DEUXIÈME PARTIE

17

Le printemps arriva, froid, humide et d’une lenteur exaspérante. Il ne cessait de pleuvoir depuis huit jours. Johanna aurait préféré n’importe quoi d’autre, même le plus noir de l’hiver.

Elle avançait péniblement dans une espèce de boue spongieuse qui aurait dû être de la mousse. Il était environ midi. La lumière grise allait durer encore trois heures. D’après Balder, s’il n’y avait pas tous ces nuages, le soleil brillerait en ce moment. Parfois, elle se demandait si elle le reverrait un jour.

La grande cour du château était à flanc de colline. La boue et la neige recouvraient le versant jusqu’en bas et s’entassaient contre les bâtiments de bois. L’été dernier, la vue d’ici était somptueuse. L’hiver, l’aurore boréale faisait briller sur la neige des reflets verts et bleus. Les eaux du port étaient gelées, et les collines lointaines se découpaient nettement à l’horizon. Aujourd’hui, la pluie formait un rideau si dense qu’elle ne voyait même pas la cité derrière les remparts. Les nuages formaient un plafond bas et déchiqueté au-dessus de sa tête. Elle savait qu’il y avait des sentinelles en haut des murailles, mais en ce moment elles devaient rester frileusement derrière les meurtrières. Pas un seul animal, pas une seule meute n’était visible. Le monde des Dards était un désert comparé à Straum. Mais ce n’était quand même pas le Lab Haut, simple caillou sans atmosphère orbitant autour d’une naine rouge. Le monde des Dards était une planète vivante, en mouvement, qui lui semblait parfois aussi belle et accueillante qu’une station touristique sur Straum. En fait, se disait Johanna, elle était plus agréable que la plupart des mondes colonisés par la race humaine, certainement plus paisible que Nyjora et peut-être aussi belle que la Vieille Terre.

Elle était arrivée devant son pavillon. Elle s’arrêta un instant sous les murs courbes et regarda par-dessus la cour. Oui, le spectacle ressemblait à la Nyjora médiévale, mais les histoires de l’Ère des Princesses n’étaient pas imprégnées des forces implacables qui régnaient sur ce monde. La pluie s’étendait sous ses yeux à perte de vue. Sans une technologie correcte, même une simple averse glacée pouvait être mortelle. Tout comme le vent. Quant à la mer, elle n’évoquait pas une partie de plaisir à bord d’un voilier, mais des masses d’eau froide en mouvement, criblées par la pluie, infatigables. Même les forêts qui entouraient la ville étaient mortellement dangereuses. On pouvait s’y égarer aisément, et il n’y avait pas de balises radio pour s’y retrouver, ni de colonnes de rafraîchissement camouflées en tronc d’arbre. Quand on avait perdu son chemin, on finissait par mourir. Les contes de fées nyjorains avaient pris pour elle une signification spéciale. Il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour inventer les élémentaux du vent, de la pluie et de la mer. C’était juste l’expérience de l’âge prétech, qui vous apprenait que même en l’absence d’ennemis vous risquiez de vous faire tuer par votre propre planète.

Mais elle, elle avait beaucoup d’ennemis.

Elle ouvrit la petite porte et se glissa à l’intérieur.


Une meute de Dards se trouvait là, autour du feu. Plusieurs membres se levèrent pour aider Johanna à retirer son imperméable. Elle n’avait plus peur en voyant s’approcher les museaux aux fines dents acérées. La meute était là pour la servir, et elle avait presque pris l’habitude de considérer les mâchoires comme des mains. Ils firent prestement glisser le vêtement le long de ses bras et l’étalèrent près du feu. Elle défit ses chaussures et son pantalon et prit la couverture piquée que lui tendait la meute.

— Le déjeuner. Tout de suite, ordonna-t-elle.

— Très bien.

Elle s’installa confortablement sur un coussin devant le trou du foyer. En fait, les Dards étaient bien plus primitifs que les humains de Nyjora. Le monde des Dards n’était pas une colonie déchue. Ils n’avaient même pas de légendes pour les guider. L’hygiène était quelque chose de très aléatoire. Avant le Sculpteur, les médecins saignaient leurs patients – ou leurs victimes. Elle savait depuis peu qu’elle vivait dans un logement équivalent, pour les Dards, à une résidence de luxe. Les boiseries polies n’étaient pas quelque chose de courant, ni les décorations des murs et des piliers, qui avaient dû demander de nombreuses heures de travail.

Le menton dans les mains, elle contempla les flammes, vaguement consciente des allées et venues de la meute autour du foyer où des marmites étaient suspendues. Ce serviteur ne parlait presque pas le samnorsk. Le Sculpteur ne l’avait pas inclus dans le programme de la boîte de données. Quelques semaines plus tôt, Balder avait demandé la permission de s’installer ici. Quelle meilleure manière, pour lui, d’accélérer le processus d’apprentissage ? Elle frissonnait à ce souvenir. Elle savait que le balafré n’était qu’un membre isolé, que la meute qui avait tué son père était morte, mais cela ne l’empêchait pas, chaque fois qu’elle était en présence de « Pérégrin », de voir l’assassin de son père, gras et prospère, qui essayait de se cacher derrière ses compagnons plus petits. Elle sourit aux flammes en se remémorant la rouste qu’elle avait balancée à Balder quand il lui avait fait la suggestion. Elle avait perdu son sang-froid, mais cela en valait la peine. Plus personne n’avait jamais proposé que des « amis » viennent loger chez elle. La plupart du temps, le soir, on la laissait tranquille. Mais ces nuits qu’elle passait… Papa et maman semblaient tout proches, juste à côté, attendant qu’elle remarque leur présence. Même si elle les avait vus morts, quelque chose en elle refusait de les laisser partir.

Les odeurs de cuisine s’insinuèrent dans son rêve familier. Ce soir, c’était de la viande et des haricots, avec quelque chose qui ressemblait à de l’oignon. Surprise, cela sentait bon. S’il y avait eu un peu plus de variété, elle se serait délectée. Mais elle n’avait pas vu un seul fruit frais depuis soixante jours. La viande salée et les légumes étaient les seuls aliments d’hiver. Si Jefri était là, il piquerait une crise. Il y avait déjà plusieurs mois que les espions du Sculpteur dans la région du Nord avaient rapporté la nouvelle. Jefri était mort pendant l’attaque. Johanna commençait à se faire à cette idée. Vraiment. Et, d’une certaine manière, être seule…, cela simplifiait les choses.

La meute posa devant elle une assiette de viande aux haricots, avec une sorte de petit couteau pelle. Bof… Elle saisit le manche courbe, adapté aux mâchoires des Dards, et attaqua la viande.


Elle avait presque fini lorsqu’un grattement se fit entendre à la porte. Le serviteur gronda quelque chose. Le visiteur répondit sur le même mode, puis ajouta en samnorsk presque sans accent, avec une voix qui ressemblait étrangement à la sienne :

— Bonjour, là-dedans. Je m’appelle Scribe. J’aimerais bavarder un instant avec vous. D’accord ?

L’un des membres du serviteur se tourna vers elle. Les autres ne quittaient pas la porte des yeux. Scribe était celui qu’elle avait surnommé Clown Pompeux. Il était sur les lieux de l’attaque avec Balder, mais semblait si stupide et inoffensif qu’elle ne s’était jamais sentie menacée par lui.

— D’accord, dit-elle.

Elle s’avança vers la porte. Son serviteur-garde du corps saisit des arbalètes dans ses mâchoires, et les cinq membres s’éclipsèrent dans le grenier par l’escalier. Il n’y avait pas de place ici pour deux meutes.

L’air froid et humide de l’extérieur s’engouffra dans la pièce en même temps que le visiteur. Johanna recula de l’autre côté du foyer tandis que Scribe retirait ses cirés. Les membres de la meute s’ébrouèrent comme font les chiens, bruyamment. C’était amusant, mais il ne fallait pas être trop près.

Finalement, Scribe s’approcha autour du feu. Sous les cirés, il portait des jaquettes avec les étriers habituels et les espaces vides aux hanches et aux épaules. Mais il semblait légèrement rembourré au-dessus des épaules, comme s’il voulait donner l’impression que ses membres étaient plus costauds qu’en réalité. L’un d’eux renifla son assiette tandis que d’autres têtes regardaient un peu partout, mais jamais directement dans la direction de Johanna.

Elle baissa les yeux vers la meute. Elle avait toujours du mal à tenir une conversation avec plus d’un membre. Habituellement, elle choisissait celui qui la regardait.

— De quoi voulez-vous que nous causions ? demanda-t-elle.

L’une des têtes se tourna finalement vers elle en se léchant les babines.

— D’accord. Voilà. Je voulais voir comment vous allez. C’est-à-dire…

Gulp. Son domestique lui avait répondu du haut de l’escalier, sans doute pour l’informer de l’humeur qui était la sienne. Scribe se redressa. Quatre têtes sur six regardèrent Johanna. Les deux autres membres se mirent à faire les cent pas, comme s’ils méditaient quelque chose d’important.

— Écoutez, vous êtes la seule créature humaine que je connaisse, mais j’ai toujours été passionné par les tempéraments. Je sais que vous n’êtes pas très heureuse ici…

Ce Clown Pompeux avait l’art d’enfoncer les portes ouvertes.

— … et je vous comprends très bien, notez-le. Mais nous faisons de notre mieux pour vous aider. Nous ne sommes pas comme les méchants qui ont tué vos parents et votre frère.

Appliquant une main à plat contre le plafond bas, elle se pencha en avant.

Vous êtes tous des brutes. Vous avez simplement les mêmes ennemis que moi.

— Je sais, dit-elle, et je vous fais remarquer que je coopère. Vous en seriez encore réduits à faire marcher la boîte de données en mode enfantin si je n’étais pas là. Je vous ai montré comment apprendre à lire. Si vous avez quelque chose dans la cervelle, vous fabriquerez de la poudre à canon d’ici l’été prochain.

L’oliphant était un jouet depuis longtemps dans la famille, une sorte de compagnon favori qu’elle aurait dû échanger contre une boîte plus performante depuis des années. Mais il contenait des documents historiques, et des récits du temps des reines et des princesses des âges sombres, où il fallait lutter pour survivre dans les jungles, pour reconstruire des cités et des vaisseaux spatiaux. Plus difficiles d’accès, sur des chemins d’accès obscurs, il y avait aussi des matériaux plus ardus, une histoire des technologies, en particulier. La poudre à canon était l’un des éléments les plus abordables. Dès que le mauvais temps cesserait, ils enverraient plusieurs expéditions pour prospecter. Le Sculpteur connaissait le soufre, mais il n’en avait pas en quantité dans la ville. Fabriquer des canons serait plus difficile, mais…

— Vous allez pouvoir tuer tous vos ennemis. C’est bien ce que vous vouliez obtenir de moi. Alors, de quoi vous plaignez-vous ?

— Me plaindre ? fit Clown Pompeux en hochant alternativement ses têtes. Mais je ne me plains pas du tout.

Johanna savait que ces mouvements répartis sur plusieurs membres étaient l’équivalent de mimiques faciales complexes, mais elle n’avait pas encore maîtrisé vraiment la question. Peut-être Scribe était-il simplement embarrassé.

— Je sais que vous faites ce que vous pouvez pour nous aider, reprit-il. Mais…

Un troisième membre s’était joint à ceux qui faisaient les cent pas.

— Je perçois sans doute un peu plus de choses que les autres, continua Scribe. Un peu comme le Sculpteur, dans l’ancien temps, j’imagine. Je suis un… dilettante. C’est le mot que vous employez, je l’ai lu. Une personne qui étudie un peu tout, et qui manifeste un talent pour des choses diverses. Je n’ai que trente ans, mais j’ai lu presque tous les livres qui ont été écrits dans le monde. (Il baissa plusieurs têtes, sans doute par modestie.) J’ai moi-même l’intention d’en écrire un, quelque chose comme la véritable histoire de ce qui vous est arrivé.

Johanna se prit à sourire. La plupart du temps, elle considérait les Dards comme des monstres barbares, inhumains par l’esprit comme par la forme. Mais en fermant les yeux, elle pouvait imaginer Scribe comme un Straumlien. Maman avait quelques amis aussi écervelés et innocemment imbus d’eux-mêmes que celui-ci, des hommes et des femmes qui nourrissaient une centaine de projets grandioses dont la plupart ne se réaliseraient jamais. Sur Straum, c’étaient des gens dangereusement barbants, qu’elle évitait chaque fois qu’elle pouvait. Ici, la stupidité de Scribe lui donnait l’impression de se retrouver en pays connu.

— Vous venez m’étudier en vue d’écrire ce livre ?

De nouveau, une série de hochements alternés.

— Eh bien… oui, mais je voulais aussi vous parler de mes autres projets. J’ai toujours été doué pour les inventions, voyez-vous. Bien sûr, cela ne signifie plus grand-chose, à présent. On dirait que tout ce que l’on pourrait encore inventer est déjà dans la boîte de données.

Il soupira ou, tout au moins, laissa entendre le bruit d’un soupir. Il imitait maintenant l’une des voix scientifiques de la boîte de données. Les Dards maîtrisaient parfaitement les bruits. Cela la rendait toujours perplexe.

— Quoi qu’il en soit, je me demandais s’il n’y aurait pas un moyen de perfectionner quelques-unes de ces idées…

Quatre membres se couchèrent sur le banc devant le foyer, comme s’ils se préparaient à une très longue conversation. Les deux qui restaient contournèrent le trou pour lui donner une liasse de papiers tenus ensemble par des anneaux de cuivre. Tandis qu’un membre continuait de parler, deux autres tournèrent lentement les pages en lui indiquant ce qu’elle devait regarder.

Les idées, effectivement, ne manquaient pas. Bateaux volants remorqués par des oiseaux, lentilles géantes destinées à concentrer la lumière du soleil sur l’ennemi pour le faire prendre feu. D’après certains dessins, il pensait, apparemment, que l’atmosphère s’étendait au-delà de la lune. Laborieusement, soporifiquement, il lui expliqua chaque idée en détail, en lui montrant les dessins correspondants et en lui tapotant les mains avec enthousiasme.

— Vous voyez toutes les possibilités ? Mon approche unique, combinée aux inventions éprouvées de la boîte de données… Il n’y a pas de limites à ce que nous pourrons faire ensemble !

Elle pouffa, incapable de résister à la vision d’oiseaux géants tirant derrière eux des lentilles de plusieurs kilomètres de diamètre pour les déposer sur la lune. Il dut prendre son rire pour un encouragement, car il s’exclama :

— Brillant, n’est-ce pas, hein ? Ma dernière trouvaille. Elle n’aurait pas été possible sans la boîte de données. C’est une « radio » qui projette les bruits très loin et très fort, d’accord ? Et pourquoi ne pas combiner cela avec la puissance de pensée des Dards, hein ? Une meute pourrait continuer d’avoir une pensée unifiée même si ses membres étaient répartis sur plusieurs centaines de… euh… kilomètres.

Il y avait peut-être de l’idée là-dedans. Mais s’il fallait des mois pour fabriquer de la poudre, même en connaissant la formule exacte, combien de décennies faudrait-il pour que les meutes soient dotées de radios ? Scribe était une source intarissable d’idées impraticables. Elle laissa couler les mots durant plus d’une heure. Ce qu’il disait était insensé, mais beaucoup moins inhumain que tout ce qu’elle avait été obligée d’endurer cette année.

Finalement, il sembla se tarir. Les pauses étaient plus longues, et il lui demandait de plus en plus son opinion.

— Tout cela est très amusant, d’accord, hein ? conclut-il.

— Euh… oui, fascinant.

— J’étais sûr que vous apprécieriez. Vous êtes comme nous, après tout. Vous n’êtes pas toujours agressive, pas tout le temps.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

Repoussant un museau mou trop inquisiteur, Johanna se leva. La créature en forme de chien se balança en arrière pour mieux lever les yeux vers elle.

— Je… Vous avez des raisons d’être en colère, je le sais, mais ce n’est pas à nous qu’il faut vous en prendre ! Nous essayons de vous aider ! Le soir, vous restez toute seule, vous ne parlez à personne. Mais je comprends que c’est de notre faute, maintenant. Vous aviez envie de compagnie, mais vous n’osiez pas le dire par fierté. Je suis très fort en psychologie, vous savez. Mon ami, celui que vous appelez Balder, c’est quelqu’un de très gentil. Je sais que je peux vous le dire en toute honnêteté, maintenant que nous sommes amis, et que vous me croirez. Il aimerait tant vous rendre visite, lui aussi… Urk !

Johanna faisait lentement le tour du foyer, forçant les deux membres à reculer. Toutes les têtes de Scribe, à présent, étaient dressées vers elle. Les cous se tendaient les uns par-dessus les autres, les yeux étaient écarquillés.

— Je ne suis pas comme vous ! Je n’ai pas besoin de bavarder avec vous, ni d’écouter vos idées stupides !

Elle jeta le carnet de Scribe dans le foyer. Il bondit au bord du trou pour essayer de l’arracher aux flammes. Il en récupéra la plus grande partie, qu’il serra contre ses poitrails comme un trésor.

Johanna ne cessait d’avancer, en donnant des coups de pied là où étaient ses pattes. Il battait en retraite en l’esquivant.

— Vous êtes des bêtes sauvages dégoûtantes ! Je ne suis pas comme vous ! fit-elle en donnant un coup du plat de la main à une poutre du plafond. Les humains ne vivent pas comme des animaux ! Ils ne fréquentent pas les bêtes féroces ! Dites à votre Balder que s’il vient me rendre visite, je… je lui fracasse la tête ! Toutes les têtes !

Scribe était maintenant acculé au mur. Ses têtes se tournaient, hébétées, de tous les côtés. Elles émettaient beaucoup de sons aigus. Certains ressemblaient à du samnorsk, mais les mots étaient incompréhensibles. Une de ses gueules trouva le loquet de la porte. Il l’ouvrit brusquement, et les six membres cavalèrent dans le crépuscule, oubliant leurs cirés.

Johanna se mit à genoux et passa la tête par l’ouverture. L’air était saturé de bruine chassée par le vent. En un instant, son visage fut si humide et glacé qu’elle ne sentait plus ses larmes. Scribe n’était plus que six ombres qui dévalaient la colline dans la grisaille, en trébuchant dans leur hâte. En quelques secondes, il disparut totalement. Il n’y eut plus rien d’autre à voir que les formes vagues des pavillons voisins et la lumière jaune de son foyer qui l’entourait d’un halo.

C’était tout de même étrange. Juste après l’embuscade, elle avait ressenti une terreur sans nom. Les Dards étaient d’horribles monstres assoiffés de sang. Puis, sur le bateau, quand elle avait frappé Balder, tout était devenu merveilleusement différent. La meute entière s’était effondrée, et elle avait appris qu’elle pouvait se défendre, leur rompre l’échine si elle voulait. Elle n’était plus à leur merci. Mais elle avait appris beaucoup plus. Même sans lever la main sur eux, elle pouvait leur faire du mal. C’était uniquement sa haine qui avait fait fuir Clown Pompeux.

Elle recula dans la chaleur enfumée de la pièce et referma la porte.

Elle aurait dû se sentir triomphante.

18

Scribe Jaqueramaphan ne raconta à personne sa rencontre avec le deux-pattes. Naturellement, le garde de Vendacious avait tout entendu. Il ne comprenait pas bien le samnorsk, mais cela n’avait pas dû l’empêcher de saisir l’essentiel de ce qui s’était passé. Les gens finiraient par être au courant.

Il erra lugubrement dans le château durant plusieurs jours. Il passa des heures penché sur les restes de son carnet, à essayer de reconstituer les schémas. Il n’avait pas l’intention de retourner avant longtemps aux séances de la boîte de données, particulièrement si Johanna y était. Tout le monde le jugeait téméraire, il le savait, mais il lui avait fallu une bonne dose de courage pour aller ainsi trouver Johanna avec ses dessins. Il était convaincu que ses projets d’inventions étaient géniaux. Cependant, toute sa vie, des gens sans imagination avaient essayé de le persuader du contraire.

Dans l’ensemble, Scribe était quelqu’un de très favorisé par le sort. Né à Rangathir, dans la bordure est de la République, sous la forme d’une meute de fission, il avait pour parent un riche marchand dont il avait hérité quelques traits intéressants. Toutefois, la patience nécessaire à la tenue quotidienne d’un commerce ne faisait pas partie de ses qualités. Elle était plutôt échue en partage à son gémeau, qui avait fait prospérer l’affaire familiale. La meute gémellaire – tout au moins la première année – n’avait pas refusé à Scribe sa part du pactole. Mais, depuis son plus jeune âge, ce dernier était un intellectuel. Il lisait tout ce qui lui tombait sous les pattes. Histoire naturelle, biographie, mulpathie. Il finit par posséder la plus importante bibliothèque de Rangathir, forte de plus de deux cents volumes.

Même alors, il ne cessait pas d’avoir de merveilleuses idées, des trouvailles qui auraient pu, si elles avaient été réalisées comme il faut, faire d’eux les plus riches négociants de toutes les provinces de l’Est. Mais la malchance et le manque d’imagination de son gémeau avaient fait capoter ses premiers projets. Le gem avait fini par lui racheter sa part. Jaqueramaphan était parti pour la capitale. Il ne l’avait jamais regretté. À cette époque, il comptait déjà six membres. Et il rêvait de voir le monde. De plus, il y avait cinq mille volumes dans la bibliothèque de la capitale, représentant toute l’histoire du monde ! Ses propres carnets de notes se transformèrent en une formidable bibliothèque de savoir. Mais les meutes universitaires ne le prirent pas au sérieux. Son projet de synthèse d’histoire naturelle fut rejeté par tous les papetiers, bien qu’il fût disposé à payer pour en faire publier une partie. Il devint évident qu’il était nécessaire de réussir d’abord dans le monde de l’action pour que ses idées attirent l’attention qu’elles méritaient. D’où sa nouvelle vocation d’espion. Le Parlement lui-même le couvrirait d’honneurs lorsqu’il lui rapporterait les secrets de l’île Cachée de Flenser.

C’était ce qui s’était passé près d’un an auparavant. Les événements ultérieurs – la chute de la maison volante, Johanna, la boîte de données – étaient allés dans le sens de ses rêves les plus fous, et il était le premier à reconnaître qu’ils étaient déjà extrêmes. La Boîte contenait des millions de livres. Avec l’aide de Johanna pour affiner ses idées, ils balaieraient le flensérisme de la face du monde. Ils reprendraient la maison volante. Même le ciel ne serait plus une limite.

D’où le désarroi dans lequel Johanna l’avait plongé en rejetant son carnet. Peut-être son coup de colère pouvait-il s’expliquer par le fait qu’il avait voulu justifier Pérégrin à ses yeux. Il était sûr qu’elle s’entendrait très bien avec lui si seulement elle acceptait de lui parler. Mais… il ne comprenait plus rien. Peut-être ses idées n’étaient-elles pas si géniales que ça, après tout, du moins en comparaison des critères humains.


Ces pensées le plongeaient dans un état proche de la déprime. Cependant, il reconstitua ses schémas jusqu’au bout, et eut même quelques nouvelles idées en cours de route. Il fallait qu’il se procure une nouvelle réserve de papier de soie.

Pérégrin s’arrêta chez lui et le persuada de l’accompagner en ville.

Jaqueramaphan avait préparé une douzaine d’explications pour justifier son absence aux séances avec Johanna. Il en exposa deux ou trois à Pérégrin tandis qu’ils descendaient la rue du Château en direction du poil. Au bout d’une minute ou deux, son ami tourna une tête vers lui pour murmurer :

— Ne vous inquiétez pas, Scribe. Nous serons heureux de vous revoir parmi nous quand vous en aurez envie.

Scribe s’était toujours flatté d’être fin psychologue. En particulier, il savait reconnaître une attitude condescendante. Il dut ciller légèrement, car Pérégrin s’empressa d’ajouter :

— Sincèrement. Même le Sculpteur a demandé de vos nouvelles. Elle apprécie vos idées.

Pieux mensonge ou non, cela lui fit redresser deux têtes.

— C’est vrai ?

Le Sculpteur actuel était dans un triste état, mais celui des livres d’histoire était pour Jaqueramaphan le plus grand héros qui eût jamais existé.

— Personne n’est furieux contre moi ? demanda-t-il.

— Vendacious est un peu embêté. Ça le rend nerveux d’être responsable de la sécurité du deux-pattes. Mais ce que vous avez tenté, nous avions tous envie de le faire.

— Oui.

Même s’il n’y avait pas la Boîte, même si Johanna Olsndot n’était pas descendue des étoiles, elle demeurerait la créature la plus fascinante du monde. Un esprit équivalant à celui d’une meute, mais dans un seul corps. On pouvait s’approcher d’elle, la toucher, même, sans le moindre risque de confusion. C’était une expérience terrifiante, au début, mais tous avaient vite ressenti la même fascination. Pour une meute, la proximité d’une autre avait toujours été synonyme de confusion des esprits. Pouvoir s’asseoir près du feu en compagnie d’un ami et soutenir avec lui une conversation intelligente ! Le Sculpteur avait une théorie selon laquelle la civilisation des deux-pattes était de manière innée plus efficace que celle des meutes, par le fait même qu’elle permettait une collaboration plus efficace entre les individus, ce qui se traduisait par une capacité plus grande à apprendre et à entreprendre. Le seul problème, dans cette théorie, c’était Johanna Olsndot. Si elle était représentative de la race humaine, on avait du mal à croire que celle-ci pût fonder quoi que ce soit sur la coopération entre les individus. Il arrivait certes qu’elle se montre amicale, particulièrement en présence du Sculpteur. Elle semblait se rendre compte que la vieille reine était fragile et sur le déclin. Toutefois, la plupart du temps, elle avait une attitude condescendante, sarcastique, et semblait trouver insultants leurs meilleurs efforts pour lui plaire. Sans compter son comportement agressif, comme hier soir.

— Et le travail avec la boîte de données ? demanda-t-il au bout d’un moment.

Pérégrin haussa les épaules.

— Ça suit son cours. Le Sculpteur et moi, nous lisons parfaitement le samnorsk, à présent. Johanna m’a appris – par l’intermédiaire du Sculpteur, il faut le préciser – à utiliser la plupart des pouvoirs de la Boîte. Il n’y a rien qui soit de nature à révolutionner le monde, mais nous allons concentrer nos efforts sur la fabrication de la poudre et de plusieurs canons. C’est ce stade de réalisation pratique qui risque de demander un certain temps.

Scribe hocha la tête d’un air entendu. C’était là le grand problème de sa vie.

— Quoi qu’il en soit, si nous réussissons à tout finir avant l’été, nous pourrons faire face aux armées de Flenser et leur reprendre la maison volante d’ici l’hiver prochain, ajouta Pérégrin avec un rictus qui se propagea de visage en visage. Alors, écoute-moi bien, mon ami, Johanna pourra appeler ses amis à son secours, et nous consacrerons toute notre vie à étudier leur espèce. Rien ne m’empêchera d’aller faire le pèlerin dans les étoiles.

Ils avaient déjà évoqué cette idée. Pérégrin y avait même pensé avant Scribe.

Ils quittèrent la rue du Château pour prendre le Périphérique. Scribe était rempli d’excitation à l’idée d’aller chez le papetier. Il y avait sûrement quelque chose qu’il pouvait faire pour l’aider. Il regarda autour de lui avec un intérêt qu’il n’avait pas éprouvé depuis plusieurs jours. Le Sculpteur était une cité de bonne taille, presque aussi importante que Rangathir. Vingt mille meutes environ vivaient dans ses murs et dans les maisons environnantes. La journée était un peu plus fraîche que les précédentes, mais il ne pleuvait pas. Un vent froid et sec balayait la rue marchande, chargé de légers effluves de moisissure et de caniveau, d’épices et de bois fraîchement scié. De noirs nuages, bas dans le ciel, voilaient les collines autour du port. Le printemps était décidément dans l’air. Scribe donna un coup de patte joyeux aux détritus qui jonchaient le bord du trottoir.

Pérégrin s’engagea dans une ruelle encombrée, où les meutes devaient se croiser jusqu’à six ou sept mètres de distance à peine. Les stalles du papetier étaient encore plus rapprochées. Les séparations de feutre étaient bien légères, et les habitants du Sculpteur semblaient s’intéresser à la littérature plus qu’en tout autre endroit où Scribe était jamais passé. Il s’entendait à peine penser tandis qu’il marchandait avec le commerçant. Celui-ci était perché sur une plate-forme surélevée entourée d’épais rembourrages. Il ne semblait pas trop incommodé par le vacarme. Scribe maintenait ses têtes très proches pour mieux se concentrer sur les prix et sur les produits. Ses antécédents le rendaient apte à ce genre de chose.

Finalement, il eut son papier pour un prix raisonnable.

— Retournons à la Place des Meutes, dit-il.

Ce n’était pas tout proche, et il fallait passer par le marché. Quand il était de bonne humeur, Scribe ne détestait pas la foule. Il aimait étudier les gens. Le Sculpteur n’était pas une cité aussi cosmopolite que certains centres des Longs Lacs, mais elle accueillait des négociants venus des quatre coins du monde. Il vit plusieurs meutes coiffées du bonnet caractéristique des collectifs des tropiques. À un carrefour, un jaquerouge de la Maison de l’Est bavardait tranquillement avec un maître de labeur.

Lorsque les meutes se côtoyaient de si près et en si grand nombre, le monde semblait osciller au bord d’un abîme collectif. Chaque personne se resserrait pour essayer de préserver l’intégrité de ses pensées. Il était difficile de marcher dans la rue sans s’emmêler les pattes. Et il y avait parfois des moments où le bruit de fond des pensées atteignait un tel niveau que des interférences se créaient, synchronisant deux ou plusieurs meutes. La conscience flottait alors et, l’espace de quelques instants, on avait l’impression de faire partie d’une supermeute, aux pouvoirs quasi divins. Jaqueramaphan frissonna. Ce phénomène constituait l’attraction essentielle des tropiques. Là-bas, les foules étaient des masses à l’esprit collectif, aussi stupide qu’extatique. S’il y avait du vrai dans ce que l’on racontait parfois, certaines cités du Sud étaient le siège d’orgies ininterrompues.

Ils se promenaient dans le marché depuis près d’une heure lorsque quelque chose frappa Scribe. Secouant brusquement les têtes, il quitta rapidement la place, au petit trot synchronisé, pour s’engager dans une ruelle. Pérégrin le suivit en demandant :

— Vous ne supportez plus cette foule ?

— Il m’est venu une idée, répliqua Scribe.

Ce n’était pas inhabituel au milieu d’une telle foule, mais l’idée en question était particulièrement intéressante. Il n’ajouta rien durant quelques minutes. La ruelle était très escarpée au début, puis sinuait à flanc de colline. Elle était bordée, sur le versant supérieur, de villas bourgeoises. Le côté qui donnait sur le port laissait apercevoir les toits de tuiles du tournant suivant. Les demeures étaient grandes, avec des murs couverts d’élégantes décorations florales. Quelques-unes seulement étaient construites au-dessus de boutiques donnant sur la rue.

Scribe ralentit l’allure et se déploya suffisamment pour ne plus se prendre les pattes dans ses propres membres. Il voyait maintenant qu’il avait eu tort de s’adresser à Johanna pour avoir un avis d’expert. La Boîte contenait tout simplement beaucoup trop d’inventions. Ce qui ne signifiait nullement qu’on n’avait pas besoin de lui. Et cela s’appliquait particulièrement à elle. Le problème, en fait, était que personne ne le savait encore. Finalement il se tourna vers Pérégrin pour dire :

— Ne vous êtes-vous pas demandé pourquoi les Flenséristes n’ont pas encore attaqué la cité ? Vous et moi, nous avons fait subir aux Seigneurs de l’île Cachée un revers tel qu’ils n’en avaient jamais encore essuyé au cours de toute leur histoire. Nous détenons les moyens de leur défaite totale.

Johanna et la boîte de données.

— Hum…, murmura Pérégrin. J’ai toujours pensé que leur armée ne devait pas être à la hauteur. Je suppose que, si elle l’était, il y a longtemps que le Sculpteur aurait été battu.

— Elle serait peut-être à la hauteur si elle y mettait le prix. Et le jeu en vaut la chandelle, à présent. (Il regarda gravement Pérégrin.) Non, je pense qu’il y a une autre raison. Ils ont la maison volante, mais ils ne savent pas l’utiliser. Ce qu’il leur faut, c’est Johanna, vivante. Et notre peau à tous, par la même occasion.

Pérégrin émit un soupir amer.

— Si Acier n’avait pas mis tant de hargne et de précipitation à massacrer tout ce qui se tenait sur deux pattes, il ne manquerait pas d’aide pour parvenir à ses fins.

— C’est exact, et je pense que les Flenséristes en ont conscience. Ils ont toujours eu des espions parmi la population d’ici, sans doute, mais je parie qu’ils en ont encore plus en ce moment. Avez-vous remarqué toutes les meutes de la Maison de l’Est qu’il y a ici en ce moment ?

La Maison de l’Est était un foyer de proflensérisme. Même avant le Mouvement, ses habitants étaient des gens cruels, qui sacrifiaient volontiers leurs chiots quand ils ne répondaient pas à leurs normes de reproduction.

— J’en ai vu une, au moins. Celle qui parlait au maître de labeur.

— Exact. Mais qui sait combien entrent ici sous un déguisement ou sous un autre ? Je serais prêt à parier sur ma vie qu’ils ont l’intention de kidnapper Johanna. S’ils se doutaient de ce que nous envisageons de faire avec elle, ils pourraient même vouloir la tuer. Vous ne comprenez pas ? Nous devons mettre le Sculpteur et Vendacious en garde. Il faut informer le peuple pour que les espions soient démasqués.

— Vous avez remarqué toutes ces choses rien qu’en traversant la place du marché ?

Il y avait de l’étonnement ou bien de l’incrédulité dans sa voix. Scribe était incapable de dire lequel des deux.

— Euh… non. L’inspiration n’a pas été si directe. Mais cela tombe sous le sens, ne trouvez-vous pas ?

Ils marchèrent en silence durant quelques minutes. Le vent était plus fort là-haut, et la vue plus spectaculaire. Là où il n’y avait pas la mer, la forêt s’étendait à perte de vue, grise et verte. Tout était parfaitement paisible… parce que, dans ce jeu, tout se passait en douceur, furtivement. Par bonheur, Scribe était doué pour ces choses-là. Après tout, n’était-ce pas la Police Politique de la République qui lui avait donné pour mission d’observer l’île Cachée ? Il lui avait fallu plusieurs dijours de persuasion patiente, mais ils avaient fini par se déclarer enthousiastes.

Tout ce que vous pourrez découvrir, nous serons heureux de l’examiner en détail. C’étaient leurs propres mots.

Pérégrin musait le long de la route, visiblement troublé par la suggestion de Scribe. Il murmura finalement :

— Je crois qu’il y a… quelque chose que vous devez savoir, mais qui doit demeurer absolument secret.

Sur mon âme ! Je ne suis pas du genre à galvauder un secret, mon bon Pérégrin.

Scribe était un peu vexé, à la fois du manque de confiance de l’autre et à l’idée qu’il eût pu découvrir quelque chose qui lui avait échappé. Pourtant, cela aurait dû lui faire plaisir, au contraire. Il avait deviné depuis quelque temps que Pérégrin et le Sculpteur étaient l’un dans l’autre. Qui sait ce qu’elle avait pu lui confier, ou ce qui avait pu transpirer ?

— Bon… Vous êtes tombé sur une affaire qui ne doit pas être ébruitée. Vous savez que Vendacious a la charge de la sécurité du Sculpteur ?

— Naturellement. (C’était l’une des fonctions implicites du Seigneur Chambellan.) Et, compte tenu du nombre d’étrangers qui se promènent dans les rues, je ne peux pas dire qu’il fasse de l’excellent travail.

— Détrompez-vous. Il accomplit parfaitement sa mission. Il a ses propres agents dans les hautes sphères de l’île Cachée, jusque dans l’entourage immédiat de messire Acier.

Scribe sentit ses yeux s’écarquiller.

— Vous comprenez ce que cela signifie. Grâce à l’efficacité de Vendacious, le Sculpteur sait avec certitude tout ce que leur grand conseil décide. En implantant habilement de fausses informations, nous menons les Flenséristes par le bout du nez exactement là où nous voulons. En dehors de Johanna, c’est là le plus gros avantage que possède le Sculpteur.

Voilà une chose dont je ne me doutais pas.

— Euh… L’incompétence apparente de la sécurité locale ne serait dont qu’une simple couverture ?

— Pas exactement. Elle est censée avoir l’air efficace et à la hauteur, mais avec juste assez de faiblesses exploitables pour que le Mouvement remette à plus tard une attaque directe en faveur de l’action de ses services secrets. (Il sourit.) Vendacious serait surpris d’entendre votre critique.

Scribe eut un petit rire. Il se sentait à la fois flatté et troublé. Vendacious devait figurer parmi les plus grands maîtres de l’espionnage de leur époque, et lui, Scribe Jaqueramaphan, avait presque percé ses secrets du premier coup d’œil ! Il demeura silencieux durant le retour au château, mais son esprit fonctionnait à toute allure. Pérégrin était plus près de la vérité qu’il ne l’imaginait. Le secret était indispensable. Toute discussion inutile, même entre vieux amis, devait être évitée. Oui ! Il allait offrir ses services à Vendacious. Son nouveau rôle le confinerait peut-être à l’arrière-plan, mais c’était là qu’il pourrait rendre le plus de services. Finalement, même Johanna venait de quoi il était capable.


La longue descente dans le puits de la nuit.

Même lorsque Ravna ne regardait pas par les hublots, c’était l’image présente dans son esprit. Le Relais occupait une position extérieure et excentrique par rapport au disque galactique. Et le HdB descendait vers lui, s’enfonçant de plus en plus dans les zones lentes.

Ils avaient réussi à passer. Le HdB était endommagé, mais ils avaient pu quitter le Relais à près de cinquante années-lumière à l’heure. Chaque minute qui passait, ils s’enfonçaient davantage dans l’En delà, et le temps de calcul pour leurs minisauts augmentait tandis que leur pseudovitesse déclinait. Malgré tout, ils avançaient. Ils étaient maintenant en plein dans l’En delà et n’avaient détecté, Dieu merci, aucun signe de poursuite. Ce qui avait attiré la Gale au Relais n’avait rien à voir avec le HdB.

L’espoir était revenu chez Ravna. Les installations médicales automatiques de bord affirmaient que Pham Nuwen pouvait être sauvé, et qu’il y avait des signes d’activité cérébrale. Les horribles blessures dans son dos marquaient l’emplacement des implants du Vieux et de la machinerie organique qui reliait étroitement Pham aux réseaux locaux du Relais et, par conséquent, à la Puissance qui le dominait. Lorsque cette Puissance était morte, les implants étaient devenus une masse en putréfaction.

Normalement, la personne de Pham devrait toujours exister derrière tout cela. Prie pour qu’elle existe.

Le médic estimait qu’il faudrait encore trois jours pour que son dos guérisse suffisamment et qu’une tentative de rappel à la vie soit mise en œuvre. En attendant, Ravna en profitait pour essayer d’en savoir plus au sujet de l’apocalypse qui s’était abattue sur elle. Toutes les vingt heures, Tige Verte et Coquille Bleue déviaient la course du vaisseau de quelques années-lumière pour se brancher sur une ligne du Réseau Connu afin d’enregistrer quelques infos. C’était une pratique courante, pour les voyageurs et les marchands, lorsque le déplacement durait plus de quelques jours. Ils se tenaient ainsi au courant des événements susceptibles d’affecter leur réussite à la fin du voyage.

D’après les médias (c’est-à-dire d’après la grande majorité des opinions exprimées), la chute du Relais était totale.

Grondr, Egravan, Sarale… Êtes-vous morts ou asservis, à présent ?

Plusieurs secteurs du Réseau Connu étaient provisoirement coupés de tout contact. Certaines liaisons extragalactiques ne seraient peut-être pas remplacées avant des années. Pour la première fois depuis des millénaires, une Puissance avait été notoirement assassinée. Il y avait des dizaines de milliers d’hypothèses en circulation concernant les motifs de l’attaque, et des dizaines de milliers de prédictions sur ce qui allait se passer ensuite. Ravna laissait le vaisseau faire un premier tri dans cette avalanche, pour essayer de distiller l’essence des principales spéculations.

Celle qui venait du Domaine Straumli n’était pas moins plausible que les autres. Les esclaves de la Perversion péroraient à propos de la nouvelle ère qui s’ouvrait grâce au mariage d’un être de la Transcendance avec des races de l’En delà. Si le Relais avait pu être détruit, si une Puissance avait pu être assassinée, alors rien ne pouvait plus empêcher la victoire de se propager.

Certaines sources estimaient que le Relais était l’objectif ancestral de l’entité, quelle qu’elle fût, qui avait perverti le Domaine Straumli. Peut-être l’attaque n’était-elle que la queue de comète de quelque guerre ancienne, l’enfant tragique illégitime des descendants de races oubliées. S’il en était ainsi, les esclaves du Domaine Straumli pouvaient aussi bien se flétrir sur place, et la culture humaine originale réapparaître un jour.

Un certain nombre d’articles suggéraient que l’attaque avait pour but de s’emparer des archives du Relais, mais un ou deux seulement évoquaient la possibilité que la Gale cherche à s’approprier un artefact ou à empêcher les responsables du Relais de le faire. Ces assertions étaient le fait de théoriciens chroniques, appartenant au genre de civilisation qui se sent saturée par l’automatisation des médias. Néanmoins, Ravna examina attentivement le contenu des messages. Aucun n’évoquait la présence d’un artefact dans le Fin Fond. Dans les rares cas où un lieu était cité, la Gale était censée rechercher quelque chose dans l’En delà Supérieur ou dans la Basse Transcendance.

Il y avait une certaine activité de réseau en provenance de la Gale. Les messages en protocole avancé étaient rejetés par tous à l’exception des plus suicidaires, et personne n’était payé pour relayer quoi que ce fût, mais l’horreur et la curiosité contribuèrent à propager très loin un certain nombre de ces informations. Il y avait la « vidéo » galique : près de quatre cents secondes de données pansensuelles sans la moindre compression. Ce message incroyablement coûteux devait être le dinosaure le plus réexpédié de toute l’histoire du Réseau. Coquille Bleue dut maintenir le HdB dans le faisceau de réception durant près de deux jours pour pouvoir le recevoir en totalité.

Les esclaves de la Perversion avaient tous une apparence humaine. La moitié environ des transmissions en provenance du Domaine étaient des vidéos, mais bien moins longues. Toutes montraient des images d’humains en train de parler. Ravna repassa plusieurs fois le dinosaure. Elle reconnaissait même celui qui parlait. C’était Øvn Nilsndot, un ancien champion de trael du Domaine Straumli. Il n’avait aucun titre, à présent, et probablement aucun nom. L’endroit d’où il parlait ressemblait à un jardin intérieur. En se déplaçant vers le bord de l’image, Ravna apercevait, par-dessus son épaule, une perspective qui s’étendait au niveau du sol. La cité devait être le Straumli Central des archives. Des années auparavant, cette cité avait fait rêver Ravna et sa sœur. C’était le cœur de l’aventure humaine dans la Transcendance, avec une place centrale construite sur le modèle du Champ des Princesses de Nyjora. Les réclames pour l’immigration clamaient que, quel que soit le point où les Straumliens arriveraient, la fontaine du Champ coulerait toujours pour leur rappeler leur loyauté envers les débuts de l’humanité.

Il n’y avait plus de fontaine, à présent. Et Ravna ne sentait que la mort derrière le regard de Nilsndot.

— Celui-ci vous parle en tant que Puissance qui Aide, déclara le héros d’antan. Je veux que tout le monde voie ce que je suis capable d’accomplir, même pour une civilisation de troisième ordre. Voyez mon Aide…

Le point de vue bascula vers le haut. C’était l’heure où le soleil se couchait, et les alignements de structures agravs se profilaient dans la lumière, mégamètre sur mégamètre. Jamais Ravna n’avait vu utiliser les agravs de manière aussi grandiose. Pas même dans les Docks. Aucun monde du Moyen En delà n’aurait les moyens d’importer les matériaux en de telles quantités.

— Ce que vous voyez au-dessus de moi, ce n’est que l’abri de chantier de l’édifice que je construirai bientôt dans le système straumlien. Une fois cette réalisation achevée, des systèmes de cinq étoiles formeront un habitat continu où les planètes et la masse stellaire excédentaire seront réparties de manière à favoriser la vie et la technologie à un point jamais égalé à ces profondeurs et rarement atteint dans la Transcendance elle-même.

L’image céda de nouveau la place à Nilsndot, simple humain promu porte-parole d’un dieu.

— Certains d’entre vous se révoltent peut-être à l’idée de se dédier à moi. À long terme, cela n’a que peu d’importance. La symbiose de ma Puissance avec les mains des races de l’En delà est une chose à laquelle personne ne peut résister. Si je vous parle en ce moment, c’est uniquement pour alléger vos peurs. Ce que vous voyez dans le Domaine Straumli est une joie et un émerveillement. Plus jamais les races de l’En delà ne seront négligées par la Transcendance. Ceux qui se joignent à moi – et tous finiront tôt ou tard par le faire – feront partie de la Puissance. Ils auront accès aux produits importés de la Transcendance Supérieure et Inférieure. Ils se reproduiront au-delà de ce que leur propre technologie pourrait permettre. Ils absorberont tout ce qui s’oppose à moi. Ce sera l’avènement de la nouvelle stabilité.

La troisième ou quatrième fois qu’elle visionna le message, Ravna s’efforça de faire abstraction des mots pour se concentrer sur l’expression de Nilsndot et la comparer à celle des discours accessibles sur sa boîte de données personnelle. Il y avait bien une différence. Ce n’était pas juste son imagination. La créature sous ses yeux était une âme morte. La Gale ne se souciait pas que cela fût visible. Ce n’était peut-être pas évident pour des yeux non humains, et ces derniers ne formaient qu’une menue partie du public auquel le message s’adressait. Le point de vue se rapprocha de Nilsndot. Son visage avait le teint sombre habituel, et ses yeux étaient violets.

— Certains d’entre vous doivent se demander comment de telles choses sont possibles, et pourquoi des milliards d’années se sont écoulées avant qu’une Puissance intervienne. La réponse est… complexe. Comme beaucoup d’évolutions intelligentes, celle-ci est affectée d’un seuil assez haut. Avant ce seuil, l’évolution semble impossible. Après, elle est inévitable. La symbiose de l’Aide repose sur une communication efficace, à large bande passante, entre moi et les créatures que j’Aide. Les créatures telles que celle qui vous transmet actuellement mon message doivent réagir aussi promptement et aussi fidèlement qu’une bouche. Leurs yeux et leurs oreilles doivent rapporter ce qu’ils perçoivent à travers des années-lumière. Cela a été dur à obtenir, particulièrement dans la mesure où le système ne peut fonctionner que s’il est déjà largement en place. Mais maintenant que la symbiose existe, les progrès vont être beaucoup plus rapides. N’importe quelle race ou presque pourra être modifiée pour recevoir l’Aide.

N’importe quelle race ou presque pourra être modifiée ! Les mots sortaient d’une bouche familière, dans la langue natale de Ravna, mais leur source était monstrueusement éloignée !

De nombreuses analyses étaient en cours. Un nouvel infogroupe s’était formé : Menace de la Gale, engendré par le groupe Menaces, le groupe d’intérêt Homo Sapiens et Automatismes de Pointe. Il était plus actif, ces derniers temps, que cinq autres groupes réunis. Dans cette partie de la galaxie, il accaparait la plus grande partie des transmissions. Le message original du pauvre Nilsndot avait beau être long, les octets consacrés à l’analyser l’étaient encore bien plus. À en juger d’après les embrasements et les contradictions, le rapport signal-bruit devait être bien faible.


Crypto : 0

Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : acquileron→triskweline, unités SjK

Origine : Université de Khurvark

[se disant basée sur un habitat du Moyen En delà]

Sujet : vidéo galique

Résumé : le message est truqué

Diffusion :

Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre

Groupe d’Intérêt Où-sont-ils-à-présent

Menace de la Gale

Date : 7,6 jours après la chute du Relais

Texte du message :

Il est évident que cet « Aidant » est un imposteur. Nous avons fait des recherches poussées. Bien qu’il ne se nomme pas, celui qui parle est un personnage haut placé de l’ancien régime straumlien. On peut se demander pourquoi, si l’« Aidant » est capable de manipuler les humains à distance comme des robots, la structure sociale préexistante est conservée. N’importe quel idiot peut donner la réponse. L’Aidant n’a pas le pouvoir de télémanipuler un très grand nombre de sentients à la fois. De toute évidence, la neutralisation du Domaine Straumli a consisté à s’emparer de certains éléments clés de la structure de pouvoir de cette civilisation. Pour le reste de la race, la vente continue comme par le passé. Conclusion, cette Symbiose exaltée par l’Aidant n’est qu’une religion messianique de plus, un nouvel empire foireux qui tente de justifier ses excès et de rouler ceux qu’il ne peut contraindre directement. Ne vous laissez pas avoir !


Crypto : 0

Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : optima→acquileron→triskweline, unités SjK

Origine : Société pour les Investigations Rationnelles

[probablement un système à planète unique du Moyen En delà, situé à 5 700 années-lumière de Sjandra Kei dans la direction opposée à celle de la rotation]

Sujet : filière vidéo galique, Université de Khurvark 1

Phrases clés : [obscénité probable] nous faire perdre un temps précieux

Diffusion :

Société pour la gestion rationnelle du Réseau

Menace de la Gale

Date : 7,91 jours après la chute du Relais

Texte du message :

Qui se laisse avoir ? [obscénité probable] [obscénité probable] Les imbéciles qui ne suivent pas toutes les filières de l’actualité devraient s’abstenir d’échauffer mes précieuses oreilles de leurs ordures [obscénité certaine]. Vous croyez donc que la « Symbiose de l’Aidant » est une supercherie du Domaine Straumli ? Et qu’est-ce qui aurait causé la chute du Relais, d’après vous ? Pour le cas où vous auriez la tête totalement coincée dans le derrière [← insulte probable], il y avait une Puissance qui était alliée avec le Relais. Elle est maintenant morte. Vous croyez peut-être que cette Puissance s’est suicidée ? Vérifiez vos données, Tête Plate [← insulte probable]. Aucune Puissance n’est jamais tombée devant quoi que ce soit qui vienne de l’En delà. La Gale est quelque chose de nouveau et d’intéressant. Je pense qu’il est temps que des couillons [obscénité] comme ceux de l’Université de Khurvark retournent à leurs groupes de parasites et laissent les gens sérieux discuter intelligemment.


D’autres messages étaient pur non-sens. Le Réseau avait ceci de particulier et d’intéressant que ses multiples traductions automatiques déguisaient souvent le caractère fondamentalement exotique de ses participants. Derrière les messages verbeux, au langage familier, se dissimulaient des contrées lointaines si déformées par la distance et les différences que toute communication était en fait impossible, même s’il fallait un certain temps pour s’en rendre compte. Exemple :


Crypto : 0

Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : arbwyth→marchand 24→cherguelen→ triskweline, unités SjK

Origine : Twirlip des Brumes

[peut-être un groupement d’arpenteurs de nuages dans un système jupitérien unique. Très peu d’antécédents]

Sujet : filière vidéo galique

Phrases clés : Hexapodie en tant qu’intuition majeure

Diffusion : Menace de la Gale

Date : 8,68 jours après la chute du Relais

Texte du message :

Je n’ai pas eu l’occasion de voir cette fameuse vidéo du Domaine Straumli, excepté sous forme d’extrait. (Mon unique interface avec le Réseau coûte très cher.) Est-il vrai que les humains aient six jambes ? L’extrait laissait planer un doute. Si ces humains ont trois paires de jambes, je pense qu’il y a une explication très simple à…


Hexapodie ? Six jambes ? Trois paires ? Sans doute aucune de ces traductions ne se rapprochait-elle vraiment de ce que la créature intriguée de Twirlip avait en tête. Ravna ne lut pas la suite du message.


Crypto : 0

Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : triskweline, unités SjK

Origine : Hanse

[pas de référence antérieure à la chute du Relais. Pas de source probable. C’est quelqu’un de très prudent]

Sujet : filière vidéo galique, Université de Khurvark 1

Diffusion :

Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre

Menace de la Gale

Date : 8,68 jours après la chute du Relais

Texte du message :

L’Université de Khurvark pense que la Gale est une supercherie parce que des éléments de l’ancien régime ont subsisté sur Straum. Mais il y a une autre explication. Supposons que la Gale soit vraiment une Puissance et que ses affirmations sur l’efficacité d’une symbiose soient globalement vraies. Cela signifie que la créature « Aidée » n’est plus rien d’autre qu’un objet télécommandé, et que son cerveau joue uniquement le rôle d’un processeur local établissant la communication. Aimeriez-vous être Aidé de la sorte ? Ma question n’est pas totalement académique. L’audience du Réseau est assez large pour qu’il y en ait quelques-uns parmi vous qui aient envie de répondre « oui ». Cependant, la grande majorité des sentients qui ont évolué naturellement doivent être révoltés à cette idée. Et la Gale le sait sans doute. Mon hypothèse est que la Gale n’est pas un imposteur, mais que l’idée qu’une culture quelconque puisse subsister dans le Domaine Straumli est une véritable escroquerie. En termes plus subtils, la Gale veut donner l’impression que seuls quelques individus sont directement asservis, et que les cultures survivront globalement. Ajoutez cela à son affirmation selon laquelle toutes les races ne peuvent pas être télémanipulées. La conclusion sous-jacente est que d’immenses richesses attendent ceux qui s’associeront à cette Puissance, sans que leurs impératifs biologiques et intellectuels soient remis en question.

Le problème attend toujours sa réponse. À quel point la Gale exerce-t-elle son contrôle sur les races qu’elle a conquises ? Je l’ignore. Il ne reste peut-être plus un seul esprit doté de conscience de soi dans tout l’En delà dominé par la Gale. Des milliards d’objets télémanipulés les ont peut-être remplacés. Une seule chose est certaine. La Gale a besoin de quelque chose que nous possédons et qu’elle n’a pas encore réussi à prendre.


Et ainsi de suite. Des dizaines de milliers de messages, des centaines de points de vue différents. On ne l’appelait pas le Réseau du Million de Mensonges pour rien. Ravna en discutait chaque jour avec Coquille Bleue et Tige Verte. Ils essayaient de donner un sens à tout cela et de décider laquelle de toutes ces interprétations il fallait croire.

Les Cavaliers connaissaient bien les humains, mais même eux hésitaient sur l’interprétation de l’expression qu’ils voyaient sur le visage de Nilsndot. Tige Verte avait suffisamment de connaissance de la nature humaine pour savoir qu’aucune réponse ne pourrait satisfaire Ravna. Elle fit rouler son skrode d’avant en arrière devant la fenêtre des Nouvelles, puis avança un appendice pour la toucher.

— Peut-être Pham pourra-t-il nous donner une réponse, quand il sera rétabli, dit-elle.

Coquille Bleue était plus impatient et plus clinique.

— Si vous avez raison, cela signifie que, d’une manière ou d’une autre, la Gale ne se soucie pas de ce que les humains et leurs proches peuvent savoir. C’est peut-être logique, en quelque sorte, mais…

Son synthétiseur bourdonna distraitement durant un bon moment.

— Je me méfie de ce message, poursuivit-il enfin. Quatre cents secondes sur large bande, et d’une richesse telle qu’il se permet d’offrir une imagerie multisens à un grand nombre de races différentes… Il y a là un nombre extraordinaire d’informations, non compactées, qui plus est… Cela ressemble trop à un appât sucré, que nous nous empressons, pauvres En-deliens que nous sommes, de relayer dans chacun de nos nids.

Le Réseau avait fait état de cette possibilité. Le message avait cependant été soigneusement étudié sous toutes les coutures, et il ne contenait pas de structure répétitive particulière, ni de déclencheur qui puisse s’adresser aux automatismes du Réseau. S’il y avait un poison subtil, il fonctionnait peut-être au Faîte de l’En delà, mais pas ici. Ce qui laissait place à une explication encore plus simple, qui s’appliquerait parfaitement à Nyjora ou même à la Vieille Terre : le message vidéo contenait des informations codées à l’adresse d’agents déjà en place.


Vendacious était bien connu des habitants du Sculpteur, mais pour de mauvaises raisons en général. Il était âgé d’un siècle environ, et provenait de la fusion du Sculpteur avec deux de ses stratèges. Au cours de ses premières décennies d’existence, il avait dirigé les scieries de la cité. À cette occasion, il avait inventé un certain nombre d’améliorations de la roue hydraulique. Il avait eu plusieurs liaisons sentimentales, presque toujours avec des politiciens ou des orateurs. De plus en plus, les membres qui s’incorporaient à lui le poussaient vers la vie publique. Depuis les trente dernières années, sa voix était l’une des plus écoutées au Conseil du Sculpteur. Et il y avait dix ans qu’il était Seigneur Chambellan. Dans ces deux rôles, il avait défendu les guildes et le libre commerce. D’après certaines rumeurs, si le Sculpteur abdiquait ou mourait totalement, Vendacious deviendrait le prochain Chef du Conseil. Beaucoup pensaient que ce serait la meilleure solution à une telle catastrophe, bien que les discours pompeux de Vendacious fussent déjà la hantise du Conseil.

Telle était l’opinion que le public avait de lui. Mais ceux qui étaient un peu plus au fait des questions de sécurité savaient aussi que le chambellan dirigeait les espions du Sculpteur. Sans doute avait-il des dizaines d’informateurs en place dans les scieries et les installations portuaires. Cependant, Scribe venait tout juste d’apprendre que même cela, ce n’était qu’une couverture. Il avait du mal à imaginer qu’il eût des agents dans l’entourage même de Flenser. Il était au courant de leurs projets, de leurs craintes et de leurs faiblesses. Il pouvait les manipuler comme il le voulait ! Incroyable ! Malgré lui, Scribe devait admettre que Vendacious avait du génie.

Et pourtant… Tous les renseignements qu’il recueillait ne suffisaient pas à lui garantir la victoire. Les machinations flenséristes ne pouvaient pas toutes partir du sommet. Certaines opérations secondaires de l’ennemi devaient se dérouler dans l’obscurité avec succès. Sans compter qu’il ne fallait qu’une seule flèche pour tuer définitivement Johanna Olsndot !

C’était là que Scribe Jaqueramaphan avait une chance de montrer ce qu’il valait.

Il demanda à être logé dans la courtine du château, au deuxième étage. Il n’eut aucun problème pour obtenir la permission. Ses nouveaux quartiers étaient plus exigus, et les murs n’étaient que sommairement insonorisés. La seule ouverture était une meurtrière qui donnait sur la cour du château. Le spectacle était peu réjouissant. Cependant, cela correspondait exactement à ce qu’il voulait. Les jours suivants, il commença à errer dans les galeries. Les murailles principales du château étaient criblées de tunnels mesurant environ quarante centimètres de large sur soixante-quinze de haut. Scribe pouvait aller à peu près n’importe où dans la courtine sans être vu de l’extérieur. Il trottait en file indienne d’une galerie à l’autre, émergeant de temps à autre sur un rempart pour bondir de merlon en embrasure puis en merlon, une tête dressée par-ci, une autre par-là.

Naturellement, il lui arrivait de rencontrer des gardes, mais il avait le droit d’être dans les murs. Et il avait soigneusement étudié leur routine. Ils savaient qu’il était là, mais Scribe était certain qu’ils ne se doutaient pas de l’étendue de son effort. C’était un dur travail, dans le froid, mais il en valait la peine. L’objectif principal de Scribe, dans la vie, était d’accomplir quelque chose de spectaculaire et d’utile. Le problème était que la plupart de ses idées avaient tant de profondeur que les autres meutes – et même des gens pour qui il avait un immense respect – n’y comprenaient rien. C’était exactement l’obstacle auquel il s’était heurté avec Johanna. Mais encore quelques jours et il pourrait aller trouver Vendacious pour…

Tandis qu’il regardait à travers les meurtrières et aux coins des galeries, deux d’entre lui étaient assis par terre et prenaient des notes. En un dijour, il en avait accumulé assez pour impressionner même quelqu’un comme Vendacious.


La résidence officielle du Seigneur Chambellan était entourée de salles réservées à ses gardes et à ses assistants. Ce n’était pas l’endroit idéal pour négocier un accord secret. Sans compter que Scribe n’avait pas eu tellement de chance la dernière fois qu’il avait tenté une approche directe. Il fallait parfois attendre des jours entiers avant d’obtenir un rendez-vous, et plus on faisait montre de patience, plus on suivait scrupuleusement les règles, plus les bureaucrates vous considéraient comme un rien du tout.

Il arrivait, cependant, que Vendacious soit seul. Il y avait une certaine tourelle sur l’ancienne muraille, du côté qui donnait sur la forêt. Le soir du onzième jour de ses investigations, Scribe se posta sur cette tourelle et attendit. Une heure s’écoula. Le vent se calma un peu. Un épais brouillard se mit à monter du port. Il grimpa lentement jusqu’en haut du vieux mur comme de la mousse de mer épaisse. Tout devint feutré, silencieux, comme c’est toujours le cas par temps de brume. Scribe faisait les cent pas, maussade, sur la plate-forme de la tourelle. Elle était vraiment en mauvais état. Le mortier s’émiettait sous ses griffes. Il avait l’impression qu’il aurait pu aisément retirer certaines pierres du mur. Merde. Vendacious allait peut-être déroger à ses habitudes, aujourd’hui, et ne pas monter.

Mais Scribe attendit une demi-heure de plus, et sa patience fut payante. Il entendit un cliquetis d’acier sur les marches en spirale. Aucun bruit de pensée ne montait. Il y avait trop de brume pour cela. Au bout d’une minute, la trappe se souleva et une tête passa.

Malgré la brume, la surprise de Vendacious lui parvint comme un sifflement agressif.

— N’ayez crainte, monsieur ! Ce n’est que moi, le loyal Jaqueramaphan.

La tête se montra un peu plus.

— Que ferait un loyal citoyen là-haut ?

— Je vous attendais, naturellement, fit Scribe avec un petit rire. Je sais que vous travaillez ici en secret. Vous pouvez monter, monsieur. Avec ce brouillard, il y a largement de la place pour deux.

L’un après l’autre, les membres de Vendacious se hissèrent par la trappe. Certains eurent du mal à passer, car leurs bijoux et leurs dagues se coinçaient dans l’ouverture. Vendacious n’était pas une meute particulièrement mince. Le chef de la sécurité, suspicieux, se rangea le long du mur opposé. Ce n’était plus la meute orgueilleuse et paternaliste de leurs précédentes rencontres en public. Scribe sourit intérieurement. Il avait fini par attirer son attention.

— Alors ? demanda Vendacious d’une voix neutre.

— Je désire vous offrir mes services, monsieur. Je pense que ma présence ici montre déjà suffisamment que je peux être utile à la sécurité du château. Qui d’autre qu’un professionnel doué aurait pu s’apercevoir que vous utilisez cet endroit comme lieu de travail secret ?

Vendacious parut se détendre quelque peu.

— Qui d’autre, en vérité ? dit-il avec un sourire narquois. Si je viens ici, c’est précisément parce que cette partie de l’ancienne muraille est invisible du château. Ici, je peux… communier avec les collines, et me libérer des tracasseries bureaucratiques.

Jaqueramaphan hocha gravement la tête.

— Je vous comprends. Mais vous faites erreur sur un point, monsieur. (Il pointa le museau par-dessus les épaules du chef de la sécurité.) On ne voit rien avec ce brouillard, mais il y a un endroit au château, du côté qui donne sur le port, d’où l’on aperçoit votre tour.

— Ah oui ? Qu’est-ce qu’on peut bien voir de si… Hum… Cet instrument que vous avez ramené de la République !

— Précisément !

Scribe sortit le télescope de sa poche.

— Même à cette distance, je vous ai reconnu tout de suite, dit-il.

Cet instrument, à lui seul, aurait pu le rendre célèbre. Le Sculpteur et Scrupilo en avaient été enchantés. Malheureusement, l’honnêteté l’avait obligé à admettre qu’il l’avait acheté à un inventeur de Rangathir. Même si une grande part du mérite lui revenait pour avoir immédiatement reconnu la valeur de l’invention et pour avoir su l’utiliser dans l’enlèvement de Johanna, il avait dû reconnaître qu’il ignorait le principe de son fonctionnement. Quand il leur avait offert l’un des deux instruments en sa possession, ils s’étaient empressés de le remettre à leurs verriers pour qu’ils l’étudient. Mais il se consolait en se disant qu’il restait le meilleur utilisateur de télescope dans cette partie du monde.

— Vous n’êtes pas le seul que j’aie observé ce dernier dijour, monsieur. Mon activité a été grande. J’ai passé de nombreuses heures sur ces murs.

— Vraiment ? fit Vendacious en plissant les lèvres.

— J’ose affirmer que presque personne ne m’a remarqué, en particulier lorsque j’utilisais le télescope. Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il en sortant son carnet d’une autre poche, j’ai pris de très nombreuses notes. Je sais qui va où et comment à n’importe quelle heure de la journée ou presque. Imaginez les possibilités durant l’été !

Il posa le carnet par terre et le fit glisser vers Vendacious. Au bout d’un moment, ce dernier fit avancer un membre qui rapporta l’objet sans enthousiasme.

— Comprenez-moi, monsieur. Je sais que vous informez le Sculpteur de tout ce qui se passe dans les conseils au sommet de Flenser. Sans vos sources de renseignement, vous seriez impuissant contre…

— Qui vous a dit ces choses ?

Scribe déglutit. Ne pas se démonter ! Il sourit faiblement.

— Je n’ai pas eu besoin qu’on me le dise. Je suis un professionnel, comme vous, et je sais garder un secret. Mais songez qu’il y en a peut-être d’autres comme moi dans ce château, et que certains pourraient être des traîtres. Vos sources haut placées n’en ont pas forcément connaissance. Il peut en résulter de grands désagréments pour vous. Laissez-moi vous aider. Si vous me faites confiance, vous serez informé sur tout le monde. Je me ferai un plaisir de former tout un corps d’enquêteurs. Je peux même opérer dans la ville, du haut des tours du marché.

Le chef de la sécurité se déplaça légèrement le long du parapet, en grattant machinalement le mortier qui se détachait des vieilles pierres.

— C’est une idée qui ne manque pas d’intérêt, dit-il. Mais ne vous y trompez pas, je pense que la plupart des agents qui sont ici ont été identifiés par mes services. Nous les nourrissons… de mensonges. Et il est passionnant de voir que ces mensonges nous reviennent, la plupart du temps, de nos sources là-bas.

Il eut un petit rire et se pencha par-dessus le parapet, plongé dans ses méditations.

— Mais vous avez raison, reprit-il au bout d’un moment. Si nous manquions d’identifier quelqu’un qui a accès à la boîte de données ou à Johanna, les conséquences pourraient être… désastreuses.

Il tourna deux autres têtes vers Scribe.

— Marché conclu, dit-il. Je vous donnerai quatre ou cinq personnes pour que vous les… euh… formiez selon vos méthodes.

Scribe fut incapable de contrôler son expression. Il faillit faire des bonds d’enthousiasme. Tous ses regards étaient braqués sur Vendacious.

— Vous ne le regretterez pas, monsieur, assura-t-il.

— Il est probable que non, fit son interlocuteur en haussant les épaules. Pouvez-vous me dire combien de personnes sont au courant de vos recherches ? Il faut les faire venir pour leur faire jurer le secret.

Scribe se redressa d’un air offensé.

— Monsieur ! Je suis un professionnel, je vous l’ai dit. Personne d’autre que moi n’est dans le secret. J’attendais seulement l’occasion d’avoir cette conversation avec vous.

Vendacious sourit. Il se détendit dans une attitude devenue presque amicale.

— Parfait, dit-il. Nous pouvons y aller.

Ce fut peut-être sa voix, légèrement trop forte, ou un grattement derrière lui qui l’alerta. Scribe tourna une tête juste à temps pour voir des ombres furtives se glisser du côté du parapet qui donnait sur la forêt. Mais il était trop tard quand il perçut le bruit mental de ses assaillants. Des flèches sifflèrent autour de lui, et une explosion de feu déchira la poitrine de Phan. Il étouffa, mais se rassembla et courut en cercle sur la plate-forme vers Vendacious.

— Aidez-moi !

Le cri était inutile. Scribe le savait, avant même que l’autre ne recule en sortant ses dagues.

Vendacious se tint à l’écart pendant que les tueurs bondissaient parmi Scribe. Toute pensée rationnelle se perdit au milieu d’un brouhaha de douleur. Il faut avertir Pérégrin ! Il faut avertir Johanna ! Le massacre continua durant d’interminables secondes, puis…

Une partie de lui baignait dans un liquide rouge et gluant. Une autre était aveugle. Les pensées de Jaquerama n’étaient plus que des fragments déchiquetés. Un de ses membres au moins était mort. Phan gisait, décapité, au milieu d’une mare de sang qui fumait dans l’air glacé. Douleur, froid, étouffement…

Avertir Johanna.

Le tueur et son maître s’étaient éloignés de lui. Vendacious. Chef de la sécurité. Traître en chef. Avertir Johanna. Ils le regardaient tranquillement tandis qu’il saignait à mort. Trop délicats pour mêler leurs pensées aux siennes. Ils préféraient attendre… attendre… que ses bruits de pensées diminuent… pour finir leur besogne.

Le silence l’entourait. Les pensées du tueur étaient lointaines… très lointaines… Gémissements… Bruits étouffés… Personne ne saurait jamais…

Presque plus rien. Ja regardait, hébété, les deux meutes étrangères. Un membre s’approcha de lui, les pattes chaussées de griffes d’acier, une lame à la bouche… Non ! Ja fit un bond. Il dérapa sur une tache poisseuse. La meute bondit, mais Ja était déjà perché sur le parapet. Il se laissa basculer en arrière et tomba… tomba…

… pour s’écraser sur les rochers en bas. Puis Ja s’écarta du mur. Une horrible douleur lui traversa l’échine, suivie d’un engourdissement. Où suis-je ? Où suis-je ? Du brouillard partout. Au-dessus de lui, très loin, il y avait des voix qui murmuraient. Le souvenir des dagues et des dards flottait dans son esprit exigu, en désordre. Prévenir Johanna ! Il se souvenait… de quelque chose… d’avant. Un sentier caché dans des broussailles impénétrables. S’il le suivait suffisamment longtemps, il trouverait Johanna.

Ja se traîna lentement sur le sentier. Mais quelque chose n’allait pas. Ses pattes arrière. Il ne les sentait plus. Prévenir Johanna.

19

Johanna se mit à tousser. Plus rien ne marchait normalement. Depuis trois jours, elle avait mal à la gorge et le nez qui coulait. Elle ne savait pas s’il fallait s’inquiéter ou non. La maladie était quelque chose de quotidien à l’époque médiévale. Oui, et les gens tombaient comme des mouches, aussi ! Elle se moucha et essaya de se concentrer sur ce que le Sculpteur était en train de dire.

— Scrupilo a fabriqué une petite quantité de poudre. Cela marche. Exactement comme dit la Boîte. Malheureusement, il a failli perdre un membre en voulant l’utiliser avec un canon de bois. Si nous ne pouvons pas fabriquer de vrais canons, j’ai bien peur que…

Une semaine plus tôt, le Sculpteur n’aurait pas été le bienvenu ici. Toutes leurs rencontres avaient lieu dans les salles du château. Mais Johanna était tombée malade – un simple rhume, elle en était sûre –, et elle avait préféré ne pas sortir. De plus, la visite de Scribe lui avait un peu… fait honte. Il y avait des meutes qui se comportaient correctement. Elle avait décidé d’être plus aimable avec le Sculpteur, et avec Clown Pompeux aussi, au cas où il reviendrait la voir. Du moment que les créatures comme Balder ne s’approchaient pas d’elle… Elle se pencha un peu plus près du feu, balayant de la main les objections du Sculpteur. Il y avait des moments où cette meute lui faisait l’effet d’une grand-mère.

— Faites comme si cela ne posait pas de problème. Nous avons encore le temps, jusqu’à l’été. Dites à Scrupilo d’étudier plus soigneusement la boîte de données, et de cesser d’utiliser des raccourcis. La question, c’est comment nous allons nous en servir pour récupérer mon vaisseau.

Le sourire du Sculpteur s’épanouit. Le membre baveur cessa un instant de s’essuyer le museau pour se joindre aux autres dans un hochement de têtes.

— J’en ai parlé avec Péré… avec plusieurs personnes, et en particulier Vendacious. Normalement, conduire une armée sur l’île Cachée n’est pas facile. Le voyage par mer est rapide, mais il y a de terribles goulots d’étranglement en chemin. Traverser la forêt est trop lent, et l’ennemi serait prévenu longtemps à l’avance. Par bonheur, Vendacious a découvert des pistes sûres, et nous pourrons nous faufiler jusqu’à…

Quelqu’un était en train de gratter à la porte. Le Sculpteur dressa une paire de têtes.

— C’est étrange, dit-il.

— Quoi ? demanda distraitement Johanna.

Elle serra la couverture sur ses épaules et se leva. Deux membres du Sculpteur l’accompagnèrent jusqu’à la porte.

Johanna ouvrit. Elle essaya de voir quelque chose à travers le brouillard. Soudain, le Sculpteur se mit à parler fort, à tort et à travers. Le visiteur avait battu en retraite dans le brouillard. Il y avait effectivement quelque chose d’étrange, mais il lui fallut quelques instants pour mettre le doigt dessus. C’était la première fois qu’elle voyait une de ces créatures canines isolée. Elle venait à peine de s’en aviser lorsque la plus grande partie du Sculpteur se rua au-dehors en la bousculant. Puis le serviteur de Johanna, dans le grenier, se mit à hurler. Le bruit perçant résonna désagréablement aux oreilles de Johanna.

Le Dard isolé se tortilla maladroitement sur son train de derrière en essayant de s’éloigner, mais le Sculpteur l’encerclait. Elle cria quelque chose. Aussitôt, les bruits aigus cessèrent dans le grenier. Il y eut une cavalcade sur l’escalier de bois, et le serviteur bondit à son tour par la porte, ses arbalètes bandées. Des cliquetis d’armes montèrent du bas de la colline où des gardes accouraient vers eux.

Johanna courut vers le Sculpteur, prête à apporter ses poings à un éventuel cercle de défense. Mais la meute était en train de lécher le nouveau venu et de le renifler partout. Au bout d’un moment, le Sculpteur saisit le Dard par sa jaquette en disant :

— Aidez-moi à le transporter à l’intérieur, s’il vous plaît, Johanna.

Elle souleva la créature par les flancs. Son poil était humide… et poisseux de sang.

Ils l’étendirent sur un coussin devant le foyer. La créature avait la respiration sifflante de quelqu’un qui souffre horriblement. Quand elle leva les yeux vers Johanna, ils étaient si écarquillés que la jeune humaine voyait du blanc partout. Un instant, elle crut que c’était elle qui la terrifiait. Cependant, quand elle voulut reculer, le blessé gémit un peu plus fort et tendit le cou vers elle. Johanna se mit à genoux devant le coussin. Le museau de la créature se posa sur sa main.

— Que… Que se passe-t-il ? demanda-t-elle au Sculpteur.

Elle se pencha pour examiner le corps tremblant. Au-dessous de la jaquette, les hanches du Dard étaient tordues selon un angle anormal. Une de ses pattes pendait, inerte, au bord du foyer.

— Vous ne l’avez pas reconnu ? demanda le Sculpteur. C’est une partie de Jaqueramaphan.

Du bout d’un nez, elle ramena délicatement la patte pendante sur le coussin.

Il y avait une discussion animée entre les gardes et le serviteur de Johanna. Devant la porte, à l’extérieur, plusieurs membres tenaient des torches et se penchaient, les pattes sur les épaules du voisin, pour voir ce qui se passait à l’intérieur. Personne n’essayait d’entrer. Il n’y avait pas de place.

Johanna regarda de plus près le Dard blessé. Scribe ? Elle reconnaissait effectivement sa jaquette. La créature la regardait toujours, sans cesser de gémir.

— Vous ne pouvez pas faire venir un docteur ? demanda Johanna.

Le Sculpteur entourait le coussin. Elle répondit :

— Je suis médecin, Johanna. Ce qui en tient lieu ici, tout au moins, ajouta-t-elle en désignant d’un museau la boîte de données.

Johanna essuya le sang qui maculait le cou de la créature. Mais il continua de couler.

— Alors ? Pensez-vous pouvoir le sauver ?

— Ce fragment, peut-être. Mais… (Un membre du Sculpteur s’éloigna vers la porte pour parler aux autres.) Mes gens sont en train de rechercher ses autres membres. Apparemment, il a été presque entièrement assassiné, Johanna. Si nous retrouvions les autres… Même des fragments ont tendance à rester ensemble.

— A-t-il parlé ?

C’était une autre voix qui avait prononcé ces mots, en samnorsk. Balder… Son gros museau répugnant s’était glissé dans l’entrée.

— Non, répondit le Sculpteur. Et son bruit mental est totalement inintelligible.

— Laissez-moi l’écouter.

— N’approchez pas, vous !

Johanna avait hurlé. La créature dans ses bras sursauta.

— Johanna ! C’est un ami de Scribe ! fit le Sculpteur. Laissez-le l’aider.

La meute se glissa dans la pièce. Le Sculpteur grimpa dans le grenier pour lui laisser la place. Johanna retira son bras de dessous le blessé et recula vers la porte. Il y avait beaucoup plus de meutes à l’extérieur qu’elle ne l’avait imaginé. Jamais elle n’en avait vu un tel nombre dans un espace si réduit. Les torches formaient des dizaines de points brillants entourés d’un halo fluorescent dans l’obscurité embrumée.

Elle reporta vivement son regard en direction du foyer, en criant :

— Je vous surveille !

Les membres de Balder se serraient autour du blessé. Le plus gros avait collé sa tête contre celle de la créature, dont la respiration sifflante continua quelques instants. Balder émit des bruits de déglutition. La réponse fut un gazouillement clair, presque beau. Du haut du grenier, le Sculpteur cria quelque chose. Balder lui répondit.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Johanna.

— Ja – le fragment – n’est pas un « parlant », répondit la voix du Sculpteur.

— C’est bien plus grave, déclara Balder. Ses bruits mentaux, pour l’instant, tout au moins, n’ont pas de signification. Je ne reçois ni image ni sensation. Impossible de dire qui a assassiné Scribe.

Johanna recula à l’intérieur de la pièce et se rapprocha lentement du coussin. Balder s’écarta, mais sans quitter le chevet du blessé. Johanna s’agenouilla entre deux de ses membres et caressa le long cou ensanglanté du blessé.

— Est-ce que Ja… (elle s’efforça de prononcer la syllabe du mieux possible) vivra ?

Balder fit courir trois museaux le long du corps du blessé, tâtant délicatement chaque blessure. Ja tressaillit et siffla chaque fois, sauf quand Balder lui toucha les hanches.

— C’est difficile à dire. La plus grande partie du sang vient probablement des autres membres. Mais il a l’échine brisée. Même si le fragment survit, il n’aura plus que l’usage de deux pattes.

Johanna médita ces mots durant quelques secondes. Elle essayait d’imaginer la situation du point de vue d’un Dard. Le résultat ne fut pas fameux. Même si cela n’avait pas de sens pour les autres, ce « Ja », pour elle, était toujours Scribe. Pour Balder, la créature n’était qu’un fragment, un organe détaché d’un cadavre, mais en très mauvais état. Elle regarda le membre tueur de la meute en demandant :

— Qu’est-ce que vous faites de ce genre de… déchet, généralement ?

Trois têtes se tournèrent vers elle. Le poil de Balder était hérissé. Sa voix synthétique se fit plus aiguë et saccadée.

— Scribe était un très bon ami. Nous pourrions fabriquer un chariot à deux roues pour l’arrière-train de Ja, afin de lui permettre de se déplacer. Le plus difficile sera de lui trouver une meute. Mais nous découvrirons peut-être d’autres fragments, avec lesquels nous combinerons quelque chose. Sinon…, je n’ai que quatre membres. Je l’adopterai, si je peux.

Tandis qu’il parlait, l’une de ses têtes reniflait le membre blessé.

— Je ne sais pas si ce sera réalisable, ajouta-t-il. Scribe n’avait pas une âme très adaptable. Il n’avait pas du tout la mentalité d’un pèlerin. Pour le moment, nous n’allons pas très bien ensemble.

Johanna se laissa aller en arrière. Elle ne pouvait pas rendre Balder responsable de tout ce qui allait mal dans l’univers.

— Le Sculpteur a d’excellents mulpathes, reprit-il. Nous pourrons peut-être lui trouver une autre combinaison. Mais comprenez bien qu’il n’est pas facile pour un membre adulte de refusionner, particulièrement quand il s’agit d’un non-parlant. Les fragments isolés comme Ja meurent souvent d’eux-mêmes, simplement en cessant de se nourrir. Quelquefois… Vous devriez aller faire un tour au port, un de ces jours. Observez bien les dockers. Ils forment des meutes énormes, mais avec la mentalité d’un demeuré. Ils ne peuvent assurer leur cohésion. Dès qu’il y a le moindre problème, c’est la débandade. Voilà le résultat des combinaisons réalisées n’importe comment.

La voix de Balder s’était partagée entre deux de ses membres avant de laisser progressivement place au silence. Toutes les têtes de la meute étaient tournées vers Ja. Le blessé avait fermé les yeux. Endormi ? Il respirait encore, mais le bruit était bulleux comme un râle.

Elle leva les yeux en direction de la trappe du grenier. Le Sculpteur avait passé une de ses têtes dans l’ouverture. Renversée, elle regardait Johanna dans une posture qui eût été comique en d’autres circonstances.

— À moins qu’un véritable miracle ne se produise, Scribe est mort aujourd’hui. Il faut le comprendre, Johanna. Mais si le fragment survit, même durant peu de temps, nous retrouverons probablement son assassin.

— De quelle manière, s’il est incapable de communiquer ?

— Il peut nous montrer. J’ai ordonné aux hommes de Vendacious de confiner tout le personnel dans ses quartiers. Lorsque Ja aura recouvré une partie de sa lucidité, nous ferons défiler devant lui toutes les meutes du château. Le fragment se souvient certainement de ce qui est arrivé à Scribe, et il a envie de nous renseigner. Si les tueurs font partie de nos gens, il saura nous les montrer.

— En grondant.

Exactement comme un chien.

— Oui. Le principal, pour l’instant, c’est qu’il soit en sécurité. Il ne nous reste plus qu’à espérer que nos médecins pourront faire quelque chose pour lui.


Ils retrouvèrent les restes de Scribe deux heures plus tard, sur une tourelle de l’ancienne muraille. Vendacious déclara qu’une ou deux meutes avaient dû sortir de la forêt pour grimper jusque-là, sans doute dans l’espoir d’observer l’enceinte du château. Tout indiquait une action improvisée, menée par des incompétents. On ne pouvait rien voir de cette tourelle, même par temps clair. Scribe n’avait pas eu de chance. Apparemment, il avait surpris les intrus. Cinq de ses membres avaient été criblés de flèches, poignardés ou décapités. Le sixième, Ja, s’était brisé l’échine en tombant sur les rochers à la base de la muraille.

Johanna se rendit à la tourelle le lendemain. Même d’en bas, elle voyait parfaitement les taches brunes sur le parapet. Elle ne pouvait pas grimper dans la tourelle, et elle aimait autant qu’il en soit ainsi.

Ja mourut au cours de la nuit, mais son agresseur n’y était pour rien. Vendacious avait tenu à assurer sa protection en permanence.

Durant les quelques jours qui suivirent, Johanna fit très peu de commentaires. La nuit, elle pleurait parfois. Ces idiots, avec leur « médecine » ! Ils étaient capables de diagnostiquer une échine brisée, mais étaient complètement ignorants des traumatismes ou des hémorragies internes. Apparemment, ce qui avait fait la réputation du Sculpteur, c’était sa théorie sur le rôle du cœur en tant que pompe chargée de faire circuler le sang partout. Encore un millier d’années, et elle ferait peut-être un peu mieux qu’un boucher !

