait tous ses appendices, mais aussi parce que la fille et la meute avaient tant de choses à se dire. Pham avait remarqué qu’une partie de Pérégrin tournait autour du Cavalier pour le flairer poliment, mais Coquille Bleue ne semblait pas s’en offusquer outre mesure. Sa race avait une grande expérience des autres. Mais le cavalier attira soudain l’attention d’un brap sonore.

— Cher monsieur Pham, il se passe quelque chose devant le château.

Pérégrin l’avait vu presque au même instant. L’une de ses têtes aidait une autre à regarder à travers sa lunette.

— C’est vrai, confirma-t-il. C’est l’une des portes utilisées pour les sorties par surprise qui vient de s’ouvrir. Mais je ne comprends pas. Pourquoi Acier ferait-il sortir ses meutes juste maintenant ? Le Sculpteur va en faire de la chair à pâté.

L’ennemi, en effet, faisait donner l’infanterie. Les meutes se déployèrent en ligne, exactement comme Pham avait vu faire les militaires de son époque. Mais dès que toutes les troupes furent sorties du trou, elles constituèrent des groupes de quatre à six membres, qui encerclèrent le château.

Pham se pencha en avant pour essayer de voir le plus loin possible au bout du rempart.

— Je ne sais pas, dit-il. Ils n’avancent pas. Ils restent dans la limite de portée des archers du château.

— Oui, mais nous avons encore des canons, fit Pérégrin.

Son imitation parfaite de la voix humaine cessa un instant, pour faire place à un trille qui remplit l’habitacle.

— C’est drôle, reprit-il en samnorsk. J’ai plutôt l’impression qu’ils cherchent à empêcher quelqu’un de sortir.

— Y a-t-il d’autres accès ?

— Probablement, ainsi que des passages secrets, juste assez larges pour laisser passer un membre adulte.

— Ravna ?

— Acier ne parle plus du tout, à présent. Il a juste dit quelque chose à propos de traîtres infiltrés dans le château. Je ne reçois plus que des borborygmes.

En haut des remparts, à travers les créneaux, Pham apercevait des soldats ennemis qui couraient parallèlement à ceux du sol. Quelque chose avait semé la panique dans le nid de rats.

Jefri Olsndot avait une expression de concentration horrifiée. Sa main libre formait un poing crispé, ses lèvres tremblaient légèrement.

— Dire que pendant tout ce temps je l’ai cru mort… S’ils le tuent maintenant, je… (Sa voix devint soudain aiguë.) Que font-ils ?

De grands chaudrons avaient été amenés sur les remparts. Pham n’eut pas de mal à comprendre ce qui se passait. La guerre de siège sur Canberra ressemblait à cela. Il regarda la fille mais garda bouche close.

Il n’y a rien que nous puissions faire.

La meute du pèlerin n’eut pas les mêmes égards – ou le même paternalisme.

— C’est de l’huile, Johanna. Ils veulent tuer quelqu’un qui se trouve dans les murs. Mais s’il réussit à sortir… Coquille Bleue, j’ai lu que vous aviez des haut-parleurs. Est-ce que je pourrais m’en servir ? Le Sculpteur peut facilement chasser les troupes qui sont dehors et aux créneaux.

Pham ouvrit la bouche pour formuler une objection, mais le Cavalier avait déjà ouvert un canal à Pérégrin. La voix de ce dernier résonna, dans le langage des Dards, sur tout le versant de la colline. En haut des remparts, les têtes se tournèrent. La voix tonnante de Pérégrin devait ressembler pour eux à celle d’un dieu. Les trilles et les borborygmes se poursuivirent encore quelque temps puis cessèrent.

La voix de Ravna se fit entendre sur la ligne quelques secondes plus tard.

— Vous venez de faire quelque chose qui rend Acier complètement fou. Je comprends à peine ce qu’il dit. Je crois qu’il décrit la manière dont il va torturer Jefri si nous ne faisons pas reculer les troupes du Sculpteur.

— Très bien, grogna Pham. Faites-nous prendre de l’altitude, Coquille Bleue.

Il était soulagé de dire adieu aux subtilités.

Coquille Bleue fit grimper l’engin. Ils avancèrent ensuite vers le château, à peine un peu plus vite qu’une meute au galop. Derrière eux, de nouvelles troupes du Sculpteur apparaissaient derrière la crête. Elles s’étaient repliées après le passage meurtrier de Pham. La décision allait peut-être intervenir avant qu’elles n’arrivent aux remparts, mais l’artillerie du Sculpteur continuait de faire des ravages. Des éclairs de flammes et de fumée apparaissaient en haut des remparts, accompagnés de détonations. S’il tuait Jefri, Acier allait le payer cher.

— Pourriez-vous utiliser votre rayon pour écarter l’ennemi des remparts ? demanda Johanna.

Pham hocha la tête, mais s’aperçut au même instant de ce qui se passait là-bas.

— Ils déversent de l’huile, regardez.

Des flaques noires se formaient partout entre les meutes et les remparts qu’elles gardaient. Jusqu’à ce qu’ils sachent à quel endroit Jefri allait sortir, il n’était pas avisé de déclencher des feux.

Pérégrin hurlait déjà dans le micro branché sur l’extérieur. L’artillerie du Sculpteur cessa aussitôt ses tirs.

— Bon, déclara Pham. Pour le moment, nous surveillons bien les remparts. Faites le tour lentement, Coquille Bleue. Si nous apercevons le gosse avant les meutes d’Acier, nous avons une chance.

— Ils sont partout sauf au nord, annonça Ravna. Je crois qu’Acier n’a pas plus idée que nous de l’endroit où se trouve Jefri.


Quand on défie le ciel, les enjeux sont forcément élevés.

Et j’aurais pu gagner. S’il ne m’avait pas trahi, j’aurais pu gagner.

À présent, cependant, les masques étaient tombés, et la seule chose qui comptait était la force physique brute de l’ennemi. Acier se força à sortir du trou noir où les dernières minutes d’hystérie l’avaient plongé.

Si je ne peux pas vaincre le ciel, au moins j’aurai le plaisir de les emmener tous en enfer.

Tuer Amdijefri. Détruire le vaisseau que les Visiteurs voulaient tant. Par-dessus tout, détruire son Maître passé traître.

— Monseigneur ?

C’était Shreck. Acier tourna une tête dans sa direction. Le temps de l’affolement était révolu.

— Où en est le déversement ? demanda-t-il d’un ton mesuré.

Il refusait de prononcer encore le nom de Tyrathect.

— L’opération est presque terminée, Monseigneur. L’huile forme de grandes mares autour des murs.

Les deux meutes baissèrent les têtes tandis qu’un obus du Sculpteur explosait juste derrière les créneaux. Les troupes ennemies avaient déjà parcouru la moitié du chemin, et ses archers étaient occupés à déverser l’huile ou à surveiller les sorties des galeries.

— Il est possible que les traîtres soient morts étouffés, Monseigneur, reprit Shreck. Juste avant la reprise des tirs ennemis, nous avons entendu quelque chose dans le secteur des remparts sud-ouest. Mais j’ai peur que les Visiteurs ne voient tout ce que nous faisons là-bas, ajouta-t-il en hochant spasmodiquement ses têtes.

C’est drôle de voir craquer quelqu’un comme Shreck, songea vaguement Acier.

Shreck avait la loyauté d’une horloge bien réglée, mais le monde était en train de s’écrouler autour de lui, et il n’avait plus rien à quoi s’accrocher. La folie d’où il était né, c’était tout ce qu’il lui restait.

Si Shreck était près de craquer, cela signifiait que le siège de la Colline du Vaisseau allait bientôt prendre fin.

Encore un peu de temps. C’est tout ce que je demande, à présent.

Il força ses membres à afficher une expression confiante.

— Je comprends, dit-il. Vous vous êtes bien comporté, Shreck. Nous pouvons encore gagner. Je connais bien la psychologie de ces mantes. Si vous réussissez à tuer l’enfant, de préférence sous leurs yeux, cela leur brisera le moral, exactement comme on brise la volonté d’un chiot par la terreur.

— Oui, Monseigneur.

Il y avait une sourde lueur d’incrédulité dans le regard de Shreck, mais cela le maintiendrait en action, lui donnerait un motif plausible de continuer à faire semblant.

— Mettez le feu à l’huile qui est dehors. Postez des troupes aux endroits où vous pensez qu’Amdijefri va sortir. Il faut que les Visiteurs voient tout ça pour que l’effet voulu soit obtenu. Et…

Il allait dire : « faites sauter le vaisseau », mais il se retint à temps. Les explosifs incorporés à la maçonnerie entre les mâchoires du piège et le dôme feraient s’écrouler toute la structure du château, entraînant la mort de la presque totalité de ses occupants. S’il ordonnait à Shreck de faire une chose pareille, ce dernier comprendrait où il voulait en venir en réalité.

— Ne perdez pas de temps, dit-il. Il faut agir avant que le Sculpteur ne puisse avancer davantage. C’est le dernier espoir du Mouvement, Shreck.

La meute s’inclina et redescendit. Acier maintint une posture résolue, regardant hardiment par-dessus les remparts jusqu’à ce que l’autre eût disparu. Puis il prit la radio et la frappa violemment contre la pierre d’un créneau. Mais elle ne se brisa pas, et la voix de la mante glapit quelque chose pour lui demander une explication. Il s’élança dans l’escalier en hurlant dans le langage des Dards :

— Vous n’aurez rien ! Tout ce à quoi vous attachez du prix va être détruit !

Il dévala les marches jusqu’en bas, traversa la cour au galop en baissant les têtes, et entra dans le couloir qui faisait le tour des Mâchoires de l’Accueil. Il aurait pu les faire sauter personnellement sans aucun mal, mais il y avait des chances pour que le dôme et le vaisseau lui-même résistent. Non. Il fallait qu’il se rende au cœur du vaisseau pour le détruire et tuer en même temps les jeunes mantes endormies. Il entra dans une chambre secrète, prit deux arbalètes et le manteau-radio supplémentaire qu’il avait mis de côté. Dans le manteau était incorporée une bombe. Il avait testé son invention avec un lot témoin de radios, et le porteur était mort instantanément.

Il descendit de nouvelles marches et se retrouva dans un passage secondaire. Les bruits de la bataille qui se déroulait à l’extérieur lui parvenaient très affaiblis. Il entendait surtout le claquement de ses propres dards sur la pierre nue. Autour de lui se profilaient les masses des tonneaux de poudre et de vivres ainsi que des empilements de bois d’étai. Les mèches et les détonateurs se trouvaient cinquante mètres plus loin. Acier ralentit le pas et s’efforça, en courbant les pattes, de ne plus faire aucun bruit avec ses dards. Les oreilles tendues, il regarda dans toutes les directions autour de lui. Il savait intuitivement que l’autre devait être ici. Le Fragment de Flenser. Le Dépeceur le hantait depuis le début de son existence. Il le hantait même après avoir été presque totalement détruit. Mais ce n’était qu’après sa trahison évidente qu’Acier avait pu donner libre cours à sa haine. Le plus probable était que le Maître cherchait à s’échapper avec les enfants, mais il y avait des chances pour qu’il tente de gagner sur tous les tableaux à la fois. Si le Dépeceur avait repris le contrôle, Acier savait que sa propre mort ne tarderait pas. Mais le triomphe était encore à sa portée. S’il pouvait tuer le Maître de ses propres griffes et de ses propres mâchoires…

Sois ici, mon bon Maître. Sois ici, je t’en supplie, avec l’idée que tu peux me rouler une fois de plus.