Pour le moment, Johanna détestait tout le monde. Balder pour les mêmes raisons qu’avant, le Sculpteur pour son ignorance, Vendacious pour avoir laissé les Flenséristes s’approcher si près du château, et… Johanna Olsndot pour avoir repoussé Scribe alors qu’il cherchait à lier amitié avec elle.

Que dirait-il s’il était encore là ? Il voulait qu’elle leur fasse confiance. Il disait que Balder et les autres n’étaient pas méchants. Un soir, une semaine environ après sa mort, elle décida de faire la paix avec elle-même. Elle était couchée sur sa paillasse, chaudement emmitouflée dans sa couverture, et les motifs du mur brillaient légèrement à la lueur des braises. D’accord, Scribe. Rien que pour toi, je tâcherai de leur faire un peu plus confiance.

20

Pham Nuwen ne se souvenait pratiquement pas de ce qui s’était passé les premiers jours suivant sa mort, lorsque la douleur du Vieux avait cessé. Il était entouré d’ombres et de bruits anonymes. Quelqu’un avait dit que le médic de bord le maintenait en vie. Mais il avait tout oublié. La raison pour laquelle ils continuaient de faire respirer son corps était un mystère. Il considérait cela comme une agression. Mais, finalement, le réflexe animal avait repris le dessus. Son corps s’était mis à respirer de lui-même. Ses yeux s’étaient ouverts. Le cerveau n’était pas atteint, avait dit Tige Verte (?). La guérison était totale. La cosse qui avait été un être vivant ne lui avait pas donné le démenti.

Ce qu’il restait de Pham Nuwen passait une grande partie de son temps sur la passerelle du HdB. Vu de l’avant, le vaisseau lui rappelait un gros cloporte. Il y en avait beaucoup dans la paille que l’on étalait sur le sol de la grand-salle du château de son père, sur Canberra. Les jeunes enfants jouaient avec. Les créatures n’avaient pas de vraies pattes, mais une douzaine de filaments qui sortaient d’une carapace chitineuse. On avait beau les mettre sur le dos, leurs filaments-antennes les retournaient aussitôt et ils se remettaient à cavaler, même si c’était en sens inverse. Oui, les arêtes d’ultrapoussée du HdB le faisaient ressembler à un cloporte, en moins articulé. Et la coque était légèrement cintrée en son milieu.

Pham Nuwen avait fini dans le ventre d’un cloporte. Pour un mort, cela n’avait rien d’étonnant, après tout.

Il était assis dans le poste de commande. La femme l’amenait souvent là. Elle semblait savoir que le spectacle le fascinait. Les murs servaient d’écrans d’affichage, bien plus efficaces que tout ce qu’il avait vu dans la flotte marchande. Quand les caméras extérieures étaient activées, la vue était aussi superbe que celle d’un pont de cristal de la flotte du Qeng Ho.

On aurait dit que tout cela sortait de fantasmes à l’état pur ou bien d’une simulation graphique. S’il restait là suffisamment longtemps, il voyait les étoiles bouger littéralement dans le ciel. Le vaisseau accomplissait environ dix ultrasauts par seconde.

Chaque fois, il recalculait automatiquement sa course. Dans ce secteur de l’En delà, ils pouvaient parcourir un millième d’année-lumière par saut. Ils auraient pu faire mieux, mais le temps de calcul aurait été substantiellement allongé. À raison de dix sauts par seconde, cela faisait tout de même plus de trente années-lumière à l’heure. Les sauts, en eux-mêmes, étaient imperceptibles aux humains. Entre deux, c’était la chute libre, à la même vitesse intrinsèque que lorsqu’ils avaient quitté le Relais, de sorte qu’il n’y avait aucun décalage Doppler dû au vol relativiste. Les étoiles étaient aussi nettes que dans le ciel du désert, ou bien elles se déplaçaient lentement, sans à-coups, les plus proches étant les plus rapides. En une demi-heure, Pham Nuwen parcourait plus de chemin qu’en un demi-siècle avec le Qeng Ho.

Tige Verte se glissa un jour dans le poste et commença à changer les fenêtres. Comme d’habitude, elle parla à Pham, comme si c’était une personne qui l’écoutait.

— Regardez. La fenêtre du centre est une carte ultrabande de la région que nous venons de passer. (Elle agita un appendice au-dessus des commandes. Des images multicolores s’affichèrent sur les autres parois.) Même chose pour les cinq autres directions.

Les mots n’étaient que des bruits aux oreilles de Pham. Il les comprenait, mais ils étaient sans intérêt. Le Cavalier s’interrompit, puis continua avec une persévérance futile qui rappelait celle de la femme, Ravna.

— Lorsqu’un vaisseau fait un saut, au moment de la rentrée, il y a une sorte de plouf dans l’ultrabande. Je vérifie si nous sommes suivis.

Des couleurs s’allumèrent partout sur les écrans, y compris sous les yeux de Pham. Les gradations étaient subtiles, aucune configuration linéaire ne se formait.

— Je sais, je sais, poursuivit-elle en se chargeant des questions et des réponses. Les analyseurs du vaisseau sont encore en train de manipuler les données. Mais si quelqu’un nous suit à moins de cent années-lumière, nous le verrons. Plus loin, il y a peu de chances pour qu’il puisse nous détecter.

Quelle importance ?

Pham avait presque occulté la question dans sa tête. Mais il n’y avait pas d’étoiles à contempler. Il regarda les couleurs brillantes et se mit à penser au problème. Penser. Quelle plaisanterie ! Là où il était, personne ne pensait à rien. Dix mille vaisseaux au maximum avaient dû s’échapper après la chute du Relais. Le plus probable était que l’Ennemi n’avait pas recensé les départs. L’attaque du Relais n’était qu’une retombée mineure de l’assassinat du Vieux. Le HdB, sans doute, était passé inaperçu. Pourquoi l’Ennemi se serait-il préoccupé de savoir où pouvaient se cacher les souvenirs du Vieux ? Pourquoi se serait-il intéressé à la destination du minuscule vaisseau qui les contenait ?

Un frémissement lui parcourut le corps. Un réflexe purement animal, sans doute.


La panique envahissait progressivement Ravna Bergsndot, un peu plus intense chaque jour. Aucune catastrophe particulière n’était survenue, mais l’espoir mourait peu à peu. Elle s’efforçait de rester à côté de Pham Nuwen le plus possible, de lui parler, de lui tenir la main. Il n’avait aucune réaction. Il ne la regardait même pas, sauf, peut-être, par hasard. Tige Verte essayait aussi. Malgré leur aspect non humain, le Pham d’avant avait semblé être vraiment attiré par les Cavaliers. Il ne se trouvait plus en état de survie artificielle, à présent, mais il n’était guère plus qu’un légume.

Leur descente, pendant tout ce temps, ne cessait pas de ralentir, et les conditions étaient pires que tout ce que Coquille Bleue avait prédit.

Le plus terrifiant, c’était quand ils se branchaient sur les médias. La théorie de la « race de la mort » se propageait de manière incroyable. De plus en plus de gens étaient persuadés que c’étaient les humains qui répandaient la Gale.


Crypto : 0

Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : baeloresk→triskweline, unités SjK

Origine : Alliance pour la Défense

[se définissant comme une coopérative rassemblant cinq empires polyspécifiques de l’En delà en dessous du Domaine Straumli. Aucune trace dans les archives avant la chute du Domaine]

Sujet : filière vidéo galique

Diffusion :

Menace de la Gale

Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre

Groupe d’Intérêt Homo Sapiens

Date : 17,95 jours après la chute du Relais

Texte du message :

À ce jour, nous avons traité un demi-million de messages sur la vidéo de cette créature et lu une bonne partie d’entre eux. Notre conclusion est que la plupart d’entre vous sont passés à côté du plus important. Le principe de l’opération montée par l’« Aidant » est très clair. Il s’agit d’une Puissance de la Transcendance qui utilise les transmissions ultraluminiques pour agir à distance par l’intermédiaire d’une race de l’En delà. La chose serait relativement aisée à accomplir dans la Transcendance. De nombreuses rumeurs circulent sur les esclaves que les Puissances ont asservis là-bas. Cependant, pour que de telles communications soient efficaces dans l’En delà, il est indispensable de procéder à des modifications importantes dans les cerveaux de la race asservie. Il est exclu qu’un tel phénomène se produise naturellement, et il est impossible d’effectuer rapidement les modifications, quoi qu’en dise la Gale.

Nous observons attentivement le groupe d’intérêt Homo Sapiens depuis la première apparition de la Gale. Où se trouve cette « Terre » d’où les humains prétendent venir ? « De l’autre côté de la galaxie », affirment-ils, et dans les profondeurs des Lenteurs. Même leur planète d’origine secondaire, Nyjora, ils la situent commodément dans les Ralentisseurs. Pour notre part, nous avons une autre théorie. À une certaine époque, peut-être plus ancienne que les premières archives disponibles, il y a eu une guerre entre les Puissances. Un brouillon de cette « race humaine » a été établi, avec ses interfaces de communication au complet. Longtemps après la disparition des belligérants et de leurs légendes, cette race s’est trouvée en position de Transcender. Mais leur Transcendance était préparée sur mesure, et destinée à rétablir la Puissance qui avait mis le piège en place à l’origine.

Nous ne sommes pas certains des détails, mais un scénario comme celui-là est inévitable. Ce qu’il y a à faire est clair. Le Domaine Straumli est au cœur de la Gale, visiblement à l’abri de toute attaque. Mais il existe d’autres colonies humaines. Nous demandons au Réseau de nous aider à les identifier toutes. Nous ne sommes pas une très grande civilisation, mais nous serions heureux de coordonner la collecte des informations ainsi que l’action militaire nécessaire pour stopper la propagation de la Gale dans le Moyen En delà.

Depuis près de dix-sept semaines, nous lançons des appels à l’action. Si vous nous aviez écoutés dès le début, une offensive concertée aurait probablement suffi à mettre le Domaine Straumli hors d’état de nuire. La chute du Relais ne suffit-elle donc pas à vous réveiller ? Amis, si nous agissons ensemble, nous avons encore une chance.

Mort à la vermine.


Les salauds jouaient même sur la nature d’enfant trouvé de l’humanité. Les races orphelines étaient rares, mais loin d’être inconnues. À présent, ces créatures qui souhaitaient la mort de la vermine transformaient le miracle de Nyjora en quelque chose de maléfique.

Mort de la vermine était le seul groupe qui appelait directement au pogrom, mais même les plus respectables des auteurs de messages disaient des choses qui, indirectement, pouvaient soutenir leur action.


Crypto : 0

Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : triskweline, unités SjK

Origine : Arbitrage et Renseignement de Sandor du Zoo

[connu comme une corporation militaire de l’En delà Supérieur. S’il s’agit d’une mascarade, il y a quelqu’un là-bas qui vit dangereusement]

Sujet : filière vidéo galique, sous-filière Hanse

Phrases clés : limitations de la Gale ; la Gale est à la recherche de quelque chose

Diffusion :

Menace de la Gale

Groupe d’Intérêt Automatismes de Pointe

Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre

Date : 11,94 jours après la chute du Relais

Texte du message :

La Gale reconnaît être une Puissance qui télémanipule les sophontes de l’En delà. Mais considérez la difficulté qu’il y a à mettre en œuvre des automatismes de pointe avec des décalages de temps supérieurs à quelques millisecondes. Le Réseau Connu en est la parfaite illustration. Les décalages vont de cinq millisecondes pour des systèmes séparés par deux ou trois années-lumière à plusieurs centaines de secondes (au moins) lorsque les messages doivent transiter par des nœuds intermédiaires. Ce qui, ajouté à la faible bande passante disponible sur des distances interstellaires, fait du Réseau Connu un forum incontrôlé pour les échanges d’informations ou de mensonges. Ces restrictions sont évidemment inhérentes à la nature de l’En delà, et ce sont elles, en partie, qui rendent impossible l’existence des Puissances aux profondeurs où nous sommes.

En conclusion, même la Gale est totalement incapable d’exercer un contrôle de pointe sur ce qui se passe en dehors de l’En delà Supérieur. Au sommet, ses agents sophontes lui servent, littéralement, de membres. Dans le Moyen En delà, nous pensons que la « possession » mentale est possible, mais que cela demande un traitement préalable considérable de l’esprit à contrôler. En outre, il faut disposer d’un matériel important (les lourds appareils caractéristiques de ces profondeurs) pour réaliser les liaisons. Un contrôle direct, milliseconde par milliseconde, est normalement impossible dans le Moyen En delà. Toute guerre à ce niveau-là exigerait un type de commandement hiérarchique. Les opérations à long terme devraient également faire appel à l’intimidation, à la propagande et aux traîtres.

Telles sont les menaces que les citoyens du Moyen En delà et de l’En delà Inférieur doivent apprendre à reconnaître.

Tels sont les instruments utilisés par la Gale dans ces secteurs, et que vous devez apprendre à repérer dans un futur proche. Ne vous attendez pas à des renversements spectaculaires. Ils ne sauraient lui apporter ni profit ni substance. Même la destruction du Relais n’a probablement été qu’une retombée du meurtre qu’elle était simultanément en train de commettre dans la Transcendance. Les plus grandes tragédies continueront de se dérouler au Faîte de l’En delà et dans la Transcendance Inférieure. Mais il y a un point sur lequel nous avons une certitude. La Gale est à la recherche de quelque chose. Elle a conduit ses attaques à de grandes distances, là où, précisément, se situent les plus grandes masses d’archives. Méfiez-vous des espions et des traîtres.


Même certains partisans de l’humanité faisaient froid dans le dos à Ravna.


Crypto : 0

Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : triskweline, unités SjK

Origine : Hanse

Sujet : filière vidéo galique, sous-filière Alliance pour la Défense

Phrases clés : Théorie de la Race de la Mort

Diffusion :

Menace de la Gale

Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre

Groupe d’Intérêt Homo Sapiens

Date : 18,29 jours après la chute du Relais

Texte du message :

J’ai pu me procurer quelques spécimens originaires des mondes humains de notre volume. Une analyse détaillée est disponible dans l’archive du groupe d’intérêt Homo Sapiens. Mes conclusions sont que les analyses précédentes (quoique moins intensives) de la phys/psych humaine sont globalement correctes. Cette race ne possède pas de structures incorporées qui la prédisposent à la télémanipulation. Les expériences réalisées sur des sujets vivants n’ont mis en lumière aucune inclination particulière à la soumission. J’ai découvert très peu ou pas du tout de traces d’optimisation artificielle (à l’exception d’une légère intervention sur l’ADN en vue d’améliorer la résistance aux agents pathogènes. Une datation compensée a permis de situer le moment de la manipulation à deux mille ans dans le passé. Le sang des sujets du Domaine Straumli contenait un optigène, Thirault, spécialité biologique à bon marché qui peut être extraite d’une très large gamme de mammifères). Cette race – telle que mes spécimens la représentent – présente les attributs d’une espèce venue des Lenteurs à une date relativement récente, et probablement originaire d’une planète unique.

Quelqu’un a-t-il pratiqué des tests du même genre sur des mondes humains plus lointains ?


Crypto : 0

Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : baeloresk→triskweline, unités SjK

Origine : Alliance pour la Défense

[se définissant comme une coopérative rassemblant cinq empires polyspécifiques de l’En delà en dessous du Domaine Straumli. Aucune trace dans les archives avant la chute du Domaine]

Sujet : filière vidéo galique, Hanse 1

Diffusion : Menace de la Gale

Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre

Groupe d’Intérêt Homo Sapiens

Date : 19,43 jours après la chute du Relais

Texte du message :

Qui est ce « Hanse » ? Il émet des bruits pseudoscientifiques sur les tests qu’il aurait fait subir à des spécimens humains, mais garde le secret sur sa propre nature. Ne vous laissez pas leurrer par les humains qui vous parlent d’eux-mêmes ! En réalité, nous n’avons aucun moyen de tester les créatures du Domaine Straumli. Leur protecteur y veille. Mort à la vermine.


Il y avait un petit garçon prisonnier au fond du puits. Certains jours, aucune communication n’était possible. D’autres jours, lorsque l’essaim d’antennes du HdB était tourné dans la bonne direction, et lorsque les caprices de la Zone le permettaient, Ravna entendait les signaux de son vaisseau. Même lorsque la transmission était si faible et si déformée que le taux effectif ne dépassait pas quelques bits par seconde.

Jefri et son problème ne représentaient peut-être qu’une toute petite note de bas de page dans l’histoire de la Gale (et moins que cela encore, puisque personne n’avait entendu parler de lui), mais pour Ravna Bergsndot ces conversations étaient les seuls rayons de lumière dans son existence.

Le gamin se sentait seul, mais peut-être un peu moins, à présent, se disait-elle. Elle avait appris l’existence de son ami Amdi, de l’austère Tyrathect, de l’héroïque messire Acier et des vaillants Dards. Elle sourit intérieurement. Les parois de sa cabine affichaient l’image en deux dimensions d’une jungle. Dans la pénombre glauque se dessinaient les contours d’un château bâti entre les racines d’un palétuvier géant. Ce panneau était célèbre. L’original était une œuvre analogique vieille de deux mille ans.

Il s’inspirait d’une époque encore plus lointaine, celle des Temps Obscurs de Nyjora. Lynne et elle avaient passé une grande partie de leur enfance à imaginer qu’elles étaient transportées à cette époque. Le petit Jefri était prisonnier d’une telle réalité. Les bouchers du Sculpteur ne représentaient pas une menace interstellaire, mais ils étaient l’horreur personnifiée pour tous ceux qui les entouraient. Dieu merci, Jefri n’avait pas assisté aux tueries.

C’était un vrai monde médiéval. Un endroit rude et impitoyable, même si Jefri était tombé entre les mains de gens bien intentionnés. Et la comparaison avec Nyjora n’était que très vaguement appropriée. Ces Dards avaient un psychisme collectif. Même le vieux Grondr ’Kalir avait été surpris de l’apprendre.

À travers chaque message de Jefri, Ravna percevait la panique qui étreignait l’entourage d’Acier.


Messire Acier m’a redemandé s’il y a un moyen de faire voler le vaisseau, même un tout petit peu. Je ne sais pas. Nous nous sommes presque écrasés, je crois. Nous avons besoin d’armes. Cela nous permettrait de résister, au moins jusqu’à votre arrivée. Ils ont des arcs et des flèches, comme à l’époque de Nyjora, mais pas de fusils. Il me demande si vous pourriez leur apprendre à fabriquer des fusils.


Les pillards du Sculpteur allaient revenir, cette fois-ci en force, pour dévaster la petite contrée d’Acier. Lorsqu’ils estimaient la durée du voyage du HdB à une quarantaine de jours, le risque ne semblait pas très grand. Mais à présent… Ravna avait peur d’arriver pour ne trouver que des cendres.

Pham, mon chéri, si tu as jamais existé, je t’en supplie, reviens, maintenant.

Pham Nuwen, de la médiévale Canberra. Pham Nuwen, aventurier des Lenteurs… Qu’est-ce qu’un homme comme toi penserait de tout ça ? Hum…

21

Ravna savait que, sous sa carapace, Coquille Bleue avait une nature au moins aussi inquiète que la sienne. Pis encore, c’était un coupeur de cheveux en quatre. La dernière fois que Ravna lui avait demandé où ils en étaient, il s’était réfugié derrière des explications techniques. Finalement, elle avait éclaté.

— Écoutez ! Cet enfant est assis sur un truc qui pourrait bien faire exploser le ciel de la Gale, et il n’a que des arcs et des flèches pour le défendre ! Combien de temps allons-nous encore mettre pour arriver là-bas, Coquille Bleue ?

Le Cavalier fit rouler nerveusement son skrode sur le plafond. Il avait des tuyères à réaction. Il pouvait manœuvrer en impesanteur bien plus adroitement que la plupart des humains. Au lieu de cela, ils utilisaient des bandes adhésives et roulaient sur les murs et au plafond. Dans une certaine mesure, c’était joli à voir. Mais en ce moment même, elle trouvait cela plutôt irritant.

Ils pouvaient au moins bavarder. Elle regarda, de l’autre côté du poste, l’endroit où Pham Nuwen était assis face à l’écran mural. Comme d’habitude, toute son attention était fixée sur les étoiles qui se déplaçaient lentement. Il n’était pas rasé. Sa barbe rousse avait des reflets flamboyants. Sa longue chevelure flottante était emmêlée, en broussaille. Physiquement, il était guéri de ses blessures. Le médic de bord avait même remplacé la masse musculaire que le dispositif de communication du Vieux avait usurpée. Pham pouvait à présent s’habiller et se nourrir tout seul, mais il continuait de vivre dans un monde à part.

Les deux Cavaliers gazouillèrent quelques instants. Finalement, ce fut Tige Verte qui répondit à sa question.

— Nous ne savons vraiment pas dans combien de temps. La nature de l’En delà change à mesure que nous descendons. Chaque saut prend un peu plus longtemps que le précédent.

— Je sais déjà cela. Nous nous dirigeons vers les Ralentisseurs. Mais le vaisseau est spécialement équipé pour cela. Il devrait être facile de calculer le ralentissement par extrapolation.

Coquille Bleue déploya un appendice du plafond jusqu’au sol. Il joua quelques secondes avec les ondulations mates, puis son synthétiseur émit un son exprimant l’embarras d’une manière presque humaine.

— En temps normal, vous auriez tout à fait raison, chère madame Ravna. Mais il s’agit d’un cas spécial. Pour commencer, il se trouve que les Zones elles-mêmes sont actuellement en flux.

— En quoi ?

— En flux. La chose n’est pas tellement inhabituelle. Il y a même continuellement de petits changements. Les racleurs de fond ont pour tâche, entre autres, de tenir le compte de ces changements. Mais nous avons la malchance d’être tombés au milieu d’une phase d’incertitude.

Ravna savait déjà que les turbulences étaient fortes dans ce secteur d’interface. Mais elle n’avait jamais utilisé, pour en parler, des expressions aussi savantes que « phase d’incertitude » ou « être en flux ». En fait, elle ne s’était jamais rendu compte que ces phénomènes étaient assez sérieux pour les affecter déjà.

— D’accord, dit-elle. Mais vous avez bien une idée ? À quel point est-ce que cela peut nous ralentir ?

— Oh ! la la ! fit Coquille Bleue en roulant jusqu’au mur opposé, qui affichait un ciel étoilé. Comme j’aimerais être un Cavalier Inférieur ! Mon statut m’attire trop de problèmes. Dire que je pourrais être plongé dans les vagues, en ce moment même, en train de méditer de vieux souvenirs !

Probablement des souvenirs de l’écume des jours précédents.

— La question n’est pas, continua Tige Verte à sa place, jusqu’où peut monter la marée, mais jusqu’où peut aller la tempête. Pour le moment, celle que nous essuyons est pire que tout ce que la région a connu durant les mille dernières années. Cependant, nous sommes à l’écoute des infos locales. Presque tout le monde s’accorde à dire que le plus dur est passé. Si notre problème secondaire ne s’aggrave pas, nous devrions arriver dans cent vingt jours environ.

Notre problème secondaire.

Ravna se laissa flotter jusqu’au centre du poste et se harnacha sur une selle.

— Vous voulez parler des avaries que nous avons subies au départ du Relais. Les arêtes d’ultrapoussée. Elles tiennent le coup ?

— On dirait. Nous n’avons pas cherché à dépasser quatre-vingts pour cent de la puissance autorisée pour les sauts. Mais nous manquons de matériel de diagnostic. Il est possible que des dégradations sérieuses se produisent inopinément.

— Possible, mais peu probable, intervint Tige Verte.

Ravna hocha la tête. Compte tenu de tous leurs problèmes, il ne servait à rien de se concentrer sur des possibilités qu’ils étaient incapables de contrôler. Avant leur départ du Relais, ils n’avaient envisagé qu’un voyage de trente ou quarante jours. Et maintenant… le petit garçon au fond du puits allait probablement devoir patienter encore longtemps, malgré toute leur bonne volonté.

Hum… Le moment est venu de passer au plan B, peut-être. Et de trouver des solutions que quelqu’un comme Pham Nuwen pourrait suggérer.

Elle se déharnacha et, prenant appui sur le sol, se repoussa vers Tige Verte.

— Si je comprends bien, nous ne mettrons pas moins de cent vingt jours, mais si une tempête se lève ou si nous avons à faire des réparations… (réparations ? Où çà ? Le nouveau HdB était censé pouvoir s’autoréparer, même dans l’En delà Inférieur, mais elle n’était pas convaincue que ce soit toujours possible), cela pourrait prendre deux cents jours ou plus. (Elle regarda Coquille Bleue, mais il ne l’interrompit pas, cette fois-ci, avec ses précisions techniques habituelles.) Vous avez lu tous les deux les derniers messages de Jefri, poursuivit-elle. Il dit que ses protecteurs risquent d’être submergés par leurs ennemis dans moins d’une centaine de jours. Nous devons donc l’aider avant même d’arriver là-bas.

Tige Verte agita ses appendices d’une manière que Ravna avait appris à interpréter comme dénotant la plus grande perplexité. L’humaine regarda Pham, assis à l’autre extrémité du poste.

Hé ! Tu devrais bien t’y connaître, là-dedans, toi !

— Nous sommes en présence d’un problème que les Cavaliers des Skrodes ne sont peut-être pas capables d’identifier, dit-elle, mais il s’est posé des millions de fois dans les Lenteurs, où les civilisations sont séparées par des années, voire des siècles de voyage. Elles retombent souvent dans des temps obscurs. Elles redeviennent aussi primitives que les meutes de « Dards » décrites par Jefri. Parfois, elles reçoivent une visite de l’extérieur. Peu de temps après, elles retrouvent leur technologie perdue.

Pham n’avait pas tourné la tête. Il continuait de contempler le paysage stellaire. Les Cavaliers des Skrodes jacassèrent quelques instants, puis Coquille Bleue demanda :

— En quoi cela peut-il nous aider ? Ne faut-il pas des dizaines d’années au moins pour reconstruire une civilisation ?

— D’ailleurs, renchérit Tige Verte, il n’y a rien à reconstruire sur le monde des Dards. D’après l’enfant, c’est un monde sans antécédents. Combien de temps faut-il pour bâtir une civilisation à partir de zéro ?

Ravna balaya leurs objections d’un geste de la main.

Ne m’interrompez pas, je sens que ça vient.

— Là n’est pas la question, dit-elle. Nous sommes en contact avec eux. Nous avons une excellente bibliothèque à bord. Les inventeurs originaux ne savent pas où ils vont. Ils tâtonnent dans le noir. Même les archéologues-ingénieurs de Nyjora ont été obligés de réinventer pas mal de choses. Mais nous, nous savons ce qu’il faut faire pour fabriquer des avions et des trucs comme ça. Nous connaissons des centaines de méthodes pour cela.

Maintenant qu’elle se trouvait au pied du mur, Ravna était subitement certaine qu’ils pouvaient y arriver.

— Nous pouvons étudier attentivement les chemins évolutifs, reprit-elle, et éliminer les culs-de-sac. Mieux encore, nous pouvons déterminer le chemin le plus court pour arriver de la technologie médiévale à une invention donnée. Avec cela, nous sommes sûrs de battre les barbares qui attaquent les amis de Jefri.

Elle s’interrompit pour considérer, avec un large sourire, d’abord Tige Verte puis Coquille Bleue. Mais il n’y a rien de plus impassible dans l’univers qu’un Cavalier des Skrodes en pleine méditation silencieuse. Elle était même incapable de dire s’ils regardaient seulement dans sa direction. Au bout d’un moment, Tige Verte déclara :

— Je vois. Les redécouvertes étant fréquentes dans les Lenteurs, il est même possible que la bibliothèque de bord ait déjà des solutions toutes prêtes.

C’est alors que la chose arriva. Pham détourna la tête du hublot. Il regarda Ravna, puis les Cavaliers des Skrodes. Pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté le Relais, il parla. Et ses mots avaient une signification, bien qu’il leur fallût plusieurs secondes pour la comprendre.

— Armes à feu et radio, dit-il.

— Euh… oui, fit Ravna en se tournant vers lui.

Trouve quelque chose pour le faire parler encore.

— Pourquoi ces deux choses en particulier ? demanda-t-elle.

Pham Nuwen haussa les épaules.

— Ça a marché sur Canberra.

C’est alors que ce fichu Coquille Bleue se mit à dire quelque chose sur des recherches que l’on pourrait faire à la bibliothèque. Pham tourna un instant vers eux un visage sans expression. Puis il se replongea dans la contemplation des étoiles, et l’instant magique fut perdu.

22

— Pham ?

Il entendit la voix de Ravna juste derrière lui. Elle était restée sur la passerelle après le départ des Cavaliers, qui avaient à s’occuper de vagues préparatifs consécutifs à leur réunion. Il ne répondit pas. Au bout d’un moment, opérant un savant mouvement tournant, elle vint se placer entre le panorama stellaire et lui. Presque automatiquement, il fixa son regard sur elle.

— Merci de nous avoir parlé, dit-elle. Nous avons plus que jamais besoin de toi.

Il avait encore beaucoup d’étoiles dans son champ de vision. Elles étaient tout autour d’elle et se déplaçaient lentement. Ravna pencha la tête dans un geste qui traduisait chez elle une perplexité bienveillante.

— Nous pouvons aider…

Il n’eut, dans un premier temps, aucune réaction. Qu’est-ce qui l’avait incité à parler, tout à l’heure ?

— On ne peut pas aider les morts, murmura-t-il soudain, l’air vaguement surpris de ce qu’il venait de dire.

Comme le regard, la parole devait être un simple réflexe.

— Tu n’es pas mort, dit-elle. Tu es aussi vivant que moi.

Les mots affluèrent alors, plus qu’à aucun moment depuis le Relais.

— C’est exact. L’illusion de la conscience de soi. Joyeux automatismes fonctionnant sur des programmes insignifiants. Tu ne peux pas te douter. De l’intérieur, c’est impossible. De l’extérieur, du point de vue du Vieux…

Il détourna les yeux, obnubilé par sa double vision.

Ravna se rapprocha jusqu’à ce que leurs visages ne soient plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Elle se laissait flotter, à l’exception d’un pied, calé au sol.

— Tu te trompes, mon cher Pham. Tu es allé dans le Fin Fond et au Faîte, mais jamais entre les deux. L’illusion de la conscience de soi ? C’est un lieu commun dans toutes les philosophies pragmatiques de l’En delà. Il a des conséquences agréables, et d’autres qui sont effrayantes. Tu ne connais que ces dernières. Réfléchis. L’illusion doit s’appliquer exactement de la même manière aux Puissances.

— Non. Il pouvait fabriquer des émissaires comme toi et moi.

— Être mort est une question de choix, Pham.

Elle tendit le bras pour lui passer la main sur l’épaule. Il connut un changement de perspective typique de l’état d’impesanteur. Le « bas » lui sembla effectuer un mouvement de rotation latérale, et il dut lever les yeux pour la regarder. Soudain, il eut conscience de sa barbe de plusieurs jours et de ses cheveux emmêlés qui flottaient. Il se souvint d’un seul coup de tout ce qu’il avait pensé d’elle. Au Relais, elle avait paru brillante, peut-être pas aussi intelligente que lui, mais au moins aussi vive que la plupart de ses concurrents du Qeng Ho. Il y avait aussi d’autres souvenirs, centrés sur la manière dont le Vieux la voyait. Comme toujours, ces souvenirs-là prenaient le pas sur tous les autres, mais ils étaient en grande partie inintelligibles. Même les émotions étaient difficiles à interpréter. Il voyait Ravna un peu comme… un chien qu’on aime bien. Le Vieux voyait à travers elle. Ravna Bergsndot avait un côté un peu manipulateur, il avait été heureux (amusé ?) de l’apprendre. Mais derrière ses propos et ses arguments, il avait entrevu une grand part de… « générosité », tel était peut-être le terme humain. Le Vieux s’était pris de sympathie pour elle. Vers la fin, il avait même essayé de l’aider. L’intuition le traversa, trop rapide pour être saisie. Ravna était de nouveau en train de parler.

— Ce qui t’est arrivé est terrible, Pham, mais tu n’es pas le premier. Il y a d’autres cas comme toi. Même les Puissances ne sont pas immortelles. Il arrive qu’elles se battent entre elles et se fassent tuer.

Certaines se suicident. J’ai lu quelque chose là-dessus. Ils racontent l’histoire d’un système stellaire, qu’ils appellent Destinée Divine. Il y a un million d’années de cela, il se trouvait dans la Transcendance. Un groupe de Puissances est allé le visiter. Il y a eu une perturbation de Zone. Subitement, le système s’est retrouvé vingt années-lumière plus bas dans l’En delà. C’est la plus grande perturbation jamais enregistrée officiellement. Les Puissances n’ont pas eu la moindre chance. Elles sont toutes mortes, certaines jusqu’à un état de décomposition totale, d’autres simplement au niveau d’un esprit humain.

— Qu’est-ce que… Qu’est-ce qu’elles sont devenues, dans le second cas ?

Elle hésita, puis pressa l’une de ses deux mains dans la sienne.

— Tu peux chercher ce renseignement par toi-même. Le principal est que ces choses-là se produisent. Pour la victime, c’est la fin du monde. Mais de notre point de vue, du point de vue humain…, on peut dire que Pham Nuwen a eu de la veine. D’après Tige Verte, la rupture des liaisons avec le Vieux n’a pas occasionné de dommages organiques irréparables. Il y a peut-être quelques lésions subtiles, mais les vestiges, dans un grand nombre de cas, se détruisent d’eux-mêmes.

Pham sentit les larmes lui monter aux yeux. Il comprenait qu’une partie du sentiment de mort qu’il avait en lui traduisait le deuil de la mort du Vieux.

Lésions subtiles ! répéta-t-il en secouant la tête, ce qui fit flotter deux ou trois larmes dans l’air de la cabine. J’ai la tête pleine de lui et de ses souvenirs.

Souvenirs ? Ils dominaient tout le reste. Et pourtant, il ne les comprenait pas. Il ne comprenait pas les détails, ni même les émotions, en dehors de quelques simplifications dépourvues de sens, des bribes de joie, de rire, d’étonnement, de détermination d’acier. Il était perdu au milieu de tous ces souvenirs, errant comme un idiot dans une cathédrale. Il ne comprenait rien et tremblait devant les icônes.

Elle pivota sans lui lâcher la main. Une seconde plus tard, leurs genoux se heurtèrent doucement.

— Tu es toujours humain. Tu as toujours tes propres…

Sa voix s’étrangla lorsqu’elle vit son regard.

— Mes propres souvenirs ?

Ils étaient éparpillés au milieu du fouillis inintelligible où il s’empêtrait à chaque pas. Il se voyait à cinq ans, assis sur la paille de la grand-salle, guettant l’apparition d’un adulte. Les enfants royaux n’étaient pas censés jouer dans la saleté. Puis dix ans plus tard, faisant l’amour avec Cindi pour la première fois. Un an plus tard encore, contemplant sa première machine volante, un ferry orbital qui s’était posé sur le terrain de parade de son père. Puis les décennies passées dans l’espace.

— Le Qeng Ho, oui. Pham Nuwen, le grand voyageur des Lenteurs. Les souvenirs sont bien là, mais qu’est-ce qui me dit que ce ne sont pas que des mensonges du Vieux, un leurre éphémère uniquement destiné à tromper ceux du Relais ?

Ravna se mordit la lèvre sans répondre. Elle était trop honnête pour lui mentir, même dans les circonstances présentes.

Il avança sa main libre pour écarter les cheveux sur le front de Ravna.

— Je sais que tu l’as dit toi-même, Rav. Mais n’aie pas de regret. Je m’en serais douté très vite, de toute manière.

— Oui, murmura-t-elle en le regardant dans les yeux. Mais nous sommes entre nous, maintenant, et je peux t’affirmer que tu es entièrement humain. Le Qeng Ho aurait très bien pu exister à cette époque, et toi aussi, comme dans ton souvenir. Mais à quoi bon s’occuper du passé ? Tu peux être quelqu’un de grand dans l’avenir.

Fantômes d’échos. Plus que des souvenirs et moins que la raison. Un instant, il la vit avec des yeux plus sages. Elle t’aime, idiot. C’était presque un rire, un rire de bienveillance.

Il la prit dans ses bras et l’attira contre lui. Elle était tellement réelle. Il la sentit glisser sa jambe entre les siennes. Son rire. Comme un massage cardiaque, un réflexe physique ramenant la conscience à la surface. C’était bête et banal, mais…

— Je veux… revenir… (Les mots s’étranglaient dans ses sanglots.) Il y a tant de choses en moi… tant de choses que je ne comprends pas… Je suis perdu dans ma tête.

Elle ne disait rien. Elle ne comprenait peut-être même pas ses mots. Tout ce qu’il connaissait, pour le moment, c’était la sensation de se trouver dans ses bras, de la serrer contre lui.

Par pitié… Je veux revenir.


Il n’était pas facile de faire ça sur la passerelle d’un vaisseau stellaire. Ravna n’avait jamais essayé. Mais elle n’avait jamais non plus commandé de vaisseau stellaire.

Ce n’est pas pour rien qu’on appelle ça un racleur de fond.

Dans l’excitation du moment, Pham perdit sa prise au sol. Ils flottèrent librement, en se cognant aux parois et aux vêtements qu’ils avaient abandonnés. Ils dérivaient parmi leurs larmes. Au bout de plusieurs minutes, leurs têtes se retrouvèrent à quelques centimètres du sol tandis que le reste partait obliquement vers le plafond. Elle avait vaguement conscience de son slip resté accroché à sa cheville et flottant comme une bannière. Rien de très romantique dans tout cela. Sans compter qu’il était difficile, en impesanteur, de trouver un point d’appui, et que…

Pham écarta son visage de celui de Ravna, relâchant un peu la pression de ses mains sur son dos. Elle écarta les mèches rousses qui lui collaient au front et le regarda dans les yeux, qu’il avait très rouges.

— Tu sais, dit-il d’une voix saccadée, je n’aurais jamais cru que je pourrais pleurer un jour jusqu’à avoir mal dans tout le visage.

Elle lui rendit son sourire.

— C’est que tu as vécu, jusqu’ici, une vie d’enchantement.

Elle arrondit le dos contre ses mains, puis l’attira doucement vers elle. Ils flottèrent en silence durant plusieurs minutes, leurs corps se relaxant dans leurs courbes respectives, ne sentant plus rien d’autre que la présence de l’autre.

— Merci, Ravna, dit-il enfin.

— … tout le plaisir pour moi…

Sa voix lui parvint comme dans un rêve grave, et elle le serra plus fort contre elle. Étrange, tout ce qu’il avait été pour elle, tour à tour effrayant, tendre, exaspérant. Plus quelques autres choses qu’elle avait de la difficulté à admettre jusqu’à présent. Pour la première fois depuis la chute du Relais, elle éprouvait un véritable espoir. Stupide réaction physiologique, peut-être… mais pas forcément. Elle tenait véritablement dans ses bras quelqu’un qui pouvait être l’égal d’un héros de roman d’aventures, et plus encore. Quelqu’un qui avait fait partie d’une Puissance.

— Pham… Qu’est-ce qui s’est passé au Relais, à ton avis ? Pourquoi le Vieux a-t-il été assassiné ?

Le gloussement de rire qu’il laissa entendre n’avait rien de forcé, mais ses bras se raidirent autour d’elle.

— C’est à moi que tu demandes ça ? J’étais en train de mourir, rappelle-toi… Non, ce n’est pas ça. C’était le Vieux qui agonisait…

Il demeura un bon moment silencieux. Le poste de commande tournait lentement autour d’eux, offrant le spectacle muet des étoiles lointaines.

— Mon moi divin était en train de souffrir terriblement, je le sais. Il était dans un état de panique désespérée. Mais… il essayait en même temps de me faire quelque chose avant de mourir.

Sa voix s’était radoucie, elle semblait venir de très loin.

— J’avais l’impression, reprit-il, d’être un vieux sac de marin qu’il bourrait à la hâte de tout ce qu’il avait sous la main. Tu vois ce que je veux dire ? Vingt et un kilos dans un sac qui en contient vingt. Il savait qu’il me faisait souffrir – je faisais partie de lui, après tout –, mais cela ne l’arrêtait pas.

Il se détacha d’elle. Son expression était redevenue hagarde.

— Je ne suis pas un sadique, dit-il. Je ne pense pas qu’il l’ait été non plus…

Ravna secoua la tête.

— Je pense que… Je pense qu’il te téléchargeait.

Pham garda le silence quelques instants. Il essayait d’adapter cette idée à la situation. Il secoua finalement la tête.

— Ça n’a pas de sens. Il n’y a pas de place pour faire de moi un superhumain.

La peur chassait l’espoir en cercles de plus en plus étroits.

— Une seconde. Attends. Tu as raison. Même si une Puissance agonisante s’imagine que la réincarnation est possible, c’est vrai que le cerveau humain normal est trop petit pour stocker toutes ces informations. Peut-être qu’il essayait de faire autre chose. Tu te rappelles comme je l’ai supplié de nous aider à réaliser cette expédition dans le Fin Fond ?

— Oui. Il t’a écoutée avec… sympathie, comme tu pourrais le faire face à un animal sans défense devant son prédateur. Il n’avait jamais songé que la Perversion pût le menacer personnellement, jusqu’à…

— C’est exact. Jusqu’à ce qu’elle s’attaque à lui. Cela a été une surprise totale pour les Puissances. Soudain, la Perversion devenait autre chose qu’un problème original auquel étaient confrontés des esprits inférieurs. À ce moment-là, le Vieux a vraiment essayé de nous aider. Il t’a bourré de schémas et d’automatismes, à tel point que tu as failli en mourir, à tel point que tu ne te rends compte de rien. J’ai lu des trucs là-dessus en Théologie Appliquée. (Mi-légendes, mi-faits réels.) Ils appellent ça le brisedieu.

— Brisedieu ?

Il sembla jouer un instant avec le mot, plongé dans une méditation profonde.

— Drôle de nom, murmura-t-il enfin. Je me souviens de l’état de panique où il était. Mais s’il a fait ce que tu dis, pourquoi ne m’en a-t-il pas parlé ? Et si je suis bourré de tuyaux intéressants, comment se fait-il que je ne voie rien d’autre, à l’intérieur de moi, que… les ténèbres, peuplées d’ombres noires comme des statues aux contours tranchants ?

De nouveau, un long silence. Mais elle l’entendait presque penser, à présent. Ses avant-bras tressaillirent, et son corps fut agité d’un long frisson à plusieurs reprises.

— Oui… oui, il y a pas mal de choses qui se recoupent. Pour la plupart, je ne les comprends toujours pas, et je crois que je ne les comprendrai jamais. Le Vieux a découvert quelque chose d’intéressant là-bas vers la fin.

Ses bras la serrèrent de nouveau contre lui, et il enfouit son visage dans son cou.

— C’est un… meurtre… d’un genre très spécial… très personnel… que la Perversion a commis en le tuant, dit-il. Même au moment de sa mort, le Vieux a appris beaucoup… La Perversion est très vieille, Ravna… Probablement plusieurs milliards d’années… Une menace que le Vieux ne pouvait prévoir que par recoupement avant qu’elle ne le tue vraiment. Mais…

Une minute de silence, puis deux. Pham ne continua pas.

— Ne t’inquiète pas, dit-elle. Cela reviendra, avec le temps.

— Je sais, fit-il en l’écartant suffisamment pour la regarder droit dans les yeux. Mais il y a une chose que je peux te dire dès maintenant. Le Vieux avait ses raisons de faire cela. Ce n’est pas une chimère que nous poursuivons. Il y a quelque chose dans le Fin Fond, dans ce vaisseau straumlien, qui pourrait faire toute la différence, et le Vieux le savait.

Il passa tendrement la main sur le visage de Ravna, mais avec un sourire mélancolique.

— Tu ne vois pas, Ravna ? Si tu ne te trompes pas, je ne serai peut-être plus jamais aussi humain qu’aujourd’hui. Je suis rempli de ce que le Vieux a téléchargé en moi, ce brisedieu, comme tu dis. Je n’en comprendrai probablement jamais la plus grande partie, tout au moins consciemment, mais si les choses se déroulent comme il l’a prévu, ça finira par sortir, comme une explosion. Je suis son robot du Fin Fond, sa bombe à retardement.

Non !

Mais elle se força à hausser les épaules.

— Je ne sais pas. Tout ce qui compte, c’est que tu es humain, et que nous avons le même objectif. Je ne te laisserai pas partir.


Ravna se doutait que la technologie de « rebond » figurait dans la bibliothèque de bord. Il s’avéra même que c’était un sujet de base. Outre dix mille études de cas, il y avait des programmes de personnalisation et des masses de documentation rébarbative sur la question. Bien que le « problème de la redécouverte » soit assez banal dans l’En delà, ici, dans les Ralentisseurs, pratiquement toutes les combinaisons concevables d’événements s’étaient produites. Les civilisations des Lenteurs ne pouvaient espérer durer plus de quelques milliers d’années. Leur effondrement n’était parfois qu’une éclipse de courte durée, un laps de quelques dizaines d’années passées à récupérer après une guerre ou un empoisonnement atmosphérique. Mais d’autres retombaient dans un obscurantisme moyenâgeux. Naturellement, la plupart des races finissaient par s’exterminer mutuellement, au moins dans le cadre de leur système solaire. Celles qui ne s’exterminaient pas (et même un petit nombre de celles qui le faisaient) finissaient par se hisser de nouveau à leurs sommets du début.

L’étude de ces variations s’appelait l’Histoire Appliquée des Technologies. Malheureusement pour les historiens comme pour les ressortissants des civilisations des Lenteurs, les applications réelles étaient assez rares. Les événements considérés dans les études de cas avaient généralement des siècles d’ancienneté quand on en entendait parler dans l’En delà, et peu nombreux étaient les chercheurs volontaires pour se rendre sur le terrain, où il aurait fallu toute une vie pour mener à bien une seule mission. Quoi qu’il en soit, c’était une occupation très prisée dans des millions de sections universitaires où l’un des jeux les plus pratiqués consistait à calculer le chemin minimal nécessaire pour aller d’un niveau donné de technologie jusqu’au sommet compatible avec les Lenteurs. Le détail dépendait de nombreux facteurs, parmi lesquels le niveau initial de primitivisme, le taux résiduel de connaissance (ou de tolérance) scientifique, et la nature physique de la race concernée. Les théories des historiens étaient traduites en programmes dont les entrées consistaient en données sur les problèmes rencontrés par les civilisations étudiées et sur les résultats attendus, et dont les sorties étaient les mesures qui permettraient d’atteindre ce résultat le plus rapidement possible.

Deux jours plus tard, les quatre occupants du vaisseau se retrouvèrent dans le poste de commande du HdB.

Cette fois-ci, tout le monde va s’exprimer.

— Nous devons sélectionner les inventions propres à assurer la défense de l’île Cachée…, commença Ravna.

— Et réalisables en moins de cent jours par « messire Acier », continua Coquille Bleue, qui avait passé la plus grande partie de ces deux derniers jours à parcourir les programmes de développement de la bibliothèque.

— Moi, je dis toujours armes à feu et radio, déclara Pham.

Puissance de feu et communications. Ravna se tourna vers lui en souriant. Les souvenirs humains de Pham, à eux seuls, auraient suffi à sauver les enfants du Monde des Dards. Il n’avait pas reparlé des intentions du Vieux avant sa mort. Les intentions du Vieux… Dans l’esprit de Ravna, c’était quelque chose qui ressemblait plutôt au destin, peut-être en bien, peut-être en mal, mais impossible à prévoir pour le moment. Sans compter qu’on peut tricher même avec le destin.

— Qu’en pensez-vous, Coquille Bleue ? demanda-t-elle. Peuvent-ils fabriquer des radios, avec les moyens dont ils disposent ?

Sur Nyjora, la radio était arrivée presque en même temps que le vol orbital, un bon siècle après le début de la renaissance.

— Parfaitement, chère madame Ravna. Il y a des moyens très simples auxquels personne ne pense jusqu’à ce qu’un niveau de technologie relativement élevé soit atteint. Par exemple, il est facile de fabriquer des antennes à torsion quantique à partir de l’argent et de l’acier au cobalt, si leur géométrie est correcte. Malheureusement, pour découvrir cette géométrie, il faut beaucoup de connaissances théoriques et une aptitude à résoudre des équations différentielles partielles. Il y a beaucoup de civilisations des Lenteurs qui ne découvrent jamais ce principe.

— D’accord, intervint Pham, mais il reste le problème de la traduction. Jefri a sans doute déjà entendu le mot « cobalt », mais comment décrire ce métal à des gens qui n’ont pas les références voulues ? Sans en savoir davantage sur leur monde, nous ne pouvons même pas dire à ces gens où ils peuvent trouver un gisement.

— Cela nous ralentira, vous avez raison, admit Coquille Bleue, mais le programme nous laisse de la marge. Ce messire Acier semble comprendre le principe de l’expérimentation. Pour le cobalt, nous pouvons lui fournir un arbre d’expérimentation à base de descriptions de minerais probables et de tests chimiques appropriés.

— Ce n’est pas aussi simple que cela, lui dit Tige Verte. Certains de ces tests chimiques eux-mêmes impliquent l’utilisation d’arborescences de recherche ou d’identification. Il y a aussi les expériences nécessaires à la vérification de la toxicité. Nous en savons trop peu sur ces créatures pour leur demander de savoir utiliser un tel programme.

Pham sourit.

— J’espère qu’elles sauront vous remercier comme il convient, en tout cas. Pour ma part, je n’ai jamais entendu parler d’antennes à « torsion quantique ». Ces Dards vont finir par posséder un équipement de communications dont le Qeng Ho n’a jamais rêvé.

Mais la chose était faisable. La question était de la réaliser à temps pour sauver Jefri et son vaisseau du Sculpteur. Ils repassèrent le programme en revue. Ils en savaient si peu sur les meutes. Les maîtres de l’île Cachée leur paraissaient suffisamment réceptifs. S’ils suivaient leurs directives jusqu’au bout, et s’ils avaient la chance de trouver les matériaux nécessaires sans trop de problèmes, ils pourraient se retrouver avec une petite provision de radios et d’armes à feu d’ici cent jours. D’un autre côté, cependant, si les meutes de l’Île Cachée se fourvoyaient sur certaines branches extrêmes de l’arborescence, leur recherche pourrait aussi bien durer des années.

Ravna avait de la difficulté à admettre que, quoi qu’ils fassent à bord du HdB, le sauvetage de Jefri serait en partie lié à la chance. Elle soupira. Finalement, ils choisirent le meilleur scénario qu’ils puissent produire, le traduisirent en samnorsk et l’expédièrent.

23

Acier avait toujours eu de l’admiration pour les architectures militaires. À présent, il ajoutait un nouveau chapitre au livre en construisant un château qui protégeait non seulement du terrain environnant, mais du ciel. Le « vaisseau » aux contours géométriques était maintenant célèbre sur tout le continent. Avant la fin de l’été prochain, des armées ennemies arriveraient ici pour essayer de s’emparer de son trophée ou, à défaut, de le détruire. Menace plus terrible encore, le Peuple des Étoiles serait là aussi, et il fallait absolument qu’il soit prêt.

Il inspectait le chantier presque chaque jour. Le mur de remplacement de la palissade était en place sur le périmètre sud. Du côté de la falaise, qui donnait sur l’île Cachée, sa nouvelle résidence était presque achevée… Elle était achevée depuis longtemps, en fait, se morigéna-t-il. Il aurait dû y être déjà installé. La sécurité de l’île Cachée était en train de devenir rapidement illusoire. La Colline du Vaisseau était déjà le centre du Mouvement, et ce n’était pas une simple propagande. Ce que les ambassades flenséristes à l’étranger appelaient l’« oracle de la Colline du Vaisseau » était plus que ne pouvait rêver le menteur le plus éhonté. Celui qui se tiendrait le plus près de l’oracle finirait par régner, quelle que soit l’habileté d’Acier par ailleurs. Il avait déjà fait éloigner ou exécuter plusieurs meutes qui semblaient cultiver un peu trop l’amitié d’Amdijefri.

La Colline du Vaisseau… Quand les habitants des étoiles étaient descendus là, il n’y avait que des broussailles et de la roche nue. Au cours de l’hiver, une palissade et une maison de bois s’étaient dressées. Aujourd’hui, la construction avait repris au château, qui était la couronne dont le vaisseau représentait le plus gros joyau. Bientôt, cette colline deviendrait la capitale du continent, puis du monde. Après cela… Acier plongea son regard dans les profondeurs du ciel bleu. La limite de l’empire sur lequel il régnerait dépendrait de son habileté et de la manière dont le château serait construit.

Mais assez rêvé… Reprenant ses esprits, messire Acier descendit l’escalier de pierre fraîchement taillé vers la cour intérieure encore boueuse qui faisait cinq hectares de superficie. La boue était glacée sous ses pattes, mais la neige avait presque fondu. Il ne subsistait que quelques tas brunâtres à l’écart des chemins du chantier. Le printemps était bien avancé. Le soleil réchauffait l’air glacé. La visibilité s’étendait sur des kilomètres, par-dessus l’île Cachée, jusqu’à l’océan, puis le long de la côte, où se découpaient les fjords. Encadré de ses gardes du corps, Acier parcourut d’un pas rapide la dernière centaine de mètres entre le vaisseau et lui. C’était Shreck qui formait l’arrière-garde. Il y avait suffisamment de place pour que les travailleurs du chantier n’aient pas à s’écarter, et il avait donné l’ordre de continuer le travail sans s’occuper de sa présence. C’était en partie pour entretenir la duperie d’Amdijefri, et en partie aussi parce que le Mouvement avait besoin de cette forteresse le plus tôt possible. La date d’achèvement était une question qui le rongeait.

Acier regardait dans toutes les directions, mais son attention principale se concentrait, comme il se doit, sur le chantier. La cour était jonchée de pierres taillées et de madriers. Maintenant que la terre se dégelait, les fondations du mur intérieur pouvaient être creusées. Là où le sol était encore trop dur, on injectait de l’eau bouillante. La vapeur montait des trous, voilant les treuils et les travailleurs en contrebas. Le chantier était plus bruyant qu’un champ de bataille. Les poulies grinçaient, les outils fendaient la terre, les contremaîtres hurlaient pour stimuler leurs équipes. Les hommes étaient aussi rapprochés que dans une mêlée de champ de bataille, mais le spectacle n’était pas aussi chaotique.

Acier observa une meute de sapeurs au fond d’une tranchée. Ils étaient trente, épaule contre épaule. C’était un très grand nombre, mais cela n’avait rien d’une orgie. Même avant le Sculpteur, les guildes ouvrières du bâtiment et des fabriques avaient l’habitude d’agir ainsi. La meute de trente qui travaillait dans cette tranchée n’avait probablement pas l’intelligence d’un trio. Le premier rang, qui comportait dix membres, abattait ses pioches à l’unisson, taillant systématiquement la paroi de terre devant lui. Lorsque les têtes et les pioches étaient en l’air, le deuxième rang de dix s’avançait rapidement pour retirer la terre et les cailloux qui venaient d’être arrachés. Le troisième rang, derrière, s’occupait d’évacuer le tout de la tranchée. Cela nécessitait une synchronisation parfaite, les déchets n’étant pas du tout homogènes. Mais c’était tout à fait à la portée de cette meute. Elle pouvait travailler ainsi durant des heures, en permutant les rangées à intervalles réguliers. Pendant longtemps, dans le passé, les guildes avaient jalousement gardé le secret de la composition spéciale de ces équipes. À la fin de leur dure journée de travail, elles se reconstituaient en petites meutes d’intelligence normale, et chacune rentrait chez elle, avec une bonne paye en poche. Acier sourit intérieurement. Le Sculpteur avait amélioré le système. C’était Flenser qui avait introduit le raffinement essentiel (emprunté, en fait, aux Tropiques). Pourquoi laisser les meutes de travail se dissoudre en fin de journée ? Celles du Dépeceur demeuraient indéfiniment sous cette forme, entassées dans des baraquements si étroits qu’elles n’avaient jamais l’occasion de retrouver leur psychisme normal. Le système fonctionnait à merveille. Au bout d’un an ou deux, avec un écrémage adéquat, les membres de ces meutes n’avaient plus du tout envie de mener une autre vie que celle-là.

Il demeura quelques instants à regarder les pierres taillées que l’on descendait dans la tranchée pour les cimenter aussitôt. Puis il fit un signe aux jaquesblanches de service et continua son chemin. Les fondations s’étendaient jusqu’aux murs de l’enceinte qui entourait le vaisseau. C’était la plus subtile des constructions, la partie du château qui allait devenir un piège magnifique. Encore quelques informations à extorquer à Amdijefri, et il saurait exactement comment la finir.

La porte de l’enceinte du vaisseau était ouverte. Un jaqueblanche était assis dos à dos dans l’ouverture. Le garde perçut le bruit un court instant avant Acier. Deux de ses membres se détachèrent du rang pour courir voir ce qui se passait derrière l’enceinte. Les jaquesblanches bondirent des marches et firent le tour de la construction au pas de course. Acier et ses gardes du corps les suivirent à quelque distance.

Ils s’arrêtèrent net devant la tranchée de fondation qui se trouvait de l’autre côté du vaisseau. L’origine du remue-ménage était maintenant visible. Trois meutes de jaquesblanches étaient en train de questionner brutalement le parleur d’une meute. Ils l’avaient séparé des autres membres et le battaient avec le manche d’un fouet. À cette distance, les cris mentaux de la créature étaient presque aussi assourdissants que le vacarme environnant. Le reste de l’équipe de sapeurs se répandait hors de la tranchée et, reconstitué en meutes fonctionnelles, attaquait les jaquesblanches avec ses pioches. Comment avait-on pu en arriver à une telle pagaille ? Acier croyait deviner. Ces fondations devaient cacher les galeries les plus secrètes du nouveau château, ainsi que des dispositifs encore plus secrets destinés à lutter contre les deux-pattes. Naturellement, tous les ouvriers qui travaillaient dans cette partie du chantier seraient éliminés une fois leur tâche accomplie. Ils avaient beau être stupides, ils avaient dû deviner ce qui les attendait.

En d’autres circonstances, Acier se serait mis prudemment à l’abri pour observer tranquillement la suite des événements. Les échecs de ce genre pouvaient être riches d’enseignements. Ils permettaient d’identifier les faiblesses de ses subordonnés, et de déterminer qui était trop mauvais (ou trop bon) pour continuer au même poste. Mais cette fois-ci, c’était différent. Amdi et Jefri étaient à bord du vaisseau spatial. Ils ne pouvaient rien voir à travers les murs de bois, et il devait y avoir un autre jaqueblanche avec eux pour monter la garde, mais… tandis qu’il se précipitait en avant pour alerter ses serviteurs, celui de ses membres qui regardait en arrière aperçut Jefri qui sortait de l’enceinte. Deux des chiots étaient sur ses épaules, et le reste d’Amdi était éparpillé autour de lui.

— N’avancez pas ! leur cria-t-il.

Puis, dans un samnorsk approximatif, il répéta :

— Danger ! N’approchez pas !

Amdi s’arrêta, mais le deux-pattes continua d’avancer. Deux meutes de soldats se dispersèrent sur son chemin. Ils avaient des ordres formels. En aucun cas ils ne devaient le toucher. Il s’en fallait d’une seconde pour que tout le travail d’une année soit détruit. Une seule seconde, et le monde entier échappait à Acier. Tout cela à cause d’un stupide concours de circonstances.

En même temps que ses membres à l’arrière poussaient leur cri à l’intention du deux-pattes, ceux de l’avant bondissaient au sommet d’un tas de pierres en désignant les ouvriers qui sortaient de la tranchée.

— Tuez-les ! Tuez les envahisseurs !

Sa garde personnelle se resserra autour de lui tandis que Shreck et plusieurs meutes accouraient. L’esprit conscient d’Acier perdait pied dans le vacarme environnant. Cela n’avait rien à voir avec le capharnaüm organisé des expériences menées dans les souterrains de l’île Cachée. Il s’agissait ici de mort aléatoire volant dans toutes les directions : flèches, épieux, pioches et pierres. Les membres de la meute de sapeurs couraient de tous côtés en hurlant et en s’agitant. Ils n’avaient pas la moindre chance, mais ils réussirent à entraîner un grand nombre de défenseurs avec eux dans la mort.

Acier s’éloigna de la mêlée pour rejoindre Jefri. Le deux-pattes était toujours en train de courir vers lui. Amdi le suivait en hurlant quelque chose en samnorsk. Un seul membre égaré, une seule flèche perdue, et il risquait de mourir définitivement. Jamais Acier n’avait ressenti une telle panique pour la vie de quelqu’un d’autre. Il entoura le jeune humain dès qu’il fut à sa hauteur. Jefri se mit à genoux pour l’attraper par le repli d’un cou. Seule l’autodiscipline de fer à laquelle Acier s’était astreint toute sa vie l’empêcha de lui lancer un coup de griffe mortel. Le deux-pattes ne voulait pas l’attaquer, mais le cajoler.

La meute de sapeurs était presque entièrement massacrée à présent, et Shreck avait suffisamment repoussé les survivants pour que tout danger soit écarté ici. Les gardes formaient un cercle autour d’eux à moins de dix mètres. Amdi était tassé sur lui-même, essayant d’échapper au bruit mental environnant, auquel il ajoutait cependant ses cris à l’adresse de Jefri. Acier essaya d’échapper à la poigne du jeune humain, mais celui-ci ne lâchait un cou que pour en agripper un autre, et parfois deux en même temps. Il émettait, ce faisant, des bruits curieux qui ne ressemblaient pas à du samnorsk. Acier tremblait sous ces assauts répétés. Ne pas manifester de répugnance. Jefri ne reconnaîtrait pas cette réaction, mais Amdi en était capable. Ce n’était pas la première fois que l’humain lui faisait cela. Acier avait pris sur lui de ne pas réagir, malgré ce qu’il lui en coûtait. L’enfant mante avait besoin de contact physique. C’était la base de sa relation avec Amdi. Il fallait qu’il ait le même sentiment de confiance en le touchant. Acier frotta une tête et un cou contre le dos de la créature, comme il avait vu faire les parents des chiots dans ses laboratoires souterrains. Jefri le serra encore plus fort, en glissant ses longues pattes articulées dans la fourrure de son dos. Toute répulsion mise à part, c’était une curieuse expérience. Habituellement, de tels contacts entre créatures intelligentes ne s’établissaient qu’à l’occasion d’un combat ou de relations sexuelles. Dans les deux cas, il n’y avait pas beaucoup de place pour des pensées rationnelles. Mais avec cet humain… Il réagissait avec une intelligence évidente, sans qu’il y eût chez lui la moindre trace sonore d’activité mentale. On pouvait penser et éprouver des sensations en même temps. Il se mordit la lèvre, essayant de réprimer un frisson. C’était comme… comme faire l’amour avec un cadavre.

Finalement, Jefri s’écarta en levant une main. Il prononça quelques paroles aussi rapides qu’inintelligibles, et Amdi s’écria :

— Mais vous êtes blessé, messire Acier ! Regardez le sang sur ses mains !

Les pattes du jeune humain étaient tachées de rouge, en effet. Acier s’examina. Il avait bien une égratignure sur l’une de ses croupes. Il n’avait rien senti dans l’excitation de la mêlée. Il en profita pour mettre un peu plus de distance entre la mante et lui, en disant à Amdi :

— Ce n’est rien. Et vous, vous n’avez rien ?

Il y eut un échange rapide entre les deux enfants, presque incompréhensible pour Acier.

— Nous allons très bien, déclara Amdi. Merci de nous avoir protégés.

Réagir promptement était l’une des choses que le Dépeceur lui avait inculquées à la pointe du couteau.

— Bien sûr, dit-il. Mais cela n’aurait jamais dû se produire. Des gens du Sculpteur se sont introduits ici déguisés en ouvriers. Ils ont dû attendre plusieurs jours l’occasion d’arriver jusqu’à vous. Quand nous avons décelé leur ruse, il était presque trop tard. Vous auriez dû rester à l’intérieur quand vous avez entendu les bruits du combat.

Amdi baissa la tête d’un air penaud et dit la traduction à Jefri.

— Excusez-nous, dit-il. Nous étions curieux de voir ce qui se passait, et nous avons… eu peur pour vous.

Acier émit une série de bruits pour le réconforter. En même temps, deux d’entre lui évaluaient la scène du carnage autour d’eux. Où était le jaqueblanche qui avait déserté son poste sur les marches au début de l’attaque ? Cette meute allait payer sa négligence. Mais sa ligne de pensée s’étrangla tandis qu’il prenait conscience d’une présence. Tyrathect… Le Fragment de Flenser l’observait de la grand-salle. Maintenant qu’il y pensait, elle était là depuis le début de la bataille. Pour les autres, son attitude devait être impassible, mais Acier discernait le rictus amusé dans son expression. Il hocha doucement la tête en la voyant, mais Acier était en plein désarroi intérieur. Ils avaient frôlé la catastrophe, et le Dépeceur s’en était aperçu.

— Vous allez retourner tout de suite à l’île Cachée, dit-il en faisant signe aux gardes qui s’étaient approchés de derrière le vaisseau.

— Oh ! s’il vous plaît, laissez nous rester encore un peu ! supplia Amdi. Nous venons à peine d’arriver. Nous attendons une réponse de Ravna.

Acier grinça des dents, mais sans que les enfants le voient.

— D’accord. Vous pouvez rester, mais il faudra que nous nous montrions plus prudents à l’avenir, c’est bien entendu ?

— Oui, oui !

Amdi expliqua la chose au jeune humain. Acier se hissa sur ses pattes de derrière, les pattes avant repliées sur ses épaules, et toucha Jefri sur la tête. Puis il ordonna à Shreck de reconduire les enfants dans l’enclos. Jusqu’à ce qu’ils soient hors de vue, tous ses membres les regardèrent partir avec une expression de fierté affectueuse. Il fit alors volte-face et trotta sur la boue rosie. Où était ce stupide jaqueblanche ?


La grand-salle de la Colline du Vaisseau n’était pour le moment qu’un petit local provisoire, juste assez bon, l’hiver dernier, pour se protéger du froid, mais insensé dès qu’il y avait plus de trois personnes en présence. Acier passa au trot devant le Fragment de Flenser et se rassembla dans le grenier qui offrait la meilleure vue sur le chantier. Au bout d’un moment d’attente polie, Tyrathect entra à son tour et grimpa dans le grenier qui faisait face au sien.

Toutes ces politesses, cependant, étaient surtout destinées à ceux qui étaient en bas. Le rire de Flenser lui parvint, juste assez fort pour qu’il l’entende.

— Mon cher Acier, il y a des moments où je me demande si vous êtes bien mon disciple ou si vous ne seriez pas, par exemple, une créature de substitution introduite après mon départ. Est-ce que vous essayez de tout foutre par terre ?

Acier soutint son regard, certain de ne montrer aucun désarroi. Tout cela restait caché au fond de lui-même.

— Un accident peut arriver, dit-il. Les incompétents seront éliminés.

— Bien sûr, bien sûr. Mais c’est la réponse que vous semblez donner à tous les problèmes. Si vous n’aviez pas fait tant d’efforts pour réduire au silence les équipes de sapeurs, ils ne se seraient peut-être pas révoltés… et vous auriez eu un « accident » de moins sur les bras.

— Ce qui était imprévu, c’était qu’ils se doutent de leur sort. De telles exécutions font inévitablement partie de toute construction militaire.

— Vous croyez ? D’après vous, j’aurais tué tous les ouvriers qui ont creusé les galeries souterraines de l’île Cachée ?

— Comment ? Vous ne l’avez pas fait ? Mais…

Le Fragment de Flenser montra ses crocs en un sourire familier.

— Réfléchissez, Acier. Je vous donne cela comme exercice.

Acier remua quelques papiers sur le bureau, en faisant mine de les étudier. Puis tous ses membres regardèrent l’autre meute.

— Tyrathect, je vous respecte à cause de la partie du Dépeceur qui est en vous. Mais n’oubliez pas que votre survie est soumise à mon bon vouloir. Vous n’êtes pas le Flenser par intérim que vous prétendez être.

La nouvelle était arrivée à l’automne dernier, juste avant que le dernier col des Crocs de Glace ne soit fermé pour l’hiver. Les meules contenant le reste de Flenser n’avaient pas réussi à sortir de la Cuvette du Parlement. L’essentiel du Dépeceur était perdu à jamais. Cela avait été un soulagement indescriptible pour Acier. Pendant quelque temps, par la suite, le Fragment avait été très malléable.

— Aucun de mes lieutenants ne cillerait si je vous tuais entièrement, les membres Flenser y compris.

Et je le ferai, si je suis poussé à bout. Je jure que je le ferai.

— Naturellement, mon cher Acier. C’est vous qui commandez.

L’espace d’un instant, la peur avait percé sur les traits de l’autre.

Souviens-toi, se disait Acier. Souviens-toi que ce n’est rien d’autre qu’un fragment du Maître. Une toute petite maîtresse d’école, et non le Grand Maître au Couteau. Certes, les deux membres Flenser dominaient entièrement leur meute, et l’esprit du Maître était bien en ces lieux, mais dilué. Tyrathect pouvait être manipulée, et le pouvoir du Maître utilisé pour accomplir ses fins.

— Très bien, dit-il d’une voix tranquille. Tant que vous le comprendrez, vous pourrez être d’une grande utilité au Mouvement. En particulier, ajouta-t-il en remuant ses papiers, je voudrais revoir avec vous la situation du deux-pattes.

J’ai besoin d’un conseil.

— Oui.

— Nous avons convaincu « Ravna » que son précieux Jefri courait un danger imminent. Amdijefri lui a parlé des attaques du Sculpteur et des craintes que nous avons en ce qui concerne un assaut généralisé.

— Ce qui n’est pas exclu.

— J’en conviens. Le Sculpteur prépare bel et bien une offensive, et elle dispose de sa propre source d’assistance « magique ». Mais nous avons bien mieux.

Il tapota la liasse de papiers. Les conseils techniques arrivaient depuis le début de l’hiver. Il se souvenait du jour où Amdijefri lui avait apporté les premiers feuillets, bourrés de tableaux numériques, de diagrammes et de modes d’emploi, le tout dessiné de manière précise mais enfantine. Acier et le Fragment avaient passé des journées entières à essayer de comprendre ces documents. Certaines références étaient évidentes. Les recettes des deux-pattes demandaient des quantités d’or et d’argent propres à financer une guerre. Mais qu’est-ce que c’était que ce « liquide-argent » ? Tyrathect semblait l’avoir identifié. Le Maître l’avait utilisé dans ses labos de la République. Finalement, ils s’étaient procuré les quantités spécifiées. Mais beaucoup d’ingrédients n’étaient décrits que sous forme de méthode pour les fabriquer. Acier avait vu le Fragment penché sur les explications, complotant contre la nature comme si c’était elle l’ennemi. Les recettes des mystiques abondaient en « cornes de calamars » et en « extrait de clair de lune ». Les indications de Ravna étaient encore plus étranges. Il y avait mille préparatifs, mille opérations préliminaires destinées à tester des matériaux pour voir lequel convenait à la réalisation du grand œuvre. Toujours expérimenter, fabriquer, expérimenter… Cela ressemblait à la méthode du Maître, mais sans les culs-de-sac.

Certaines réalisations furent très vite achevées. Ils auraient sans problème les explosifs et les canons dont le Sculpteur pensait avoir le monopole secret. Mais la majorité des recettes demeuraient inintelligibles, et cela ne s’améliorait pas tellement avec le temps.

Le Fragment et Acier travaillèrent tout l’après-midi, mettant sur pied les prochaines expérimentations, décidant des lieux où il fallait chercher les ingrédients demandés par Ravna.

Tyrathect se pencha en arrière avec un soupir.

— Nous progressons quand même. Bientôt, nous aurons nos radios. Le Sculpteur ne fera pas le poids. Vous avez tout à fait raison, Acier. Avec cela, vous pourrez dominer le monde. Imaginez… Savoir instantanément ce qui se passe dans la capitale de la République, pouvoir coordonner des armées en fonction de ces renseignements… Le Mouvement sera l’Esprit de Dieu.

C’était un vieux slogan, maintenant en passe de se réaliser.

— Je rends hommage à votre perspicacité, Acier. Votre approche est digne du Mouvement.

Y avait-il du mépris dans le sourire de la maîtresse d’école ?

— Les radios et les canons peuvent nous donner la maîtrise du monde, reprit le Fragment, mais il est évident que ce ne sont que des miettes jetées par les deux-pattes. Quand doivent-ils arriver ?

— Dans cent à cent vingt jours, selon les dernières estimations de Ravna. Apparemment, les deux-pattes ont des problèmes pour voyager à travers les étoiles.

— C’est le laps de temps qui nous est imparti pour profiter pleinement du triomphe du Mouvement. Après cela, nous ne sommes plus rien. Moins que des sauvages. Il aurait peut-être été plus prudent de renoncer à ces cadeaux et de les persuader qu’il n’y a rien ici qui vaille le déplacement.

Acier regarda au-dehors par les fentes horizontales entre les poutres. Il apercevait une partie de l’enceinte du vaisseau ainsi que les fondations du château et, au-delà, les îles de la région des fjords. Il se sentait subitement plus confiant, plus serein qu’il ne l’avait été depuis bien longtemps. Cela lui faisait du bien de révéler ses rêves.

— Vous ne comprenez pas, Tyrathect. Je me demande si le Maître au complet comprendrait, ou si je l’ai dépassé aussi. Au commencement, nous n’avions pas le choix. Le Vaisseau des Étoiles envoyait automatiquement une sorte de signal à Ravna. Nous aurions pu le détruire. Ravna s’en serait peut-être désintéressée. Mais pas forcément. Auquel cas nous nous serions fait prendre comme un poisson dans une épuisette. J’ai choisi de courir un grand risque, mais si je gagne le prix dépassera tout ce que vous pouvez imaginer.

Le Fragment l’observait, les têtes penchées sur le côté.

— J’ai étudié de près ces humains, reprit Acier. Pas seulement Jefri, mais également, par l’intermédiaire de mes espions, celui qui est détenu au Sculpteur. Ils appartiennent à une race sans doute plus vieille que la nôtre, et ils ont appris beaucoup de choses qui les font paraître, à nos yeux, tout-puissants. Mais leur espèce est tarée. En tant que membres individuels uniques, ils doivent lutter contre un handicap que nous avons peine à imaginer. Si je peux mettre ces faiblesses à profit pour…

Il s’interrompit un instant, puis reprit d’une voix remplie d’excitation :

— Nous savons que le Dard moyen affectionne ses petits. Nous avons suffisamment exploité ce sentiment parental dans nos expériences. Mais imaginez ce qu’il doit représenter chez les humains. Pour eux, un seul chiot est un enfant à part entière. Songez au levier que cela nous fournit.

— Vous misez sérieusement là-dessus ? Ravna n’est même pas apparentée à Jefri.

— Vous n’avez pas lu toutes les traductions d’Amdi, répliqua Acier en balayant l’objection d’un revers de patte.

L’innocent Amdi. L’espion parfait.

— Mais vous avez raison, reprit-il. Ce n’est pas uniquement pour sauver cet enfant qu’ils nous rendent visite. J’ai longuement réfléchi à leurs motivations réelles. Il y a cent cinquante et un autres enfants à bord du vaisseau, figés dans un état de stupeur proche de la mort. Je pense que nos visiteurs feront tout pour les sauver, mais il y a encore autre chose qui les intéresse ici, je le sais. Ils n’en parlent jamais. Cela se trouve, à mon avis, dans la machinerie même du vaisseau.

— Il est également possible que les enfants constituent une force d’invasion en réserve.

Tyrathect exprimait là une ancienne peur qui les avait effleurés tous. Cependant, après avoir observé attentivement Amdijefri, Acier avait acquis la conviction que ce n’était pas le cas. Il y avait peut-être d’autres pièges qui les attendaient, mais…

— Si les deux-pattes nous ont menti, murmura-t-il, nous n’avons aucune chance contre eux. Ils nous traiteront comme des animaux. Nous mettrons des générations pour apprendre leurs trucs, mais c’en sera fini de nous tous. D’un autre côté, nous avons des raisons de penser qu’ils sont faibles et que, quel que soit l’objectif qu’ils aient en tête, il ne nous concerne pas directement. Vous étiez là le jour de leur arrivée, beaucoup plus près que moi. Vous avez constaté à quel point il a été facile de leur tendre une embuscade, bien que leur vaisseau soit imprenable et qu’une seule de leurs armes puisse tenir en respect une petite armée tout entière. Il est évident qu’ils ne nous considèrent pas comme une menace. Mais ils ont beau être puissants, ils redoutent quelque chose d’autre.

Et le vaisseau que nous détenons contient quelque chose dont ils ont besoin.

— Voyez les fondations de notre nouveau château, reprit Acier. J’ai dit à Amdijefri qu’il servirait à protéger le vaisseau des attaques du Sculpteur. Et c’est bien ce qui va se passer, cet été, lorsque j’écraserai l’ennemi au pied de ces remparts. Mais voyez la manière dont les fondations entourent le vaisseau. Lorsque nos visiteurs arriveront, il sera entièrement encrypté. J’ai fait pratiquer des tests sur la coque. Elle n’est pas indestructible. Avec quelques dizaines de tonnes de roche s’écroulant sur elle, elle s’écraserait aisément. Mais Ravna n’a pas à s’inquiéter. Tout ce que nous faisons ici, c’est en vue d’assurer la protection de son précieux trésor. Bientôt, il y aura une cour intérieure à cet endroit, entourée de très hautes murailles. J’ai demandé à Jefri de s’assurer l’aide de Ravna pour la réaliser. La cour sera juste assez large pour contenir le vaisseau et le protéger de nos ennemis. Il reste encore de nombreux détails à régler. Nous devons fabriquer les outils décrits par Ravna et organiser la défaite du Sculpteur bien avant l’arrivée de nos visiteurs. J’ai besoin de votre aide pour tous ces projets, et j’espère bien la recevoir. En définitive, si nos visiteurs ont des intentions malveillantes à notre égard, nous leur résisterons aussi vaillamment que possible. Dans le cas contraire, vous conviendrez, j’espère, que mon approche n’a rien à envier à celle de mon Maître.

Pour une fois, le Fragment de Flenser resta sans réponse.


Le poste de commande du vaisseau était, de tout le domaine de messire Acier, l’endroit préféré d’Amdi et de Jefri. Ce dernier éprouvait une très forte nostalgie chaque fois qu’il y venait, mais les bons souvenirs avaient fini par prendre le pas sur les mauvais, et c’était ici que se situaient ses meilleurs espoirs pour l’avenir.

Amdi était toujours aussi fasciné par les hublots d’affichage, même s’ils ne montraient rien d’autre que les parois de bois qui les entouraient. Dès leur deuxième visite, ils en étaient venus à considérer le vaisseau comme leur domaine privé, un peu comme la maison dans l’arbre de Jefri, sur Straum. En fait, la cabine était beaucoup trop petite pour contenir plus d’une seule meute. Habituellement, un membre de leur garde du corps restait devant l’entrée de la soute principale, mais la position était incommode, et il était plus souvent dehors que dedans. L’endroit leur appartenait entièrement.

Malgré leurs farces et leurs escapades, Amdi et Jefri n’oubliaient jamais la confiance que messire Acier et Ravna plaçaient en eux. Ils pouvaient s’amuser comme des fous ou bien pousser les gardes à bout de patience, cela n’empêchait pas qu’ils respectaient le matériel du poste de commande comme si papa et maman étaient encore là. En réalité, il ne restait plus grand-chose à bord. Les boîtes de données avaient été détruites. Les parents de Jefri les avaient sur eux quand les tueurs du Sculpteur les avaient attaqués. Tout au long de l’hiver, messire Acier avait transporté chez lui les menus objets qu’il voulait étudier. Même les cryosarcophages avaient été abrités dans des caves voisines où la température était basse. Chaque jour, Amdijefri allait les inspecter. Il se penchait sur chaque visage familier et vérifiait les diags. Aucun dormeur n’était mort depuis l’embuscade.

Tout le matériel resté à bord était solidaire de la coque ou des parois. Jefri savait où se trouvaient les panneaux de contrôle et les indicateurs reliés aux réacteurs, et ils prenaient bien garde de ne jamais s’en approcher.

Les parois étaient entièrement couvertes du revêtement insonorisant installé par messire Acier. Les bagages, les sacs de couchage et les exerciseurs des parents de Jefri avaient disparu, mais les harnais d’accélération étaient toujours là. Au fil des mois, Amdijefri avait apporté du papier, des crayons, des couvertures et des objets divers. Le papier frémissait parfois sous le léger souffle des ventilateurs qui aéraient la cabine.

C’était un lieu joyeux, étrangement relaxant malgré tous les souvenirs qui s’attachaient à lui. C’était ici qu’ils préparaient le sauvetage des Dards et de tous les enfants des sarcophages. Et c’était le seul endroit au monde où Amdijefri pouvait parler à un autre être humain. D’une certaine manière, le moyen de communication qu’ils employaient semblait aussi moyenâgeux que le château de messire Acier. Ils ne disposaient que d’un affichage en deux dimensions, sans profondeur, ni couleurs, ni image. Tout ce qu’ils pouvaient en tirer, c’étaient des caractères alphanumériques. Mais le système était relié à l’ultrabande du vaisseau, toujours programmée pour suivre la trace des sauveteurs. Il n’y avait aucune reconnaissance vocale incorporée. Jefri avait failli paniquer avant de s’apercevoir que le bas de l’écran faisait office de clavier. C’était un travail fastidieux que de taper chaque lettre de chaque mot, mais Amdi avait vite saisi le principe, et il utilisait deux museaux à la fois pour appuyer sur les touches. Il savait maintenant lire le samnorsk aussi bien, et peut-être mieux que Jefri.

Amdijefri passait de nombreux après-midi à bord. Quand il y avait un message de la veille, il l’affichait page par page et Amdi le recopiait pour le traduire. Puis ils tapaient les questions et les réponses communiquées par messire Acier. Ensuite, l’attente était très longue. Même si Ravna était présente à l’autre bout de la liaison, la réponse mettait parfois plusieurs heures à leur parvenir. Mais les délais s’étaient considérablement améliorés depuis l’hiver. Ils sentaient presque physiquement que le vaisseau de secours se rapprochait. Et les conversations à bâtons rompus qu’ils entretenaient avec elle étaient souvent le meilleur moment de leur journée.

Aujourd’hui, cependant, avait été très différent. Après l’attaque des ouvriers déguisés, Amdijefri avait tremblé de tous ses membres durant une bonne demi-heure. Messire Acier avait été blessé en essayant de les protéger. Il n’y avait peut-être aucun endroit sûr pour eux. Ils avaient affiché toutes les vues extérieures, essayant d’apercevoir quelque chose à travers les fentes des palissades du chantier.

— S’il n’y avait pas ces maudites planches, nous aurions peut-être pu avertir messire Acier bien avant, déclara Jefri.

— Nous devrions lui demander de faire quelques trous dans la palissade. Nous monterions la garde mieux que des sentinelles.

Ils examinèrent l’idée sous toutes ses facettes durant un bon moment. Puis un message arriva du vaisseau de sauvetage. Jefri bondit s’installer dans la couche d’accélération qui se trouvait devant l’écran. C’était l’endroit où son papa se mettait toujours, et il y avait plein de place. Deux membres d’Amdi se glissèrent contre lui. Un troisième se jucha sur l’accoudoir et reposa ses pattes sur les épaules de Jefri, son cou gracile tendu vers l’écran pour mieux voir. Les autres coururent chercher du papier et des crayons. Il était facile de repasser les messages, mais rien ne valait, pour Amdijefri, l’excitation de voir défiler les mots « en direct » sur l’écran.

Il y avait d’abord l’en-tête, sans intérêt quand c’était la millième fois qu’on le voyait. Ils attendaient les mots de Ravna, mais ce furent des colonnes numériques qui s’inscrivirent sur l’écran. C’était en rapport avec la fabrication des radios.

— Zut ! Il n’y a que des chiffres ! s’écria Jefri.

— Des chiffres ! Ça alors ! fit Amdi en écho.

Il fit grimper un membre sur les genoux du jeune garçon et avança le museau vers l’écran, faisant une lecture croisée par rapport à celui qui était sur l’épaule de Jefri. Les quatre autres, par terre, écrivirent à toute vitesse, traduisant les symboles numériques décimaux de l’écran en X, O, I, et Δ, qui constituaient la notation en base 4 des Dards. Jefri avait très vite compris qu’Amdi était particulièrement doué pour les maths. Mais il ne l’enviait pas. Il savait que peu de meutes possédaient une telle science. Amdi était spécial. Il était fier de l’avoir pour ami. Papa et maman auraient été contents. Il soupira et se pelotonna au creux du harnais. Les messages avaient de plus en plus souvent cette forme-là, depuis quelque temps. Maman lui avait lu une histoire, un jour. Elle s’appelait : « En perdition dans les Lentes ». C’étaient des explorateurs égarés qui apportaient la civilisation dans une colonie coupée du reste du monde. Les héros allaient chercher les matériaux qu’il leur fallait et construisaient leurs machines sans avoir besoin de faire des plans compliqués ni d’aligner des masses de chiffres.

Il détourna les yeux de l’écran et caressa les deux Amdi serrés contre lui. L’un d’eux frissonna sous sa main, et ils se mirent à vibrer de tout leur corps. Ils avaient les yeux fermés. Quelqu’un d’autre que Jefri aurait pu croire qu’ils étaient endormis. C’étaient les deux membres parlants d’Amdi.

— Quelque chose d’intéressant ? demanda Jefri au bout d’un moment.

Celui qui était sur sa gauche ouvrit les yeux pour le regarder.

— C’est l’histoire de bande passante dont Ravna nous parlait. Si nous ne faisons pas les choses exactement comme il faut, nous ne recevrons que des clics et des clacs.

Jefri savait que les réinventions de la radio, habituellement, étaient tout juste bonnes à échanger du morse. Ravna semblait penser qu’elle pouvait sauter cette étape.

— À quoi penses-tu qu’elle ressemble ? demanda-t-il.

— Hein ?

Les grattements des crayons sur le papier cessèrent quelques secondes. Toute l’attention d’Amdi était fixée sur lui. Ce n’était cependant pas la première fois qu’ils parlaient de ça.

— Euh… à toi, je suppose, mais un peu plus grande et plus vieille.

— Je sais, mais…

Jefri savait qu’elle était de Sjandra Kei. C’était une adulte, plus vieille que Johanna et plus jeune que maman. Disons entre les deux. Mais quel visage a-t-elle ?

— Je veux dire que si elle fait tout ce chemin rien que pour nous sauver et achever ce que maman et papa ont commencé, il faut qu’elle soit quelqu’un de très spécial, tu ne crois pas ?

Les grattements cessèrent de nouveau. Les chiffres continuèrent de défiler dans l’indifférence. Ils allaient être obligés de tout repasser.

— Oui, déclara Amdi au bout d’un moment. Quelqu’un comme messire Acier, par exemple. Ce sera bien de faire la connaissance de quelqu’un que je pourrai serrer dans mes bras, comme tu fais avec messire Acier.

Ces mots vexèrent un peu Jefri.

— Et moi, alors, tu ne peux pas me serrer ?

Les deux membres d’Amdi qui l’encadraient vibrèrent encore plus fort.

— Bien sûr. Mais je voulais dire… un adulte… comme un parent.

— Hum…


Il leur fallut une heure pour transposer et vérifier les tableaux. Puis ils s’occupèrent de transmettre les dernières requêtes de messire Acier. Il y en avait quatre pages, soigneusement imprimées en samnorsk par Amdi. Habituellement, il aimait taper les messages lui-même, groupé tout autour du clavier et de l’écran. Mais aujourd’hui, cela ne l’intéressait pas. Vautré contre Jefri, il ne s’occupait pas de vérifier ce qui était tapé. De temps à autre, Jefri sentait une vibration dans sa poitrine, ou bien l’encadrement de l’écran émettait un bruit étrange, tout cela en harmonie avec les sons inaudibles que les membres d’Amdi échangeaient entre eux. Jefri avait appris à reconnaître là les indices d’une méditation profonde.

Ayant achevé de taper les messages, il ajouta quelques questions de son cru, du genre : « Quel âge as-tu ? Et Pham ? Es-tu mariée ? À quoi ressemblent les Cavaliers des Skrodes ? »

La lumière du jour, à travers les fentes des palissades, avait considérablement décliné. Les équipes d’ouvriers devaient commencer à ranger leurs pioches et à prendre le chemin des baraquements, derrière la crête de la colline. De l’autre côté du détroit, les tours de l’île Cachée devaient être dorées sous la brume, comme dans un conte de fées. Les jaquesblanches n’allaient pas tarder à venir les chercher pour le dîner.

Les deux membres d’Amdi qui étaient à côté de Jefri bondirent à terre et se poursuivirent autour de la couche d’accélération en criant :

— J’ai trouvé ! J’ai trouvé ! Cette radio de Ravna, pourquoi la réserver à la parole ? Elle dit elle-même que tous les sons ne sont que des fréquences différentes qui ont la même nature. La pensée aussi est faite de sons. En apportant quelques modifications aux tableaux, et en fabriquant des récepteurs et des émetteurs qui couvriraient les tympans, pourquoi ne pourrions-nous pas transmettre nos pensées par la radio ?

— Je ne sais pas.

La notion de bande passante constituait une contrainte familière qui recouvrait plusieurs activités quotidiennes, mais Jefri n’avait qu’une vague idée de ce que c’était au juste. Il regarda le dernier tableau encore affiché sur l’écran. Il eut une intuition soudaine, telle que beaucoup d’adultes, dans les cultures technologiques, n’en ont jamais.

— Je me sers tout le temps de ces trucs-là, dit-il, mais j’ignore comment ça marche. Et si nous suivons le mode d’emploi, comment ferons-nous pour savoir ce qu’il y a à changer ?

Amdi était rempli d’excitation, à présent, comme lorsqu’il était en train de réfléchir à une bonne farce.

— Nous ne sommes pas obligés de tout comprendre, dit-il tandis que trois d’entre lui bondissaient par terre pour brandir sous ses yeux des liasses de papiers. Ravna ne sait pas très bien de quelle manière nous produisons les sons. Les instructions prévoient une marge qui permet de faire des changements. J’ai bien réfléchi, je crois comprendre à quoi ces changements se rapportent.

Il s’interrompit et laissa entendre une sorte de long glapissement aigu.

— Merde, je ne sais pas l’expliquer exactement, mais je pense que je saurais prolonger ces tableaux pour que… pour que le système fonctionne comme je veux. Et si ça marche…

Amdi se regroupa autour de lui, sans rien dire pendant un bon moment.

— Comme j’aimerais que tu sois une meute, toi aussi ! s’exclama-t-il enfin. Imagine ! Tu pourrais placer l’un de toi au sommet de plusieurs montagnes, et penser quand même avec la radio ! Nous pouvons être aussi grands que le monde !

Ils perçurent à ce moment-là les bruits de déglutition du langage intermeutes derrière la porte, puis quelqu’un cria en samnorsk :

— C’est l’heure du dîner. Il faut y aller, Amdijefri, d’accord ?

C’était messire Shreck. Il connaissait quelques mots de samnorsk, mais pas autant que messire Acier. Amdijefri rassembla les feuillets éparpillés et les glissa soigneusement dans les poches arrière des jaquettes d’Amdi. Puis ils éteignirent l’écran et rampèrent jusqu’à la soute principale.

— Tu crois que messire Acier nous laissera faire les changements ?

— Nous devrions peut-être le dire aussi à Ravna.

Les jaquesblanches reculèrent de l’entrée, et Amdijefri descendit. Une minute plus tard, ils se retrouvèrent à l’extérieur, sous la lumière du couchant. Mais ils ne levèrent même pas une tête. Ils étaient trop plongés dans la vision d’Amdi.

24

Beaucoup de choses changèrent pour Johanna dans les semaines qui suivirent la mort de Scribe Jaqueramaphan. La plupart des changements furent des améliorations, qui ne se seraient jamais produites sans cet assassinat, et cela la rendait très triste.

Elle laissa le Sculpteur vivre avec elle dans son pavillon à la place de la meute qui la servait. De toute évidence, c’était ce que le Sculpteur voulait depuis le début, mais elle n’avait pas osé le lui demander avant, car elle redoutait ses colères d’humaine. Elles gardaient maintenant la boîte de données en permanence avec elles. Il n’y avait jamais moins de quatre meutes appartenant à la sécurité de Vendacious autour du pavillon, et il était question d’aménager des baraquements à proximité pour cette petite garnison.

Elle voyait les autres pendant la journée, lors de réunions officielles, ou individuellement, quand ils avaient besoin de la boîte de données. Scrupilo, Vendacious et Balder – le « pèlerin » – parlaient tous couramment le samnorsk à présent, ce qui lui permettait de mieux discerner leurs personnalités derrière leur apparence inhumaine. Scrupilo, brillant mais affecté dans ses manières. Vendacious, prétentieux comme le lui avait semblé Scribe au début, mais sans la fantaisie ni l’imagination. Quant au pèlerin Wickwrackbal, elle avait le frisson chaque fois qu’elle voyait son gros balafré. Il s’asseyait toujours à l’écart, l’échine voûtée pour paraître moins menaçant. Le pèlerin savait, de toute évidente, comment elle réagissait à sa vue, et il faisait tous ses efforts pour ne pas aggraver son cas ; mais, même après la mort de Scribe, le maximum qu’elle pût faire était de tolérer sa présence. Après tout, il y avait peut-être des traîtres dans le château. La version de Vendacious selon laquelle le meurtre avait été perpétré par une bande venue de l’extérieur n’avait jamais pu être vérifiée. Et elle portait ses soupçons sur le pèlerin.

Le soir, le Sculpteur chassait toutes les autres meutes. Elle se rassemblait autour du foyer et posait à la boîte de données des questions qui n’avaient strictement rien à voir avec la lutte contre les Flenséristes. Johanna lui tenait compagnie et s’efforçait de lui expliquer les points qu’elle ne comprenait pas. C’était étrange. Le Sculpteur était quelque chose comme la reine de tous ces gens. Elle avait un château immense (bien que primitif, inconfortable et très laid), avec une cohorte de serviteurs, mais elle préférait dormir presque chaque nuit dans ce petit pavillon de bois avec Johanna. Elle allumait le feu et elle faisait à manger, travaillant presque autant que la meute de serviteurs qui l’avait précédée.

Le Sculpteur était ainsi devenu son deuxième ami chez les Dards. (Le premier était Scribe, même si elle ne s’en était aperçue qu’après sa mort.) La reine était à la fois très intelligente et très bizarre. Dans un sens, c’était la personne la plus intelligente que Johanna eût jamais connue, même si elle avait mis du temps à arriver à cette conclusion. Elle n’avait pas été surprise que les Dards apprennent si vite à parler le samnorsk. C’était ce qui se passait dans tous les romans d’aventures, et ils disposaient des programmes d’apprentissage de la boîte de données. Mais chaque soir, elle regardait, fascinée, la manière dont le Sculpteur jouait avec l’ordinateur. Au lieu de manifester de l’intérêt pour la stratégie militaire ou la chimie, comme elle le faisait dans la journée, elle se renseignait sur les Lenteurs, sur l’En delà et sur l’histoire du Domaine Straumli. Elle avait maîtrisé la technique de lecture non linéaire plus vite que tous les autres. Quelquefois, Johanna regardait par-dessus son épaule. L’écran était divisé en fenêtres, et la plus grande se déroulait bien plus vite que Johanna ne pouvait la suivre. Une dizaine de fois par minute, le Sculpteur tombait sur un mot qu’elle ne connaissait pas, la plupart du temps un mot difficile en samnorsk. Elle appuyait un nez sur le vocable récalcitrant, et sa définition s’affichait momentanément dans une fenêtre-dictionnaire. D’autres difficultés étaient plus conceptuelles, et les fenêtres qui s’ouvraient la conduisaient dans des domaines variés, quelquefois pendant quelques secondes à peine, parfois durant plusieurs minutes. Il arrivait même que le détour devienne sa voie principale. D’une certaine manière, elle était tout ce que Scribe avait rêvé de devenir.

Il arrivait que la boîte de données ne sache pas répondre à ses questions. Elle discutait alors avec Johanna tard dans la nuit. À quoi ressemblait une famille humaine ? Qu’est-ce que le Domaine Straumli cherchait à accomplir dans le Lab Haut ? Johanna ne considérait plus les meutes comme des hordes de rats au cou de serpent. Au cœur de la nuit, l’écran de la boîte de données était plus lumineux que la braise du foyer. Il projetait sur les dos du Sculpteur des couleurs joyeuses. La meute se resserrait autour d’elle, les nez levés, comme des enfants qui écoutent sagement l’institutrice.

Mais le Sculpteur n’avait rien d’un enfant. Dès le début, elle avait donné à Johanna l’impression d’être très vieille. Leurs conversations nocturnes commençaient à apprendre à la jeune humaine beaucoup de choses sur les Dards. La reine lui donnait des détails qu’elle n’aurait jamais pensé à mentionner pendant la journée. Des points sans doute si évidents pour les meutes que personne n’en parlait jamais. Johanna se demandait parfois si la reine s’était jamais confiée ainsi à quelqu’un d’autre.

Un seul des membres du Sculpteur, en réalité, était physiquement très vieux. Deux n’étaient guère plus âgés que des chiots. Mais la configuration de la meute elle-même avait plus de cinq cents ans, et cela se voyait. L’âme du Sculpteur n’avait d’autre cohésion que sa force de volonté. Le prix de l’immortalité était la reproduction consanguine. Le matériau originel était sain, mais au bout de six cents ans…

L’un des plus jeunes de ses membres ne pouvait s’empêcher de baver. Il avait continuellement un mouchoir devant la bouche. Un autre avait les yeux d’un blanc laiteux là où ils auraient dû être bruns. Le Sculpteur disait qu’il était aveugle, mais en bonne santé par ailleurs. C’était son meilleur parleur. Le plus âgé était dans un état de faiblesse avancée. Il haletait tout le temps. Malheureusement, d’après le Sculpteur, c’était le plus alerte et le plus créatif. Quand il mourrait…

Avec un peu d’habitude, Johanna percevait les faiblesses de chaque membre du Sculpteur. Même les plus vigoureux, ceux dont le poil était moelleux et profond, marchaient d’une drôle de manière par rapport aux autres meutes. Était-ce dû à une malformation spinale ? Ces deux membres prenaient aussi du poids, ce qui n’arrangeait rien.

Johanna n’apprit pas tout cela d’un coup. Le Sculpteur lui parlait progressivement de toutes les questions qui concernaient les Dards, et son histoire se dessinait en même temps. Elle semblait heureuse de pouvoir se confier à Johanna, bien qu’elle le fît sans jamais s’apitoyer sur elle-même. Elle avait choisi cette voie en connaissance de cause, même si certains l’accusaient d’aller contre la nature, et elle avait vécu plus que toute autre meute dans l’histoire des Dards. Elle savait mieux que personne que sa chance tirait à sa fin.


L’architecture des Dards avait tendance à privilégier les extrêmes. Elle était soit démesurée, soit étriquée d’une manière qui la rendait inaccessible aux humains. La salle du conseil du Sculpteur appartenait à la catégorie démesurée. Ce n’était pas un endroit propice aux discussions intimes. On aurait pu rassembler trois cents humains dans la fosse en forme de cuvette, et il y aurait encore eu de la place. Les balcons séparés qui faisaient le tour de la piste en hauteur auraient pu contenir cent autres personnes comme Johanna.

Elle était déjà venue plusieurs fois ici. La plupart des séances avec la boîte de données se déroulaient dans cette enceinte, en présence du Sculpteur et d’elle-même, et rassemblaient toutes les meutes qui avaient besoin d’informations. Mais aujourd’hui, c’était différent. Il ne s’agissait pas du tout de consulter les données de la boîte. C’était le premier conseil auquel Johanna avait été conviée à assister. La Haute Assemblée comportait dix meutes, et elles étaient toutes présentes. Chaque loge en contenait une, et il y en avait trois autour de la fosse. Johanna connaissait à présent suffisamment les Dards pour savoir que, malgré l’immensité de l’édifice, l’endroit était affreusement surpeuplé. Quinze meutes mêlaient leurs bruits mentaux. Malgré les lourdes tapisseries qui formaient des séparations, elle sentait de temps à autre une désagréable vibration dans sa tête ou dans ses mains, quand elle touchait la rampe.

Elle occupait la plus grande loge avec le Sculpteur. Quand elles étaient arrivées, Vendacious était déjà dans la fosse, en train de disposer des diagrammes. Tandis que les meutes du conseil se levaient à leur entrée, il avait dressé une tête pour dire quelque chose à la reine. Celle-ci avait répondu en samnorsk :

— Je sais que cela va ralentir les débats, mais c’est peut-être mieux ainsi.

Puis elle avait ri d’une manière étrangement humaine.

Pérégrin Wickwrackbal occupait la loge voisine, comme s’il faisait partie de la Haute Assemblée. Étrange. Johanna n’avait jamais compris pourquoi, mais Balder semblait faire partie des grands favoris du Sculpteur.

— Pèlerin, voulez-vous assurer la traduction pour Johanna ? demanda la reine.

Plusieurs têtes de Pérégrin s’inclinèrent.

— Vous voulez bien, Johanna ?

Elle hésita un bref instant, puis hocha la tête à son tour. C’était logique. En dehors du Sculpteur, personne ne parlait mieux le samnorsk que lui. La reine s’assit, prit la boîte de données des mains de Johanna et l’ouvrit. La jeune humaine regarda les symboles affichés sur l’écran.

Elle a préparé des notes !

Elle n’eut pas le temps de manifester sa surprise. La reine prit de nouveau la parole, mais cette fois-ci avec les bruits de déglutition caractéristiques du langage intermeutes. Une seconde plus tard, la traduction de Pérégrin suivit.

— Asseyez-vous, je vous prie. Et tassez-vous. La salle est déjà suffisamment bondée comme ça.

Johanna sourit intérieurement. Le pèlerin Wickwrackbal faisait son travail à la perfection. Il imitait à s’y méprendre la voix humaine du Sculpteur, et sa traduction rendait même l’autorité sarcastique avec laquelle elle avait dit cela.

Après un moment de flottement, il n’y eut plus qu’une ou deux têtes visibles dans chaque loge. La plus grande partie du bruit de fond des pensées était maintenant absorbée par les capitons des loges ou par le dais tendu au-dessus de la salle.

— Poursuivez, Vendacious.

Au milieu de la fosse, le chambellan se redressa, les têtes tournées dans toutes les directions. Il se mit à parler.

— Merci, traduisit la voix de Balder, imitant à présent les intonations du chef de la sécurité. Le Sculpteur m’a prié de convoquer cette assemblée en raison de l’évolution inquiétante de la situation dans le Nord. Selon nos sources locales, Acier serait en train de fortifier la région qui se trouve autour du vaisseau de Johanna.

Déglutitions et interruptions. Scrupilo ?

— Ce n’est pas une nouveauté. C’est pour cela que nous fabriquons de la poudre et des canons.

— C’est vrai, répliqua Vendacious. Nous sommes au courant de leurs projets depuis un certain temps déjà. Cependant, la date d’achèvement a été avancée, et la version finale comportera des murailles plus hautes et plus épaisses que nous ne l’avions escompté. Il semble également qu’Acier ait l’intention, une fois l’enceinte terminée, de démanteler le vaisseau pour en faire étudier les morceaux par ses différents laboratoires.

La nouvelle atteignit Johanna comme un coup de pied à l’estomac. Jusque-là, ils avaient eu une chance, en se battant durement, de reprendre le vaisseau. Elle aurait pu achever la mission commencée par ses parents, ou même faire venir des secours.

Le pèlerin intervint alors dans le débat, traduisant aussitôt pour Johanna :

— Quelle est la nouvelle échéance ?

— Ils pensent terminer la muraille principale dans moins de dix dijours.

Le Sculpteur abaissa une paire de nez sur son clavier pour prendre une note. En même temps, elle passa une tête par-dessus la balustrade pour regarder le chef de la sécurité.

— J’ai remarqué, en d’autres occasions, qu’Acier avait tendance à se montrer un peu trop optimiste. Disposez-vous d’une estimation objective ?

— Oui. Nous pensons qu’il faudra entre huit et onze dijours pour achever les travaux.

— Nous comptions sur au moins quinze dijours. Ce changement est-il la conséquence de nos propres projets ?

Dans la fosse, Vendacious resserra légèrement les rangs.

— C’est ce que nous avons pensé au début, Majesté. Mais… Comme vous le savez, nous disposons de sources d’information très spéciales, qu’il ne convient pas de mentionner, même devant cette Haute Assemblée.

— Quel frimeur ! Il y a des moments où je me demande s’il sait vraiment quelque chose. En tout cas, je ne l’ai jamais vu bouger son cul pour se rendre sur le terrain…

Hein ? Il fallut une seconde à Johanna pour réaliser que c’était le pèlerin qui glosait ainsi pour son compte. Elle jeta un coup d’œil dans la loge voisine. Trois têtes de ses membres étaient visibles, et elles la regardaient avec une expression qu’elle interpréta comme un sourire niais. Personne d’autre ne semblait réagir à son commentaire. Apparemment, il pouvait focaliser ses remarques sur elle seule. Elle lui lança un regard noir, et il reprit sa traduction officielle.

— Acier sait que nous voulons attaquer, mais il n’est pas au courant de nos armes secrètes. Son ordre d’accélérer les travaux semble être le résultat d’une méfiance générale. Malheureusement, cela ne nous facilite pas la tâche.

Trois ou quatre conseillers se mirent à parler en même temps.

— Beaucoup d’inquiétude bruyante, résuma le pèlerin. Du genre : « J’avais prédit que ça ne marcherait jamais », et : « Qu’est-ce qui nous a poussés à prendre cette décision stupide d’attaquer les Flenséristes, pour commencer ? »

À côté de Johanna, le Sculpteur lança brusquement un sifflement perçant. Les récriminations se calmèrent peu à peu.

— Certains d’entre vous oublient leur courage, dit-elle. Nous avons décidé d’attaquer l’île Cachée parce qu’elle représentait un trop grand danger, que nous pensions pouvoir éliminer grâce aux canons de Johanna.

L’un des membres du Sculpteur, couché par terre, avança un museau pour caresser le genou de la jeune humaine.

— Mais c’est nous qui risquons d’être éliminés si Acier apprend à se servir du vaisseau, poursuivit la reine.

La voix directionnelle de Pérégrin gloussa à l’oreille de Johanna.

— Il y a aussi le problème secondaire de vous faire rentrer chez vous et d’établir le contact avec les étoiles. Mais elle ne peut pas dire ça aux meutes « pragmatiques » de cette assemblée. Pour le cas où vous ne l’auriez pas deviné, je vous signale que c’est l’une des raisons de votre présence ici. Pour rappeler à ces rigolos qu’il y a plus au royaume des cieux qu’ils ne sauraient en rêver.

Il poursuivit sa traduction des paroles du Sculpteur.

— Nous n’avons pas commis d’erreur quand nous avons entrepris cette campagne. Si nous ne l’avions pas fait, les conséquences auraient été aussi mortelles qu’un combat perdu. Avons-nous une chance d’acheminer nos forces à temps ? Soyez bref, Scrupilo.

Elle avait levé un museau en direction d’une loge située à l’opposé de la leur par rapport à la fosse centrale.

— La dernière chose dont il est capable, c’est bien d’être bref… Euh… pardon.

Encore Pérégrin qui faisait ses commentaires tandis que Scrupilo passait deux têtes par-dessus la rampe de sa loge.

— Nous avons discuté de cette question avec Vendacious, Majesté. Lever une armée et lui faire remonter la côte, cela peut se réaliser en moins de dix dijours. Mais ce sont les canons, et peut-être la formation des meutes des canonniers, qui posent problème. Je m’en occupe activement.

Le Sculpteur lança une interrogation abrupte.

— Oui, Majesté. Nous avons la poudre. Elle est aussi puissante que l’indiquait la Boîte. Les tubes nous ont causé quelques difficultés, cependant. Jusqu’à ces derniers jours, le métal se fendait lorsque la culasse refroidissait. Je crois avoir réglé le problème. Je dispose à présent de deux tubes sans défaut. J’avais espéré disposer de plusieurs dijours pour les essais…

— Nous ne pouvons pas nous le permettre, interrompit le Sculpteur en se dressant de tous ses membres pour faire du regard le tour de l’assemblée. J’ordonne que les essais commencent immédiatement. S’ils sont concluants, la fabrication devra débuter sans tarder. Il nous en faut le plus grand nombre possible.

Sinon…


Deux jours plus tard…

Le plus drôle était que Scrupilo avait tenu à faire inspecter le canon par Johanna avant le premier tir. La meute allait et venait avec excitation autour de l’assemblage, expliquant les détails techniques à Johanna en samnorsk approximatif. Elle hochait gravement la tête de temps à autre. À quelques mètres de là, en grande partie cachés à l’abri d’un talus, le Sculpteur et son Conseil observaient l’exercice. L’objet, en tout cas, avait l’air imposant. Il était monté sur un petit chariot que l’effet de recul était censé faire rouler sur un tas de terre derrière lui. Le tube de métal, fondu d’un seul tenant, avait environ un mètre de long. L’arme avait dix centimètres de diamètre. La poudre et la mitraille étaient chargées par la gueule. La mise à feu se faisait par un petit trou à l’arrière.

Johanna passa la main sur le fût. La surface de plomb était bosselée, et de nombreuses impuretés étaient prises dans le métal. Même l’intérieur du tube était rugueux. Cela ferait-il une différence ? Scrupilo expliqua qu’il avait mis de la paille dans le moule pour éviter les fissures lors du refroidissement. Hum…

— Vous devriez essayer d’abord avec une petite quantité de poudre, suggéra-t-elle.

La voix de Scrupilo se fit plus directionnelle, plus conspiratrice.

— Entre nous, c’est exactement ce que j’ai fait. Et ça a très bien marché. Il est temps de passer au premier essai grandeur nature.

Tiens, tu n’es donc pas si débile que ça.

Elle sourit au membre le plus proche d’elle, qui n’avait pas de noir du tout à la tête. D’une manière comique, Scrupilo lui rappelait certains savants du Lab Haut.

— Tout vous semble en ordre ? Peut-on commencer ? demanda Scrupilo en reculant d’un pas.

Deux de ses membres s’étaient tournés nerveusement vers le talus où s’abritaient les membres du Conseil.

— Euh… Oui, tout me paraît en état de fonctionner.

Il n’y avait pas de raison pour que cela ne marche pas. Le canon était la réplique exacte de ceux que l’on voyait à Nyjora dans les fiches d’histoire de Johanna.

— Mais faites attention, ajouta-t-elle. S’il éclate, il peut causer la mort de ceux qui se trouvent à proximité.

— Je sais, je sais.

Fort de son approbation officielle, Scrupilo contourna la pièce et fit signe à Johanna de courir s’abriter. Tandis qu’elle rejoignait le Sculpteur, il continua de parler dans le langage des Dards, sans doute pour expliquer comment allait se dérouler l’essai.

— Vous croyez que ça va marcher ? demanda le Sculpteur d’une voix faible.

Elle paraissait plus fatiguée que d’ordinaire. On avait étalé une natte sur la mousse derrière le talus, et la plupart de ses membres étaient couchés tranquillement, la tête entre les pattes. Celui qui était aveugle semblait endormi. Le jeune baveur était serré contre lui, agité de spasmes nerveux de temps à autre. Comme d’habitude, Pérégrin Wickwrackbal était à proximité, mais il ne faisait plus l’interprète pour Johanna. Toute son attention était concentrée sur Scrupilo.

Johanna songeait à la paille que ce dernier avait utilisée dans les moules. Tous ces gens faisaient de leur mieux pour aider, mais…

Elle se mit à genoux pour passer la tête au-dessus du talus. On aurait dit une scène de cirque tirée d’un livre d’histoire. Les animaux savants, le gros canon… Il y avait même la toile de tente. Vendacious avait insisté pour dissimuler l’opération aux yeux d’éventuels espions postés sur les collines avoisinantes. Même si l’ennemi voyait quelque chose, il n’aurait pas beaucoup de détails à rapporter à Acier.

La meute de Scrupilo s’affairait autour du canon, sans pour autant cesser de parler. Deux membres poussèrent un barillet de poudre noire qu’il commença à bourrer dans la gueule du canon. Puis ce furent des boules de papier de soie, qui furent soigneusement tassées. Ensuite, il chargea le boulet. Pendant ce temps, le reste de la meute faisait pivoter la pièce pour la pointer à l’extérieur de la tente.

Ils se trouvaient du côté du château qui donnait sur la forêt, entre la nouvelle muraille et l’ancienne. Johanna apercevait une partie d’un versant de colline au-dessus duquel flottaient quelques nuages gris. L’ancienne muraille était à une centaine de mètres de là. En fait, c’était l’endroit où Scribe avait été assassiné. Si ce fichu canon n’explosait pas, personne n’avait idée de l’endroit où retomberait le boulet. Johanna pariait qu’il n’atteindrait même pas le mur.

Scrupilo s’était regroupé à lanière du canon. Il essayait de mettre le feu à une longue tige de bois.

Avec un pincement au creux de l’estomac, Johanna se dit que cela ne marcherait jamais. C’étaient des amateurs et des clowns, elle la première.

Ce pauvre type va se faire tuer pour rien.

Elle se dressa sur ses jambes. Il faut que j’empêche cela. Mais elle se sentit tirée vers le bas par la ceinture. C’était un membre du Sculpteur, un des plus gros, qui avait du mal à marcher.

— Il faut bien que quelqu’un le fasse, lui dit la meute.

Scrupilo avait enflammé sa baguette. Il cessa brusquement de parler. Tous ses membres, à l’exception de celui qui avait la tête blanche, coururent se mettre à l’abri derrière le talus. Un instant, Johanna crut à une couardise de dernière minute. Mais elle comprit. Un humain manipulant des explosifs aurait la réaction de protéger son corps, à l’exception de la main qui tient l’allumette. Scrupilo risquait d’être blessé, mais non d’être tué.

Le membre à la tête blanche tourna la tête en direction du reste de Scrupilo. Il ne semblait pas particulièrement nerveux. Il tendait plutôt l’oreille. À cette distance, il ne pouvait pas faire vraiment partie de l’esprit de la meute, mais il avait probablement plus de capacités de perception que n’importe quel chien, et il semblait attendre des instructions.

Tournant la tête, il s’avança vers le canon en s’aplatissant au sol pour s’abriter derrière la moindre aspérité de terrain. Puis il tendit la baguette jusqu’à ce que la flamme pénètre lentement dans la lumière du canon. Johanna se boucha les oreilles.

L’explosion fut sèche et retentissante. Le Sculpteur se serra contre elle en frissonnant, et des sifflements de douleur retentirent de toutes parts sous le dais. Pauvre Scrupilo ! Johanna sentit les larmes lui monter aux yeux. Il faut que je regarde. Je suis en partie responsable.

Lentement, elle se mit debout et se força à regarder l’endroit où, quelques instants plus tôt, le canon se trouvait et… se trouve encore ! Une épaisse fumée montait de ses deux extrémités, mais il était intact.

Qui plus est, Tête-blanche titubait autour du chariot, sa fourrure maculée de suie.

Le reste de Scrupilo se précipita vers lui. Puis les cinq membres se mirent à bondir et à danser de joie autour du canon sous les yeux médusés de l’assistance, qui demeura muette encore un bon moment. L’expérience avait réussi. Le canon était intact. Et… Se tournant soudain vers la colline, Johanna aperçut une brèche d’un mètre au sommet de la vieille muraille, à un endroit où elle était précédemment intacte. Vendacious allait avoir du mal à cacher cela à ses ennemis !

Le silence hébété fit place à la plus bruyante explosion de joie à laquelle Johanna eût jamais assisté. En plus des glapissements et des bruits de déglutition habituels, il y avait des sifflements dans le suraigu, à la limite de la perception humaine. À l’autre extrémité de la tente, deux Dards qu’elle ne connaissait pas entrèrent en collision l’un avec l’autre. Sous le coup de leur jubilation intense, les deux Dards ne formaient plus qu’une meute de neuf ou dix membres.

Nous allons réussir à reprendre le vaisseau !

Johanna se tourna pour serrer le Sculpteur dans ses bras, mais elle vit que la reine ne participait pas à l’allégresse générale. Tremblante, ses têtes blotties l’une contre l’autre, elle semblait en état de choc. Johanna voulut caresser le cou du plus gros d’entre elle, mais il eut un mouvement de recul spasmodique.

Une embolie ? Une crise cardiaque ? Les noms des anciens fléaux surgirent à l’esprit de Johanna. Quel effet pouvaient-ils avoir sur une meute ? Il se passait quelque chose d’anormal, et personne ne semblait s’en apercevoir. Johanna se releva.

— Pérégrin ! hurla-t-elle.


Cinq minutes plus tard, ils sortirent le Sculpteur de la tente. L’endroit ressemblait toujours à une maison de fous, mais un silence de mort régnait pour les oreilles de Johanna. Elle avait aidé la reine à monter dans son chariot, mais on ne l’avait pas laissée s’approcher après cela. Même Pérégrin, si heureux de lui servir d’interprète la veille, l’avait repoussée en disant : « Tout ira bien, ne vous inquiétez pas. » Puis il avait couru à l’avant du chariot et saisi les rênes des machintrucs pelés. Le chariot s’était ébranlé, entouré de plusieurs meutes de gardes. L’espace d’un instant, le caractère terriblement inhumain du monde des Dards écrasa de nouveau Johanna. C’était, de toute évidence, un cas d’urgence. Il y avait une personne en train de mourir. Tout le monde courait de tous les côtés. Pourtant… les meutes se resserraient le plus possible, personne ne cherchait à se rapprocher d’un autre, il n’était pas question de se toucher.

L’instant d’angoisse passa. Johanna quitta la tente pour courir après le chariot. Elle essayait de rester sur la bruyère au bord du chemin boueux, et réussit presque à rattraper le convoi. Tout était humide et glacé, plongé dans la grisaille. Les meutes étaient si enthousiastes après la réussite de l’essai. Pouvait-il s’agir encore d’une traîtrise de Flenser ? Johanna trébucha dans un trou et tomba à genoux dans la boue. Le chariot prit un virage et roula sur des pavés. Elle le perdit de vue. Elle se leva et continua sur le terrain détrempé, mais moins vite. Elle ne pouvait plus rien faire, maintenant. Plus rien du tout. Elle avait lié amitié avec Scribe, et Scribe avait été tué. Le Sculpteur était son amie, et maintenant…

Elle arriva sur la route pavée qui passait entre les magasins du château. Le chariot était loin devant elle. Elle ne le voyait plus. Seul le bruit de ses roues lui parvenait faiblement. Les meutes de la sécurité de Vendacious couraient dans les deux sens sur la route, s’arrêtant de temps à autre sur le côté pour laisser passer ceux qui venaient en sens inverse. Personne ne voulut répondre à ses questions. Mais personne ne comprenait le samnorsk, sans doute.

Elle était presque perdue. Elle percevait toujours le bruit du chariot, mais il avait dû tourner quelque part. Puis elle l’entendit de nouveau derrière elle. Ils conduisaient le Sculpteur dans son pavillon à elle ! Revenant sur ses pas, elle retrouva aisément son chemin. Quelques minutes plus tard, elle suivait l’allée qui conduisait au petit pavillon à un étage qu’elle partageait avec le Sculpteur depuis quelques dijours. Elle était trop épuisée pour courir davantage. Gravissant la colline, elle avait vaguement conscience d’être trempée et couverte de boue. Le chariot était stationné à cinq mètres de la porte. Il y avait des gardes partout. Cependant, leurs arbalètes n’étaient pas bandées.

Le soleil de l’après-midi avait découvert une trouée dans les nuages à l’ouest, et ses pâles rayons éclairèrent un instant la bruyère mouillée et les charpentes luisantes, qui se profilèrent au-dessus des collines contre le ciel noir. C’était une combinaison d’ombres et de lumière que Johanna avait toujours trouvée particulièrement belle.

Faites qu’elle n’ait rien.

Les gardes la laissèrent passer. Pérégrin Wickwrackbal se tenait dans l’entrée. Trois de ses membres la regardaient approcher. Le quatrième, Balder, avait passé son long cou à l’intérieur pour voir ce qui se passait.

— Elle avait émis le désir d’être transportée ici quand cela se produirait, dit-il.

— Qu… qu’est-ce qui s’est produit ? demanda Johanna.

Pérégrin eut l’équivalent d’un haussement d’épaules.

— C’est le choc dû au bruit du canon. Mais n’importe quoi d’autre aurait pu servir de déclencheur.

Il y avait quelque chose d’étrange dans la manière dont il remuait les têtes. Avec indignation, Johanna se rendit compte que la meute souriait, pleine de jubilation.

— Je veux la voir !

Elle se précipita à l’intérieur tandis que Balder battait précipitamment en retraite.

La pièce n’était éclairée que par la porte restée ouverte et par les hautes meurtrières. Il fallut quelques secondes à Johanna pour que sa vision s’adapte à la pénombre. Il y avait une odeur de… mouillé. Le Sculpteur était couché en cercle sur le matelas capitonné qu’elle utilisait chaque soir. Johanna traversa la pièce et s’agenouilla au chevet de la meute. Celle-ci eut un mouvement de recul. Il y avait du sang au milieu du matelas, ainsi que quelque chose qui ressemblait à des tripes. Johanna eut envie de vomir.

— S… sculpteur ? murmura-t-elle tout doucement.

Un membre de la reine rampa vers Johanna et mit son museau dans le creux de sa main.

— Johanna… C’est… étrange, d’avoir quelqu’un à côté de moi en un moment pareil.

— Vous saignez… Que se passe-t-il ?

Le rire du Sculpteur fut presque inaudible et à moitié humain.

— J’ai mal, mais je suis heureuse… Regarde.

Le membre aveugle tenait quelque chose de tout petit et de luisant entre ses mâchoires. Un autre membre le léchait. La chose gigotait, pleine de vie. Johanna s’avisa tout à coup que certaines parties du Sculpteur étaient devenues bien grosses, ces temps derniers.

Un bébé ?

— Oui. Et j’en aurai un autre dans un jour ou deux.

Johanna s’assit sur le plancher et se couvrit le visage des deux mains. Elle sentait qu’elle allait encore pleurer.

— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ?

Le Sculpteur ne répondit pas durant quelques instants. Elle léchait le bébé partout, puis le plaça délicatement contre le ventre du membre qui devait être sa mère. Le nouveau-né se blottit contre elle, enfouissant son museau dans la fourrure moelleuse. Il ne produisait aucun son audible par Johanna. Finalement, la reine murmura :

— Je ne sais pas si… je peux te faire comprendre. C’est très dur pour moi.

— D’avoir des bébés ?

Les mains de Johanna étaient poisseuses à cause du sang qu’il y avait sur la couverture. Bien sûr que c’était dur, mais n’était-ce pas ainsi que tout le monde naissait sur cette planète ? C’était le genre de souffrance qui faisait que l’on voulait être entouré d’amis, le genre de douleur qui débouchait sur la joie.

— Pas d’avoir des bébés. J’en ai eu plus de cent dont ma mémoire se souvienne. Mais ces deux-là… sont la fin de moi. Tu ne peux pas comprendre. Vous autres, les humains, vous n’avez pas la possibilité de choisir de continuer à vivre. Votre descendance n’est pas vous. Pour moi, c’est la fin d’une âme de près de six cents ans. Tu vois, je vais garder ces deux bébés en tant que partie de moi-même. Et pour la première fois depuis tous ces siècles, je ne suis pas le père et la mère en même temps. Je vais devenir un ného.

Johanna tourna la tête pour regarder l’aveugle, puis le baveur. Six cents ans d’inceste. Combien de temps la reine aurait-elle pu continuer ainsi avant que son esprit ne pourrisse complètement ?

Pas le père et la mère en même temps.

— Qui est le père, alors ? balbutia-t-elle.

— À votre avis ?

La voix venait de devant la porte. Une tête de Pérégrin Wickwrackbal passa au coin de l’encadrement juste assez pour montrer un œil.

— Quand le Sculpteur prend une décision, elle va jusqu’au bout. Son âme est la plus dense qui ait jamais existé. Mais elle a maintenant du sang – ou bien des gènes, comme dirait la Boîte – venant de meutes du monde entier, par l’intermédiaire de l’un des pèlerins les plus tordus qui aient jamais exposé leur âme au vent.

— L’un des plus brillants, aussi, murmura le Sculpteur d’une voix à la fois grave et sarcastique. La nouvelle âme sera au moins aussi intelligente que la précédente, et probablement plus souple.

— Je suis un peu enceinte, moi aussi, déclara Pérégrin. Mais je ne me sens pas du tout triste. Je suis resté trop longtemps quat. Imaginez, avoir des petits du Sculpteur en personne ! Cela me donne envie de devenir conservateur et de m’établir.

— Holà ! Même deux bébés de moi, ce n’est pas assez pour freiner votre tempérament de pèlerin !

Johanna les écoutait plaisanter. Les notions en jeu étaient tellement inhumaines, et en même temps si chargées d’implications affectives et d’humour tendre qu’elles en devenaient presque familières. Quelque part… Elle se rappela soudain. Quand elle avait cinq ans, papa et maman avaient ramené un jour le petit Jefri à la maison. Johanna ne se rappelait pas les mots exacts, ni même la signification générale de ce qu’ils lui avaient dit, mais le ton était exactement le même qu’entre le Sculpteur et Pérégrin.

Elle se rassit au bord de la couche. Les tensions de la journée disparurent. L’artillerie de Scrupilo fonctionnait vraiment. Ils avaient une chance de récupérer le vaisseau. Et même s’ils échouaient… elle avait un peu l’impression de se retrouver à la maison.

— Est-ce que… est-ce que je peux prendre le bébé dans mes bras ?

25

Le voyage du Hors de Bande II avait commencé en catastrophe, alors que la vie et la mort pouvaient tenir à quelques heures ou à quelques minutes de différence. Les premières semaines avaient été marquées par la teneur, la solitude et la résurrection de Pham. Le HdB tombait rapidement vers le plan galactique, laissant le Relais loin derrière. Jour après jour, le tourbillon stellaire s’inclinait vers le haut à leur rencontre, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une bande de lumière, la Voie lactée telle qu’on pouvait la voir de Nyjora, de la Vieille Terre ou de la plupart des planètes habitables de la galaxie.

Vingt mille années-lumière en trois semaines. Mais ils avaient suivi, jusqu’ici, une route qui traversait le Moyen En delà. Maintenant qu’ils étaient dans le plan galactique, ils étaient encore séparés par des milliers d’années-lumière de leur destination au Fin Fond. Les interfaces de la Zone suivaient plus ou moins des surfaces de densité moyenne constante. À l’échelle galactique, le Fin Fond était une surface légèrement convexe qui entourait la plus grande partie du disque galactique. Le HdB se déplaçait maintenant dans le plan du disque, plus ou moins en direction du centre galactique. Chaque semaine, ils se rapprochaient un peu plus des Lenteurs. Pis encore, leur route, ainsi que toutes les variantes susceptibles de les faire progresser, passait par une région de perturbations massives. Le Réseau appelait cela la Grande Tempête de Zone, bien qu’il n’y eût, naturellement, aucune sensation physique de turbulence quand on traversait ce volume. Mais il y avait des jours où leur avance représentait moins de quatre-vingts pour cent de ce qu’ils avaient escompté.

Ils savaient depuis quelque temps que ce n’était pas seulement la tempête qui les ralentissait. Coquille Bleue était sorti inspecter les dommages de la coque consécutifs à leur départ en catastrophe.

— C’est le vaisseau lui-même qui est atteint ?

Ravna était dans le poste de commande, où elle contemplait l’avance à présent presque imperceptible des étoiles dans le ciel. C’était une confirmation plus qu’une révélation, mais qu’allaient-ils faire maintenant ?

Coquille Bleue ne cessait d’aller et venir bruyamment au plafond. Chaque fois qu’il atteignait la paroi opposée, il demandait au vaisseau de lui communiquer la pression dans le sas du nez. Elle le fustigea du regard.

— Ça fait je ne sais combien de fois en trois minutes que vous lui faites vérifier ça ! Si vous pensez qu’il y a quelque chose qui cloche, réparez-le !

Les roues du Cavalier s’arrêtèrent de tourner abruptement. Ses appendices s’agitèrent de manière incertaine.

— Mais je viens justement de l’extérieur. Je voulais m’assurer que j’ai bien refermé l’écoutille. Oh… Vous voulez dire que j’avais déjà vérifié ?

Ravna leva les yeux vers lui. Essayant de parler calmement, car Coquille Bleue n’était pas une cible pour ses frustrations, elle murmura :

— Ouais. Cinq fois.

— Excusez-moi.

Il s’interrompit, plongé dans le silence de la concentration totale.

— J’ai noté la chose en mémoire, dit-il.

Il y avait des moments où elle trouvait cela amusant, mais d’autres où c’était carrément horripilant. Quand les Cavaliers essayaient de penser à plus d’une chose à la fois, leurs skrodes étaient parfois incapables d’assurer la continuité de la mémoire à court terme. Coquille Bleue avait la spécialité de se laisser enfermer dans des cycles comportementaux où il répétait une action indéfiniment en oubliant qu’il l’avait accomplie.

Pham souriait aussi, mais d’une manière plus froide que Ravna.

— Ce que je ne comprends pas, dit-il, c’est pourquoi les Cavaliers s’accommodent si aisément de cette situation.

— Comment ça ?

— D’après la bibliothèque de bord, vous trimbalez ces gadgets que vous appelez des skrodes depuis une époque antérieure au Réseau. Comment se fait-il que vous ne les ayez pas améliorés ? Vous pourriez vous débarrasser de ces roues ridicules et améliorer le fonctionnement de la mémoire. Je suis sûr que même le simple programmeur militaire des Lenteurs que je suis pourrait concevoir un engin plus efficace que celui qui vous porte.

— C’est une question de tradition, en fait, déclara Coquille Bleue d’un air un peu pincé. Nous sommes reconnaissants à Celui qui nous a donné nos roues et la mémoire au commencement.

— Hum…

Ravna avait failli sourire, mais elle connaissait assez bien Pham pour voir où il voulait en venir. Il voulait dire que certains Cavaliers de la Transcendance avaient dû opérer les modifications dont il parlait, et que ceux qui restaient étaient soumis à des limitations qu’ils s’imposaient eux-mêmes.

— La tradition, parfaitement, intervint Tige Verte. Beaucoup de Cavaliers ont changé, nous le savons. Certains ont même Transcendé. Mais nous tenons à rester comme nous sommes.

Elle marqua un instant de pause. Quand elle continua, sa voix paraissait encore plus timide que d’ordinaire.

— Vous avez entendu parler du Mythe du Cavalier ?

— Non, fit Ravna, distraite de ses pensées malgré elle.

Elle savait qu’elle aurait l’occasion, durant leur long voyage, d’en apprendre autant sur les Cavaliers que sur n’importe quel ami humain. Mais pour le moment, il y avait encore des surprises.

— Peu de gens le connaissent. Nous n’en faisons pas un secret, mais nous n’aimons pas beaucoup en parler. C’est presque une religion pour nous, sans faire de prosélytisme. Il y a quatre ou cinq milliards d’années de cela, Quelqu’un a fabriqué les premiers skrodes et hissé les premiers Cavaliers à l’état de sentience. Ces faits sont vérifiés. Mais d’après le mythe, quelque chose a détruit notre Créateur et tout son travail. Une catastrophe si grande qu’avec la distance elle n’est même pas concevable comme un acte de l’Esprit.

Nombreuses étaient les théories sur l’état de la galaxie dans un passé lointain, à l’époque de la Séparation Primordiale. Le Réseau n’avait pas pu exister tout le temps. Il fallait qu’il y ait un début. Ravna n’avait jamais beaucoup cru aux Guerres Anciennes et aux Catastrophes.

— Dans un sens, déclara Tige Verte, c’est nous, les Cavaliers, qui sommes restés fidèles. Nous attendons le retour de Celui qui nous a créés. Le skrode et son interface facilitent notre patience.

— Parfaitement, approuva Coquille Bleue. Sans compter que la conception de nos skrodes est très subtile, chère madame, même si leur fonction semble simple. La tradition, ajouta-t-il en faisant rouler son skrode jusqu’au centre du plafond, nous impose une discipline fructueuse, en nous obligeant à nous concentrer sur ce qui est réellement important. Tout à l’heure, j’avais trop de choses en tête…

Abruptement, il retourna au sujet en cours.

— Deux de nos arêtes de poussée n’ont pas pu se rétablir complètement après les avaries subies au Relais. Trois autres se dégradent peu à peu. Nous pensions que c’étaient les effets de la tempête, mais je viens de procéder à un examen minutieux, et il ne s’agit pas d’une fausse alerte.

— Cela va s’aggraver ?

— J’en ai bien peur.

— Jusqu’à quel point ?

Coquille Bleue resserra ses appendices.

— Chère madame Ravna, nos extrapolations ne peuvent pas encore se chiffrer. Comme vous le savez, le HdB n’était pas tout à fait en état de prendre le départ. Certaines vérifications techniques n’ont pu être effectuées. C’est surtout cela qui m’inquiète. Nous ignorons quels vices cachés vont surgir encore, particulièrement lorsque nous atteindrons le Fin Fond et que nos systèmes automatiques ne fonctionneront plus. Nous devrons alors surveiller attentivement les réacteurs, et… espérer.

C’était le cauchemar qui hantait tous les voyageurs, particulièrement au Fin Fond. En l’absence d’ultrapoussée, une année-lumière ne représentait soudain plus des minutes, mais des années. Même en mettant les ramscoops à feu et en se plongeant en état de cryosommeil, ils arriveraient à l’endroit où se trouvait Jefri Olsndot un millier d’années après sa mort, et le secret du vaisseau de ses parents serait enfoui au milieu de quelque fosse archéologique médiévale.

Pham Nuwen fit un geste du bras en direction du champ d’étoiles qui se déplaçait lentement.

— Nous sommes toujours dans l’En delà, quand même. Nous faisons plus de chemin en une heure que la flotte du Qeng Ho en dix ans. Il doit bien y avoir un endroit où nous pourrions réparer ?

— Plusieurs, même.

Adieu leur petit voyage « rapide et discret », se dit Ravna en soupirant. Ils auraient dû stocker, avant leur départ du Relais, des pièces détachées de rechange et des programmes dûment vérifiés et compatibles avec le Fin Fond. Tout cela s’était envolé. Elle se tourna vers Tige Verte.

— Vous avez une idée ?

— Sur quoi ?

Ravna se mordit la lèvre de frustration. Certains disaient que les Cavaliers étaient une race de comédiens. Si c’était vrai, ce n’était pas du tout intentionnel.

Coquille Bleue crépita à l’intention de sa compagne.

— Ah ! Vous voulez dire sur les endroits où nous pourrions trouver de l’aide ? Il y a plusieurs possibilités. Sjandra Kei se trouve à trois mille neuf cents années-lumière d’ici dans la direction de la rotation, mais en dehors de cette tempête. Nous n’avons pas…

— C’est trop loin, lui dirent Ravna et Coquille Bleue, presque en chœur.

— Je sais, je sais, mais n’oubliez pas que les mondes de Sjandra Kei sont en grande partie humains. Vous venez de là-bas, chère madame Ravna. Et Coquille Bleue et moi, nous les connaissons bien. Après tout, c’est là que nous avons chargé l’équipement crypto que nous apportions au Relais. Nous y avons beaucoup d’amis, et vous une famille. Coquille Bleue vous confirmera que les réparations s’y feront en un clin d’œil.

— À condition que nous puissions arriver jusque-là.

La voix de Coquille Bleue s’était faite impatiente à travers son synthétiseur.

— Bon, quelles sont les autres possibilités ?

— Ce ne sont pas des endroits aussi connus. Il faut que j’établisse une liste.

Ses appendices s’étalèrent sur une console.

— Le point limite pour faire notre choix ne se trouve pas loin du parcours que nous avons programmé. Il s’agit d’une civilisation monosystème. Son nom, dans le Réseau, peut se traduire par… Repos Harmonieux.

— Requiescat in pace, hein ? ironisa Pham.

Ils décidèrent de poursuivre leur voyage discrètement, en surveillant attentivement les arêtes endommagées et en remettant à plus tard le moment de la décision.


Les jours devinrent des semaines, et les semaines, lentement, des mois. Ils étaient quatre voyageurs lancés dans une quête en direction du Fin Fond. L’état des réacteurs s’aggravait, mais très progressivement, conformément aux prévisions du HdB.

La Gale continuait de s’étendre au Faîte de l’En delà, et ses attaques contre les archives du Réseau dépassaient largement son territoire.

Les communications avec Jefri s’amélioraient. Les messages arrivaient au rythme de un ou deux par jour. Parfois, lorsque l’essaim d’antennes du HdB était bien réglé, Ravna pouvait presque parler en temps réel. Le monde des Dards accomplissait des progrès à une allure étonnante. Bientôt, le jeune garçon aurait peut-être les moyens de se protéger tout seul.

Prisonnière de ce vaisseau avec trois compagnons et, pour seul lien avec l’extérieur, ces dialogues quotidiens avec un enfant, elle aurait dû trouver le temps long, mais c’était rarement le cas. Ils avaient tous beaucoup à faire. Elle s’occupait de la bibliothèque de bord, réunissant les matériaux susceptibles de venir en aide à Jefri et à messire Acier. La base de données du HdB n’était rien comparée à l’archive du Relais ou même aux bibliothèques universitaires de Sjandra Kei, mais en l’absence des automatismes de recherche elle serait tout aussi inutilisable. Or, à mesure que leur voyage avançait, ces automatismes exigeaient de plus en plus de vigilance.

Avec Pham à ses côtés, elle n’avait pas le temps de s’ennuyer non plus. Il avait mille projets en tête, et il était curieux de tout.

— Un long voyage, ça peut être formidable, disait-il. On a le temps de faire le point avec soi-même et de se préparer à ce que l’on va trouver de l’autre côté.

Il apprenait le samnorsk. C’était plus lent que lorsqu’il faisait semblant de se recycler au Relais, mais il avait réellement un don pour les langues, et Ravna veillait à ce qu’il pratique beaucoup.

Il passait chaque jour plusieurs heures dans l’atelier du HdB, souvent en compagnie de Coquille Bleue. Les courbes de réalité étaient quelque chose d’entièrement nouveau pour lui, mais au bout de quelques semaines il avait dépassé le stade des prototypes-jouets. Ses combinaisons pressurisées étaient équipées de blocs propulseurs et d’un compartiment d’armes.

— On ne peut pas savoir ce qui va se passer à notre arrivée. Il vaut mieux nous protéger avec des armures mobiles.

À la fin de chaque journée de travail, ils se réunissaient tous au poste de commande pour comparer leurs notes, examiner les derniers messages reçus de Jefri et de messire Acier, et prendre connaissance de l’état des réacteurs. Pour Ravna, c’était souvent le moment le plus heureux de la journée. Quelquefois, c’était le plus malheureux. Pham avait réglé l’affichage automatique pour qu’il montre des murs de château de tous les côtés. Une énorme cheminée remplaçait la fenêtre habituelle à l’état comm. Elle faisait un bruit presque parfait. Il avait même réussi à faire émettre par la paroi une certaine quantité de chaleur à cet endroit. C’était la grand-salle du château telle que la mémoire de Pham en avait enregistré l’image. Sur Canberra, disait-il. Mais ce n’était pas très différent de l’Ère des Princesses de Nyjora (bien que la majeure partie des châteaux en question se soit trouvée dans des régions tropicales humides où de telles cheminées n’avaient pas beaucoup d’utilité). Pour une raison quelque peu perverse, cependant, même les Cavaliers semblaient apprécier la chose. Tige Verte disait que cela lui rappelait une escale dans une station commerciale l’année où elle avait connu Coquille Bleue. Tels des voyageurs après une épuisante journée de marche, les quatre occupants du vaisseau se reposaient à la chaleur de ce foyer fantôme. Lorsqu’ils avaient fait le tour des questions du jour, Pham et les Cavaliers se racontaient des histoires, souvent jusqu’à une heure avancée de la « nuit ».

Ravna leur tenait compagnie, moins bavarde qu’eux. Elle participait à leurs rires, et quelquefois à leurs discussions. Un soir, Coquille Bleue s’était élevé contre le point de vue de Pham, qui faisait aveuglément confiance au cryptage à clé publique. Ravna était intervenue pour citer quelques anecdotes de son cru qui illustraient l’opinion du Cavalier. Mais c’était aussi le moment où elle éprouvait le plus de nostalgie. Pourtant, les récits étaient toujours intéressants. Coquille Bleue et Tige Verte avaient visité de nombreux endroits. C’étaient des négociants accomplis. Les transactions bien menées, les marchandages et les petites escroqueries étaient toute leur vie. Pham éprouvait une immense joie à les entendre. À son tour, il leur racontait son existence de prince sur Canberra ainsi que ses exploits de voyageur et explorateur dans le secteur des Lenteurs. Malgré la difficulté qu’il y avait à se déplacer dans ces régions, ses aventures valaient largement celles des Cavaliers. Ravna souriait, essayant de feindre l’enthousiasme.

Il y croyait vraiment, à ses histoires, mais il était difficile d’imaginer qu’un seul humain ait pu faire et voir tant de choses. Au Relais, elle lui avait affirmé que ses souvenirs étaient synthétiques, ironiquement implantés par le Vieux. Elle avait dit cela sous le coup de la colère, et elle regrettait amèrement ses paroles. Car c’était vrai. Tige Verte et Coquille Bleue ne s’apercevaient de rien, mais il y avait des moments où Pham s’emmêlait dans ses souvenirs, et une lueur de panique à peine dissimulée montait alors dans son regard. Quelque part à l’intérieur de lui-même, il savait, lui aussi, la vérité, et elle aurait voulu, alors, le serrer dans ses bras pour le réconforter. C’était comme si elle se trouvait à côté d’un ami très cher, souffrant de terribles blessures, avec qui elle pouvait parler de tout sauf de la gravité de son état. Elle faisait semblant de ne pas s’apercevoir de ses sautes de mémoire, et riait avec les autres.

Rien n’avait justifié la plaisanterie du Vieux. Pham n’avait pas besoin d’avoir été un héros. C’était un brave garçon, quoiqu’un peu égoïste et tête brûlée. Mais il avait autant de ténacité qu’elle, et beaucoup plus de courage.

De quels moyens fallait-il que le Vieux ait disposés pour fabriquer une telle personne ! De quelle… puissance ! Ravna le détestait de tout son cœur d’avoir pris Pham pour cible de sa petite plaisanterie.


Du brisedieu du Vieux, il n’y avait, pour le moment, pratiquement aucun signe, ce dont Ravna se félicitait. Une ou deux fois par mois, Pham tombait dans un état de rêverie intense. Lorsqu’il en sortait, durant un ou deux jours, il devenait tout excité à l’idée de quelque projet qui lui trottait dans la tête et que, la plupart du temps, il était incapable d’expliquer clairement. Mais son état ne s’aggravait pas. Il ne s’éloignait pas d’elle.

— Le brisedieu, c’est ce qui fera peut-être toute la différence, en fin de compte, disait-il quand elle avait le courage d’aborder la question avec lui. Mais j’ignore de quelle manière, ajoutait-il en se frappant le front. C’est son domaine privé, là-dedans. Et ce n’est pas seulement une question de mémoire. Il y a des moments où le brisedieu a besoin de tout mon esprit pour réfléchir. Il n’y a plus de place pour ma conscience d’exister. Après, je ne sais plus rien expliquer. Mais j’ai de vagues lueurs… Ce que les parents de Jefri ont apporté sur le monde des Dards peut faire beaucoup de mal à la Gale. C’est un antidote ou, mieux, une contre-mesure. Quelque chose qui a été enlevé à la Perversion au moment où elle prenait naissance dans un labo straumlien. Quelque chose dont la Perversion n’a découvert la disparition que beaucoup plus tard.

Ravna soupira. Il était difficile d’imaginer une bonne nouvelle qui fût en même temps aussi effrayante.

— Les Straumliens auraient pu subtiliser quelque chose comme ça sous le nez de la Perversion ?

— Ce n’est pas impossible. Il se peut aussi que cette Contre-mesure se soit servie des Straumliens pour échapper à la Perversion, pour se cacher à des profondeurs inaccessibles en attendant son heure. Et je pense que son plan peut marcher, Rav, tout au moins à condition que je… que le brisedieu du Vieux puisse y aller pour l’aider. Vois les nouvelles qui nous parviennent. La Gale est en train de mettre le Faîte de l’En delà sens dessus dessous. Elle cherche quelque chose. Son raid sur le Relais n’était qu’un épisode secondaire, un sous-produit de l’assassinat du Vieux. Mais elle ne cherche pas aux bons endroits. Nous avons notre chance.

Ravna songea aux messages de Jefri.

— Cette moisissure sur les parois du vaisseau, tu crois que c’est ça ?

Le regard de Pham se fit lointain.

— Oui. Apparemment, c’est quelque chose de totalement passif, mais il nous a dit que c’était là depuis le début et que ses parents lui interdisaient de s’en approcher. On dirait que ça lui répugne un peu. Il vaut mieux qu’il en soit ainsi, cela dissuade sans doute également ses amis les Dards de trop s’en approcher.

Mille questions lui venaient aux lèvres. Elle était sûre que Pham y pensait aussi. Mais ils n’avaient aucune réponse pour le moment. Un jour, pourtant, ils finiraient par se trouver devant ce mystère, et la main du Vieux saurait quoi faire… par l’intermédiaire de Pham. Elle frissonna. Plus un mot ne sortit de sa bouche pendant un bon moment.


Mois après mois, le projet poudre à canon demeurait au premier plan du développement programmé par la bibliothèque. Les Dards n’avaient pas eu de mal à fabriquer cette substance. Ils ne s’étaient pas trop fourvoyés dans les branches mortes de l’arbre d’expérimentation. Le plus difficile pour eux avait été de tester les alliages, mais ils avaient franchi ce stade avec succès. Les meutes de l’« île Cachée » avaient fabriqué leurs trois premiers prototypes de canon à chargement par la culasse, assez maniable pour être transporté par une seule meute. Jefri disait que la production en série commencerait dans une dizaine de jours.

Le projet radio prenait une tournure insensée. D’un côté, ils avaient du retard ; mais par ailleurs, il atteignait une dimension à laquelle Ravna ne se serait jamais attendue. Au bout d’une longue période de progression à peu près normale, Jefri lui avait soumis un contre-projet. Il s’agissait de remanier entièrement les tables de l’interface acoustique.

— Je croyais que ces rigolos étaient des médiévaux sans antécédents, déclara Pham Nuwen après avoir lu le message de Jefri.

— C’est exact. De toute évidence, ils ont extrapolé à partir des données que nous leur avons envoyées. Ils veulent étendre la portée de leur radio aux fréquences de pensée des meutes.

— Hum… Oui. Nous leur avons décrit la manière dont ces tables caractérisaient la grille du transducteur. Tout cela en samnorsk peu technique. Cela signifie que nous avons dû leur indiquer de quelle façon un changement mineur dans la table pouvait affecter la grille entière. Mais regarde. Notre montage est censé leur fournir une bande passante de trois kilohertz, ce qui leur assure une liaison vocale correcte. Mais tu es en train de me dire qu’en utilisant leur nouvelle table ils obtiendraient au moins deux cents kilohertz.

— Oui. C’est ce que me confirme ma boîte de données.

Il sourit avec sa manière particulière de pencher la tête.

— Ah ! C’est justement ce qui cloche. En principe, nous leur avons fourni assez d’informations pour qu’ils reproduisent le modèle. Mais leur table de spécifications agrandie équivaut à résoudre une équation différentielle numérique partielle à… hum… (il compta les rangées et les colonnes) cinq cents points nodaux. Alors que le petit Jefri affirme que toutes ses boîtes de données ont été détruites et que son ordinateur de bord est pratiquement inutilisable.

Ravna se pencha en arrière.

— Excuse-moi. Je vois où tu veux en venir, maintenant. On s’habitue tellement à ces outils de travail qu’on finit par oublier comment ce serait s’ils n’existaient pas. Tu penses que… euh… cela pourrait être une manifestation de la Contre-mesure ?

Pham hésita, comme s’il n’avait même pas envisagé cette possibilité.

— Non… Je ne crois pas, dit-il. Je pense plutôt que ce messire Acier est en train de se payer notre tête. Tout ce que nous avons comme informations, c’est un flot de données de « Jefri ». Que savons-nous réellement de ce qui se passe là-bas ?

— Je vais te dire ce que je sais, moi. Nous dialoguons avec un enfant humain qui a grandi dans le Domaine Straumli. Tu as lu la plupart de ses messages dans leur traduction en trisk, qui leur fait perdre une grande partie de leur saveur et des menues erreurs que l’on peut attendre d’un enfant dont le samnorsk est la langue natale. Pour imiter ça, il faut au moins un humain adulte. Et après plus de vingt semaines de correspondance avec Jefri, je peux te dire qu’une telle supercherie est exclue.

— D’accord. Admettons que Jefri soit réel. Il a huit ans et il se retrouve isolé sur le monde des Dards. Il nous dit ce qu’il croit être la vérité. Mais qu’est-ce qui te prouve qu’on ne lui raconte pas tout un tas de mensonges ? Admettons qu’on puisse lui faire confiance quand il décrit ce qu’il voit. Mais il affirme que ces créatures ne sont pas sapientes à moins d’être réunies par groupes de cinq environ. D’accord. Acceptons ça aussi.

Pham roula comiquement les yeux. Apparemment, ses lectures récentes lui avaient appris que ce type d’intelligence collective était rarissime dans ce secteur de la Transcendance.

— Il dit aussi qu’ils n’ont rien vu d’autre, en arrivant de l’espace, que de toutes petites villes, et que les installations à la surface sont de type médiéval. D’accord. Croyons-le sur parole. Mais combien de chances y a-t-il que nous ayons affaire à une race assez intelligente pour résoudre de tête une équation différentielle partielle, en extrapolant à partir de tes seuls messages ?

— On a connu des humains capables de faire ça.

Elle pouvait citer un cas dans l’histoire de Nyjora, plus un ou deux autres dans celle de la Vieille Terre. Si ce don était courant parmi les meutes, il s’agissait d’une race exceptionnellement intelligente par rapport à la moyenne des races naturelles dont elle avait entendu parler.

— Tu penses que ce n’est pas une vraie civilisation médiévale au premier degré ? demanda-t-elle.

— Exactement. Je parie qu’il s’agit d’une colonie retombée dans l’oubli, comme ta Nyjora et mon Canberra. La différence, c’est que ces derniers mondes ont la chance de se trouver dans l’En delà. Quant à ces meutes de chiens, elles doivent avoir un ordinateur en état de marche dissimulé quelque part. Peut-être entre les mains d’une autorité religieuse. Ils ne doivent pas avoir grand-chose, mais ils nous cachent certainement un truc important.

— Pour quelle raison agiraient-ils ainsi ? Nous les aiderions de toute manière. Sans compter que Jefri nous a raconté comment ils l’ont sauvé.

Pham sourit de nouveau à sa manière hautaine. Puis il se figea. Il essayait réellement de perdre cette sale habitude.

— Tu es déjà allée sur une bonne douzaine de mondes différents, Ravna. Et tu as dû lire la description de milliers d’autres, même en raccourci. Tu connais certainement des formes de médiévalisme dont je n’ai pas idée. Mais souviens-toi que je viens de l’un de ces mondes… Je crois…

Sa phrase s’était achevée par un grognement presque indistinct.

— J’ai lu beaucoup de choses sur l’Ère des Princesses, murmura timidement Ravna.

— Je sais. Et je suis navré de déranger un peu tes conceptions. Dans toute politique médiévale, l’épée et la pensée sont étroitement liées. Il faut l’avoir vécu pour le comprendre vraiment. Écoute, même si nous croyons tout ce que Jefri nous dit avoir vu de ses yeux, il reste que ce domaine de l’île Cachée est sinistre.

— Tu veux parler du nom ?

— C’est comme le Dépeceur, Acier, les Dards… Les noms ne sont pas nécessairement significatifs… (il se mit à rire), mais quand j’avais huit ans on m’appelait déjà, entre autres, le Roi des Éventreurs.

Voyant l’expression de Ravna, il s’empressa d’ajouter :

— À cet âge-là, je n’avais encore assisté qu’à une exécution ou deux ! Les noms ne sont qu’un aspect d’une civilisation. Mais je pense surtout à la description qu’il nous fait du château, qui semble se trouver tout près du vaisseau, et à cette embuscade à laquelle il dit avoir échappé. Ça ne tient pas debout. Tu me demandes ce qu’ils auraient à gagner en nous trompant. Je vais te répondre de leur point de vue. S’il s’agit d’une colonie déchue, ils ont une idée très claire de ce qu’ils ont perdu. Ils doivent posséder des vestiges de technologie, et ça les rend complètement paranoïaques. Si j’étais eux, je chercherais à tendre un piège aux sauveteurs, s’ils donnent l’impression d’être faibles ou imprudents. Et même s’ils sont forts… Regarde bien les questions que Jefri pose au nom de messire Acier. Ce gars-là lance des coups de sonde. Il essaie de savoir ce qui compte le plus pour nous, le vaisseau, Jefri, les dormeurs ou quelque chose qui se trouve à bord. Quand nous arriverons, il aura probablement anéanti toute opposition locale, grâce à nous. Je parie qu’il va essayer de nous faire chanter dès que nous aurons débarqué là-bas.

Dire que nous étions censés commenter les bonnes nouvelles, se dit Ravna en feuilletant les derniers messages de Jefri. Pham avait raison. Le jeune garçon disait la vérité telle qu’elle lui apparaissait, mais…

— Je ne vois pas ce que nous pourrions changer à notre attitude, dit-elle. Si nous n’aidons pas Acier contre les meutes du Sculpteur…

— C’est vrai. Nous n’en savons pas assez pour agir différemment. Quelle que soit la situation réelle, le Sculpteur semble constituer une menace pour le vaisseau et pour Jefri. Je dis seulement qu’il convient de peser soigneusement chaque éventualité. Ce qu’il ne faut surtout pas faire, c’est manifester un quelconque intérêt pour la Contre-mesure. Si ces gens découvrent ce que nous cherchons, nous n’avons pas la moindre chance. Et il est peut-être temps de commencer à implanter quelques mensonges de notre propre cru. Acier dit qu’il nous prépare une aire d’atterrissage dans l’enceinte de son château. Le HdB ne pourrait en aucun cas s’y poser, mais je pense qu’il vaut mieux ne pas le lui dire. Tu peux expliquer à Jefri que nous nous séparerons au dernier moment de nos arêtes d’ultrapoussée, un peu comme ses parents se sont séparés de leurs conteneurs. Laissons Acier s’épuiser à la construction de quelques inoffensifs traquenards.

Il se mit à fredonner l’une de ses étranges petites « marches ».

— En ce qui concerne la radio, reprit-il, la meilleure chose à faire est de complimenter les Dards, comme si de rien n’était, sur la manière dont ils ont amélioré nos plans. Je suis curieux de voir quelle sera leur réaction.

Pham Nuwen eut sa réponse moins de trois jours plus tard. Jefri Olsndot affirmait que c’était lui qui avait conçu les modifications. S’ils devaient croire ce gamin, il n’existait donc pas d’ordinateur secret. Mais Pham n’était pas du tout convaincu.

— Quelle coïncidence ! Nous aurions un jeune Isaac Newton à l’autre bout de la ligne ?

Ravna ne discuta pas avec lui. C’était un coup de chance extraordinaire, oui, et pourtant… En relisant les derniers messages, elle voyait qu’elle avait affaire, en ce qui concernait le langage et la culture générale, à un garçon tout à fait normal pour son âge. Mais il y avait des cas où il fallait une extraordinaire intuition mathématique – et non une connaissance formelle de cette science – pour dire certaines choses étranges qui la frappaient maintenant. Certaines de ces conversations s’étaient déroulées dans des conditions optimales, avec des temps de rotation inférieurs à moins d’une minute. Tout cela paraissait incompatible avec la tromperie à laquelle songeait Pham.

Jefri Olsndot, tu ne peux pas savoir à quel point j’ai hâte de te rencontrer.


Il y avait toujours quelque chose. Quand ce n’étaient pas les problèmes liés à l’évolution des Dards ou la peur que les assassins envoyés par le Sculpteur ne parviennent à supprimer messire Acier, il y avait la dégradation progressive des arêtes de poussée ou bien les turbulences de la Zone qui ralentissaient leur avance. La vie à bord était tour à tour et simultanément frustrante, ennuyeuse et effrayante. Pourtant…

Une nuit, quatre mois environ après leur départ, Ravna se réveilla en sursaut dans la cabine qu’elle avait fini par partager avec Pham. Elle avait peut-être rêvé, mais elle ne se souvenait de rien. Elle savait que ce n’était pas un cauchemar, cependant. Il n’y avait aucun bruit particulier dans la cabine, rien qui eût pu la réveiller. À côté d’elle, Pham dormait profondément dans leur hamac en filet. Elle passa doucement le bras autour de son épaule pour l’attirer contre elle. Sa respiration changea. Il murmura quelque chose de placide et d’inintelligible. D’après elle, la sexualité en impesanteur n’était pas une expérience aussi formidable que le disaient certains, mais dormir en compagnie de quelqu’un sous zéro g, c’était une expérience à ne pas manquer. Être dans les bras l’un de l’autre ne demandait aucun effort et pouvait se prolonger indéfiniment.

Elle jeta un regard circulaire à la cabine plongée dans la pénombre. Elle essayait de retrouver ce qui l’avait réveillée. Peut-être simplement les préoccupations de la veille. Par toutes les Puissances, les sujets d’inquiétude ne manquaient pas, ces temps-ci ! Elle enfouit son visage au creux de l’épaule de Pham. Les problèmes étaient nombreux, certes, mais… dans un certain sens, elle ne s’était pas sentie aussi heureuse depuis des années. Bien sûr, le pauvre Jefri était dans une sale situation. Et il y avait tous ces morts sur Straum et au Relais. Mais elle était entourée d’amis, et elle vivait un grand amour. Dans ce minuscule vaisseau qui tombait vers le Fin Fond, elle se sentait moins seule que jamais depuis qu’elle avait quitté Sjandra Kei. Et elle allait sans doute bientôt avoir l’occasion de résoudre une grande partie des problèmes.

Elle songea, avec un mélange de joie et de mélancolie, qu’il se pourrait bien que, dans quelques années, elle se penche sur ces instants comme sur les meilleurs moments de sa vie.

26

Finalement, au bout de cinq mois de voyage, il leur apparut clairement qu’ils n’avaient aucune chance de pouvoir continuer s’ils ne procédaient pas à la réparation des arêtes de poussée. Le HdB n’avançait plus que d’un quart d’année-lumière à l’heure dans un volume qui aurait dû leur permettre d’en faire deux. Et la situation s’aggravait. Ils arriveraient sans problème à Repos Harmonieux, mais ensuite…

Quel nom horrible, se disait Ravna. Pham avait proposé, comme traduction libre de remplacement, Requiescat in pace, mais c’était encore pis. Dans l’En delà, presque tous les endroits habitables étaient utilisés. Les civilisations étaient éphémères et les races disparaissaient. Mais il y avait toujours des gens qui montaient du Fin Fond. Le résultat, souvent, était un patchwork composé de systèmes polyspécifiques. Les jeunes races sorties des Lenteurs avaient du mal à cohabiter avec les vestiges de peuples plus âgés. D’après la bibliothèque de bord, Requiescat in Pace était dans l’En delà depuis très longtemps. Il avait été continuellement habité depuis au moins deux cents millions d’années, une durée suffisante pour que dix mille espèces puissent lui donner le nom de monde natal. Les entrées les plus récentes indiquaient plus d’une centaine de souches raciales. Même les plus neuves étaient le résidu de dizaines d’immigrations. L’endroit devait être reposant exactement comme peut l’être un cimetière.

Ainsi soit-il. Ils avaient fait faire au HdB un petit détour de trois années-lumière dans la direction de la rotation galactique. Ils suivaient maintenant la voie principale du Réseau qui conduisait à RIP. Ils allaient pouvoir écouter les Nouvelles en continu jusqu’à ce qu’ils arrivent.

Repos Harmonieux faisait de la publicité. Il y avait au moins une espèce qui accordait de la valeur aux biens matériels et qui se spécialisait dans l’équipement et la réparation des vaisseaux spatiaux. Une race industrieuse, au pied solide (?), disait l’annonce. Finalement, Ravna capta quelques images. Ces créatures se déplaçaient sur des espèces de défenses d’ivoire et avaient tout un buisson de petits bras qui sortaient juste au-dessous de leur cou. La publicité donnait même les adresses sur le Réseau de quelques-uns de leurs clients satisfaits. Dommage qu’on ne puisse pas vérifier. Ravna se contenta de leur envoyer un court message en triskweline où elle demandait l’échange de certaines pièces courantes de leurs réacteurs et proposait différents moyens de paiement.

Pendant ce temps, les mauvaises nouvelles continuaient d’arriver.


Crypto : 0

Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : baeloresk→triskweline, unités SjK

Origine : Alliance pour la Défense

[se définissant comme une coopérative rassemblant cinq empires polyspécifiques de l’En delà en dessous du Domaine Straumli. Aucune trace dans les archives avant la chute du Domaine]

Sujet : appel à l’action

Diffusion : Menace de la Gale

Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre

Groupe d’Intérêt Homo Sapiens

Date : 158 jours après la chute du Relais

Phrase clé : Des actes et non des paroles

Texte du message :

Les forces de l’Alliance préparent une action contre les instruments de la Perversion. Il est temps que nos amis se déclarent. Pour le moment, nous ne voulons pas d’allégeance militaire ; mais dans un avenir proche, nous aurons besoin de services de soutien, en particulier de temps de Réseau gratuit.

Dans les secondes qui viennent, nous allons observer attentivement les réactions afin de déterminer qui soutient notre action et qui est peut-être l’esclave de la Perversion. Si vous résidez dans la zone de contamination humaine, vous avez le choix. Ou bien vous agissez maintenant, avec de fortes chances de remporter la victoire, ou bien vous attendez, et vous serez détruits. Mort à la vermine.


Ils reçurent de nombreux messages secondaires contenant des spéculations sur l’identité de ceux qui étaient visés par Mort à la Vermine, alias l’Alliance pour la Défense. Il était question de mouvements militaires. Ces rumeurs étaient loin d’avoir l’impact qu’avait eu la chute du Relais, mais elles retenaient l’attention de plusieurs infogroupes. Ravna déglutit en détournant les yeux de l’écran.

— Ils continuent de faire du bruit avec leurs grandes gueules, murmura-t-elle.

Elle avait essayé de dire cela d’un ton détaché, mais n’avait pas obtenu l’effet voulu. Pham Nuwen posa la main sur son épaule.

— Tu as raison, dit-il. Et les vrais tueurs, en général, ne font pas de publicité avant de passer aux actes.

Il y avait plus de sympathie que de conviction dans sa voix.

— Rien ne prouve qu’il ne s’agit pas d’une grande gueule isolée, ajouta-t-il. Aucun mouvement de flotte n’est annoncé officiellement. Que peuvent-ils faire, après tout ?

Elle se leva de devant la table en se repoussant d’une main.

— Pas grand-chose, j’espère. Il y a des centaines de civilisations qui contiennent des colonies humaines. J’espère que ces dernières ont pris leurs précautions depuis cette histoire de Mort à la Vermine. Par les Puissances ! J’aimerais bien avoir des nouvelles de Sjandra Kei.

Il y avait plus de deux ans qu’elle avait quitté Lynne et ses parents. Parfois, Sjandra Kei lui semblait appartenir à une autre vie. Malgré tout, le simple fait de savoir qu’il existait lui avait apporté plus de réconfort qu’elle ne l’avait soupçonné jusqu’ici. Mais maintenant…

De l’autre côté du poste de commande, les Cavaliers des Skrodes travaillaient sur la liste des réparations à effectuer. Coquille Bleue les rejoignit.

— J’ai peur pour les petites colonies, dit-il, mais les humains de Sjandra Kei constituent le fer de lance de la civilisation locale. Même le nom de leur monde est humain. Quiconque les attaquerait aurait contre lui toute une civilisation. Tige Verte et moi, nous avons fait pas mal d’affaires là-bas, et nous savons que leurs forces de sécurité sont efficaces. De plus, seuls les imbéciles et les menteurs annoncent une invasion à l’avance.

Ravna médita quelques instants, puis son visage s’éclaira. Les Dirokimes et les Lophers s’insurgeraient contre toute menace qui pèserait sur les humains de Sjandra Kei.

— C’est vrai, dit-elle. Nous ne sommes pas une minorité là-bas. Ce sont des bluffeurs. Ce n’est pas pour rien qu’on dit le Réseau du Million de Mensonges.

Elle chassa de son esprit tous ces soucis contre lesquels elle ne pouvait rien.

— Mais une chose est certaine, ajouta-t-elle. Quand nous ferons escale à RIP, il faudra éviter absolument qu’on nous prenne pour des humains.


Naturellement, pour qu’on ne les prenne pas pour des humains, il fallait que Ravna et Pham évitent de se montrer. Ce seraient les Cavaliers qui conduiraient toutes les négociations. Ravna revit tous les programmes extérieurs du vaisseau, extirpant les idiosyncrasies humaines qui s’y étaient glissées depuis leur départ du Relais. Mais si le vaisseau était fouillé ? Ils ne pourraient pas échapper à une investigation systématique. Ils regroupèrent cependant tous les objets humains dans une fausse soute jupitérienne improvisée, où Ravna et Pham se glisseraient en cas de nécessité.

Pham vérifia leur dispositif et découvrit plus d’une négligence. Pour un programmeur barbare, ce n’était pas si mal. Il est vrai qu’ils atteignaient rapidement des profondeurs où le meilleur équipement informatique n’était pas beaucoup plus performant que ceux auxquels il avait été habitué.

L’ironie, dans tout cela, c’était que la seule chose impossible à dissimuler était la provenance du HdB lui-même. Le vaisseau avait été fabriqué au Faîte de l’En delà. C’était certes un racleur de fond, portant la signature des concepteurs du Moyen En delà, mais il y avait un raffinement dans les équipements intérieurs qui évoquait un savoir-faire presque surhumain. « Ce truc-là me fait penser à une hache de fer incorporée à l’équipement d’une usine moderne », avait coutume de dire Pham.

La prise de contact avec la sécurité de RIP fut plutôt encourageante. Ils subirent uniquement une vérification de routine de leur vitesse, sans visite. Le HdB sauta dans le système et laissa mourir la poussée de ses réacteurs de manière à accorder sa position et son vecteur de vitesse avec le cœur de Repos Harmonieux et du bassin de radoub de Saint-Rihndell. (« S’ils ont des saints, c’est qu’ils sont honnêtes, pas vrai ? » avait estimé Pham.)