Vœu exaucé. Il perçut quelques bruits mentaux très faibles. Tout près. Des têtes surgirent de derrière les tonneaux un peu plus haut. Deux des Fragments apparurent dans la galerie qui s’ouvrait devant lui.

— Disciple ?

— Maître ?

Acier sourit. Les cinq membres étaient là. Le Fragment avait réussi à reconstituer sa meute. Mais les manteaux-radios avaient disparu. Les membres de la meute étaient nus, le pelage couvert de plaies suintantes. La bombe radio ne marcherait pas. Peut-être était-ce sans importance. Acier avait déjà vu des cadavres qui paraissaient en meilleure santé que ces membres-là. Dans l’ombre, il pointa ses arbalètes.

— Je suis venu vous tuer, dit-il.

Les spectres haussèrent les épaules.

— Vous êtes venu essayer.

Mâchoire contre mâchoire et griffe à griffe, Acier n’aurait eu aucun mal à venir à bout du Fragment. Mais celui-ci avait disposé trois de ses membres plus haut, à côté de tonneaux qui semblaient en équilibre curieusement précaire. Un assaut direct pourrait lui être fatal. Mais s’il pouvait décocher deux carreaux bien ajustés…

Il s’avança à un endroit où il ne risquait pas d’être écrasé par les tonneaux en déséquilibre.

— Vous espérez vraiment pouvoir rester en vie, Fragment ? Je ne suis pas votre unique ennemi. (Il agitait un museau en direction de l’autre bout de la galerie.) Il y en a des milliers, là-bas, qui ne désirent que votre mort.

L’autre remua ses têtes de haut en bas en un sourire glacé. Le sang coulait de nouveau de ses blessures rouvertes.

— Mon cher Acier, vous ne comprendrez jamais rien à rien. C’est vous qui m’avez permis de survivre. Vous ne saisissez pas ? J’ai sauvé les enfants. En ce moment même, je vous empêche de toucher au vaisseau. Plus tard, cela me permettra d’obtenir une reddition conditionnelle. Je serai faible encore un ou deux ans, mais je survivrai.

Le vieux Flenser transparaissait avec éclat à travers la douleur causée par ses blessures. Toujours le même opportunisme.

— Mais vous n’êtes qu’un fragment… Vous êtes aux trois cinquièmes…

— La petite maîtresse d’école ? (Flenser baissa les têtes en battant presque timidement des paupières.) Elle s’est montrée plus forte que je ne m’y attendais. Elle a réussi à diriger cette meute pendant quelque temps, mais j’ai pu revenir peu à peu. Finalement, même sans les autres, je suis de nouveau entier.

Flenser entier… Acier eut un mouvement de recul, presque comme s’il allait prendre la fuite. Pourtant, il y avait quelque chose d’étrange dans son attitude. Oui. Le Dépeceur semblait en paix avec lui-même, serein. Mais maintenant qu’Acier voyait la meute dans sa totalité, il percevait des choses, dans son langage du corps, qui…

La vérité éclata soudain en lui, dans un éclair d’orgueil intense. Pour la première fois de ma vie, je vois les choses avec plus de lucidité que le Maître.

— Entier, dites-vous ? Mais réfléchissez. Nous savons très bien, tous les deux, de quelle manière les âmes s’affrontent de l’intérieur, avec leurs petites rationalisations, leurs grandes inconnues. Vous dites que vous avez tué l’autre, mais d’où vous vient cette belle confiance ? Vous agissez en ce moment exactement comme le ferait Tyrathect. Vous dirigez les pensées, mais c’est son âme à elle qui constitue la base. Quoi que vous en disiez, c’est la petite institutrice qui a gagné !

Le Fragment hésitait. Il comprenait. Son inattention ne dura qu’une fraction de seconde, mais Acier était aux aguets. À travers l’espace découvert, il bondit aux gorges des autres après avoir lâché ses traits.

40

En d’autres circonstances, le voyage dans les murs aurait été follement excitant pour Jefri. Malgré l’obscurité épaisse, Amdi marchait devant et derrière lui, et ses nez lui donnaient une bonne notion du chemin parcouru. En d’autres circonstances, il y aurait eu l’excitation de la découverte, accompagnée des gloussements d’ivresse causés par l’étirement mental d’Amdi.

Pour le moment, toutefois, les chiots étaient dans un état de confusion mentale qui faisait plutôt peur. Celui qui marchait derrière lui ne cessait de se cogner à ses talons.

— Je ne peux pas aller plus vite, dit-il.

Son pantalon s’était déchiré aux genoux à cause du frottement. Il fit un effort pour accélérer, reléguant la douleur dans un recoin de son esprit, lorsqu’il heurta le chiot devant lui. Il s’était arrêté et semblait osciller d’un côté puis de l’autre.

— Il y a un embranchement. D’après moi… Qu’est-ce qu’on fait, Jefri ?

Celui-ci voulut redresser la tête, mais se cogna contre le plafond du boyau. Depuis près d’un an, c’étaient la confiance tranquille d’Amdi ainsi que sa hardiesse entreprenante qui guidaient les résolutions d’Amdijefri. À présent, il avait soudain conscience des tonnes de roche qui pesaient sur lui de toutes les directions à la fois. Si le boyau se rétrécissait de quelques centimètres à peine, ils seraient bloqués ici pour l’éternité.

— Jefri ?

— Une seconde. J’essaie de…

Réfléchir !

— Laquelle des deux galeries va vers le haut ? demanda le jeune garçon au bout d’un moment.

Le membre qui était en tête s’avança dans l’un des boyaux.

— Ne va pas trop loin ! lui cria Jefri.

— Ne t’en fais pas. Je… Il saura revenir.

Au bout d’un moment, Jefri entendit le bruit des pattes de celui qui revenait. Le membre qui le précédait frotta son museau contre sa joue.

— C’est celle de droite qui monte, dit-il.

Ils avaient parcouru moins d’une quinzaine de mètres quand Amdi entendit de drôles de bruits.

— Nous sommes poursuivis ? demanda Jefri.

— Non. En fait, je ne sais pas. Arrête… Tu entends ça ?

Un bruissement, des gargouillements. De l’huile !

Plus question de s’arrêter. Jefri avança plus vite que jamais dans la galerie. Sa tête cogna le plafond, il s’affaissa sur les coudes, se ressaisit machinalement et continua encore plus vite. Il sentit une coulée de sang sur sa joue.

Il entendait distinctement l’huile à présent.

Les parois du tunnel enserrèrent soudain ses épaules. Devant lui, Amdi s’écria :

— C’est un cul-de-sac… ou bien la sortie ! (Grattements sur la pierre.) Je n’arrive pas à la faire bouger !

Le chiot se tourna vers Jefri et se glissa entre ses jambes pour le laisser passer.

— Pousse dans la partie supérieure, Jefri. C’est comme celle que nous avons trouvée sous le dôme. Il faut appuyer par en haut.

Cette maudite galerie se rétrécissait encore juste avant la porte. Rentrant les épaules, Jefri pesa de tout son poids sur le haut de la pierre. Elle bougea, peut-être d’un centimètre. Il força encore pour gagner quelques millimètres aux épaules. Il était si comprimé qu’il avait du mal à respirer. Il poussa encore sur la pierre. Elle pivota, et un rayon de lumière lui baigna soudain le visage. Ce n’était pas tout à fait la lumière du jour. Des murs de pierre leur cachaient encore l’extérieur, mais jamais Jefri ne s’était senti aussi heureux. Encore quelques centimètres et il serait sorti du boyau. Pour le moment, cependant, il était bel et bien coincé.

Il se tortilla autant qu’il put, mais cela ne sembla qu’aggraver son cas. Derrière lui, Amdi se pressait.

— Jefri, j’ai les pattes de derrière dans l’huile ! Elle remplit la galerie partout derrière nous !

La panique. Durant quelques instants, Jefri se trouva incapable de penser à rien. Si près de l’extérieur… Il voyait distinctement, à présent, ses mains ensanglantées.

— Reculez ! dit-il. Je vais enlever ma jaquette avant d’essayer encore.

Il était si coincé qu’il n’arrivait même pas à reculer lui-même. Finalement, à force de contorsions, il parvint à se dégager. Il se coucha de tout son long et ôta le vêtement.

— Jefri ! J’ai deux membres… dans l’huile… Peux plus respirer…

Les chiots se pressaient, affolés, contre lui. Il sentit le contact de leur poil huileux, glissant… Glissant !

— Un peu de patience !

Il frotta ses mains contre la fourrure des chiots et s’enduisit les épaules. Puis il tendit les bras le plus loin possible dans l’extension de son corps et se servit de ses talons pour ramper dans le passage étroit. Derrière lui, Amdi émettait des bruits sifflants. Pousse… Pousse encore… Un centimètre. Un autre. Puis il se trouva au niveau des aisselles, et le reste fut facile.

Dès qu’il put se retourner, il passa la main dans l’ouverture pour tirer à lui le membre d’Amdi le plus proche. Le chiot se débattit et lui glissa des mains en émettant des sons qui n’étaient ni humains ni du langage des Dards. Jefri aperçut l’ombre de plusieurs membres en train de tirer quelque chose d’invisible. Une seconde plus tard, une boule de fourrure mouillée jaillit de l’obscurité pour se retrouver dans ses mains. Une seconde encore, et il y en eut une deuxième. Jefri les coucha par terre et leur essuya le museau pour dégager les mucosités huileuses qui les étouffaient. L’un des chiots se releva aussitôt et commença à s’ébrouer. L’autre toussa.

Pendant ce temps, le reste d’Amdi continuait de sortir du trou. Les huit membres étaient imbibés d’huile. Ils titubaient comme s’ils étaient ivres et se dégageaient mutuellement les tympans. Les bruits rauques et sifflants qu’ils produisaient n’avaient aucun sens pour Jefri.

Rassuré sur le sort de ses amis, le jeune humain marcha vers la lumière. Un angle du mur les cachait. Heureusement, car il entendait à l’extérieur les appels des soldats d’Acier. Il rampa jusqu’au bord et passa prudemment un œil. Un instant, il crut qu’ils étaient encore à l’intérieur du château, tant il y avait de soldats. Mais il aperçut les collines au loin et la fumée qui montait de la vallée.

Qu’allaient-ils faire maintenant ? Il se tourna vers Amdi, qui se nettoyait encore frénétiquement les tympans. Les trilles et les grognements qu’il émettait étaient plus rationnels. Les gestes de la meute étaient de nouveau coordonnés. Jefri regarda de nouveau les collines. Il eut presque l’impulsion de courir vers les soldats qui l’avaient protégé si longtemps.