Le HdB se trouvait au-dessus de l’écliptique, à quelque quatre-vingts millions de kilomètres de l’étoile unique de RIP. Même en sachant d’avance ce qui les attendait, ils trouvèrent le spectacle grandiose. Le système intérieur était aussi poussiéreux/gazeux qu’une nursery stellaire, bien que son étoile primaire fût un soleil de type G vieux de trois milliards d’années et entouré de millions d’anneaux plus spectaculaires que ceux de n’importe quelle planète. Le plus grand et le plus brillant de ces anneaux se divisait en une myriade d’autres. Même à l’œil nu, on distinguait des couleurs très vives, avec des filets dans le vert, le rouge et le violet. Les distorsions du plan de l’anneau créaient des lacs d’ombre entre des collines de lumière larges d’un million de kilomètres. À certains endroits, des objets – des structures artificielles ? – dépassaient suffisamment le plan de l’anneau pour projeter des ombres effilées hors du système. L’observation aux infrarouges ou dans des fenêtres à vitesse adaptée permettait de distinguer des traits plus conventionnels. Au-delà des anneaux s’étendait une massive ceinture d’astéroïdes. Plus loin, une planète unique de type jupitérien avait son propre système d’anneaux d’un million de kilomètres de diamètre, comme une extension secondaire. Aucune autre planète n’était visible ni mentionnée dans leurs fichiers. Les plus gros objets du principal système d’anneaux avaient trois cents kilomètres de long, mais… il semblait y en avoir des milliers.

Suivant les indications de Saint-Rihndell, ils avaient fait descendre le vaisseau jusqu’au plan de l’anneau puis avaient réglé leur vitesse sur celle du bazar local. La dernière poussée avait été héroïque : trois g pendant près de cinq minutes.

— Comme dans le bon vieux, très vieux temps, avait commenté Pham.

De nouveau en chute libre, ils avaient pu contempler leur lieu de destination. De près, cela ressemblait aux systèmes d’anneaux planétaires que Ravna avait connus toute sa vie. Il y avait des objets de toutes tailles, jusqu’à l’épaisseur d’un poing. D’innombrables blocs d’écume glacée entraient en collision, se soudaient ou se séparaient lentement. Les débris restaient presque immobiles autour d’eux. C’était un chaos domestiqué depuis longtemps. Dans le plan des anneaux, ils n’y voyaient pas à plus de quelques centaines de mètres à la ronde. Les débris occultaient tout le reste. Mais ils n’étaient pas tous à la dérive. Tige Verte leur montra une ligne de blanc qui semblait venir de la courbure même de l’infini pour passer non loin d’eux puis se perdre dans l’infini en sens inverse.

— On dirait une structure uniforme, dit-elle.

Ravna agrandit l’image. Dans les systèmes d’anneaux planétaires, les « boules d’écume » s’aggloméraient parfois en cordons de plusieurs milliers de kilomètres de long. La ligne blanche s’élargit dans la partie inférieure de la fenêtre. L’affichage annonça qu’elle faisait près d’un kilomètre de large. Elle n’était certainement pas faite de boules de neige. Ravna croyait distinguer des sas et des nœuds de communication. En comparant avec les images prises lors de leur approche, elle vit que l’objet tout entier faisait un peu plus de quarante millions de kilomètres de long. Il y avait des vides de place en place sur la longueur de l’arc. Cela s’expliquait. La résistance compensée d’une telle structure à la traction pouvait être voisine de zéro. En fonction des distorsions locales, elle devait parfois se disloquer pendant un certain temps, pour se ressouder ensuite un peu plus tard. L’assemblage rappelait vaguement à Ravna les wagons de chemin de fer que l’on accrochait et décrochait dans les trains de l’ancienne époque de Nyjora.

Ils passèrent l’heure suivante à effectuer prudemment la manœuvre d’accostage à l’un des docks de l’arc. La seule chose qui était régulière dans cette structure était en fin de compte son aspect linéaire. Certains modules étaient conçus pour s’atteler au reste à l’avant et à l’arrière. D’autres n’étaient que des assemblages disparates d’équipements de toutes sortes pris dans une gangue de glace grise. Ils avaient dépassé, durant les trois derniers kilomètres, une véritable forêt d’arêtes d’ultrapoussée. Les deux tiers des emplacements étaient occupés. Coquille Bleue ouvrit une fenêtre sur les spécifications commerciales de Saint-Rihndell.

— Hum, j’ai l’impression que Maître Rihndell a une affaire prospère.

— Ce ne serait pas plutôt une casse ? demanda Pham.


Coquille Bleue et Tige Verte descendirent dans la soute pour se préparer à leur voyage à terre. Les deux Cavaliers étaient ensemble depuis deux cents ans, et Coquille Bleue avait une longue tradition de négociant interstellaire avant cela. Cependant, ils discutèrent avec animation de la meilleure approche à adopter à Saint-Rihndell.

— Je t’assure que Repos Harmonieux est tout à fait typique, mon cher Coquille Bleue. Je m’en souviendrais même si je n’avais pas de skrode. Mais notre mission ici n’a rien à voir avec ce que nous faisons d’habitude.

Coquille Bleue grommela quelque chose tout en glissant un autre colis de marchandises dans sa toile de chargement. Celle-ci était d’excellente qualité. Le tissu était à la fois robuste et souple. Il assurait une protection totale aux marchandises qu’il recouvrait.

Ils avaient toujours suivi la même procédure dans les nouveaux systèmes d’anneaux, et cela avait toujours marché. Il répliqua finalement :

— C’est vrai qu’il y a une différence. Surtout dans le fait que nous n’avons pas grand-chose à donner en échange de la réparation et que nous manquons de contacts commerciaux préalables. Si nous ne faisons pas appel à notre sens inné de la négociation, nous n’obtiendrons rien ici !

Il vérifia les différents capteurs répartis sur son skrode, puis s’adressa aux humains.

— Voulez-vous que je déplace certaines caméras ? L’image est claire ?

Saint-Rihndell était chiche en ce qui concernait les longueurs d’onde allouées. Ou était-ce une mesure de précaution ?

— Tout va bien, répondit la voix de Pham. Vous me recevez ?

Le micro était à l’intérieur des skrodes. La liaison elle-même était cryptée.

— Très bien.

Les skrodes passèrent dans les sas du HdB puis dans l’habitat en forme d’arc de Saint-Rihndell.


De l’intérieur, toutes sortes de transparences s’enroulaient autour d’eux, suivant les lignes des fenêtres naturelles qui se perdaient au loin. Ils avaient vue sur la clientèle actuelle de Saint-Rihndell et sur les anneaux hérissés au-delà. Le soleil était affaibli par la perspective, mais il y avait un halo de clarté, une supercouronne. C’était sans doute un essaim de satellites de production d’énergie. Les systèmes d’anneaux, en règle générale, ne tiraient pas un bon parti du feu central. Un instant, les Cavaliers s’immobilisèrent, fascinés par l’image d’un océan plus vaste que tous les autres océans qu’ils avaient pu contempler. La lumière aurait pu être celle du soleil couchant à travers l’écume d’une eau peu profonde. Pour eux, les milliers de particules voisines à la dérive ressemblaient au festin d’un lent mouvement de marée.

L’esplanade était pleine de monde. Les créatures qui s’y trouvaient avaient des plans corporels assez ordinaires, mais aucune n’appartenait à une espèce que Tige Verte aurait pu identifier de manière certaine. Le type aux jambes en forme de défense qui dirigeait Saint-Rihndell était le plus nombreux. Au bout de quelque temps, un représentant de cette race s’approcha lentement du sas du HdB et bourdonna quelque chose qui ressemblait à du triskweline.

— Pour faire des affaires, c’est par ici.

Ses jambes d’ivoire se déplacèrent avec agilité, et il prit place dans une voiture à la plate-forme ouverte. Les Cavaliers des Skrodes s’installèrent à l’arrière, et ils accélérèrent dans l’axe de l’arc. Coquille Bleue agita ses appendices pour s’adresser à Tige Verte.

— Toujours la même histoire, hein ? À quoi leur servent leurs jambes ?

Cette blague des Cavaliers était aussi vieille que leur race, mais elle les faisait toujours rire. Deux jambes ou quatre jambes, issues de nageoires ou de mâchoires ou de n’importe quoi d’autre, c’était très bien pour se déplacer au sol, mais quelle différence cela faisait-il, quand on était dans l’espace ?

Le véhicule devait faire environ cent mètres à la seconde. Il sautait légèrement quand ils passaient d’un segment d’anneau à l’autre. Coquille Bleue entretenait une conversation sans à-coups avec son guide. C’était le genre de bavardage qui faisait sa joie dans la vie, se disait Tige Verte. « Où allons-nous ? Quelles sont ces créatures là-bas ? Quel genre de marchandises apprécient-ils à Saint-Rihndell ? » Tout cela sur un ton jovial, avec une faconde presque humaine. Et quand sa mémoire à court terme lui faisait défaut, il se reposait sur son skrode.

Jambes d’Ivoire ne parlait qu’un triskweline approximatif, et il ne semblait pas comprendre certaines questions.

— Nous allons voir le Maître Vendeur. Ces créatures sont très aidantes. Alliées du nouveau client…

La grammaire limitée de leur guide ne semblait pas gêner en quoi que ce soit le cher Coquille Bleue. Il s’intéressait plus à des réactions qu’à des réponses. La plupart des races avaient des centres d’intérêt obscurs pour des créatures comme Coquille Bleue et Tige Verte. Sans doute existait-il au Repos Harmonieux des milliards d’êtres aux motivations totalement incompréhensibles à des Cavaliers, à des Humains ou à des Dirokimes. Pourtant, un simple dialogue éclairait parfois de manière étonnante les deux questions les plus importantes que l’on pût se poser : Que possédez-vous qui pourrait m’intéresser ? et : Comment vous persuader de vous en séparer ? Les questions du cher Coquille Bleue sondaient l’autre à la recherche de paramètres de personnalité, d’intérêt et de capacités.

Les deux Cavaliers jouaient en équipe. Tandis que Coquille Bleue bavardait, Tige Verte examinait attentivement tout ce qui les entourait. Ses enregistreurs fonctionnaient sur toutes les pistes, et elle essayait de replacer cet environnement dans le contexte d’autres mondes qu’ils connaissaient. Technologie : De quoi ces gens pouvaient-ils avoir besoin ? Qu’est-ce qui pouvait marcher avec eux ? Dans un espace si plat, des matériaux agravs ne leur seraient que de peu d’utilité. Et à ces profondeurs dans l’En delà, un grand nombre d’appareils d’importation appartenant à des technologies de pointe tomberaient rapidement en panne. Les travailleurs qu’ils voyaient passer derrière leurs larges vitres portaient des costumes pressurisés articulés. Les combinaisons à effet de champ de l’En delà Supérieur ne tiendraient pas plus de quelques semaines ici.

Ils dépassèrent des arbres qui ressemblaient à des lianes. Certains troncs s’enroulaient autour du mur de l’arc ; d’autres traînaient à terre sur leur route durant plusieurs centaines de mètres. Des jardiniers jambes d’ivoire flottaient partout autour des plantes, mais il n’y avait pas trace d’agriculture. Tout était purement ornemental. Dans le plan de l’anneau qu’ils apercevaient, des tours se dressaient çà et là. C’étaient des structures qui pouvaient s’élever à mille kilomètres au-dessus du plan de l’anneau. Elles projetaient les ombres en forme de piquants qu’ils avaient remarquées en arrivant dans le système.

La voix de Ravna et celle de Pham bourdonnèrent faiblement contre sa tige. Ils demandaient des explications sur les tours et spéculaient sur l’utilité de structures apparemment si instables. Elle mit leurs théories de côté pour examen ultérieur. Cependant, elle doutait qu’ils fussent proches de la vérité. Ce qu’ils disaient n’aurait pu s’appliquer que dans l’En delà Supérieur, et leurs hypothèses étaient pour la plupart impraticables du point de vue économique.

Tige Verte avait visité huit systèmes d’anneaux au cours de son existence. Ces civilisations payaient généralement les conséquences d’une guerre ou d’un accident. Plus rarement, il s’agissait de concevoir délibérément de nouveaux habitats. D’après la bibliothèque du HdB, Repos Harmonieux était un système planétaire normal jusqu’à une époque remontant à dix millions d’années dans le passé. Puis il y avait eu un conflit de propriété. Une jeune race montée du Fin Fond avait cru pouvoir coloniser et exterminer les habitants moribonds du système. L’attaque avait été un mauvais calcul. Les moribonds pouvaient encore tuer. Le système avait été réduit à un tas de cendres. La jeune race avait peut-être survécu, mais au bout de dix millions d’années, s’il y avait encore de ces jeunes tueurs en circulation, ils devaient être les éléments les plus fragiles de la vieille race du système. Mille nouvelles races avaient pu passer entre-temps, et chacune, pratiquement, avait dû faire quelque chose pour aménager les anneaux et les nuages de gaz hérités de la débâcle. Les vestiges n’étaient pas du tout une ruine, mais ils étaient vieux, très vieux… D’après la bibliothèque de bord, aucune race n’avait transcendé en mille ans à partir de Repos Harmonieux. Ce fait était plus important que tous les autres. Les civilisations actuelles étaient à leur déclin. Elles n’avaient plus que leur médiocrité à raffiner. Plus qu’à n’importe quoi d’autre, le système ressemblait à un merveilleux trou d’eau de mer, très vieux et méticuleusement entretenu, abrité des vagues sauvages qui auraient pu bouleverser sa flore de bonsaï. Le plus probable était que les Jambes d’Ivoire représentaient l’espèce la plus dynamique ici, peut-être la seule intéressée par le commerce avec l’extérieur.

Leur véhicule s’arrêta et entreprit l’ascension en spirale d’une petite tour.


— Par la Flotte, qu’est-ce que je ne donnerais pas pour être là-bas avec eux ! s’écria Pham Nuwen en agitant le bras en direction des images venues des caméras des skrodes.

Depuis le départ des Cavaliers, il était resté devant les fenêtres, tour à tour bouche bée devant les vues de l’anneau et faisant distraitement des bonds entre le sol et le plafond du poste de commande. Ravna ne l’avait jamais vu dans un état d’excitation si intense. Même si ses souvenirs de l’époque où il faisait lui-même du commerce interstellaire étaient factices, il était convaincu qu’il aurait pu intervenir efficacement là-bas.

Et il a sans doute raison.

Redescendant du plafond, il s’approcha de l’écran. Les négociations sérieuses semblaient sur le point de démarrer. Les Cavaliers des Skrodes étaient arrivés dans une salle sphérique qui devait faire une cinquantaine de mètres de diamètre. Apparemment, ils étaient en train de flotter près du centre. Des arbres poussaient à l’intérieur dans toutes les directions, et les Cavaliers semblaient se trouver en suspens à quelques mètres au-dessus de leurs cimes. Çà et là, à travers les branches, on apercevait le sol, véritable mosaïque de fleurs.

Le personnel commercial de Saint-Rihndell était dispersé dans les sommets des arbres les plus hauts. Chaque vendeur entourait la cime de son arbre de ses jambes d’ivoire. Il s’agissait d’une race assez répandue dans la galaxie, mais c’était la première fois que Ravna voyait de près quelques-uns de ses représentants. Leur plan corporel ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait connu sur son monde natal. Même maintenant, elle n’avait pas réussi à se faire une idée claire de ce à quoi ils ressemblaient. Perchés dans leurs arbres, ils donnaient l’impression de se tenir au tronc avec des doigts de squelette. Leur chef de vente, qui prétendait être Saint-Rihndell en personne, avait les deux tiers de la surface de son ivoire couverts de fioritures. Deux des fenêtres montraient les sculptures en gros plan. Pham se pencha en avant pour les examiner. Il semblait penser qu’il pourrait être utile de comprendre leur signification.

La discussion était laborieuse. Le langage utilisé était le triskweline, mais les bons appareils de traduction ne fonctionnaient pas dans ces profondeurs de l’En delà, et les employés de Saint-Rihndell n’avaient que de vagues notions de cette langue commerciale. Ravna était habituée à des traductions précises. Même les messages du Réseau qu’elle recevait étaient généralement tout à fait intelligibles, malgré les quelques erreurs qui s’y glissaient parfois.

Ils palabraient depuis vingt bonnes minutes, et ils avaient à peine réussi à établir que Saint-Rihndell pourrait être en mesure de réparer le HdB. Il y avait les digressions habituelles des Cavaliers, mais ce n’était pas tout. Cette situation exaspérante semblait réjouir Pham Nuwen.

— Regarde ça, Rav. On dirait une opération du Qeng Ho. Face à face avec des monstres sans même un langage commun.

— Il y a plusieurs heures que nous leur avons envoyé la description détaillée de nos problèmes. Pourquoi ne se contentent-ils pas d’un simple oui ou non ?

— Parce qu’ils sont en train de marchander, répliqua Pham en souriant de plus belle. Ce brave et honnête Saint-Rihndell veut nous convaincre d’abord de la difficulté du travail. Dommage que je sois obligé de rater ça !

Même Coquille Bleue et Tige Verte avaient adopté une drôle d’attitude. Leur triskweline était réduit à sa plus simple expression, à peine un peu plus complexe que celui de leurs interlocuteurs. La discussion ne cessait de tourner en rond. Dans son travail chez Vrinimi, Ravna avait acquis une certaine expérience des affaires et de la vente. Mais le marchandage ? Il y avait les tarifs et la stratégie de vente, ainsi que les recommandations de la direction. Une affaire se concluait ou non. Mais ce qui se passait entre les Cavaliers et Saint-Rihndell ne ressemblait à rien de ce à quoi elle était habituée.

— En fait, ça se passe plutôt bien…, à mon avis. Vous avez vu, à notre arrivée, qu’un Jambes d’Ivoire a emporté des échantillons que lui donnait Coquille Bleue. Ils savent exactement ce que nous avons, à présent. Et il y a quelque chose qui les intéresse dans nos spécimens.

— Ah oui ?

— Bien sûr ! Saint-Rihndell ne dénigre pas notre marchandise juste pour le plaisir.

— Et si nous n’avions rien qui représente une valeur pour eux ? Cette expédition n’a pas été conçue pour ça.

Coquille Bleue et Tige Verte avaient improvisé des « échantillons » à partir des éléments de la cargaison dont le HdB pouvait se passer. Il y avait parmi eux des articles sensoriels et de l’équipement informatique originaire de l’En delà Inférieur. Une partie de ces équipements risquaient de leur faire cruellement défaut, mais il fallait bien réparer, d’une manière ou d’une autre.

— Ne t’inquiète pas, gloussa Pham. Tu peux être sûre que Saint-Rihndell convoite quelque chose. Ils ne prendraient pas la peine de discuter tant que ça, autrement. Tu as vu comme il insiste sur « les besoins de ses autres clients » ? Ce Saint-Rihndell a des côtés bien humains, je trouve.

Quelque chose qui ressemblait à un chant humain leur parvint sur la ligne. Ravna mit les caméras de Tige Verte en phase avec la source. Montant du « sol » de la forêt à une certaine distance de Coquille Bleue, trois nouvelles créatures avaient surgi.

— Elles sont… superbes, fit Ravna. Des papillons.

— Hein ?

— Elles ressemblent à des papillons. Tu ne sais pas ce que c’est ? Hum… Des insectes avec de grandes ailes en couleurs.

Des papillons géants, plus exactement. Les nouveaux venus avaient un plan corporel globalement humanoïde. Ils faisaient un mètre cinquante de haut, et leur corps était revêtu d’une fourrure brune à l’aspect moelleux. Leurs ailes naissaient à l’endroit des omoplates. Quand elles se déployaient, elles devaient avoir près de deux mètres d’envergure. Les nuances étaient principalement dans le bleu et le jaune, avec des motifs souvent complexes. Elles devaient être artificielles, sans doute fabriquées pour répondre à une mode. Sous une gravité normale, elles auraient été parfaitement inutiles. Mais ici, sous zéro g… Les trois créatures flottèrent quelques instants à l’entrée, leurs grands yeux doux levés vers les Cavaliers. Puis elles agitèrent leurs ailes à grands battements mesurés et se laissèrent flotter gracieusement au-dessus des cimes. L’effet produit évoquait un dessin animé pour enfants. Elles avaient un petit nez mutin, comme celui d’un jorakorn, et des yeux de biche comme aucun dessinateur humain n’en avait jamais tracé. Leurs voix fluettes évoquaient une chorale d’enfants.

Saint-Rihndell et ses compères pivotèrent à la cime de leurs arbres. Le plus gros papillon battit souplement des ailes sans cesser de chanter. Au bout d’un moment, Ravna se rendit compte qu’il était en train de s’exprimer en un triskweline très correct, avec un accent auquel on s’habituait très vite.

— Nos salutations, Saint-Rihndell. Nos vaisseaux attendent vos réparations. Nous vous avons dûment payé et nous sommes pressés. Vous devez commencer le travail immédiatement !

L’interprète de Saint-Rihndell traduisit ces mots à son patron tandis que Ravna se penchait contre le dos de Pham.

— C’est peut-être vrai, finalement, que leurs carnets de réparations sont pleins, dit-elle.

— Hum…

Saint-Rihndell pivota de nouveau autour de sa cime. Ses petits bras arrachèrent quelques aiguilles aux branches tandis qu’il répondait :

— Honorés clients, vous avez fait une offre de paiement qui n’a pas été totalement acceptée. Les pièces que vous nous demandez sont difficiles à trouver… et à remplacer.

Le caressant papillon émit un bruit cristallin qui aurait pu passer pour le rire joyeux d’un enfant humain. Mais la signification de son chant prit un tour sensiblement différent.

— Les temps changent, créature Rihndell ! Vous devriez apprendre ! Nous ne nous laisserons pas frustrer ! Vous savez que la mission de ma flotte est sacrée. Chaque heure qui passe est décomptée contre vous. Songez à la flotte à laquelle vous aurez affaire si votre manque de coopération est jamais connu, ou même soupçonné !

Il y eut un froissement d’ailes bleu et jaune, et le papillon fit volte-face. Ses yeux doux se posèrent sur les Cavaliers.

— Et ces plantes en pot, ce sont des clients ? Renvoyez-les ! Jusqu’à notre départ d’ici, nous sommes vos seuls clients !

Ravna respira un grand coup. Les trois créatures n’avaient pas d’arme visible, mais elle avait soudain très peur pour Coquille Bleue et Tige Verte.

— Tiens, tiens, murmura Pham. Qu’est-ce que tu dis de ça ? Des papillons avec des bottes de cuir.

27

Montre en main, les Cavaliers des Skrodes ne s’étaient absentés qu’une demi-heure. Cela avait paru beaucoup plus long à Pham, même s’il essayait de ne rien en laisser voir à Ravna. Peut-être faisait-elle de même de son côté. Il savait qu’elle le considérait comme étant encore fragile.

Mais les caméras des Cavaliers ne montraient plus aucun signe des papillons tueurs. Finalement, la porte du sas s’ouvrit, et Coquille Bleue et Tige Verte entrèrent.

— J’étais sûr que ce rusé Jambes d’Ivoire nous mentait à propos de son carnet de rendez-vous chargé, fit Coquille Bleue, qui semblait avoir aussi hâte que Pham de leur répéter toute l’histoire.

— Moi aussi, répliqua l’humain. En fait, je me demande encore si l’apparition de ces papillons ne faisait pas partie de la mise en scène. C’était un peu trop mélodramatique.

Les appendices de Coquille Bleue frémirent d’une manière que Pham avait appris à interpréter comme un frisson d’effroi.

— Je ne suis pas de votre avis, cher monsieur Pham. C’étaient des Aprahantis. Rien que leur aspect est déjà effrayant, ne trouvez-vous pas ? Ils se font rares, ces temps-ci, mais les voyageurs vous raconteront beaucoup d’histoires sur eux. Cependant, ce qui vient de se passer est un peu fort, même pour des Aprahantis… Leur Hégémonie est sur le déclin depuis des siècles.

Il ordonna quelque chose au vaisseau dans un bruit de crécelle, et les fenêtres se remplirent de vues des postes d’accostage voisins dans le port de radoub. Il y eut un échange de caquetages entre Coquille Bleue et Tige Verte, puis le premier s’adressa de nouveau aux humains.

— Leurs vaisseaux sont tous du même type. Ils ont été fabriqués dans l’En delà Supérieur, comme le nôtre, mais ils ont un caractère plus… militant.

Tige Verte se rapprocha d’une fenêtre.

— Il y en a vingt. C’est curieux, qu’une telle flotte ait besoin de réparer ses réacteurs en même temps.

Militant ? Pham examina les vaisseaux d’un œil critique. Il connaissait bien, à présent, les caractéristiques principales des vaisseaux de l’En delà. Ceux-ci lui semblaient posséder des soutes bien larges. Ils étaient également bardés de dispositifs sensoriels. Hum…

— Admettons que ces papillons soient des durs, fit-il. Est-ce que Saint-Rihndell et sa compagnie ont vraiment peur d’eux ?

Les Cavaliers des Skrodes demeurèrent un bon moment silencieux. Pham était incapable de dire s’ils réfléchissaient à sa question ou s’ils avaient complètement perdu le fil de la conversation. Il regarda Ravna.

— Et le réseau local ? demanda-t-il. J’aimerais avoir quelques informations générales.

Elle était déjà en train de lancer les routines comm.

— On ne pouvait pas les avoir tout à l’heure. Même l’accès aux Nouvelles était bloqué.

C’était au moins quelque chose que Pham pouvait comprendre, même si cela l’irritait au plus haut point. Le « réseau local » était constitué d’un ensemble de communications et d’un ordinateur ultrabande à l’échelle planétaire. C’était plus complexe que tout ce que Pham avait jamais connu, mais le concept était semblable à certaines organisations des Lenteurs, et Pham Nuwen avait vu ce que des vandales pouvaient faire à de telles structures. Dans un cas au moins, le Qeng Ho avait entraîné la chute d’une civilisation qui le gênait rien qu’en détruisant son réseau informatique. Il n’était pas étonnant que Saint-Rihndell leur ait refusé l’accès au réseau local. Et tant qu’ils étaient au port, l’essaim d’antennes du HdB demeurait, par la force des choses, rétracté. Ils étaient donc également coupés du Réseau Connu et des infogroupes.

Un sourire éclaira le visage de Ravna.

— Hé ! J’ai une liaison lecture. Peut-être davantage ! Coquille Bleue, Tige Verte, réveillez-vous !

Bruit de crécelle.

— Je ne dormais pas ! protesta Coquille Bleue. Je réfléchissais seulement à la question de monsieur Pham. Il est clair que Saint-Rihndell a très peur.

Comme d’habitude, Tige Verte ne chercha pas à s’excuser. Elle fit rouler son skrode à côté de celui de son compagnon pour mieux voir la fenêtre comm que Ravna venait d’ouvrir. Elle affichait un motif itéré en triangle accompagné d’annotations en trisk auxquelles Pham ne comprenait rien.

— Intéressant, déclara Tige Verte.

— Je ris, fit Coquille Bleue. C’est plus qu’intéressant. Saint-Rihndell est dur en affaires, mais regardez. Il ne nous fait pas payer ce service. Il ne le met même pas en balance dans le marchandage. Il est mort de peur, mais il tient toujours à traiter avec nous.

Hum… Il y avait donc, dans leurs échantillons de l’En delà Supérieur, quelque chose qui avait assez de valeur pour lui faire risquer la colère des Aprahantis.

J’espère seulement que ce n’est pas un truc dont nous avons besoin aussi.

— Bon, Rav. Essaie de voir si…

— Une seconde, lui dit-elle. Je veux d’abord jeter un coup d’œil aux Nouvelles.

Elle lança un programme de recherche. Son regard parcourut rapidement la fenêtre de la console. Au bout de deux secondes, elle s’étrangla, le visage blême.

— Par toutes les Puissances ! Non !

— Qu’y a-t-il ?

Mais Ravna ne répondit pas. Elle n’afficha pas non plus les infos sur une des fenêtres principales. Pham agrippa la rampe devant la console et exerça une traction latérale pour pouvoir lire l’écran.


Crypto : 0

Reçu par : Synode de Communication de Repos Harmonieux

Chemin langage : baeloresk→triskweline, unités SjK

Origine : Alliance pour la Défense

[se définissant comme une coopérative rassemblant cinq empires polyspécifiques de l’En delà en dessous du Domaine Straumli. Aucune trace dans les archives avant la chute du Domaine]

Sujet : Victoire éclatante sur la Perversion

Diffusion :

Menace de la Gale

Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre

Groupe d’Intérêt Homo Sapiens

Date : 159,06 jours après la chute du Relais

Phrase clé : Des actes et non des paroles

Texte du message :

Il y a cent secondes que les forces de l’Alliance ont débuté leur action contre les instruments de la Gale. Au moment où vous lirez ces lignes, les mondes Homo Sapiens connus sous le nom de Sjandra Kei auront été détruits.

À noter : En dépit de tous les discours et de toutes les théories qui ont abondé à propos de la Gale, c’est la première fois qu’un groupe agit avec succès. Sjandra Kei faisait partie des trois seuls systèmes en dehors du Domaine Straumli connus pour abriter des humains en grand nombre. D’un seul coup, nous avons détruit le tiers du potentiel d’expansion de la Perversion. Des informations complémentaires suivront. Mort à la vermine.


Il y avait un autre message dans la fenêtre. Une information complémentaire, en quelque sorte, mais elle ne venait pas de Mort à la Vermine.


Crypto : 0

Facturation : charité/intérêt général

Reçu par : Synode de Communication de Repos Harmonieux

Chemin langage : samnorsk→triskweline, unités SjK

Origine :

[Note de la couche protocole inférieur : Ce message a été capté par Sneerot Down sur l’axe de gisement de Sjandra Kei. La réception était très faible. Peut-être s’agissait-il d’un émetteur de bord

Sujet : Aidez-nous, s’il vous plaît

Diffusion :

Groupe d’Intérêt Menaces

Date : 5,33 heures après la catastrophe de Sjandra Kei

Texte du message :

Un peu plus tôt dans la journée, des projectiles relativistes ont frappé nos habitats principaux. Les pertes dépassent vingt-cinq milliards d’âmes. Trois milliards vivent peut-être encore, en transit ou dans des habitats mineurs.

Les destructions continuent.

Les vaisseaux ennemis sont à l’intérieur du système. Nous apercevons la lueur des bombes. Ils tuent tout le monde.

S’il vous plaît, aidez-nous.


— Nei nei nei !

Ravna se serra contre lui, l’entourant de ses bras, enfouissant sa tête au creux de son épaule. Elle sanglotait en prononçant des paroles incohérentes en samnorsk. Tout son corps tremblait. Il sentit les larmes lui monter aux yeux. Étrange. C’était elle, jusqu’à présent, qui était forte, et lui dont l’équilibre mental était fragile. À présent, la situation était inversée. Mais que pouvait-il faire ?

— Mon père, ma mère, ma sœur… Tous disparus… Plus rien…

C’était la catastrophe dont ils avaient pensé qu’elle ne pourrait jamais se produire. Mais elle était arrivée. En une minute, elle avait perdu tout ce qui avait entouré son enfance. Elle était soudain seule dans l’univers. Pour moi, cela s’est passé il y a très, très longtemps. Cette pensée lui était venue d’une manière étrangement détachée. Il ancra un pied dans le plancher et berça doucement Ravna d’avant en arrière, pour essayer de la consoler.

Les bruits de son chagrin s’apaisèrent graduellement. Il sentait cependant ses sanglots contre sa poitrine. Elle ne releva pas la tête de l’endroit où ses larmes lui avaient mouillé la chemise. Il regarda, par-dessus son épaule, Coquille Bleue et Tige Verte. Leurs appendices avaient un drôle d’air. Comme s’ils étaient… flétris.

— Écoutez… Je voudrais l’éloigner d’ici pendant un moment. Essayez d’en apprendre le plus possible. Je reviens.

— Entendu, cher monsieur Pham.

Et les appendices semblèrent se rétracter encore davantage.


Il resta absent une heure. Quand il fut de retour, les Cavaliers étaient en discussion animée avec le HdB. Toutes les fenêtres affichaient d’étranges symboles clignotants. Çà et là, Pham reconnaissait un motif ou une légende lui permettant de déduire qu’il voyait là l’affichage normal des paramètres du vaisseau, mais adaptés aux organes sensoriels des Cavaliers.

Coquille Bleue l’aperçut le premier. Il fit vivement rouler son skrode vers lui, et son synthétiseur demanda d’une voix légèrement couinante :

— Elle va bien ?

Pham hocha affirmativement la tête.

— Elle dort, maintenant.

Avec l’aide d’un sédatif, et sous la surveillance du vaisseau, pour le cas où je l’aurais mal jugée.

— Ça va aller, ne vous en faites pas, ajouta-t-il. C’est un coup dur pour elle, mais elle a plus de cran que nous tous.

Les appendices de Tige Verte se frottèrent en un sourire.

— C’est ce que j’ai souvent pensé, dit-elle.

Coquille Bleue demeura un instant immobile, puis agita ses appendices.

— Au travail, au travail.

Il lança une instruction au vaisseau, et les fenêtres se reformatèrent dans le mode de compromis utilisable à la fois par les humains et les Cavaliers.

— Nous avons appris pas mal de choses depuis tout à l’heure, poursuivit Coquille Bleue. Saint-Rihndell a effectivement des raisons d’avoir peur. Ces vaisseaux aprahantis sont un fragment de la flotte d’extermination commandée par Mort à la Vermine. Ce sont des traînards qui n’ont pas encore atteint Sjandra Kei !

Habillés pour le massacre, sans endroit où aller.

— Et maintenant, ils veulent se rattraper en passant à l’action ?

— Oui. Apparemment, Sjandra Kei a résisté quelque peu, et certains se sont échappés. Le commandant de cette flottille pense pouvoir intercepter quelques unités s’il procède à temps à des réparations.

— De quels moyens de pression dispose-t-il ? Peut-il détruire RIP avec ses vingt vaisseaux ?

— Non. Mais il y a la menace de la flotte à laquelle il appartient, et la sinistre réputation créée par le massacre de Sjandra Kei. Saint-Rihndell se croit obligé de les ménager. Le problème, c’est qu’ils ont besoin, à peu de chose près, des mêmes matériaux régénérants que nous. Nous sommes en compétition directe avec eux.

Les appendices de Coquille Bleue claquèrent, comme s’il venait subitement de se rappeler quelque chose.

— Mais nous avons l’avantage de posséder quelque chose que Saint-Rihndell convoite fortement, au point même de risquer de s’attirer la colère des Aprahantis, ajouta-t-il en ménageant habilement son effet de suspense.

Pham repassa dans son esprit la liste des marchandises qu’ils avaient proposées aux RIPiens. Bon Dieu ! Quand même pas notre équipement ultrabande spécial Fin Fond !

— D’accord, langue au chat, dit-il. Que faut-il que nous leur donnions ?

— Un lot de treillis flambés. Ha ! ha !

— Hein ? qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Pham, qui se rappelait vaguement avoir vu ces mots dans la liste de bric-à-brac établie par les Cavaliers pour leur troc.

Coquille Bleue glissa un appendice sous sa toile de chargement et en sortit quelque chose de noir et de plat, avec des contours épais et irréguliers. Cela mesurait environ quarante centimètres sur quinze, et c’était doux au toucher. Malgré sa taille, l’objet ne devait pas peser plus de deux ou trois grammes. Une escarbille géante. La curiosité prenant le pas sur ses autres soucis, il demanda :

— Mais à quoi ça sert ?

Coquille Bleue faisait durer le plaisir. Au bout d’un moment, Tige Verte déclara timidement :

— Il y a plusieurs théories. C’est du pur carbone. Un polymère fractal. Nous savons qu’on en trouve pas mal dans les cargaisons de la Transcendance. À notre avis, ils l’utilisent pour l’emballage de certaines de leurs propriétés sentientes.

— Ou peut-être seulement pour les excréments de ces mêmes propriétés, bulbulla Coquille Bleue. Mais ce n’est pas là l’important. Ce qui compte pour nous, c’est que certaines races du Moyen En delà leur accordent beaucoup de valeur. Pour quelle raison ? Là encore, nous l’ignorons. Le peuple de Saint-Rihndell n’est certainement pas l’utilisateur final du produit. Les Jambes d’Ivoire sont trop malins pour se payer un tel luxe. Et nous avons dans nos soutes trois cents exemplaires de cette petite merveille. De quoi étouffer largement les appréhensions de notre réparateur face aux Aprahantis.

Pendant que Pham s’occupait de Ravna, Saint-Rihndell avait proposé un plan. Il valait mieux ne pas procéder à la mise en place de l’agent régénérant dans le bassin où se trouvaient les vaisseaux aprahantis. D’ailleurs, le grand papillon en chef avait exigé que le HdB s’en aille. Saint-Rihndell disposait d’un bassin plus petit en orbite à seize millions de kilomètres autour de RIP. Ce qui rendait le changement encore plus plausible, c’était le fait qu’il y avait, à quelques centaines de kilomètres à peine du petit bassin, un terroir réservé aux Cavaliers des Skrodes, unique dans le système de Repos Harmonieux. Les Jambes d’Ivoire leur donnaient rendez-vous là-bas, et les réparations seraient effectuées en échange de deux cents treillis flambés. Si la marchandise était parfaitement assortie, Rihndell promettait d’ajouter dans la balance un équipement agrav de rechange. Après la chute du Relais, un tel cadeau n’était pas à négliger. Hum… Coquille Bleue avait vraiment la bosse du commerce.


Le HdB quitta lentement ses amarres et s’éloigna furtivement du plan de l’anneau. Sur la pointe des pieds, se disait Pham, qui ne quittait pas des yeux les fenêtres électromagnétique et ultrabande. Mais il n’y avait aucune émanation à verrouillage de cible en provenance des vaisseaux aprahantis, rien de plus que quelques contacts occasionnels avec leurs radars. Personne ne les suivait. Le petit HdB avec ses « plantes en pot » n’était pas digne de l’intérêt des grands guerriers.

Mille mètres au-dessus du plan de l’anneau. Dix mille. Le bavardage des Cavaliers des Skrodes – aussi bien entre eux qu’avec Pham – se réduisit peu à peu à néant. Leurs tiges et leurs frondaisons faisaient de tels angles par rapport à leur axe principal que leurs surfaces sensorielles regardaient dans toutes les directions à la fois. Le soleil et sa nuée de centrales illuminaient tout un côté du poste. Ils étaient au-dessus des anneaux, mais encore si près… C’était comme s’ils se tenaient au moment du coucher de soleil sur une plage de sable multicolore, qui s’étendait à perte de vue à l’horizon. Les Cavaliers des Skrodes étaient fascinés par ce spectacle, et leurs appendices oscillaient doucement comme sous l’effet de la houle.

Vingt mille mètres au-dessus des anneaux. Mille kilomètres. Ils allumèrent la torche principale du HdB et accélérèrent à travers le système. Les Cavaliers des Skrodes émergèrent lentement de leur transe. Une fois arrivés au bassin secondaire, il leur faudrait attendre au moins cinq heures, à supposer que le régénérant de Rihndell ne se soit pas détérioré entre-temps. Il avait affirmé qu’il était d’importation récente en provenance du Faîte et que personne ne l’avait dilué.

— Bon, et quand livrons-nous les treillis ?

— Dès que les réparations seront faites. Mais nous ne serons autorisés à repartir que lorsque Saint-Rihndell – ou ses clients – aura vérifié l’authenticité de la marchandise.

Pham tapota nerveusement la console devant lui. Ce genre d’opération lui remettait en mémoire quelques souvenirs à faire dresser les cheveux sur la tête.

— Ils auront les treillis et nous serons à leur merci ? Je n’aime pas beaucoup ça.

— Cher monsieur Pham, votre expérience du commerce a été acquise dans les Lenteurs, où les transactions étaient séparées par des décennies ou même des siècles de temps de voyage. J’ai une grande admiration pour vous à cause de cela, beaucoup plus grande que je ne saurais l’exprimer. Mais votre point de vue en est déformé. Ici, dans l’En delà, la notion d’après-vente est très importante. Nous ignorons la plupart des motivations de Saint-Rihndell, mais il y a une chose que nous savons parfaitement. Son chantier de réparation existe depuis quarante ans au moins. On peut s’attendre de sa part à une petite escroquerie ou deux, mais s’il volait ou trucidait beaucoup de ses clients cela se saurait rapidement et son affaire péricliterait.

— Hum…

Cela ne servait à rien de discuter de tout cela maintenant, mais Pham avait l’intuition que leur situation était spéciale. Rihndell (comme tous les RIPiens) avait la Mort à la Vermine devant sa porte, et il venait d’apprendre la nouvelle du chaos qui s’était abattu sur Sjandra Kei. Dans ces circonstances, il se pouvait très bien qu’il perde courage lorsque les treillis seraient en sa possession. Il convenait de prendre quelques précautions.

Il se laissa flotter en direction des ateliers du vaisseau.

28

Ravna descendit dans la soute tandis que Coquille Bleue et Tige Verte préparaient les treillis pour la livraison. Elle avançait en hésitant, progressant maladroitement d’un point d’appui à l’autre. Ses yeux étaient entourés de cernes qui ressemblaient presque à des ecchymoses. Elle laissa Pham la prendre dans ses bras, presque timidement, mais demeura accrochée à lui.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous aider ? demanda-t-elle.

Les Cavaliers des Skrodes déposèrent les treillis et roulèrent jusqu’à elle. Coquille Bleue passa doucement un appendice sur le bras de Ravna.

— Il n’y a rien d’autre à faire pour le moment, chère madame Ravna. Nous avons la situation bien en… euh… main. Nous serons de retour dans moins d’une heure, et nous pourrons alors débarrasser… euh… le plancher.

Ils la laissèrent cependant vérifier leurs caméras et les attaches de leur chargement. Pham se rapprocha d’elle tandis qu’elle inspectait les treillis. Les blocs de carbone irréguliers semblaient encore plus étranges quand ils étaient empilés correctement. Ils s’assemblaient parfaitement. Le tout faisait plus d’un mètre de large et ressemblait à un puzzle en trois dimensions sculpté dans un bloc de charbon. En comptant le sac de morceaux de rechange, cela ne pesait pas plus d’un kilo au total. Hum… Ces trucs-là devaient être diablement inflammables. Pham résolut de faire, dès qu’ils seraient dans l’espace, quelques expériences avec la centaine de treillis qu’ils détenaient encore.

Puis les Cavaliers passèrent le sas avec leur chargement, et ils ne les suivirent plus qu’avec les caméras.

Le bassin de radoub secondaire ne faisait pas vraiment partie du terroir des Jambes d’Ivoire. L’intérieur de l’arc était très différent de ce qu’ils avaient aperçu lors de la première sortie des Cavaliers. Il n’y avait pas de vue sur l’extérieur. Des galeries étroites sinuaient entre des parois irrégulières criblées de trous noirs. Il y avait des insectes qui volaient partout, occultant souvent une partie des sphères des caméras. Pham trouvait cet endroit répugnant. On ne voyait aucune trace des habitants des lieux, à moins que ce ne fussent les espèces de vers blancs qui passaient de temps à autre une tête informe à l’entrée d’une galerie. Sur la liaison vocale, Coquille Bleue expliqua qu’ils étaient effectivement les représentants de l’une des plus vieilles races de RIP. Au bout d’un million d’années et de plusieurs émigrations dans la Transcendance, ceux qui restaient avaient peut-être encore un caractère sentient, mais ils formaient la race la plus étrange qui eût évolué dans les Lenteurs. Sans doute étaient-ils protégés de l’extinction physique par leurs très vieux systèmes automatiques. Ils devaient être repliés sur eux-mêmes, méfiants de tout et perpétuellement absorbés dans des concepts que le monde extérieur jugeait futiles. Le genre de clientèle qui raffolait des treillis flambés.

Pham essayait de regarder partout à la fois. Les Cavaliers avaient près de quatre kilomètres à parcourir pour aller du sas du port à l’endroit où les treillis devaient être « authentifiés ». Il y avait deux sas intermédiaires sur le chemin, mais Pham ne voyait rien de particulièrement menaçant. Cependant, il n’était pas sûr de savoir quelle forme une « menace » pouvait prendre dans cet environnement. Il avait demandé au HdB de mettre en place un satellite de surveillance du côté extérieur de l’anneau, mais il n’y avait pas d’autre vaisseau que le leur dans le bassin. Aucune activité électromagnétique ou dans l’ultrabande n’était signalée. Et ce qu’il voyait sur le réseau local ne permettait pas de remettre en question l’analyse du vaisseau.

Il leva les yeux. Ravna venait de se laisser flotter jusqu’au hublot qui donnait sur l’extérieur. Les réparations étaient visibles, mais n’avaient rien de spectaculaire. Un halo vert pâle entourait les arêtes endommagées, à peine plus brillant que celui qui se forme souvent autour des coques des vaisseaux en orbite planétaire basse. Elle se tourna vers lui pour demander à voix basse :

— Tu crois que ça se répare vraiment ?

— Apparemment, oui.

Les automatismes du vaisseau surveillaient la régénération, mais ils n’auraient pas de certitude tant qu’ils n’auraient pas fait quelques essais.


Pham ne comprenait pas très bien pourquoi Rihndell faisait passer les Cavaliers des Skrodes dans les terriers des vers blancs. Si ces créatures étaient les futurs acheteurs des treillis, elles voulaient peut-être voir à quoi ressemblaient les vendeurs, mais il était également possible que cela annonce quelque coup fourré. Quoi qu’il en soit, les Cavaliers ressortirent bientôt de la galerie pour se retrouver sur une esplanade polyspécifique, aussi pleine de monde qu’un bazar de technologie à bon marché.

La mâchoire de Pham tomba. Partout où il posait son regard, il y avait une espèce différente de sophonte. La vie intelligente est une évolution relativement rare dans l’univers. Durant toute son existence dans les Lenteurs, il n’avait eu connaissance que de trois espèces non humaines. Mais l’univers est vaste, et l’ultrapoussée facilitait les rencontres avec d’autres formes de vie. L’En delà collectionnait les vestiges d’innombrables migrations, et c’était leur accumulation qui rendait finalement la civilisation universelle. L’espace d’un instant, il fut tellement émerveillé qu’il perdit le fil de son programme de surveillance et de ses soupçons en général. Dix espèces différentes ? Douze ? Les individus se croisaient dans la foule comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Même au Relais, il n’avait rien vu de pareil. Mais Repos Harmonieux était une civilisation perdue dans la stagnation. Ces races faisaient partie du complexe de RIP depuis des milliers d’années. Celles qui étaient capables d’interaction avaient depuis longtemps appris à vivre en commun.

Il ne voyait nulle part les papillons aux grandes ailes et aux yeux de biche.

Il entendit un petit cri de surprise de l’autre côté du poste. Ravna se tenait devant une fenêtre reliée à l’une des caméras latérales de Tige Verte.

— Qu’y a-t-il, Rav ?

— Des Cavaliers des Skrodes. Regarde !

Indiquant un endroit au milieu de la foule, elle agrandit la vue. Un instant, les images la dominèrent. Dans le chaos qui passait, il aperçut des formes en tonneau et des frondaisons pleines de grâce. Exception faite de quelques rayures esthétiques et de leurs touffes d’aigrettes, les créatures offraient un aspect familier.

— Oui, il y a une petite colonie dans les environs.

Il ouvrit la liaison avec Tige Verte pour lui faire part de leur découverte.

— Je sais. Nous les avons… sentis. Je soupire. J’aurais voulu avoir le temps de leur rendre visite après ça. C’est toujours agréable de retrouver des… amis quand on est loin de chez soi.

Elle aida Coquille Bleue à pousser les treillis autour d’un aquarium sphérique. Un peu plus loin, ils apercevaient les employés de Rihndell. Six Jambes d’Ivoire étaient assis sur un muret qui entourait des appareils probablement destinés aux tests.

Coquille Bleue et Tige Verte firent rouler le bloc de carbone vers le groupe. Celui qui avait des sculptures dans l’ivoire se pencha dessus et le caressa de ses bras minuscules. L’un après l’autre, les treillis furent placés dans le dispositif de test. Coquille Bleue se rapprocha pour mieux voir. Pham régla la fenêtre principale sur ses caméras. Vingt secondes passèrent. Puis l’interprète de Rihndell déclara en trisk :

— Les sept premiers sont authentiques. Ils forment un septain complet.

Pham s’aperçut qu’il avait retenu sa respiration. Les trois « septains » suivants passèrent aussi. Soixante secondes de plus s’écoulèrent. Pham consulta la fenêtre d’état des réparations. Le HdB considérait que tout était fini. Il ne manquait plus que le signal d’autorisation de sortie du réseau local.

Encore cinq minutes et on peut dire adieu à ce foutu endroit !

Mais il y a toujours un problème qui surgit au dernier moment. Saint-Rihndell fit des histoires au sujet du douzième puis du quinzième ensemble.

Coquille Bleue discuta longuement, puis sortit du sac, à contrecœur, quelques treillis de rechange. Pham n’arrivait pas à voir si le Cavalier marchandait pour le plaisir ou s’il était réellement à court de pièces de remplacement.

Vingt-cinq lots furent déclarés bons.

— Où va Tige Verte ? demanda Ravna.

— Hein ?

Il se brancha sur les caméras de Tige Verte. Elle était à cinq mètres de Coquille Bleue et s’éloignait. Il élargit frénétiquement la vue. Il y avait un Cavalier des Skrodes local sur sa gauche ainsi qu’un deuxième qui flottait à l’envers au-dessus d’elle. Leurs appendices se touchaient comme s’ils étaient plongés dans une conversation amicale.

— Tige Verte !

Il ne reçut pas de réponse.

— Coquille Bleue ! Que se passe-t-il ?

Mais le Cavalier auquel il s’adressait était en train de gesticuler, plongé dans une conversation animée avec les Jambes d’Ivoire. Un nouveau treillis avait échoué au test.

— Coquille Bleue !

Au bout d’un moment, la voix du Cavalier lui parvint sur leur fréquence privée. Elle semblait avoir du pleurage, comme cela lui arrivait parfois quand la liaison était brouillée ou saturée.

— Ne pas me déranger maintenant, cher monsieur Pham. Il ne me reste plus que trois pièces de rechange. Je dois persuader ces gens qu’il leur faudra se contenter de ce qu’il y a.

— Et Tige Verte ? coupa Ravna. Qu’est-ce qui lui arrive ?

Les caméras s’étaient mutuellement perdues de vue. Tige Verte et ses compagnons émergèrent parmi la foule dense et flottèrent vers le centre de l’esplanade. Ils utilisaient des réacteurs à gaz et non leurs roues. Quelqu’un devait être très pressé.

La gravité de la situation finit par pénétrer Coquille Bleue. La vue de son skrode tourbillonna tandis qu’il le faisait rouler dans toutes les directions autour des employés de Saint-Rihndell. On entendit le bruit de crécelle du langage des Cavaliers, puis sa voix se fit de nouveau entendre sur la fréquence intérieure, plaintive et confuse.

— Elle est partie ! Elle est partie ! Il faut que… Je dois…

Abruptement, il retourna vers les Jambes d’Ivoire pour reprendre la discussion interrompue. Au bout de quelques secondes, sa voix demanda :

— Qu’est-ce que je dois faire, cher monsieur Pham ? La transaction n’est pas encore conclue, et ma Tige Verte a disparu…

Ou a été enlevée.

— Concluez la vente, Coquille Bleue. Tige Verte ne risque rien… HdB… Plan B.

Il saisit brusquement un casque et se repoussa en arrière en prenant appui sur la console. Ravna se leva en même temps que lui.

— Où vas-tu ?

— Dehors, dit-il avec un rictus. Saint-Rihndell va peut-être perdre son halo quand ça commencera à barder, et j’ai un plan.

Elle le suivit tandis qu’il se glissait vers la trappe.

— Écoute, je préfère que tu restes là-haut, dit-il. Je ne peux pas trimbaler trop d’équipement de surveillance. J’ai besoin de ta collaboration.

— Mais…

Il sortit par la trappe la tête la première, sans s’occuper du reste de ses objections. Elle ne le suivit pas, mais sa voix lui parvint, une seconde plus tard, dans le casque. Elle n’était plus tremblante. Il retrouvait sa Ravna, qui émergeait pour lutter, laissant ses autres problèmes à l’arrière-plan.

— D’accord. J’assure la liaison. Mais que peut-on faire ?

Pham descendit dans la coursive main sur main, accélérant à une vitesse qui aurait fait ricocher un loup de mer contre les parois. Devant lui se dressait la façade menaçante du sas. Il donna une légère tape contre le mur et fit une pirouette. Ses mains glissèrent avec précision sur les deux parois, ralentissant juste assez son élan pour que la porte du sas ne lui brise pas les chevilles. Une fois à l’intérieur, il trouva une combinaison déjà chargée par le vaisseau.

— Pham, tu ne peux pas sortir comme ça ! Ils vont se rendre compte que nous sommes une expédition humaine !

Elle devait le voir par l’intermédiaire des caméras du sas. Il avait déjà la tête et les épaules dans la coquille supérieure de la combinaison. Il sentit le bas s’ajuster autour de ses jambes puis de sa taille tandis que les joints se soudaient.

— Pas nécessairement, dit-il. (De toute manière, ça ne fait sans doute plus aucune différence, à présent, ajouta-t-il en son for intérieur.) Il y a des tas de créatures bipèdes à deux bras qui circulent dans les parages. J’ai bricolé un petit camouflage qui va avec cet équipement.

Il posa le menton sur les commandes du casque et régla l’affichage. Cette combinaison pressurisée blindée était primitive comparée aux costumes à champ de force du Relais. Cependant, le Qeng Ho aurait donné un vaisseau stellaire tout entier pour en avoir une. À l’origine, il l’avait conçue pour impressionner les Dards. Voilà l’occasion de la mettre à l’épreuve un peu avant.

D’un coup de menton, il afficha la vue extérieure captée par Ravna. Il offrait le spectacle d’une silhouette tout en noir, de plus de deux mètres de haut. Ses mains étaient doublées de griffes chitineuses, et chaque arête de son corps était tranchante comme un rasoir ou hérissée de piquants. Ces adjonctions récentes étaient destinées à briser les lignes strictement humaines et à intimider un éventuel adversaire.

Pham activa la porte du sas et entra dans la galerie des vers blancs. Il était entouré de murs de boue, qui luisaient dans l’air humide, et de nuées d’insectes.

La voix de Ravna retentit à son oreille.

— Je reçois une demande non prioritaire, probablement un automatisme. Pourquoi envoyons-nous un troisième négociateur ?

— Ignore-la.

— Fais attention, Pham. Ces vieilles cultures du Moyen En delà ont des trucs affreux en réserve. Sinon, elles n’auraient pas survécu si longtemps.

— Je me conduirai en bon citoyen.

Tant qu’on me traitera correctement.

Il se trouvait déjà à mi-chemin de l’entrée de l’esplanade. Du menton, il fit apparaître une petite fenêtre affichant la vue captée par la caméra de Coquille Bleue. Toutes ces communications sur hautes fréquences se faisaient aux frais du réseau local. Curieux, que Rihndell leur fournisse encore ce service. Coquille Bleue semblait poursuivre la négociation. Il n’y avait peut-être pas de coup fourré, après tout. Ou bien Rihndell n’était pas au courant.

— Pham, j’ai perdu la liaison vidéo avec Tige Verte. La dernière fois, elle entrait dans une espèce de tunnel. Son signal de localisation est encore clair.

Le portail de l’esplanade s’ouvrit devant lui. Il se mêla aussitôt à la foule du marché. Le vacarme extérieur lui parvenait même à travers son armure. Il avançait lentement, évitant les voies trop encombrées, suivant les filières qui quadrillaient l’espace. La foule n’était pas un problème. Tout le monde s’écartait de son chemin, parfois avec une hâte qui tenait de la panique. Pham ignorait si c’était dû à sa carapace aux arêtes de rasoir ou aux traces de chlore qui « fuyaient » de sa combinaison. J’ai peut-être exagéré avec ça. Le but était de ne pas avoir l’air humain. Il ralentit le pas, en prenant bien soin de ne frôler personne. Quelque chose qui ressemblait affreusement à un rayon de désignation laser brilla dans la fenêtre arrière de son casque. Il s’abrita vivement derrière un aquarium tandis que Ravna annonçait :

— Le territoire se plaint de ton accoutrement. Tu es en infraction par rapport au code de l’habillement. C’est la traduction du vaisseau.

Est-ce mon odeur corporelle iodée qu’ils ont détectée, ou bien mes armes ?

— Qu’est-ce que tu vois à l’extérieur ? demanda-t-il. Pas de papillons ?

— Non. Aucun mouvement important n’a été détecté dans l’espace depuis cinq heures. Les Aprahantis n’ont pas bougé, et l’état des communications est à peu près inchangé.

Il y eut un long moment de silence. Indirectement, depuis le poste de commande du HdB, il vit Coquille Bleue en train de parler avec Ravna. Les mots étaient indistincts, mais il semblait y avoir de l’excitation dans l’air. Il bougea frénétiquement le menton pour essayer d’obtenir une liaison directe. Puis Ravna s’adressa de nouveau à lui.

— Hé ! Coquille Bleue dit que Rihndell a accepté le paiement ! Il est en train de nous charger les agravs. Et le HdB a son quitus pour les réparations.

Ils étaient donc libres de partir. À ceci près que trois d’entre eux étaient encore à terre, dont un porté disparu.

Pham se laissa flotter au sommet de l’aquarium et aperçut finalement Coquille Bleue en direct. Il actionna prudemment les réacteurs à gaz de sa combinaison et se posa à côté du Cavalier.

Son arrivée fut accueillie à peu près avec autant de plaisir qu’une colonne de fourmis au beau milieu d’un pique-nique. Le Jambes d’Ivoire aux sculptures était en train de dire quelque chose tout en tapotant son œuvre d’art articulée contre le mur. Il replia ses défenses et rétracta les bras de son cou, donnant aux autres le signal de faire de même. Tandis qu’ils s’éloignaient de Pham et de Coquille Bleue en remontant le muret, l’interprète traduisit en trisk :

— La transaction est achevée. Nous ne savons pas où est allée votre amie.

Les appendices de Coquille Bleue ondulèrent.

— M… mais nous ne voulons qu’un conseil de votre part. Qui a pu…

C’était inutile. Saint-Rihndell et sa bande de joyeux drilles continuaient de s’éloigner. Coquille Bleue fit claquer ses appendices sous le coup de la frustration. Ses frondaisons se tournèrent vers Pham Nuwen.

— Cher monsieur Pham, j’ai des doutes sur votre compétence dans les affaires. Saint-Rihndell aurait pu nous aider.

— C’est possible.

Pham suivit des yeux les Jambes d’Ivoire qui se fondaient dans la foule en traînant les treillis derrière eux comme un gros ballon noir. Hum… Peut-être ce Rihndell était-il un honnête commerçant, après tout.

— Y a-t-il beaucoup de chances pour que Tige Verte vous abandonne ainsi au milieu d’une transaction ?

Coquille Bleue médita un instant.

— Si c’était une escale commerciale ordinaire, elle aurait pu tomber sur une occasion particulièrement rentable. Mais dans les circonstances présentes, je…

La voix de Ravna l’interrompit sur un ton de sollicitude bienveillante.

— Elle a peut-être… euh… simplement oublié le contexte ?

— Non, répliqua Coquille Bleue d’une voix ferme. Le skrode n’autoriserait jamais une telle défaillance au milieu d’une discussion si âpre.

Pham fit apparaître plusieurs fenêtres à l’intérieur de son casque pour surveiller les alentours. La foule évitait toujours de s’approcher de lui. Il ne voyait aucune trace de présence de la police. Est-ce que je saurais seulement les reconnaître ?

— D’accord, dit-il. Nous avons un problème, indépendamment de ma présence ici. Je suggère que nous allions faire un petit tour, histoire de voir où Tige Verte a bien pu aller.

Bruit de crécelle.

— Nous n’avons plus le choix, à présent. Chère madame Ravna, pourriez-vous essayer de joindre l’interprète des Jambes d’Ivoire ? Il pourra peut-être nous mettre en relation avec les Cavaliers des Skrodes locaux.

Il s’éloigna du muret en utilisant ses réacteurs à gaz pour faire volte-face.

— Venez, cher monsieur Pham.

Coquille Bleue le précéda à travers l’esplanade, à peu près dans la direction que Tige Verte avait prise. Leur route était bien loin de la ligne droite. Ils faisaient des méandres comme un ivrogne. À un moment, ils se retrouvèrent presque à leur point de départ. « Du tact, du tact », répondait Coquille Bleue quand Pham se plaignait de la lenteur de leur progression. Le Cavalier n’insistait jamais pour fendre la foule quand elle était trop dense. Si les créatures qu’il avait devant lui ne réagissaient pas au mouvement de ses appendices, il préférait contourner l’obstacle. Pham marchait juste derrière lui, de sorte que l’effet d’intimidation de son armure en lames de rasoir ne s’exerçait pas.

— Ces gens vous paraissent peut-être très pacifiques et faciles à bousculer, cher monsieur Pham, mais n’oubliez pas qu’ils sont ici entre eux. Ces races ont eu des milliers d’années pour s’habituer à coexister et pour atteindre l’état de commensalisme où vous les voyez. Envers des créatures venues de l’extérieur, ils sont nécessairement moins tolérants. Sinon, ils se seraient fait évincer depuis longtemps.

Pham se souvint du « code de l’habillement » et décida de ne pas insister.

Les vingt minutes qui suivirent auraient pu être, en d’autres circonstances, une expérience passionnante pour un trafiquant du Qeng Ho. Ils passèrent à proximité d’une douzaine au moins de races intelligentes différentes. Mais lorsqu’ils atteignirent finalement le mur opposé de l’esplanade, Pham grinçait des dents. Il avait reçu encore deux fois l’avertissement concernant le code de l’habillement. Le seul point positif était que Saint-Rihndell les laissait toujours utiliser le réseau local. Et Ravna avait obtenu quelques informations supplémentaires.

— La colonie locale des Cavaliers des Skrodes se trouve à une centaine de kilomètres de l’esplanade. Il y a une sorte de station de transport juste derrière le mur où vous êtes.

La galerie où Tige Verte était entrée se trouvait également devant eux. Sous l’angle où ils se tenaient, ils apercevaient, à travers l’ouverture, le noir de l’espace. Pour une fois, la foule ne posait pas de problème. Pratiquement personne ne passait par là, ni dans un sens ni dans l’autre.

Une lueur laser illumina les fenêtres arrière de son casque.

— Violation du code de l’habillement. Quatrième avertissement. Ils disent que tu dois quitter immédiatement le volume.

— C’est bon. C’est bon. On s’en va.


Les ténèbres. Pham augmenta le gain sur les fenêtres de son casque. Au début, il avait cru que la « station de transport » s’ouvrait sur le vide et que les gens du coin avaient des champs de contention comme dans l’En delà Supérieur. Puis il s’était aperçu que les piliers étaient solidaires de parois transparentes. Ils étaient toujours à l’intérieur, très classiquement, mais la vue… Ils se trouvaient du côté de l’arc qui donnait sur les étoiles. Les particules de l’anneau étaient des poissons noirs qui flottaient silencieusement à quelques dizaines de mètres de lui. Plus loin, des structures artificielles s’élevaient, à partir de la surface de l’anneau, suffisamment haut pour être éclairées par le soleil. Mais la plus éclatante se trouvait presque au-dessus de leurs têtes. Elle avait la couleur bleue de l’océan et la blancheur d’un nuage. Sa lumière douce se diffusait jusqu’au sol autour d’eux. Partout où le Qeng Ho était allé, aussi loin que ce fût, un tel spectacle avait toujours soulevé des hurlements de joie. Pourtant, dans le cas présent, la vue n’avait rien d’authentique. L’objet n’était qu’approximativement sphérique, et sa surface était coupée par l’ombre de l’anneau. Il était de taille relativement petite, à quelques centaines de kilomètres à peine au-dessus d’eux. C’était l’un des satellites de surveillance qu’ils avaient aperçus en arrivant. Son atmosphère miroitante était étroitement confinée par les côtés d’une vaste voûte. Il s’arracha à la contemplation du spectacle pour murmurer :

— Dix contre un qu’il s’agit du terroir des Cavaliers des Skrodes.

— Naturellement, répliqua Coquille Bleue. Il est tout à fait typique. Le ressac, sous cette minigravité, n’est pas ce qu’il y a de mieux, mais…

— Cher Coquille Bleue ! Cher monsieur Pham ! Par ici !

C’était la voix de Tige Verte. D’après la combinaison de Pham, il s’agissait d’une liaison locale, non relayée par le HdB.

Les appendices de Coquille Bleue s’orientèrent dans toutes les directions à la fois.

— Tu vas bien, Tige Verte ?

Ils échangèrent quelques bruits de crécelle durant plusieurs secondes. Puis Tige Verte reprit en trisk :

— Je vais très bien, oui, cher monsieur Pham. Désolée de vous avoir causé des émotions. Mais j’ai vu tout de suite que la transaction avec Rihndell allait bien se passer. Et lorsque ces Cavaliers se sont arrêtés… Ce sont des gens très sympathiques, cher monsieur Pham. Ils nous ont invités dans leur terroir. Nous pourrions y passer un jour ou deux. Ce serait une détente merveilleuse avant la poursuite de notre voyage. Et je pense qu’ils peuvent nous aider.

Comme dans les romans à quête qu’il avait trouvés dans la bibliothèque de chevet de Ravna, les voyageurs fatigués, à mi-chemin de leur objectif, découvrent un havre de paix et un cadeau spécial.

— C’est vraiment Tige Verte ? demanda-t-il sur une ligne privée. Elle ne parle pas sous la contrainte ?

— C’est bien elle, cher monsieur Pham, et libre. Vous nous avez entendus parler. Personne ne lui tordait les appendices.

— Alors qu’est-ce qui lui a pris de nous fausser compagnie comme ça ?

Pham était lui-même surpris de la manière sifflante dont il avait prononcé ces mots. Coquille Bleue mit un certain temps à lui répondre.

— C’est vrai. Il y a quelque chose d’anormal. À mon avis, ces Cavaliers sont au courant de quelque chose qui nous intéresse, et ils veulent nous en informer. Suivez-moi, cher monsieur Pham. Mais soyez prudent.

Il s’éloigna dans une direction qui semblait choisie au hasard.

— Rav, qu’est-ce que tu…

Pham remarqua alors le voyant rouge qui clignotait dans la fenêtre d’état de son casque, et son irritation se glaça. Depuis combien de temps la liaison avec Ravna était-elle coupée ?

Il suivit Coquille Bleue en flottant bas derrière lui et en se servant de ses réacteurs pour ne pas le perdre de vue. Tout le secteur était couvert de l’adhésif affectionné par les Cavaliers pour leurs déplacements sous zéro g. Cependant, l’endroit semblait actuellement désert. Personne en vue, alors qu’à une centaine de mètres de là la foule était dense. Cela sentait le traquenard à plein nez, et pourtant c’était insensé. Si Mort à la Vermine – ou leurs valets – les avait découverts, il leur aurait suffi de donner l’alerte. Était-ce Rihndell qui s’amusait avec eux ? Pham activa les armes rayonnantes de sa combinaison et lança quelques contre-mesures. Des microcaméras s’envolèrent dans toutes les directions. Qu’ils aillent se faire voir avec leur code de l’habillement.

La lune inondait la plaine de sa lumière bleuâtre, mettant en évidence des monticules arrondis et des entassements anguleux d’équipements inconnus. La surface était criblée de trous (des entrées de galeries ?). Coquille Bleue murmura quelque chose d’indistinct sur la « beauté de la nuit » et le plaisir qu’il aurait à s’asseoir au bord de l’eau, à cent kilomètres au-dessus de leurs têtes. Pham balaya les alentours en essayant d’identifier des secteurs de tir et des zones de mort.

L’une de ses caméras-espions lui montra une forêt d’arbres sans feuilles. C’étaient des Cavaliers des Skrodes qui se tenaient là, silencieux sous le clair de lune. Ils étaient à deux monticules de là. Ils n’avaient pas de lumières et ne faisaient pas un mouvement. Ils voulaient peut-être seulement jouir du spectacle. Amplifiant l’image, Pham n’eut pas de mal à identifier Tige Verte. Elle était à un bout d’une file de cinq Cavaliers. Les rayures de sa coque étaient visibles. Il y avait une bosse sur le devant de son skrode, avec une sorte de tige qui dépassait. Un dispositif de contention ? Il dirigea deux autres caméras sur les lieux. Une arme. Tous ces Cavaliers étaient armés !

— Nous sommes déjà à bord du transport, Coquille Bleue, fit la voix de Tige Verte. Encore quelques mètres et tu l’apercevras. Juste derrière le bloc de ventilation.

Apparemment, elle faisait allusion au monticule dont Pham et le Cavalier étaient en train de s’approcher. Mais l’humain savait qu’il n’y avait là aucun engin de transport. Tige Verte et ses Cavaliers armés leur bloquaient le passage. C’était bien un traquenard, très étudié mais très rudimentaire en même temps. Pham allait crier un avertissement à Coquille Bleue lorsqu’il se ravisa brusquement. Il y avait un rectangle plat en céramique posé sur le tertre à quelques pas du Cavalier. La caméra la plus proche analysa la présence d’un explosif. Sans doute une mine directionnelle. Une caméra à basse résolution, à peine un peu plus qu’un détecteur de mouvement, était montée juste à côté. Coquille Bleue avait fait nonchalamment rouler son chariot à quelques pas de l’engin. Il continuait de bavarder avec Tige Verte.

Ils l’ont laissé passer.

Un nouveau soupçon naquit en lui. Il s’arrêta et recula vivement sans toucher le sol. Les seuls sons qu’il produisait étaient ceux de ses réacteurs à gaz. Il détacha l’une des griffes de son armure et la fit transporter par un microdrone sous le nez du capteur de la mine.

Il y eut un éclair blanc accompagné d’un grand bruit. Même à cinq mètres de distance, l’onde de choc le projeta en arrière. Il aperçut vaguement Coquille Bleue, projeté les roues par-dessus les frondaisons de l’autre côté de la mine. Des éclats de métal sifflèrent à ses oreilles, mais aveuglément. Aucun n’incurva sa trajectoire pour revenir à l’attaque. Plusieurs drones avaient été détruits par le souffle.

Pham profita de la confusion pour accélérer à fond, grimper au sommet d’une « colline » voisine et se laisser retomber au fond d’une vallée (allée ?) peu profonde qui permettait d’observer la position des Cavaliers embusqués. Ceux-ci commencèrent à faire le tour de la colline en produisant de joyeux bruits de crécelle. Pham les avait dans sa ligne de tir mais ne fit rien, curieux de voir la suite. Au bout d’un moment, Coquille Bleue se laissa flotter à une centaine de mètres de lui en appelant d’une voix plaintive :

— Pham ! Pham !

Les embusqués l’ignorèrent. Trois d’entre eux disparurent derrière la colline. Les caméras de Pham les montrèrent immobilisés de consternation, les appendices hérissés. Ils se rendaient compte qu’il leur avait échappé. Les cinq Cavaliers se dispersèrent à sa recherche. Tige Verte ne disait plus rien. Elle n’essayait plus de donner le change.

Il y eut une détonation sèche accompagnée d’une lueur. Quelqu’un était nerveux de la gâchette.

Au-dessus de la scène flottait Coquille Bleue, qui offrait une cible parfaite. Mais personne ne tira sur lui. Il parla en un mélange de trisk et de cliquetis. Dans la partie que Pham comprenait, il percevait de la peur.

— Pourquoi tirez-vous ? Quel est le problème ? Tige Verte, réponds-moi !

Le côté parano de Pham Nuwen ne se laissa pas leurrer. Je ne veux pas que tu me voies de là-haut. Alignant le rayon de tir principal sur le Cavalier, il décala légèrement son arme et fit feu. Le rayonnement ne se situait pas dans les longueurs d’onde visibles, mais l’impulsion déchaîna des gigajoules. Le plasma se mit à briller d’une lueur coruscante sur le trajet du rayon. Celui-ci passa à moins de cinq mètres de Coquille Bleue. Bien au-dessus du Cavalier, le pinceau lumineux heurta du cristal de coque. L’explosion fut spectaculaire. L’éblouissement actinique fit voler des fragments qui tracèrent un millier de traînées incandescentes.

Pham se déplaça obliquement au moment où la voûte s’embrasait. Il vit Coquille Bleue tournoyer, puis reprendre le contrôle de son skrode et courir se mettre précipitamment à l’abri. À l’endroit où le rayon de Pham avait fait impact, un halo de lumière était en train de diminuer d’intensité en passant du bleu à l’orange puis au rouge, plus brillant, cependant, que la lune gardienne au-dessus d’eux.

Son tir d’avertissement avait été comme un index géant servant à le localiser. Durant les quinze secondes qui suivirent, quatre des créatures en embuscade tirèrent sur l’endroit où il s’était trouvé. Le silence retomba, puis il y eut un léger bruit de froissement. À ce jeu-là, les cinq se croyaient peut-être avantagés par le nombre, mais ils n’avaient pas encore compris de quelle manière il était équipé. Il sourit en voyant les images qu’il recevait de ses microcaméras. Il les avait tous dans son champ de visée, même Coquille Bleue.

S’il n’y avait que ces quatre-là… ou bien cinq…, il n’y aurait pas de problème. Mais il devait y avoir des renforts, ou du moins des complications en route. Le trou de la voûte avait refroidi. On ne le voyait plus, mais il n’en était pas moins là. Et il devait bien faire cinquante centimètres de diamètre. L’air sifflait en s’échappant, et c’était un bruit sinistre qui provoquait chez lui, malgré son armure, un réflexe de peur. La fuite mettrait sans doute un bon moment à affecter les Cavaliers des Skrodes, mais c’était tout de même une urgence. Cela allait attirer l’attention. Il leva les yeux vers le trou. Ici, on ne sentait qu’une légère brise ; mais un peu plus loin, juste au-dessous de la fuite, il y avait une tornade miniature en formation, qui soulevait la poussière et faisait voler des objets hétéroclites.

Derrière la coque transparente, dans l’espace…

Une déchirure noire, prolongée d’un panache brillant à l’endroit où les fragments émergeaient de l’ombre de l’arc pour pénétrer dans la lumière du soleil. Et une idée précise luttait pour se faire un chemin dans son esprit.

Zut… Les cinq Cavaliers l’avaient plus ou moins encerclé. L’un d’eux apparut lourdement dans son champ de vision, l’aperçut et tira. Pham riposta immédiatement. L’autre explosa dans un nuage de vapeur superchaude et de chair calcinée. Son skrode, intact, vola dans l’espace entre les collines, s’attirant le tir paniqué des autres. De nouveau, Pham changea rapidement d’emplacement, dans la direction qu’il savait être la plus éloignée des positions adverses.

Quelques minutes de paix relative. Puis il leva la tête vers le panache de cristal. Il y avait quelque chose… oui. Si des renforts devaient arriver, pourquoi pas en sa faveur ? Il visa le panache et shunta sa ligne vocale sur le circuit de mise à feu du canon. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis se ravisa. Mieux vaut réduire la puissance pour faire ça. Un détail. Il ajusta de nouveau sa visée et fit feu de manière continue en disant :

— J’espère que tu as les yeux ouverts, Ravna. J’ai foutrement besoin de ton aide.

Brièvement, il décrivit les événements insensés des dix dernières minutes. Cette fois-ci, le rayon débitait moins de dix mille joules par seconde. Ce n’était pas assez pour porter l’air à incandescence, mais la modulation, en se reflétant sur le panache à l’extérieur de la coque de cristal, devait normalement être visible sur des milliers de kilomètres, en particulier du HdB, qui se trouvait de l’autre côté de l’habitat.

Les Cavaliers des Skrodes se rapprochaient de nouveau. Merde. Impossible de laisser ce genre de message sur transmission automatique. Il avait besoin de l’« émetteur » pour des choses plus importantes. Il vola de vallée en vallée, manœuvrant pour prendre à revers le Cavalier le plus isolé. Un contre trois… ou bien quatre. Il disposait de renseignements et d’une puissance de feu supérieurs, mais un seul coup de malchance et il était mort. Il se laissa flotter vers l’objectif qu’il s’était désigné. Doucement…

Une lumière brûlante lui toucha le bras, portant son armure à incandescence. Des gouttes brûlantes de métal blanc volèrent tandis qu’il s’écartait précipitamment, d’une torsion. Il fila droit dans l’espace qui séparait trois monticules tout en arrosant d’un feu nourri les Cavaliers qui s’y cachaient. Des traits de lumière se croisèrent autour de lui, puis il se trouva de nouveau à couvert. Ils étaient rapides, presque comme s’ils disposaient d’équipements de visée automatique. Ils en avaient d’ailleurs peut-être dans leurs skrodes.

La douleur l’atteignit à ce moment-là. Il se plia en deux, haletant. Si ces blessures ressemblaient à celles dont il conservait le souvenir, les chairs allaient être carbonisées jusqu’à l’os. Des larmes brouillèrent sa vision. Il perdit conscience dans un tourbillon de nausée. Puis il reprit ses sens. Deux secondes au maximum avaient dû s’écouler, ou il n’aurait jamais rouvert les yeux. Les autres étaient beaucoup plus près, mais celui qu’il avait eu n’était plus qu’un cratère fumant entouré de fragments de skrode. Les systèmes automatiques de son armure s’étaient refermés sur sa blessure. Il sentit le froid d’un anesthésique local, et la douleur devint sourde. Il commença à contourner la colline, en essayant de se tenir hors de vue de ses trois ennemis à la fois. Ils avaient repéré ses drones. De temps à autre, une tache enflammée faisait éruption dans le ciel ou le sommet d’une colline se transformait en scories incandescentes. L’énergie brûlée était disproportionnée, mais les drones tombaient l’un après l’autre, et il perdait son plus gros avantage.

— Où est Coquille Bleue ?

Il fit le tour des images transmises par ses derniers drones, puis par sa propre combinaison. Le salaud était au-dessus du champ de bataille, intouché par ses congénères. Il les met au courant de tous mes mouvements. Il roula sur le côté, braquant malaisément son arme sur le point minuscule. Mais il hésitait. Tu te ramollis, Nuwen. Brusquement, Coquille Bleue piqua vers le sol, sa toile de chargement volant derrière lui comme une traîne. De toute évidence, il avait réglé ses tuyères à pleins gaz. Sur le fond sonore de métal en ébullition et de tonnerre de déflagrations, sa chute était totalement silencieuse. Et il tombait droit sur l’adversaire le plus proche de Pham.

À trente mètres d’altitude, le Cavalier lâcha quelque chose de gros et d’anguleux. Les deux bolides se séparèrent. Coquille Bleue poursuivit sa trajectoire obliquement et disparut derrière les collines. En même temps, beaucoup plus proche, on entendit un froissement accompagné d’un choc sourd. Pham dépêcha son avant-dernier drone pour voir ce qu’il y avait derrière le monticule. Il aperçut un skrode et des frondaisons en désordre autour d’une tige écrasée. Il y eut un éclair soudain. Plus de drone.

Il ne restait plus que deux ennemis, dont Tige Verte.

Durant les dix secondes suivantes, on n’entendit plus aucun tir. Cependant, le silence n’était pas total. Le moignon de métal incandescent de son bras craquait et crachotait en refroidissant. Tout en haut, le sifflement de l’air qui s’échappait de la coque continuait de se faire entendre. Des jets d’air tourbillonnants balayaient le sol, au point qu’il était difficile de garder une position sans corriger continuellement la dérive avec ses réacteurs. Il laissa les courants le conduire silencieusement vers la sortie de sa petite vallée. … Un sifflement furtif qui ne venait pas de lui. Les deux Cavaliers se rapprochaient dans des directions différentes. Ils ne connaissaient peut-être pas sa position exacte, mais ils étaient capables, de toute évidence, de coordonner leurs propres mouvements. La douleur allait et venait en même temps que la conscience. De brèves pulsations de ténèbres et de feu. Il n’osait pas forcer sur les anesthésiques. Il aperçut l’extrémité d’une forêt d’appendices qui dépassait d’un monticule voisin. Il retint sa respiration pour mieux voir. Le plus probable était que les terminaisons oculaires conservaient juste assez de puissance pour détecter un mouvement. Deux secondes passèrent. Le dernier drone de Pham lui montra l’autre Cavalier en train de dériver silencieusement vers lui de l’autre côté. Ils allaient surgir tous les deux d’une seconde à l’autre. En cet instant, il aurait donné n’importe quoi pour disposer d’un drone armé. Dans son stupide bricolage, il n’avait même pas été fichu de penser à ça. Plus rien à faire. Il attendait un instant de lucidité pour bondir sur l’ennemi et tirer à tout va.

Il y eut un bruit de crécelle. Quelqu’un s’annonçait haut et fort. Le drone de Pham transmit une vue de Coquille Bleue qui roulait derrière un mur de lattes à une centaine de mètres de là. Le Cavalier allait d’un abri à l’autre, en se rapprochant continuellement de la position de Tige Verte. Et le bruit de crécelle ? Était-ce pour la supplier ? Malgré cinq mois de cohabitation avec les Cavaliers, Pham n’avait toujours pas la moindre notion de leur langage de crécelle. Tige Verte, qui avait toujours été la plus timide et la plus moralisatrice des deux, ne répondit rien. Elle répliqua en arrosant les lattes avec son arme. Pendant ce temps, le troisième Cavalier surgissait, juste assez près pour prendre Coquille Bleue sous un feu croisé. Il l’aurait carbonisé sur place si son mouvement ne l’avait pas amené juste dans le champ de tir de Pham.

Tout en faisant feu, l’humain avait bondi de son trou. Il ne pouvait pas laisser passer cette chance. S’il faisait volte-face assez vite pour s’occuper de Tige Verte avant qu’elle n’ait réglé son compte à Coquille Bleue…

La manœuvre, très simple, consistait à exécuter une pirouette qui l’aurait laissé la tête en bas face à Tige Verte. Mais rien ne lui était facile à présent. Il fit le mouvement trop vite et vit le sol s’éloigner sous lui, mais il avait bien Tige Verte dans son champ de vision, et elle était en train de tourner son arme vers lui.

Puis Coquille Bleue fonça entre deux colonnes de feu portées au blanc par le tir de Tige Verte. Sa voix résonna aux oreilles de Pham.

— Ne la tuez pas, je vous en supplie. Ne la tuez…

Tige Verte hésita, puis tourna son arme vers Coquille Bleue qui arrivait sur elle. Pham appuya sur la détente, laissant son mouvement tournant lui faire balayer le terrain devant lui. La conscience reflua au plus profond de lui. Vise bien ! Vise bien ! Il laboura la terre au-dessous de lui en creusant un sillon incandescent de matière en fusion qui s’acheva en une bouillie noire et ratatinée. La petite silhouette de Coquille Bleue roulait toujours vers l’amas informe, essayant de la sauver. Puis Pham continua son mouvement de rotation, et il ne se rappelait plus comment il fallait faire pour changer l’image. Le ciel bascula lentement devant ses yeux.

Une lune bleuâtre avec une ombre coupante en son milieu. Un vaisseau flottait tout près, hérissé de piquants qui le faisaient ressembler à quelque gigantesque insecte chitineux. Par le Qeng Ho… Où suis-je ?

Et toute conscience le quitta.

29

Il y eut des rêves. Il avait encore perdu un commandement, il s’était fait rétrograder au rang de jardinier s’occupant des plantes vertes dans la serre du vaisseau. Soupir. Son travail consistait à les arroser et à les faire fleurir. Mais il s’aperçut bientôt que les pots avaient des roues et se déplaçaient derrière son dos, sournoisement, en faisant des bruits de crécelle. Ce qui était censé représenter la beauté avait maintenant un air sinistre. Pham avait volontiers accepté d’arroser et de soigner les créatures. Il les avait toujours admirées.

Mais maintenant, il était le seul à savoir qu’elles étaient les ennemies de toute vie.


Plus d’une fois, au cours de son existence, Pham Nuwen s’était réveillé au milieu d’appareils médicaux automatiques. Il avait presque pris l’habitude de se voir entouré de cuves à l’allure de cercueil, de parois vertes, de tuyaux et de câbles. Mais cette fois-ci, c’était différent, et il lui fallut un moment pour comprendre où il se trouvait. Il y avait des arbres qui ressemblaient à des saules penchés sur lui, oscillant sous l’effet d’une brise tiède. Il avait l’impression d’être couché sur un doux matelas de mousse dans une petite clairière au-dessus d’un lac. Une légère brume d’été flottait au ras de l’eau. Tout cela était très beau, seulement les feuilles étaient velues et leur vert ne ressemblait à rien de ce qu’il avait jamais vu. C’était l’idée que se faisait quelqu’un d’autre du pays natal. Il tendit la main vers la branche la plus proche, mais elle heurta quelque chose de dur à une quinzaine de centimètres à peine de son visage. Une paroi incurvée. Exception faite des images trompeuses, elle avait la même taille que les médics de son souvenir.

Quelque chose cliqueta derrière sa tête. La scène idyllique glissa comme un décor, emportant avec elle la brise tiède. Quelqu’un – Ravna – flotta devant le caisson.

— Salut, Pham, dit-elle en plongeant la main dans le cylindre pour lui prendre la sienne.

Elle l’embrassa en tremblant. Elle avait l’air d’un fantôme. Son visage était défait comme si elle avait pleuré beaucoup.

— Salut, toi, dit-il.

La mémoire lui revenait par bribes déchiquetées. Il essaya de se repousser du lit, et découvrit une autre ressemblance entre ce médic et ceux du Qeng Ho. Il était solidement ancré.

Ravna eut un petit rire.

— Médic, déconnexion, dit-elle.

Une seconde plus tard, Pham flottait librement.

— Il me tient toujours le bras.

— Non, c’est ton plâtre. Ton bras gauche va mettre un certain temps à repousser. Il a été presque entièrement brûlé, Pham.

— Oh !

Il baissa les yeux vers le cocon blanc qui lui maintenait le bras collé au côté. Il se souvenait du combat, à présent… et il se rendait compte que certaines parties de son rêve étaient affreusement réelles.

— Combien de temps suis-je resté inconscient ? demanda-t-il d’une voie envahie par l’angoisse.

— Une trentaine d’heures. Nous sommes à plus de soixante années-lumière de Repos Harmonieux. Tout va bien à bord, mais il semble que tous les êtres de la création soient à nos trousses.

Le rêve…

De sa main libre, il saisit le bras de Ravna.

— Et les Cavaliers des Skrodes, où sont-ils ?

Au nom de la Flotte, pas à bord, j’espère…

— Ce… ce qui reste de Tige Verte est dans l’autre caisson. Coquille Bleue est…

Pourquoi m’ont-ils laissé vivre ?

Il fit du regard le tour de la pièce. Ils étaient dans une cabine technique. Pas d’arme à moins de vingt mètres. Hum… Plus important que les armes, s’assurer les privilèges d’accès à la console de commande du HdB… S’il n’était pas déjà trop tard.

Il exerça une poussée sur le caisson pour s’éloigner vers la porte. Ravna le suivit.

— Doucement, Pham. Tu viens de sortir du médic.

— Qu’est-ce qu’ils t’ont dit sur la fusillade ?

— La pauvre Tige Verte n’est pas en mesure de parler, Pham. Coquille Bleue dit à peu près la même chose que toi. Tige Verte a été enlevée par les Cavaliers renégats, qui l’ont obligée à vous attirer dans un piège.

— Hum…

Pham s’efforça d’adopter un ton neutre. Il y avait peut-être une chance pour que Coquille Bleue ne soit pas encore perverti. Il continua d’avancer, en s’aidant de son bras valide, dans l’axe du vaisseau. Une minute plus tard, il pénétra dans le poste de commande, avec Ravna sur ses talons.

— Pham, qu’est-ce qui t’arrive ? Il y a beaucoup de décisions à prendre, je sais, mais…

Tu ne sais pas à quel point tu as raison. Il alla droit sur la console de commande.

— Vaisseau. Reconnaissez-vous ma voix ?

— Pham, supplia Ravna, peux-tu me dire ce…

— Oui, monsieur.

— … que tu es en train de faire ?

— Statut des privilèges de commande, ordonna-t-il.

Les priorités d’accès accordées pendant que les Cavaliers étaient à terre. Seraient-elles toujours en place ?

— Statut positif.

Les Cavaliers des Skrodes avaient eu trente heures pour préparer leurs défenses. Tout cela était trop facile, trop facile.

— Suspendez les privilèges de commande des Cavaliers des Skrodes. Isolez-les.

— Oui, monsieur, répondit le vaisseau. Menteur ! Mais que pouvait-il faire d’autre ? La montée de panique se stabilisa, et il se sentit soudain très froid. Il était du Qeng Ho… et il était aussi le brisedieu.

Les deux Cavaliers étaient dans la même cabine. Tige Verte se trouvait dans le deuxième caisson du vaisseau. Pham ouvrit une fenêtre sur la cabine. Coquille Bleue était assis sur un muret à côté du caisson. Il semblait flétri, comme lorsqu’ils avaient appris la nouvelle de la catastrophe de Sjandra Kei. Il dirigea ses appendices vers la caméra vidéo.

— Cher monsieur Pham, le vaisseau me dit que vous avez suspendu nos privilèges d’accès ?

— Qu’est-ce qui se passe, Pham ?

Ravna avait ancré un pied dans le plancher, et elle le regardait d’un air furieux. Pham les ignora tous les deux.

— Comment s’en sort Tige Verte ? demanda-t-il. Les appendices se détournèrent, encore plus flasques.

— Elle vivra… Je vous remercie, cher monsieur Pham. Ce que vous avez fait nécessitait une très grande habileté. Compte tenu des circonstances, je n’aurais pas pu en demander davantage.

Qu’est-ce que j’ai fait ?

Il se rappelait avoir tiré sur Tige Verte. Avait-il visé à côté ? Il regarda à l’intérieur du caisson. Ce n’était pas la même configuration que pour les humains. Celui-ci était presque plein d’eau, avec des bouillonnements d’aération parmi les frondaisons de la patiente. Endormie (?), Tige Verte semblait encore plus fragile que dans son souvenir. Ses appendices remuaient lentement dans l’eau. Certains étaient sectionnés, mais le corps paraissait à peu près intact. Il laissa son regard descendre jusqu’à la base de la tige, à l’endroit où un Cavalier fait normalement corps avec son skrode. Le moignon était enveloppé d’un fouillis de tubes chirurgicaux. Pham se souvint subitement des derniers instants du combat. Il avait volatilisé le skrode sur lequel elle était montée. Qu’est-ce qu’un Cavalier sans son skrode ?

Il détacha son regard du caisson.

— J’ai annulé votre privilège d’accès parce que je ne vous fais pas confiance.

Mon ex-ami. Outil de mes ennemis.

Coquille Bleue ne répondit pas. Au bout d’un moment, ce fut Ravna qui parla.

— Pham, sans Coquille Bleue je n’aurais jamais pu nous sortir de cet habitat. Même après, nous nous sommes trouvés coincés dans le système de RIP. Le satellite gardien hurlait qu’il voulait notre peau. Ils avaient compris que nous étions humains. Les Aprahantis essayaient de sortir du port pour nous donner la chasse. Sans Coquille Bleue, nous n’aurions jamais réussi à convaincre la sécurité de nous laisser passer. Nous aurions sans doute été volatilisés à la seconde même où nous aurions quitté le plan de l’anneau. Nous serions tous morts, Pham.

— Tu sais ce qui s’est passé en bas ?

Une partie de l’indignation quitta le visage de Ravna.

— Je sais. Mais il faut que tu comprennes comment sont faits les skrodes. Ce sont des engins mécaniques. Il est relativement facile de déconnecter la partie cyber des liaisons mécaniques. Ces gens avaient le contrôle des roues et de l’orientation du canon.

— Hum…

Dans la fenêtre, derrière Ravna, il voyait Coquille Bleue debout, ses appendices immobiles. Il n’était pas pressé d’approuver. Triomphait-il ?

— Cela n’explique pas pourquoi Tige Verte nous a attirés dans un piège, fit-il. Je sais, ajouta-t-il en levant sa main valide, elle a agi sous la menace. Le problème, Ravna, c’est qu’elle n’a marqué aucune hésitation. Elle semblait enthousiaste. Elle en redemandait.

Il regarda par-dessus l’épaule de Ravna pour ajouter :

— Elle n’était soumise à aucune contrainte. N’est-ce pas vous qui m’avez dit ça, Coquille Bleue ?

Au bout d’un long silence, le Cavalier murmura :

— C’est exact, cher monsieur Pham.

Ravna fit volte-face, en se laissant dériver suffisamment pour pouvoir les regarder tous les deux.

— Mais… mais… C’est absurde. Tige Verte est avec nous depuis le début. Elle aurait pu détruire le vaisseau mille fois, ou donner le mot à l’extérieur. Pourquoi courir le risque de cette ridicule embuscade ?

— C’est vrai. Pourquoi ne nous ont-ils pas trahis avant ?

Jusqu’à ce qu’elle pose la question, Pham ignorait totalement la réponse. Il ne connaissait que les faits, et il n’avait pas de théorie cohérente à leur raccrocher. Mais les morceaux du puzzle venaient de se mettre soudain en place. L’embuscade, ses rêves dans le caisson, les paradoxes, même…

— Peut-être n’avait-elle aucune envie de trahir avant cela. Nous avons pu échapper au Relais sans être poursuivis. Personne ne s’est intéressé à nous, et encore moins à notre destination exacte. Personne, j’imagine, ne s’attendait à l’arrivée de deux humains au Repos Harmonieux.

Il s’interrompit, essayant de mettre de l’ordre dans ses idées. L’embuscade…

— L’embuscade, ce n’est pas une stupidité, mais elle a été totalement improvisée. L’ennemi n’avait pas de solution de rechange. Les armes utilisées étaient rudimentaires. (Coup d’intuition soudaine.) Je parie que si tu cherches parmi les débris du chariot de Tige Verte, tu t’apercevras que son canon n’était qu’une espèce d’outil à découper. Et l’unique capteur de la mine plate était un détecteur de mouvement. Des tracs utilisés par l’industrie civile. Ces gadgets ont été bricolés sur place par des gens que ne s’attendaient pas à devoir se battre. Non, je suis sûr que notre ennemi a été totalement pris au dépourvu par notre arrivée.

— Tu penses que les Aprahantis auraient pu…

— Pas les Aprahantis. D’après ce que tu m’as dit, ils n’ont quitté leurs postes d’accostage que lorsque la lune des Cavaliers a donné l’alerte. Ceux qui sont derrière tout ça n’ont rien à voir avec les papillons. Ils doivent être très peu nombreux, éparpillés sur plusieurs systèmes, à l’écoute de tout ce qui peut être intéressant pour eux. Quand ils nous ont repérés, malgré la pauvreté de moyens de leur avant-poste, ils ont cherché à s’emparer de notre vaisseau. Ils n’ont donné l’alerte que quand ils ont vu que nous allions leur échapper. D’une manière ou d’une autre, ils ne voulaient pas que nous repartions d’ici vivants.

Il indiqua du doigt la fenêtre d’ultradétection.

— Si je lis bien les indications, continua-t-il, nous avons plus de cinq cents vaisseaux sur nos traces.

Ravna jeta un bref coup d’œil à l’affichage.

— C’est exact. Il s’agit d’une partie de la flotte aprahantie et…

— Il va y en avoir encore bien plus, et ce ne seront pas que des papillons.

— … je ne comprends pas pourquoi tu penses que les Cavaliers des Skrodes nous veulent du mal. L’idée d’une conspiration est insensée. Ils n’ont même pas de nation attitrée, et encore moins un empire interstellaire.

Pham hocha la tête.

— Rien que des colonies paisibles, comme cette lune gardienne, dans des civilisations polyspécifiques réparties dans tout l’En delà. Je sais, Rav, dit-il d’une voix soudain radoucie. Les Cavaliers ne sont pas notre véritable ennemi. C’est la chose qui est derrière eux. La Perversion straumlienne.

Un silence incrédule suivit. Mais Pham ne manqua pas de remarquer la manière dont Coquille Bleue orientait ses appendices. Il était déjà au courant.

— C’est la seule explication, Ravna, reprit l’humain. Tige Verte était réellement notre alliée loyale. À mon avis, seule une minorité de Cavaliers est sous le contrôle de la Perversion. Lorsque Tige Verte est entrée en contact avec ces gens, elle a été contaminée.

— C… c’est impossible, Pham ! Nous sommes dans le Moyen En delà ! Tige Verte est quelqu’un de courageux, de lucide. Aucun lavage de cerveau n’aurait pu avoir raison d’elle aussi rapidement !

Une lueur de désespoir apeuré hantait son regard. Quelle que soit l’explication, la vérité devait être terrible.

Et je suis toujours là, vivant et en train de parler.

Une donnée pour le brisedieu. Il y avait peut-être encore une chance ! Il parla presque au même instant où la compréhension se faisait jour en lui.

— Tige Verte était loyale, oui, et cependant il n’a fallu que quelques secondes pour la convertir totalement. Ce n’est pas juste une perversion de son skrode ou l’effet d’une quelconque drogue. C’est comme si le Cavalier et le skrode avaient été conçus dès le début pour réagir à une impulsion donnée. (Il regarda obliquement Coquille Bleue pour essayer d’évaluer sa réaction devant ce qu’il allait dire maintenant.) Les Cavaliers attendent depuis longtemps la venue de leur créateur. Leur race est très ancienne, beaucoup plus que n’importe quelle autre, à l’exception de quelques civilisations séniles. Ils sont partout, mais en petit nombre, l’esprit toujours pratique et pacifique. Quelque part, au début de leur évolution – quelques milliards d’années dans le passé –, leurs précurseurs se sont laissé piéger dans un cul-de-sac évolutionnaire. Leur créateur a alors fabriqué les premiers skrodes et créé les premiers Cavaliers. Je pense que nous savons maintenant qui a fait ça et pourquoi. Oui, je sais, il y a eu d’autres exemples de remaniements du même genre. Mais ce qui est remarquable, dans le cas présent, c’est la stabilité de la chose. Les grands skrodes, d’après Coquille Bleue, sont conformes à la « tradition ». Mais c’est un terme que j’appliquerais plutôt à des cultures, étalées sur des périodes de temps beaucoup plus courtes. Les grands skrodes actuels sont identiques à ceux d’il y a un milliard d’années. Et ce sont des engins que l’on peut fabriquer partout dans l’En delà. Pourtant, leur conception, de toute évidence, a l’En delà Supérieur ou la Transcendance pour origine.

C’était l’une des premières humiliations qu’il avait ressenties au sujet de l’En delà. Il avait examiné les diagrammes de conception – de véritables dissections – des skrodes. Extérieurement, c’étaient des machines, qui avaient même des pièces mécaniques en mouvement. Et la notice disait qu’ils pouvaient être fabriqués dans les usines les plus simples, à peine plus perfectionnées que ce qui existait dans certains secteurs des Lenteurs. Pourtant, la partie électronique était une masse apparemment désordonnée de composants sans trace de conception hiérarchique ou de modularité. Et cela marchait, beaucoup plus efficacement, même, que quelque chose qui aurait été conçu par un esprit humain ou son équivalent. Mais les réparations et le réglage des composants cybernétiques avaient toujours été hors de question.

— Personne, dans l’En delà, ne comprend toutes les potentialités des skrodes, et encore moins les adaptations imposées à leurs Cavaliers. N’est-ce pas, Coquille Bleue ?

Le Cavalier fit claquer ses appendices contre sa tige centrale. Il émit un bruit de crécelle furieux. Pham ne l’avait jamais vu faire cela avant. De la rage ? De la teneur ? Sa voix, à travers le synthétiseur vocal, lui parvint déformée par des distorsions non linéaires.

— Vous demandez ? Vous demandez ? C’est monstrueux de me demander de vous aider à…

Sa voix dérapa dans les hautes fréquences et il resta muet, tremblant de tout son corps. Pham Nuwen du Qeng Ho éprouva un pincement de honte. L’autre savait et comprenait. Il méritait mieux que cela. Il fallait détruire les Cavaliers, mais ils n’auraient pas dû être obligés d’assister au jugement. Sa main glissa vers le bouton des communications pour couper le contact. Puis elle se figea. Non. C’est ta dernière chance d’observer la Perversion… à l’œuvre.

Ravna ne cessait de porter son regard de l’un à l’autre. Il voyait qu’elle comprenait. Son expression était aussi défaite que lorsqu’elle avait appris la nouvelle pour Sjandra Kei.

— Tu veux dire que c’est la Perversion qui a fabriqué les premiers skrodes.

— Et modifié les Cavaliers. Cela s’est passé il y a très longtemps, et ce n’est pas forcément la même Perversion que celle que les Straumliens ont créée, mais…

La « Gale ». C’était l’autre nom que l’on donnait à la Perversion, et qui était plus conforme aux vues du Vieux. Malgré le caractère transcendant de la Perversion, son style de vie ressemblait plus à une maladie répugnante qu’à autre chose. Peut-être cela l’avait-il aidée à leurrer le Vieux. Mais Pham comprenait maintenant certaines choses. La Gale vivait par fragments disséminés sur d’incroyables étendues de temps. Elle se cachait dans les archives, attendant les conditions idéales. Et elle avait créé des serviteurs chargés d’assurer son épanouissement.

Il se tourna vers Ravna, frappé par une soudaine intuition.

— Tu as eu trente heures pour réfléchir à tout ça, Rav. Tu as pris connaissance des données enregistrées par ma combinaison. Je suis sûr que tu as deviné une partie de la réalité.

Elle détourna les yeux.

— Une petite partie, dit-elle.

Au moins, elle ne niait plus.

— Tu sais ce qu’il nous reste à faire, murmura-t-il.

Maintenant qu’il comprenait ce qu’il fallait faire, le brisedieu relâchait un peu son emprise. Sa volonté allait être accomplie.

— Et c’est quoi ? demanda Ravna, comme si elle ne voyait pas.

— Deux choses. Premièrement, diffuser la nouvelle sur le Réseau.

— Qui nous croira ?

Le Réseau du Million de Mensonges.

— Suffisamment de gens. Quand ils chercheront à se rendre compte par eux-mêmes, ils n’auront pas de mal, pour la plupart, à voir la vérité et à prendre les mesures qui s’imposent.

Ravna secoua la tête en prononçant un « non » à peine audible.

— Il faut que le Réseau soit mis au courant, Ravna. Nous avons découvert quelque chose qui pourrait sauver un millier de mondes. C’est l’arme secrète de la Gale, tout au moins dans le Moyen En delà et dans l’En delà Supérieur.

Elle secoua de nouveau la tête.

— Le seul fait de clamer la vérité va causer la mort de milliards de personnes.

— Qui auront au moins une chance de se défendre honnêtement !

Il se propulsa lentement vers le plafond, puis redescendit par terre. Il y avait maintenant des larmes dans les yeux de Ravna.

— Ce sont exactement les arguments qui ont été utilisés pour… pour tuer toute ma famille, pour anéantir mes mondes… et je ne veux rien avoir à faire avec ça.

— Mais il s’agit de la vérité, cette fois-ci, Rav !

— J’en ai assez des pogroms.

Douceur et fermeté à la fois. Presque incroyable.

— Tu te donnes le droit de décider toi-même, Rav ? Nous savons une chose sur laquelle d’autres – des dirigeants plus avisés que nous – devraient être libres de se prononcer. Tu prétends les empêcher de faire leur choix ?

Elle hésita. Un instant, Pham crut que la citoyenne civilisée et respectueuse des lois qu’elle était allait l’emporter, mais elle releva le menton.

— Oui, Pham. Je leur retire ce droit.

Il grommela quelque chose d’indistinct et se laissa de nouveau flotter vers la console de commande. Inutile de lui parler du reste des mesures à prendre.

— D’autre part, Pham, il n’est pas question de tuer Coquille Bleue et Tige Verte.

— Nous n’avons pas le choix, Rav, dit-il en pianotant sur les touches. Tige Verte est contaminée. Nous ne savons pas quelles ont été les conséquences de la destruction de son skrode sur son état, ni combien de temps s’écoulera avant que Coquille Bleue soit atteint à son tour. Il est exclu que nous les emmenions avec nous ou que nous les relâchions.

Ravna se laissa flotter obliquement, les yeux rivés sur les mains de Pham.

— F… fais attention à tes gestes, dit-elle à voix basse. Tu l’as dit toi-même, j’ai eu trente heures pour réfléchir à ma décision. Et à la tienne.

— Je vois.

Il leva la main de la console. Un vent de fureur (le brisedieu ?) souffla brièvement dans son esprit. Ravna, Ravna, Ravna… Une voix intérieure lui disait adieu. Puis tout devint glacé. Il avait craint que les Cavaliers n’aient perverti le vaisseau. Au lieu de cela, l’idiot qu’il était avait agi dans leur sens, volontairement. Il se rapprocha lentement d’elle, la main machinalement levée dans une attitude de combat.

— Comment comptes-tu m’empêcher de faire ce qui doit être fait ? demanda-t-il.

Mais il avait déjà deviné.

Elle ne broncha pas, même quand ses doigts ne furent qu’à quelques centimètres de sa gorge. Son visage était luisant de courage et de larmes.

— Qu… qu’est-ce que tu crois, Pham ? Pendant que tu étais dans le caisson, j’ai… pris des dispositions. Fais-moi du mal, et tu souffriras encore plus. Tue les Cavaliers, et… tu mourras.

Ils se mesurèrent un long moment du regard. Il n’y avait peut-être pas d’armes cachées dans les murs. Il pouvait probablement la tuer avant qu’elle ne puisse se défendre. Mais il y avait, d’un autre côté, mille manières de programmer le vaisseau pour qu’il le tue ensuite. Et il ne resterait que les Cavaliers à bord pour descendre au Fin Fond s’emparer de ce qu’ils cherchaient.

— Qu’est-ce qu’on fait, alors ? demanda-t-il finalement.

— C… comme avant. On va sauver Jefri et récupérer la Contre-mesure. J’accepte de limiter les mouvements des Cavaliers.

Une trêve avec des monstres, arbitrée par un imbécile.

Il se repoussa vers la coursive axiale. Derrière lui, il entendit un sanglot.


Ils s’évitèrent les jours suivants. Pham gardait un accès limité aux commandes du vaisseau. Il découvrit des programmes-suicides logés dans les couches d’applications. Mais il y avait quelque chose d’étrange, qui lui aurait causé du chagrin s’il en était encore capable. Les modifications dataient de quelques heures après son affrontement avec Ravna. Elle n’avait strictement rien à lui opposer quand elle s’était dressée contre lui. Les Puissances soient louées de ce que je ne l’aie pas su. Il s’empressa d’oublier cette pensée aussitôt après l’avoir conçue.

La mascarade continuerait donc jusqu’au bout, mélange de mensonges, de jeux et de subterfuges. Morose, il décida de remporter la partie. Des flottes entières le poursuivaient et il n’était entouré que de traîtres. Par le Qeng Ho et par son propre brisedieu, la Perversion serait battue. Les Cavaliers des Skrodes seraient battus. Et, malgré tout son courage et tout ce qu’elle avait de bon en elle, Ravna Bergsndot aussi serait battue.

30

Tyrathect était en train de perdre son combat intérieur, son combat contre le Dépeceur. Oh, il était loin d’être déjà fini, mais disons que les vents avaient tourné. Au commencement, elle avait connu quelques menus triomphes, comme lorsqu’elle avait laissé jouer Amdijefri avec le communicateur sans que les enfants se doutent même qu’elle y était pour quelque chose. Mais cela, c’était le passé. Plusieurs dijours s’étaient écoulés depuis, et aujourd’hui… Il y avait des moments où elle retrouvait le contrôle total d’elle-même, et d’autres – qui semblaient souvent les plus heureux – où elle croyait, au début, contrôler les choses.

Elle ne savait pas encore à quelle catégorie allait appartenir aujourd’hui.

Tyrathect faisait les cent pas le long des planches qui surmontaient les murs du nouveau château. Si toutefois on pouvait appeler cela un château. Acier l’avait construit en hâte sous le coup de la panique. Les murs du sud et de l’est étaient d’une épaisseur incroyable, et criblés de galeries. Mais à certains endroits, au nord, c’étaient de simples palissades fortifiées par de la terre et des cailloux. C’était tout ce qu’on pouvait faire dans les délais imposés par Acier. Elle s’immobilisa quelques instants, humant l’odeur du bois fraîchement scié. La vue sur la Colline du Vaisseau était plus belle que jamais. Les journées commençaient à s’allonger. Le crépuscule remplaçait maintenant la nuit entre le coucher et le lever du soleil. La neige avait disparu dans ses quartiers d’été, et la végétation commençait à verdir. La vue, d’ici, s’étendait sur des kilomètres, jusqu’à l’endroit où la brume bleutée de l’océan enveloppait les îles lointaines de son cocon.

La sagesse militaire traditionnelle dictait qu’il serait suicidaire d’attaquer le nouveau château, même dans l’état d’inorganisation où il se trouvait, avec moins d’une puissante horde. Tyrathect eut un sourire intérieur amer. Naturellement, le Sculpteur ignorerait cette sagesse. Il était persuadé de posséder une arme secrète qui lui permettrait de faire tomber ces murs à des centaines de mètres de distance. Les espions d’Acier rapportaient que sa petite armée dérisoire, avec ses canons rudimentaires, avait mordu à l’appât et commençait à remonter la côte.

Elle descendit les marches qui menaient dans la cour. Un bruit de tonnerre lointain parvint à ses oreilles. Quelque part au nord de Streamsdell, les artilleurs d’Acier commençaient leur entraînement du matin. Lorsque les conditions atmosphériques s’y prêtaient, le bruit parvenait jusqu’ici. Aucun essai n’avait lieu à proximité des terres cultivées, et seuls les Serviteurs haut placés et quelques ouvriers isolés connaissaient l’existence de ces armes. Acier possédait à présent trente canons et la poudre qui allait avec. C’étaient les artilleurs qui manquaient le plus. De près, le bruit était insoutenable. Il pouvait rendre sourd. Mais les canons eux-mêmes étaient une pure merveille. Avec une portée de près de douze kilomètres, soit trois fois celle des canons du Sculpteur, ils pouvaient tirer des « bombes » à poudre qui explosaient au moment de l’impact. Il y avait des endroits, derrière les collines du nord, où la forêt, par suite des tirs d’essai répétés, était totalement dévastée et où la terre avait été soufflée pour faire place à la roche nue.

Bientôt – dès aujourd’hui, peut-être –, les Flenséristes auraient aussi la radio.

Va au diable, Sculpteur !

Naturellement, Tyrathect n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer personnellement le Sculpteur, mais Flenser connaissait bien sa meute. Et pour cause : le Dépeceur était en grande partie issu de sa progéniture. C’était le « Gentil Sculpteur » qui l’avait mis au monde et l’avait hissé au pouvoir. Il lui avait enseigné la liberté de penser et d’expérimenter. Le Sculpteur aurait dû se douter de l’orgueil qui l’habitait, et du désir de puissance qui le ferait aller jusqu’à des extrémités que son géniteur n’aurait jamais osé envisager. Et lorsque sa nature monstrueuse était devenue claire, lorsque ses premières « expériences » avaient été connues, le Sculpteur aurait dû le faire tuer ou, tout au moins, fragmenter. Au lieu de quoi Flenser avait été autorisé à s’exiler… pour créer des monstres comme Acier, qui à son tour avait créé les siens, dans une vertigineuse escalade de démence.

À présent, avec un siècle de retard, le Sculpteur arrivait pour corriger les erreurs qu’elle avait commises. Elle venait avec ses canons ridicules, plus confiante et idéaliste que jamais, se jeter dans un piège de feu et d’acier auquel pas un de ses soldats ne réchapperait. Si seulement il y avait un moyen de la prévenir… La seule raison de la présence ici de Tyrathect était le serment qu’elle s’était fait de causer la perte du Mouvement flensériste. Si elle pouvait avertir le Sculpteur de ce qui l’attendait ici, si elle pouvait lui faire savoir qu’il y avait des traîtres dans son propre camp, il y avait peut-être encore une chance. À l’automne dernier, Tyrathect avait failli envoyer un message anonyme au Sud. Il y avait des marchands qui faisaient le voyage d’une contrée à l’autre. Ses souvenirs de Flenser lui disaient lesquels étaient les plus susceptibles d’impartialité. Elle avait préparé un billet, un simple morceau de papier de soie, où elle décrivait l’arrivée du vaisseau et la survie de Jefri. En faisant cela, elle avait frôlé la mort, à moins d’un jour près. Acier lui avait montré un rapport venu du Sud, où il était question de l’autre humain et des progrès que faisait le Sculpteur avec sa « boîte de données ». Il y avait des choses, dans ce rapport, qui ne pouvaient être connues que de quelqu’un qui se trouvait dans l’entourage immédiat du Sculpteur. Qui ? Elle n’avait pas osé le demander, mais elle supposait que c’était Vendacious. Le Dépeceur en elle se souvenait très bien de cette meute jumelle. Ils avaient eu des… rapports. Vendacious n’avait pas le pur génie de leur géniteur commun, mais il avait hérité d’une large veine d’opportunisme.

Acier ne lui avait montré ce rapport que pour se faire mousser, pour lui prouver qu’il avait réussi dans un domaine où Flenser lui-même ne s’était jamais risqué. Et c’était bien un succès. Tyrathect avait complimenté Acier avec une sincérité plus grande que d’ordinaire, et elle avait tranquillement remisé son projet d’avertir le Sculpteur. Avec un espion si haut placé dans son entourage, c’eût été un pur suicide.

Traversant la cour extérieure du château, elle vit que les constructions se poursuivaient activement, bien que les équipes d’ouvriers soient plus petites. Acier faisait édifier des pavillons de bois un peu partout dans la cour. Beaucoup n’étaient que des coquilles vides. Il espérait persuader Ravna de se poser sur un emplacement spécial, près du donjon intérieur.

Le donjon intérieur. C’était à peu près la seule partie du château construite aux normes de l’île Cachée. Il s’agissait effectivement d’une belle réalisation, qui aurait pu correspondre à ce que messire Acier avait annoncé à Amdijefri : un sanctuaire destiné à honorer le vaisseau et à le protéger des attaques du Sculpteur. Le dôme central était un ensemble d’une seule portée de pierres ajustées et de porte-à-faux, aussi large que la grand-salle de l’île Cachée. Tyrathect l’admira d’une paire d’yeux tout en trottant autour de lui. Acier avait l’intention de revêtir la face extérieure du dôme d’un superbe marbre rose qui serait visible du haut du ciel à des dizaines de kilomètres. Et les traquenards incorporés à la structure formaient la pièce maîtresse du plan d’Acier pour le cas où les sauveteurs ne se poseraient pas dans son autre piège.


Shreck et deux autres Serviteurs se tenaient sur les marches de la grand-salle du château. Ils se mirent au garde-à-vous en la voyant arriver. Raclant le sol de leur ventre, ils s’écartèrent tous les trois, mais peut-être pas avec autant d’empressement qu’à l’automne dernier. Ils savaient que les autres Fragments de Flenser avaient été détruits. En passant devant eux, Tyrathect leur sourit presque. Malgré sa faiblesse et tous ses problèmes, elle savait qu’elle valait largement ces trois-là.

Acier était déjà à l’intérieur, tout seul. Les réunions les plus importantes se déroulaient toujours ainsi, juste entre Acier et elle. Elle comprenait cette relation. Au début, Acier était littéralement terrorisé à sa vue. Elle était la seule personne qu’il croyait ne jamais pouvoir tuer. Dix jours durant, il avait hésité entre ramper devant elle et la démembrer. Il était amusant de voir à quel point les liens implantés par Flenser des années auparavant avaient encore de la force. Puis la nouvelle de la mort des autres Fragments lui était parvenue. Tyrathect n’était plus le Flenser par intérim. Elle s’était plus ou moins attendue à mourir, à cette époque, mais cela avait augmenté, au contraire, sa sécurité. Acier avait moins peur d’elle, et son besoin d’être conseillé en privé pouvait être satisfait d’une manière qu’il jugeait moins dangereuse. Elle était son génie dans la bouteille. La sagesse de Flenser avec le danger en moins.

Cet après-midi, il semblait presque détendu. Il lui adressa un bref signe de tête quand elle entra. Elle lui répondit de la même manière. Dans un certain sens, Acier était sa plus belle création – ou celle de Flenser. Tant d’efforts avaient été déployés pour le mettre au point. Tant de meutes avaient été sacrifiées pour obtenir la combinaison subtile dont il était formé. Elle (ou Flenser) l’avait voulu brillant et impitoyable. En tant que Tyrathect, elle avait maintenant la vérité sous les yeux. Avec tous ses dépeçages, Flenser avait créé une pauvre et triste créature. C’était étrange, mais… parfois, Acier lui apparaissait comme la victime la plus pitoyable de Flenser.

— Prêt pour l’épreuve finale ? lui demanda-t-elle.

Finalement, les radios semblaient opérationnelles.

— Dans un instant. Je voulais vous poser une question sur la synchronisation des opérations. D’après mes sources de renseignement, les armées du Sculpteur seraient déjà en route. Si elles progressent normalement, elles devraient être ici dans cinq dijours.

— C’est-à-dire au moins trois dijours avant l’arrivée du vaisseau de Ravna.

— Précisément. Nous aurons disposé de notre vieil ennemi bien avant d’engager la partie pour de plus hauts enjeux. Mais… il y a quelque chose d’étrange dans les derniers messages des deux-pattes. Vous croyez qu’ils soupçonnent quelque chose ? Est-il possible qu’Amdijefri leur en ait dit plus que nous ne le savons ?

Si Acier avait eu ce genre de doute lorsque Tyrathect était le Flenser par intérim, il le lui avait bien caché. Elle prit le temps de s’asseoir avant de lui répondre.

— Vous sauriez peut-être à quoi vous en tenir si vous vous étiez donné la peine d’apprendre un peu mieux la langue des deux-pattes, mon cher Acier, ou si vous m’aviez permis d’en savoir plus.

Tout l’hiver, Tyrathect avait fait des efforts désespérés pour parler aux enfants en privé et pour avertir le vaisseau sauveteur. Mais elle était indécise là-dessus à présent. Amdijefri était si naïf, si transparent. S’il avait connaissance de la duplicité d’Acier, il ne pourrait jamais le cacher. Quant aux sauveteurs, quelle serait leur attitude s’ils découvraient qu’Acier leur tendait un piège ? Tyrathect avait vu un vaisseau stellaire en vol. Rien qu’en se posant, il pouvait occasionner de terribles dégâts. De plus… Si le plan d’Acier réussit, nous n’aurons plus besoin de l’aide des deux-pattes. Elle poursuivit à haute voix :

— Tant que votre magnifique mise en scène fonctionnera, vous n’aurez rien à craindre de l’enfant. Ne voyez-vous pas qu’il vous adore ?

Un instant, Acier parut satisfait de cette réponse. Puis ses soupçons revinrent à la charge.

— Je ne sais pas. Amdi est toujours en train de me taquiner, comme s’il voyait clair dans mon jeu.

Pauvre Acier. Amdiranifani était sa plus grande réussite, mais il ne le comprendrait jamais. C’était le seul cas où il avait vraiment dépassé son Maître, en découvrant et en affinant une technique dont le Sculpteur avait naguère eu l’exclusivité. Le Dépeceur regardait son ex-disciple avec des yeux presque affamés. Si seulement il pouvait le refaire. Il devait bien y avoir un moyen d’associer la peur et le dépeçage à l’amour et à la tendresse. L’outil qui en résulterait mériterait alors vraiment le nom d’Acier… Elle haussa les épaules.

— Croyez-moi sur parole. Si vous continuez d’être gentil avec eux, les enfants vous seront loyaux. Mais pour répondre au reste de votre question, oui, j’ai remarqué des changements dans les messages de Ravna. Elle semble plus sûre de sa date d’arrivée. Pourtant, il a dû se passer quelque chose de grave. Je ne crois pas qu’ils soient plus soupçonneux qu’avant. Ils semblent accepter l’idée que c’est Jefri qui est responsable des modifications apportées par Amdi aux radios. Ce mensonge a été un coup de maître, soit dit en passant. Il les conforte dans leur sentiment de supériorité. Sur un champ de bataille, à armes égales, nous sommes probablement meilleurs qu’eux, et il ne faut pas qu’ils s’en doutent.

— Mais pourquoi sont-ils soudain si tendus ?

Le Fragment haussa les épaules.

— Patience, mon cher Acier. Patience et observation. Peut-être Amdijefri a-t-il remarqué quelque chose lui aussi. Vous pourriez leur suggérer subtilement de s’informer. À mon avis, les deux-pattes ont comme nous leurs soucis politiques.

Elle tourna brusquement toutes ses têtes vers Acier.

— Ne pourriez-vous pas demander à votre « source » chez le Sculpteur d’essayer de s’informer là-dessus de son côté ?

— Je le ferai peut-être. Il est vrai que cette « boîte de données » dont ils disposent représente un gros avantage.

Acier demeura silencieux durant un bon moment, en se mordant nerveusement les lèvres. Brusquement, il se secoua, comme pour chasser les innombrables menaces qui collaient à lui.

— Shreck !

Il y eut un crépitement de pas. La porte s’entrouvrit et Shreck passa une tête à l’intérieur.

— Oui, monsieur ?

— Amenez les radios ici. Et demandez à Amdijefri s’il peut descendre nous parler.


Ces « radios » étaient une merveilleuse invention, dont Ravna affirmait qu’elle pouvait être réalisée par des civilisations à peine un peu plus avancées que celle de Flenser. C’était difficile à croire. Il y avait tant d’étapes à accomplir, tant de détours apparemment sans signification. Mais le résultat était là : huit feuilles carrées d’un mètre de côté, noires comme la nuit. L’étrange matériau était incrusté de paillettes d’or et d’argent dont l’origine n’était en rien mystérieuse. Une partie du trésor de Flenser était passée là-dedans.

Amdijefri arriva. Ses membres se mirent à courir partout dans la salle, tripotant les radios, criant des choses à Acier et au Fragment de Flenser. Il était parfois difficile de croire qu’ils ne formaient pas une seule meute et que le deux-pattes n’était pas un membre comme les autres. Ils s’agglutinaient les uns aux autres comme l’aurait fait n’importe quelle meute. Souvent, Amdi répondait aux questions sur le deux-pattes sans laisser à Jefri le temps d’ouvrir la bouche. Et il utilisait le pronom « je collectif » pour les identifier tous les deux. Aujourd’hui, cependant, il semblait y avoir un désaccord entre eux.

— S’il vous plaît, messire Acier, laissez-moi être le premier à l’utiliser !

Jefri débita quelques paroles en samnorsk. Voyant qu’Amdi ne les traduisait pas, il les répéta plus lentement en s’adressant directement à Acier.

— Non. C’est (bla-bla-bla) dangereux. Amdi est (bla-bla) petit. Et le temps (bla-bla) compté.

Le Dépeceur faisait des efforts désespérés pour essayer de comprendre. Zut. Tôt ou tard, leur méconnaissance du langage des deux-pattes allait leur être préjudiciable.

Acier écouta le jeune humain, puis soupira d’une manière étonnamment patiente.

— Du calme. Amdi et Jefri, dites-moi quel est votre problème.

Il s’était exprimé en samnorsk, bien plus intelligible pour le Fragment de Flenser que ne l’avait été l’enfant humain. Amdi hésita un instant avant de répondre :

— Jefri pense que les radios sont trop lourdes pour moi. Mais regardez, ça me va très bien.

Il bondit tout autour de l’une des feuilles noires et la tira sans ménagement jusqu’à ce qu’elle glisse de son support de velours et tombe par terre. Puis il la drapa sur le dos de son membre le plus costaud.

La radio avait à peu près la taille d’une cape. Les tailleurs d’Acier avaient ajouté des fermetures aux épaules et au ventre. Mais le pauvre Amdi nageait dedans.

— Vous voyez ? Vous voyez ? répéta néanmoins la petite tête qui émergeait de dessous la cape, cherchant à convaincre Acier et Tyrathect.

Jefri prononça quelques mots inintelligibles. La meute le regarda avec colère. Puis un membre déclara :

— Jefri s’inquiète pour rien. Il faut bien que quelqu’un essaie ces radios. Il y a un petit problème de vitesse. La radio est bien plus rapide que le son. Jefri a peur qu’elle ne soit si rapide que la meute qui l’utilisera en sera toute désorientée. Mais c’est ridicule. Elle ne peut pas être plus rapide que la pensée à têtes rapprochées ?

Il avait lancé cela comme une question. Tyrathect-Flenser eut un sourire. La meute de chiots était incapable de mentir, mais il avait dans l’idée qu’Amdi connaissait très bien la réponse à sa propre question et qu’elle n’allait pas dans le sens de sa démonstration.

De l’autre côté de la salle, Acier écoutait, ses têtes penchées dans l’attitude de la bienveillance la plus tolérante.

— Je regrette, Amdi, mais c’est trop dangereux pour que tu sois le premier à essayer.

— Mais je n’ai pas peur ! Et je veux vous aider !

— Désolé. Dès que nous serons certains qu’il n’y a aucun danger…

Amdi poussa un cri d’indignation, beaucoup plus que le langage intermeutes normal, presque dans la fréquence de la pensée. Il entoura Jefri, donnant des coups aux jambes du deux-pattes avec ses petits derrières.

— Sale traître ! s’écria-t-il, continuant ses insultes en samnorsk.

Il fallut dix bonnes minutes pour le calmer. Tandis qu’il se réfugiait dans une bouderie offensée, Jefri et lui s’assirent par terre, échangeant quelques paroles en samnorsk, presque des grognements. Tyrathect faisait aller ses regards d’Acier à eux en se disant que si l’ironie était quelque chose de sonore, ils seraient tous devenus sourds depuis longtemps. Toute leur vie, Flenser et Acier avaient expérimenté sur les autres, généralement jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ils avaient maintenant une victime qui les suppliait littéralement de servir de sujet d’expérience, et il était obligé de refuser. Il n’était pas question de remettre ce refus en question. Même Jefri était d’accord là-dessus. La meute Amdi était trop précieuse pour qu’on la laisse risquer sa vie. De plus, Amdi était un octo. Cela tenait déjà du miracle, qu’une telle meute puisse fonctionner. Quels que soient les dangers que représentait la radio, ils seraient encore plus grands pour lui.

Il fallait trouver une victime adéquate. Un pauvre diable. Il y en avait tant qu’on voulait dans les cachots de l’île Cachée. Tyrathect songea à toutes les meutes qu’elle se rappelait avoir tuées. Comme elle détestait le Dépeceur, avec sa cruauté calculatrice !

Je suis pire qu’Acier. C’est moi qui l’ai créé.

Elle fit un retour sur ses pensées de la dernière heure. C’était une de ses mauvaises journées, où Flenser émergeait des replis de son âme, où elle chevauchait toute la puissance de sa raison de plus en plus haut, jusqu’à ce que cela devienne une simple rationalisation et qu’elle se transforme en lui. Mais elle gardait parfois le contrôle durant quelques secondes. Que pouvait-elle en faire ? Une âme assez forte pour cela aurait pu se désavouer, devenir une personne différente, peut-être, à tout le moins, mettre fin à ses jours.

— Je… je suis volontaire pour essayer la radio.

Elle avait prononcé ces mots presque avant même de les avoir pensés.

Mauviette. Fanfreluche.

— Hein ? fit Acier.

Mais il avait bien entendu. Le Fragment de Flenser lui sourit sèchement.

— Je veux me rendre compte par moi-même de ce que peuvent faire ces radios. Laissez-moi essayer, mon cher Acier.


Ils sortirent les radios dans la cour, du côté du vaisseau qui était caché à la vue. Il n’y aurait qu’Amdijefri, Acier et elle/lui pour assister à l’expérience. Le Fragment de Flenser avait envie de rire en sentant monter la peur. Discipline, avait-elle dit ! C’était peut-être la meilleure solution, après tout. Il/elle se tenait au milieu de la cour, laissant le deux-pattes l’aider à endosser l’équipement radio. C’était drôle d’avoir une autre créature intelligente juste à côté de soi, vous dominant de toute sa hauteur.

Les pattes incroyablement articulées de Jefri ajustèrent les jaquettes sur ses dos. Le contact était doux, insonorisant. Contrairement aux vêtements habituels, les radios couvraient les tympans. Le jeune garçon essaya de lui expliquer ce qu’il faisait.

— Vous voyez ? Cette partie-là (il souleva un coin de la grande cape) doit vous couvrir la tête. Elle contient (bla-bla) qui convertit les sons en (bla-bla) radio.

Le Fragment se déroba lorsque Jefri voulut rabattre la cape en avant.

— Non ! Je ne peux pas penser avec ce truc-là sur la tête !

Ce n’était que dans cette position, avec tous ses membres groupés et se faisant face, que le Fragment pouvait maintenir l’homogénéité de son esprit conscient. Déjà, ses parties les plus faibles dérivaient vers la panique de l’isolement. La conscience qui avait pour nom Tyrathect allait certainement apprendre quelque chose, aujourd’hui.

— Oh ! Je suis désolé.

Jefri se tourna vers Amdi pour échanger quelques mots avec lui. Quelque chose au sujet de l’ancien modèle qu’il fallait reprendre.

Amdi était têtes jointes à une dizaine de mètres de là. Il boudait, vexé d’être ignoré, nerveux d’être séparé du deux-pattes. Mais, à mesure que les préparatifs avançaient, il plissait moins le front et ses yeux s’agrandissaient de fascination. Le Fragment ressentit un élan d’affection pour ces chiots, mais cela lui passa aussi vite que c’était venu, sans que personne s’en aperçoive.

La meute d’Amdi se rapprocha subrepticement du Fragment, en profitant du fait que les capes étouffaient une grande partie de ses bruits de pensée.

— Jefri dit que nous n’aurions peut-être pas dû essayer de faire des radios accordées à la pensée. Mais je suis sûr que ça marchera ! Ça doit fonctionner ! Vous devriez me laisser essayer, ajouta-t-il avec candeur.

— Non, Amdi. Nous en avons décidé ainsi.

La voix d’Acier était pleine de sollicitude bienveillante. Seul le Fragment de Flenser percevait le rictus qui déformait presque imperceptiblement la mâchoire de deux de ses membres.

— Très bien, fit Amdi en se rapprochant un peu plus du Fragment. N’ayez pas peur, Dame Tyrathect. Les radios sont restées un bon moment au soleil. Elles devraient être à pleine puissance, à présent. Pour les faire marcher, vous n’avez qu’à resserrer les courroies, sans oublier celles du cou.

— Toutes en même temps ?

Amdi dansa d’une patte sur l’autre.

— C’est probablement préférable. Autrement, il risque d’y avoir une telle discordance dans les vitesses que…

Il se tourna pour dire quelques mots au deux-pattes. Celui-ci se pencha en avant.

— Cette courroie s’attache ici, et celle-là à cet endroit.

Il indiqua les attaches en fil d’os qui servaient à rabattre la cape sur la tête.

— Celle-ci, vous la tirez avec votre bouche, dit-il.

— Et plus on tire fort, plus la radio est puissante, ajouta Amdi.

— D’accord, fit le Fragment en se regroupant.

D’une série de mouvements d’épaules, il mit les jaquettes en place et resserra les attaches dorsales et ventrales. Ça étouffe tout. La cape se moula autour de ses tympans. Il/elle se regarda en s’accrochant désespérément à ce qui lui restait de conscience. Les jaquettes étaient magnifiques, d’un noir magique, mais avec un rien de paillettes d’or et d’argent qui seyaient à un prince flensériste. Magnifique instrument de torture. Même Acier n’avait jamais imaginé une vengeance aussi tarabiscotée. Mais qui sait ?

Le Fragment happa la courroie de tête dans ses mâchoires et tira.


Vingt ans plus tôt, lorsque Tyrathect était nouvelle, elle aimait se promener avec ses parents de fission sur les dunes herbeuses du lac Kitcherri. C’était avant la grande séparation, avant que la solitude ne conduise Tyrathect dans la capitale de la République à la recherche d’une « signification » dans sa vie. Le rivage du lac Kitcherri n’était pas fait que de plages et de dunes. Un peu plus loin, au sud, il y avait la Rochée, où les cours d’eau creusaient leur lit dans le roc pour se jeter dans le lac. Parfois, spécialement lorsque ses parents et elle s’étaient battus, Tyrathect quittait le rivage pour remonter un de ces cours d’eau, bordé de falaises lisses et escarpées. C’était une sorte de punition pour elle. Il y avait des endroits où la pierre avait une coloration vitreuse et où elle n’absorbait pas du tout les bruits. Tout se réverbérait, jusqu’aux pensées. C’était comme si elle était entourée de multiples exemplaires d’elle-même, à perte de vue, avec les mêmes pensées qu’elle, mais décalées.

Naturellement, l’écho est toujours un problème avec les murs de pierre non capitonnés, particulièrement s’ils n’ont pas la bonne taille ni la bonne géométrie. Mais les falaises sont des réflecteurs parfaits, le cauchemar du tailleur de pierres. Et il y avait des endroits où la Rochée conspirait avec les bruits… Lorsque Tyrathect y marchait, elle avait peine à dissocier ses propres pensées des échos. Tout était brouillé, avec des résonances légèrement décentrées. Au début, c’était une douleur insupportable qui la faisait courir. Mais elle se forçait à recommencer sans cesse, jusqu’à ce qu’elle ait appris à penser même dans les défilés les plus étroits.

La radio d’Amdijefri ressemblait un peu à ces falaises de Kitcherri. Assez pour me sauver, peut-être. Elle reprit conscience recroquevillée sur elle-même. Il n’avait pas dû s’écouler plus de quelques secondes depuis qu’elle avait enclenché les radios. Amdi et Acier la regardaient sans rien dire. Le deux-pattes caressait l’un de ses dos en lui parlant tout doucement. Elle lécha la patte du jeune humain, puis se redressa à moitié. Elle n’entendait que ses propres pensées, mais avec le même décalage que la réverbération des falaises.

Puis elle se retrouva de nouveau ventre contre terre. Une partie d’elle vomissait de manière spasmodique. Le monde miroitait, déréglé. La pensée n’est pas loin. Saisis-la ! Saisis-la ! Question de coordination, de synchronisation. Elle se souvenait de quelque chose qu’avait dit Amdijefri sur la trop grande rapidité des radios. En quelque sorte, c’était l’inverse du problème des falaises réverbérantes.

Elle secoua ses têtes, maîtrisant l’étrangeté de la chose.

— Laissez-moi un instant, dit-elle d’une voix presque calme.

Elle regarda autour d’elle, lentement. Si elle se concentrait, si elle ne bougeait pas trop vite, elle était capable de penser. Soudain, elle eut conscience des capes qui recouvraient ses tympans. Normalement, elle aurait dû se sentir sourde, totalement isolée des bruits extérieurs. Mais ses pensées n’étaient pas plus confuses qu’après une nuit de mauvais sommeil.

Elle se releva et fit lentement le tour de l’espace découvert où se tenaient Amdi et Acier.

— Vous m’entendez ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit Acier en s’éloignant nerveusement d’elle.

Évidemment. Les capes étouffaient les sons comme une épaisse couverture. Tout ce qui était dans les fréquences de la pensée était complètement absorbé. Mais le langage intermeutes et le samnorsk, dans le registre grave, étaient à peine affectés. Elle s’immobilisa, retenant sa respiration. Elle entendait les oiseaux et le bruit d’un tronc d’arbre que l’on était en train de scier à l’autre extrémité de la cour intérieure. Pourtant, Acier n’était qu’à une dizaine de mètres d’elle. Ses bruits de pensée auraient dû faire irruption dans son esprit conscient, au point de créer une grande confusion. Elle se concentra pour essayer de les capter… Elle ne perçut rien d’autre que ses propres pensées et un bourdonnement heurté qui semblait provenir de toutes les directions à la fois.

— Et dire que tout ce que nous espérions de cette invention, c’était qu’elle nous assure une bonne coordination au combat, murmura-t-elle, songeuse.

Tous ses membres se tournèrent vers Amdi et marchèrent vers lui. Il était à six mètres, puis trois. Toujours pas le moindre bruit mental. Les yeux d’Amdi étaient agrandis. Les chiots ne bougeaient pas. En fait, tous les huit semblaient se pencher vers elle.

— Vous saviez depuis le début, n’est-ce pas ? demanda Tyrathect.

— J’espérais. J’espérais seulement.

Il se rapprocha d’elle. Deux mètres. Moins. Ses huit membres la contemplaient maintenant à une distance de quelques centimètres. Il avança un museau et le frotta contre un des siens. Les bruits mentaux parvinrent faiblement à Tyrathect, comme s’il était à quinze mètres d’elle. Durant un bon moment, ils se contemplèrent avec stupéfaction. Nez contre nez, et ils pouvaient toujours penser tous les deux ! Amdi poussa un grand cri de joie et se mit à bondir au milieu d’elle, frottant leurs dos et leurs museaux.

— Tu as vu ça, Jefri ? cria-t-il en samnorsk. Ça marche ! Ça marche !

Tyrathect se sentait vaciller sous ses assauts. Elle en perdait presque la cohésion de ses pensées. Ce qui venait de se passer… C’était un moment historique. Jamais une telle chose n’avait existé auparavant. Si des meutes pensantes pouvaient travailler ensemble, côte à côte… Les conséquences étaient si vertigineuses qu’elle se sentait de nouveau perdre le fil.

Acier se rapprocha, lui aussi, et se laissa à contrecœur caresser par Jefri Olsndot. Il faisait de son mieux pour participer à l’allégresse générale, mais il n’était pas sûr de bien comprendre ce qui se passait. Il n’avait pas ressenti ce que ressentait Tyrathect.

— C’est une réussite remarquable, pour un premier essai, dit-il, mais l’expérience doit être quelque peu douloureuse. Vous devriez enlever cet équipement et vous reposer, ajouta-t-il tandis que deux de ses membres lui jetaient un regard perçant.

— Non ! s’écrièrent Tyrathect et Amdi en même temps. Nous n’avons pas encore eu le temps de faire un véritable essai, dit-elle en souriant à Acier. Notre principal objectif est de tester les possibilités de communication à longue distance.

Nous pensions que c’était notre principal objectif du moins. En fait, même si la portée de ces radios était limitée aux bruits de parole, c’était déjà une réussite sans précédent, à ses yeux.

— Bon, fit Acier en souriant à Amdi avec bienveillance tandis que deux d’entre lui lançaient à la dérobée des regards fulminants à Tyrathect.

Jefri était toujours suspendu à deux de ses cous. Acier était l’image même de la confusion et de l’angoisse à peine dissimulée.

— Procédons lentement, dans ce cas, ajouta-t-il.

Nous ignorons ce qui se passerait si vous dépassiez la portée de cet instrument.

Tyrathect dégagea deux de ses membres de l’étreinte d’Amdi et s’éloigna de quelques mètres. Ses pensées étaient aussi claires – et aussi potentiellement confuses – que précédemment. Mais elle commençait à s’habituer. Elle n’avait plus aucun mal à coordonner ses mouvements. Elle fit parcourir aux deux membres une dizaine de mètres, ce qui représentait la limite au-delà de laquelle une meute ne pouvait plus assurer sa cohésion.

— C’est comme si j’étais encore tête contre tête, dit-elle avec étonnement.

Habituellement, à dix mètres, les pensées étaient faibles et le décalage de temps si prononcé que la coordination se faisait difficilement.

— Jusqu’où est-ce que je peux aller ? demanda-t-elle dans un souffle à Amdi.

Il gloussa comme un deux-pattes et avança une tête dans sa direction.

— Je ne sais pas exactement. Ça devrait marcher au moins jusqu’à la muraille extérieure.

— Bon, dit-elle un peu plus fort, pour être entendue d’Acier. Voyons si je peux m’éparpiller davantage.

Ses deux membres parcoururent encore trois mètres. Elle occupait un secteur de plus de vingt mètres de long !

— Alors ? demanda Acier, écarquillant les yeux.

— Mes pensées sont aussi claires qu’avant ! cria Tyrathect d’une voix joyeuse.

Les deux membres s’éloignèrent encore.

— Attendez ! hurla Acier en bondissant sur ses pattes. C’est beaucoup trop…

Il se souvint alors qu’Amdi était à côté de lui, et sa fureur se mua brusquement en sollicitude.

— C’est beaucoup trop loin pour un premier essai, acheva-t-il. Revenez !

Assise non loin de lui avec Amdi, Tyrathect répliqua d’une voix enjouée, en samnorsk :

— Mais je suis juste à côté de vous, Acier.

Amdijefri partit d’un grand éclat de rire, qui ne s’arrêta pas.

Elle était à cinquante mètres d’elle-même. Ses deux membres se mirent à trotter, et Acier faillit s’étrangler. Les pensées de Tyrathect avaient toujours la clarté du tête contre tête.

À quelle vitesse fonctionne cette radio ?

Elle passa devant Shreck et les gardes postés à l’autre bout de la plaine.

— Hé, Shreck ! Qu’est-ce que vous dites de ça ? cria l’une d’elles aux visages hébétés qui la regardaient passer.

À l’endroit où elle était assise avec Amdi, Acier hurlait à Shreck de ne pas la lâcher d’un pas.

Elle passa du trot au pas de course. Elle se sépara, un membre prenant la direction du nord et l’autre allant au sud. Shreck et sa troupe les suivirent, ébahis. Elle voyait le nouveau dôme du donjon intérieur entre ses deux membres. La masse de pierre était impressionnante. Soudain, ses pensées radio se mirent à bourdonner et à cliqueter.

— Je n’arrive plus à penser, dit-elle d’une voix pâteuse à Amdi.

— Tirez sur les courroies de la bouche. Augmentez la puissance.

Elle obéit, et le bourdonnement disparut. Retrouvant son équilibre, elle obliqua vers le vaisseau pour le contourner. L’une d’elles était maintenant dans la zone de construction. Les ouvriers levaient la tête, étonnés, sur son passage. Un membre isolé signifiait généralement qu’il y avait eu un accident ou qu’une meute était devenue folle. Dans les deux cas, l’isolé devait être rattrapé et immobilisé. Mais le membre de Tyrathect avait sur le dos une grande cape aux reflets d’or qui les intimidait, et il était poursuivi par les meutes de Shreck et de ses gardes, qui leur criaient de s’écarter du chemin.

Elle tourna une tête vers Acier et murmura d’une voix joyeuse :

— Je plane !

Elle passa au milieu des ouvriers affolés et courut vers le mur. Elle était partout à la fois. Elle s’étalait, s’étalait… Les instants qu’elle vivait en ce moment constitueraient des souvenirs qui dépasseraient la durée de vie de son âme, qui resteraient une légende dans l’esprit de ses descendants, même à des centaines d’années de là.

Acier se regroupa, les échines courbées. Les événements échappaient à son contrôle. Les gardes de Shreck n’étaient même plus visibles de l’autre côté du donjon. Le seul contact qu’Amdijefri et lui conservaient avec ce qui se passait était Tyrathect elle-même ainsi que les bruits lointains de la galopade.

Amdi se mit à bondir autour de Tyrathect.

— Où êtes-vous maintenant ? Où ?

— Presque à la muraille extérieure.

— Ne la franchissez surtout pas, fit Acier d’une voix plus calme.

Tyrathect l’entendait à peine. Elle voulait profiter encore quelques secondes de son glorieux pouvoir. Elle grimpa l’escalier du donjon. Les gardes refluèrent devant elle. Certains se jetèrent même dans la cour en contrebas. Shreck la suivait toujours, en lui criant de faire attention.

Son premier membre atteignit le parapet, bientôt suivi du deuxième.

Elle étouffa une exclamation.

— Ça va ? lui demanda Amdi.

— Je…

Elle regarda autour d’elle. De l’endroit où elle se tenait, sur la muraille sud, elle pouvait se voir avec Amdi et Acier dans la cour du château. Ses trois membres lointains étaient de toutes petites taches noires pailletées de reflets dorés. Au-delà de la muraille du nord-est s’étendait la forêt, avec des vallées et des sentiers qui conduisaient aux montagnes des Crocs de Glace. À l’est était l’île Cachée avec ses eaux intérieures recouvertes de brume. C’était un paysage qu’elle avait contemplé mille fois en tant que Flenser. Il adorait son domaine. Mais à présent… elle l’admirait comme dans un rêve. Ses yeux étaient si éloignés les uns des autres, sa meute était si dispersée… Presque sur toute l’étendue des terres du château. L’effet de parallaxe donnait l’impression que l’île Cachée n’était qu’à deux pas de là. Le Châteauneuf était comme un modèle réduit étalé autour d’elle. Par la Meute des Meutes, c’était un spectacle véritablement divin !

Les gardes de Shreck n’osaient pas se rapprocher davantage. Il avait dépêché deux meutes auprès d’Acier pour demander des instructions.

— Deux minutes et je redescends. Deux minutes, pas plus.

Elle avait adressé ces paroles à la fois aux soldats qui l’attendaient et à Acier, dans la cour du château. Puis elle se tourna pour contempler de nouveau son domaine.

Elle n’avait envoyé que deux de ses membres à moins de cinq cents mètres de distance. Il n’y avait aucun décalage de temps perceptible. La coordination était aussi précise que quand elle était réunie. Et il restait encore beaucoup de puissance en réserve dans les courroies en fil d’os. Que se passerait-il si ses cinq membres s’étalaient à des kilomètres de distance ? Toute la région du Nord serait son territoire privé.

Et Flenser ? Oui, Flenser, où était-il, dans tout ça ? Les souvenirs étaient toujours présents, mais… Tyrathect n’oublierait jamais la perte de conscience qu’elle avait ressentie lorsque les radios avaient commencé à fonctionner. Il fallait un sens particulier de la coordination pour être capable de penser en présence de telles vitesses. Peut-être Maître Flenser n’avait-il jamais marché entre des falaises quand il était nouveau. Tyrathect sourit. Peut-être était-elle la seule à posséder la configuration mentale adéquate pour supporter d’utiliser ces radios. Si tel était le cas…

Tyrathect se tourna de nouveau vers le panorama. Flenser avait édifié un vaste empire. Si ces nouveaux développements étaient gérés comme il le fallait, les victoires à venir pourraient agrandir cet empire jusqu’à l’infini.

Il se tourna vers les soldats de Shreck.

— Très bien. Je suis prêt maintenant à retourner vers messire Acier.

31

L’été battait son plein lorsque les armées du Sculpteur prirent la route du nord. Les préparatifs s’étaient déroulés dans l’effervescence générale. Vendacious avait mis les autres et lui-même au bord de l’épuisement. Ils avaient fabriqué trente canons. (Scrupilo avait coulé soixante-dix tubes avant d’en avoir trente fiables.) Il avait fallu former les canonniers et découvrir la meilleure technique pour tirer sans danger. Il y avait eu les chariots à fabriquer, et les kherporcs à acquérir.

Sans doute la nouvelle de tous ces préparatifs avait-elle depuis longtemps filtré jusqu’au Nord. Le Sculpteur était une cité portuaire. On ne pouvait pas interrompre le commerce qui s’y faisait. Vendacious les avait mis en garde à l’occasion de maints conseils. Acier était au courant de leur venue. L’astuce consistait à maintenir les Flenséristes dans l’incertitude quant au nombre des attaquants, au jour de leur arrivée et à leurs intentions précises.

— Nous avons un énorme avantage sur l’ennemi, déclara-t-il. Nos agents siègent à leurs plus hauts conseils. Nous savons ce qu’ils savent de nous.

Ils ne pouvaient cacher aux espions ce qui était évident, mais les détails, ce n’était pas la même chose.

L’armée suivit pour commencer des routes intérieures diverses. Quelques chariots par-ci, quelques escouades par-là. En tout, le corps d’expédition comprenait mille meutes. Mais elles ne devaient opérer leur jonction qu’au plus profond de la forêt. Il aurait été plus simple de faire la première partie du voyage par voie de mer, mais les Flenséristes avaient des guetteurs partout dans les fjords. Tout mouvement de navires, même au cœur du territoire du Sculpteur, serait immédiatement connu de ceux du Nord. L’armée emprunta donc des sentiers forestiers, à travers des secteurs que Vendacious déclarait avoir nettoyés de tout agent ennemi.

Au début, l’avance fut relativement rapide, du moins pour ceux qui voyageaient dans les chariots. Johanna avait pris place dans l’un de ceux qui se trouvaient à l’arrière, en compagnie du Sculpteur et de la Boîte.

Même moi, je commence à la considérer comme un oracle sacré. Dommage qu’elle ne puisse pas réellement prédire l’avenir.

Le temps n’avait jamais été aussi radieux depuis l’arrivée de Johanna dans le monde des Dards. L’après-midi était sans fin. Cette beauté infinie la rendait étrangement nerveuse, mais elle ne pouvait rien y faire. C’était comme quand elle s’était retrouvée sur ce monde pour la première fois et que tout avait commencé à aller de travers…

Durant les premières journées sans nuit du voyage, alors qu’ils étaient encore sur son territoire, le Sculpteur lui désignait chaque pic en vue en s’efforçant d’en traduire le nom en samnorsk. Au bout de six cents ans d’existence, la reine connaissait son pays par cœur. Même les plaques de neige – celles qui étaient éternelles – avaient un nom. Elle montra à Johanna un carnet à dessin qu’elle avait apporté. Chaque page concernait une année différente et montrait les plaques de neige particulières à tel ou tel jour de l’été. En feuilletant rapidement le carnet, on avait l’impression que les taches s’animaient. Elles grossissaient ou rétrécissaient au fil des années.

— La plupart des meutes ne vivent pas assez longtemps pour ressentir cela, murmura la reine, mais pour moi ces plaques éternelles sont comme des êtres vivants. Tu vois comme elles bougent ? Elles ressemblent à des loups chassés de nos terres par le feu, qui est notre soleil. Elles tournent autour de nous et grandissent. Quelquefois, elles fusionnent en un nouveau glacier qui va vers la mer.

Johanna eut un petit rire nerveux.

— Et elles gagnent du terrain ?

— Pas depuis quatre siècles. Les étés, le plus souvent, ont apporté de la chaleur et du vent. Mais à la longue, je ne sais pas. Et cela n’a plus tellement d’importance pour moi, à présent.

Elle berça un moment ses deux chiots et se mit à rire doucement.

— Les deux petits de Pérégrin ne sont pas encore conscients. Je perds déjà le sens de la perspective !

— Mais ce sont vos petits aussi, dit Johanna en se penchant pour lui caresser la nuque.

— Je sais. La plupart de mes chiots sont partis avec d’autres meutes, et ce sont les deux premiers que je garde pour faire partie de moi.

Son membre aveugle enfouit son museau dans la fourrure de l’un des nouveau-nés. Il se tortilla en émettant un gazouillement à la limite de l’audition humaine. Johanna prit l’autre chiot sur ses genoux. Les bébés dards ressemblaient plus à des otaries qu’à des chiens. Leur cou était beaucoup plus long en comparaison de leur corps, et ils semblaient grandir bien moins vite que les petits chiens que Jefri et elle avaient eus dans le passé. Même à présent, on aurait dit qu’ils avaient du mal à accommoder. Elle passa lentement les doigts sur la nuque du chiot. Ses efforts pour suivre sa main étaient comiques.

À soixante jours, les bébés du Sculpteur ne savaient pas encore marcher. La reine portait une jaquette spéciale avec deux poches sur les côtés. Le jour, elle les y mettait, et ils pouvaient la téter à travers les poches. D’une certaine manière, la reine les traitait comme si elle avait été humaine. Elle était nerveuse quand elle les perdait de vue. Elle les cajolait et leur faisait faire des jeux de coordination. Souvent, elle les mettait sur le dos et leur tapotait les pattes l’une après l’autre, huit fois de suite. Puis, brusquement, elle touchait le ventre de l’un des deux. Ils gigotaient furieusement à la fin de chaque séquence, agitant leurs petites pattes dans toutes les directions à la fois.

— Je chatouille celui qui a été touché le dernier, expliqua la reine. Pérégrin est digne de moi. Regarde comme ils réfléchissent déjà.

Elle montra à Johanna celui qui s’était recroquevillé en boule, évitant la plupart de ses chatouillements par surprise.

Il y avait des moments où l’éducation des chiots n’avait plus rien d’humain et où elle faisait presque peur à Johanna. Ni le Sculpteur ni Pérégrin ne s’adressaient jamais à leurs petits sur des fréquences audibles. Leurs « pensées ultrasoniques », par contre, semblaient continuellement en train de les sonder. Elles consistaient en partie en vibrations régulières qui se répercutaient sur les parois du chariot. Johanna sentait le bois trembler sous ses mains. Cela évoquait le fredonnement d’une maman pour bercer son enfant. Mais Johanna voyait que ce n’était pas tout. Les petits réagissaient aux ultrasons en se contractant selon des rythmes complexes. D’après Pérégrin, il faudrait encore trente jours pour que les chiots intègrent leurs pensées conscientes à celles de la meute. Mais leur entraînement avait déjà commencé.

À intervalles réguliers, ils s’arrêtaient pour établir un campement. Les soldats se relayaient pour former des lignes de sentinelles. Même durant la partie de la journée sans nuit où ils voyageaient, ils s’arrêtaient fréquemment pour effacer leurs traces ou attendre le retour d’une patrouille d’éclaireurs, ou encore, tout simplement, se reposer. En l’une de ces occasions, Johanna s’assit en compagnie de Pérégrin à l’ombre d’un arbre qui ressemblait à un pin mais exhalait un parfum de miel. Pérégrin jouait avec ses petits, en les aidant à se dresser pour faire deux ou trois pas chancelants. Elle savait, grâce au bourdonnement qui résonnait dans sa tête, qu’il était en train de leur « penser » quelque chose. Soudain, il lui vint à l’idée qu’ils ressemblaient davantage à des marionnettes qu’à des bébés.

— Pourquoi ne les laissez-vous pas jouer entre eux, ou bien avec leurs… (frères ? sœurs ? Comment appellent-ils les enfants de l’autre meute ?) avec les enfants du Sculpteur ?

Le pèlerin, plus encore que le Sculpteur, peut-être, avait essayé d’apprendre les coutumes humaines. C’était, de loin, la meute la plus souple qu’elle eût connue. Après tout, pour accueillir un meurtrier en son sein, il fallait posséder une certaine souplesse d’esprit. Mais Pérégrin, visiblement, fut désarçonné par la question. Les vibrations dans la tête de Johanna cessèrent brusquement. Il eut un petit rire. C’était quelque chose de très humain, bien qu’un peu théâtral. Pérégrin avait passé des heures plongé dans les comédies interactives de la Boîte. Pour s’instruire ou pour se distraire, elle n’aurait pas su le dire.

— Jouer ? Avec eux-mêmes ? Oui… Je comprends que cela vous semble naturel. Mais, pour nous, ce serait une sorte de perversion. Pis encore, car certaines personnes peuvent parfois retirer du plaisir d’une perversion. Non, si un chiot était élevé en mono, ou même en duo, il deviendrait un animal au lieu d’un membre normal.

— Vous voulez dire que les chiots n’ont jamais de vie à eux ?

Pérégrin pencha ses têtes de côté et rumina près du sol tandis que l’un de lui continuait à jouer avec les chiots. Mais c’était Johanna qui avait la plus grande partie de son attention. Il adorait méditer sur les problèmes de l’exotisme humain.

— Il arrive parfois des tragédies, fit-il. Un bébé peut rester orphelin. Souvent, il n’y a pas de remède. La créature devient trop indépendante pour se fondre à une meute. Dans tous les cas, elle est condamnée à mener une vie solitaire et vide. J’ai des souvenirs personnels du caractère extrêmement déplaisant que cela peut avoir.

— Vous ne savez pas ce que vous ratez. Je sais que vous avez suivi des histoires pour enfants sur la Boîte. C’est triste de ne jamais pouvoir être jeune et écervelé.

— Hé ! Je n’ai jamais dit ça ! Au contraire, j’ai souvent été jeune et écervelé. C’est ma manière de vivre. Et la plupart des meutes sont comme ça quand elles comportent plusieurs membres jeunes issus de parents différents.

Tandis qu’ils bavardaient ainsi, l’un des chiots de Pérégrin avait réussi à ramper sur le bord de la couverture où ils étaient assis. Il tendit maladroitement son long cou vers les fleurs qui poussaient parmi les racines d’un arbre voisin. Tandis qu’il culbutait au milieu du vert et du rouge, Johanna sentit de nouveau la vibration. Les mouvements du chiot devinrent un peu plus coordonnés.

— Ouah ! Je sens les fleurs avec lui. Je parie que je verrai avec ses yeux et vice versa avant notre arrivée à l’île Cachée de Flenser !

Le chiot recula et entama avec son jumeau une petite danse sur la couverture. Les têtes de Pérégrin bougeaient en rythme avec leurs mouvements.

— Voyez comme ils sont éveillés ! s’écria-t-il avec admiration. Nous ne sommes pas tellement différents des humains, Johanna. Je sais que vous êtes très fiers, vous aussi, de vos petits. Mais le Sculpteur et moi, nous nous demandons ce que les nôtres deviendront. Elle est si brillante, et je suis, disons… un peu fou. Ces deux-là vont-ils faire de moi un génie scientifique ? Ceux du Sculpteur vont-ils la transformer en aventurière ? Hé ! hé ! Le Sculpteur est meilleure mulpathe que moi, mais elle n’a pas plus idée de ce à quoi ressembleront nos nouvelles âmes. Je ne tiens plus à l’idée que je vais bientôt être de nouveau six !


Scribe, Pérégrin et Johanna n’avaient mis que trois jours pour faire voile du Pays de Flenser au port du Sculpteur alors qu’il allait falloir trente jours à leur armée pour faire le même chemin à pied en sens inverse. Sur la carte, le parcours paraissait tortueux, sinuant çà et là d’un fjord à l’autre. Pourtant, sur le terrain, le premier dijour se déroula avec une facilité remarquable. Le temps sec et ensoleillé se maintenait. C’étaient les mêmes conditions que celles du jour de l’embuscade, qui semblaient se reproduire à l’infini. Un été à vent sec, disait le Sculpteur. Normalement, en cette saison, il aurait dû y avoir des tempêtes de temps à autre. Au lieu de cela, le soleil tournait inlassablement au-dessus de la voûte feuillue sous laquelle ils voyageaient, et lorsqu’ils cheminaient à découvert (jamais pendant longtemps, et uniquement lorsque Vendacious s’était assuré qu’ils ne risquaient rein), le ciel était dégagé, presque sans nuages.

En fait, ce type de temps pouvait également causer des problèmes. À midi, la chaleur devenait facilement insupportable. Le vent était constant et asséchait tout. La forêt elle-même était de plus en plus sèche. Il leur fallait faire très attention quand ils allumaient un feu. Et le ciel était si pur que les guetteurs devaient les apercevoir à des kilomètres de distance. Scrupilo était particulièrement ennuyé. Il n’avait pas prévu d’utiliser ses canons en route, mais il aurait préféré entraîner ses troupes un peu plus à découvert.

Scrupilo était membre du conseil et ingénieur en chef de Sa Majesté. Depuis son expérience avec les canons, il insistait pour porter le titre de « commandant d’artillerie ». Aux yeux de Johanna, l’ingénieur avait toujours semblé brusque et impatient. Ses membres étaient presque continuellement en mouvement. Il passait pratiquement autant de temps avec la Boîte que la reine ou Pérégrin Wickwrackbal, et pourtant il s’intéressait peu à tout ce qui avait trait aux gens.

— Il ne connaît que les machines, disait le Sculpteur, mais c’est ainsi que j’ai voulu qu’il soit. Il avait beaucoup d’inventions à son actif, même avant ton arrivée.

Scrupilo était tombé amoureux des canons. Pour la plupart des meutes, leur mise à feu était une expérience désagréable. Mais depuis le tout premier essai, il n’avait pas cessé de les faire fonctionner en vue de les améliorer. Il avait modifié les tubes, la poudre et les charges explosives. Sa fourrure était marquée de dizaines de brûlures occasionnées par la poudre. Il prétendait que le tonnerre des explosions éclaircissait l’esprit, alors que tout le monde était unanime à dire le contraire.

Chaque fois que l’armée faisait halte, on voyait Scrupilo se mêler aux canonniers pour les haranguer. Il disait que le plus petit arrêt était une occasion de s’entraîner, car en combat réel la vitesse était essentielle. Il avait fait faire de nouvelles épaulettes spéciales, inspirées des oreillettes que portaient les canonniers de Nyjora. Elles ne couvraient pas du tout les oreilles des graves, mais protégeaient les tympans du front et des épaules du membre qui était chargé de la mise à feu. Le simple fait de mettre ces épaulettes était une cause de désorientation mentale, mais elles étaient efficaces au moment de la détonation. Scrupilo les portait continuellement, sans les attacher. Elles ressemblaient à deux petites ailes ridicules qui dépassaient de sa tête et de son encolure. De toute évidence, il trouvait l’effet du tonnerre. De fait, ses canonniers mettaient également un point d’honneur à les porter en tout temps. Au bout d’un moment, même Johanna fut obligée de reconnaître que l’exercice était payant. Ils étaient au moins capables de faire pivoter leurs tubes en un clin d’œil, de les bourrer de poudre et d’un boulet factice et de hurler : « bang ! », ou son équivalent dans le langage des Dards.


L’armée transportait beaucoup plus de poudre que de nourriture. Les meutes étaient censées vivre sur les ressources de la forêt. Johanna avait peu d’expérience du camping sauvage. Tous les bois étaient-ils aussi riches ? On était loin de l’environnement urbain du Domaine Straumli, où il fallait une autorisation spéciale pour marcher hors des allées dans les parcs et où la majeure partie de la faune était composée d’imitations mécaniques des animaux nyjorains originaux. Cet endroit était plus sauvage encore que ceux qui étaient décrits dans les récits sur Nyjora. Après tout, cette planète avait connu la civilisation avant de retomber dans le médiévalisme alors que cela n’avait jamais été le cas du monde des Dards. Ces derniers n’avaient jamais essaimé sur les différents continents pour y bâtir des cités. D’après les estimations de Pérégrin, il y avait moins de trente millions de meutes dans le monde entier. Le Nord-Ouest commençait à peine à être colonisé. Il y avait du gibier partout en abondance. Quand ils chassaient, les Dards étaient comme des animaux. Les soldats sillonnaient les sous-bois. Leur mode de chasse préféré consistait à poursuivre leur proie jusqu’à ce qu’elle s’écroule d’inanition. Ce n’était pas très pratique, en l’occurrence, mais ils se rattrapaient en tendant des embuscades à leurs proies peu méfiantes.

Johanna n’aimait pas du tout cela. Était-ce une perversion propre à l’esprit médiéval ou seulement aux Dards ? Si elles n’étaient pas prises par le temps, les troupes n’utilisaient pas leurs arcs ni leurs poignards. Le plaisir de la chasse consistait en grande partie à égorger et à éventrer les proies de leurs crocs et de leurs griffes. Non que les créatures de la forêt fussent entièrement dépourvues de moyens de défense. Durant des milliers d’années, les menaces et les contre-menaces avaient eu largement le temps d’évoluer. Presque tous les animaux avaient acquis la capacité d’émettre des grincements ultrasoniques susceptibles d’inhiber totalement la pensée des meutes voisines. Il y avait des parties de la forêt qui semblaient totalement silencieuses à Johanna mais à travers lesquelles toute l’armée passait au galop en tordant le visage de douleur sous ces assauts invisibles.

D’autres animaux étaient encore plus redoutables.

Le vingt-cinquième jour, l’armée fut bloquée en essayant de traverser la plus large vallée qu’elle eût rencontrée sur son chemin. En son centre, presque totalement cachée par la forêt, une rivière coulait en direction de l’océan occidental. Les falaises qui encaissaient la vallée ne ressemblaient à rien de ce que Johanna avait pu voir dans les parcs naturels de Straum. Si l’on avait fait une coupe perpendiculaire aux rives, on aurait obtenu un gigantesque U escarpé sur les hauteurs puis incurvé à la base pour former la grande plaine où la rivière coulait.

— C’est la glace qui a creusé tout cela, expliqua le Sculpteur à Johanna. Il y a des endroits, un peu plus haut, où j’ai vu le phénomène en train de se produire sous mes yeux.

Elle lui montra des documents à l’appui dans la Boîte. Cela arrivait de plus en plus souvent. La reine et Pérégrin, et même, quelquefois, Scrupilo, semblaient en savoir plus qu’elle sur l’éducation d’un enfant moderne.

Ils avaient déjà traversé un grand nombre de vallées moins importantes. Il était toujours désagréable d’avoir à franchir un terrain escarpé, mais il y avait toujours eu, jusque-là, des chemins praticables. Vendacious les conduisit jusqu’au bord de la vallée encaissée.

Le Sculpteur et son entourage restèrent sous le couvert des arbres juste avant le précipice. Quelques mètres plus loin, Johanna était entourée de Pérégrin Wickwrackbal. Elle trouvait que les arbres, à l’altitude où ils étaient, ressemblaient un peu à des pins. Les feuilles étaient étroites et pointues et duraient toute l’année. Mais l’écorce avait des renflements blanchâtres et le bois lui-même était d’un blond très pâle. Le plus étrange, c’étaient les fleurs. Rouges et violettes, elles perçaient entre les racines apparentes. Le monde des Dards ne possédait pas l’équivalent des abeilles butineuses. Il y avait cependant des mouvements continuels autour de ces fleurs. Des mammifères grands comme le pouce grimpaient aux tiges et bondissaient de plante en plante. Ils étaient des milliers. Ils ne semblaient s’intéresser à rien d’autre qu’aux fleurs et au liquide sucré qu’elles exsudaient. Johanna se pencha en arrière, admirant le spectacle pendant que la reine discutait de manière animée avec Vendacious. À combien de kilomètres s’étendait la vue ? L’atmosphère était d’une limpidité qu’elle avait rarement connue sur le monde des Dards. À l’est et à l’ouest, la vallée semblait s’étendre à l’infini. La rivière était un ruban d’argent aux endroits où les trouées de la forêt permettaient de l’apercevoir tout en bas.

Pérégrin la toucha d’un museau tout en désignant la reine d’un autre. Le Sculpteur était penché au-dessus de l’abîme et gesticulait pour appuyer ses arguments.

— Il y a de la discussion dans l’air. Désirez-vous une traduction ?

— Bien sûr.

— Le Sculpteur n’aime pas cet itinéraire, fit Pérégrin en adoptant l’intonation de la reine quand elle s’exprimait en samnorsk. Elle pense qu’il est trop exposé. N’importe qui, dissimulé sur la rive en face, peut facilement dénombrer nos effectifs. Même s’il se trouve à plusieurs lieues. (Une lieue équivaut à quatre kilomètres.)

Vendacious secoua ses têtes comme il faisait toujours pour marquer son indignation. Il laissa entendre quelques bruits de déglutition sur un ton de mécontentement. Pérégrin gloussa, puis transforma sa voix pour imiter le chef de la sécurité.

— Majesté ! Mes éclaireurs ont ratissé la vallée et la falaise opposée. Ils n’ont décelé aucune menace !

— Vous avez accompli des miracles, je le sais, mais vous n’allez tout de même pas prétendre que vous avez couvert toute la face nord ? Elle se trouve à huit kilomètres d’ici, et elle est truffée de petites cavernes dont j’ai gardé le souvenir depuis ma jeunesse. Vous-même, vous devez avoir cela en mémoire.

— Elle lui a bien rivé son clou, commenta Pérégrin en riant.

— Contentez-vous de traduire.

Elle était capable d’interpréter le langage corporel et les intonations des Dards. Quelquefois, même les trilles des Dards commençaient à prendre un sens.

— Heu… D’accord.

La reine déplaça les poches où elle gardait ses bébés et s’assit. Elle poursuivit sur un ton plus conciliant :

— Si le ciel n’était pas si clair ou s’il y avait une nuit, nous pourrons envisager de passer par là. Mais… Vous vous souvenez de l’ancien chemin ? À une trentaine de kilomètres d’ici vers l’intérieur des terres. Il doit être envahi par la végétation. Et la route du retour est…

Sifflements et déglutitions de la part de Vendacious en colère.

— Puisque je vous dis qu’il n’y a aucun danger ! Si nous prenons l’autre route, nous allons perdre plusieurs jours. Et si nous arrivons trop tard, tout mon travail n’aura servi à rien ! Nous devons traverser ici !

— Hé ! hé ! fit Pérégrin, incapable de résister au plaisir d’un petit commentaire. J’ai l’impression que le vieux Vendacious est en train d’aller un peu trop loin.