Un membre d’Amdi vint passer le museau dans l’ouverture.

— Ouah ! Il y a un vrai lac d’huile entre les soldats et nous. Je ne…

L’explosion fut sourde, très différente de celle de la poudre à canon. Elle dura une seconde, puis se transforma en grondement continu. Deux autres membres d’Amdi passèrent le museau à l’extérieur. Le lac d’huile était devenu une mer de flammes rugissantes.


Coquille Bleue avait manœuvré pour amener la chaloupe à moins de deux cents mètres des remparts du château, à l’opposé du point où les meutes s’étaient concentrées. L’engin était maintenant au-dessus de la mousse à hauteur d’homme.

— Notre simple présence les fait fuir, déclara Pérégrin.

Pham regarda par-dessus son épaule. Les troupes du Sculpteur avaient pris possession du terrain et couraient en direction des murailles. Dans moins d’une minute, elles entreraient en contact avec les meutes d’Acier.

Il y eut un brap sonore en provenance du synthétiseur vocal de Coquille Bleue. Pham se pencha en avant pour regarder.

— Par la Flotte ! murmura-t-il.

Les meutes en haut des remparts avaient braqué des sortes de lance-flammes sur les mares d’huile au pied de la muraille. Coquille Bleue se rapprocha encore. Il y avait partout des traînées d’huile le long des murs. Les meutes de l’extérieur étaient maintenant presque coupées du château. À l’exception d’une brèche de trente mètres, toute la section qu’ils gardaient s’était transformée en un mur de flammes.

La chaloupe reprit un peu d’altitude, tanguant et cahotant en raison de l’appel d’air créé par les flammes. Presque partout, l’huile imbibait la base des murs, qui étaient finalement plus complexes que ceux des châteaux de Canberra. En beaucoup d’endroits, il semblait y avoir de véritables labyrinthes ou cavernes qui criblaient le pied du château.

Ridicule, dans une structure défensive.

— Jefri ! s’écria soudain Johanna en indiquant le centre de la section sans flammes.

Pham aperçut quelque chose qui rentrait précipitamment à l’abri d’un recoin de la muraille.

— Je l’ai vu aussi, déclara Coquille Bleue en inclinant l’engin pour descendre.

La main de Johanna agrippait, tremblante, le bras de Pham. Il entendait à peine sa voix, couverte par les cris de Pérégrin.

— Je vous en supplie ! Je vous en supplie ! répétait-elle.

Un instant, le succès leur parut à portée de la main. Les troupes d’Acier étaient loin, et l’huile n’était pas encore en flammes de ce côté. Même l’atmosphère semblait plus limpide par ici. Malgré cela, Coquille Bleue, dans son affolement, perdit le contrôle. Il inclina trop l’engin sans correction, et il y eut un contact avec le sol. L’impact fut léger, mais Pham entendit craquer l’une des jambes d’atterrissage. Coquille Bleue actionna frénétiquement ses commandes, et l’autre côté de l’engin se posa. Mais le fusil à rayons était fiché dans la mousse.

Pham jeta un regard furieux au Cavalier. Il savait depuis le début que cela finirait ainsi.

— Que s’est-il passé ? demanda la voix de Ravna. Vous ne pouvez pas remonter ?

Coquille Bleue essaya encore quelques instants de faire réagir ses commandes, puis fit l’équivalent d’un haussement d’épaules pour un Cavalier.

— Ça ira, dit-il, mais ça prendrait trop de temps.

Il était en train de défaire son harnais et de libérer son skrode arrimé au plancher. La porte de l’engin, devant lui, s’ouvrit, et les bruits de la bataille et des flammes pénétrèrent en force dans l’habitacle.

— Qu’est-ce que vous faites, bon Dieu ? s’écria Pham.

Les appendices du Cavalier s’orientèrent vers l’humain.

— Je vais chercher Jefri. Les flammes vont arriver d’un instant à l’autre.

— La chaloupe va prendre feu si nous la laissons ici. Pas question que vous alliez où que ce soit, Coquille Bleue !

Pham se pencha en avant pour retenir le Cavalier par ses appendices inférieurs. Johanna, saisie de panique, les regardait tour à tour sans comprendre.

— S’il vous plaît ! Non ! supplia-t-elle.

Ravna se mit à crier aussi. Pham tendit tous ses muscles, concentrant son attention sur le Cavalier. Celui-ci fit rouler son skrode vers lui, tendant le reste de ses appendices vers le visage de l’humain.

— Vous ne pouvez rien faire si je vous désobéis, cher monsieur Pham. Je sors, et je vous prouverai que je ne suis pas l’esclave de je ne sais quelle Puissance. Pouvez-vous en dire autant ?

L’espace d’un instant, le Cavalier et l’humain se dévisagèrent à quelques centimètres de distance. Mais Pham n’essaya plus de le retenir.

Brap.

Les appendices du Cavalier se rétractèrent. Il roula vers la sortie. Le troisième essieu de son skrode prit contact avec le sol, et il descendit lentement. Pham ne faisait toujours rien pour l’en empêcher.

Je ne suis pas le programme d’une Puissance.

— Pham ?

Johanna le tirait par la manche. Il se secoua pour sortir de son hébétude. Il vit que Pérégrin avait déjà sauté à terre. Ses quatre membres adultes tenaient de courtes épées dans leurs gueules. Des griffes d’acier brillaient à leurs pattes antérieures.

— D’accord.

Il ouvrit un casier et y prit le pistolet qu’il y avait caché. Maintenant que Coquille Bleue avait échoué la chaloupe, il n’avait plus le choix. Il fallait tirer au mieux parti de la situation.

Cette prise de conscience fut pour lui comme une bouffée d’oxygène. Il s’extirpa du harnais qui le retenait encore et descendit à la suite des autres. Pérégrin l’entoura. Les deux membres qui tenaient les chiots déployèrent une espèce d’armure partielle. Même avec toutes ses mâchoires occupées, la voix de la meute était d’une clarté sans pareille.

— Nous trouverons peut-être un passage…

Entre les flammes.

Il n’y avait plus de flèches qui tombaient des remparts. L’air devait être trop brûlant là-haut. Pham et Johanna suivirent Pérégrin qui naviguait entre les flaques de boue noire.

— Évitez de marcher dans l’huile, dit-il.

Les meutes d’Acier étaient en train de faire le tour des flammes. Pham n’aurait su dire si c’était pour attaquer la chaloupe ou simplement pour fuir les alliés qui les pourchassaient. Cela n’avait d’ailleurs sans doute pas d’importance. Il mit un genou à terre et arrosa l’ennemi avec son pistolet. Il n’avait pas la puissance du fusil à rayons, particulièrement à cette distance, mais ne pouvait pas être ignoré. Les premiers chiens s’écroulèrent. D’autres tombèrent par-dessus eux. Ils arrivèrent au bord d’une flaque. Quelques-uns seulement s’aventurèrent dans la boue. Ils savaient trop bien ce que cela pouvait devenir d’un instant à l’autre. Certains disparurent du champ de vision de Pham, derrière la chaloupe.

Y a-t-il un passage au sec ?

Pham longea en courant le bord de la flaque. Il devait nécessairement y avoir une coupure, ou les flammes se seraient déjà propagées jusqu’ici. Un peu plus loin devant lui, elles atteignaient dix mètres de haut. La chaleur avait un impact physique sur sa peau. Au-dessus du brasier, une fumée goudronneuse s’élevait, rabattue par le vent sur le champ de bataille. La lumière du soleil filtrait à peine à travers des cendres rouges.

— Je ne vois plus rien, fit la voix de Ravna, désespérée, à son oreille.

— Il nous reste une chance, Rav.

S’il pouvait les retenir jusqu’à l’arrivée des meutes du Sculpteur…

L’ennemi avait trouvé un chemin vers l’intérieur et se rapprochait rapidement. Quelque chose siffla à côté de lui – une flèche. Pham se coucha à plat ventre et arrosa les meutes à pleine puissance. Si l’ennemi avait su que la charge faiblissait rapidement à ce régime, il aurait continué d’avancer, mais au bout de quelques secondes de carnage il s’arrêta. Les meutes prirent la fuite, essayant de tenter leur chance contre celles du Sculpteur.

Pham se tourna vers le château. Johanna et Pérégrin étaient à dix mètres de lui vers les remparts. Ils suivaient quelque chose des yeux. Tournant la tête dans la même direction, Pham aperçut Coquille Bleue qui s’avançait droit sur la muraille, indifférent aux meutes qui couraient le long des flammes. Son skrode laissait des traces huileuses derrière lui. Le Cavalier avait rentré tous ses appendices et déployé sa toile de chargement autour de sa tige centrale. Il fonçait à l’aveuglette dans l’air surchauffé, s’enfonçant dans le couloir de plus en plus étroit entre les flammes.

Il se trouvait à moins de quinze mètres du rempart. Brusquement, deux tentacules sortirent de son corps pour se tendre vers les flammes. Là… À travers le miroitement de chaleur, Pham aperçut l’enfant qui sortait en hésitant de derrière le pan de mur qui l’abritait. De petites boules de fourrure étaient perchées sur ses épaules ou couraient à côté de lui. Pham s’élança à son tour. Il pouvait avancer plus vite sur ce terrain que n’importe quel Cavalier. Il aurait peut-être le temps de…

Un soudain jet de flammes jaillit du château pour embraser obliquement la flaque d’huile qui le séparait du Cavalier et de la muraille. L’étroit passage libre avait disparu. Les flammes formaient maintenant devant lui une barrière infranchissable.


— Il y a encore des endroits où passer, déclara Amdi.

Il quitta leur cachette pour reconnaître les lieux à quelques mètres de l’angle du mur.

— L’engin volant s’est posé ! cria-t-il. Il y a… une drôle de… chose qui vient vers nous. Coquille Bleue ou Tige Verte ?

Les meutes d’Acier occupaient également la place, mais à quelque distance de là, probablement à cause de la présence de la chaloupe. Celle-ci avait une forme bizarre, dissymétrique. Elle ne ressemblait pas aux engins volants habituels de Straum. Elle était couchée sur le côté, presque comme si elle s’était écrasée au sol. Un humain courait un peu plus loin dans leur champ de vision, en tirant sur les troupes d’Acier. Jefri regarda encore plus loin, et sa main, inconsciemment, se resserra sur le chiot le plus proche de lui. C’était un véhicule à roues qui venait vers eux. On eût dit qu’il sortait d’un récit historique de Nyjora. Sur ses flancs étaient peintes des rayures obliques. Une espèce de mât épais le surmontait.

Les deux enfants s’avancèrent à découvert. La créature de l’espace les aperçut. Elle fit obliquer son véhicule, en soulevant des gerbes d’huile et de mousse sous ses roues. Deux prolongements frêles sortirent du tronc bleuté. Une voix couinante déclara en samnorsk :

— Vite, cher monsieur Jefri. Le temps presse.