Les têtes de la reine se rejetèrent en arrière. Pérégrin, imitant toujours sa voix humaine, déclara calmement :

— Je comprends ce que vous ressentez, meute de mon sang, mais nous prendrons la route que j’ai indiquée. Si vous trouvez cela inacceptable, j’aurai le regret de me passer de vos services.

— Mais vous avez besoin de moi !

— Pas tant que cela.

Johanna comprit subitement que toute l’expédition pouvait très bien s’arrêter là, sans qu’un seul coup de canon soit tiré. Que ferions-nous sans Vendacious ? Elle retint sa respiration et observa les deux meutes. Une partie de Vendacious trottait en cercles rapides, s’arrêtant de temps à autre pour jeter des regards furieux à la reine. Finalement, il baissa les échines en murmurant :

— Hum… Pardonnez-moi, Majesté. Tant que vous m’estimerez utile, je continuerai à vous servir.

Les traits du Sculpteur se relâchèrent à leur tour. Elle caressa ses bébés. Ils réagirent en gigotant dans leurs poches et en laissant entendre des sifflements.

— Vous êtes tout pardonné, Vendacious. Je continuerai de solliciter vos conseils impartiaux. Ils ont été excellents jusqu’à présent.

Vendacious sourit faiblement.

— Je n’aurais pas cru ça de lui, ce couillon, souffla Pérégrin à l’oreille de Johanna.


Il fallut deux jours sans nuit pour arriver jusqu’à l’ancienne route. Comme le Sculpteur l’avait prédit, elle était envahie par la végétation. À certains endroits, il n’y avait même plus trace du moindre sentier. Il allait falloir des jours pour descendre dans la vallée par cet itinéraire. Si le Sculpteur avait des doutes sur l’opportunité de sa décision, elle n’en laissa néanmoins rien paraître devant Johanna. La reine avait six cents ans. Elle parlait souvent du caractère inflexible de la vieillesse. Aujourd’hui, Johanna en avait un exemple vivant sous les veux.

Chaque fois qu’ils arrivaient devant un effondrement de terrain, ils abattaient des arbres pour construire un pont sur place. Il leur fallait un jour entier pour franchir ces obstacles. Même lorsque la route restait relativement en bon état, leur progression était d’une lenteur exaspérante. Plus personne, à présent, ne roulait en chariot. Les bords du chemin s’étaient effondrés, et les roues des véhicules tournaient parfois à vide. Sur sa droite, Johanna apercevait, en baissant les yeux, des cimes d’arbres qui poussaient à quelques mètres de ses pieds.

Ils tombèrent sur des loups le sixième jour après avoir commencé le détour. Ils avaient presque atteint le fond de la vallée. Des loups, c’était ainsi que Pérégrin les appelait. Pour Johanna, ils ressemblaient plutôt à des gerbilles.

Le dernier kilomètre avait été facile. Malgré les arbres qui les entouraient, ils sentaient le vent, sec et chaud, qui balayait la vallée. Les dernières plaques de neige, au milieu des arbres, s’étaient rétrécies au point de disparaître presque complètement, et il y avait un rideau de brume derrière la paroi nord de la vallée.

Johanna cheminait à côté du chariot du Sculpteur. Pérégrin venait à une dizaine de mètres derrière, échangeant occasionnellement une parole ou deux avec elles. (La reine, quant à elle, s’était montrée peu loquace ces derniers jours.) Soudain, il y eut un cri d’alarme lancé par un Dard qui se trouvait plus haut qu’eux.

Une seconde plus tard, Vendacious cria à son tour un avertissement. Il était à une centaine de mètres devant eux. À travers les trouées des arbres, Johanna vit que les soldats qui marchaient sur la crête suivante avaient bandé leurs arbalètes et tiraient sur le versant de la colline devant eux. Le soleil éclairait la scène de sa lumière diaprée par les sous-bois, apportant suffisamment de lumière, mais par taches mouvantes qui suivaient mal la progression de la troupe. C’était un peu le chaos. Cependant, elle aperçut des ombres qui n’étaient pas des Dards. Plus petites, brunes ou grises, elles bondissaient entre les taches de lumière et les ombres. Elles semblaient occuper toute la colline, et arrivaient sur les soldats dans la direction opposée à celle de leur tir !

— En arrière ! En arrière ! leur cria Johanna.

Sa voix se perdit dans le vacarme général. D’ailleurs, qui l’aurait comprise ?

Le Sculpteur essayait d’apercevoir quelque chose.

— Qu’est-ce que tu vois ? demanda-t-elle à Johanna en la tirant par la manche. Où est-ce ?

Elle bafouilla une explication, mais Pérégrin, qui avait vu quelque chose, lui aussi, lança une série de bruits de déglutition qui couvrirent le désordre de la bataille. Il courut vers la partie du sentier où Scrupilo essayait de pointer un canon.

— Johanna ! Aidez-moi !

Le Sculpteur eut un instant d’hésitation, puis hocha une tête.

— Ça a l’air grave. Va l’aider à déplacer son canon, Johanna.

Il n’y avait que cinquante mètres à parcourir, mais la pente était raide. Elle se mit à courir. Quelque chose de lourd et de mou s’abattit sur la route derrière elle, à l’endroit qu’elle venait de quitter. Un soldat mutilé ! Il se tordait en hurlant, une demi-douzaine de boules de fourrure de la taille d’une gerbille accrochées à sa fourrure ensanglantée. Puis un autre membre tomba sur la route, et un autre encore. Johanna trébucha à plusieurs reprises, mais ne s’arrêta pas de courir.

Wickwrackbal était têtes contre têtes à quelques mètres à peine de Scrupilo. Il était armé jusqu’aux dents de chacun de ses membres adultes : couteau en bouche et dard à la patte. Il fit signe à Johanna de le rejoindre.

— Nous sommes tombés sur… nid de… de loups, dit-il d’une voix lourde et pâteuse. Il doit être entre nous et… route qui passe là-haut. Un… monticule, comme donjon d’un château. Nécessaire détruire nid. Vous voyez ?

De toute évidence, il ne voyait rien. Il tournait la tête de tous les côtés. Johanna balaya du regard le versant de la colline. Les combats semblaient avoir diminué. Les seuls bruits que l’on entendait étaient les gémissements des Dards agonisants. Elle pointa l’index en disant :

— Vous voulez parler de ce truc noir ?

Pérégrin ne répondit pas. Ses membres étaient agités de spasmes, les poignards de ses bouches tressautaient de tous les côtés. Elle fit un bond en arrière. Déjà, il s’était blessé. Sonnez l’attaque. Elle regarda le chemin derrière elle. Elle avait eu maintenant plus d’un an pour bien connaître les meutes, et ce qu’elle voyait autour d’elle était un déchaînement de folie. Certaines meutes éclataient, courant dans toutes les directions, à des distances où il n’était plus possible de maintenir une pensée cohérente. D’autres – comme le Sculpteur dans son chariot – se recroquevillaient sur eux-mêmes, laissant à peine dépasser une tête.

Juste au-delà de la crête voisine, elle apercevait une espèce de marée grise. Les loups. Chaque petite boule de fourrure, prise isolément, paraissait inoffensive, mais toutes ensemble… Elle demeura quelques instants paralysée en les voyant sauter à la gorge d’un soldat pour le déchiqueter.

Elle était la seule à demeurer lucide. Mais la seule différence, c’était qu’elle saurait qu’elle était en train de mourir.

Détruire le nid.

Sur le chariot qui portait le canon à côté d’elle, il ne restait plus qu’un membre de Scrupilo, le vieux Tête-Blanche. Plus cinglé que jamais, il avait rabattu ses oreillettes de canonnier et se penchait sous le tube du canon pour agiter frénétiquement quelque chose. Détruire le nid. Peut-être pas si cinglé que ça, après tout !

Elle grimpa d’un bond dans le chariot. Son poids le fit rouler en arrière vers le ravin. Elle n’y prêta pas attention. Elle releva le tube comme elle l’avait vu faire dans les exercices. Tête-Blanche tirait sur le sac de poudre, mais avec une seule mâchoire il n’y arriverait jamais. Isolé du reste de sa meute, il n’avait plus ni intelligence ni dextérité. Il leva vers elle un regard désespéré.

Elle saisit l’autre bout du sac. À eux deux, ils parvinrent à verser la poudre dans le canon. Tête-Blanche retourna fouiller dans le matériel avec son museau, à la recherche d’un boulet. Un peu plus intelligent qu’un chien, et bien dressé. À eux deux, ils avaient une chance !

Les loups étaient partout, jusqu’à moins d’un mètre de ses pieds ! S’il n’y en avait eu qu’un ou deux, elle aurait pu s’en débarrasser sans peine. Mais ils étaient des dizaines, qui s’attaquaient à tous les isolés. Trois membres de Pérégrin avaient fait cercle autour de Balder et des chiots, mais leur défense consistait à lancer des coups de patte au hasard. Ils avaient laissé tomber par terre leurs poignards et leurs dards.

Tête-Blanche et elle avaient enfilé le boulet dans le canon. Le membre de Scrupilo courut à l’arrière et commença à actionner le petit briquet à mèche utilisé par les canonniers. Il était adapté à ses mâchoires et était prévu pour être allumé par un seul membre.

— Attends, idiot ! fit Johanna en l’écartant d’un coup de pied. Il faut le pointer avant !

Tête-Blanche prit un air vexé. Il ne comprenait pas très bien ce qui lui était reproché. Il avait posé la baguette, mais tenait toujours le briquet entre ses mâchoires. Il fit surgir la flamme et se mit à tourner autour de Johanna, décidé à passer coûte que coûte, même entre ses jambes, pour mettre le canon à feu. Elle le repoussa de nouveau et regarda la colline. Ce truc noir. Ça doit être le nid. Elle fit pivoter le canon et baissa la tête pour mieux viser. Sa figure se retrouva à quelques centimètres à peine de l’obstiné Tête-Blanche et de sa flamme. Il avança brusquement le museau, et la flamme entra en contact avec la lumière.

La détonation faillit projeter Johanna hors du chariot. L’espace d’un instant, elle ne put penser à rien d’autre qu’à la douleur qui lui faisait vibrer les oreilles. Elle roula sur elle-même avant de se redresser en toussant dans la fumée suffocante. Elle n’entendait plus rien à l’exception d’un sifflement aigu et discontinu. Le chariot oscillait. Elle s’aperçut avec effroi qu’il avait une roue dans le vide au-dessus du précipice. Tête-Blanche gigotait sous la culasse du canon. Elle le souleva pour le dégager et lui toucha la tête. Il était plein de sang. Ou bien c’était elle. Elle demeura étourdie durant plusieurs secondes, mystifiée par la vue du sang, se demandant comment les choses avaient pu en arriver là.

Une voix, quelque part dans un recoin de son esprit, hurlait : « Pas le temps ! Pas le temps ! » Elle se força à se mettre à genoux et regarda autour d’elle. La mémoire lui revenait graduellement, douloureusement.

Il y avait des arbres arrachés sur le versant de la colline qui lui faisait face. L’écorce blonde brillait parmi les feuilles. Plus loin, là où elle avait repéré le nid, Johanna vit que la terre avait été retournée. Le nid était détruit, mais… les combats continuaient.

Les loups étaient toujours nombreux sur la route, mais c’étaient eux qui couraient dans toutes les directions, à présent. Par dizaines, ils sautaient dans le vide ou se réfugiaient dans les bois. Et les Dards avaient repris la lutte efficacement. Pérégrin avait ramassé ses poignards. Ils étaient rouges de sang tandis qu’il lacérait ses adversaires avec frénésie. Quelque chose de gris et d’ensanglanté vola par-dessus le bord du chariot et atterrit aux pieds de Johanna. Le « loup » ne devait pas faire plus de vingt centimètres de long. Son poil gris-brun était maculé de boue et de sang. Ses mâchoires cliquetaient d’un air menaçant en direction de ses chevilles. Elle prit un boulet et le laissa tomber sur lui.


Les trois jours suivants, tandis que l’armée du Sculpteur comptait ses morts et rassemblait son matériel, Johanna eut l’occasion d’en apprendre un peu plus sur les loups. Son intervention et celle de Tête-Blanche avaient renversé la situation d’un seul coup. Un grand nombre de vies et la continuation même de l’expédition avaient été sauvées. Les « loups » constituaient une forme de vie collective qui ne rappelait que de loin l’organisation des meutes. Les Dards utilisaient la pensée de groupe pour accéder à des niveaux supérieurs d’intelligence. Leurs meutes, en général, ne comptaient pas plus de six membres. Les nids de loups – qui faisaient plutôt penser à des ruches – ne cherchaient pas à être intelligents. D’après le Sculpteur, ils pouvaient comporter plusieurs milliers de membres. Celui sur lequel ils étaient tombés par hasard devait être énorme. Une telle masse ne pouvait pas avoir un comportement intelligent. Ses capacités de raisonnement ne devaient pas excéder celles d’un membre isolé d’une meute. Par contre, elle était plus souple. Les loups pouvaient s’éloigner beaucoup de leur nid. Quand ils se trouvaient à moins de cent mètres de celui-ci, ils n’étaient que de simples prolongements des membres « reines » du nid, et personne, alors, ne mettait leur ingéniosité en doute. Pérégrin pouvait raconter des légendes où les nids se voyaient attribuer une intelligence presque analogue à celle des meutes, et où les bûcherons passaient des accords avec les nids voisins pour assurer leur sécurité en échange d’un apport régulier en nourriture. Tant que les signaux sonores à haute fréquence émis par un nid continuaient d’être assurés, la coordination des loups « ouvriers » était presque comparable à celle des membres d’une meute. Mais si le nid était détruit, les créatures perdaient toute cohésion, comme un réseau à topologie centrale et à bon marché qui s’effondre.

Les pertes étaient grandes au sein de l’armée du Sculpteur. Le nid avait attendu qu’elle soit bien engagée dans sa zone sonore, puis les loups postés à la périphérie avaient utilisé une technique de mimétisme synchronique pour créer des « fantômes » soniques et leurrer les meutes au point qu’elles avaient tourné le dos au nid pour lancer leurs flèches, inutilement, dans les arbres. Lorsque l’embuscade avait commencé, les cris des loups avaient semé la confusion parmi les meutes. Ce genre d’attaque concertée était beaucoup plus dangereux que les « bruits puants » émis par d’autres créatures de la forêt. Pour certains Dards, ces cris avaient été extrêmement douloureux, et parfois effrayants, mais cela n’avait aucune commune mesure avec le chaos destructeur de l’attaque des loups.

Plus de cent meutes avaient été mises hors de combat. Certaines, particulièrement celles qui comportaient des chiots, s’étaient regroupées sur elles-mêmes. D’autres, comme Scrupilo, avaient éclaté. Durant les heures qui suivirent les combats, plusieurs fragments furent retrouvés et réassemblés. Les Dards qui en résultèrent étaient traumatisés, mais récupérables. Les soldats demeurés intacts ratissèrent les bois à la recherche de membres blessés ou égarés. À certains endroits, le précipice faisait plus de vingt mètres, et certains membres, dont la chute n’avait pas été amortie par des branches, gisaient inertes sur la roche nue. Ils retrouvèrent ainsi cinq morts et vingt blessés graves. Deux chariots avaient basculé dans le ravin. Ils avaient pris feu, et leurs kherporcs étaient trop mal en point pour survivre. Par chance, le coup de canon n’avait pas mis le feu à la forêt.

Par trois fois, le soleil boucla sa course oblique à travers le ciel. Pour récupérer, l’armée du Sculpteur avait installé un campement dans la forêt, non loin de la rivière. Vendacious avait posté des sentinelles munies de miroirs à signaux sur le versant opposé de la vallée. Cet endroit était le plus sûr qu’ils avaient pu trouver si loin au nord. Le paysage était superbe. La vue n’était pas aussi dégagée que sur les hauteurs, mais il y avait la proximité de la rivière, dont le bruit couvrait tout, même le mugissement du vent sec. Les arbres de la vallée n’avaient pas de fleurs parmi leurs racines. Cependant, ils ne ressemblaient pas à ceux que connaissait Johanna. Il n’y avait pas de végétation dans les sous-bois. Partout, le sol était recouvert d’une sorte de mousse bleuâtre, qui faisait, d’après Pérégrin, partie des arbres. Elle s’étendait, comme une pelouse bien tondue, jusqu’au bord de l’eau.

Le dernier jour de leur halte de récupération, la reine convoqua toutes les meutes, à l’exception de celles qui servaient d’éclaireurs ou de sentinelles. C’était la plus grande concentration de Dards que Johanna eût jamais vue en dehors du jour où sa famille avait été tuée. Mais ces meutes, cette fois-ci, ne se groupaient pas pour se battre. Aussi loin que portait le regard de Johanna sur la mousse bleue, il y avait des meutes, chacune à un peu moins de huit mètres de ses voisines. Une idée ridicule traversa l’esprit de Johanna. Cela lui rappelait le Parc des Pionniers à Overby. Des familles pique-niquant dans l’herbe, chacune avec sa couverture traditionnelle et ses paniers à provisions. Mais ici, les « familles » étaient des meutes, et il s’agissait d’une formation militaire. Tout le monde faisait face à la reine, en arcs de cercle concentriques. Pérégrin Wickwrackbal se tenait dans l’ombre, à une dizaine de mètres derrière elle. En tant que consort, il n’avait aucun droit officiel à la parole. Sur la gauche du Sculpteur gisaient les blessés réchappés de l’embuscade. Leurs membres étaient couverts de bandages, et certaines parties de leur corps étaient maintenues par des gouttières. Mais ce n’était peut-être pas là le plus horrible à voir. Il y avait aussi ce que Pérégrin appelait les « ambulatoires ». C’étaient des isolés, des duos ou même des trios rescapés de meutes détruites. Certains s’efforçaient de garder bonne contenance, mais d’autres erraient sans but, interrompant occasionnellement le discours de la reine en lançant des paroles incohérentes. C’était l’histoire de Scribe Jaqueramaphan qui recommençait, mais la plupart de ces membres allaient survivre. Certains étaient déjà en train de se regrouper pour constituer de nouvelles individualités. Il y en aurait même qui fonctionneraient très bien, comme dans le cas de Pérégrin Wickwrackbal. Mais pour la plupart, il faudrait attendre longtemps avant de retrouver une vraie meute.

Johanna était assise au premier rang avec Scrupilo, juste devant la reine. Le commandant d’artillerie se tenait en position de repos réglementaire, l’arrière-train au sol, le poitrail haut, les têtes regardant, pour la plupart, droit devant elles. Scrup s’en était sorti sans trop de dommages. Son Tête-Blanche souffrait de quelques brûlures superficielles, et un autre membre s’était foulé l’épaule en tombant dans le ravin. Il portait ses épaulettes de canonnier avec autant de fierté qu’avant, mais il y avait chez lui une sorte de réserve qui était nouvelle. Peut-être était-ce dû à sa formation militaire, ou à la médaille qu’on venait de lui décerner pour son héroïsme.

La reine avait mis ses jaquettes spéciales. Chacune de ses têtes regardait une partie différente de l’assemblée. Johanna ne comprenait toujours pas le langage des Dards, et elle ne pourrait sans doute jamais le parler sans assistance mécanique. Mais les sons étaient presque tous dans la fréquence audible, car les fréquences basses portent beaucoup plus loin que les autres. Même sans aides mémorielles et en l’absence de tout générateur de grammaire, elle apprenait un peu. Elle reconnaissait facilement les intonations et les hoc ! hoc ! hoc ! qui tenaient lieu, ici, d’applaudissements. Quant aux mots eux-mêmes, ils ressemblaient plutôt à des accords, à des syllabes isolées chargées de signification. En tendant bien l’oreille (car Pérégrin n’était pas là pour lui fournir la traduction en simultané), elle arrivait même à reconnaître certains d’entre eux.

En ce moment, par exemple, le Sculpteur était en train de féliciter son auditoire. Des hoc ! hoc ! d’approbation se faisaient entendre de tous les côtés. On aurait dit un troupeau d’otaries. L’une des têtes de la reine plongea dans une jarre d’où elle ressortit avec un colifichet en bois dans ses mâchoires. Elle prononça le nom d’une meute, le genre de tump-ti-ti-tum polytonal dans lequel, si Johanna s’entraînait beaucoup, elle pourrait finir par reconnaître quelque chose comme « Jaqueramaphan » ou « Wickwrackbal », ou même trouver un sens.

Au premier rang, un membre isolé se leva pour trotter vers le Sculpteur. Il ne s’arrêta que quand il fut pratiquement nez à nez avec le membre le plus proche de la reine, qui prononça quelques mots sur la notion de vaillance au combat. Puis un autre membre aida le premier à épingler la… broche ? en bois sur la jaquette de l’isolé, qui retourna fièrement vers sa meute.

Le Sculpteur prit une autre décoration dans la jarre et appela une nouvelle meute. Johanna, perplexe, se pencha vers Scrupilo pour demander :

— Que se passe-t-il ? Pourquoi ces médailles sont-elles remises à des membres isolés ?

Et comment se fait-il que les meutes acceptent de se rapprocher à ce point ?

Scrupilo, qui suivait la cérémonie avec une grande attention et qui l’avait ignorée jusque-là, tourna une tête dans sa direction.

— Chut ! souffla-t-il.

Il allait détourner la tête lorsqu’elle le saisit par une de ses jaquettes.

— Ne soyez pas stupide, dit-il. La récompense est décernée à toute la meute, mais un seul membre est délégué pour aller la chercher. Ce serait pure folie que de procéder autrement.

Hum… L’une après l’autre, trois meutes « déléguèrent » un membre pour se faire décorer. Il y avait beaucoup de dignité chez certains, comme chez les militaires humains des histoires qu’elle avait lues. D’autres avaient de l’assurance et de la prestance au début, mais devenaient timides et désorientés en s’approchant du Sculpteur. Finalement, Johanna murmura à une oreille de Scrupilo :

— Et nous, alors, quand est-ce qu’on aura notre médaille ?

Cette fois-ci, il ne la regarda même pas. Toutes ses têtes, rigides, étaient tournées vers la reine tandis qu’il répondait à voix basse :

— En dernier, naturellement. Nous avons détruit le nid. La reine elle-même nous doit la vie.

Ses têtes tremblaient presque à force d’être tendues. Il a une frousse terrible. Soudain, Johanna comprit pourquoi. Apparemment, cela ne posait pas de problème au Sculpteur de maintenir l’intégrité de son esprit face à un membre isolé d’une autre meute. Mais l’inverse ne devait pas être vrai. Déléguer un de ses membres vers une meute impliquait une perte de conscience. On s’en remettait entièrement à l’autre. Quand on considérait la chose sous cet angle… Cela rappelait à Johanna les romances historiques qu’elle regardait quand elle était plus petite. Sur Nyjora, aux Temps Obscurs, les gentes dames, traditionnellement, remettaient leur épée à la reine avant de s’agenouiller devant celle-ci quand elle leur donnait audience. C’était une manière d’exprimer leur loyauté. La cérémonie présente avait à peu près la même signification, mais Johanna se rendait compte, en observant Scrupilo, qu’il y avait de quoi avoir peur.

Trois autres décorations furent remises. Puis la reine déglutit le nom de Scrupilo. Le commandant d’artillerie devint totalement rigide. Ses bouches émirent de petits sifflements.

— Johanna Olsndot, appela le Sculpteur.

Elle ajouta quelques paroles en langage des Dards. Elle leur demandait de s’avancer.

Johanna se leva, mais pas un membre de Scrupilo ne bougea.

La reine émit un rire presque humain. Elle tenait dans ses mâchoires deux broches de bois poli.

— Je t’expliquerai tout ça plus tard en samnorsk, Johanna, dit-elle dans cette dernière langue. Approche avec un membre de Scrupilo… Scrupilo ?

Soudain, ils furent au centre de l’attention générale. Des milliers d’yeux étaient sur eux. On n’entendait plus ni hoc ! hoc ! ni bruit de fond. Johanna ne s’était pas sentie aussi intimidée depuis le jour où elle avait joué le rôle de la Première Pionnière dans la pièce d’atterrissage de son école. Elle se baissa, rapprochant sa tête de l’une de celles de Scrupilo.

— Venez, mon vieux. Nous sommes des héros !

De grands yeux affolés lui rendirent son regard.

— Je ne peux pas.

Les mots étaient presque inaudibles. Malgré ses allures martiales et ses fières épaulettes, Scrupilo était terrifié. Mais ce n’était pas juste le trac.

— Je ne peux pas me séparer si tôt. Je ne peux pas.

Il y eut des murmures de déglutition dans les rangs derrière eux. C’étaient les propres artilleurs de Scrupilo. Par les Puissances, allaient-ils maintenant se retourner contre lui ? Fichu moyen âge. Mentalité ridicule. Même coupé en morceaux, il leur a sauvé leur fichu arrière-train, et c’est tout ce qu’ils…

Elle posa les mains sur deux de ses échines.

— Tous les deux, on y est arrivés la dernière fois, vous vous rappelez ?

Les têtes s’inclinèrent.

— De justesse. Tout seul, ce fragment de moi… n’aurait rien pu faire.

— Justement. Et moi non plus, toute seule. Mais ensemble, nous avons détruit le nid.

Il la fixa quelques secondes d’un regard vacillant.

— C’est vrai. Nous l’avons fait.

Il se leva et secoua ses têtes de manière à faire battre ses oreillettes de canonnier.

— C’est vrai ! répéta-t-il.

Et Tête-Blanche s’avança vers elle.

Johanna redressa la tête. Avec Tête-Blanche, elle marcha vers la reine. Ils s’éloignèrent de quatre mètres, puis six, du reste de la meute. Les doigts de Johanna effleuraient la fourrure du Dard. Quand ils furent à dix mètres, le pas de Tête-Blanche se fit de nouveau hésitant. Il regarda Johanna, puis continua plus lentement.

La jeune humaine ne prêtait pas beaucoup d’attention à la cérémonie. Elle était trop préoccupée par Tête-Blanche. La reine prononça une longue et inintelligible harangue, et ils se retrouvèrent tous les deux avec des médailles de bois aux sculptures minutieuses, en train de retourner vers le reste de Scrupilo. Alors seulement elle reprit conscience de la foule qui l’entourait. Elle s’étendait à perte de vue sous la voûte feuillue, et la clameur d’applaudissements était assourdissante. Les canonniers de Scrupilo hurlaient encore plus fort que les autres.


Minuit. Ici, au fond de la vallée, il y avait trois ou quatre heures, chaque jour, où le soleil disparaissait derrière la falaise du nord. Cela ne ressemblait pas beaucoup à la nuit, ni même au crépuscule, cependant. La fumée des habitations du nord était maintenant de plus en plus perceptible. Johanna la sentait aussi.

Quittant l’endroit où se trouvaient les canonniers, elle marcha vers le centre du campement, où était dressée la tente de la reine. Tout était silencieux. On n’entendait que le bruit des créatures minuscules qui couraient dans les buissons. Les célébrations auraient pu durer encore longtemps, mais tout le monde savait que dans quelques heures il faudrait se préparer à attaquer la falaise du nord, aussi l’on ne voyait plus que quelques meutes qui n’étaient pas encore couchées. Johanna marchait pieds nus, ses chaussures attachées par leur cordon sur l’épaule. Même par temps sec, la mousse était d’une douceur étonnante. Et elle apercevait, à travers la voûte des arbres, des morceaux de ciel pâle. Tout était si tranquille qu’elle en aurait presque oublié ce qui s’était passé et ce qui les attendait encore.

Les gardes postés devant la tente du Sculpteur ne l’interpellèrent pas. Ils se contentèrent de jeter un petit cri pour avertir la reine de sa présence. Après tout, il n’y avait pas beaucoup d’humains à craindre dans les parages.

— Entre, Johanna, fit la reine en passant la tête par l’ouverture.

À l’intérieur, elle formait son cercle habituel, avec les bébés au milieu. Il faisait sombre. La seule lumière venait du dehors. Johanna se laissa tomber sur les coussins où elle avait l’habitude de dormir. Depuis la cérémonie de l’après-midi, elle répétait dans sa tête ce qu’elle voulait dire au Sculpteur. Mais à présent… La fête organisée par les canonniers avait été joyeuse, et il semblait dommage de rompre le charme.

La reine la regarda en penchant une tête. Comiquement, les deux chiots imitèrent le mouvement.

— Je t’ai observée, tout à l’heure. Tu es très sobre. Tu manges presque tout ce que nous mangeons, à présent, mais tu ne bois pas notre bière.

Elle haussa les épaules. C’est vrai, pourquoi ?

— Les enfants ne sont pas censés boire jusqu’à dix-huit ans, dit-elle.

C’était la coutume, et ses parents l’approuvaient. Elle avait quatorze ans depuis deux mois. La Boîte lui avait rappelé l’heure exacte de son anniversaire. Elle se demandait… Si rien de tout cela n’était arrivé, si elle était restée au Lab Haut ou au Domaine Straumli, est-ce qu’elle essaierait de boire en cachette avec ses amis ? Probablement, oui. Mais ici, où elle était toute seule et où on la considérait maintenant comme une superhéroïne, elle n’avait jamais bu une goutte. C’était peut-être, justement, parce que papa et maman n’étaient pas là, et qu’elle se sentait plus proche d’eux en respectant leurs désirs.

Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.

— Hum, fit le Sculpteur en faisant semblant de ne s’apercevoir de rien. C’est effectivement la raison suggérée par Pérégrin. (Elle donna de petites tapes à ses chiots et sourit.) C’est logique, après tout. Ces deux-là ne boiront de la bière que quand ils seront plus âgés. Mais cela n’empêche pas qu’ils se soient bien amusés, eux aussi, par procuration, ce soir.

Il y avait des relents de bière qui flottaient sous la tente. Tout en s’essuyant le visage du revers de la main, Johanna se disait qu’elle ne voulait pas parler, pour le moment, de ses problèmes d’adolescence.

— C’est un sale tour que vous avez joué à Scrupilo, cet après-midi, murmura-t-elle, histoire de changer de conversation.

— Je… je sais. J’en ai parlé avec lui avant. Il ne voulait pas, mais je croyais que c’était parce qu’il était trop… Quelle est l’expression ? Collet monté ? Si j’avais su qu’il était bouleversé à ce point, je n’aurais pas…

— Il a pratiquement craqué devant tout le monde. Si je comprends bien vos réactions, il aurait été déshonoré, n’est-ce pas ?

— Oui. Il est important d’échanger des honneurs contre la loyauté devant ses pairs. C’est ainsi, du moins, que je vois les choses dans ma manière de gouverner. Je suis certaine, cependant, que Pérégrin ou la Boîte pourraient en citer des dizaines d’autres. Écoute, Johanna, j’avais besoin de cette cérémonie d’échange, et j’avais également besoin de votre présence.

— Je sais. Nous sommes les héros du jour.

— Silence ! (La voix du Sculpteur était soudain devenue impérieuse, comme il convient à une reine médiévale.) Nous sommes à trois cents kilomètres de nos frontières, presque au cœur du Pays de Flenser. Dans quelques jours, nous allons rencontrer l’ennemi, et beaucoup d’entre nous mourront pour je ne sais quelle cause.

Johanna sentit quelque chose s’affaisser au creux de son estomac. Si elle ne pouvait pas retourner au vaisseau…, si elle ne pouvait pas achever ce que papa et maman avaient commencé…

— S’il vous plaît, Sculpteur ! Cela en vaut la peine !

— Je le sais. Pérégrin le sait aussi. La majorité de mon conseil est d’accord, même si c’est parfois à contrecœur. Mais nous avons parlé avec la Boîte. Nous avons vu ce que sont vos mondes et de quoi votre science est capable. D’un autre côté, ajouta-t-elle en agitant la tête en direction du reste du camp, la plupart des soldats qui sont ici avec nous n’ont que leur foi et leur loyauté envers moi pour les guider. Pour eux, la situation est mortellement dangereuse, et l’objectif bien vague.

Elle marqua un instant de pause, mais ses deux chiots continuèrent à gesticuler quelques secondes après elle.

— Je ne sais pas comment tu ferais pour persuader les tiens de prendre de tels risques, continua-t-elle. La Boîte parle de service militaire obligatoire.

— C’était sur Nyjora, il y a très longtemps.

— Peu importe. Ce qui compte, c’est que mes soldats sont ici par loyauté, particulièrement envers moi. Depuis six cents ans, j’ai toujours protégé mon peuple, comme en attestent ses souvenirs et ses légendes. En plus d’une occasion, j’ai été la seule à discerner le péril, et c’est en suivant mon conseil que beaucoup ont eu la vie sauve. C’est cela qui pousse aujourd’hui la plupart des soldats et la plupart des canonniers à me suivre. Chacun est libre de rebrousser chemin à chaque instant. Que diraient-ils si, au premier « combat », nous tombions comme des touristes ignorants à cause d’un simple nid de loups ? Si nous n’avions pas eu la chance que tu sois présente, avec un membre de Scrupilo, au bon endroit, j’aurais été tuée, Pérégrin aurait été tué et un tiers des soldats seraient morts avec nous à l’heure actuelle.

— N’importe qui aurait pu faire ce que nous avons fait, murmura Johanna.

— C’est possible. Mais je ne pense pas que qui que ce soit en dehors de toi ait pensé à tirer sur le nid avec le canon. Tu as vu l’effet que cela a eu sur mes meutes ? Si le premier coup de malchance dans la forêt peut détruire nos meutes et tuer notre reine, qu’est-ce que ce sera quand nous aurons affaire à un ennemi pensant ? C’est la question qu’ils se posent tous. Si je ne suis pas capable d’y répondre, nous ne sortirons jamais vivants de cette vallée. En tout cas, pas pour continuer vers le nord.

— C’est pourquoi vous avez décerné ces médailles. Honneurs contre loyauté.

— Oui. Apparemment, la portée de cette cérémonie t’a échappé parce que tu ne comprends pas notre langue. J’ai insisté sur le magnifique travail qu’ils ont tous accompli. J’ai donné des accolades en bois d’argent aux meutes qui se sont bien comportées durant l’embuscade. Cela les a aidées considérablement. J’ai expliqué une nouvelle fois les raisons de cette expédition. Toutes les merveilles que la Boîte décrit, et tout ce que nous perdrions si Acier parvenait à ses fins. Mais ils ont déjà entendu tous ces arguments, et l’objectif est si loin d’eux qu’ils ont du mal à l’imaginer. La seule nouveauté que je leur ai montrée aujourd’hui, c’est Scrupilo et toi.

— Nous ?

— J’ai chanté vos louanges en prenant le ciel à témoin. Les isolés accomplissent souvent de grandes choses. Il arrive qu’ils soient presque intelligents, ou qu’ils parlent comme s’ils l’étaient. Mais par lui-même, le fragment de Scrupilo n’aurait pas pu faire mieux que se battre vaillamment au couteau. Il savait se servir d’un canon, mais il n’avait ni les pattes ni les bouches nécessaires pour le faire fonctionner. Tout seul, il n’aurait jamais su le pointer. Toi, par contre, tu es une deux-pattes. Sous bien des aspects, tu es très vulnérable. Tu ne sais réfléchir que par toi-même. Mais tu es capable de le faire sans perturber ceux qui t’entourent. Scrupilo et toi, vous avez accompli quelque chose qu’aucune meute n’aurait pu accomplir pendant une attaque de loups. J’ai expliqué à mon armée que nos deux races, réunies, pourraient former une équipe formidable, chacune palliant les défauts millénaires de l’autre. Ensemble, nous formerions quelque chose qui ressemblerait à la Meute des Meutes. Comment va Scrupilo, au fait ?

Johanna lui sourit faiblement.

— Tout s’est bien passé dès l’instant où il a pu aller chercher sa médaille.

Elle toucha la broche épinglée à son col. C’était un magnifique objet d’art, qui représentait un paysage des environs de la cité du Sculpteur.

— Après cela, reprit-elle, il a été véritablement transformé. Vous auriez dû le voir, par la suite, avec les canonniers. Une fois achevé leur numéro sur l’honneur et la loyauté, ils ont bu des quantités de bière, et Scrupilo leur a raconté en long et en large notre action d’éclat. Il a même insisté pour que je l’aide dans sa reconstitution… Vous croyez que l’armée y croit, à ce que vous avez dit sur les humains et les Dards ?

— J’en ai bien l’impression. Je sais être éloquente dans ma langue. Je me suis formée pour l’être. (Elle demeura quelques instants silencieuse. Ses chiots se poursuivaient maladroitement sur le tapis et venaient de temps à autre lécher la main de Johanna.) Sans compter qu’il y a du vrai dans cette histoire. Pérégrin en est convaincu, en tout cas. Imagine que tu peux dormir sous la même tente que moi sans cesser d’avoir des pensées personnelles. C’est une chose que lui et moi sommes incapables de faire. Chacun à notre manière, nous avons vécu longtemps, et je pense que nous sommes au moins aussi intelligents que les humains et les autres créatures de l’En delà dont parle la Boîte. Mais vous, en tant que créatures isolées, vous pouvez vous tenir côte à côte en continuant de penser et de bâtir de grandes choses. Comparées à nous, je pense que les races d’isolés doivent arriver plus vite à de grands développements technologiques. Mais cela peut changer pour nous, avec votre aide. (Les deux chiots battirent en retraite à reculons, et le Sculpteur posa ses têtes sur ses pattes antérieures.) C’est ce que j’ai expliqué, en tout cas, à mes meutes. Tu devrais essayer de dormir un peu, maintenant.

À l’entrée de la tente, il y avait déjà des éclats de soleil. Johanna se déshabilla en hochant la tête. Elle s’étendit en ramenant sur elle une couverture légère. La plupart du Sculpteur semblait dormir déjà. Comme d’habitude, elle ne gardait qu’une paire d’yeux ouverte, mais son intelligence était limitée, et elle paraissait épuisée. La reine avait tellement manipulé la Boîte que sa voix humaine restituait aussi bien la prononciation que les émotions. Et les derniers mots qu’elle avait prononcés étaient chargés de tristesse et d’accablement. Johanna sortit la main de dessous la couverture pour caresser le membre aveugle du Sculpteur, qui était le plus proche d’elle.

— Vous ne m’avez pas dit si vous y croyez, vous, à ce que vous leur avez raconté, murmura-t-elle.

La tête « sentinelle » la regarda, et un soupir très humain sembla sortir de toutes les poitrines de la reine.

— J’y crois, oui… Cependant, j’ai bien peur que cela ne me serve plus à rien, à présent. J’ai toujours été sûre de moi depuis six cents ans. Mais ce qui s’est passé sur l’autre rive n’aurait jamais dû se produire. Et ce ne serait pas arrivé si j’avais suivi le conseil de Vendacious et pris l’itinéraire le plus direct.

— On nous aurait repérés.

— C’est possible. Nous aurions eu des ennuis d’un côté comme de l’autre. Vendacious est très fort pour se procurer des informations sur l’ennemi, mais il manque souvent de bon sens quand il s’agit d’affaires de tous les jours. Sachant cela, j’ai cru devoir intervenir pour imposer mon point de vue. Mais l’ancienne route était en plus mauvais état que dans mon souvenir. Le nid de loups n’aurait jamais pu s’établir à cet endroit s’il y avait eu du passage durant les trois ou quatre dernières années. Si Vendacious avait envoyé des patrouilles, ou si je l’avais mieux éduqué, nous n’en serions pas là. Nous avons tous failli y rester. Et le seul talent dans lequel il semble que j’excelle encore, c’est celui qui consiste à tromper mon entourage en lui faisant croire que je sais toujours ce que je fais.

Ouvrant une autre paire d’yeux, elle fit ce qui était pour elle l’équivalent d’un sourire.

— Le plus étrange, c’est que je n’aurais jamais confié ces choses-là à un autre Dard, pas même à Pérégrin. Est-ce un autre « avantage » des relations avec les humains ?

Johanna tapota affectueusement le cou de l’aveugle.

— C’est possible, dit-elle.

— Quoi qu’il en soit, je suis convaincue que ce dont j’ai parlé pourrait se faire, mais j’ai bien peur que mon âme n’ait plus assez de force pour assurer sa réalisation. Je devrais peut-être abdiquer en faveur de Pérégrin ou de Vendacious. Il faudra que je réfléchisse à la question.

Elle fit taire d’un « chhhhut » prolongé les protestations étonnées de Johanna.

— Il faut dormir, maintenant. Allez.

32

À une époque, Ravna avait pensé que leur minuscule vaisseau pourrait parvenir au Fin Fond sans se faire remarquer. Mais cela avait bien changé, comme beaucoup d’autres choses. Pour le moment, le Hors de Bande II devait être le vaisseau stellaire le plus connu de tout le Réseau. Un million de races suivaient la poursuite. Dans le Moyen En delà, il y avait de vastes essaims d’antennes braqués dans leur direction et à l’écoute des histoires – purs mensonges, pour la plupart – émises par les vaisseaux poursuivants. Elle ne pouvait pas capter ces mensonges en direct, naturellement, mais les retransmissions qu’elle recevait étaient aussi claires que si elles se trouvaient sur un circuit principal.

Ravna passait une grande partie de chaque jour à éplucher les nouvelles à la recherche d’un espoir, d’une preuve qu’elle avait raison de faire ce qu’elle faisait. Elle était à peu près certaine de savoir, à présent, qui leur donnait la chasse. Pham et Coquille Bleue auraient sans doute été d’accord avec elle. Mais la raison pour laquelle on les poursuivait et ce qu’il y avait au bout du voyage faisaient l’objet d’intenses spéculations sur le Réseau. Comme d’habitude, la vérité, quelle qu’elle pût être, se cachait au milieu des mensonges.


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Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : triskweline, unités SjK

Origine : Hanse

[aucune référence antérieure à la chute du Relais. Aucune source probable. Il s’agit de quelqu’un d’extrêmement prudent]

Sujet : L’Alliance pour la Défense, une supercherie ?

Diffusion :

Menace de la Gale

Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre

Groupe d’Intérêt Homo Sapiens

Date : 5,8 jours après la chute de Sjandra Kei

Phrases clés : Course aux chimères, génocide inutile

Texte du message :

Il y a quelque temps de cela, j’avais émis l’opinion qu’il n’y avait jamais eu de destructions à Sjandra Kei. Toutes mes excuses. L’erreur venait d’une mauvaise identification de catalogue. Je suis d’accord avec les messages (13123, datant de quelques secondes) qui m’assurent que les habitations de Sjandra Kei ont souffert de dégâts dus à des collisions au cours de ces six derniers jours.

Il semble donc que l’« Alliance pour la Défense » soit passée à l’action militaire qu’elle annonçait un peu plus tôt. Apparemment, ils sont assez puissants pour détruire quelques civilisations mineures du Moyen En delà. Mais la question reste posée : Pourquoi ? J’ai déjà fait connaître mes arguments selon lesquels il est peu vraisemblable qu’Homo Sapiens soit entièrement contrôlable par la Gale (bien qu’il ait été assez stupide pour créer cette entité). Même les rapports de l’Alliance le reconnaissent, moins de la moitié des sophontes de Sjandra Kei appartenaient à cette race.

Aujourd’hui, une grande partie de la flotte de l’Alliance pourchasse un seul vaisseau dans le Fin Fond de l’En delà. Quel mal l’Alliance pourrait-elle faire à la Gale dans ces régions ? Nous avons affaire à une menace sérieuse, peut-être sans précédent dans les annales de l’histoire enregistrée. Néanmoins, l’Alliance se jette dans une politique de destructions et de comportements insensés. Maintenant qu’elle a révélé le nom de quelques organisations qui la soutiennent (voyez les messages [numéros d’identité]), je pense qu’il n’est pas difficile de discerner ses véritables motifs. Il y a un rapport entre cette Alliance et l’ancienne Hégémonie aprahantie. Il y a mille ans, ce groupe avait déjà entrepris un djihad du même genre, en s’emparant de biens immobiliers laissés vacants par des Transcendances récentes. Stopper l’Hégémonie fut un sport excitant dans cette partie de la galaxie. Je pense que ces gens-là sont en train de revenir à la charge, en profitant de la panique déclenchée par la Gale (qui, je le reconnais, représente une menace autrement plus importante).

Mon conseil : Méfiez-vous de l’Alliance et de ses beaux discours sur l’héroïsme.


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Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : schirachene→rondralip→triskweline, unités SjK

Origine : Synode des Communications de Repos Harmonieux

Sujet : Rencontre avec des représentants de la Perversion

Diffusion :

Menace de la Gale

Date : 6,37 jours après la chute de Sjandra Kei

Phrases clés : Hanse, imposteur ?

Texte du message :

Nous ne sommes liés par aucun intérêt aux auteurs de messages de cette filière. Néanmoins, nous nous étonnons qu’une entité qui n’a jugé bon de révéler ni son emplacement ni ses objectifs – nous voulons parler de « Hanse » – dénigre ainsi les efforts de l’Alliance pour la Défense. Celle-ci n’a tenu secrètes ses composantes que durant la période où elle rassemblait ses forces et où un seul coup venant de la Perversion aurait pu la détruire entièrement. Depuis lors, elle n’a jamais tenu secret aucun de ses objectifs.

Hanse se demande comment un vaisseau isolé peut monopoliser l’attention de l’Alliance. Repos Harmonieux ayant été le siège des derniers événements en date, nous sommes peut-être en mesure de fournir une explication. Le vaisseau en question, qui s’appelle le Hors de Bande II, a été, de toute évidence, spécialement équipé pour opérer dans le Fin Fond. Sa conception lui permet d’effectuer des missions limitées dans les Lenteurs. Il a été présenté officiellement comme un vaisseau de recherche zonographique envoyé pour étudier les récentes turbulences qui ont affecté le Fin Fond. En réalité, sa mission est sensiblement différente. À la suite de son départ mouvementé, nous avons fait notre petite enquête, qui nous a permis de découvrir un certain nombre de points tout à fait intéressants.

Au moins un membre de l’équipage était humain. Bien qu’il ait fait de gros efforts pour demeurer hors de vue et utiliser les Cavaliers des Skrodes comme intermédiaires, nous avons pu nous procurer des enregistrements. La bioséquence que nous possédons correspond exactement au profil fourni par deux archives Homo Sapiens sur les trois existantes. (Chacun sait que la troisième, sur Sneerot Down, est entre les mains de sympathisants humains.) Certains diront peut-être que c’est la peur qui a motivé cette duperie. Après tout, ces événements se sont produits après la destruction de Sjandra Kei. Mais nous ne sommes pas de cet avis. Notre premier contact avec ce vaisseau est antérieur à l’incident de Sjandra Kei.

Nous avons procédé à une analyse attentive des travaux effectués dans nos chantiers sur ce vaisseau. L’ultrapoussée automatique est quelque chose de complexe, dont l’habillage le plus sournois ne peut entièrement masquer le contenu des mémoires. Nous savons désormais que le Hors de Bande II est originaire du système du Relais, qu’il a quitté après l’attaque de la Perversion. Réfléchissez à ce que cela implique.

L’équipage du Hors de Bande II a introduit des armes dans un habitat, tué plusieurs sophontes locaux et pris la fuite avant que nos musiciens [harmoniseurs ? policiers ?] aient pu être dûment informés. Nous avons de bonnes raisons de leur vouloir du mal.

Cependant, nos infortunes ne sont que peu de chose en comparaison de la percée au jour de cette mission secrète. Nous sommes très reconnaissants à l’Alliance d’avoir accepté de prendre un tel risque en suivant cette piste.

Il y a bien plus, dans cette affaire, que les habituelles assertions sans fondement lancées sur cette filière médiatique. Nous espérons que les faits dont nous venons de faire état réveilleront certaines personnes. En particulier, réfléchissez à ce que peut représenter « Hanse ». La Perversion peut s’étaler au regard de tous dans l’En delà Supérieur, où elle possède un grand pouvoir et peut s’exprimer par sa propre voix. Ici, dans nos profondeurs, il est probable que la duperie et la propagande seront ses instruments de prédilection. Ne l’oubliez pas lorsque vous lirez des messages émanant d’entités non identifiées telles que « Hanse ».


Ravna serra les dents. Le plus terrible était que les faits rapportés dans le message correspondaient à la vérité. C’étaient les insinuations et les conclusions qui mentaient perfidement. Et elle n’arrivait pas à déterminer s’il s’agissait d’une forme de noire propagande ou si Saint-Rihndell exprimait simplement des conclusions honnêtes (bien qu’il n’ait jamais semblé faire confiance outre mesure aux papillons).

Sur un point, tout le monde semblait d’accord. C’était quelque chose de beaucoup plus vaste que l’Alliance qui donnait la chasse au HdB. L’essaim de traces d’ultrapoussée était visible de tous ceux qui se trouvaient dans un rayon de mille années-lumière. Selon ses meilleures estimations, trois flottes entières les poursuivaient. La première était l’Alliance pour la Défense, qui clamait haut et clair ses objectifs, bien que certains la soupçonnent d’avoir des visées opportunistes et génocides. Derrière elle venait Sjandra Kei, avec ce qui restait du monde natal de Ravna. Dans tout l’univers, c’étaient les seuls à qui elle pouvait faire confiance. Et après eux, enfin, venait la flotte silencieuse. Plusieurs nouveaux messagers affirmaient qu’elle était originaire de l’En delà Supérieur. Elle risquait d’avoir des problèmes dans le Fin Fond mais, en attendant, elle gagnait toujours sur eux. Presque personne ne doutait qu’elle fût l’émanation de la Perversion. Plus que tout, elle avait réussi à convaincre l’univers que le HdB ou sa destination avaient une importance cosmique. La question était de savoir pourquoi. Les spéculations se donnaient libre cours, au rythme de cinq mille messages par heure. Un million de points de vue différents s’attachaient à résoudre le mystère. Certains étaient si lointains qu’ils confondaient les humains et les Cavaliers des Skrodes en une seule espèce. Au moins cinq participants de cette filière étaient des habitants gazeux de couronnes stellaires. Deux ou trois autres devaient appartenir, selon Ravna, à des races non répertoriées, si discrètes que c’était peut-être là leur première utilisation active du Réseau.

L’ordinateur du HdB était bien moins efficace que dans le Moyen En delà. Elle ne pouvait plus lui demander de trier les messages selon des critères nuancés ou intelligents. En fait, si le texte n’était pas en triskweline, il était souvent illisible. Les programmes de traduction du vaisseau fonctionnaient encore relativement bien avec les principaux langages d’affaires, mais même là les traductions étaient lentes et fourmillaient de contresens et d’absurdités. C’était signe que le Fin Fond n’était plus loin. La bonne traduction d’un langage naturel requiert un programme pratiquement intelligent.

Néanmoins, avec un meilleur équipement, les choses auraient pu se passer d’une manière moins brutale. Les automatismes auraient pu se dégrader progressivement sous la pression imposée par les profondeurs. Au lieu de quoi la plus grande partie du matériel cessa brutalement de fonctionner. Les seuls appareils qui marchaient encore étaient extrêmement lents et sujets à de nombreuses erreurs. Si seulement la rénovation avait été achevée avant leur départ du Relais… Combien de fois me suis-je déjà fait cette réflexion ? La seule chose qu’elle espérait, c’était que leurs poursuivants avaient les mêmes ennuis qu’eux. Et lorsqu’elle faisait appel au vaisseau, ce n’était plus que pour sélectionner sommairement les messages du groupe Menaces. Tout le reste était pratiquement sans valeur, comme les prédictions des gens qui lisent l’avenir dans le « contour des nuages ».


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Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : arbwyth→marchand 24→cherguelen→ triskweline, unités SjK

Origine : Twirlip des Brumes

[peut-être un groupement d’arpenteurs de nuages dans un système jupitérien unique. Très peu d’antécédents avant le début de la présente filière. Semble sérieusement déphasé. Recommandation du programme : retirer ce message de la présentation

Sujet : l’objectif de la Gale dans le Fin Fond

Diffusion :

Menace de la Gale Grands Secrets de la Création

Date : 4,54 jours après la chute de Sjandra Kei

Phrases clés : L’instabilité de la Zone et la Gale ; l’Hexapodie en tant qu’intuition majeure

Texte du message :

Excusez-moi, pour commencer, si je répète certaines évidences. Ma seule interface avec le réseau est très coûteuse et je rate pas mal de messages importants. Je pense que tous ceux qui suivent à la fois Grands Secrets de la Création et Menace de la Gale sont à même de discerner une configuration particulière. Depuis les événements rapportés par les services d’information de Repos Harmonieux, presque tout le monde admet que quelque chose de très important pour la Perversion se trouve dans le Fin Fond, dans la Zone […]. Je vois là une relation possible avec les Grands Secrets. Tout au long des deux cent vingt jours qui viennent de s’écouler, nous avons reçu des rapports de plus en plus nombreux concernant l’instabilité de l’interface de zone dans la région située directement en dessous de Repos Harmonieux. À mesure que la Gale s’étendait et que ses attaques contre des races évoluées ou d’autres Puissances s’amplifiaient, cette instabilité n’a jamais cessé de s’accroître. Se pourrait-il qu’il y eût une relation ? Je demande à tous de consulter les informations dont ils disposent sur les Grands Secrets (ou sur l’archive la plus voisine entretenue par ce groupe). Des événements comme celui-ci nous apportent la preuve, une fois de plus, que le tissu de l’univers est tout en ronzelle.


Certains messages étaient carrément frustrants.


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Syntaxe : 43

Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : wobblings→baeloresk→triskweline, unités SjK

Origine : Chantgrillon sous le Haut Saule

[Chantgrillon est une race synthétique créée à titre d’expérience/instrument/gag par le Haut Saule au moment de sa transcendance. Elle est sur le Réseau depuis plus de dix mille ans. Apparemment, elle s’applique à étudier de manière fanatique tous les chemins de la Transcendance. Depuis huit mille ans, c’est elle qui échange le plus de messages au sein des groupes « Où-sont-ils-à-présent » et apparentés. Nous n’avons pas pu vérifier qu’une colonie chantgrillonne ait vraiment Transcendé à une époque quelconque. Il s’agit d’une communauté si particulière qu’un infogroupe spécial s’est créé pour étudier les questions qui la concernent. D’après un récent consensus, Chantgrillon aurait été créée par le Haut Saule en qualité de sonde dans l’En delà, et serait incapable de Transcender par elle-même

Sujet : l’objectif de la Gale dans le Fin Fond

Diffusion :

Menace de la Gale

Groupe d’Intérêt Particulier Sentier de la Guerre

Groupe d’Intérêt Particulier Où-sont-ils-à-présent

Date : 5,12 jours après la chute de Sjandra Kei

Phrases clés : Le moment de la Transcendance

Texte du message :

Contrairement à l’avis général, permettez-nous de dire qu’il existe plusieurs raisons pour qu’une Puissance établisse des artefacts au Fin Fond de l’En delà. Le message de l’Abselor sur cette même filière en cite quelques-unes. Certaines Puissances ont manifesté leur curiosité sur les Lenteurs et, plus encore, sur les Profondeurs Inconscientes. Dans quelques cas très rares, des expéditions ont été envoyées (bien que leur retour ne puisse être envisagé que longtemps après, lorsque la Puissance a perdu tout intérêt pour ces problèmes locaux).

En l’occurrence, aucune de ces motivations n’est plausible. Pour ceux qui connaissent bien la Transcendance Brûle-Vite, il est clair que la Gale est une créature en quête de stase. L’intérêt qu’elle porte au Fin Fond est trop soudain, et provoqué, dirions-nous, par les révélations faites à Repos Harmonieux. Il y a quelque chose, au Fin Fond, qui joue un rôle essentiel dans l’équilibre de la Perversion.

Considérez la notion de dissonance ablative (voir l’archive du groupe Où-sont-ils-à-présent) : Personne ne sait exactement quelle configuration de départ les humains du Domaine Straumli ont utilisée. Le Brûle-Vite était peut-être doté lui-même d’une intelligence Transcendantale. Imaginons qu’il n’ait pas été satisfait de la tournure prise par le chandrage. Il serait parfaitement concevable, dans un tel cas, qu’il ait voulu chercher à dissimuler le décalage du naissemental. Le Fin Fond n’est pas le lieu idéal pour exécuter ce genre d’algorithme, mais il est toujours possible de créer des avatars qui fonctionnent quelque temps.


Jusqu’à un certain point, Ravna parvenait à donner plus ou moins un sens à tout cela. La dissonance ablative était une notion classique de la Théologie Appliquée. Mais ensuite, comme dans ces rêves où le secret de la vie va être révélé, le message se perdait dans l’inintelligibilité.

Il y avait certains textes qui n’étaient ni obscurs ni ridicules. Comme d’habitude, Sandor du Zoo remettait un certain nombre d’idées en place.


Crypto : 0

Reçu par : installations de bord HdB ad hoc

Chemin langage : triskweline, unités SjK

Origine : Arbitrage et Renseignement de Sandor du Zoo

[connue comme une corporation militaire de l’En delà Supérieur. S’il s’agit d’une mascarade, il y a quelqu’un là-bas qui vit plutôt dangereusement]

Sujet : L’objectif de la Gale dans le Fin Fond

Phrases clés : Changements soudains dans la stratégie de la Gale

Diffusion :

Menace de la Gale

Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre

Groupe d’Intérêt Homo Sapiens

Date : 8,15 jours après la chute de Sjandra Kei

Texte du message :

Pour le cas où vous ne seriez pas encore au courant, les Services de Renseignement de Sandor disposent de différents accès au Réseau. Nous pouvons recevoir des messages sur des chemins qui n’ont aucun nœud intermédiaire en commun. Ainsi, nous pouvons détecter et corriger tout ajout ou retrait effectué en cours de route. (Les erreurs et les mensonges présents depuis le début demeureront, mais c’est l’une des choses qui font justement l’intérêt des métiers du renseignement.)

La Gale a constitué notre priorité numéro un depuis sa concrétisation il y a un an. Ce n’est pas seulement à cause de sa puissance évidente, de ses destructions et de ses déicides. Nous craignons bien, en vérité, que ce ne soit là que la partie visible de la menace. Il y a eu des perversions presque aussi puissantes dans l’histoire. Mais ce qui distingue celle-ci, c’est sa stabilité. Nous ne voyons aucune trace d’évolution interne. Dans ce sens, elle est moins qu’une Puissance. Et elle risque de ne jamais se désintéresser de l’En delà Supérieur. Nous sommes peut-être les témoins d’une métamorphose massive et permanente de la nature des choses. Imaginez un état de nécrose stable où la seule sentience de l’En delà Supérieur serait représentée par la Gale.

Pour nous, malgré notre puissance et toute l’étendue de nos habitats, l’étude de la Gale est une question de vie ou de mort. Nous sommes parvenus à un certain nombre de conclusions. Certaines vous paraîtront évidentes, d’autres ressembleront pour vous à des spéculations flagrantes. Mais toutes prennent une coloration nouvelle avec les événements qui se sont déroulés récemment sur Repos Harmonieux.

Depuis le début ou presque, la Gale est à la recherche de quelque chose. Ses investigations dépassent de très loin son expansion physique agressive. Ses agents automatiques ont essayé de pénétrer pratiquement tous les nœuds du Faîte de l’En delà. Le Haut Réseau est en pièces, réduit à des protocoles à peine plus efficaces que ceux que l’on utilise beaucoup plus bas. Dans le même temps, la Gale s’est physiquement emparée de plusieurs archives. On nous signale la présence d’une très vaste flotte qui fouille en ce moment les archives hors-Réseau du Faîte et de la Basse Transcendance. Trois Puissances au moins ont été assassinées au cours de tous ces déchaînements.

Aujourd’hui, subitement, les agressions ont cessé. L’expansion physique de la Gale se poursuit, sans que personne en voie encore le bout, mais elle a cessé d’explorer l’En delà Supérieur. Pour autant que nous le sachions, ce changement est survenu à peu près deux cents secondes avant le départ précipité du vaisseau humain de Repos Harmonieux. Moins de six heures plus tard, nous avons vu surgir la flotte silencieuse dont tout le monde parle en ce moment. Cette flotte est une création de la Gale.

En d’autres temps, la destruction de Sjandra Kei et les motivations de l’Alliance pour la Défense auraient constitué des questions majeures, et notre organisation aurait envisagé de passer des accords avec les parties concernées. Mais tout cela n’est rien à côté de cette flotte et du vaisseau poursuivi. Nous ne sommes pas d’accord avec l’analyse de Repos Harmonieux. Il est évident, à nos yeux, que la Gale n’avait jamais entendu parler du Hors de Bande II avant de l’avoir découvert sur Repos Harmonieux.

Ce vaisseau n’est en aucune manière l’instrument de la Gale. Cependant, il contient ou se dirige vers quelque chose qui revêt pour elle une importance capitale. De quoi peut-il bien s’agir ? Ici, nous ne pouvons que nous livrer à des spéculations. Et puisqu’il s’agit uniquement de lancer des hypothèses, nous ferons appel à ces puissantes pseudolois que sont les Principes de Médiocrité et l’Assomption Minimale. Si la Gale a en elle la possibilité de s’emparer de tout le Faîte dans un état de stabilité permanente, pourquoi la chose ne s’est-elle pas produite bien avant ? À notre idée, la Gale s’est déjà concrétisée une fois (et les conséquences ont été d’une telle ampleur qu’elles marquent les débuts de notre histoire enregistrée), mais elle a un ennemi naturel.

Cet ordre d’événements suggère même un scénario particulier, familier aux spécialistes de la sécurité des réseaux. À l’époque très reculée où cette même Gale se manifesta, une défense fut organisée, avec succès. Toutes les copies connues de la formule de la Gale ont été détruites. Naturellement, sur un réseau de quelque importance, on ne peut jamais être certain que tous les exemplaires d’une aberration ont été éliminés. Sans doute l’antidote a-t-il été diffusé en quantités énormes. Mais, même en supposant qu’une archive lointaine l’ait reçu, il n’a peut-être pas eu d’effet si la Gale n’était pas activée à ce moment-là.

Les humains du Domaine Straumli ont eu la malchance de tomber sur une telle archive, sans doute un vestige depuis longtemps coupé du Réseau. Ils ont reconcrétisé la Gale et, par la même occasion, peut-être un peu plus tard, le programme de défense. D’une manière ou d’une autre, cet ennemi de la Gale a échappé à la destruction. Et c’est lui qu’elle cherchait inlassablement, dans des endroits où il n’était pas. Se sachant faible et vulnérable, la concrétisation du programme de défense s’est réfugiée à des profondeurs où aucune Puissance ne songerait à descendre et d’où elle ne pourrait remonter qu’en bénéficiant d’une aide extérieure. Pour ajouter à nos spéculations, disons que nous ne pouvons pas deviner la nature de cette défense, mais que le fait d’avoir ainsi battu en retraite devant la Gale ne nous semble guère un signe encourageant. Aujourd’hui, on peut penser que même ce sacrifice a été vain, puisque la Gale a fini par comprendre ce qui s’était passé.

La flotte qui poursuit le vaisseau humain a été, de toute évidence, constituée à la hâte pour la circonstance, à partir des éléments les plus proches du lieu de la découverte. Sans cette précipitation, la proie aurait pu lui échapper. Il est probable, dans ces circonstances, que l’équipement des poursuivants ne soit pas adapté aux grandes profondeurs et que le matériel utilisé se dégrade rapidement à mesure que la profondeur augmentera. Cependant, nous estimons qu’elle restera supérieure en puissance à toutes les forces susceptibles de gagner ces régions dans un avenir proche.

Nous en apprendrons certainement davantage lorsque la Gale atteindra le lieu de destination du Hors de Bande II. Si elle détruit immédiatement cet endroit, nous saurons qu’il abritait quelque chose d’extrêmement dangereux pour elle (dont il n’est pas exclu qu’il existe d’autres exemplaires ailleurs, au moins en tant que simple formule). Si elle ne le fait pas, c’est qu’elle cherchait quelque chose qui peut la rendre encore plus dangereuse qu’avant.


Ravna se laissa aller en arrière sans quitter l’affichage des yeux durant un bon moment. Arbitrage et Renseignement de Sandor était l’un des plus grands intervenants de cet infogroupe. En l’occurrence, cependant, même leurs prédictions n’étaient que des variantes d’un même destin fatal. Et ils présentaient les choses de manière si froide, si analytique ! Elle savait que Sandor était polyspécifique, avec des filiales réparties dans tout l’En delà Supérieur. Mais ce n’était nullement une Puissance. Si la Perversion avait été capable d’anéantir le Relais et d’assassiner le Vieux, toutes les ressources de Sandor ne l’aideraient pas à se protéger si l’ennemi décidait de n’en faire qu’une bouchée. Son analyse ressemblait à celle du pilote d’un vaisseau en train de s’écraser, qui essaie de comprendre l’erreur sans prendre le temps de céder à la terreur.

Oh, Pham ! J’aimerais tellement pouvoir parler avec toi comme avant !

Elle se replia légèrement sur elle-même, comme on peut le faire facilement sous zéro g. Elle sanglotait doucement, sans espoir. Ils n’avaient pas échangé vingt mots depuis les cinq derniers jours. Ils se regardaient comme s’ils avaient des fusils braqués sur leurs têtes. Et c’était littéralement vrai. Elle avait fait en sorte qu’il en soit ainsi. Quand les Cavaliers des Skrodes, Pham et elle se tenaient la main, le danger, au moins, était un fardeau partagé. Aujourd’hui, ils étaient séparés, et l’ennemi gagnait lentement sur eux. Que pouvait faire le brisedieu de Pham contre mille vaisseaux ennemis et la Gale qui les poursuivaient ?

Elle se laissa flotter l’espace d’un instant hors du temps, ses sanglots se transformant peu à peu en désespoir silencieux. Elle se demandait, une fois de plus, si elle avait eu raison d’agir comme elle l’avait fait. Elle avait menacé Pham pour protéger Coquille Bleue, Tige Verte et leur espèce. Et en faisant cela, elle avait gardé secrète ce qui était sans doute la plus grande trahison de toute l’histoire du Réseau Connu. Une telle décision peut-elle être prise par une seule personne ? Pham lui avait posé cette question, et elle avait répondu par l’affirmative, mais…

Chaque jour, elle se reposait la question. Et chaque jour, elle essayait de trouver un moyen pour sortir de l’impasse. Elle s’essuya doucement les yeux. Elle ne doutait pas de la véracité de ce que Pham avait découvert.

Il y avait des petits malins sur le Réseau qui défendaient l’idée que quelque chose d’aussi vaste que la Gale ne pouvait pas être réduit à la simple notion de catastrophe ou d’entité maléfique. Le mal, disaient-ils, n’avait de signification qu’à une échelle plus petite, au niveau du tort qu’un sophonte peut causer à un autre sophonte. Avant RIP, ces arguments lui semblaient frivoles et dépourvus de profondeur. Aujourd’hui, elle percevait leur signification. Mais ils avaient tort. La Gale avait créé les Cavaliers, qui étaient une race merveilleuse et pacifique. Leur présence sur un milliard de mondes avait été un bien. Mais derrière tout cela, il y avait la terrible possibilité de transformer l’esprit souverain de créatures amies en quelque chose de monstrueux. Quand elle pensait à Coquille Bleue et à Tige Verte, que la peur montait et qu’elle savait quel poison était là, même si ces deux créatures faisaient partie du bien, elle ne doutait plus, alors, de contempler le mal à une échelle véritablement transcendante.

C’était elle qui avait entraîné les deux Cavaliers des Skrodes dans cette mission. Ils n’avaient rien demandé. Ils étaient ses amis et alliés, et elle refusait de leur faire du mal à cause de ce qu’ils pourraient devenir.

C’étaient peut-être les dernières infos reçues qui la mettaient dans cet état. Ou bien le fait de se heurter aux mêmes impossibilités pour la énième fois. Elle reprit graduellement ses esprits et repassa les messages. Oui. Elle croyait à la véracité de ce que disait Pham sur la menace représentée par les Cavaliers. Mais elle pensait aussi qu’ils n’étaient leurs ennemis qu’en puissance. Elle avait renoncé à tout pour les sauver avec leur espèce. C’était peut-être une erreur. Mais il faut prendre ce qu’il y a de bon dans chaque situation. Si tu veux les sauver parce que tu les considères comme des alliés, traite-les en amis qu’ils sont en réalité. Nous sommes tous des pions sur un échiquier, de toute manière.

Elle se propulsa doucement vers la porte de sa cabine.


La cabine des Cavaliers des Skrodes se trouvait juste derrière le poste de commande. Depuis la débâcle de RIP, ils ne l’avaient pas quittée. Tandis qu’elle se laissait flotter dans la coursive en direction de la porte, elle s’attendait plus ou moins à voir surgir de l’ombre les défenses automatiques bricolées par Pham. Elle savait qu’il faisait de son mieux pour se « protéger ». Mais elle ne vit rien d’inhabituel.

Qu’est-ce qu’il va penser de ma visite ?

Elle s’annonça. Au bout d’un moment, Coquille Bleue apparut. Son skrode n’avait plus ses rayures ornementales, et la cabine autour de lui était dans un désordre extrême. Il lui fit signe d’entrer en agitant spasmodiquement ses appendices.

— Chère madame Ravna…

— Coquille Bleue, murmura-t-elle en hochant la tête.

La moitié du temps, elle se maudissait de faire confiance aux Cavaliers. L’autre moitié, elle était mortellement embarrassée de les avoir laissés seuls.

— C… comment va Tige Verte ? demanda-t-elle.

Elle fut surprise de voir deux appendices de Coquille Bleue se joindre en un sourire bruyant.

— Vous aviez deviné ? Elle va étrenner son skrode. Venez voir, si vous voulez.

Il contourna le bric-à-brac éparpillé dans la cabine. Cela ressemblait aux accessoires que Pham avait pris à l’atelier pour bricoler son armure motorisée. Si Pham avait vu ça, il aurait sans doute poussé des hauts cris.

— J’ai travaillé dessus sans une minute de répit depuis que… Pham nous a enfermés.

Tige Verte était dans la cabine attenante. Sa tige et ses frondaisons s’élevaient à partir d’un pot en argent. Il n’y avait pas de roues. Cela ne ressemblait en rien à un skrode traditionnel. Coquille Bleue roula au plafond et tendit un prolongement vers sa compagne. Il lui dit quelque chose dans un bruit de froissement, et elle répondit au bout d’un moment.

— Le skrodoïde est très limité, expliqua-t-il à Ravna. Il n’a pas de mobilité ni d’alimentation auxiliaire. Je me suis inspiré d’un modèle rudimentaire des Cavaliers Inférieurs, mis au point par les Dirokimes. Il est prévu pour rester toujours orienté dans la même direction, mais il lui fournira la mémoire à court terme et la concentration dont elle a besoin. Je l’ai enfin retrouvée.

Il se mit à tourner autour d’elle, une partie de ses appendices la caressant tandis que l’autre était pointée sur le gadget qu’il avait assemblé pour elle.

— Ses blessures corporelles n’étaient pas graves, ajouta-t-il, songeur. Quoi qu’en dise Pham, il y a des moments où je me demande si, au dernier moment, il n’a pas hésité à la tuer.

Il parlait avec nervosité, comme s’il avait peur des réactions que pourrait avoir Ravna.

— Les premiers jours, je me suis beaucoup inquiété, continua le Cavalier des Skrodes. Mais le médic de bord est excellent. Il lui a laissé le temps de se ressourcer dans les vagues. De réapprendre lentement à penser. Depuis que je lui ai fourni ce skrodoïde, elle pratique sa gymnastique mémorielle en répétant ce que le médic et moi lui disons. Avec le skrodoïde, elle peut s’accrocher à un souvenir durant près de cent secondes. C’est généralement une durée suffisante pour que sa mémoire naturelle prenne la relève à long terme.

Ravna se laissa flotter plus près. Il y avait de nouveaux replis dans les prolongements de Tige Verte. Ce devaient être des blessures en train de cicatriser. Ses surfaces visuelles suivaient l’approche de l’humaine. Elle percevait sa présence. Son attitude était amicale.

— Est-elle capable de s’exprimer en trisk, Coquille Bleue ? Vous lui avez branché un synthétiseur vocal ?

— Hein ? bourdonna le Cavalier.

Nervosité ou distraction ? Ravna n’aurait su le dire.

— Oui, oui. Accordez-moi juste une minute. Elle n’en a pas eu besoin jusqu’ici. Personne n’a cherché à nous parler.

Il tripota quelque chose sur le skrode improvisé. Au bout d’un moment, on entendit :

— Bonjour, Ravna. Je… vous reconnais.

Ses prolongements ondulaient au rythme de la parole.

— Je vous reconnais aussi. Je suis heureuse que vous soyez de nouveau parmi nous.

La voix synthétique était faible, nostalgique, peut-être.

— Oui. J’ai du mal à m’exprimer. J’ai envie de… parler, mais je ne suis pas sûre que… Vous comprenez-vous ce que je dis ?

Hors du champ de vision de Tige Verte, Coquille Bleue agita un long tentacule, en un geste qui signifiait : « dites oui ».

— Je vous comprends très bien, oui, Tige Verte.

Et Ravna prit la résolution de ne plus jamais s’énerver lorsque les Cavaliers ne se souviendraient pas de quelque chose.

— Je suis contente, murmura Tige Verte en redressant ses prolongements.

Puis elle demeura muette.

— Vous voyez ? demanda la voix synthétique de Coquille Bleue. J’exulte. En ce moment même, Tige Verte est en train de verser cette conversation dans sa mémoire à long terme. Ce n’est pas très rapide pour le moment, mais je songe à améliorer le skrodoïde. Je suis certain que sa lenteur est principalement due au choc émotionnel.

Tout en parlant, il continuait de caresser les frondaisons de Tige Verte, mais elle ne prononçait plus une seule parole. Ravna se demandait à quel point il était vraiment exultant.

Derrière les Cavaliers se trouvait une rangée d’écrans réglés pour leur vision.

— Vous vous êtes branchés sur le Réseau ? s’étonna Ravna.

— Bien sûr.

— Je… je me sens si impuissante…

Et si ridicule de vous le dire.

Mais Coquille Bleue ne prit pas ombrage de sa remarque. Au contraire, il parut soulagé du changement de conversation, comme s’il préférait garder ses distances.

— C’est vrai que nous sommes célèbres, à présent, chère madame. Trois flottes entières nous donnent la chasse. Ha ! ha !

— Je n’ai pas l’impression qu’elles nous rattrapent très vite.

Mouvement de tentacules équivalant à un haussement d’épaules.

— Ce cher monsieur Pham dirige le vaisseau avec compétence. Mais j’ai bien peur que les choses ne changent à mesure que nous descendrons. Les automatismes de bord les plus poussés vont peu à peu tomber en panne. Ce que vous appelez « commande manuelle » va devenir la règle. Le HdB a été conçu pour ma race, chère madame. Quoi que monsieur Pham pense de nous par ailleurs, nous sommes les plus compétents pour le faire évoluer dans les grandes profondeurs. Faute de quoi, peu à peu, les autres gagneront du terrain, tout au moins ceux qui savent diriger efficacement leurs propres vaisseaux.

— M… mais Pham est au courant de cela ?

— Probablement, à mon avis. Mais il est prisonnier de ses propres peurs. Que peut-il faire ? Sans vous, chère madame Ravna, il nous aurait peut-être déjà tués. Lorsque ses seules options seront de mourir dans l’heure ou de nous faire confiance, nous aurons peut-être une chance.

— Mais ce sera trop tard. Écoutez, même s’il se méfie de vous, même s’il pense pis que pendre des Cavaliers, il doit y avoir un moyen.

Elle était en train de se dire qu’il y a des moments où il ne sert à rien d’essayer de convaincre les gens ou même de changer leurs haines.

— Pham a, plus que tout, envie de gagner le Fin Fond pour récupérer cette Contre-mesure. Il vous soupçonne de faire partie de la Gale et de vouloir la même chose que lui. Cependant, jusqu’à un certain point…

Jusqu’à un certain point, il pourrait accepter de coopérer, en remettant à plus tard la confrontation telle qu’il l’imaginait, jusqu’à ce que la question, peut-être, ne se pose plus de la même manière.

Au moment même où elle commençait à formuler cela, Coquille Bleue était déjà en train de hurler.

— Je ne fais pas partie de la Gale ! Tige Verte ne fait pas partie de la Gale ! La race des Cavalières non plus !

Contournant sa compagne, il roula au plafond jusqu’à ce que ses appendices s’agitent avec un bruit de crécelle à quelques centimètres du visage de Ravna.

— Désolée, dit-elle, il s’agit seulement des potentialités de…

Ridicule ! fit le synthétiseur d’une voix de fausset. Nous sommes tombés sur quelques individus dépravés. Toute race a les siens. Des individus capables de tuer pour de l’argent. Ils ont utilisé la contrainte sur Tige Verte. En substituant d’autres données à celles de son skrode. À cause de cette machination, Pham Nuwen voudrait exterminer des milliards d’entre nous.

Il continua d’agiter ses appendices dans tous les sens en émettant des sons inarticulés. C’était quelque chose qu’elle n’avait jamais vu avant chez un Cavalier des Skrodes. Ses tentacules changeaient littéralement de couleur. Ils devenaient plus foncés.

Les mouvements finirent par s’apaiser, mais il ne dit plus rien. C’est alors que Ravna entendit le bruit, un signal qui ressemblait à celui d’un synthétiseur vocal mais qui se mit à enfler démesurément, jusqu’à ce que le hurlement fasse pâlir, par comparaison, les effets sonores de Coquille Bleue. C’était Tige Verte. Son cri grimpa dans le suraigu, juste à la limite de la douleur, puis se transforma en un flot heurté de paroles en triskweline.

— C’est la vérité ! Par toutes les affaires que nous avons faites ensemble, Coquille Bleue, c’est la pure vérité !

Puis le synthétiseur n’émit plus que des parasites tandis que ses tentacules s’agitaient dans tous les sens, dans l’équivalent d’un regard humain égaré ou d’une bouche grommelant des mots hystériques.

Coquille Bleue avait bondi pour essayer de régler le nouveau skrode, mais les appendices de Tige Verte le repoussèrent et son synthétiseur poursuivit :

— J’étais paralysée d’horreur, Coquille Bleue. J’étais paralysée d’horreur, d’horreur paralysée. Et je ne pouvais rien faire…

Elle demeura un bon moment silencieuse. Coquille Bleue était figé.

— Je me souviens d’absolument tout, jusqu’aux cinq dernières minutes, reprit le synthétiseur de Tige Verte. Et tout ce que dit Pham est absolument vrai, mon cher amour. Malgré toute ta loyauté, et cela fait maintenant deux cents ans que je vois cette loyauté à l’œuvre, tu aurais changé de bord en un instant… exactement comme je l’ai fait.

Maintenant que le barrage était rompu, les mots sortaient plus rapidement, et la plupart avaient un sens. Les horreurs dont elle se souvenait étaient profondément gravées en elle, et elle émergeait finalement de l’état d’hébétude provoqué par le choc.

— J’étais juste derrière toi. Tu te rappelles, Coquille Bleue ? Plongé dans tes négociations avec les Jambes d’Ivoire, tu ne t’es aperçu de rien. J’ai vu les autres Cavaliers qui s’approchaient de nous. Je ne me suis pas méfiée. Normal, des compatriotes qui viennent nous voir, si loin de chez nous. Puis l’un d’eux a touché mon skrode. Je…

Elle hésita. Ses appendices émirent leur bruit de crécelle, et elle reprit sa litanie.

— Paralysée d’horreur. Paralysée d’horreur… C’était comme si, soudain, mon skrode avait fait le plein de nouveaux souvenirs, de nouveaux comportements. Mais qui remontaient à des milliers d’années. Et qui ne m’appartenaient pas. Tout cela s’est passé d’un coup. D’un seul coup. Sans que je perde jamais conscience. Mes idées étaient claires. Je n’avais rien oublié de tout ce que j’étais avant.

— Et lorsque vous avez résisté ? demanda Ravna d’une voix douce.

— Résisté ? Chère madame Ravna, sachez que je n’ai jamais résisté. Je leur appartenais. Ou plutôt non… Nous appartenions ensemble à quelque chose d’autre. Nous n’étions plus que des objets, des intelligences au service d’un objectif supérieur. Nous étions morts, mais nous assistions à nos actes. Je voulais vous tuer, je voulais tuer Pham, je voulais tuer Coquille Bleue. Vous avez vu que j’ai essayé. Et je voulais réussir à tout prix. Vous ne pouvez pas imaginer… Ravna. Vous autres humains, vous parlez de viol. Vous ne pouvez pas imaginer. (Long moment de silence.) Mais ce n’est pas tout à fait vrai. Au Faîte de l’En delà, à l’intérieur de la Gale, tout le monde est dans la situation où j’étais.

Elle n’avait pas cessé de trembler, mais ses mouvements n’étaient plus désordonnés, et ses appendices étaient en train d’exprimer quelque chose dans leur propre langage. Ils se frottaient doucement contre ceux de Coquille Bleue.

— Notre race tout entière, mon cher amour. Exactement comme le dit Pham.

Coquille Bleue parut se flétrir, et Ravna ressentit le même déchirement au creux de l’estomac que lorsqu’elle avait appris la fin de Sjandra Kei. C’étaient ses mondes, sa famille, sa vie. Et pour Coquille Bleue, c’était encore plus tragique.

Ravna se rapprocha suffisamment de Tige Verte pour effleurer ses frondaisons de la main.

— D’après Pham, ce sont les grands skrodes qui sont responsables. Un sabotage enfoui à des milliards d’années de profondeur.

— C’est vrai, ce sont principalement les skrodes. Le « grand don » auquel nous sommes tous si attachés. Dès qu’ils ont touché mon skrode, j’ai été instantanément convertie. Tout ce à quoi je tenais avant a aussitôt perdu sa signification. Nous sommes des bombes intelligentes à retardement disséminées par milliards dans un espace que tout le monde croit sûr. Nous sommes les amies secrètes que la Gale tient en réserve, particulièrement pour nous utiliser dans le Fin Fond.

Coquille Bleue sursauta, et sa voix synthétique demanda, tremblante :

— Alors, tout ce que dit Pham est vrai ?

— Pas tout, non, répondit Ravna en se souvenant de son dernier entretien glacé avec lui. Il a bien compris la situation, mais ses évaluations sont mauvaises. Tant que vos skrodes ne sont pas pervertis, vous êtes les mêmes personnes que celles à qui j’ai fait confiance pour me conduire au Fin Fond.

Coquille Bleue se détourna en faisant l’équivalent d’un haussement d’épaules agacé. Mais ce fut Tige Verte qui parla.

— Tant que le skrode n’est pas perverti… Mais voyez avec quelle facilité cela s’est fait sur moi. D’un seul coup, je suis devenue la créature de la Gale.

— C’est vrai, mais la chose aurait-elle pu arriver autrement que par contact direct ? Pouvez-vous être « transformés » en lisant les nouvelles sur le Réseau, par exemple ?

La question était sarcastique, mais la pauvre Tige Verte la prit à la lettre.

— Pas juste en lisant les nouvelles ni en recevant un message selon le protocole normal. Mais en acceptant une transmission visant les utilitaires du skrode, c’est possible, oui.

— Dans ce cas, nous sommes en sécurité ici. Vous, parce que vous n’êtes plus montée sur un grand skrode, et Coquille Bleue parce que…

— Parce que je n’ai jamais été touché… Mais comment pouvez-vous avoir une certitude ?

Sa rage était toujours là, au plus profond de son humiliation, mais c’était à présent une colère sans espoir, dirigée contre quelque chose de très lointain.

— Non, mon cher amour. Tu n’as pas été touché. Je le saurais.

— Oui, mais pourquoi Ravna te ferait-elle confiance sur ce point ?

Tout peut être mensonge, se disait Ravna. Mais je crois ce que dit Tige Verte. Et je crois aussi que nous quatre, nous sommes les seuls, dans tout l’En delà, à pouvoir contrer la Gale. Si seulement Pham pouvait voir cela… Ce qui la ramenait à :

— Vous dites que nous allons perdre notre avance ?

Coquille Bleue fit un signe affirmatif.

— Dès que nous descendrons un peu plus bas. Ils nous auront dans quelques semaines.

À ce moment-là, quelle importance de savoir qui était contaminé ou non ?

— Il faudrait que nous ayons une petite conversation avec Pham, dit-elle.

Et avec le brisedieu.


D’avance, Ravna ne pouvait se faire une idée de la manière dont la confrontation allait se dérouler. Il était possible, s’il avait perdu tout contact avec la réalité, qu’il cherche à les tuer dès qu’ils se montreraient au poste de commande. Le plus probable, cependant, était qu’il tempêterait et menacerait tant et si bien qu’ils se retrouveraient tous à la case départ.

Elle se trompait. Ce fut presque le Pham d’avant Repos Harmonieux qu’ils retrouvèrent. Il les fit entrer dans le poste et n’émit aucune remarque lorsque Ravna se plaça prudemment entre les Cavaliers et lui. Il l’écouta sans l’interrompre quand elle lui rapporta les paroles de Tige Verte.

— Ces deux-là ne sont pas dangereux, Pham. Et sans leur aide, nous n’atteindrons jamais le Fin Fond.

Hochant la tête, il détourna les yeux vers les fenêtres. Certaines affichaient un paysage stellaire naturel. Les autres, en majorité, étaient occupées par des courbes d’ultradétection, qui étaient ce qui se rapprochait le plus d’une image de l’ennemi en train de rattraper peu à peu le HdB. Son expression de sérénité se brisa un instant, et le Pham qui l’aimait sembla la regarder avec un désespoir suppliant.

— Et tu y crois vraiment, à tout ça, Rav ? Comment fais-tu ?

Puis le masque tomba de nouveau sur son visage. Son expression était redevenue neutre et lointaine.

— Peu importe. Ce qui est vrai, c’est que, si nous n’agissons pas ensemble, nous n’avons aucune chance d’arriver jusqu’au monde des Dards. J’accepte votre offre, Coquille Bleue. Sous réserve de quelques précautions de sécurité, nous collaborons.

Jusqu’à ce que je puisse me débarrasser de vous sans aucun risque. Ravna crut presque entendre les mots non formulés derrière son masque d’affabilité. La confrontation était différée.

33

Moins de huit semaines les séparaient du monde des Dards, selon les estimations de Pham et de Coquille Bleue, si toutefois les conditions de la Zone demeuraient stables et s’ils ne se faisaient pas rattraper avant.

Moins de deux mois après un voyage qui en avait déjà duré six. Mais les journées se suivaient sans se ressembler pour autant. Chacune était un défi, une empoignade larvée parfois enrobée de civilités, parfois sur le point d’exploser en menaces ou en violence mortelle, comme le jour où Pham avait confisqué tout l’équipement de l’atelier de Coquille Bleue.

Il dormait à présent dans le poste de commande. Quand il le quittait, la porte était bloquée et n’obéissait qu’à son code d’identité. Il avait détruit ou croyait avoir détruit tous les autres privilèges d’accès aux automatismes de bord. Coquille Bleue et lui travaillaient continuellement ensemble, mais pas du tout comme avant. Chaque étape de leur collaboration durait très longtemps. Coquille Bleue devait tout expliquer sans toucher à rien. Les discussions prenaient un tour tragique lorsque Pham devait faire une concession, cédant à un péril ou à un autre. Chaque jour, en effet, les flottes qui les poursuivaient se rapprochaient un peu plus. Ils avaient deux bandes de tueurs et les survivants de Sjandra Kei à leurs trousses. De toute évidence, certains membres de la flotte de la Sécurité Commerciale de SjK étaient encore en état de combattre et voulaient se venger de l’Alliance. Ravna avait suggéré à Pham de les contacter pour essayer de les persuader d’attaquer la flotte de la Gale, mais il l’avait regardée d’un drôle d’air.

— Quand ce sera le moment. Peut-être jamais, avait-il répondu au bout d’un moment en détournant les yeux.

Dans un sens, sa réponse avait été un soulagement. Un tel combat serait suicidaire et inefficace. Elle ne voulait pas que ses derniers compatriotes meurent pour elle.

Le HdB arriverait peut-être sur le monde des Dards avant l’ennemi, mais en le précédant de très peu. Il y avait des jours où Ravna se laissait sombrer dans les larmes et le désespoir. Ce qui la faisait surnager, c’était l’idée que Jefri et Tige Verte avaient besoin d’elle et que, tout au moins durant quelques semaines, elle pouvait encore les aider.

Messire Acier continuait d’organiser ses défenses. Les Dards se félicitaient de leur radio sur large bande. Acier annonçait que l’armée du Sculpteur progressait vers le nord. Il n’y avait pas qu’une seule course contre la montre. Elle passait beaucoup de temps dans la bibliothèque du HdB à imaginer de nouveaux gadgets à offrir à Jefri et à ses amis. Certains, comme les télescopes, ne posaient pas de problème, mais d’autres… Ce n’était pas peine perdue. Même si la Gale remportait la victoire, sa flotte, ignorant les créatures locales, se contenterait peut-être de détruire le HdB après avoir mis la main sur la Contre-mesure.

L’état de Tige Verte s’améliorait peu à peu. Au début, Ravna craignait que le changement ne soit que dans sa tête. Elle passait une grande partie de la journée avec elle, essayant de mesurer les progrès dans ses réactions. Tige Verte était très « loin », un peu comme un humain victime d’un accident vasculaire et muni d’une prothèse. En fait, elle semblait avoir régressé depuis l’horreur de leurs premières conversations, où elle avait pu s’exprimer de manière à peu près articulée. Peut-être son léger mieux reflétait-il seulement la sensibilité de Ravna et le fait qu’elle passait beaucoup de temps en sa compagnie. Coquille Bleue insistait pour voir des progrès, mais l’obstination inflexible était un trait de son caractère. Cependant, au bout de deux semaines, puis trois, elle n’eut plus aucun doute. Quelque chose était en train de guérir à la frontière du skrodoïde et du Cavalier. Tige Verte était de plus en plus cohérente, ses souvenirs étaient de plus en plus durables. Il arrivait même que ce soit elle qui aide Ravna au lieu du contraire. Elle voyait parfois des choses à côté desquelles l’humaine était passée.

— Ce cher monsieur Pham n’est pas le seul à avoir peur de nous autres les Cavaliers des Skrodes. Coquille Bleue a peur aussi, et cela le déchire. Il n’ose pas l’admettre, même devant moi, mais il croit à la possibilité que nous avons été contaminés indépendamment de nos skrodes. Il cherche désespérément à convaincre Pham du contraire, et à s’en convaincre aussi par la même occasion.

Elle garda le silence un long moment tandis que l’un de ses appendices frôlait le bras de Ravna. Des bruits de vagues les entouraient dans la cabine. Malheureusement, les automatismes avaient cessé de simuler le mouvement de la houle.

— Je soupire. Il faut faire comme si la mer était là, chère madame Ravna. Elle sera toujours quelque part, quoi qu’il ait pu se passer sur Sjandra Kei, quoi qu’il puisse se passer ici.


Coquille Bleue était toujours suave et tendre en présence de sa compagne, mais il enrageait quand il se retrouvait seul avec Ravna.

— Non, non, je n’ai rien à dire sur la manière dont monsieur Pham pilote ce vaisseau, pas pour le moment, du moins. Nous serions peut-être un peu plus loin si c’était moi qui tenais la barre, mais cela n’empêcherait pas les vaisseaux les plus rapides de nous rattraper peu à peu. C’est autre chose qui me préoccupe, chère madame. Vous savez à quel point nos dispositifs automatiques sont peu fiables à ces profondeurs. Pham est en train de les dégrader encore plus. Il a écrit ses propres programmes prioritaires. Il va transformer l’environnement automatique du vaisseau en un réseau de pièges.

Ravna l’avait déjà remarqué. Les abords du poste de commande et l’atelier de bord ressemblaient à des points de contrôle militaires.

— Vous connaissez ses craintes. S’il se sent plus en sécurité comme ça…

— Là n’est pas la question, chère madame. Je ferais n’importe quoi pour le persuader d’accepter mon aide. Mais son dispositif nous fait courir un danger mortel. Nos automatismes ne sont pas fiables dans le Fin Fond. Il est en train d’aggraver les risques. En cas de brusque surcharge, les programmes d’environnement sont capables de n’importe quoi. Un vidage d’atmosphère en catastrophe, une fuite thermique, tout est possible dans ces cas-là.

— Je…

— Ne comprend-il donc pas ? Ne voit-il pas qu’il ne contrôle plus rien ?

Son synthétiseur vocal se mit à émettre des couinements déphasés.

— Il a encore la capacité de détruire, reprit-il, mais c’est à peu près tout. Il a besoin de mon aide. C’était mon ami. Pourquoi ne comprend-il pas ?


Pham comprenait très bien, au contraire. Et il en parlait toujours avec Ravna. Leurs discussions étaient ce qu’elle avait connu de plus pénible dans sa vie. Parfois, ils ne se disputaient d’ailleurs même pas. Leur dialogue était presque rationnel.

— J’ai mon libre arbitre, Ravna. Personne ne s’est emparé de mon esprit. Pas dans le sens où la Gale contrôle les Cavaliers, tout au moins. Je suis toujours responsable de mon âme.

Il se détourna de la console et lui adressa un sourire pâle qui en disait long sur le peu de foi qu’il accordait à une telle déclaration. C’étaient des choses comme celle-là qui pouvaient encore convaincre Ravna que Pham était toujours vivant et que c’était bien lui qui parlait.

— Et le brisedieu ? demanda-t-elle. Je te vois assis pendant des heures devant les écrans de détection ou fouinant dans la bibliothèque et les infos en les faisant défiler plus vite qu’aucun œil humain ne pourrait les suivre consciemment.

Il haussa les épaules.

— Il étudie les vaisseaux qui nous prennent en chasse. Il essaie de déterminer à qui ils appartiennent et de quelle puissance dispose exactement chacun d’eux. Les détails, je ne les connais pas. Mon esprit conscient est en vacances dans ces moments-là.

Le cerveau entier de Pham servait alors de processeur pour les programmes, quels qu’ils fussent, que le Vieux avait téléchargés en lui. Quelques heures en état de fugue pouvaient fournir un bref instant de pensée de la qualité de celle d’une Puissance, mais même de cela il ne gardait jamais aucun souvenir conscient.

— Il y a une chose que je sais, en tout cas, dit-il. Quelle que soit la nature du brisedieu, il est très limité. Il n’est pas vivant. Il n’est même pas très malin, sous certains aspects. Pour les actes de tous les jours, comme piloter un vaisseau, il n’y a que le bon vieux Pham Nuwen.

— Nous sommes avec toi, Pham. Coquille Bleue aimerait bien t’aider.

Elle parlait tout doucement. C’était là que, généralement, Pham se retranchait dans un silence glacé ou bien explosait de rage. Ce jour-là, il s’était contenté de hocher la tête.

— Ravna, Ravna… Je sais bien que j’ai besoin de lui. Et je suis heureux qu’il en soit ainsi… Que je n’aie pas besoin de le tuer.

Pas encore, tout au moins.

Les lèvres de Pham frémirent un instant, et elle crut qu’il allait se mettre à pleurer.

— Le brisedieu ne peut pas savoir si Coquille Bleue…

— Ce n’est pas le brisedieu. Ce n’est pas lui qui me fait agir ainsi. Je fais ce que n’importe quelle personne sensée serait obligée de faire, face à un enjeu de cette importance.

Il disait cela sans se mettre en colère. Il restait peut-être une chance. On pouvait peut-être encore le raisonner.

— Coquille Bleue et Tige Verte sont loyaux, Pham. Il n’y a que sur Repos Harmonieux…

— Ouais, soupira Pham. J’ai bien réfléchi à tout ça. Quand ils sont arrivés au Relais, ils venaient du Domaine Straumli. C’est eux qui ont poussé Vrinimi à rechercher le vaisseau fugitif. Cela pue le coup monté, mais à leur insu, probablement. Il n’est pas impossible, même, que la machination soit signée par un ennemi de la Gale. Quoi qu’il en soit, ils étaient innocents à ce moment-là, sinon la Gale aurait immédiatement tout appris sur le monde des Dards. Or, elle ne savait rien jusqu’à RIP, jusqu’à ce que Tige Verte soit convertie. Et même à ce moment-là, Coquille Bleue était parfaitement loyal, cela ne fait pour moi aucun doute. Il connaissait des détails sur mon armure – les codes de télécommande, par exemple – qu’il aurait pu communiquer aux autres.

Ravna fut soudain envahie d’un espoir imprévu. Il avait vraiment réfléchi à la question.

— Il ne s’agit que des skrodes, Pham. Ce sont des pièges à retardement, mais nous sommes isolés ici, et tu as détruit celui que Tige Verte…

Pham secouait la tête.

— Il n’y a pas que les skrodes. La Gale est intervenue également dans la conception des Cavaliers, au moins dans une certaine mesure. Je ne vois pas comment Tige Verte se serait laissé subjuguer si vite autrement.

— Oui… Il y a peut-être un risque, mais il est infime, comparé à…

Pham ne fit pas un seul mouvement, mais quelque chose en lui sembla s’éloigner d’elle, refusant l’assistance qu’elle avait à offrir.

— Infime ? Comment le savoir ? Les enjeux sont tellement élevés. Je suis sur une corde raide. Si je n’accepte pas l’aide de Coquille Bleue, la flotte de la Gale nous anéantira. Si je le laisse en faire trop, je cours le risque qu’une partie de lui nous trahisse. Tout ce que j’ai pour me défendre, c’est le brisedieu et une série de souvenirs qui… qui représentent peut-être la plus grande arnaque imaginable.

Ces derniers mots avaient été presque inaudibles. Il leva les yeux vers elle pour la fixer d’un regard à la fois glacé et terriblement perdu.

— Mais je vais me servir de toutes mes armes, Rav, et de tout ce qui est en moi, quelle que soit ma nature réelle. Quoi qu’il arrive, nous nous poserons sur le monde des Dards et je conduirai le brisedieu à ce qui l’attend là-bas.


Trois nouvelles semaines s’écoulèrent avant que les prédictions de Coquille Bleue se réalisent.

Dans le Moyen En delà, le HdB s’était comporté comme une bête de somme endurante. Même ses systèmes d’ultrapoussée étaient tombés en panne avec une certaine grâce. À présent, toutefois, le vaisseau fuyait comme une passoire. Privés des dernières vérifications techniques avant le départ du Relais, les automatismes de bord n’étaient pas vraiment fiables. Mais leurs défaillances étaient aggravées par les bricolages auxquels s’était livré Pham pour assurer sa sécurité.

La bibliothèque de bord possédait un code source pour les automatismes spécifiques au Fin Fond. Pham avait passé plusieurs jours à les étudier en vue de leur adaptation au HdB. Ils se retrouvèrent tous les quatre au poste de commande pour procéder à leur installation. Coquille Bleue s’efforçait d’aider Pham, qui examinait avec suspicion chacune de ses suggestions. Mais trente minutes après le début de l’opération, ils entendirent une série de cognements étouffés qui montaient de la coursive principale. Ravna les aurait peut-être ignorés en temps normal, bien qu’elle n’eût jamais rien entendu de semblable à bord du HdB.

Pham et les Cavaliers eurent une réaction qui confinait à la panique. Les spationautes n’aiment pas entendre des cognements inexpliqués la nuit. Coquille Bleue se précipita vers le panneau d’écoutille et se laissa flotter, appendices en tête, dans l’ouverture.

— Je ne vois rien, cher monsieur Pham.

Ce dernier était en train de compulser fébrilement des tableaux de diagnostic aux formats disparates, en partie issus de la nouvelle configuration en cours d’installation.

— J’ai plusieurs voyants qui clignotent, mais…

Tige Verte était sur le point de dire quelque chose, mais Coquille Bleue, de retour, se mit à parler rapidement.

— Je ne peux pas y croire. C’est trop important pour ne pas donner lieu à une visualisation et à un rapport détaillé. Il se passe quelque chose de très grave.

Pham le fixa des yeux, sans rien dire, durant quelques secondes, puis retourna à ses diagnostics. Cinq nouvelles secondes s’écoulèrent.

— Vous avez raison. Les indicateurs d’état se sont mis en boucle à partir de données périmées.

Il afficha des vues de toutes les caméras intérieures du HdB. À peine la moitié fonctionnaient, mais ce qu’elles montraient…

Le réservoir du vaisseau était une caverne glacée et fumante. Cela expliquait les cognements. Des tonnes d’eau en folie. Une douzaine d’autres supports de vie avaient dégénéré, et…

Le poste de contrôle armé devant l’atelier était devenu fou. Les faisceaux étaient activés en permanence à basse puissance. Malgré toutes les destructions déjà causées, les diagnostics étaient toujours au vert ou à l’ambre, ou bien ne donnaient aucune indication. Pham réussit à obtenir une image de l’intérieur de l’atelier. Il était en flammes.

Il bondit de son siège et heurta le plafond. Un instant, Ravna crut qu’il allait partir comme un boulet de canon à travers le poste. Mais il s’arrima et s’appliqua à éteindre le feu en serrant les dents.

Durant les quelques minutes qui suivirent, on n’entendit presque aucun bruit dans le poste à l’exception des exclamations étouffées de Pham qui pestait contre les circuits en panne.

— Défaillances en cascade, murmura-t-il deux ou trois fois. Le dispositif d’extinction ne fonctionne pas. Je ne peux pas vider l’atmosphère de l’atelier. Mes faisceaux ont tout fait fondre.

Un incendie à bord d’un vaisseau spatial. Ravna avait vu des images d’un tel désastre, mais cela lui avait toujours paru si improbable. Au milieu du vide universel, comment un incendie pouvait-il se nourrir ? Et sous zéro g, comment faisait-il pour ne pas s’étouffer de lui-même, que l’équipage vide ou non l’atmosphère ? La caméra de l’atelier offrait une vue enfumée de ce qui se passait. Les flammes dévoraient l’oxygène autour d’elles et il y avait des plaques de mousse protectrice qui étaient à peine roussies, momentanément protégées par l’atmosphère inerte. Mais les flammes s’étendaient, gagnant progressivement là où l’air était encore riche. Par endroits, les turbulences causées par la chaleur enrichissaient brusquement le mélange, et des zones déjà brûlées s’embrasaient.

— La ventilation fonctionne toujours, cher monsieur Pham.

— Je sais. Je n’arrive pas à la couper. Les fermetures des conduits ont dû fondre.

— Ce serait plutôt une question de programme.

Coquille Bleue demeura quelques instants silencieux.

— Essayez ça, dit-il au bout d’un moment.

Les indications n’avaient aucun sens pour Ravna. C’étaient des manipulations de détournement, mais les doigts de Pham se mirent aussitôt à danser sur la console.

Dans l’atelier, les flammes qui léchaient la surface s’attaquaient au revêtement de mousse. Elles rencontrèrent les pièces étalées de l’armure sur laquelle Pham passait en ce moment la majeure partie de son temps. Il en était à la dernière révision, à moitié terminée. Ravna se rappela qu’il travaillait sur une armure propulsée.

Il doit y avoir des oxydants dans tout ça.

— Pham, ton armure est étan… ?

L’incendie se situait à soixante mètres de là vers l’avant, et douze cloisons les en séparaient. L’explosion leur parvint comme un choc sourd lointain, presque anodin. Mais sur l’écran, l’armure se disloqua et les flammes bondirent, triomphantes.

Quelques secondes plus tard, Pham réussit à faire marcher la suggestion de Coquille Bleue, et les conduits de ventilation se fermèrent. L’armure continua de brûler durant une demi-heure, mais le feu ne s’étendit pas au-delà de l’atelier.


Il fallut deux jours pour nettoyer, estimer les dégâts et acquérir la conviction qu’aucun nouveau désastre ne menaçait. L’atelier était presque entièrement détruit. Ils n’auraient pas d’armure sur le monde des Dards. Pham put récupérer l’une des armes à faisceau qui gardaient l’entrée de l’atelier. La catastrophe avait touché la totalité du vaisseau, accomplissant ses destructions au hasard comme c’était presque toujours le cas dans les défaillances en cascade. Ils avaient perdu cinquante pour cent de leurs réserves d’eau. La navette de débarquement n’avait plus aucun automatisme supérieur.

Le réacteur de propulsion du HdB était sérieusement endommagé. Cela n’avait pas une grande importance ici dans l’espace interstellaire, mais l’alignement final des vitesses allait devoir s’effectuer sous 0,4 g à peine. Par bonheur, les agravs n’avaient pas souffert, et ils n’auraient pas de mal à manœuvrer dans des puits gravifiques étroits, c’est-à-dire à se poser sur le monde des Dards.

Ravna n’ignorait pas à quel point ils avaient été près de perdre leur vaisseau, mais elle regardait Pham avec encore plus d’angoisse. Elle avait très peur qu’il ne considère tout cela comme une nouvelle preuve de traîtrise des Cavaliers et que ce ne soit la goutte d’eau qui fasse déborder son vase. Curieusement, ce fut presque le contraire qui se produisit. Son visage exprimait la douleur et la consternation, mais au lieu d’éclater il se mit avec obstination à recoller les morceaux. Il parlait davantage à Coquille Bleue, sans lui permettre de toucher aux automatismes mais en acceptant davantage ses conseils, avec prudence. Ensemble, ils remirent les choses à peu près dans l’état où elles se trouvaient avant l’incendie. Lorsqu’elle parla de tout cela à Pham, il répondit :

— Rien n’est changé. J’ai seulement voulu équilibrer les risques, mais je me suis planté. Peut-être qu’il n’y a pas d’équilibre possible. Peut-être que la Gale gagnera de toute manière.

Le brisedieu avait trop misé sur la capacité de Pham à agir tout seul. À présent, il diminuait un peu la pression paranoïaque.


À sept semaines de Repos Harmonieux et à moins d’une semaine de ce qui les attendait sur le monde des Dards, Pham se trouva plongé dans une fugue de plusieurs jours. Avant cela, il avait essayé, sans grand résultat, d’effectuer des vérifications manuelles sur tous les automatismes dont ils risquaient d’avoir besoin sur le monde des Dards. À présent, Ravna n’arrivait même plus à le faire manger.

Le dispositif de détection montrait la présence des trois flottes identifiées par les infos aussi bien que par l’intuition de Pham. Elles représentaient les agents de la Gale, l’Alliance pour la Défense et les vestiges de la Sécurité Commerciale de Sjandra Kei. Des monstres assoiffés de sang plus les restes d’une victime. L’Alliance se manifestait toujours par des bulletins réguliers sur le Réseau. La Sécurité Commerciale de SjK avait avancé quelques brèves réfutations mais demeurait la plupart du temps dans l’ombre. Elle n’avait pas l’habitude de la propagande ou – comme c’était le plus probable – ne voulait pas s’y intéresser. Son seul objectif était la vengeance personnelle. Quant à la flotte de la Gale, elle ne publiait plus aucune info. En extrapolant à partir des mouvements de vaisseaux et des disparitions annoncées, l’infogroupe Sentier de la Guerre concluait qu’il s’agissait d’un ensemble disparate improvisé de toutes pièces avec tout ce que la Gale avait pu rassembler au moment de la débâcle de RIP. Ravna savait que l’analyse du Sentier de la Guerre était fausse sur un point. La flotte de la Gale n’était pas silencieuse. À trente reprises, au cours de ces dernières semaines, elle avait envoyé des messages au HdB, mais… au format de maintenance des skrodes. Pham avait donné pour instruction au vaisseau de rejeter les messages sans les lire, mais il n’était pas sûr que son ordre ait été suivi. Après tout, le HdB avait été conçu pour les Cavaliers des Skrodes.

Depuis quelques heures, ses angoisses étaient passées au second plan. Il avait les yeux rivés sur les écrans. Bientôt, la flotte de Sjandra Kei allait rattraper celle de l’Alliance. L’un des méchants paierait. Mais la flotte de la Gale survivrait, et sans doute également une partie de celle de l’Alliance. Peut-être cette fugue mentale ne traduisait-elle que le désarroi du brisedieu.

Trois jours passèrent ainsi. Puis Pham émergea. Mis à part son visage émacié, il semblait plus normal qu’il ne l’avait paru depuis des semaines. Il demanda à Ravna de faire venir les Cavaliers dans le poste.

Il leur montra les traces de détection qui flottaient dans la fenêtre. Les trois flottes se répartissaient dans un cylindre d’une profondeur approximative de cinq années-lumière sur trois de large. L’affichage ne représentait que le cœur du volume, où les poursuivants les plus rapides formaient un noyau. La position actuelle de chaque vaisseau était indiquée sous la forme d’un point lumineux suivi d’un long panache de petits points plus faibles. C’était la trace d’ultrapoussée laissée par le réacteur de chaque vaisseau.

— J’ai utilisé des marqueurs rouges, bleus ou verts pour indiquer, autant que possible, l’appartenance de chaque point à l’une des trois flottes.

Les vaisseaux les plus rapides étaient agglutinés en un noyau si dense qu’il était blanc à cette échelle, mais suivi de panaches colorés divergents. Il y avait d’autres indicateurs qu’il avait placés lui-même mais dont il ignorait totalement la signification, comme il l’avait avoué un peu plus tôt à Ravna.

— La première vague gagne toujours du terrain sur nous, murmura-t-il.

D’une voix timide, Coquille Bleue suggéra :

— Nous pourrons aller un peu plus vite si vous me laissiez les commandes un tout petit instant. Je ne…

Pham l’interrompit, mais d’une voix courtoise.

— Non. J’ai une autre idée. C’est Ravna qui l’a suggérée un peu plus tôt. Je gardais cette possibilité en réserve, mais je pense que le moment est peut-être arrivé.

Ravna se rapprocha de la fenêtre pour observer les traces. Leur répartition correspondait à peu près à ce que disaient les infos sur les vestiges de la flotte de Sjandra Kei.

Tout ce qu’il reste de mes compatriotes.

— Il y a une centaine d’heures qu’ils cherchent à engager le combat avec l’Alliance, dit-elle.

Le regard de Pham croisa le sien.

— Oui, murmura-t-il d’une voix douce. Pauvres diables. C’est littéralement la flotte du désespoir. À leur place, je… (Son expression, une fois de plus, devint neutre.) As-tu idée de l’armement qu’ils peuvent posséder ?

C’était une question purement académique, mais elle avait au moins le mérite de mettre le doigt sur le problème.

— Le Sentier de la Guerre pense que Sjandra Kei s’attendait à quelque chose de désagréable depuis le moment où l’Alliance a commencé à parler de « mort à la vermine ». La Sécurité Commerciale assurait la défense spatiale. La flotte est composée de cargos locaux équipés d’armes fabriquées sur place. Le Sentier de la Guerre affirme qu’ils ne font pas le poids face à la puissance de feu de l’Alliance, mais qu’ils sont en mesure de leur infliger tout de même de lourdes pertes. L’ennui, c’est que Sjandra Kei ne s’attendait pas à une attaque planétaire totale. Quand la flotte de l’Alliance s’est montrée, la nôtre est partie à sa rencontre et…

— Et pendant ce temps-là, les bombes KE pleuvaient sur le cœur de Sjandra Kei.

Et sur le mien.

— Oui. L’Alliance doit utiliser ces bombes depuis des semaines.

Pham Nuwen eut un petit rire.

— Si je faisais partie de la flotte de l’Alliance, je ne serais pas très tranquille en ce moment. Ils sont inférieurs en nombre, mais leurs cargos rafistolés semblent tout aussi rapides. Et chaque pilote de Sjandra Kei doit être ivre de vengeance. (Sa voix se fit plus calme.) Hum… Ils n’ont aucune chance de détruire tous les vaisseaux de l’Alliance ou ceux de la Gale, et encore moins les deux flottes réunies. Il serait sans objet de vouloir…

Son regard se fixa brusquement sur elle.

— Si nous laissons les choses comme elles sont, la flotte de Sjandra Kei finira par se retrouver alignée avec celle de l’Alliance et par essayer de l’anéantir.

Ravna hocha la tête.

— Dans une douzaine d’heures, d’après mes renseignements.

— Ensuite, nous n’aurons plus que la flotte de la Gale à nos trousses. Mais si nous pouvions persuader les tiens de mieux choisir leur ennemi…

C’était le scénario de cauchemar pour Ravna. Tous les survivants de Sjandra Kei se sacrifiant pour sauver le HdB. Pour leur sauver la vie. Il y avait peu de chances pour que la flotte de Sjandra Kei détruise tous les vaisseaux de la Gale, mais…

Ils sont là pour se battre. Pourquoi ne pas les orienter vers une vengeance qui servira au moins à quelque chose ?

C’était cela, le message de son cauchemar. Et il correspondait justement aux intentions du brisedieu.

— Il y a un petit problème. Ils ne connaissent pas nos intentions ni celles de la troisième flotte. Tout ce que nous leur transmettrons sera entendu de tout le monde.

L’ultrabande était directionnelle, mais la plupart de leurs poursuivants étaient étroitement mêlés. Pham hocha la tête.

— Nous devons trouver un moyen de ne parler qu’à eux. Et de les persuader de se battre. (Il eut un sourire.) Je pense que nous possédons exactement l’« équipement » qu’il faut. Vous vous rappelez, Coquille Bleue, le soir où nous étions sur les Docks et où vous m’avez parlé de votre cargaison « avariée » en provenance de Sjandra Kei ?

— Bien, sûr, cher monsieur Pham. Il s’agissait du tiers d’une tablette cryptographique fournie par la Sécurité Commerciale de SjK aux mâchoires-en-lame-de-rasoir. L’objet se trouve toujours dans les coffres du vaisseau, mais il ne peut être d’aucune utilité s’il n’est pas réuni aux deux autres tiers.

À poids égal, le matériel de cryptographie était la marchandise la plus précieuse que l’on pût expédier d’une étoile à une autre. Entaché du moindre soupçon, il devenait absolument sans valeur. Cependant, quelque part dans les fichiers de cargaison du HdB, il y avait une tablette de communication SjK à code unique. Ou plutôt une partie de tablette.

— Aucune utilité ? Pas évident. Même avec un tiers, nous devrions nous assurer une sécurité acceptable.

Coquille Bleue hésita avant de répondre.

— Je ne voudrais pas vous induire en erreur. Aucun client compétent n’accepterait une telle marchandise. Naturellement, la communication est sûre. Mais l’autre partie concernée ne dispose d’aucun moyen pour vérifier votre identité.

Pham regarda Ravna en souriant. C’était le même sourire que celui qui la hérissait au tout début de leurs relations.

— S’ils veulent bien nous prêter l’oreille, je pense que nous n’aurons pas de mal à les convaincre, dit-il. L’ennui, c’est que je ne voudrais pas qu’il y en ait plus d’un à la fois qui nous écoute.

Il expliqua ce qu’il avait en tête. Les Cavaliers l’accompagnèrent d’un bruissement continu en arrière-plan. Après tout ce temps passé en leur compagnie, Ravna pensait pouvoir presque donner un sens à leur conversation. Mais elle n’interprétait peut-être rien d’autre que leur personnalité globale. Comme d’habitude, Coquille Bleue se faisait du souci parce que l’idée lui paraissait totalement impossible tandis que Tige Verte l’exhortait à écouter.

Mais lorsque Pham eut terminé, le Cavalier n’eut pas d’objections à émettre.

— Sur soixante-dix années-lumière, la communication ultrabande entre deux vaisseaux ne devrait pas poser de problème, dit-il. Nous pourrons même avoir une liaison vidéo directe. Mais vous avez raison. L’étalement du faisceau serait tel que tous les vaisseaux du noyau central recevraient la communication. Si nous pouvions identifier sans risque d’erreur un vaisseau extérieur appartenant à la flotte de Sjandra Kei, ce que vous demandez ne serait pas impossible. Et il utiliserait le code interne de sa flotte pour relayer le message vers les autres. Mais en toute honnêteté, je dois vous prévenir, continua Coquille Bleue en écartant d’un mouvement d’appendices la protestation timide de Tige Verte, qu’il y a peu de chances pour que les professionnels de la communication honorent votre demande d’établir le contact. Ils ne reconnaîtront probablement même pas le signal comme tel.

— Ridicule, fit Tige Verte en prenant finalement la parole d’une voix de synthétiseur douce mais claire. Tu dis toujours des choses comme ça, sauf, peut-être, quand tu t’adresses à des clients payants.

Brap. C’est vrai. À circonstances désespérées, mesures désespérées. Je veux bien essayer, mais j’ai peur que… Je ne veux pas qu’on accuse encore les Cavaliers de traîtrise, cher monsieur Pham. Je préfère que ce soit vous qui vous en occupiez.

Pham lui renvoya son sourire.

— C’est exactement ce que je pense, dit-il.


La « Flotte d’Aniara », c’était le nom que se donnaient certains équipages de la Sécurité Commerciale. Aniara était le vaisseau d’un vieux mythe humain, plus ancien que Nyjora, qui remontait peut-être aux coopératives de Tuvo-Norsk, dans les astéroïdes du système solaire de la Terre. L’histoire racontait comment le gros vaisseau avait été lancé dans les profondeurs interstellaires juste avant l’extinction de la civilisation qui l’avait engendré. L’équipage avait assisté à l’agonie de son système natal puis, au fil des années suivantes, tandis que le vaisseau s’enfonçait dans les ténèbres infinies, avait péri lui-même, victime de la défaillance progressive de ses équipements de vie. L’image avait quelque chose d’envoûtant, et c’était probablement la raison pour laquelle elle était connue à travers des millénaires. Avec la destruction de Sjandra Kei et la fuite de la Sécurité Commerciale, l’histoire avait tout à coup pris une réalité tangible.

Mais nous ne jouerons pas ce jeu-là jusqu’au bout.

Le colonel Kjet Svensndot contempla l’affichage de trajectographie. Cette fois-ci, la fin d’une civilisation avait été obtenue par le meurtre, et les assassins étaient presque à portée de vengeance. Depuis de nombreux jours, le QG de la flotte manœuvrait pour se rapprocher des forces de l’Alliance, et l’échéance était maintenant très proche. Presque tous les vaisseaux de l’Alliance et de Sjandra Kei étaient enveloppés dans le même cocon de détection, qui comprenait aussi une partie de la troisième flotte, toujours silencieuse. Sur les écrans, on aurait pu croire que le combat était déjà possible. En fait, les vaisseaux ennemis passaient pratiquement dans le même espace, quelquefois à moins d’un milliard de kilomètres de distance les uns des autres, mais toujours décalés dans le temps de quelques millisecondes. Tous étaient en ultrapoussée et accomplissaient au moins une douzaine de sauts par minute. Même ici, au Fin Fond de l’En delà, cela correspondait à une fraction mesurable d’année-lumière par saut. Pour pouvoir livrer bataille à un ennemi qui se dérobait, il fallait synchroniser parfaitement les sauts et inonder de drones de combat l’espace partagé.

Le colonel Svensndot changea l’affichage pour ne garder que les vaisseaux parfaitement synchronisés avec ceux de l’Alliance. Environ un tiers de la flotte était en phase. Encore quelques heures et…

— Damnation !

Il frappa son moniteur, qui accomplit un quart de tour.

— C’est une nouvelle damnation ou toujours la même ? lui demanda Tirolle.

— La même. Excusez-moi.

Il était réellement désolé. Tirolle et Glimfrelle avaient leurs propres problèmes. Sans doute y avait-il encore des poches d’humanité dans l’En delà, dont l’Alliance n’avait pas connaissance. Mais des Dirokimes il ne restait peut-être que ceux de la Sécurité Commerciale. À l’exception de quelques âmes aventureuses comme Tirolle et Glimfrelle, tous les représentants de leur espèce s’étaient trouvés dans les terroirs du rêve de Sjandra Kei.

Kjet Svensndot faisait partie de la Sécurité Commerciale depuis vingt-cinq ans. Au début, la compagnie ne possédait qu’une petite flotte de vigiles. Il avait passé des milliers d’heures à apprendre le pilotage de combat pour être le meilleur de toute l’organisation. Mais il n’avait été mêlé à des actions réelles qu’une ou deux fois dans sa carrière. Certains auraient pu le regretter. Mais Svensndot et ses supérieurs considéraient cela comme une récompense pour s’être montré le meilleur. Ses compétences lui avaient valu les meilleurs équipements de combat de toute la flotte de la Sécurité Commerciale, le fleuron étant le vaisseau qu’il commandait en ce moment. L’Ølvira avait été achetée avec une partie de l’énorme prime payée par Sjandra Kei lorsque l’Alliance avait commencé à proférer ses menaces. L’Ølvira n’était pas un cargo reconditionné, mais une véritable machine de guerre équipée des meilleurs processeurs et des plus puissants moteurs d’ultrapoussée capables d’opérer dans l’En delà à l’altitude de Sjandra Kei. Le vaisseau ne nécessitait qu’un équipage de trois personnes, et toutes les procédures de combat pouvaient être conduites par le pilote assisté de ses Intelligences Artificielles. Les soutes contenaient plus de dix mille bombes chercheuses, chacune étant bourrée de plus d’intelligence électronique que le système de navigation d’un cargo moyen tout entier. Belle récompense, en vérité, pour vingt-cinq ans de bons et loyaux services. Ils l’avaient même autorisé à baptiser le nouveau bâtiment à sa guise.

Mais maintenant… l’Ølvira qui avait donné son nom au vaisseau devait être morte, en même temps que des milliards d’autres qu’il était censé protéger. Elle habitait Herte, au cœur du système. Et les bombes à brillance ne laissent aucun survivant.

Ce superbe vaisseau qui portait son nom s’était trouvé à six mois-lumière du système, cherchant des ennemis là où il n’y en avait pas. Dans une bataille honnête, Kjet Svensndot et son Ølvira se seraient comportés vaillamment. Au lieu de cela, ils étaient entraînés dans cette poursuite jusqu’au Fin Fond de l’En delà. Chaque année-lumière les éloignait des régions pour lesquelles le bâtiment avait été construit. Chaque fois, ses processeurs fonctionnaient un peu plus lentement (ou plus du tout). À ces profondeurs, les cargos reconditionnés étaient presque ce qu’il y avait de mieux. Lourds et stupides, avec des dizaines de membres d’équipage, mais ils fonctionnaient. Déjà, l’Ølvira avait pris cinq années-lumière de retard sur eux. C’étaient les ex-cargos qui engageraient le combat avec la flotte de l’Alliance. Et une fois de plus, Kjet assisterait, impuissant, à la mort de ses amis.

Pour la centième fois, il regarda la trace de détection en plissant le front et en envisageant la mutinerie. Il y avait également des traînards dans les rangs de l’Alliance, des vaisseaux à « hautes performances » que le gros du peloton avait distancés. Mais ses ordres étaient de maintenir les positions et de faire office de coordinateur tactique auprès des unités plus rapides. Il ferait ce qu’on lui demanderait, une dernière fois. Mais après la bataille, lorsque la flotte aurait été anéantie en même temps que tous les vaisseaux de l’Alliance qu’elle pourrait emporter avec elle, il songerait à prendre sa propre revanche. Une partie de ses projets dépendraient de ce que décideraient Tirolle et Glimfrelle. Parviendrait-il à les persuader d’abandonner les vestiges de la flotte et de remonter jusqu’au Moyen En delà, où l’Ølvira était le meilleur bâtiment de sa classe ? Il avait sa petite idée, bien documentée, sur l’identité des systèmes stellaires qui se cachaient sous la dénomination d’« Alliance pour la Défense ». Les assassins n’hésitaient pas à proclamer leurs idées sur le Réseau. Apparemment, ils pensaient que cela leur apporterait de nouveaux soutiens. Mais cela risquait aussi de leur amener des visiteurs du genre de l’Ølvira. Les bombes qu’ils avaient dans leurs soutes pouvaient détruire des mondes, quoique d’une manière qui ne serait pas aussi rapide ni expéditive que celle qui avait été appliquée à Sjandra Kei. Cependant, l’esprit de Svensndot se rebellait contre ce genre de représailles aveugles. Non. Ils choisiraient soigneusement leurs cibles. Des vaisseaux isolés venus renforcer les rangs de l’Alliance, des convois sans protection militaire. L’Ølvira pouvait opérer longtemps si elle préparait bien ses embuscades et ne laissait aucun survivant derrière elle. Le regard perdu dans ses écrans, il ignora la buée qui lui brouillait le coin des yeux. Toute sa vie, il avait été respectueux des lois. Souvent, son travail avait consisté à mettre un terme à des représailles dictées par la vengeance. Et aujourd’hui, la vengeance était tout ce que la vie lui gardait encore en réserve.

— Je reçois une drôle de chose, Kjet, lui dit Glimfrelle, qui était de veille devant les consoles.

Ce travail aurait dû être totalement automatisé, et il l’était en temps normal, dans l’environnement habituel de l’Ølvira. Mais à ces profondeurs, c’était devenu une corvée qu’ils se partageaient.

— Qu’est-ce que c’est ? Encore de la propagande du Réseau ? demanda Tirolle.

— Non. Le signal vient de la position occupée par ce racleur de fond que tout le monde poursuit. C’est la seule source possible.

Svensndot haussa les sourcils. Il se tourna vers la console du mystère avec un vaste plaisir dont il fut à peine conscient sur le moment.

— Ses caractéristiques ?

— D’après notre processeur de signaux, il s’agirait d’un faisceau étroit dont nous constituerions la seule cible plausible. Le signal est puissant, et sa bande passante assez large pour contenir une partie vidéo. Si notre snarflé processeur de signaux numériques fonctionnait comme il faut, je saurais à quoi… (Il fredonna un petit air qui traduisait une grande impatience chez ceux de sa race.) Iïaïe ! Il est crypté, mais à un très haut niveau. C’est de la vidéo à syntaxe 45. En fait, ils déclarent utiliser le tiers d’une tablette crypto fabriquée l’an dernier par la Compagnie.

Un instant, Svensndot crut que Glimfrelle voulait dire que le message lui-même était intelligent. La chose aurait dû être impossible à ces profondeurs. Mais le second, saisissant son regard, s’empressa d’ajouter :

— Je me suis mal exprimé, chef. J’ai lu tout ça dans le format de trame. (Quelque chose clignota sur son écran.) Bon, voilà l’historique de la tablette. La Compagnie l’a fabriquée, avec ses compléments, pour couvrir la sécurité des vaisseaux. (Avant l’Alliance, c’était le plus haut niveau de cryptage de l’organisation.) Nous avons là la troisième partie, celle qui n’a jamais été livrée. Le tout a été déclaré douteux, mais, par miracle, il nous reste encore une copie.

Frelle et Rolle le regardaient d’un drôle d’air. Leurs grands yeux noirs semblaient attendre quelque chose de lui. Selon la procédure normale – et c’étaient pour eux des ordres impératifs –, les transmissions codées à l’aide de clés douteuses devaient être totalement ignorées. Si les services de traitement des signaux de la Compagnie avaient fait correctement leur travail, le code suspect ne se serait même pas trouvé à bord, et la politique de la Compagnie se serait appliquée d’elle-même.

— Décryptez-le, demanda Svensndot.

Toutes ces dernières semaines avaient démontré que sa compagnie était d’une incompétence totale en matière de renseignement militaire et de traitement des signaux. Autant tirer parti de cette incompétence.

— À vos ordres.

Glimfrelle enfonça une touche. Quelque part à l’intérieur du processeur de signaux de l’Ølvira, un long segment de bruit « aléatoire » fut découpé en trames qui furent exactement superposées aux bruits « aléatoires » des trames de données entrantes. Il y eut une interruption perceptible (maudit Fin Fond), puis la fenêtre comm s’éclaira sur une image vidéo plate.

— … Quatrième répétition du message.

C’était du samnorsk, dans le dialecte le plus pur de Herte i Sjandra. La personne qui parlait était…

Un instant, son cœur s’arrêta de battre. La vraie Ølvira était devant lui, vivante. Il expira lentement, en essayant de se décontracter. Elle avait les cheveux noirs, les yeux violets et le visage mince, exactement comme Ølvira. Et comme un million d’autres femmes de Sjandra Kei. La ressemblance était bien là, mais si vague, en réalité, qu’il n’y aurait jamais pensé en temps normal. Pour la première fois depuis pas mal de temps, il imagina un univers au-delà de leur flotte perdue, et des objectifs au-delà de la vengeance. Puis il se força à concentrer de nouveau son attention sur ce qu’il faisait. Il voulait essayer de voir le plus possible de choses sur les images que lui donnait sa fenêtre. La femme était en train de dire :

— Nous répéterons ce message encore trois fois. Si vous ne répondez pas d’ici là, nous choisirons une autre cible.

Elle se repoussa en arrière, laissant voir derrière elle le reste de la cabine, tout en longueur, avec un plafond bas. Mais Svensndot n’y prêtait que très peu d’attention. Il y avait deux Cavaliers des Skrodes à l’arrière-plan. Le premier avait un skrode dont les rayures indiquaient un long passé de relations commerciales avec Sjandra Kei. L’autre devait être un Cavalier Inférieur, car son skrode était beaucoup plus petit et sans roues. Puis la caméra accomplit un quart de tour pour se centrer sur le quatrième occupant de la cabine. Un humain ? Probablement, mais il n’était pas d’ascendance nyjoraine. En d’autres circonstances, son apparition aurait fait les gros titres de toutes les civilisations humaines de l’En delà. Mais Svensndot n’enregistra le fait que dans un recoin de son esprit, et uniquement parce que cela renforçait ses soupçons.

— Comme vous pouvez le voir, continua la femme, nous sommes des humains et des Cavaliers.

Tout l’équipage du Hors de Bande II est réuni dans cette cabine. Nous ne faisons pas partie de l’Alliance pour la Défense et nous ne sommes pas des agents de la Gale. Mais c’est bien à cause de nous que leurs deux flottes sont ici. Si vous déchiffrez ce message, nous prendrons le risque d’assumer que vous êtes bien de Sjandra Kei. Il faut que nous discutions. Veuillez nous répondre en utilisant la queue de la tablette qui décrypte ce message.

L’image se brouilla, et le visage de la femme occupa de nouveau le premier plan.

— Cinquième répétition du message. Nous ne le répéterons plus que deux fois encore…

Glimfrelle coupa la voie audio.

— Si elle est sérieuse, il ne nous reste plus que cent secondes. Que faisons-nous, capitaine ?

Soudain, l’Ølvira n’était plus un traînard inutile.

— Nous discutons, déclara Svensndot.


La réponse et la contre-réponse ne prirent que quelques secondes. Après cela…, cinq minutes de conversation avec Ravna Bergsndot suffirent à convaincre Kjet que ce qu’elle avait à dire devait être entendu par le Commandement Central de la Flotte. Son vaisseau servirait uniquement de relais, mais il aurait au moins quelque chose d’important à transmettre.

Le Commandement Central refusa de prendre la liaison vidéo complète offerte par le HdB. Quelqu’un, à bord du vaisseau amiral, refusait de s’écarter de la procédure standard, et l’utilisation d’un code officiellement déclaré suspect lui restait en travers de la gorge. Même Kjet dut se contenter d’une liaison de combat. L’écran afficha une image en couleurs à haute résolution. En la regardant de près, on s’apercevait qu’il s’agissait en réalité d’une reconstitution très pauvre. Kjet reconnut l’exploitante Limmende et son chef d’état-major Jan Skrits, mais on aurait dit une vue datant de plusieurs années. La vieille vidéo s’alignait sur les signaux d’animation transmis. Le canal de communication effectivement établi laissait passer moins de quatre mille bits par seconde. Le Commandement Central ne prenait pas de risques.

Dieu sait ce qu’ils voyaient dans la reconstitution de Pham Nuwen. L’humain à la peau grise avait déjà expliqué plusieurs fois ce qu’il était. Mais il avait aussi peu de succès que Ravna Bergsndot avant lui. Son calme l’avait graduellement déserté. Le désespoir commençait à se peindre sur son visage.

— … et je vous répète qu’ils sont tous les deux vos ennemis. Je sais que c’est l’Alliance pour la Défense qui a détruit Sjandra Kei, mais la Gale porte l’entière responsabilité de la situation qui a rendu la chose possible.

La semi-caricature de Jan Skrits se pencha vers l’exploitante Limmende. Bon Dieu, que ces reconstitutions sont merdiques dans le Fin Fond, se dit Svensndot. Lorsque Skrits parla, sa voix n’était même pas synchronisée avec le mouvement de ses lèvres.

— Nous ne lisons pas Menaces, monsieur Nuwen. Le danger représenté par la Gale a servi d’excuse pour détruire nos mondes. Il n’est pas question que nous nous lancions dans des tueries au hasard, particulièrement contre une organisation qui a clairement démontré qu’elle était l’ennemie de nos ennemis. Mais vous insinuez peut-être que la Gale s’est secrètement liguée avec l’Alliance pour la Défense ?

Pham haussa les épaules d’un mouvement impatient.

— Non. Je n’ai pas la moindre idée de la manière dont la Gale considère l’Alliance. Mais vous n’avez pas le droit d’ignorer tout le mal que la Gale a causé, à une échelle bien plus grande que cette « Alliance ».

— Hum, oui. C’est ce qui est dit sur le Réseau, monsieur Nuwen. Mais ces événements se sont produits à des milliers d’années-lumière d’ici. Ils ont été soumis à de multiples interprétations avant d’arriver dans le Moyen En delà, à supposer qu’ils aient eu une réalité quelconque au départ. Ce n’est pas pour rien que l’on parle du Réseau du Million de Mensonges.

Le visage de l’étranger s’assombrit. Il laissa échapper un flot de paroles furieuses dans un langage qui n’avait pas la moindre ressemblance avec ceux de Nyjora. Les tonalités changeaient continuellement, montant et descendant un peu comme les trilles des Dirokimes. Il fit un effort visible pour se calmer, puis continua en samnorsk, mais avec un accent plus prononcé que précédemment.

— Je vous le répète, j’étais présent à la chute du Relais. La Gale fait partie des pires horreurs dont vous ayez jamais entendu parler. Le génocide de Sjandra Kei n’est qu’une retombée parmi d’autres encore plus importantes. Acceptez-vous de nous aider à combattre la flotte de la Gale ?

L’exploitante Limmende repoussa son corps massif dans les harnais de son siège. Elle échangea un regard avec son chef d’état-major, et ils se mirent à parler à voix basse. Le regard de Kjet se porta derrière eux. La cabine de commandement du vaisseau amiral s’étendait sur une douzaine de mètres derrière Limmende. Des officiers de bord passaient et repassaient silencieusement. Certains suivaient ostensiblement la conversation. L’image était nette, mais les personnages se déplaçaient avec des gestes maladroits de dessin animé. Certains visages appartenaient à des gens dont Kjet savait qu’ils avaient été transférés avant la chute de Sjandra Kei. Les processeurs de l’Ølvira recevaient le signal sur bande étroite du Commandement Central de la Flotte, l’étoffaient à l’aide d’un arrière-plan aussi détaillé que périmé, puis reconstituaient l’image affichée. Plus de reconstitutions après ça, se promit Svensndot, du moins tant que nous serons ici.

L’exploitante Limmende se tourna de nouveau vers la caméra.

— Pardonnez-moi si je vous fais l’effet d’un vieux flic paranoïaque, dit-elle, mais je ne peux pas écarter l’hypothèse que vous fassiez partie de la Gale.

Elle leva la main pour prévenir toute interruption, mais le rouquin se contentait de rester bouche bée.

— À vous en croire, continua-t-elle, nous devrions accepter l’idée que le système stellaire vers lequel nous nous dirigeons en ce moment contient quelque chose d’éminemment utile mais dangereux, que la « flotte de la Gale » et vous êtes seuls qualifiés pour utiliser comme il faut. Si nous nous retournons contre vos ennemis, comme vous nous le demandez, il est probable que peu d’entre nous survivront. Vous serez alors les seuls à détenir la chose en question. Et nous avons très peur du visage que vous nous révélerez à ce moment-là.

Durant un long moment, Pham Nuwen ne répondit pas. Progressivement, l’éclat sauvage qui animait son regard le quitta.

— Je comprends votre point de vue, exploitante Limmende. Mais c’est l’impasse. Comment allez-vous en sortir ?

— Skrits et moi, nous en avons discuté. Quoi que nous fassions, vous et nous, nous sommes obligés de prendre des risques. Si nous ne faisons rien, ce sera encore plus terrible. Nous sommes prêts à vous suivre dans cette bataille à condition que vous vous laissiez rejoindre et que vous nous autorisiez à monter à bord.

— Renoncer à toute notre avance ?

Limmende hocha la tête.

Les lèvres de Pham remuèrent, mais aucun son n’en sortit. Il semblait avoir du mal à respirer. Ce fut Ravna qui répondit à sa place.

— Si vous échouez, nous aurons tout perdu. Nous avons soixante heures d’avance. Cela devrait nous suffire à diffuser largement les informations que nous possédons sur cet artefact, même si la flotte de la Gale survit.

Les traits de Skrits se tordirent en une caricature de sourire de dessin animé.

— Vous ne pouvez pas jouer sur tous les tableaux, ni nous demander de tout risquer sur la seule foi de vos affirmations invérifiables. Nous sommes prêts à mourir, mais nous n’acceptons pas d’être de vulgaires pions dans une partie jouée par des monstres.

Ces derniers mots avaient une consonance étrange. Le ton furieux avait disparu. Et l’image du Commandement Central était devenue figée, à l’exception des mouvements de lèvres mal synchronisés. Captant le regard de Svensndot, Glimfrelle montra les voyants rouges sur son panneau comm. La voix de Skrits poursuivit :

— Colonel Svensndot, il est impératif que toutes les communications ultérieures avec ce vaisseau étranger soient réacheminées par…

L’image se figea totalement, et le son disparut.

— Que s’est-il passé ? demanda Ravna.

Glimfrelle émit un trille d’impuissance.

— Nous sommes en train de perdre le contact avec le Commandement Central. Notre bande passante efficace est tombée à vingt bits par seconde, et elle diminue encore. La dernière transmission de Skrits faisait à peine cent bits.

Rendue plus ou moins intelligible par les programmes de l’Ølvira.

— Coupez-moi ça, fit Kjet d’une voix furieuse.

Il était soulagé de ne plus avoir à regarder la reconstitution d’images. Et il ne désirait pas entendre le dernier ordre de Jan Skrits, qu’il croyait deviner.

— Hei, pourquoi ne pas le laisser marcher ? demanda Tirolle. Si ça se trouve, nous ne verrons même pas de différence.

Glimfrelle eut un rictus pour saluer l’ironie de son frère, mais ses longs-doigts dansèrent sur le panneau comm, et l’affichage se transforma en fenêtre sur les étoiles. Les deux Dirokimes semblaient avoir une dent contre les bureaucrates.

Svensndot les ignora et se tourna vers l’autre fenêtre comm. Le canal qui le reliait à Pham et à Ravna était de la vidéo à large bande, à peine interprétée. Il n’y aurait aucune subtilité perverse s’il connaissait une défaillance.

— Désolé, dit-il. Ces derniers jours, nous avons eu pas mal de problèmes avec notre équipement comm. Apparemment, cette tempête de Zone est la plus terrible qui soit survenue depuis plusieurs siècles.

En fait, cela continuait à s’aggraver. La moitié des affichages d’ultradétection ne présentaient que des tracés aberrants.

— Vous avez perdu le contact avec votre commandement ? demanda Ravna.

— Provisoirement.

Il regarda Pham. Le regard du rouquin était toujours un peu vitreux.

— Écoutez… Je suis désolé que les choses aient tourné de cette manière, mais Limmende et Skrits sont des gens compétents. J’espère que vous comprenez leur point de vue.

— C’est drôle, interrompit Pham. L’image n’était pas normale.

Sa voix était traînante.

— Vous voulez parler de notre relais avec le Commandement Central ? demanda Svensndot.

Il leur expliqua que leur bande passante était trop étroite et que les processeurs de bord ne fonctionnaient pas correctement à ces profondeurs.

— L’image qu’ils ont reçue de nous devait être également très mauvaise. Je me demande de quelle manière ils m’ont vu.

— Hum…

Bonne question. Avec ses cheveux roux en bataille, sa peau grise et ses intonations chantantes, Pham Nuwen avait vraiment un drôle d’air. Si le signal avait envoyé de pareils éléments, il y avait des chances pour que l’image reçue par le Commandement Central soit très différente de ce que voyait Kjet.

— Une seconde… Ce n’est pas ainsi que fonctionnent les reconstitutions. Je suis sûr qu’ils vous ont vu comme vous êtes. En début de session, ils ont dû recevoir quelques images en haute résolution, et ce sont elles qui ont servi de base à l’animation.

Pham continuait de poser sur lui un regard borné, presque comme s’il n’acceptait pas son explication et le mettait au défi de faire un peu d’ordre dans ses pensées. Mais quoi, l’explication avait toutes les chances d’être correcte. Limmende et Skrits avaient certainement vu le rouquin sous les traits d’un humain. Pourtant, il y avait quelque chose qui tracassait Kjet. Cet air d’un autre temps qui émanait de Skrits et de Limmende…

— Glimfrelle ! Peux-tu vérifier le flux de données brutes que nous a envoyé le Commandement Central ? Est-ce qu’il y avait des images synchro ?

Il ne fallut que quelques secondes à Glimfrelle. Il émit un sifflement de surprise.

— Non, chef. Et comme tout était crypté bien comme il faut, nos processeurs ont dû se contenter de la vieille animation a/d dont ils disposaient.

Il échangea quelques paroles rapides à voix basse avec Tirolle.

— Plus rien ne marche correctement à ces profondeurs, ajouta-t-il à haute voix. Il s’agit peut-être d’une aberration de plus.

Mais il ne semblait pas trop croire lui-même à cette affirmation.

Svensndot reporta son attention sur l’image venant du HdB.

— Écoutez, la liaison avec le Commandement Central était entièrement cryptée par un procédé à code unique auquel je fais plus confiance qu’à celui que nous utilisons en ce moment pour parler. Je ne peux pas croire qu’il s’agisse d’une mascarade.

Mais Kjet sentait la nausée lui monter des tripes. C’était comme lors des premières minutes de la bataille de Sjandra Kei, quand il avait soudain deviné la manœuvre dont ils étaient victimes et compris que ceux qu’il avait pour mission de protéger allaient tous se faire tuer.

— Hei, nous allons contacter d’autres vaisseaux pour vérifier l’emplacement du Commandement Central et…

Pham haussa un sourcil.

— Ce n’était peut-être pas une mascarade, dit-il.

Avant qu’il ait pu prononcer une autre parole, l’un des Cavaliers – celui qui était monté sur le grand skrode – se mit à crier dans leur direction. Roulant sur le plafond apparent de la cabine, il écarta les humains pour s’approcher de la caméra.

— J’aurais une question à présenter !

La voix qui sortait du synthétiseur roulait les « r » et était si déformée que Kjet Svensndot avait du mal à la comprendre. Les appendices de la créature cliquetaient l’un contre l’autre, exprimant un désarroi dont il avait rarement été le témoin.

— Ma question est celle-ci. Y a-t-il des Cavaliers des Skrodes à bord de votre vaisseau amiral ?

— Pourquoi voulez-vous…

— Répondez !

— Comment le saurais-je ? fit Kjet en essayant de rassembler ses pensées. Tirolle, tu as des amis dans l’état-major de Skrits. Est-ce qu’ils ont des Cavaliers à bord ?

Tirolle bredouilla l’espace de quelques trilles.

— Euh… euh… euh… oui. Du personnel qui a été engagé – ou, plus exactement, sauvé – juste après la bataille.

— Nous ne pouvons plus rien faire d’autre, mon ami.

Le Cavalier des Skrodes tremblait, incapable d’ajouter un mot. Puis ses appendices semblèrent se flétrir tout d’un coup.

— Merci, murmura-t-il avant de sortir du champ de la caméra.

Pham Nuwen disparut à son tour de l’écran. Ravna jeta autour d’elle un regard affolé.

— Attendez, s’il vous plaît, dit-elle à la caméra.

Kjet n’eut plus devant lui que le poste de commande abandonné du HdB. À la limite de portée du micro, il entendit des bruits étouffés de conversation entre humains et synthétiseur, puis elle fut de retour.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Svensndot.

— P… plus rien que nous puissions réparer, à présent, bredouilla Ravna. Colonel, il semble que votre flotte ne soit plus commandée par ceux que vous croyez.

— C’est possible. C’est probable. Il faut que je réfléchisse.

Elle hocha la tête. Durant un bon moment, ils se regardèrent sans rien dire. C’était si étrange, si loin de chez eux, après tous ces événements à leur briser le cœur, de voir un visage familier.

— Vous étiez vraiment au Relais ?

La question, aux oreilles de Svensndot, sonnait d’une manière ridicule. Pourtant, dans un certain sens, elle était une passerelle entre ce qu’il savait, ce à quoi il pouvait encore faire confiance, et le caractère horrible de la situation présente.

Elle hocha la tête.

— Oui… Et cela s’est passé exactement comme vous l’avez lu. Nous avons même eu un contact direct avec une Puissance. Mais cela n’a pas suffi, colonel. La Gale a vraiment tout dévasté. Cette partie-là des infos n’est pas un mensonge.

Tirolle recula de devant son poste de navigation.

— Si vous dites vrai, comment quoi que ce soit que vous pourriez faire ici aurait-il une chance de nuire à la Gale ?

Les mots étaient brutaux, mais le regard de Tirolle était grave. En fait, il cherchait désespérément à donner un sens à toutes ces morts. Les Dirokimes ne constituaient pas la communauté la plus importante de la civilisation de Sjandra Kei, mais ils étaient, de loin, la race la plus ancienne de cette communauté. Un million d’années plus tôt, ils avaient surgi des Lenteurs pour coloniser les trois systèmes que les humains, par la suite, nommeraient Sjandra Kei. Bien avant l’arrivée des hommes, ils formaient déjà une race de contemplateurs. Pour se protéger, ils avaient recours à de vieux automatismes et à des races alliées plus jeunes. Encore un demi-million d’années, et ils disparaîtraient sans doute de l’En delà, par extinction ou par évolution vers quelque chose de différent. Le processus était courant, analogue à la vieillesse et à la mort, mais plus doux.

Il y a une fausse conception assez répandue à propos de ces races sénescentes. On imagine que ses membres le sont aussi individuellement. Mais il y a des variations, pour peu que l’échantillon de population considéré soit assez large. Il y a toujours ceux qui sont curieux de voir le monde extérieur et de s’y amuser un peu. Et l’humanité s’entendait parfaitement avec les Glimfrelle ou les Tirolle.

Ravna Bergsndot ne semblait pas avoir de mal à comprendre cela. Elle demanda :

— Avez-vous entendu parler du brisedieu ?

— Non, répondit aussitôt Kjet.

Il remarqua cependant que les deux Dirokimes avaient sursauté. Ils échangèrent quelques sifflements, durant plusieurs secondes.

— Oui, souffla finalement Tirolle en samnorsk, d’une voix proche de la terreur, que Kjet entendait pour la première fois. Vous savez que les Dirokimes ont longtemps vécu dans l’En delà. Nous avons envoyé de nombreuses colonies dans la Transcendance, et certaines sont devenues des Puissances. Un jour…, quelque chose nous est revenu. Ce n’était pas une Puissance, naturellement. En fait, cela ressemblait davantage à un Dirokime au cerveau endommagé. Mais il savait des choses, et il a accompli des actes qui ont représenté pour nous de grands changements.

— Fentrollar ? demanda Kjet avec étonnement, reconnaissant soudain l’histoire.

Elle datait de cent mille ans, à une époque où l’humanité n’était pas encore arrivée à Sjandra Kei mais n’en était pas moins un sujet majeur de discorde dans tous les terroirs dirokimes.

— Oui, fit Tirolle. Même à l’heure actuelle, personne ne sait dire si ce fut un bienfait ou une malédiction, mais c’est lui, en tout cas, qui a fondé les habitats du rêve et l’Ancienne Religion.

Ravna hocha la tête.

— C’est l’exemple le plus connu de ceux qui, comme moi, sont originaires de Sjandra Kei. Mais ce n’est peut-être pas le plus heureux, si l’on considère ses effets.

Elle leur raconta en détail ce qui s’était passé au Relais, ce qui était arrivé au Vieux et ce qu’il avait fait à Pham Nuwen. Le bavardage parallèle des Dirokimes avait cessé totalement. Ils se concentraient entièrement sur son récit. Finalement, ce fut Kjet qui demanda :

— Et qu’est-ce que Nu… (il trébuchait sur ce nom, aussi étrange que tous les autres détails concernant ce personnage) Nuwen sait au juste de cette chose qu’il va chercher dans le Fin Fond ? Qu’est-ce qu’il espère faire avec ?

— Je… je ne sais pas, colonel. Pham Nuwen ne le sait pas non plus lui-même. Il a juste quelques bribes de connaissance, de temps à autre. Je le crois, parce j’ai assisté en partie au phénomène, mais j’ignore comment vous persuader de la chose.

Elle prit une longue inspiration saccadée. Kjet eut soudain conscience des terribles tensions qui devaient peser sur les occupants du HdB. Dans un sens, cela rendait l’histoire plus crédible. Tout ce qui avait une chance de détruire la Gale devait être effroyablement malsain et hors des normes. Il se demandait comment il réagirait s’il devait rester enfermé durant des jours et des jours en compagnie d’une telle créature.

— Écoutez, madame, dit-il d’une voix raide et formelle. (Après tout, c’est de la trahison, ce que je suis en train de suggérer.) Je… Euh… j’ai quelques amis dans la flotte de la Sécurité Commerciale. Je peux faire faire des recherches sur les doutes que vous venez d’exprimer, et… (Dis-le !) Et il est possible que nous vous donnions notre appui malgré les ordres du QG.

— Je vous remercie, colonel. Merci beaucoup.

Glimfrelle rompit le silence qui s’ensuivit.

— Le signal que nous recevons du Hors de Bande s’est affaibli.

Kjet jeta un coup d’œil à la fenêtre. Les tracés d’ultradétection ressemblaient maintenant à des parasites intermittents. Quoi qu’on puisse dire de cette tempête, elle était d’une violence sans précédent.

— J’ai l’impression que nous ne pourrons plus parler pendant longtemps, Ravna Bergsndot.

— Oui. Le signal diminue d’intensité. Colonel, si cela ne marche pas, si vous ne pouvez pas vous battre pour nous… Vos hommes et vous représentez tout ce qui reste de Sjandra Kei. Je suis contente d’avoir pu vous parler ainsi qu’aux Dirokimes. Après tout ce temps, revoir des visages familiers, des gens que je comprends vraiment… Je…

Tandis qu’elle continuait de parler, son image se brouilla en une mosaïque de sous-composantes à basse fréquence.

Huuui ! s’écria Glimfrelle. La bande passante s’est ratatinée tout d’un coup.

Leur liaison avec le HdB n’avait rien de très sophistiqué. Devant les problèmes de communication qui se posaient, les processeurs de bord avaient basculé en mode codage de bas niveau.

— Salut, Hors de Bande. Nous avons des problèmes sur cette voie. Suggérons de mettre fin à la liaison.

La fenêtre devint grise, et des caractères en samnorsk s’affichèrent un par un.


Oui. C’est plus qu’un problème de co…


Glimfrelle pianota fiévreusement sur son panneau comm.

— Plus rien. Zéro, dit-il. Je ne reçois plus le moindre signal.

Tirolle leva les yeux de sa cuve de navigation.

— Nous avons bien plus qu’un problème de communication, dit-il. Nos ordinateurs n’ont pas réussi à effectuer un saut d’ultrapoussée depuis plus de vingt secondes.

Ils en faisaient auparavant cinq par seconde, soit un peu plus d’une année-lumière à l’heure. Et à présent…

Glimfrelle se pencha en arrière en s’écartant du panneau.

— Hei… Bienvenue dans les Lenteurs.


Les Lenteurs… Ravna Bergsndot embrassa du regard le poste de commande du Hors de Bande II.

Quelque part dans un recoin de son cerveau, elle avait toujours vu les Lenteurs comme un domaine ténébreux étouffant, éclairé au mieux par des torches et peuplé de crétins et de calculatrices mécaniques. En fait, rien ne semblait avoir changé. Le plafond et les parois luisaient de la même manière qu’avant. Les étoiles brillaient toujours à travers les fenêtres (à cette exception près que, maintenant, il allait s’écouler beaucoup de temps avant qu’elles se déplacent).

C’était sur les autres systèmes d’affichage du HdB que les changements étaient le plus perceptibles. Sur le panneau d’ultradétection, clignotant de manière monotone, une légende en rouge indiquait le temps écoulé depuis la dernière remise à jour. Les fenêtres de navigation étaient pleines de données résultant des tests de diagnostic exercés sur les réacteurs par les processeurs. Un message audio en triskweline répétait inlassablement : « Attention. Passage dans les Ralentisseurs détecté. Exécutez immédiatement saut en arrière. Attention. Passage dans les Ralentisseurs détecté. Exécutez… »

— Arrêtez-moi ça !

Ravna agrippa une selle et s’y harnacha. Tout tournait autour d’elle, mais elle attribuait cela à un effet de panique bien naturel.

— Drôle de racleur de fond, murmura-t-elle. Nous entrons dans les Lenteurs où il est censé être conçu pour évoluer, et il ne sait que glapir des avertissements après coup.

Tige Verte se rapprocha d’elle, marchant au plafond « sur la pointe des pieds » avec ses appendices.

— Même les racleurs ne peuvent éviter ce genre de chose, chère madame Ravna, lui dit-elle à voix basse.

Pham lança une instruction au vaisseau, et la presque totalité des affichages s’effacèrent.

— Même dans les Lenteurs, les tempêtes les plus grosses ne s’étendent que très rarement sur plus de quelques années-lumière, déclara Coquille Bleue. Nous étions à deux cents années-lumière de la frontière. Nous avons dû être touchés par une perturbation monstrueuse, du genre de celles qu’on ne trouve que dans les archives.

Piètre consolation.

— Nous savions que cela pouvait arriver, murmura Pham. La situation a beaucoup empiré ces dernières semaines.

Pour une fois, ce n’était pas lui qui semblait bouleversé.

— Je sais, répondit Ravna. Nous nous attendions à un ralentissement, peut-être, mais pas vraiment à entrer si vite dans les Lenteurs. (Nous sommes pris au piège.) Où se trouve le système habitable le plus proche ? Dix années-lumière ? Cinquante ?

Sa vision de ténèbres prenait une nouvelle réalité, et le panorama stellaire derrière les parois du vaisseau n’était plus quelque chose d’amical au pouvoir apaisant. Ils étaient entourés d’un néant sans fin et se déplaçaient à une fraction dérisoire de la vitesse de la lumière. Enlisés dans un noir cercueil. Tout le courage de Kjet Svensndot et de sa flotte avait été inutile. Jefri Olsndot demeurerait à jamais prisonnier.

La main de Pham Nuwen se posa sur son épaule. Leur premier contact physique depuis… des semaines ?

— Nous arriverons quand même sur le monde des Dards, murmura-t-il. C’est un racleur de fond, tu te souviens ? Aucun piège ne s’est refermé sur nous. Et le ramscoop de ce vieux rafiot est meilleur que tout ce que j’ai jamais connu au Qeng Ho, quand je me considérais comme le roi de l’univers.

Des dizaines d’années de temps de voyage, principalement passées en cryosommeil. C’était cela, l’univers du Qeng Ho, celui du souvenir de Pham. Elle exhala un soupir saccadé qui s’acheva en un sourire faible. Pour Pham, la terrible pression avait disparu, temporairement au moins. Il était donc capable d’être humain.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda-t-il.

Elle secoua la tête.

— Ne fais pas attention à moi. C’est nous tous… (Elle prit une double inspiration profonde.) Voilà. Je crois pouvoir reprendre une conversation normale. Bon. Les Lenteurs ont bougé. Un truc qui demande normalement mille ans – même dans la tempête – pour se déplacer d’une seule année-lumière en a soudain dévoré deux cents ! Humph ! Il y aura des gens, dans un million d’années, qui liront cette histoire dans les archives. Je ne sais pas si c’est un honneur… Nous nous attendions à une tempête, mais j’étais loin de penser que je pourrais me noyer.

Ensevelie au fond de la mer, à des années-lumière de profondeur…

— L’analogie avec une tempête en mer n’est pas tout à fait appropriée, fit remarquer Coquille Bleue.

Le Cavalier des Skrodes se tenait toujours à l’autre extrémité du poste, où il avait battu en retraite après avoir questionné le commandant de Sjandra Kei. Il paraissait encore bouleversé, bien qu’il eût retrouvé son débit et sa précision de parole. Il étudiait en ce moment un affichage de navigation, enregistré, de toute évidence, juste avant la perturbation. Il transféra l’image sur un support plat et roula lentement au plafond dans leur direction. Les appendices de Tige Verte le frôlèrent au passage.

Il fit voler le moniteur plat dans les mains de Ravna et poursuivit d’un ton docte :

— Même dans le cas d’une tempête en mer, la surface de l’eau n’est jamais aussi agitée que lors d’une perturbation d’interface majeure. Les dernières infos qui nous sont parvenues faisaient état d’une surface fractale de dimension proche de trois… Comme l’écume et la mousse…

Même lui ne pouvait s’empêcher de faire appel à l’analogie de la tempête. Le panorama stellaire les entourait, serein, derrière ses murs de cristal, et les bruits les plus forts qui parvenaient à leurs oreilles étaient ceux des ventilateurs de bord. Pourtant, ils étaient en train de se faire engloutir par un maelström.

— Nous pourrions être de retour dans l’En delà d’ici quelques heures, fit Coquille Bleue en agitant un appendice dans la direction du support plat.

— Hein ?

— Regardez bien. Le plan d’affichage est déterminé par les positions du soi-disant vaisseau amiral de Sjandra Kei, du vaisseau périphérique que nous avons contacté directement, et de notre propre vaisseau.

Les trois points formaient un triangle étroit dont les sommets Limmende et Svensndot étaient très proches.

— J’ai indiqué les instants où le contact avec les autres a été perdu. Vous remarquerez que la liaison avec le QG de la Sécurité Commerciale a été coupée cent cinquante secondes avant que nous n’ayons été touchés. D’après la nature du signal reçu et ses demandes de changement de protocole, je crois pouvoir déduire que le vaisseau périphérique et nous avons été engloutis à peu près au même moment.

— C’est exact, reconnut Pham en hochant la tête. Les sites les plus lointains ont perdu le contact en dernier. Cela signifierait que la perturbation est venue sur nous en se déplaçant latéralement.

— Exactement !

Toujours perché au plafond, Coquille Bleue se pencha pour toucher le moniteur plat.

— Les trois vaisseaux se sont comportés comme les sondes utilisées dans les techniques classiques de mappage des Zones. Si nous repassons les enregistrements des tracés, nous aurons sans doute la confirmation de ces conclusions.

Ravna se pencha pour étudier la figure. La pointe du triangle, qui représentait le HdB, était orientée presque directement vers le cœur de la galaxie.

— Ce devait être un truc énorme, haut comme une falaise, et perpendiculaire au reste de la surface, dit-elle.

— Une vague monstrueuse balayant tout d’un grand mouvement latéral, renchérit Tige Verte. C’est également la raison pour laquelle elle ne durera pas longtemps.

— Oui. Ce sont les modifications radiales qui sont les plus longues. Ce truc-là doit avoir une traîne. Nous devrions la traverser dans quelques heures, puis nous retrouver dans l’En delà.

Il y avait donc encore une course à gagner… ou à perdre.


Les premières heures furent étranges. Coquille Bleue avait estimé à « quelques heures » le délai nécessaire pour qu’ils se retrouvent dans l’En delà. Ils tournaient tous autour du poste de commande, regardant sans cesse la montre et repassant dans leur mémoire l’étrange conversation qui venait d’avoir lieu. Pham était de nouveau tendu. Ils allaient se retrouver bientôt dans l’En delà, mais pour faire quoi ? Si les vaisseaux contaminés n’étaient pas trop nombreux, Svensndot pourrait peut-être encore coordonner une offensive. Mais cela serait-il vraiment d’une utilité quelconque ? Pham ne cessait de repasser les enregistrements des tracés d’ultradétection. Il étudiait un par un tous les vaisseaux de chaque flotte.

— Quand nous en serons sortis… Quand nous en serons sortis, je saurai quoi faire, grommela-t-il. Je ne pourrai peut-être pas dire pourquoi, mais je saurai ce que j’aurai à faire.

Il était incapable de donner davantage d’explications.

D’un instant à l’autre… Il n’y avait pas de raison de remettre leurs instruments à jour alors qu’ils savaient qu’il faudrait tout refaire quand cela arriverait.

Mais, huit heures plus tard, ils en étaient toujours au même point.

— Il est possible que cela prenne un peu plus de temps. Une journée, même.

Ils s’étaient tous plongés dans la documentation disponible.

— Nous devrions peut-être faire un peu de ménage, suggéra Coquille Bleue.

Le Hors de Bande II était conçu à la fois pour le Fin Fond et pour les Lenteurs, mais ce dernier environnement était considéré comme exceptionnel, utilisé seulement en cas d’urgence. Il y avait à bord des processeurs spécifiquement conçus pour les Lenteurs, mais ils ne s’étaient pas mis en route automatiquement. Sur les conseils de Coquille Bleue, Pham coupa les automatismes à haute performance. Ce ne fut pas très difficile, à l’exception de deux ou trois systèmes isolés à commande vocale qui n’avaient plus assez d’intelligence pour comprendre l’ordre de se déconnecter.

L’utilisation des nouveaux automatismes communiquait à Ravna un frisson qui, d’une manière plus subtile, était presque aussi angoissant que la perte antérieure de l’ultrapoussée. Sa vision imagée des Lenteurs en tant que caverne obscure à peine éclairée par des torches était juste un cauchemar. Par contre, quand elle voyait les Lenteurs comme le domaine de prédilection des crétins et des calculatrices mécaniques, elle n’était pas trop loin de la réalité. Les performances du HdB s’étaient dégradées progressivement tout au long de leur descente vers le Fin Fond. Mais ce qui se passait à présent… Il n’y avait plus aucun générateur de graphes à commande vocale. Ils étaient un peu trop complexes pour être gérés par le nouveau HdB, tout au moins en mode interprétateur intégral. Plus d’analyseurs de contexte intelligents, qui rendaient la bibliothèque de bord presque aussi accessible qu’une mémoire humaine. Finalement, Ravna déconnecta les unités artistique et musicale. Privées de toute réaction à l’ambiance et au contexte, elles semblaient de marbre, et leur rappelaient constamment qu’il n’y avait aucun cerveau derrière elles. Même les fonctions les plus simples étaient touchées. Le contrôle de la voix et du geste, par exemple. Les appareils ne réagissaient plus de manière cohérente au sarcasme ou au langage familier. Il fallait s’astreindre à une certaine discipline verbale pour pouvoir les utiliser encore. Pham était le seul à sembler apprécier cela. Il disait que cela lui rappelait l’époque du Qeng Ho.

Vingt-quatre heures. Cinquante. Ils se disaient à tour de rôle qu’il n’y avait pas à s’inquiéter, mais Coquille Bleue expliquait à présent qu’il ne s’était pas montré assez réaliste en leur parlant de « quelques heures ». Compte tenu de la hauteur du « tsunami » (deux cents années-lumière au bas mot), il faisait probablement plusieurs centaines d’années-lumière de largeur, si l’on se référait aux proportions observées dans les phénomènes historiques précédents. L’ennui, c’était qu’il n’y avait pas vraiment de précédent comparable. La plupart du temps, les délimitations de secteurs suivaient la densité galactique moyenne. Il n’y avait virtuellement pas de différence d’une année à l’autre, à part le lent rétrécissement des éons qui exposerait peut-être un jour, longtemps après la mort de toutes les étoiles à l’exception des plus petites, le cœur galactique à l’En delà. À n’importe quel moment, seule la milliardième partie de ce secteur frontière pouvait être décrite comme « en état de perturbation ». Sous une tempête ordinaire, la surface pouvait bouger d’une année-lumière au plus en une décennie environ. Ces tempêtes étaient même assez courantes pour affecter le sort de plusieurs mondes chaque année.

Beaucoup plus rares – à peu près une fois tous les cent mille ans dans la galaxie tout entière – étaient les perturbations qui apportaient de sérieuses distorsions à la zone frontière et pouvaient se déplacer à des multiples élevés de la vitesse de la lumière. Il s’agissait des tempêtes transversales à partir desquelles Pham et Coquille Bleue avaient fait leurs estimations d’échelle. La plus rapide avançait à une année-lumière par seconde, sur une distance de moins de trois unités. Les plus larges faisaient trente années-lumière de haut et se déplaçaient à moins d’une unité par jour.

Que savait-on des monstres comme celui qui les avait engloutis ? Pas grand-chose, en vérité. Des récits de troisième main dans la bibliothèque de bord parlaient de perturbations peut-être aussi importantes que la leur, mais dont les dimensions et les taux de propagation n’étaient pas cités très clairement. Les chiffres datant de plus de cent millions d’années inspirent difficilement confiance. Et les langages intermédiaires manquaient. Même s’il y en avait eu, au demeurant, cela ne les aurait aidés en rien. La nouvelle version du HdB, au cerveau demeuré, n’était plus capable d’une traduction même mécanique des langues naturelles. Écumer la bibliothèque ne servait plus à rien.

Lorsque Ravna fit part de ces réflexions à Pham, il se contenta de répondre :

— Ça pourrait être bien pire. Mais qu’est-ce que c’est, au fait, que cette Séparation Primordiale ?

Cinq milliards d’années en arrière.

— On ne le sait pas très bien.

Pham indiqua du pouce l’affichage de la bibliothèque qu’il était en train de consulter.

— Il y a des gens qui disent que c’était une « super-superperturbation ». Quelque chose de si gros que toutes les races qui auraient pu en conserver la trace ont été anéanties. Il y a des cas où les plus grandes catastrophes passent totalement inaperçues. Personne n’est là pour écrire des histoires d’épouvante à leur sujet.

Bravo.

— Pardonne-moi, Ravna. Honnêtement, si les ennuis que nous avons en ce moment sont comparables à la majorité des catastrophes du passé, nous devrions en sortir d’ici un jour ou deux. Le mieux que nous ayons à faire, en attendant, c’est d’élaborer des projets en conséquence. C’est comme une trêve au milieu d’une bataille. Il faut savoir profiter du répit pour préparer la suite. Essayons de voir comment amener la partie non contaminée de la Sécurité Commerciale à combattre pour nous.

— Hum…

Selon la forme de la traîne qu’il était en train de traverser, le HdB avait dû perdre plus ou moins de son avance.

Mais la flotte de l’Alliance doit être complètement désorganisée par la perturbation.

C’était un ramassis d’opportunistes, qui saisiraient probablement l’occasion de courir se mettre à l’abri dès qu’ils se retrouvaient dans l’En delà.

Le conseil de Pham la tint occupée durant la vingtaine d’heures qui suivirent. Elle se battit avec les appareils débiles qui prétendaient être des aides à la stratégie sur la nouvelle version du HdB. Même si la perturbation cessait à l’instant même, ce serait peut-être trop tard. Il y avait des joueurs, dans cette partie, pour qui la tempête était loin de représenter une trêve. Jefri Olsndot et ses alliés, par exemple. Soixante-dix heures s’étaient écoulées depuis leur dernier contact. Ravna avait raté trois rendez-vous avec eux. Si elle était en proie à la panique, dans quel état devait être Jefri ? Même si Acier était capable de maintenir ses ennemis à distance, le temps et la confiance continuaient de fondre là-bas.

La perturbation durait depuis cent heures maintenant. Coquille Bleue et Pham étaient en train de tester la puissance du ramscoop du HdB. Il y a des trêves qui paraissent durer éternellement…

34

La canicule de l’été s’était momentanément interrompue. En fait, il faisait presque froid. L’air était toujours sec et miroitant de fumée, mais le vent s’était calmé. Dans la cabine à bord du vaisseau, Amdijefri ne faisait pas attention au temps.

— Ce n’est pas la première fois qu’ils mettent si longtemps à répondre, murmura Amdi. Elle nous a expliqué que l’ultrabande…

— Ravna n’a jamais été en retard à ce point !