Derrière la créature, au-delà du lac d’huile, Jefri aperçut… Johanna !

Puis le lac explosa. Des deux côtés, les flammes se répandirent, leur coupant toute retraite. La créature agitait toujours ses tentacules pour les encourager à grimper sur la partie plate de son véhicule. Jefri s’aida des rares prises qu’il trouva. Les chiots bondirent à leur tour ou s’agrippèrent à ses vêtements. De près, Jefri s’aperçut que le mât était en réalité une personne. Sa peau était d’aspect rugueux et craquelé, mais douce au toucher, et mobile.

Deux membres d’Amdi étaient restés à terre, déployés de chaque côté du chariot pour mieux observer les flammes.

— Ouah ! s’écria le chiot proche de son oreille, qu’il entendait pourtant à peine par-dessus le rugissement des flammes. Nous ne pourrons jamais passer à travers ces flammes, Jefri. Notre seule chance est de rester ici.

La voix du Visiteur leur parvint, issue d’une petite plaque à la base de sa tige.

— Non. Si vous restez ici, vous mourrez. Les flammes sont en train de s’étendre.

Jefri s’était collé le plus possible contre la tige du Cavalier, mais cela ne l’empêchait pas de sentir la chaleur des flammes. Encore quelques degrés de plus et la fourrure d’Amdi risquait de prendre feu.

Les appendices de Coquille Bleue soulevèrent la toile qui couvrait en partie sa coque.

— Rabattez ça sur vous tous, dit-il en agitant un appendice en direction des autres membres d’Amdi. Dépêchez-vous !

Ceux qui étaient restés au sol étaient tapis sous les roues avant de la créature.

— Ça brûle ! Ça brûle ! fit la voix d’Amdi.

Mais les deux membres finirent par bondir sur le chariot pour se glisser sous la toile.

— Couvrez-vous entièrement !

Jefri sentit que le Cavalier ajustait soigneusement la toile sur eux. Déjà, le chariot roulait vers les flammes. Une douleur brûlante s’insinua jusqu’à eux à travers chaque interstice de la toile. Le jeune garçon tendit frénétiquement une main puis l’autre, essayant de couvrir ses jambes qui dépassaient. Ce fut une course folle et cahotante. Jefri faillit plusieurs fois lâcher prise. Autour de lui, Amdi essayait de maintenir la toile en place avec ses mâchoires. Le bruit des flammes était un rugissement monstrueux. La toile était devenue brûlante contre sa peau. Chaque secousse menaçait de le faire lâcher prise.

La panique oblitérait toute pensée. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il se souvint des sons aigus qui sortaient de la plaque du synthétiseur et qu’il comprit ce qu’ils signifiaient.


Pham courut vers les flammes qui progressaient. Il s’abrita le visage de ses deux bras et sentit la peau de ses mains se boursoufler. Il battit en retraite.

— Par ici ! Par ici !

La voix de Pérégrin, derrière lui, le guida. Il trébucha, à reculons. La meute était dans un creux de terrain étroit. Elle avait orienté ses pans d’armure de manière à se protéger des flammes qui avançaient. Deux de ses membres s’écartèrent pour lui laisser le passage. Il sauta dans le creux.

Johanna et la meute se jetèrent sur lui pour lui frapper la tête.

— Vos cheveux ! Ils brûlent ! s’écria la jeune humaine.

En quelques secondes, ils étouffèrent les flammes. Pérégrin avait également le poil roussi. Mais ses poches d’épaule étaient soigneusement closes et, pour une fois, on n’apercevait aucune tête curieuse de chiot qui dépassait.

— Je ne vois toujours rien, Pham. Que se passe-t-il ?

C’était la voix de Ravna, là-haut.

Pham jeta un rapide coup d’œil derrière lui.

— Nous n’avons rien, haleta-t-il. Les meutes du Sculpteur sont en train de déchirer l’ennemi, mais Coquille Bleue…

Il jeta un coup d’œil entre les pans d’armure. C’était comme s’il regardait à l’intérieur d’un four. Plus loin, près des murs du château, il y avait peut-être encore un espace où l’on pouvait respirer. C’était un faible espoir, mais…

— Je vois bouger quelque chose.

Pérégrin avait glissé prudemment une tête à l’extérieur. Il la rentra vivement, en se léchant le nez des deux côtés.

Pham regarda de nouveau par l’interstice. Il y avait des ombres à l’intérieur des flammes. Elles bougeaient… Dans leur direction ?

— Je les vois ! hurla-t-il.

Johanna se rapprocha de lui pour regarder à son tour.

— C’est Coquille Bleue, Ravna ! s’écria Pham, Par la Flotte !

Ces derniers mots, prononcés plus bas, furent presque entièrement couverts par le bruit des flammes. Il n’avait vu aucune trace de Jefri Olsndot.

— Coquille Bleue est en train de foncer à travers les flammes, Rav !

Le skrode émergeait de la zone où le lac d’huile avait été le plus dense. Pham aperçut plusieurs épaisseurs de flammes qui le surmontaient. La tige principale du Cavalier était parcourue de flammèches. Ses appendices n’étaient plus rétractés. Ils se tordaient dans le feu.

— Il fonce toujours, droit devant lui.

Le skrode transperça la barrière de flammes et dévala la pente sur sa lancée dans un mouvement d’abandon convulsif. Coquille Bleue ne se tourna pas vers eux, mais le skrode freina des six roues juste avant d’arriver devant la chaloupe.

Pham se dressa et courut vers lui. Pérégrin avait déjà replié ses pans d’armure pour le suivre. Johanna Olsndot demeura quelques secondes en arrière, toute seule, le regard tristement fixé sur les flammes et sur les murs du château. Un membre de Pérégrin la tira par la manche pour l’obliger à les suivre.

Pham était arrivé à hauteur du Cavalier. Il le regarda quelques secondes en silence.

— Coquille Bleue est mort, Rav. Aucun doute à cela.

Les appendices avaient brûlé, ne laissant que des moignons carbonisés sur la tige, elle-même crevassée. La voix tremblante de Ravna demanda :

— Il a traversé ce brasier alors que sa tige était en flammes ?

— Impossible. Il a dû mourir au bout de quelques mètres mais brancher son autopilote.

Pham essayait d’oublier le spectacle douloureux des tentacules en train de se tordre dans le brasier. Il fixait, hagard, la tige crevassée par les flammes.

Le skrode lui-même irradiait de la chaleur. Pérégrin en fit le tour en reniflant, battant précipitamment en retraite lorsqu’un nez s’approchait de trop près. Brusquement, il lança en avant une patte ornée d’un dard en acier et tira sur la toile qui recouvrait la coque.

Johanna poussa un cri et s’élança, encore plus vite que Pérégrin ou Pham. Les formes blotties sous la bâche ne bougeaient pas, mais n’étaient pas brûlées. Elle saisit son petit frère par les épaules et le fit glisser à terre. Pham se mit à genoux à côté d’elle. Est-ce qu’il respire ? Il eut vaguement conscience d’entendre la voix de Ravna à son oreille pendant que Pérégrin retirait plusieurs petites boules de fourrure du socle brûlant du skrode.

Quelques secondes plus tard, le jeune garçon se mit à tousser. Ses bras s’écartèrent, heurtant ceux de sa sœur.

— Amdi ! Amdi !

Il ouvrit grands les yeux.

— Johanna !

Puis, de nouveau :

— Amdi ?

— Je ne sais pas, fit gravement Pérégrin, penché sur les sept boules – non, huit ! – à la fourrure huileuse. Je perçois des bruits mentaux, mais ils sont pour le moment incohérents.

Il poussa du nez trois chiots, en pratiquant sur eux quelque chose qui ressemblait aux premiers mouvements de respiration artificielle.

Au bout d’un moment, le petit garçon se mit à pleurer. Le bruit se perdit dans celui des flammes. Jefri rampa vers les chiots, le visage tout proche de l’un des museaux de Pérégrin. Johanna était juste derrière lui, les deux mains posées sur ses épaules. Elle regarda Pérégrin, puis les créatures inanimées.

Pham se retourna pour voir ce qui se passait au château. Les flammes étaient un peu plus basses. Il contempla longtemps la tige calcinée qui était tout ce qu’il restait de Coquille Bleue. Il se souvenait et se demandait. Il se demandait si ses soupçons avaient été injustifiés. Il se demandait quel mélange de courage et d’autopilotage avait permis ce sauvetage.

Il se souvenait des mois qu’il avait passés en compagnie de Coquille Bleue, de leurs affinités puis de sa haine.

Coquille Bleue, mon ami…


L’incendie s’apaisa peu à peu. Pham faisait nerveusement les cent pas au bord de la zone calcinée. Il sentait le brisedieu qui revenait. Pour une fois, il accueillit avec satisfaction les pulsions aveugles et le sentiment d’aliénation obnubilante. Il regarda Johanna, Jefri et la meute de chiots en train de reprendre connaissance. C’était une diversion insensée. Ou plutôt non, pas tout à fait insensée. Elle avait eu un effet, celui de ralentir la progression de ce qui était réellement important.

Il leva les yeux. Il y avait des trouées dans les nuages de suie, par où il distinguait le halo rouge formé par les cendres volantes et, occasionnellement, un coin de ciel bleu. Les remparts du château semblaient abandonnés. La bataille avait cessé devant les murs.

— Quelle est la situation ? demanda-t-il impatiemment à Ravna.

— Je ne vois pas grand-chose là où tu es, Pham. De nombreux Dards – probablement ennemis – font mouvement vers le nord. Cela ressemble à une retraite organisée. Plus question de se battre jusqu’au dernier, comme ils semblaient vouloir le faire tout à l’heure. Il n’y a pas de foyer d’incendie à l’intérieur du château. On dirait que toutes les meutes l’ont quitté.

Le moment de la décision. Pham se retourna vers les autres, faisant un effort pour donner à sa voix, au lieu du ton sec de commandement, des accents raisonnables.

— Pérégrin, Pérégrin, je vais avoir besoin de l’aide du Sculpteur. Il faut absolument que nous pénétrions dans le château.

Le pèlerin n’avait pas besoin qu’on le lui dise deux fois, mais les questions se pressaient pour sortir de ses lèvres.

— Vous allez passer par-dessus la muraille avec votre engin ? demanda-t-il en avançant vers lui par bonds.

Pham courait déjà vers la chaloupe. Il aida Pérégrin à monter, puis grimpa à sa suite dans l’habitacle. Non, il n’avait pas l’intention de se servir de ce maudit engin.

— Servez-vous du haut-parleur, dit-il. Demandez à votre patronne de trouver un moyen de s’introduire dans le château.

Quelques secondes plus tard, le langage des meutes résonnait sur tout le versant de la colline.

Encore quelques minutes. Quelques minutes et je serai face à face avec la Contre-mesure.

Bien qu’il n’eût encore aucune idée de ce qui allait en résulter, il sentait le brisedieu bouillonner en lui avant le moment de vérité, avant la dernière manifestation de la volonté du Vieux.

— Où en est la flotte de la Gale, Rav ?

La réponse lui parvint immédiatement. Elle n’avait pas cessé d’observer à la fois les combats au sol et le marteau géant qui s’abattait du ciel.

— Quarante-huit années-lumière. (Conversation étouffée hors micro.) Ils ont accéléré un peu. Ils seront dans ce système dans quarante-six heures. Désolée, Pham…


Crypto : 0

Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : triskweline, unités SjK

Origine apparente : Arbitrage et Renseignement de Sandor

[Source différente des intervenants habituels, mais vérifiée sur des sites intermédiaires. La source originale était peut-être un bureau subsidiaire ou un site de sauvegarde]

Sujet : Notre dernier message ?

Diffusion :

Menace de la Gale

Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre

Où-sont-ils-à-présent, Catalogue des Extinctions

Date : 72,78 jours après la chute de Sjandra Kei

Phrases clés : Nouvelle attaque massive, chute de l’Arbitrage de Sandor

Texte du message :

À notre connaissance, nos quatre sites de l’En delà Supérieur viennent de se faire absorber par la Gale. Si possible, nous vous prions d’ignorer tous les messages en provenance de ces sites.

Jusqu’à ces dernières quatre heures, notre organisation comprenait vingt civilisations du Faîte de l’En delà. Ceux qui survivent ne savent ni que dire ni que faire. Les choses sont trop noires et lentes et inintéressantes à présent. Nous ne sommes pas faits pour vivre à ce niveau de bassesse. Nous avons l’intention de nous démanteler après ce message.

Pour ceux qui peuvent encore continuer, nous tenons à raconter ce qui s’est passé. L’attaque a été imprévue et foudroyante. Nos derniers souvenirs d’En Haut sont ceux de la Gale en train d’entrer subitement en expansion de tous les côtés et de sacrifier sa sécurité immédiate en vue d’acquérir toute la puissance de traitement possible. Nous ignorons si nous avions simplement sous-estimé sa force ou si elle est devenue désespérée et joue son va-tout en prenant des risques immenses.

Trois mille secondes plus tôt, nous étions encore soumis à de puissants assauts contre tous les réseaux internes de notre organisation. Cela a cessé. Provisoirement ? Ou bien sommes-nous à la limite de l’attaque ? Nous l’ignorons encore, mais si vous recevez un nouveau message de notre part vous saurez que la Gale nous a eus. Adieu.


Crypto : 0

Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : optima→acquileron→triskweline, unités SjK

Origine : Société pour les Investigations Rationnelles

[probablement un système à planète unique du Moyen En delà, situé à 5 700 années-lumière de Sjandra Kei dans la direction opposée à celle de la rotation]

Sujet : Le Tableau Général

Phrases clés : La Gale, Beauté de la Nature, Occasions sans précédent

Résumé : La vie continue

Diffusion :

Menace de la Gale

Société pour la Gestion Rationnelle du Réseau

Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre

Date : 72,80 jours après la chute de Sjandra Kei

Texte du message :

Il est toujours amusant de voir des gens se prendre pour le centre de l’univers. Exemple, l’expansion récente de la Gale. [Références suivent, pour les lecteurs n’appartenant pas à cette filière ni à cet infogroupe.] La Gale représente un changement sans précédent dans une portion limitée du Faîte de l’En delà, très loin de la grande majorité de ceux qui me lisent. Je ne doute pas que, pour beaucoup, ce ne soit là une catastrophe sans précédent. J’éprouve de la sympathie pour eux, mais avec une certaine dose d’amusement, tout de même, à l’Idée que, pour ces gens, leur catastrophe soit assimilée à la fin de tout. La vie continue, les amis.

En même temps, il est clair que beaucoup de lecteurs ne prêtent pas suffisamment attention aux récents événements et ne volent pas leur véritable signification. Nous avons assisté cette année au meurtre apparent de plusieurs Puissances et à l’établissement d’un nouvel écosystème dans une portion de l’En delà Supérieur. Malgré leur éloignement, ces événements sont sans précédent.

Souvent, par le passé, j’ai parlé de Réseau du Million de Mensonges. Eh bien, les amis, voici maintenant l’occasion de regarder les choses en face, pendant que la vérité est encore flagrante. Avec un peu de chance, nous réussirons peut-être à résoudre quelques mystères fondamentaux concernant les Zones et les Puissances.

J’adjure les lecteurs de considérer les événements qui se sont déroulés en dessous de la Gale sous le plus grand nombre d’angles différents possible. En particulier, nous devons profiter du relais encore intact de Debley Down pour coordonner les observations se rapportant aux deux côtés de la région affectée par la Gale. Le processus risque d’être long et coûteux, dans la mesure où seuls les sites du Moyen En delà et de l’En delà Inférieur sont disponibles dans la région contaminée, mais nous pensons que le jeu en vaut largement la chandelle.

Sujets généraux à suivre :

La nature du Réseau de communications de la Gale. Cette créature est en partie une Puissance et en partie une émanation de l’En delà Supérieur. Il s’agit d’une caractéristique éminemment intéressante.

La nature de la récente Grande Vague dans l’En delà Inférieur en dessous de la Gale. Encore un événement sans précédent bien défini. Il est temps de se pencher là-dessus.

La nature de la flotte de la Gale qui se rapproche actuellement d’un site hors réseau de l’En delà Inférieur. Cette flotte présente, depuis quelques semaines, un très gros intérêt pour le Sentier de la Guerre, bien que pour des raisons débiles. (Qui se soucie de Sjandra Kei ou de l’Hégémonie aprahantie ? La politique locale est pour les autochtones.) La vraie question qui se pose aurait dû apparaître depuis longtemps à tous ceux dont le cerveau n’est pas endommagé. Pourquoi la Gale s’est-elle lancée dans un si gros déploiement d’efforts si loin de son secteur naturel ?

S’il y a encore des vaisseaux à proximité de la flotte de la Gale, je les adjure de tenir informé le Sentier de la Guerre, faute de quoi les civilisations locales devraient prétendre au remboursement des frais engagés dans le routage des signaux ultrabandes.

C’est très coûteux, mais gratifiant, d’observer les éons. Et la dépense ne durera pas longtemps. La flotte de la Gale devrait arriver d’un instant à l’autre sur son objectif. Tombera-t-elle en arrêt pour aller chercher sa proie, ou bien assisterons-nous à une démonstration de la manière dont une Puissance détruit les systèmes qui lui résistent ? Dans les deux cas, nous serons des spectateurs privilégiés.

41

Ravna traversa la plaine en direction des meutes qui attendaient. La fumée épaisse s’était dissipée, mais l’odeur âcre imprégnait toujours lourdement l’atmosphère. Tout le versant de la colline était calciné. Vu d’en haut, le château de messire Acier avait ressemblé à un gros mamelon noir dominant des hectares de destruction aussi bien naturelle que due aux meutes.

Les soldats lui ouvrirent silencieusement un chemin, en regardant avec crainte le vaisseau dressé derrière elle. Elle se dirigea lentement vers le groupe qui l’attendait. Ces créatures avaient une curieuse façon de s’asseoir, comme si elles formaient des groupes de pique-niqueurs soucieux de garder leurs distances les uns par rapport aux autres. Ce devait être pour eux l’équivalent d’une conférence d’état-major. Elle s’approcha de la meute centrale, assise sur des nattes de soie. De fines tresses de bois extrêmement complexes étaient passées autour du cou des adultes, et certains d’entre eux avaient l’air extrêmement vieux et malades. Il y avait aussi deux chiots parmi eux. Ils s’avancèrent vers elle d’un pas coordonné tandis qu’elle franchissait les derniers mètres de terrain découvert.

— Euh… Vous êtes le Sculpteur ? demanda-t-elle.

Une voix de femme, incroyablement humaine, sortit de la bouche de l’un des plus grands membres.

— Oui, Ravna. Je suis le Sculpteur. Mais c’est Pérégrin que vous voulez voir. Il est au château avec les enfants.

— Ah !

— Nous avons un chariot. Nous pouvons vous conduire là-bas sans plus tarder. (L’une des créatures canines indiqua un véhicule qui gravissait la colline.) Mais vous auriez pu vous poser plus près, n’est-ce pas ?

Elle secoua la tête.

— Euh… Pas vraiment.

C’était ce que Tige Verte et elle avaient pu réussir de mieux comme atterrissage.

Les têtes de la meute se pointèrent vers elle en un mouvement coordonné.

— Je me suis dit que vous deviez être terriblement pressée. Pérégrin me dit que vous êtes poursuivie par une flotte de visiteurs de l’espace.

Ravna ne répondit pas durant quelques secondes. Pham leur avait donc parlé de la Gale ? Après tout, cela valait peut-être mieux ainsi. Elle secoua la tête, essayant de s’éclaircir les idées.

— Oui. Le temps presse.

Sur la boîte de données de son poignet, reliée au HdB, le minuscule affichage indiquait l’approche inéluctable de la flotte.

Toutes les têtes de la meute se penchèrent en un geste dont Ravna ne pouvait que deviner la signification.

— Vous êtes désespérée. Je crois comprendre.

Comment le pouvait-elle ? Et, si elle le pouvait, comment aurait-elle pu leur pardonner ? Ravna se contenta de répondre à haute voix :

— Je suis navrée.

La reine monta sur son chariot, et elles se dirigèrent ensemble vers le château. Ravna se retourna une seule fois pour regarder le vaisseau. Il ressemblait, de loin, à un gros papillon de nuit en train de mourir. Ses arêtes de poussée supérieures s’incurvaient à cent mètres au-dessus du sol. Elles brillaient d’un vert métallique et luisant. L’atterrissage s’était passé sans trop de casse. Encore maintenant, les agravs annulaient une partie du poids du bâtiment, mais les arêtes inférieures étaient endommagées. Au-delà du vaisseau, la colline descendait en pente abrupte vers la mer et les îles. Le soleil projetait des ombres floues sur le détroit et sur le château que l’on apercevait au loin. Le spectacle du vaisseau sur ce fond médiéval valait son pesant d’or.

Pendant ce temps, l’affichage, à son poignet, continuait de décompter les secondes.

— Acier a placé des bombes sur tout le pourtour du dôme.

Le Sculpteur pointa deux nez vers le haut. Ravna suivit son mouvement. Les arches évoquaient plus les cathédrales du temps des Princesses que l’architecture militaire. Les dalles de marbre rose semblaient lancer un défi au ciel. Si tout s’écroulait, le vaisseau emprisonné serait certainement écrasé.

Le Sculpteur avait dit que Pham était à l’intérieur. Le chariot pénétra dans une salle sombre et glacée où Ravna aperçut plusieurs rangées de sarcophages cryotechniques.

Combien peuvent encore être ramenés à la vie ? Le saurons-nous jamais ?

— Vous êtes sûre que les troupes d’Acier ont évacué le château ? demanda Ravna.

La meute du Sculpteur sembla hésiter. Ses têtes regardaient dans plusieurs directions à la fois. Jusqu’à présent, Ravna avait été incapable de déchiffrer leurs expressions.

— Raisonnablement sûre, répondit la reine. S’il y a encore quelqu’un ici, c’est qu’il se cache derrière plusieurs épaisseurs de pierre, sinon mes meutes l’auraient découvert. Le plus important, c’est que nous ayons retrouvé les restes d’Acier.

La reine, elle, semblait lire parfaitement les expressions de Ravna, car elle ajouta :

— Vous ne le saviez pas ? Il semble qu’il soit venu ici dans l’intention de faire sauter toutes les bombes. Un vrai suicide, mais il a toujours été complètement fou. Quelqu’un a dû s’interposer. Nous avons retrouvé du sang partout. Deux de ses membres ont péri. Le reste errait un peu plus loin en geignant. Celui qui a tué Acier est sans doute à l’origine de la retraite générale de l’ennemi. De toute évidence, il cherche à éviter toute confrontation. Je ne crois pas qu’il revienne de sitôt, mais quelque chose me dit qu’il faudra, un jour ou l’autre, que j’affronte ce cher Flenser.

Compte tenu des circonstances, Ravna se dit que le problème ne se concrétiserait sans doute jamais. Son affichage de poignet indiquait que la flotte de la Gale n’était plus qu’à quarante-cinq heures d’ici.

Jefri et Johanna étaient devant leur vaisseau spatial, sous le dôme, assis sur les marches de la rampe de débarquement en se tenant la main. Lorsque la double porte s’ouvrit et que le chariot du Sculpteur arriva, Johanna se leva pour agiter les mains dans sa direction. Elle aperçut alors Ravna. Le jeune garçon courut vers le chariot, puis ralentit à mesure qu’il s’en approchait.

— Jefri ? appela doucement Ravna.

Il avait une attitude hésitante, trop digne pour un enfant de neuf ans. Le pauvre Jefri avait tant perdu et vécu si longtemps avec si peu. Elle descendit du chariot et marcha à sa rencontre.

Il sortit de l’ombre. Il était entouré de toute une meute de chiots. Il portait l’un d’eux sur son épaule. D’autres marchaient dans ses jambes sans jamais sembler le gêner. D’autres encore le suivaient ou trottaient à ses côtés. Jefri s’arrêta à une certaine distance.

— Ravna ?

Elle hocha la tête.

— Pourrais-tu t’avancer encore un peu ? Les bruits mentaux de la reine sont trop proches.

C’était bien la voix de Jefri, mais… il n’avait pas remué les lèvres ! Elle franchit les quelques mètres qui les séparaient encore. Les chiots et l’enfant avancèrent eux aussi en hésitant. Ravna aperçut les déchirures de ses vêtements et ce qui ressemblait à des pansements aux épaules, aux genoux et aux coudes. Il s’était lavé la figure récemment, mais ses cheveux étaient poisseux et en désordre. Il leva solennellement la tête pour la regarder, puis ouvrit les bras pour se jeter contre elle.

— Merci d’être venue, dit-il d’une voix étouffée contre elle, mais sans pleurer. Merci aussi à ce pauvre Coquille Bleue, reprit-il.

C’était toujours sa voix, mais les derniers mots, dits sur le même ton de tristesse, n’étaient plus étouffés. Ils venaient de la meute de chiots qui les entourait.

Johanna s’était rapprochée d’eux. Elle se tenait juste derrière Jefri.

Quatorze ans seulement ?

Ravna lui tendit la main.

— D’après ce que j’ai entendu dire, tu as été à toi toute seule une véritable expédition de sauvetage ?

La voix du Sculpteur leur parvint du chariot.

— C’est exactement ce qu’elle a été pour nous. Elle a changé la face de notre monde.

Ravna fit un geste en direction de l’intérieur illuminé du vaisseau.

— Pham est là-haut ?

Johanna hocha la tête et ouvrit la bouche pour parler, mais les chiots la devancèrent.

— Il est là-haut, oui, avec Pérégrin.

Les petites créatures se démêlèrent les unes des autres et bondirent sur les marches, une seule d’entre elles demeurant en arrière pour tirer Ravna vers la rampe. Elle suivit la meute. Jefri marchait à côté d’elle.

— Qu’est-ce que c’est que cette meute ? demanda-t-elle subitement en désignant les chiots.

Jefri, surpris, s’arrêta.

— Mais c’est Amdi, naturellement.

— Désolé, fit la voix de Jefri, venant de l’un des chiots. Nous avons parlé si souvent ensemble que j’oubliais que tu n’étais pas au courant.

Il y eut une série de trilles et de modulations qui s’achevèrent en un gloussement très humain. Elle regarda les petites têtes agitées de mouvements saccadés, certaine que le petit diable avait entretenu sciemment le malentendu. Soudain, un mystère s’éclaircissait.

— Ravie de faire ta connaissance, dit-elle, en même temps fâchée et charmée. Et maintenant…

— C’est vrai qu’il y a des choses plus importantes à faire.

La meute continuait de grimper la rampe par petits bonds. Amdi semblait passer continuellement par des phases alternées de tristesse timide et d’activité frénétique.

— Je ne sais pas ce qu’ils font là-haut. Ils nous ont renvoyés dès que nous leur avons montré le chemin.

Ravna suivit la meute avec Jefri. Elle n’entendait aucun bruit particulier. L’intérieur du dôme était comme un tombeau. Les voix des meutes qui le gardaient à l’extérieur se répercutaient, affaiblies, jusqu’à elle, mais aucun son ne venait de l’intérieur du vaisseau.

— Pham ?

— Il est là-haut.

C’était Johanna, au pied des marches. Le Sculpteur et elle avaient les yeux levés vers le vaisseau. Elle hésita.

— Je ne sais pas s’il va bien, reprit-elle. Après les combats, il s’est comporté… de manière très étrange.

Les têtes du Sculpteur étaient en mouvement incessant, comme si elle essayait de profiter de la lumière qui venait du vaisseau pour les examiner plus en détail.

— L’acoustique, à bord de ce vaisseau, est horrible, dit-elle. Je ne sais pas comment font les humains pour supporter ça.

— Ce n’est pas si terrible, protesta Amdi. Jefri et moi, nous avons passé pas mal de temps là-haut. J’y suis habitué, maintenant. Je me demande pourquoi Pham et Pérégrin nous ont chassés, reprit-il en poussant la trappe d’accès avec deux museaux. Nous aurions pu rester dans la cabine et nous tenir tranquilles.

Ravna s’avança en prenant soin de ne pas marcher sur les chiots. Elle frappa du poing sur le métal de la coque. La trappe n’était pas verrouillée.

— Pham, où en es-tu ?

Il y eut un bruissement accompagné d’un cliquetis de griffes. La trappe s’entrouvrit. Une lumière crue illumina la rampe. Une tête canine apparut. Ravna vit briller ses yeux entourés de blanc. Cela avait-il une signification particulière ?

— Salut, dit-il. Euh… écoutez, la situation est un peu tendue pour le moment. Je crois qu’il vaut mieux que Pham ne soit pas… dérangé.

Ravna glissa un bras dans l’ouverture.

— Je ne suis pas venue pour le déranger. Mais j’ai l’intention d’entrer.

Nous nous sommes battus longtemps pour en arriver là. Des milliards d’êtres ont trouvé la mort en chemin. Ce n’est pas un chien parlant qui va m’apprendre maintenant que la situation est un peu tendue.

Le pèlerin regarda la main de Ravna.

— C’est bon, dit-il en écartant la trappe juste assez pour la laisser passer.

Les chiots à ses pieds étaient vifs, mais ils reculèrent précipitamment en voyant le regard de Pérégrin. Ravna ne s’aperçut de rien.


Le « vaisseau » n’était rien d’autre qu’une soute à marchandises, une coque de chargement. Et la cargaison, en l’occurrence les cryosarcophages, avait été vidée. Il ne restait plus rien qu’un espace vide bordé de centaines de postes de raccordement. Mais Ravna ne regardait rien de tout cela. C’était la lumière, la chose, qui captait toute son attention. Elle sortait des parois et se concentrait, avec une intensité presque insoutenable, au milieu de la soute. Sa forme changeait sans cesse, ses couleurs passaient continuellement du rouge au violet puis au vert. Pham était assis en tailleur à côté de l’apparition, englobé par elle. Ses cheveux étaient à moitié brûlés. Ses mains et ses bras tremblaient, et il grommelait quelque chose dans un langage que Ravna ne connaissait pas. Le brisedieu. Par deux fois, il avait précédé une catastrophe. La folie d’une Puissance agonisante. Et maintenant, c’était devenu leur unique espoir.

Oh, Pham…

Elle fit un pas vers lui, mais sentit des mâchoires qui lui tiraient la manche.

— Je vous en prie, il ne faut pas qu’il soit dérangé.

Celui qui la retenait était un gros chien couvert de cicatrices de combat. Le reste de la meute, Pérégrin, faisait face à Pham. Le chien sauvage ne la quittait pas des yeux. Il dut voir la fureur monter en elle, car la meute lui dit :

— Écoutez, madame, votre Pham est plongé dans une sorte de transe. Sa personnalité normale s’est effacée pour laisser place à ses capacités de computation.

Hein ? Ce Pérégrin possédait le jargon, mais probablement pas grand-chose derrière. Pham avait dû essayer de lui expliquer ce qu’il faisait. Elle lui fit signe de parler plus bas.

— Oui, oui, je comprends très bien.

Elle se tourna de nouveau vers la lumière. La forme changeante, si difficile à fixer du regard, était comparable aux affichages que l’on peut obtenir sur la plupart des moniteurs, avec leurs ridicules coupes transversales de bouillonnement d’écume multidimensionnelle. Elle brillait d’un pur éclat monochrome, mais passait continuellement d’une couleur à l’autre. Une grande partie de la lumière devait être cohérente. Des taches d’interférence se déplaçaient sur toutes les surfaces solides. Par endroits, elles se groupaient en bandes de lumière ou d’obscurité qui glissaient sur la coque au gré des changements de couleur.

Elle se rapprocha lentement, sans détacher son regard de Pham et de la… Contre-mesure. Qu’est-ce que cela pouvait être d’autre, en effet ? La moisissure des murs avait fait la jonction avec le brisedieu. Ce n’étaient pas juste des données, un message à relayer. C’était une Machine Transcendantale. Elle avait lu la description de ces dispositifs, fabriqués dans la Transcendance pour être utilisés dans le Fin Fond. Ils n’avaient rien d’intelligent, rien qui viole les contraintes des Zones Inférieures. Cependant, ils pouvaient être utilisés au mieux dans les conditions qui régnaient ici, pour accomplir la tâche prévue par leur constructeur. Leur constructeur ? La Gale ? Ou bien un ennemi de la Gale ?

Elle s’avança encore un peu. La chose était fichée en profondeur dans la poitrine de Pham, mais il n’y avait ni sang ni chairs à nu. Elle aurait pu croire à un trompe-l’œil holographique si elle ne le voyait pas tressaillir chaque fois que la lumière se tordait. Les bras fractaux étaient bordés de longues dents qui ondulaient sur lui. Elle étouffa un cri. Elle avait failli prononcer son nom. Mais il ne semblait pas chercher à résister. Il était plongé dans le brisedieu plus profondément que jamais auparavant, et son visage était serein. Tous les espoirs et toutes les craintes faisaient soudain surface. Espoirs que le brisedieu puisse encore faire quelque chose à propos de la Gale, et craintes que Pham ne meure durant le processus.

Le mouvement torsadé de l’artefact se ralentit. La lumière demeurait à la lisière pâle du bleu. Les yeux de Pham s’ouvrirent. Il tourna la tête vers elle.

— Le mythe des Cavaliers est réel, Ravna, dit-il d’une voix lointaine, avec un soupçon de rire. Les Cavaliers le savaient, je pense. Ils l’ont appris la dernière fois. Il y a des Choses qui n’aiment pas la Gale. Des choses dont le Vieux avait à peine eu l’intuition.

Des Puissances au-dessus des Puissances ?

Ravna s’assit par terre. Son affichage de poignet indiquait qu’il leur restait moins de quarante-cinq heures. Pham avait remarqué son regard.

— Je sais, dit-il. Rien n’a pu ralentir la flotte. Elle est pitoyable, à ces profondeurs… mais largement assez puissante pour détruire ce monde, ce système solaire. Et c’est ce que cherche la Gale. Elle sait que je peux la détruire… comme elle a été détruite avant.

Ravna eut vaguement conscience de ce que Pérégrin s’était rapproché tout autour d’eux. Chaque paire d’yeux de la meute était fixée sur l’écume bleue et sur l’humain qu’elle emprisonnait.

— Comment, Pham ? Comment ? chuchota Ravna.

Un silence. Puis :

— Toutes les turbulences de zone… C’était la Contre-mesure qui essayait d’intervenir, mais sans coordination. À présent, c’est moi qui la guide. J’ai déjà commencé… La vague en retour… Elle puise ses énergies dans les sources locales… Tu ne la sens pas ?

La vague en retour ? De quoi parlait-il ? Elle consulta de nouveau son affichage… et étouffa une exclamation. La vitesse de l’ennemi était passée à vingt années-lumière à l’heure. C’était celle que l’on pouvait atteindre dans le Moyen En delà. Leur délai de grâce de près de deux jours s’était tout à coup réduit à deux heures. Et… ce n’était pas fini. L’affichage indiquait maintenant vingt-cinq années-lumière à l’heure… Trente…

Quelqu’un tambourinait à la trappe.


Scrupilo était en faute. Il aurait dû superviser les mouvements de troupes du haut de la crête, il le savait et se sentait coupable à cause de cela, mais n’en persévérait pas moins dans son manquement au devoir. Comme un drogué accro aux feuilles de krima, il estimait que certaines choses sont trop délicieuses pour être abandonnées.

Il traînait à l’arrière, portant soigneusement sa Boîte entre plusieurs membres et prenant soin de ne pas laisser traîner au sol les oreilles souples et roses. En fait, il était le gardien de la Boîte et c’était bien plus important que d’être toujours en train de harceler ses meutes. De toute manière, il était suffisamment près pour crier ses instructions, et ses lieutenants étaient plus qualifiés que lui pour ces tâches subalternes.

Durant les quelques heures qui venaient de s’écouler, les vents côtiers avaient chassé les nuages de fumée vers l’intérieur des terres, et l’atmosphère était pure et légèrement chargée d’embruns. Sur ce versant de la colline, le sol n’était pas entièrement brûlé. Il y avait même quelques fleurs et des boules de graines pelucheuses. Des oiseaux à queue courte se laissaient porter par les courants d’air ascendants qui montaient de la vallée. Leurs cris étaient une musique joyeuse qui promettait que bientôt le monde redeviendrait comme avant.

Scrupilo savait que c’était impossible. Il tourna toutes ses têtes vers le bas de la colline, où se dressait le vaisseau de Ravna Bergsndot. Il estimait la hauteur des arêtes de poussée, ou de ce qu’il en restait, à cent mètres. La coque elle-même devait faire plus de cent vingt mètres. Il se coucha devant sa Boîte et déclencha l’ouverture de l’Oliphant à la face rembourrée. Les boîtes de données savaient beaucoup de choses sur les vaisseaux spatiaux. En fait, celui-ci n’était pas de conception humaine, mais sa forme correspondait, grosso modo, au modèle ordinaire. Scrupilo savait cela pour s’être déjà documenté sur la question. Vingt à trente mille tonnes. Équipé de flotteurs antigravité et de poussée ultraluminique. Tout cela était très courant dans l’En delà. Mais le fait de le voir ici, sous les yeux de ses propres membres ! Il n’arrivait pas à détacher son regard de la chose. Trois d’entre lui manipulaient la Boîte pendant que deux autres contemplaient la coque d’un vert phosphorescent. Les soldats et les chariots qui l’entouraient étaient soudain ridiculement petits. Malgré sa taille, le vaisseau semblait à sa place sur le versant.

Combien de temps faudra-t-il pour que nous sachions en construire un ?

Des siècles, sans aide extérieure, à en croire les pages d’histoire de la Boîte.

Que ne donnerais-je pas pour passer un jour sans nuit à bord !

Mais ce vaisseau était pourchassé par quelque chose d’encore plus puissant. Scrupilo frissonna sous le soleil d’été. Il avait suffisamment entendu le récit de Pérégrin sur le premier atterrissage, et il avait vu de ses propres yeux les effets du fusil à rayons des humains. Il avait lu dans la Boîte les articles sur les bombes capables d’anéantir une planète et sur les autres armes terrifiantes utilisées dans l’En delà. Pendant qu’il travaillait à fabriquer les canons du Sculpteur – les meilleures armes qu’il pût concevoir –, il avait beaucoup rêvé et réfléchi. Jusqu’à ce qu’il voie de ses yeux le vaisseau spatial en suspens dans le ciel, il n’en avait pas vraiment éprouvé la réalité au fond de ses cœurs. Mais c’était chose faite, à présent. Et il y avait toute une flotte de tueurs qui arrivait aux trousses de Ravna Bergsndot. Les heures de ce monde étaient peut-être vraiment comptées. Il compulsa rapidement les index de la Boîte à la recherche d’articles sur le pilotage d’un vaisseau spatial.

Si c’est une question d’heures, que j’apprenne au moins tout ce que je peux en attendant.

Scrupilo était donc plongé dans les sons et dans les images de la Boîte. Il avait ouvert trois fenêtres sur différents aspects du pilotage d’un vaisseau.

Des cris lointains résonnèrent sur le versant de la colline. Il leva une tête, plus irrité qu’autre chose. Ce n’était pas une alerte au combat, mais plutôt l’expression d’un malaise général. Chose curieuse, l’air de l’après-midi semblait agréablement frais. Il leva une deuxième tête vers le ciel. Il n’y avait pas la moindre brume en formation.

— Scrupilo ! Regardez ! Regardez !

Ses artilleurs faisaient des bonds de panique. Ils indiquaient quelque chose dans le ciel. Le soleil… Il rabattit les oreilles roses de la Boîte tout en s’abritant les yeux pour regarder l’astre du jour. Il était encore haut sur l’horizon sud, et d’une clarté éblouissante. Pourtant, l’air était froid et les oiseaux émettaient les bruits qu’ils faisaient habituellement quand ils regagnaient leurs nids à la tombée du soir. Soudain, il se rendit compte qu’il fixait, depuis plusieurs secondes, le disque même du soleil, sans éprouver aucune douleur, sans même avoir de larmoiements. Et il n’y avait toujours pas de brume apparente. Un froid glacé envahit son esprit.

La lumière faiblissait. Il apercevait maintenant des zones noires à la surface de l’astre. Des taches solaires. Il les avait souvent observées avec le télescope de Scribe, mais toujours à travers des filtres foncés.

Il y a quelque chose entre le soleil et nous, quelque chose qui dévore la lumière et la chaleur.

Les meutes, sur la colline, lancèrent un cri plaintif. Un cri de peur collectif que Scrupilo n’avait jamais entendu au combat, celui de quelqu’un qui se trouve confronté à une horreur sans nom.

Le bleu disparut du ciel. L’air avait soudain la froideur de la nuit noire. La couleur du ciel était une luminescence grise, comme celle d’une lune diaphane. En plus faible. Scrupilo se coucha sur ses ventres. Un râle sourd monta du fond de quelques-unes de ses gorges.

Des armes, des armes. Mais rien de tel n’est mentionné dans la Boîte.

Les étoiles étaient maintenant la source de lumière la plus intense de toute la colline.


— Pham ! Pham ! Ils vont être ici dans une heure ! Qu’est-ce que tu as fait ?

Un miracle, mais dans le bon ou le mauvais sens ?

Pham Nuwen oscillait sous l’étreinte brillante de la Contre-mesure. Sa voix était presque normale, le brisedieu se retirait.

— Ce que j’ai fait ? P… pas grand-chose. Et pourtant plus que n’importe quelle Puissance. Même le Vieux n’avait fait qu’entrevoir la solution, Ravna. Ce que les Straumliens ont apporté ici, c’est le Mythe des Cavaliers. Nous… Je… Cela a seulement rétabli la limite de Zone. Une toute petite modification locale, mais radicale. Nous nous trouvons maintenant dans l’équivalent de l’En delà Supérieur, peut-être même de la Basse Transcendance. C’est pourquoi la flotte de la Gale peut se déplacer si vite.

— Mais…

Pérégrin revint dans la cabine. Il interrompit les protestations de panique incohérente de Ravna en annonçant sur le ton de la conversation :

— Le soleil vient de disparaître.

Ses têtes s’agitèrent, exprimant quelque chose que Ravna était incapable d’interpréter. Mais Pham répondit :

— C’est temporaire. Il faut bien puiser l’énergie quelque part.

— P… pourquoi, Pham ?

Même si la Gale était certaine de gagner, pourquoi l’aider à aller plus vite ?

Le visage de l’homme se vida de toute expression. Pham Nuwen avait presque disparu derrière les autres programmes à l’œuvre dans son esprit.

— Je… je suis en train d’affiner la Contre-mesure. Je vois maintenant ce que c’est, cette Contre-mesure… Elle a été conçue par quelque chose qui dépasse les Puissances. Il existe peut-être, après tout, des Arpenteurs des Nuages. C’est peut-être un signal à leur intention. Ou bien ce qu’il vient de faire ressemble peut-être à une piqûre d’insecte, quelque chose qui est susceptible de déclencher une réaction plus grande. Le Fin Fond vient de reculer, comme le bord de la mer devant un tsunami.

La Contre-mesure avait pris un éclat rouge-orange, ses courbes et ses pics embrassant Pham encore plus étroitement que précédemment.

— Euh… Et maintenant que nous redémarrons dans une Zone un peu plus décente, il peut réellement se passer des choses. Oui, cela amuse le fantôme du Vieux. Voir au-delà des Puissances, cela valait presque le coup de mourir pour ça.

Les informations sur la flotte continuaient de défiler sur l’affichage de poignet de Ravna. La Gale arrivait encore plus vite que tout à l’heure.

— Cinq minutes, Pham. Alors qu’ils étaient à trente années-lumière.

Rire de Pham.

— Oh, la Gale a compris ce qui se passe. C’est ce qu’elle redoutait depuis le début. Ce qui l’a tuée dans un passé lointain. Elle fonce, à présent, mais c’est trop tard.

Le halo devint encore plus brillant. Le masque de lumière qu’était le visage de Pham sembla se détendre.

— Quelque chose de… très… très… lointain m’a entendu, Rav. Cela s’approche de nous.

— Quoi ? Qu’est-ce qui s’approche de nous ?

— La Vague. Elle est énorme. À côté, celle qui nous a engloutis avant n’était qu’une toute petite onde. Celle-ci, personne n’y croit, parce qu’il ne reste jamais personne pour témoigner. Le Fin Fond va être emporté très loin de la flotte.

Elle comprit soudain. Et un immense espoir l’envahit.

— Elle va être prise au piège ? Elle ne pourra plus sortir d’ici, c’est cela ?

Kjet Svensndot ne s’était donc pas battu en vain. Et les conseils de Pham n’avaient pas été insensés. Il ne restait plus un seul ramscoop dans la flotte de la Gale.

— C’est exact. Elle est bien à trente années-lumière de nous. Tous ses vaisseaux susceptibles de vitesse ont été détruits. Il lui faudra mille ans pour arriver jusqu’ici, et…

L’artefact se contracta subitement. Pham gémit.

— Plus le temps… Nous sommes au creux de la récession. Quand la vague arrivera, elle… (Nouveau gémissement.) Je la vois ! Par toutes les Puissances, Ravna, elle va être d’une hauteur gigantesque, et elle durera longtemps, longtemps…

— Quelle hauteur, Pham ? demanda calmement Ravna.

Elle songeait à toutes les civilisations au-dessus d’eux. Il y avait les Papillons, les traîtres qui avaient soutenu le pogrom de Sjandra Kei… Et il y avait aussi les milliards de milliards d’êtres qui vivaient en paix en se frayant lentement un chemin vers les hauteurs.

— Mille années-lumière ? Dix mille ? Je ne sais pas exactement. Les fantômes de la Contre-mesure – Arne et Sjana – disaient qu’elle pourrait s’élever si haut qu’elle ferait un trou dans la Transcendance et qu’elle enkysterait la Gale là où elle est… C’est ce qui a dû se passer la dernière fois.

Arne et Sjana ?

Les mouvements de torsion de la Contre-mesure s’étaient ralentis. Sa lumière devint plus vive et vacilla. Vive et vacilla. Ravna entendait gémir Pham chaque fois qu’elle faiblissait. La Contre-mesure qui les sauvait allait tuer un million de civilisations. Et elle était en train de faire mourir celui qui l’avait activée.

Presque machinalement, elle se glissa entre les tentacules de lumière pour essayer de toucher Pham. Mais des rangées de rasoirs l’arrêtèrent, lacérant ses bras.

Pham la regardait. Il essayait de lui dire encore quelque chose.

Puis la lumière faiblit et s’éteignit définitivement. Des ténèbres qui l’entouraient sortit un grésillement sourd accompagné d’une odeur âcre et envahissante que Ravna n’était pas près d’oublier.


Pour Pham Nuwen, il n’y eut aucune souffrance. Les dernières minutes de sa vie furent au-delà de toute description possible dans les Lenteurs ou même dans l’En delà.

Il ne reste plus que les métaphores et les analogies. C’était comme si… comme si… Pham se tenait aux côtés du Vieux sur une vaste plage déserte. Ravna et les Dards étaient de minuscules créatures à leurs pieds. Les planètes et les étoiles étaient des grains de sable. La mer s’était retirée légèrement, laissant la lumière de la pensée pénétrer là où, avant, régnait l’obscurité. La Transcendance serait brève. À l’horizon, la mer en récession était en train de gonfler, formant une muraille noire plus haute que toutes les montagnes, qui fonçait sur eux. Il leva les yeux pour en mesurer l’énormité. Ni Pham, ni le brisedieu, ni la Contre-mesure ne survivraient à cette masse en mouvement, ni ensemble ni séparément. Ils avaient déclenché une catastrophe inimaginable. Tout un vaste secteur de la galaxie était en train de s’engouffrer dans les Lenteurs, aussi profondément que la Vieille Terre elle-même, et de manière aussi permanente.

Arne et Sjana, les Straumliens et le Vieux étaient vengés. Et la Contre-mesure avait rempli son objectif.

Quant à Pham Nuwen, c’était un instrument fabriqué dans un seul but, utilisé une fois puis détruit. Un homme qui n’avait jamais existé.

La vague l’emporta vers le fond. Loin de la lumière de la Transcendance. À l’extérieur, le soleil du monde des Dards allait se remettre à briller comme avant ; mais à l’intérieur de l’esprit de Pham, tout s’arrêtait, et ses sens retournaient à ce que peuvent voir les yeux et à ce que peuvent entendre les oreilles. Il sentit la Contre-mesure glisser vers la non-existence, sa tâche accomplie sans même une seule pensée consciente. Le fantôme du Vieux s’attarda un peu plus longtemps, oscillant au gré des potentialités de la pensée. Mais il ne s’immisçait plus dans la pensée consciente de Pham. Pour une fois, il ne l’écartait pas. Pour une fois, il se contentait d’effleurer la surface de son esprit, comme la main d’un humain caresse un chien fidèle.

Tu es plutôt un loup vaillant, Pham Nuwen.

Il ne leur restait plus que quelques secondes avant d’être totalement submergés et de se faire emporter là où les restes mêlés de la Contre-mesure et de Pham Nuwen mourraient à jamais et où toute pensée cesserait. Les souvenirs remuèrent. Le fantôme du Vieux s’écarta, révélant des certitudes qu’il avait cachées jusque-là.

Oui, je t’ai fabriqué à partir de plusieurs corps que j’ai trouvés dans la décharge à proximité du Relais. Mais il y avait un seul cerveau et un seul ensemble de souvenirs que je pouvais faire revivre. Un loup vaillant et fort. Si fort que je n’ai jamais pu te contrôler autrement qu’en te plongeant d’abord dans le doute.

Quelque part, des barrières tombèrent, dernier échec de l’emprise du Vieux ou bien dernier cadeau. Cela n’avait plus d’importance à présent. Quelles que fussent les explications données par le fantôme, la vérité était évidente aux yeux de Pham Nuwen, et on ne pouvait plus la lui cacher.

Canberra, Cindi, les siècles de voyage avec le Qeng Ho, la dernière expédition de la Chasse aux Chimères… tout cela était parfaitement réel.

Il leva les yeux vers Ravna. Elle avait tant fait. Elle avait tant accepté. Même incrédule, elle l’avait aimé.

Tout va bien. Tout va très bien.

Il essaya de tendre la main vers elle, de lui parler.

Oh, Ravna ! Je suis bien réel !

Puis le poids écrasant des profondeurs fut sur lui, et il ne perçut plus rien.


Le tambourinement à la porte s’accentua. Elle entendit Pérégrin qui allait jusqu’à la trappe. Un faisceau de lumière du jour pénétra dans la cabine. Ravna entendit la voix aiguë de Jefri qui disait :

— Le soleil est revenu ! Le soleil est revenu ! Hei, pourquoi est-ce qu’il fait si noir là-dedans ?

— C’est l’artefact, répondit Pérégrin. Cette chose que Pham a aidée. Sa lumière s’est éteinte.

— Ouah ! Et vous n’avez pas allumé ?

La trappe s’ouvrit en grand et la tête du jeune garçon, entourée de plusieurs chiots, se découpa contre la lumière extérieure. Il grimpa dans la soute. Johanna venait derrière lui.

— L’interrupteur est là. Vous le voyez ?

Une lumière douce et blanche sortit des parois incurvées. Tout était de nouveau normal, humain, à l’exception de…

Jefri était figé, les yeux écarquillés, une main sur la bouche. Il se tourna pour s’appuyer contre sa sœur.

— Que… Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? balbutia-t-il.

Ravna aurait préféré ne pas voir. Elle se laissa tomber à genoux.

— Pham ? murmura-t-elle dans un souffle, sachant qu’il n’y aurait pas de réponse.

Ce qu’il restait de Pham Nuwen gisait au milieu de la Contre-mesure. L’artefact n’émettait plus aucune lumière. Ses contours tortueux étaient devenus flous et opaques. Plus qu’à n’importe quoi, il ressemblait à une vieille souche pourrie, mais une souche qui étreignait et empalait l’humain qu’elle emprisonnait. Il n’y avait pourtant pas de sang, pas de tissus calcinés. Là où l’artefact avait transpercé Pham, il y avait simplement une tache couleur de cendre, et la chair semblait mêlée à la chose.

Pérégrin s’était rapproché pour flairer la forme figée. L’odeur âcre était toujours dans l’air. C’était une odeur de mort, mais pas seulement de chair en décomposition. Ce qui avait trouvé la mort ici, c’était de la chair avec autre chose.

Elle consulta l’affichage de son poignet. Il n’y avait plus que quelques lignes de caractères alphanumériques. Aucune trace d’ultrapoussée n’était détectée. Le diagnostic du HdB mettait en relief des problèmes de contrôle d’attitude. Ils étaient au fond des Lenteurs, loin de toute aide extérieure, loin de la flotte de la Gale. Elle regarda de nouveau le visage de Pham.

— Tu as réussi. Tu y es arrivé, finalement.

Elle avait murmuré ces mots à voix très basse, pour elle toute seule.


Les courbes et les boucles de la Contre-mesure étaient devenues des choses fragiles, cassantes comme du verre. Le corps de Pham Nuwen en faisait étroitement partie. Comment casser les courbes sans briser en même temps… ? Pérégrin et Johanna l’entraînèrent avec ménagement hors de la soute. Elle ne garda aucun souvenir de ce qui se passa ensuite, lorsqu’ils sortirent le corps. Coquille Bleue et Pham… Perdus à jamais tous les deux…

Ils la laissèrent seule au bout d’un moment. Ce n’était pas par manque de compassion, mais la catastrophe, l’étrangeté et l’urgence étaient trop fortes. Il y avait les blessés. Il y avait la possibilité d’une contre-attaque. La plus grande confusion régnait. Le besoin de remettre de l’ordre était très impérieux. Tout cela la touchait à peine. Elle était au bout d’une longue course au bout de tous ses désespoirs et de toute son énergie.

Elle dut passer une grande partie de l’après-midi assise en haut de la rampe, si profondément plongée dans sa perte qu’elle ne pensait plus à rien et qu’elle avait à peine conscience des chants de la mer que Tige Verte lui faisait entendre dans son communicateur. Finalement, elle se rendit compte qu’elle n’était pas seule. Outre la présence réconfortante de Tige Verte, elle avait celle du petit garçon qui était revenu s’asseoir, depuis un bon moment, à côté d’elle, silencieux, entouré de tous ses chiots.

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