Pas depuis cet hiver, en tout cas. La voix de Jefri oscillait entre l’angoisse et la bouderie. En fait, il y avait une session prévue au milieu de la nuit, où ils devaient recevoir des données techniques à transmettre à messire Acier. Elles ne leur étaient pas encore parvenues ce matin. Ravna avait aussi laissé passer le rendez-vous de l’après-midi, au cours duquel ils prenaient habituellement le temps de bavarder un peu.

Les deux enfants refirent tous les réglages comm. À l’automne dernier, ils avaient laborieusement relevé tous les paramètres ainsi que ceux des diagnostics de premier niveau. Tout semblait inchangé, à l’exception de quelque chose qui s’appelait « détection de porteuse ». Si seulement ils avaient eu une boîte de données, ils auraient pu chercher la signification de ces mots.

Ils avaient soigneusement modifié certains paramètres comm… pour revenir en hâte aux réglages antérieurs quand ils s’étaient aperçus que cela n’y faisait rien. Ils n’avaient peut-être pas attendu assez longtemps pour que les changements opèrent. Ils avaient peur d’avoir détraqué quelque chose.

Ils patientèrent tout l’après-midi dans la cabine de commande, passant par des cycles de frustration, de peur et d’ennui. Au bout de quatre heures, ce fut l’ennui qui remporta provisoirement la victoire. Jefri sommeillait nerveusement dans le hamac de son père avec deux membres d’Amdi pelotonnés contre lui.

Le reste d’Amdi furetait, oisif, dans la cabine, examinant les commandes des réacteurs. Non… Même sa hardiesse coutumière ne le laissait pas jouer avec ça. Un autre de ses membres écarta le revêtement insonorisant des parois. Il fallait bien tuer le temps, et voir pousser la moisissure lui semblait une occupation adéquate dans ces circonstances.

En fait, la substance grisâtre avait nettement grossi depuis la dernière fois qu’il l’avait vue. Elle avait gagné en épaisseur derrière le revêtement. Il glissa plusieurs de ses membres entre celui-ci et la paroi. Il faisait sombre, là derrière, mais une certaine quantité de lumière filtrait à travers les déchirures du plafond. Presque partout, la moisissure faisait à peine deux ou trois centimètres d’épaisseur, mais ici – ouah ! – elle en avait douze ou quinze. Juste au-dessus de son nez fureteur, il y avait une énorme bosse en saillie sur la paroi. Elle était aussi imposante que les blocs de mousse ornementaux qui décoraient les grandes salles des châteaux. Des filaments grisâtres pendaient tout autour. Il faillit appeler Jefri, mais ses deux membres dans le hamac étaient si bien au chaud…

Il pencha plusieurs têtes pour renifler l’étrange substance. La paroi, derrière elle, avait également un drôle d’aspect, comme si la moisissure se nourrissait en partie d’elle. Le gris ressemblait à de la fumée. Son nez toucha les filaments. Ils étaient fermes et secs. Ils le chatouillaient… Soudain, Amdi se figea d’étonnement. En se regardant par-derrière, il venait de s’apercevoir que deux des filaments avaient littéralement percé de part en part la tête de son membre ! Pourtant, il n’avait ressenti aucune douleur. Juste ce léger chatouillement.

— Qu’est-ce que… Qu’est-ce que…

Jefri venait d’être tiré abruptement de sa torpeur par les deux membres d’Amdi qui avaient relevé la tête.

— J’ai trouvé quelque chose d’étrange derrière le capitonnage. J’ai voulu toucher ce gros bloc de moisissure, et…

Tout en parlant, Amdi reculait lentement de la paroi. Le contact ne lui faisait aucun mal, mais le rendait plus nerveux que curieux. Il sentit glisser lentement les filaments dans sa tête.

— Je t’avais dit de ne pas jouer avec ce truc-là. C’est sale. Encore heureux que ça n’ait pas d’odeur.

Jefri avait sauté à bas du hamac. Traversant la cabine à grands pas, il souleva le revêtement. Le membre d’Amdi le plus en avant perdit l’équilibre et s’arracha d’un bond à la moisissure. Il y eut un claquement sec, et il ressentit une douleur vive à la lèvre.

— C’est devenu énorme ! s’écria Jefri. Tu n’as rien ? ajouta-t-il en entendant le sifflement de douleur d’Amdi.

— Ça va, murmura celui-ci en s’écartant encore plus de la paroi.

La pointe d’un dernier filament était encore fichée dans sa lèvre. Cela ne piquait pas autant que les orties auxquelles il s’était frotté quelques jours plus tôt. Amdijefri se pencha pour examiner l’épine. Elle avait un aspect rigide et fragile. Délicatement, il la retira avec ses doigts. Puis ils se tournèrent tous les deux vers la paroi pour la regarder de nouveau.

— Ça s’est drôlement étendu. On dirait que ça attaque aussi la paroi.

Amdi porta la patte à l’endroit où son museau saignait.

— Oui. Je comprends, maintenant, pourquoi tes parents t’ont dit de ne pas t’en approcher.

— Il faudrait peut-être demander à messire Acier de faire nettoyer tout ça.

Ils passèrent encore une bonne demi-heure à soulever partout les panneaux de revêtement pour examiner la moisissure. Les filaments gris avaient tout envahi, mais une seule protubérance avait fleuri. Ils revinrent l’examiner. Ils la touchèrent même avec des objets ou des vêtements, mais ne se risquèrent plus à y mettre un nez ni un doigt.

C’était la chose la plus excitante qui leur soit arrivée depuis plusieurs jours. Mais ils ne reçurent, cet après-midi-là, aucun message du HdB.

Le lendemain, la canicule était de retour.

Deux nouveaux jours passèrent. Toujours pas de nouvelles de Ravna.


Messire Acier faisait les cent pas sur la muraille au sommet de la Colline du Vaisseau. C’était presque le milieu de la nuit, mais le soleil était à quinze degrés au-dessus de l’horizon nord. La transpiration formait une fine pellicule sur sa fourrure. Jamais ils n’avaient eu un été si chaud depuis dix ans. Le vent sec soufflait depuis trente jours sans nuit, n’apportant pas l’habituel répit au froid du grand Nord. Les récoltes séchaient dans les champs. La fumée des incendies dans les fjords était visible sous la forme d’une brume sépia à la fois au nord et au sud du château. Au début, les tons violacés avaient été une nouveauté, un changement par rapport au bleu sans fin du ciel, à la distance et aux brumes cotonneuses de la mer. Mais seulement au début. Lorsque l’incendie avait embrasé l’est de Streamsdell, le ciel tout entier s’était teinté de rouge. Il avait plu des cendres toute la journée sans nuit. L’odeur de brûlé imprégnait l’air, chassant toutes les autres. Certains disaient que c’était pire que de respirer l’air vicié des villes du Sud.

Les soldats sur le faîte du mur reculaient pour le laisser passer. C’était plus que de la courtoisie, plus que de la peur motivée par sa présence. Ils n’étaient pas encore habitués aux manteaux noirs, et les bruits que Shreck répandait pour expliquer leur présence n’étaient pas de nature à apaiser leurs angoisses. Messire Acier était accompagné d’un mono qui portait les armes d’un seigneur. La créature n’émettait aucun bruit mental et suivait son maître à une distance incroyablement rapprochée.

— La réussite est une question de bonne synchronisation, déclara Acier au mono. C’est vous qui m’avez appris cela, je m’en souviens.

Il me l’a gravé au couteau, en fait.

Le membre isolé pencha la tête pour le regarder.

— Si je me souviens bien, j’ai dû vous dire, plus exactement, que la réussite dépendait de la capacité de chacun à s’adapter aux modifications de dernière minute.

Les mots étaient parfaitement articulés. Il y avait des monos capables de s’exprimer aussi bien, mais même les plus doués d’entre eux pour la parole étaient dans l’impossibilité totale de soutenir une conversation intelligente. Shreck n’avait eu aucun mal à convaincre ses troupes que la science de Flenser avait créé une race de supermeutes et que les manteaux noirs étaient, pris individuellement, aussi intelligents que n’importe quelle meute ordinaire. C’était une excellente couverture pour cacher la nature exacte des isolés. Elle inspirait la crainte et voilait la vérité.

Le membre isolé se rapprocha encore d’Acier. Personne ne s’était jamais trouvé aussi près de lui à l’exception des moments de meurtre, de torture et de viol du passé. Involontairement, il humecta ses babines du bout de ses langues et s’éloigna en cercle de la menace. D’une certaine manière, pourtant, le manteau noir semblait aussi peu dangereux qu’un cadavre, sans la moindre trace de bruit mental. Faisant claquer ses mâchoires, Acier répliqua :

— C’est vrai. Le génie consiste à sortir vainqueur même lorsque tous les plans sont passés à la trappe.

Détournant toutes ses têtes du Fragment de Flenser pour contempler l’horizon sud baigné d’une lumière rouge, il ajouta :

— Quelles sont les dernières estimations concernant la progression du Sculpteur ?

— Elle est toujours au même campement, à cinq jours de marche d’ici au sud-est.

— Quelle incompétence ! Il est difficile de croire qu’elle vous ait donné le jour ! Vendacious avait tout préparé ! Avec ses soldats et ses canons pour rire, elle devrait être là depuis plus d’un dijour !

— Pour se faire massacrer en bonne synchronisation.

— Mais oui ! Bien avant l’arrivée de nos amis des étoiles ! Au lieu de cela, elle va se perdre à l’intérieur des terres, et elle hésite.

Le Fragment de Flenser haussa les épaules sous son manteau noir. Acier savait que la radio était aussi lourde qu’elle en avait l’air. Cela le consolait un peu de savoir que l’autre avait un prix à payer pour son omniscience. Par une chaleur pareille, avoir le corps couvert jusqu’aux tympans… Il imaginait aisément l’inconfort qu’elle devait endurer. Et quand ils étaient à l’intérieur, l’odeur était éloquente.

Ils passèrent derrière l’un des canons récemment installés sur la muraille, dont le tube enrobé de plusieurs couches de métal brillait de tous ses feux. Il avait trois fois la portée de l’invention pitoyable du Sculpteur. Pendant que la vieille reine travaillait avec une simple boîte de données, guidée par l’intuition d’une enfant, il avait bénéficié de l’aide directe de Ravna et de ses compagnons. Au début, il avait eu peur de leur générosité, croyant qu’elle prouvait leur supériorité à un point où ils n’avaient même pas besoin de se montrer méfiants. Mais à mesure qu’il avait appris à les connaître, il avait compris leurs points faibles. Ils étaient incapables d’expérimenter sur eux-mêmes pour s’améliorer. C’étaient des demeurés pleins d’arrogance, qui n’évoluaient que très lentement. Parfois, ils avaient un éclair d’intelligence, par exemple la réticence de Ravna à dire ce qui l’intéressait vraiment dans le vaisseau échoué sur leur monde. Mais leur désespoir transparaissait clairement dans tous leurs messages, de même que leur attachement à l’enfant humain.

Tout s’était passé de la manière la plus parfaite possible jusqu’à ces tout derniers jours. Tandis qu’ils avançaient hors de portée d’oreille de la meute canonnière, Acier demanda au Fragment de Flenser :

— Toujours pas de nouvelles de nos « sauveteurs » ?

— Toujours rien.

C’était l’autre élément de leur synchronisation, le plus important, qui avait raté, et sur lequel ils n’avaient aucun contrôle.

— Ravna a déjà manqué quatre rendez-vous. Deux d’entre moi sont en ce moment avec Amdijefri.

Le mono agita le museau en direction du dôme de la forteresse intérieure. Son geste était maladroit. Avec une seule tête et deux yeux, le langage du corps était extrêmement limité.

Nous ne sommes pas faits pour errer un morceau par-ci, un morceau par-là.

— Encore quelques minutes, ajouta le manteau noir, et les créatures des étoiles auront raté leur cinquième session. Les enfants commencent à désespérer, vous savez.

La voix semblait compatir avec eux. Presque inconsciemment, Acier prit encore plus de distance autour du Fragment. Il avait déjà entendu ce ton-là très longtemps auparavant. Il se souvenait aussi que, presque invariablement, c’étaient la mort et le dépeçage qui suivaient.

— Je ne veux pas qu’il leur arrive quoi que ce soit, Tyrathect, dit-il en découvrant six paires de mâchoires menaçantes en direction du mono encerclé. N’essayez pas un de vos vieux coups tordus. Jusqu’à nouvel ordre, nous faisons comme si les communications allaient reprendre. Et nous aurons besoin d’eux à ce moment-là.

Le Fragment tressaillit presque imperceptiblement, ce qui fit plus plaisir à Acier que si dix mille serviteurs s’étaient mis à ramper devant lui.

— Bien entendu. Je voulais seulement dire que vous devriez aller les voir, pour calmer leurs angoisses.

— Faites-le vous-même.

— C’est que… Ils ne me font pas tout à fait confiance, Acier. Je vous l’ai déjà dit. C’est vous qu’ils adorent.

— Ah ! Ils ont percé votre méchanceté à jour, n’est-ce pas ?

La situation emplissait Acier de fierté. Il avait réussi là où les méthodes de Flenser auraient immanquablement échoué. Il avait manipulé sans menacer ni torturer. C’était son expérience la plus folle et certainement la plus profitable. Mais…

— Écoutez, dit-il. Je n’ai pas le temps de servir de nourrice à qui que ce soit. J’en ai assez de discuter de ces deux-là.

Il en avait assez, également, de surveiller ses humeurs, d’accepter les « caresses » de Jefri et les railleries d’Amdi. Au début, il avait insisté pour que personne d’autre que lui n’ait des contacts avec les enfants. Ils étaient trop importants pour être exposés à une révélation accidentelle qui aurait tout fichu par terre. Même à présent, Tyrathect était la seule meute en dehors de lui à avoir des contacts réguliers avec eux. Pour Acier, cependant, chaque rencontre était un peu plus difficile à supporter que la précédente et représentait un test de sang-froid à la limite extrême de ses capacités. Il était difficile de se concentrer quand on était en proie à une fureur meurtrière, comme c’était le cas à la fin de chaque entretien avec eux ou presque. Quel soulagement ce serait lorsque le vaisseau spatial arriverait enfin et qu’il pourrait utiliser pleinement l’instrument que représentait Amdijefri ! Il n’aurait plus, alors, besoin de leur confiance ni de leur amitié. Il aurait un levier, quelqu’un à torturer et à tuer pour obtenir ce qu’il demanderait.

Naturellement, si les créatures des étoiles ne venaient jamais ou si…

— Nous devons faire quelque chose ! s’écria-t-il soudain. Je refuse d’être un bois mort ballotté par les vagues de la destinée.

Il frappa violemment l’échafaudage accolé au parapet, faisant voler de ses dards luisants des échardes de bois.

— Puisque nous ne pouvons pas encore nous occuper des créatures des étoiles, ajouta-t-il, allons régler son compte au Sculpteur ! (Il sourit au Fragment de Flenser.) Amusant, n’est-ce pas ? Il y a cent ans que vous cherchez à la détruire. Aujourd’hui, j’ai la victoire à ma portée. Ce qui aurait été pour vous le plus grand triomphe n’est pour moi qu’une formalité ennuyeuse, que j’entreprends uniquement parce que mes projets plus importants sont provisoirement retardés.

Le manteau noir ne semblait guère impressionné.

— Il y a des bienfaits qui tombent du ciel.

— Dans mes gueules ouvertes, oui. Le tout, c’est d’être là au bon moment, n’est-ce pas ?

Il fit plusieurs pas vers elle, en gloussant.

— Il est temps de faire savoir à Vendacious qu’il peut conduire sa reine confiante à l’abattoir. Cela risque d’interférer avec d’autres événements, mais… Je sais ce qu’il faut faire. La bataille aura lieu à l’est de l’endroit où nous sommes.

— La Montée de Margrum ?

— Exactement. Les forces du Sculpteur seront concentrées pour franchir le défilé. Nous transporterons notre artillerie sur place, derrière la crête au sommet de la Montée. Nous n’aurons aucun mal à anéantir son armée. Et le site est suffisamment éloigné de la Colline du Vaisseau. Même si les créatures des étoiles arrivaient en même temps, il n’y aurait pas d’interférences entre les deux projets.

Le Fragment ne répondit pas. Au bout d’un moment. Acier lui lança un regard furieux.

— Oui, je sais, mon bon maître. Il y a un risque. Nos forces seront coupées en deux. Mais nous avons une armée sur le pas de la porte. Il est regrettable qu’elle arrive avec tant de retard, mais même Vendacious ne peut plus lui faire rebrousser chemin. S’il essaie d’intervenir à ce stade, la reine risque de… Peut-on prévoir ce qu’elle ferait ?

— Non. Elle a toujours des réactions imprévues.

— Elle serait même capable de découvrir la duplicité de Vendacious. C’est pourquoi il vaut mieux courir un léger risque en la détruisant tout de suite. Vous êtes avec le Grand-éclaireur Rangolith ?

— Oui. Deux d’entre moi.

— Dites-lui de transmettre ce message à Vendacious. Qu’il s’arrange pour que les armées de la reine franchissent la Montée de Margrum dans deux jours ou plus, pas avant. Ne vous gênez pas pour improviser. Vous connaissez la région mieux que moi. Nous réglerons les détails lorsque les deux côtés auront pris position.

Quelle chose extraordinaire que de pouvoir commander les mouvements de deux armées sur le point de s’affronter !

— Encore une chose, ajouta-t-il. C’est très important. Vendacious devra régler cette question avant que s’achève le jour sans fin. Je veux que le deux-pattes du Sculpteur soit mort d’ici là.

— Quel mal fait cette enfant ?

— Question stupide. (Particulièrement venant de vous.) Nous ne savons pas à quel moment Ravna et Pham arriveront ici. Jusqu’à ce qu’ils soient entre nos dards, cette Johanna est trop dangereuse pour nous. Que Vendacious s’arrange pour que cela ait l’air d’un accident. Mais l’humaine doit mourir.

Flenser était partout. C’était une forme de divinité dont il avait toujours rêvé depuis qu’il avait été le ného du Sculpteur. Tandis que l’un de lui parlait à Acier, deux autres flânaient dans le vaisseau spatial avec Amdijefri et deux autres encore trottaient dans la forêt au nord du campement établi par le Sculpteur.

Le paradis peut être également une souffrance. Chaque jour, le tourment était un peu plus difficile à supporter. Pour commencer, l’été valait largement celui du Nord, et les manteaux noirs pesaient d’une manière insupportable sur ses épaules, couvrant obligatoirement ses tympans. Contrairement aux autres vêtements encombrants, ceux-ci ne pouvaient pas être retirés, même provisoirement, au risque de perdre complètement l’esprit. Les premiers essais n’avaient duré qu’une heure ou deux. Il avait ensuite fallu partir pour une expédition de cinq jours avec le Grand-éclaireur Rangolith, afin de fournir à Acier des informations immédiates et un contrôle permanent sur tout ce qui se passait à proximité de la Colline du Vaisseau. Il lui avait fallu deux jours sans nuit pour se remettre de l’inconfort et des blessures occasionnés par les manteaux noirs.

Ce dernier exercice d’omniscience avait duré douze jours. Il était impossible de porter les manteaux continuellement. Chaque jour, à tour de rôle, l’un des membres se débarrassait de sa radio, prenait un bain et changeait la doublure du manteau. C’était l’heure de folie quotidienne du Dépeceur, celle où, parfois, la faible Tyrathect remontait à la surface, essayant, mais en vain, de rétablir sa domination. Cela n’avait guère d’importance. Avec un membre déconnecté, la meute restante ne formait plus qu’un quat. Il existait des meutes à quatre membres d’intelligence normale, mais pas dans la combinaison Flenser/Tyrathect. Le bain et la remise du manteau noir s’effectuaient dans un désordre confus.

Naturellement, même si Flenser était « partout à la fois », cela ne le rendait pas plus intelligent que d’habitude. Après le désarroi des premiers essais, il s’était habitué à voir et à écouter des choses radicalement différentes, mais il lui était toujours aussi difficile de soutenir plusieurs conversations simultanées. Pendant qu’il échangeait des reparties avec Acier, il avait très peu de choses à dire à Amdijefri ou aux éclaireurs de Rangolith.

Messire Acier en avait fini avec lui. Flenser cheminait au faîte du mur avec son ancien disciple, mais si ce dernier lui avait adressé la parole cela l’aurait distrait de la conversation en cours. Flenser sourit (prudemment, afin que cela ne transparaisse pas dans l’expression de celui qui était avec Acier). L’autre le croyait en train de discuter avec le Grand-éclaireur Rangolith. Il n’allait pas tarder à le faire, au demeurant. Dans quelques minutes. L’un des avantages de cette situation, c’était que personne ne pouvait savoir avec certitude quel était le jeu de Flenser. S’il manœuvrait avec précaution, il finirait par régner ici de nouveau. Mais c’était un jeu dangereux. Et les manteaux noirs eux-mêmes représentaient un grand péril. S’ils n’étaient plus exposés à la lumière solaire durant quelques heures d’affilée, ils perdaient leur pouvoir et le membre qui les portait se retrouvait coupé du reste de sa meute. Plus grave encore était le problème des « parasites », terme utilisé par les mantes. La deuxième série de manteaux avait tué son utilisateur, et les créatures de l’espace n’étaient pas sûres de connaître la cause. Elles disaient qu’il s’agissait d’un problème d’« interférence », ou quelque chose comme ça.

Flenser n’avait rien ressenti d’aussi extrême. Cependant, à l’occasion d’une marche en compagnie de Rangolith ou lorsque l’énergie de l’un de ses manteaux venait à s’épuiser, il y avait soudain un incroyable tintamarre dans sa tête, comme si une douzaine de meutes l’encerclaient, poussant des cris qui se situaient entre la frénésie sexuelle et la folie meurtrière. Tyrathect semblait adorer ces moments. Elle arrivait en bondissant au milieu de toute cette confusion, en l’enveloppant de sa haine sourde. Normalement, elle se contentait de rester à la lisière de sa conscience, grappillant une pensée par-ci, une motivation par-là. Mais après les parasites, elle devenait beaucoup plus dangereuse. Il lui était arrivé, une fois, de garder le contrôle durant près d’une journée sans nuit. S’il avait disposé d’une année sans crises, Flenser aurait pu étudier convenablement Ty, Ra et Thect pour pratiquer les excisions qui convenaient. Thect, celui qui avait du blanc au bout des oreilles, était probablement le membre à éliminer. Il ne semblait pas très intelligent, mais c’était lui, sans doute, la clé de voûte du trio. En le remplaçant par un membre spécialement étudié, le Dépeceur pouvait devenir encore plus puissant qu’avant le massacre de la Cuvette du Parlement. Pour le moment, toutefois, Flenser était coincé. L’autochirurgie de l’âme représentait un formidable défi, même pour le Maître.

Prudence. Prudence. Maintenir les manteaux bien chargés. Ne pas trop s’éloigner, et ne laisser voir à personne toutes les ficelles du grand plan.

Pendant qu’Acier croyait qu’il allait trouver Rangolith, Flenser était en train de parler à Amdi et à Jefri. Le jeune humain était en larmes.

— Q… quatre fois, n… nous avons manqué le rendez-vous avec R… Ravna. Que lui est-il arrivé ?

Sa voix plafonnait dans l’aigu. Flenser ne s’était jamais rendu compte, avant, qu’il y avait une telle flexibilité dans le mécanisme d’éructation qui servait aux humains à produire des sons.

La majeure partie des membres d’Amdi entouraient le jeune garçon en lui léchant affectueusement la joue.

— C’est peut-être notre ultrabande qui ne fonctionne pas.

Il leva la tête vers Flenser d’un air implorant. Il y avait également des larmes dans les yeux des chiots.

— Tyrathect, s’il vous plaît, vous ne pourriez pas demander encore à Acier de nous laisser rester dans le vaisseau ? Il y a peut-être eu des messages qui n’ont pas été enregistrés.

« Flenser avec Acier » descendit l’escalier nord et traversa la cour d’honneur. Il consacra un fragment d’attention aux récriminations de l’autre sur l’entretien insuffisant des stands d’entraînement. Il avait au moins l’intelligence de laisser les potences disciplinaires là-bas dans l’île Cachée.

« Flenser avec les éclaireurs de Rangolith » traversa un torrent de montagne avec de l’eau jusqu’aux mollets. Même au cœur de l’été, en plein vent sec, il y avait encore des plaques de neige, et les cours d’eau qui passaient en dessous étaient glacés.

« Flenser avec Amdijefri » se pencha en avant tandis que deux membres d’Amdi se pelotonnaient contre lui. Les deux enfants recherchaient le contact physique, et ils n’avaient que lui en dehors d’eux-mêmes. C’était de la perversion, naturellement. Mais le Dépeceur avait passé sa vie à tirer parti des faiblesses des autres et il les tolérait volontiers, à l’exception de la douleur. Flenser émit un grondement profond à hauteur de ses omoplates et caressa le chiot contre lui en disant :

— J’en toucherai un mot à messire Acier la prochaine fois que je le verrai.

— Oh, merci !

Le chiot frotta son museau contre le manteau noir, puis eut la bonne idée de s’écarter. Flenser était couvert d’ecchymoses sous son vêtement-radio. Peut-être Amdi s’était-il aperçu de son inconfort, ou peut-être… De plus en plus, il les voyait réticents à son égard. Ce qu’il avait dit à Acier était vrai. Les deux enfants ne lui faisaient pas confiance. Mais c’était la faute de Tyrathect, ce n’était pas la sienne. Tout seul, il aurait aisément gagné l’affection d’Amdijefri. Il n’avait pas le penchant pour tuer ni la dignité fragile d’Acier. Il pouvait bavarder pour le plaisir, en mêlant continuellement la vérité au mensonge. L’un de ses plus grands talents était l’empathie. Nul sadique ne peut aspirer à la perfection sans cette capacité de discernement. Mais juste au moment où tout marchait à la perfection et où ils semblaient sur le point de s’ouvrir à lui, Ty, Ra ou Thect surgissaient, déformant ses traits ou détournant le choix de ses mots. Peut-être aurait-il dû se contenter de saper discrètement le respect que les enfants éprouvaient pour Acier (sans jamais le critiquer ouvertement, bien sûr). Il soupira et donna quelques tapes rassurantes à Jefri sur le bras.

— Ravna reviendra, j’en suis certain.

Le jeune humain renifla légèrement, puis avança la main pour caresser la partie de la tête de Flenser qui n’était pas couverte par le manteau. Ils restèrent assis en silence, comme deux camarades, durant un bon moment, puis l’attention de Flenser se reporta sur…

la forêt et les troupes de Rangolith. Le détachement escaladait la colline depuis près de dix minutes. Les autres n’étaient pas très chargés et avaient l’habitude de ce genre d’exercice. Les deux membres de Flenser traînaient en arrière. Il siffla pour attirer l’attention du chef d’escouade. Celui-ci ralentit le pas afin de se laisser rattraper tandis que les autres s’empressaient de s’écarter. Il s’arrêta lorsque son membre le plus proche fut à cinq mètres de Flenser.

— Que désirez-vous…, Monseigneur ?

C’était un nouveau. Il avait été mis au courant, en ce qui concernait les manteaux, mais Flenser savait qu’il ne comprenait pas les nouvelles règles. L’or et l’argent qui brillaient sur le fond noir des manteaux étaient l’apanage des Seigneurs du Domaine. Cependant, il n’y avait ici que deux membres de Flenser. Normalement, de tels fragments étaient à peine capables de soutenir une conversation, et encore moins de donner des ordres raisonnables. Tout aussi déconcertante était l’absence de bruit mental. « Un zombie. » C’était ce que les éclaireurs se disaient quand ils se croyaient seuls.

Flenser désigna le sommet de la colline. La crête boisée n’était qu’à quelques dizaines de mètres de là.

— Le Grand-éclaireur Rangolith est juste de l’autre côté. Nous prendrons un raccourci, dit-il d’une voix faible.

Une partie de l’autre avait déjà levé la tête vers le sommet.

— Ce serait une erreur, murmura-t-il lentement. (Stupide duo débile, disait toute son attitude.) L’ennemi va nous voir.

Flenser lui jeta un regard noir, ce qui n’était pas facile à deux contre toute une meute.

— Soldat, vous voyez cet or à mes épaulettes ? Un seul de moi vaut la totalité d’entre vous. Si je dis qu’il faut prendre un raccourci, nous le prendrons, même si cela signifie que nous devrons ramper dans le soufre jusqu’aux épaules.

En réalité, il savait exactement où Vendacious avait posté ses guetteurs. Il n’y avait aucun risque à marcher en terrain découvert dans ce secteur. Et il était réellement fatigué.

Le chef d’escouade ne savait pas vraiment à qui il avait affaire, mais il voyait bien que les manteaux noirs étaient au moins aussi dangereux que n’importe quel seigneur au complet de sa meute. Il recula humblement, ventres à terre. Le groupe se tourna vers la crête. Quelques minutes plus tard, ils marchaient dans la bruyère à découvert.

Le poste de commandement de Rangolith était à moins d’un kilomètre sur le sentier.

« Flenser avec Acier » pénétra dans la forteresse intérieure. Les pierres étaient fraîchement taillées, et les murs avaient été montés avec la hâte coutumière à ce genre de construction militaire. À dix mètres au-dessus de leurs têtes, à la jonction de la voûte et des arcs-boutants, il y avait des trous pratiqués dans la pierre. Bientôt, ils allaient être remplis de poudre noire, de même que les fentes des murs qui entouraient le terrain d’atterrissage. Acier appelait cela : « Les mâchoires de l’Accueil ». Il se tourna vers Flenser pour demander :

— Alors, que dit Rangolith ?

— Désolé, mais il est en patrouille. Il devrait être ici – ou plutôt là-bas – d’un moment à l’autre.

Flenser faisait son possible pour éviter de parler de ses expéditions avec les éclaireurs. De telles reconnaissances n’étaient pas interdites, mais Acier lui aurait demandé des explications s’il avait été au courant.

« Flenser avec les éclaireurs de Rangolith » pataugeait dans la bruyère imbibée d’eau. L’air était agréablement frais au-dessus des plaques de neige fondue et la brise glissait ses langues de glace sous les lourds manteaux noirs.

Rangolith avait bien choisi l’emplacement de son poste de commandement. Les tentes étaient plantées dans un léger creux au bord d’un petit lac d’été. Cent mètres plus loin, une énorme calotte de neige couvrait le haut de la colline, alimentant le lac et maintenant l’air à une température agréablement basse. Les tentes n’étaient visibles que lorsqu’on arrivait sur les hauteurs. Pourtant, le site était assez élevé pour que la vue, au bord de la dépression, domine trois points cardinaux centrés au sud. Les réapprovisionnements pouvaient se faire par le nord, avec peu de risques de détection. Même si ces fichus incendies d’été ravageaient la forêt en contrebas, le poste ne serait pas touché.

Le Grand-éclaireur Rangolith tournait autour de ses miroirs de signalisation, huilant les mécanismes d’orientation tandis que l’un de ses subordonnés, couché à plat ventre avec juste ses museaux qui dépassaient de la crête, scrutait les alentours avec ses lunettes. Rangolith se mit au garde-à-vous à la vue de Flenser, mais son regard ne dénotait ni la servilité ni la peur. Comme la plupart des éclaireurs longue distance, il ne se laissait pas impressionner par la politique des seigneurs, sans compter que Flenser avait pris soin d’établir avec lui une relation privilégiée du type : « toi et moi contre tous ces tordus ».

Rangolith se tourna vers le chef d’escouade pour glapir, furieux :

— La prochaine fois que je vous vois arriver en vous dandinant comme ça à découvert, je vous colle un rapport au cul !

— C’est ma faute, Grand-éclaireur, intervint Flenser. J’apporte des nouvelles importantes.

Ils s’éloignèrent des autres, en direction de la tente de Rangolith.

— Vous avez vu des choses intéressantes ? demanda le Grand-éclaireur avec un drôle de sourire.

Il en était arrivé depuis longtemps à la conclusion que Flenser, s’il n’était pas très brillant comme duo, n’en faisait pas moins partie d’une meute qui avait des membres au Château.

— Quand aura lieu votre prochaine rencontre avec Têtes-au-Berceau ?

C’était le nom de guerre de Vendacious.

— Un peu après midi. Il est fidèle au rendez-vous depuis quatre jours. Les Sudistes ont un cul de plomb en ce moment.

— Ça va changer.

Flenser lui répéta les ordres d’Acier à Vendacious. Le ton était dur. Le traître en lui était nerveux. Il sentait les prémices d’une attaque d’envergure.

— Ouah ! Vous allez tout déplacer vers la Montée de Margrum en moins de deux… Ça ne fait rien. Il vaut mieux que je n’en sache pas plus.

Sous ses manteaux noirs, Flenser se hérissa. Il y a des limites à la familiarité. Rangolith avait ses qualités, mais… peut-être que, lorsque tout serait fini, on pourrait en faire quelque chose de moins… désordonné.

— C’est tout. Monseigneur ?

— Oui… Euh… Non.

Flenser frissonna sous l’effet d’une confusion qui ne lui ressemblait pas. L’ennui, avec ces manteaux, c’était qu’ils occasionnaient parfois des trous de mémoire. Par la Grande Meute ! Non ! C’était encore Tyrathect. Acier avait ordonné d’éliminer l’enfant humain du Sculpteur. Tout bien considéré, c’était une décision raisonnable, mais…

« Flenser avec Acier » secoua la tête, furieux. Ses dents claquèrent.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda messire Acier.

Il semblait se réjouir vraiment des souffrances que lui occasionnaient les manteaux noirs.

— Ce n’est rien. Juste un peu de parasites.

Il n’y avait pas de parasites, en réalité, mais Flenser se sentait désintégré. Qu’est-ce qui avait donné à l’autre une force si soudaine ?

« Flenser avec Amdijefri » fit claquer ses mâchoires à plusieurs reprises. Les enfants s’écartèrent de lui, les yeux écarquillés.

— Ce n’est rien, dit-il d’une voix dure au moment même où ses deux membres se précipitaient l’un sur l’autre.

Il y avait de nombreuses raisons de garder Johanna Olsndot en vie. À long terme, cela pouvait assurer la coopération de Jefri. Et elle aurait pu être la carte humaine secrète du Dépeceur. À la limite, il pouvait faire croire à Acier qu’elle était morte, et… Non ! Non ! Non ! Flenser reprit le contrôle, chassant toutes ces rationalisations de leur esprit. Tous les procédés qu’il avait utilisés contre Tyrathect, elle envisageait de les retourner contre lui. Ça ne marchera pas sur moi. Je suis le maître du mensonge.

L’agression de Tyrathect se fit plus violente, comme un coup de gourdin écrasant toute pensée.

Avec Flenser, avec Rangolith, avec Amdijefri… Tout son être émettait maintenant des glapissements incohérents tandis qu’Acier dansait autour de lui, ne sachant s’il devait rire ou prendre cela au sérieux. Rangolith, de son côté, le regardait avec de grands yeux ébahis.

Les deux enfants s’avancèrent comme pour le toucher.

— Vous êtes blessé ? Vous souffrez ?

L’humain glissa ses extraordinaires « mains » sous le manteau noir et commença à caresser lentement la fourrure ensanglantée de Flenser. L’univers bascula dans une explosion de parasites.

— Ne fais pas ça, tu risques de lui faire mal, murmura Amdi tandis que les chiots essayaient de rajuster les manteaux avec leurs petits mufles.

Flenser se sentit sombrer tout entier. L’attaque finale de Tyrathect avait été massive, sans préparation rationnelle, sans infiltration progressive ni…

Elle se regarda avec ébahissement. Après tout ce temps, je suis de nouveau moi. C’est moi qui tiens les rênes. Finis les massacres d’innocents. Si quelqu’un doit mourir, ce sera Acier ou Flenser.

Elle fixa son attention sur les formes bondissantes d’Acier, choisissant le membre le plus parleur. Fléchissant les pattes de derrière, elle se prépara à lui sauter à la gorge.

Approche encore un peu… et meurs !

Le dernier moment conscient de Tyrathect ne dura probablement pas plus de cinq secondes. Son assaut contre le Flenser en elle avait été quelque chose de total et de désespéré, qui avait épuisé toutes ses réserves et ses défenses intérieures. Au moment même où elle se raidissait pour bondir sur Acier, elle avait senti un voile noir qui s’abattait sur son âme, et Flenser avait surgi de l’ombre. Les pattes postérieures du membre prêt à bondir avaient été agitées d’un spasme, puis s’étaient effondrées. Le sol était monté à la rencontre de son visage…

… et Flenser avait repris le contrôle. L’attaque de l’avorton l’avait pris par surprise. Elle avait une réelle affection pour ceux qui devaient être détruits, au point d’accepter de se sacrifier si cela pouvait entraîner la mort de Flenser. C’était ce qui avait causé sa défaite. Le suicide ne peut en aucun cas être la base de la domination d’une meute. Sa force de résolution même avait affaibli son emprise sur l’arrière-conscience, donnant ainsi sa chance au Maître. Il était de nouveau aux commandes, et décidé à profiter de l’occasion. L’attaque de Tyrathect l’avait laissée sans défense. Les barrières mentales qui entouraient ses trois membres étaient soudain devenues aussi minces que la peau d’un fruit mûr près d’éclater. Flenser incisa la membrane et étala la substance de son esprit sur toute l’étendue du sien. Les trois membres qui formaient le noyau de sa personnalité survivraient, mais ne pourraient plus jamais acquérir une âme distincte de celle de leur maître.

« Flenser avec Acier » gisait comme inconscient, agité de spasmes qui se calmèrent peu à peu. Si Acier le croyait malade et diminué, tant mieux. Cela lui donnerait le temps de réfléchir à l’explication la plus avantageuse.

« Flenser avec Rangolith » se remit lentement sur ses pattes, bien que les deux membres fussent toujours en proie à une épaisse confusion. Flenser les aida à reprendre leurs esprits. Aucune explication n’était nécessaire ici, mais il valait mieux que le Grand-éclaireur ne soupçonne pas le conflit intérieur qui venait de s’achever.

— Ces manteaux sont des instruments puissants, mon cher Rangolith. Un peu trop puissants, même, parfois.

— Oui, Monseigneur.

Flenser laissa s’épanouir un sourire sur son visage. L’espace de quelques instants, il demeura silencieux, savourant ce qu’il allait dire. Non, il n’y avait plus aucun signe de l’avorton en lui. La tentative de domination de Tyrathect, sa plus grande et dernière erreur, avait sonné le glas de sa conscience. Le sourire de Flenser s’élargit encore, atteignant les deux membres qui se trouvaient en compagnie d’Amdijefri. Il lui était soudain venu à l’idée que Johanna Olsndot allait être la première personne dont il ordonnerait l’exécution depuis son retour à l’île Cachée. Par conséquent, la jeune humaine constituerait la première tache de sang sur le museau de ses trois membres.

— Il y a encore un ordre destiné à Têtes-au-Berceau, Grand-éclaireur. Il s’agit d’une exécution.

Tandis qu’il lui communiquait les détails, la chaleur d’une décision bien prise irradia tous ses membres sans exception.

35

La seule bonne chose, dans toute cette attente, avait été l’occasion donnée aux blessés de récupérer. Maintenant que Vendacious avait trouvé le moyen de passer à travers les défenses flenséristes, tout le monde était impatient de lever le camp, mais…

Johanna avait passé tout l’après-midi à l’infirmerie du camp, constituée de six emplacements rectangulaires de six mètres de long chacun. Certains de ces emplacements étaient occupés par des tentes improvisées, appartenant aux blessés suffisamment valides pour s’occuper d’eux-mêmes. D’autres étaient simplement délimités par des barrières torsadées abritant chacune un seul membre, survivant d’une meute détruite. Ces monos auraient pu franchir sans peine les murs symboliques, mais la plupart semblaient reconnaître leur fonction et restaient à l’intérieur.

Tirant la charrette de nourriture derrière elle, Johanna s’arrêtait à chaque emplacement pour en distribuer le contenu. La charrette était un peu trop grande pour elle et se coinçait parfois dans les racines qui poussaient partout dans la forêt. Cependant, elle avait plus de facilité à faire ce travail que n’importe quelle meute, et elle était contente d’avoir trouvé quelque chose d’utile à accomplir.

Dans la forêt, tout autour de l’infirmerie, on entendait les cris des kherporcs que l’on attelait et ceux des canonniers qui préparaient le matériel avant le départ. D’après les cartes que Vendacious leur avait montrées à la dernière réunion, il était clair que les deux journées suivantes n’allaient pas être de tout repos. Mais à l’arrivée, ils occuperaient une position privilégiée, dominant les Flenséristes sans méfiance.

Elle s’arrêta devant la première tente. Le trio qui l’occupait l’avait entendue arriver et était sorti à sa rencontre, courant en cercle autour de la charrette.

— Johanna ! Johanna ! jappa-t-il d’une voix qui imitait la sienne.

C’était tout ce qu’il restait de l’un des stratèges mineurs du Sculpteur. Lorsqu’il était entier, il avait appris un peu le samnorsk. Mais il était six à l’origine. Les trois autres avaient été tués par les loups. L’un des membres survivants était le « parleur », mais il n’avait plus que l’intelligence d’un chiot de cinq ans, avec un vocabulaire curieusement limité.

— Merci de nous apporter à manger. Merci.

Ses museaux se frottèrent contre elle, et elle lui caressa les têtes avant de prendre dans la charrette des bols de ragoût tiède. Deux membres rentrèrent aussitôt sous la tente, mais le parleur s’assit à côté d’elle pour bavarder.

— On va se battre bientôt ?

C’est fini pour toi, la guerre.

— Oui, répondit-elle. Nous allons remonter par l’éboulis qui se trouve juste à l’est du camp.

— Oh ! fit le fragment. Oh ! Ce n’est pas bien, ça. Mauvaise visibilité, pas de retraite. Danger d’embuscade. Pas bien du tout.

Apparemment, il n’avait pas perdu le sens de son ancien métier. Mais Johanna s’abstint d’essayer de lui expliquer la stratégie de Vendacious.

— Ne vous en faites pas, dit-elle. Tout se passera bien.

— Vous êtes sûre ? C’est promis ?

Elle sourit gentiment au vestige d’une brave meute.

— C’est promis, oui.

— Aaah… Bon !

Les trois fragments avaient à présent le nez dans leur bol. Ils figuraient parmi ceux qui avaient eu de la chance, en fait. Ils s’intéressaient à ce qui se passait autour d’eux, et ils avaient gardé un certain enthousiasme enfantin. D’après Pérégrin, les fragments de ce genre pouvaient aisément reconstituer une meute si l’on prenait soin d’eux suffisamment longtemps pour qu’ils puissent mettre au monde un chiot ou deux.

Elle poussa la charrette un peu plus loin, jusqu’à l’enclos symbolique occupé par les monos. Il flottait dans l’air, à cet endroit, une légère odeur d’excréments. Certains monos ou duos avaient dû s’oublier. De toute manière, les latrines du camp n’étaient pas loin.

— Ici, Noiraud. Viens, petit !

Johanna cogna une gamelle vide contre le montant de la charrette. Une tête apparut derrière un buisson. Quelquefois, celui-là n’avait même pas de réaction quand on l’appelait. Johanna se mit à genoux pour que ses yeux ne soient pas trop hauts par rapport au mono.

— Viens, Noiraud !

La créature sortit de derrière le buisson et avança lentement. C’était tout ce qui restait de l’un des artilleurs de Scrupilo. Elle se souvenait vaguement de la meute, un superbe sexto aux membres tous prestes et de bonne taille. Aujourd’hui, même « Noiraud » n’était pas entier. Un canon, en tombant, lui avait écrasé les pattes postérieures. Son train de derrière était posé sur un petit chariot aux roues de trente centimètres qui le faisait ressembler à un Cavalier des Skrodes dont les deux roues avant seraient remplacées par des pattes. Johanna poussa le bol de ragoût vers lui. Puis elle émit les bruits que Pérégrin lui avait enseignés. Noiraud refusait toute nourriture depuis trois jours, mais aujourd’hui il s’avança suffisamment pour qu’elle lui caresse la tête. Au bout d’un moment, il abaissa le museau pour flairer la nourriture.

Elle sourit, ravie. Ce carré d’infirmerie était un drôle d’endroit. Un an plus tôt, elle aurait été horrifiée devant ce spectacle. Même à présent, elle n’avait pas le même point de vue que les Dards sur les blessés. Tout en caressant la tête baissée de Noiraud, elle laissa errer son regard un peu plus loin, sur les tentes de fortune dressées dans la forêt, qui abritaient des malades ou leurs fragments. C’était un véritable hôpital de campagne, pourtant. Il y avait des médecins qui essayaient de sauver des vies, même si leur médecine horrible ne consistait qu’à amputer et à poser des attelles sans le moindre anesthésique. À cet égard, leurs pratiques étaient comparables à celles de la médecine médiévale humaine telles que les décrivait la boîte de données. Mais chez les Dards, il y avait quelque chose en plus. Ce carré d’hôpital servait aussi, en quelque sorte, de magasin de pièces détachées. Les médecins s’intéressaient uniquement à la santé des meutes. Pour eux, les monos ou les duos constituaient des fragments qu’ils pouvaient utiliser pour recréer, au moins provisoirement, des groupes en état de fonctionner. Les monos infirmes étaient ce qu’il y avait de plus bas dans leur échelle de priorités médicales.

— Il n’y a plus grand-chose à récupérer quand on en arrive là, lui avait dit un jour un soignant, Pérégrin servant d’interprète. Et même si c’était possible, avait-il ajouté, qui voudrait dans sa meute un membre infirme et mal intégré ?

Il était sans doute trop fatigué pour remarquer l’absurdité de cette question. Ses museaux dégoulinaient de sang. Il avait travaillé des heures d’affilée à essayer de sauver les membres blessés de meutes autrement indemnes.

De toute manière, la plupart des monos blessés refusaient de se nourrir et mouraient en moins d’un dijour. Même au bout d’un an chez les Dards, Johanna ne s’était jamais résignée à accepter cela. Chaque mono lui rappelait le pauvre Scribe. Elle aurait voulu qu’ils puissent avoir une meilleure chance que le fragment qui avait été son ami. C’était l’une des raisons pour lesquelles elle tirait cette charrette et passait autant de temps avec les monos blessés qu’avec les autres éclopés. Et cela marchait. Elle pouvait s’approcher des fragments sans créer d’interférences avec les bruits mentaux. Cela donnait plus de temps aux mulpathes pour étudier les fragments afin d’essayer de les intégrer à des meutes.

Noiraud n’allait peut-être pas se laisser mourir de faim. Elle le dirait à Pérégrin. Il avait déjà fait des miracles avec certains autres appartements, et semblait être la seule meute à partager plus ou moins ses idées sur les monos infirmes.

— S’ils ne meurent pas tout de suite, lui avait-il dit un jour, cela signifie, la plupart du temps, qu’ils sont dotés d’une très grande force de caractère. Même infirmes, ils peuvent apporter beaucoup à une meute. Il m’est arrivé plusieurs fois, au cours de mes voyages, de me retrouver physiquement diminué. On ne peut pas toujours faire le difficile quand on se trouve réduit à trois et qu’on est en terre étrangère, à plus de mille kilomètres de chez soi.

Johanna posa une écuelle d’eau à côté du bol. Au bout d’un moment, le mono pivota sur l’essieu de son train de derrière et lapa quelques gorgées.

— Tiens bon, Noiraud. On te trouvera quelqu’un, tu verras.


Chitiratte était à son poste, faisant les cent pas exactement comme prévu. Il se sentait cependant nerveux, et l’une de ses têtes au moins était toujours tournée vers la mante. Rien d’étonnant à cela, puisqu’il était censé surveiller les alentours. Il fit passer son arbalète de sa mâchoire à son sac à dos, puis de nouveau à sa mâchoire. Plus que quelques minutes à attendre, et…

Il fit de nouveau le tour du carré d’hôpital. Le boulot était peinard. Cette partie de la forêt avait été épargnée, mais les incendies avaient chassé les animaux vers la plaine. L’endroit était suffisamment proche de la rivière pour être couvert d’un tapis de mousse, et il n’y avait que très peu d’épineux dans le coin. Faire le tour de l’infirmerie équivalait presque à marcher sur la Pelouse du Sculpteur, dans le Sud. Quelques centaines de mètres plus à l’est, les corvées étaient beaucoup plus pénibles. Il fallait préparer les chariots et leur chargement.

Les fragments sentaient que quelque chose se préparait. Ici et là, des têtes se montraient au-dessus des paillasses ou des terriers. Elles regardaient les chariots en cours de chargement et écoutaient les voix familières de leurs amis. Les plus handicapés mentalement sentaient, eux aussi, l’appel du devoir. Chitiratte avait déjà chassé trois monos valides pour leur faire réintégrer l’enclos. Ces demeurés ne pouvaient être d’aucune utilité. Lorsque l’armée attaquerait la Montée de Margrum, les éclopés demeureraient en arrière. Il leur aurait bien tenu compagnie. Il travaillait avec Vendacious depuis trop longtemps pour ne pas ignorer d’où venaient ses ordres. Il avait le pressentiment qu’il n’y en aurait pas beaucoup qui reviendraient vivants de Margrum.

Il tourna trois paires d’yeux vers le deux-pattes. La mission qu’il avait à accomplir était la plus dangereuse qu’on lui eût confiée jusqu’à présent. Si tout se passait bien, il se sentait en droit d’exiger que le chef le laisse rester en arrière avec ceux de l’hôpital. Mais prudence, mon vieux. Vendacious n’est pas arrivé à la position qu’il occupe maintenant en laissant traîner n’importe quoi derrière lui. Chitiratte avait bien vu ce qui était arrivé à cette meute venue de l’est qui avait fourré d’un peu trop près ses museaux dans les affaires du chef.

Que cette humaine était lente ! Cela faisait cinq bonnes minutes qu’elle échangeait des grognements avec ce mono. À voir tout le temps qu’elle passait avec les frags, on pourrait croire qu’elle couchait avec eux ! Mais elle allait bientôt payer ces familiarités déplacées. Il commença à armer son arbalète. Puis il se ravisa. Un accident. Il fallait que cela ressemble à un accident.

Ah ! Elle était en ce moment occupée à ramasser les bols et les écuelles vides pour les ranger dans la charrette. Chitiratte pressa le pas pour arriver plus vite devant le duo Kratzi, le fragment qui allait accomplir l’exécution.

Kratzinissinari était un fantassin avant la perte de sa partie Nissinari. Il n’avait jamais eu aucun rapport avec le chef ni avec la sécurité. Mais il avait une réputation de mauvais coucheur à moitié fou, toujours au bord de la rage meurtrière. En général, quand on n’avait plus que deux membres, on se calmait sérieusement. Mais dans ce cas précis… D’après le chef, Kratzi avait reçu une préparation psychologique spéciale et constituait un piège qui n’avait plus qu’à être activé. Tout ce que Chitiratte avait à faire, c’était donner le signal, et le duo sauterait sur la mante pour la mettre en pièces. Une regrettable tragédie. Naturellement, Chitiratte serait sur les lieux, en bon gardien du périmètre de l’infirmerie. Il logerait promptement deux carreaux dans les têtes de Kratzi, mais le mal, hélas, aurait déjà été accompli.

L’humaine tira lourdement sa charrette en contournant les racines en direction de Kratzi, son patient suivant. Le duo sortit de son terrier en grognant des salutations débiles que même Chitiratte ne comprit pas. Il y avait cependant dans ses tonalités un arrière-goût de rage démente qui contrastait avec l’expression accueillante de ses visages. Naturellement, la mante ne remarqua rien. Elle immobilisa la charrette et se pencha pour remplir un bol et une écuelle tout en échangeant quelques grognements avec le duo. Dès qu’elle se baisserait pour déposer la nourriture par terre…

L’espace d’un instant, Chitiratte envisagea de tuer lui-même la mante si Kratzi n’y parvenait pas du premier coup. Il pourrait toujours dire qu’il avait raté sa cible. L’humaine était si grande et si imprévisible dans ses mouvements… Chitiratte ne l’aimait vraiment pas. La mante lui avait toujours paru menaçante. Elle était trop intelligente, pour une créature isolée. Mais il savait maintenant qu’elle était en réalité très fragile en comparaison des meutes. Il écarta toutefois son idée aussi vite qu’elle lui était venue. On ne pouvait pas savoir quel prix il aurait à payer par la suite, même si tout le monde croyait à un accident. Pas de zèle pour le moment. Les mâchoires et les griffes de Kratzi devraient suffire.

L’une des têtes du duo regardait justement dans sa direction. La mante ramassa les bols qui étaient devant elle et se tourna vers…


— Salut, Johanna ! Comment ça va ?

C’était Pérégrin Wickwrackbal, qui venait d’apparaître à l’angle de l’infirmerie. Il s’approcha de manière à ne pas créer d’interférences mentales avec les patients. Le garde qui s’était arrêté un instant battit en retraite pour s’immobiliser de nouveau quelques mètres plus loin.

— Tout va bien, répondit Johanna. Vous connaissez celui qui a un chariot ? Il a mangé un peu de ragoût ce soir.

— Parfait. Je pensais justement à lui ainsi qu’au trio qui est de l’autre côté.

— Le soignant blessé ?

— Oui. Il ne reste de Trellelac que sa partie femelle, vous savez. J’ai bien écouté ses bruits mentaux, et…

Bien que Pérégrin s’exprimât en un excellent samnorsk, Johanna ne comprenait pas grand-chose à son explication. La mulpathie faisait appel à un si grand nombre de concepts sans équivalent dans le langage humain que même Pérégrin n’arrivait pas à les rendre clairs. La seule chose que Johanna saisissait à peu près, c’était que, Noiraud étant mâle et le trio soignant femelle, il y avait des chances pour qu’ils s’accordent en donnant rapidement naissance à des chiots qui renforceraient leur meute. Le reste faisait état de « résonance d’humeur » et d’« entrecroisement des points faibles et forts ». Pérégrin affirmait n’être qu’un amateur en matière de mulpathie, mais il était intéressant de voir la déférence avec laquelle les docteurs – et même le Sculpteur, quelquefois – s’adressaient à lui lorsque ce sujet était abordé. Au cours de ses nombreux voyages, il avait vu et connu énormément de choses. Ses appartements « prenaient » plus souvent que ceux de n’importe qui d’autre. Elle lui fit signe de s’arrêter de parler.

— D’accord. On essaiera dès que j’aurai fini de donner à manger à tout le monde.

Pérégrin pencha deux ou trois têtes en direction des carrés d’infirmerie.

— Il se passe quelque chose de bizarre. Je n’arrive pas à mettre le nez dessus, mais… tous les fragments vous regardent, avec plus d’intensité que d’habitude. Vous ne le sentez pas ?

— Non, fit Johanna avec un haussement d’épaules.

Elle s’agenouilla pour placer un bol et une écuelle devant le duo. Les deux fragments vibraient d’impatience mais s’étaient abstenus, par courtoisie, de l’interrompre. Du coin de l’œil, elle remarqua que la sentinelle de l’hôpital faisait un étrange mouvement de ses deux têtes du milieu, et…

Ce fut comme si deux énormes poings s’abattaient sur sa poitrine et son visage. Elle tomba face contre terre, et ils furent aussitôt sur elle. De ses bras ensanglantés, elle essaya de se protéger contre les mâchoires et les griffes déchaînées.


Lorsque Chitiratte avait donné le signal, les deux Kratzi étaient aussitôt passés à l’action, bondissant l’un sur l’autre. Ce ne fut qu’accessoirement qu’ils renversèrent la mante sur le dos. Leurs mâchoires et leurs griffes déchiraient l’air et eux-mêmes autant qu’ils déchiraient la créature humaine. Un instant, Chitiratte demeura sous l’effet de la surprise. Elle n’est peut-être pas morte. Puis il reprit ses esprits et sauta par-dessus la barrière, armant du même temps son arbalète. Il allait peut-être rater le premier coup. Kratzi était en train de mettre la mante en pièces, mais lentement…

Soudain, il n’y eut plus du tout pour lui de possibilité d’ajuster le duo. Une tornade hurlante de noir et de blanc s’abattit sur Kratzi et sur la mante. Tous les fragments valides de l’infirmerie semblaient s’être lancés à l’attaque. Leur rage meurtrière dépassait de loin tout ce qu’il avait vu quand des meutes entières se jetaient dans un combat. Chitiratte recula, sidéré par ce spectacle et par les bruits mentaux qui s’en dégageaient.

Même le pèlerin semblait participer à l’action. Sa meute le dépassa pour faire un large cercle autour de la mêlée. Sans se battre vraiment, il donnait un coup de dents par-ci, un coup de griffes par-là, tout en hurlant des mots qui se perdaient dans le tintamarre général.

Une explosion de bruits mentaux coordonnés se propagea à partir de la masse en furie, si forte qu’elle laissa Chitiratte pantelant, même à vingt mètres. Puis le groupe se ratatina, et la fureur disparut. Ce qui avait été une seule entité pourvue de deux douzaines de corps redevenait soudain une masse confuse et désorientée de fragments isolés.

Le pèlerin courait toujours en cercles, retenant son intégrité mentale. Celui de ses membres qui était le plus grand et qui portait une balafre ne cessait d’entrer et de ressortir de la masse centrale, en attaquant avec hargne tous ceux qui se battaient encore.

Les fragments blessés se traînaient à l’écart du champ de bataille. Certains, qui étaient entrés dans la bagarre à l’état de duos ou de trios, en ressortaient comme simples monos. D’autres, au contraire, semblaient renforcés en nombre. Le terrain était imprégné de sang. Au moins cinq membres avaient trouvé la mort. Près du centre du carnage, une prothèse à deux roues gisait, incongrue.

Le pèlerin ne faisait pas attention à tout cela. Ses quatre membres ne s’intéressaient qu’au monticule sanglant qui occupait le centre du terrain.

Chitiratte eut un sourire intérieur. De la bouillie de mante. Quelle tragédie !


Johanna n’avait à aucun moment perdu vraiment conscience, mais la douleur et le poids suffocant de douzaines de cadavres amoncelés sur elle ne laissaient aucune place à des pensées conscientes. Cependant, la pression s’allégea bientôt. Quelque part, au-dessus du vacarme qui l’entourait, elle perçut des cris et des mots normaux dans le langage articulé des Dards. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle vit Pérégrin qui l’entourait. Balder était au-dessus d’elle, son museau à quelques centimètres de son visage. Il la lécha. Elle sourit et essaya de lui parler.

Vendacious avait fait en sorte de se trouver en conférence avec Scrupilo et le Sculpteur. Le « commandant d’artillerie » était plongé dans une explication stratégique et se servait de la Boîte pour illustrer la manière dont il voulait aborder la Montée de Margrum.

Des glapissements hargneux montèrent de la rivière jusqu’à eux. Scrupilo, contrarié, leva les yeux de l’Oliphant Rose qu’ils fixaient.

— Par tous les démons boueux de… Qu’est-ce qui se passe ?

Le vacarme continuait, et ce n’était pas une simple bagarre. Le Sculpteur et Vendacious échangèrent des regards inquiets en tendant leurs cous pour essayer de voir quelque chose à travers les arbres.

— On se bat à l’infirmerie ? demanda la reine.

Laissant tomber son carnet de notes, Vendacious se précipita à l’extérieur en criant aux gardes de protéger la reine. Tout en courant à travers le camp, il vit que ses gardes de confiance convergeaient déjà sur les lieux. Tout se déroulait aussi sûrement qu’un programme de la Boîte, mais… pourquoi tout ce vacarme ?

Sur les cent derniers mètres, Scrupilo le rattrapa et le dépassa. L’artilleur se précipita dans le carré d’hôpital et trébucha sur lui-même, saisi d’horreur. Lorsque Vendacious déboucha à son tour dans la clairière, il était prêt à manifester sa propre surprise, mêlée à une résolution alerte.

Pérégrin Wickwrackbal se tenait près de la charrette. Chitiratte n’était pas loin derrière lui. Le pèlerin était penché sur la créature à deux pattes, entourée d’une mare sanglante. Par la Meute des Meutes, que s’est-il passé ? Il y avait beaucoup trop de sang partout.

— Tout le monde en arrière à l’exception des soignants ! cria-t-il aux soldats massés autour du carré.

Il s’avança, en prenant soin de se tenir à distance des patients qui émettaient le plus de bruits mentaux. Il y avait beaucoup trop de nouveaux blessés, et les troncs d’arbres portaient des taches de sang qui ressortaient sur leur écorce claire. Il s’était passé quelque chose d’imprévu.

Pendant ce temps, Scrupilo avait fait le tour de l’hôpital et se tenait à quelques dizaines de mètres de Pérégrin. La plus grande partie de ses membres avaient les yeux baissés vers quelque chose qui se trouvait sous Wickwrackbal.

— C’est Johanna ! C’est Johanna !

Un instant, Scrupilo donna l’impression qu’il allait sauter par-dessus la barrière.

— Je crois qu’elle n’a rien ! lui cria Wickwrackbal.

Elle apportait à manger à l’un des duos lorsqu’il est devenu enragé et l’a attaquée.

L’un des soignants était déjà en train d’examiner les blessés. Trois cadavres gisaient par terre, et les mares de sang indiquaient que ce n’était pas tout.

— Je me demande ce qu’elle a dû faire pour mettre ce duo dans un état pareil.

— Rien du tout ! Mais quand il lui a sauté dessus, tout l’hôpital s’est abattu sur ce malheureux.

Il désigna du nez une bouillie sanglante impossible à identifier.

Vendacious se tourna vers Chitiratte au moment où le Sculpteur arrivait.

— Qu’avez-vous à dire, sentinelle ? demanda-t-il.

Ne fiche pas tout par terre, Chitiratte.

— C’est… comme vient de le dire le pèlerin. Monseigneur. Je n’ai jamais rien vu de semblable.

Il avait l’air vraiment abasourdi par toute cette histoire.

— Voulez-vous me laisser voir ça de plus près, pèlerin ? demanda Vendacious en s’avançant.

Wickwrackbal hésita. Il reniflait la petite fille, à la recherche de blessures à traiter d’urgence, mais Johanna hocha faiblement la tête, et il recula.

Vendacious s’approcha, affichant une grave sollicitude. À l’intérieur, cependant, il bouillait de rage. Il n’avait jamais rien vu de pareil. Même si tout ce fichu hôpital avait volé à son secours, elle aurait dû être morte. Kratzi n’avait besoin que d’une fraction de seconde pour lui ouvrir la gorge. Son plan avait été sans faille. Même à présent, l’échec partiel pouvait être racheté. Mais il commençait à comprendre ce qui avait marché de travers. Depuis de nombreux jours, l’humaine avait eu des contacts avec les patients, y compris Kratzi. Aucun soignant ne pouvait s’approcher d’eux et les toucher comme le faisait l’humaine. Même les meutes entières réagissaient à ce contact. Pour des fragments, ce devait être une sensation écrasante. Au fond de leur âme, la plupart des patients devaient considérer que la créature des étoiles faisait partie d’eux-mêmes.

Il examina la mante de trois côtés à la fois, conscient d’avoir sur lui les yeux de cinquante meutes qui l’entouraient. Le sang répandu n’était pas celui de l’humaine. Les blessures qu’elle avait aux bras et au cou étaient superficielles. Au dernier moment, le conditionnement de Kratzi avait cédé la place à la notion qu’elle faisait partie de sa meute. Vendacious aurait presque cédé à la tentation de lui ouvrir la gorge d’un bref coup de patte. Il aurait pu aussi la mettre sous la « protection » de la sécurité. Cela avait marché avec Scribe, mais c’était trop risqué ici. Pérégrin avait examiné Johanna de près. S’il y avait des « complications », cela lui mettrait la puce à l’oreille. Non. Même les meilleurs plans peuvent échouer. Que cela serve de leçon pour une autre fois.

Il adressa un sourire à la fille et lui dit en samnorsk :

— Vous êtes en sécurité, à présent.

Provisoirement et bien regrettablement.

La tête de la jeune humaine se tourna dans la direction de Chitiratte.

Scrupilo faisait les cent pas le long de la barrière, si près de Chitiratte et de Pérégrin qu’ils s’étaient vus contraints de reculer.

— C’est inacceptable ! déclara bruyamment l’artilleur. Notre personnalité la plus importante attaquée ainsi ! Cela sent le complot fomenté par l’ennemi !

— Mais comment ? demanda Wickwrackbal en le dévisageant avec de grands yeux.

— Je l’ignore ! rétorqua Scrupilo d’une voix hystérique. Elle a besoin de protection encore plus que de soins. Il faut que Vendacious trouve un endroit où elle soit en parfaite sécurité.

Le pèlerin parut impressionné par l’argument, mais aussi quelque peu irrité. Penchant une tête vers Vendacious, il lui demanda avec un respect qui ne lui était pas coutumier :

— Qu’en pensez-vous, monsieur ?

L’attention de Vendacious n’avait jamais cessé de se porter en partie sur la jeune humaine. Il était intéressant de voir à quel point elle était incapable de cacher ce qu’elle pensait. Après avoir jeté un étrange regard à Chitiratte, elle le regarda à son tour en plissant les yeux. Vendacious avait fait le projet, depuis quelque temps, d’étudier les expressions humaines en se fondant non seulement sur Johanna mais aussi sur les documents de la Boîte. Il comprenait qu’elle soupçonnait quelque chose. Et elle avait dû saisir le sens d’une partie de ce que venait de dire Scrupilo, car son dos se raidit et elle leva faiblement la main. Heureusement pour Vendacious, le cri qu’elle avait voulu pousser ne fut qu’un souffle à peine audible, même par lui :

— Non… Pas comme Scribe…

Vendacious avait toujours cru aux vertus d’une préparation soignée. Mais il savait aussi que les meilleurs plans pouvaient avoir à être modifiés en fonction des circonstances. Il regarda Johanna en lui souriant avec bienveillance. Il serait trop risqué de la tuer comme il l’avait fait pour le fragment de Scribe, mais il voyait à présent qu’il existait d’autres solutions beaucoup moins dangereuses. Par bonheur, le Sculpteur était encore à l’autre bout du camp, handicapé par son boiteux. Il fit un signe de tête à Pérégrin et rassembla ses membres.

— Scrupilo a raison, dit-il. Je ne sais pas comment nous allons nous y prendre, mais il ne faut pas qu’une telle chose puisse se reproduire. Nous allons installer Johanna chez moi. Vous préviendrez la reine.

Tirant une couverture de l’un de ses dos, il en enveloppa l’humaine pour son dernier voyage. Seuls les yeux de l’enfant protestèrent.


Johanna ne cessait de perdre et de reprendre conscience, horrifiée par sa propre incapacité à hurler sa terreur. Elle ne réussissait qu’à pousser des petits cris étouffés. Ses bras et ses mains ne répondaient plus que par de faibles tressaillements, qui passaient inaperçus, comprimés par la couverture de Vendacious. C’est le choc, peut-être. Quelque chose comme ça. L’explication lui venait d’un coin absurdement rationnel de son esprit. Tout semblait si lointain… si noir…


Elle se réveilla dans son pavillon du Sculpteur. Quel horrible cauchemar ! Elle avait rêvé qu’elle se faisait mettre en pièces et qu’elle se retrouvait paralysée, entre les mains de Vendacious qui était un traître. Elle essaya de se redresser, mais son corps n’obéissait pas. Ces maudites couvertures m’empêchent de bouger. Elle demeura immobile durant quelques secondes, complètement désorientée par son rêve. Elle voulut appeler le Sculpteur, mais seul un gémissement sortit de ses lèvres. Une ombre bougea devant le foyer. La pièce était plongée dans la pénombre, et elle avait quelque chose d’étrange. Johanna n’était pas à sa place habituelle. Elle se sentit envahie par une lassitude perplexe tandis qu’elle essayait de s’orienter par rapport aux murs. C’était drôle. Le plafond était trop bas. Il flottait dans l’air une odeur de viande crue. Tout le côté du visage lui faisait mal, et elle avait un goût de sang sur les lèvres. Elle n’était pas dans son pavillon du Sculpteur, et ce terrible cauchemar était…

Trois têtes de Dards se profilaient sur le mur. L’une d’elles se pencha. Dans la pénombre, elle reconnut le noir et le blanc du visage. Vendacious !

— Parfait, dit-il. Je vois que vous êtes réveillée.

— Où suis-je ?

Les mots étaient à peine intelligibles entre les lèvres faibles et pâteuses. La terreur la gagna de nouveau.

— Dans la hutte de paysan abandonnée à l’extrémité est du camp. J’ai fait aménager provisoirement l’endroit en résidence de sécurité.

Il s’exprimait en un samnorsk posé et synthétique, emprunté à l’une des voix génériques de la Boîte. L’une de ses têtes avait une fine dague entre les mâchoires. Elle brillait dans l’ombre.

Johanna s’agita dans les couvertures qui la maintenaient et hurla silencieusement. Quelque chose n’allait pas chez elle. C’était comme si elle n’avait plus de souffle dans les poumons.

L’un des membres de Vendacious faisait les cent pas à l’étage de la hutte. La lumière du jour lui éclairait le museau tandis qu’il se penchait pour regarder successivement par toutes les fentes étroites entre les poutres.

— Je suis heureux que vous ne cherchiez plus à cacher vos sentiments, dit-il. J’ai vu que vous aviez tout deviné sur ma… seconde vocation. Mais crier – même tout haut – ne vous servirait à rien. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour bavarder. La reine va sans doute venir vous faire une petite visite. Je vous tuerai avant qu’elle arrive. Quelle tristesse ! Vos blessures internes étaient plus graves qu’on ne le croyait.

Johanna n’était pas sûre de comprendre tout ce qu’il disait. Sa vision se brouillait chaque fois qu’elle remuait la tête. Même maintenant, elle était incapable de se rappeler en détail ce qui s’était passé à l’infirmerie. Elle savait que Vendacious était un traître, mais comment…

Le souvenir devint brusquement plus fort que la douleur. D’une voix audible mais encore faible et étranglée par le sang qui encombrait son arrière-gorge, elle murmura :

— Vous avez assassiné Scribe, n’est-ce pas ? Mais pourquoi ?

Un rire presque humain éclata tout autour d’elle.

— Il avait appris la vérité sur moi. Quelle ironie, n’est-ce pas ? Cet incompétent était le seul à avoir vu clair dans mon jeu. Mais… votre pourquoi avait peut-être un sens plus général ?

Les trois museaux qui l’entouraient se penchèrent un peu plus, et la lame de la dague effleura la joue de Johanna.

— Pauvre deux-pattes, je ne suis pas certain que vous puissiez jamais comprendre. Une partie, peut-être. Le besoin de pouvoir, par exemple. J’ai lu ce que disait la Boîte sur les motivations humaines. La psychologie « freudienne ». Nous autres, les Dards, nous sommes beaucoup plus compliqués que ça. Je suis presque entièrement mâle, vous le saviez ? C’est dangereux, de n’avoir qu’un seul sexe. La folie n’est pas loin. Mais c’est moi qui l’ai décidé. J’en avais assez d’être un inventeur méconnu, vivant dans l’ombre du Sculpteur. Nous sommes si nombreux à appartenir à sa descendance. Elle nous domine presque tous. Elle a été ravie d’apprendre que j’entrais dans la sécurité. Elle n’a pas la bonne configuration de membres pour cela. Elle se disait qu’avec un seul de moi femelle, je serais assez pervers pour être contrôlable.

Son membre sentinelle à l’étage reprit sa tournée dans l’autre sens. De nouveau, les autres membres émirent un rire quasi humain.

— J’ai longtemps préparé mon coup. Je n’en avais pas seulement après le Sculpteur. L’aspect dominateur de son âme est déjà répandu sur toute la côte arctique. Flenser avait presque un siècle d’avance sur moi. Acier est plus jeune, mais il dispose de tout l’empire que le Dépeceur a bâti. Et moi, je me suis rendu indispensable à tous. Je suis le chef de la sécurité du Sculpteur et l’espion le plus précieux d’Acier. Si je joue bien cette partie, je finirai par me retrouver tout seul au sommet avec la Boîte, et tous les autres auront été éliminés.

Il lui toucha de nouveau la joue avec sa lame.

— Vous croyez être en mesure de m’aider ? demanda-t-il tandis que son regard plongeait dans les yeux terrorisés de l’humaine. J’en doute fort. Si mon plan initial avait réussi, vous seriez morte à l’heure qu’il est. (Il poussa un soupir qui se répercuta dans toute la hutte.) Mais il a échoué, et me voilà contraint à vous saigner moi-même. C’est peut-être mieux ainsi, d’ailleurs. La Boîte est une mine d’informations sur tout, mais elle mentionne très peu la torture. Sous certains aspects, votre race semble si fragile, si facile à tuer. Vous mourez avant même que votre esprit ait été démembré. Pourtant, je sais que vous éprouvez la douleur et la terreur. Le plus difficile est d’employer la force sans tuer tout à fait.

Les trois membres qui l’entouraient adoptèrent des positions plus confortables, comme un humain qui s’installe en vue d’une conversation sérieuse.

— Il y a des questions auxquelles vous pourriez répondre, poursuivit-il. Des questions que je ne pouvais pas raisonnablement vous poser avant. Acier est très confiant, vous savez. Et ce n’est pas seulement parce que je travaille pour lui ici. Cette meute a d’autres avantages. Est-ce qu’il ne pourrait pas avoir sa propre boîte de données ?

Vendacious marqua un temps d’arrêt. Johanna ne répondit pas. Son silence était à la fois terrorisé et obstiné. Elle était entourée par le monstre qui avait tué Scribe.

Le museau qui tenait la lame se glissa entre la couverture et la peau nue de Johanna. Une douleur cuisante remonta son bras.

— Ah ! La Boîte disait bien que les humains étaient sensibles à cet endroit. Inutile de répondre, Johanna. Savez-vous quel est le secret d’Acier, à mon avis ? Je pense que quelqu’un de votre famille a survécu. Probablement votre petit frère, d’après ce que vous nous avez raconté du massacre.

Jefri ? Vivant ? Elle en oubliait presque la douleur et la terreur.

— Comment est-ce…

Vendacious haussa les épaules à la manière des Dards.

— Vous ne l’avez pas vu mourir. Vous pouvez être certaine qu’Acier voulait un deux-pattes en vie. Après avoir lu ce que dit la Boîte sur le « cryosommeil », je doute qu’il ait pu faire revivre les autres. Et il est certain qu’il détient quelque chose là-bas. Il demande toujours des informations livrées par la Boîte, mais il ne m’a jamais ordonné de la voler pour la lui remettre.

Johanna ferma les yeux, comme pour faire abstraction de l’existence du traître.

Jefri, vivant !

Les souvenirs surgissaient en elle. Les joies et les jeux de son petit frère, ses larmes d’enfant, son courage confiant à bord du vaisseau fugitif… toutes ces choses qu’elle croyait à jamais perdues pour elle. L’espace d’un instant, elles lui parurent plus réelles que la violence déchirante de ces cinq dernières minutes. Mais que pouvait faire Jefri pour aider les Flenséristes ? Les autres boîtes de données avaient sûrement été détruites par les flammes. Mais il y a quelque chose d’autre là-bas. Quelque chose dont Vendacious n’a toujours pas la moindre idée.

Il lui saisit le menton et lui secoua légèrement la tête.

— Ouvrez les yeux. J’ai appris à les lire, et je veux savoir… Hum, impossible de dire si vous me croyez ou non. Mais peu importe. Si nous en avons encore le temps, j’apprendrai ce qu’il aura pu faire pour Acier. Il y a d’autres questions plus cruciales. La Boîte est certainement la clé de tout. En moins d’un an, le Sculpteur, Pérégrin et moi nous avons appris énormément de choses sur votre race et votre civilisation. Je peux même dire que nous vous connaissons mieux que vous ne vous connaissez vous-mêmes. Quand toute cette violence sera finie, le vainqueur sera celui qui détiendra la Boîte. Et j’ai bien l’intention d’être celui-là. Je me suis souvent demandé s’il n’y avait pas d’autres codes d’accès, d’autres programmes que je pourrais ouvrir et qui assureraient ma sécurité de…

Le code de la baby-sitter !

Les têtes qui l’observaient élargirent leurs mâchoires en un rictus.

— Ah ! Mon intuition était donc bonne ! Peut-être que le ratage de ce matin servira à quelque chose ! Je n’aurais jamais pu apprendre…

Sa voix se perdit dans une discordance aiguë. Deux de ses membres bondirent pour rejoindre celui qui regardait déjà par les fentes de l’étage. Tout doucement, à son oreille, la voix poursuivit :

— C’est Pérégrin. Il est encore loin, mais il vient par ici. Je ne sais pas… Il vaudrait mieux pour moi que vous soyez morte. Une blessure profonde, invisible…

La dague glissa un peu plus bas. Johanna se raidit inutilement pour échapper à la pointe. Puis la lame s’écarta d’elle, et la pointe ne fit que lui effleurer la peau.

— Écoutons d’abord ce qu’il a à nous dire. Inutile de vous tuer tout de suite s’il n’insiste pas pour vous voir.

Il lui glissa un chiffon dans la bouche et la bâillonna en serrant très fort. Il y eut un long moment de silence, suivi de craquements qui venaient peut-être de quelqu’un qui marchait sur les broussailles autour de la hutte. Elle entendit alors une série de trilles à quelque distance de là. Elle n’était pas capable de reconnaître une meute aux sons qu’elle émettait, mais… Elle se concentra, essayant de décoder le langage intermeutes dont les glapissements dans l’aigu se succédaient à un rythme rapide.


Johanna

Quelque chose en forme de question

Couinement en sécurité


Vendacious répliqua avec force bruits de déglutition :


Salut à vous pèlerin Wickwrackbal

Johanna trille

Aucune blessure apparente

Regrettable encore incertain glapissement


Et le traître murmura à son oreille :

— Il va maintenant me demander si j’ai besoin de son aide médicale. S’il insiste…, notre petite conversation devra prendre fin.

Mais la seule réponse de Pérégrin consista en un chapelet de bruits compatissants.

— Ces foutus imbéciles sont assis sur leur cul devant la hutte, chuchota Vendacious, furieux.

Le silence dura un moment, puis la voix humaine de Pérégrin, celle du joker de la boîte de données, articula en pur samnorsk :

— À votre place, je ne ferais surtout pas de bêtise, mon vieux.

Vendacious émit un bruit de surprise polie… et enfonça la lame d’un centimètre entre les côtes de Johanna, telle une épine de douleur. Elle sentit la dague trembler tandis que le museau qui la tenait respirait plus rapidement contre sa peau ensanglantée.

La voix de Pérégrin s’éleva de nouveau, confiante et assurée.

— Nous savons tout. Votre sentinelle devant l’hôpital a avoué au Sculpteur le peu qu’elle savait. Vous pensiez que vos mensonges pouvaient lui échapper éternellement ? Si Johanna est morte, elle vous découpera en petites lanières. (Il fredonna un petit air sinistre emprunté à la Boîte.) Je la connais mieux que quiconque, la reine. Elle sait se montrer gracieuse, mais… D’où croyez-vous que Flenser tire sa créativité macabre ? Faites du mal à Johanna et vous vous apercevrez à vos dépens que son génie en la matière excède largement celui du Dépeceur.

La dague se retira. Un autre membre de Vendacious bondit à l’étage. Les deux qui restaient face à Johanna relâchèrent leur prise sur elle. La lame glissa le long de sa peau.

Il réfléchit ? Le Sculpteur le terrorise donc tant ?

Les quatre membres à l’étage regardaient désespérément dans toutes les directions. Vendacious devait être en train de compter les gardes et de faire des plans de dernière minute, frénétiquement. Quand il répondit finalement, ce fut également en samnorsk :

— La menace serait plus crédible si elle n’était pas faite par meute interposée.

Pérégrin émit un gloussement.

— C’est vrai. Mais nous nous sommes doutés de ce qui se serait passé si elle était venue elle-même. Vous auriez aussitôt tué Johanna, et vous auriez donné ensuite d’abondantes explications sans savoir de quoi la reine était déjà au courant. Alors que la vue d’un pauvre pèlerin s’approchant innocemment… Je connais votre opinion sur moi. Vous me jugez débile, à peine un peu plus malin que Scribe Jaqueramaphan…

Pérégrin avait trébuché sur le nom, oubliant un instant ses accents sarcastiques.

— N’importe comment, reprit-il, vous connaissez maintenant la situation. Si vous avez le moindre doute, envoyez vos gardes derrière les buissons, et vous verrez comment les meutes de la reine vous encerclent. Si Johanna meurt, vous êtes perdu. À propos, j’espère que cette conversation sert à quelque chose ?

— Elle est vivante.

Vendacious fit glisser le bâillon des lèvres de Johanna. Elle tourna la tête, hagarde, en essayant de ne pas s’étouffer. Elle sentait les larmes ruisseler sur ses joues.

— Pérégrin ! Oh, Pérégrin !

Les mots étaient à peine audibles. Elle respira très fort, en se concentrant pour retrouver sa voix. Des lumières de toutes les couleurs dansaient devant ses yeux.

— Pérégrin !

— Johanna ! Il t’a maltraitée ?

— Un peu. Je…

— Ça suffit. Elle vit, Pérégrin, mais c’est facile à rectifier.

Il ne lui avait pas remis le bâillon. Elle le vit se frotter nerveusement les têtes tandis qu’il faisait les cent pas devant les ouvertures de l’étage. Elle l’entendit émettre une série de trilles où il était question d’« impasse ».

— Exprimez-vous en samnorsk, Vendacious, lui dit Pérégrin. Je veux que Johanna comprenne. Et vous nous ferez moins d’embrouilles que dans le langage des meutes.

— Peu importe.

La voix du traître semblait indifférente, mais ses membres ne cessaient d’aller et venir nerveusement de long en large.

— La reine doit se rendre compte que nous sommes à égalité, reprit-il. Si elle tente quoi que ce soit contre moi, je tuerai Johanna. Mais elle ne peut pas se permettre de m’éliminer. Acier lui a tendu un piège dans la Montée de Margrum. Je suis le seul à savoir ce qu’il faut faire pour l’éviter.

— La belle affaire ! Je n’ai jamais été partisan de passer par là !

— Je sais, mais votre avis ne compte pas, Pérégrin. Vous n’êtes qu’une petite meute bâtarde. Le Sculpteur comprendra le danger de la situation. Les forces d’Acier ne correspondent pas du tout à ce je lui ai décrit, et il est en possession de tous les secrets que j’ai pu extraire de la Boîte.

— Mon frère est vivant, Pérégrin ! cria Johanna.

— Oh ! Vous êtes le champion des champions de la trahison, n’est-ce pas, Vendacious ? Tout ce que vous nous avez dit était mensonge, alors qu’Acier avait droit à toute la vérité sur nous. Et vous pensez qu’à cause de ça nous n’oserons pas vous tuer ?

Il y eut des rires, et Vendacious cessa de faire les cent pas.

Il se voit de nouveau en train de tenir les rênes.

— Vous avez besoin de mon entière coopération, Pérégrin. C’est vrai que j’ai un peu exagéré en ce qui concerne le nombre d’agents ennemis parmi les troupes du Sculpteur. Mais il y en a quelques-uns, et Acier doit avoir aussi les siens, dont je n’ai pas connaissance. Si vous m’arrêtez, les armées de Flenser ne tarderont pas à le savoir, et une grande partie des renseignements secrets que je détiens deviendra inutile. Vous aurez à faire face à une attaque d’envergure immédiate. Vous ne comprenez pas ? La reine a besoin de moi.

— Qu’est-ce qui nous dit que ce ne sont pas de nouveaux mensonges ?

— C’est un problème, c’est vrai. Qui n’a d’égal que celui de déterminer de quelle manière ma sécurité sera garantie lorsque j’aurai sauvé l’expédition. Mais cela dépasse votre cervelle d’avorton, assurément. Il faut que le Sculpteur et moi nous ayons une conversation privée, en un lieu où notre sécurité mutuelle sera garantie et où personne ne pourra nous voir.

Voilà le message que vous allez lui transmettre. Elle ne peut pas avoir les peaux du traître, mais elle pourra peut-être, si elle se montre coopérante, sauver les siennes.

Le silence régnait à l’extérieur, ponctué de petits cris d’animaux venant des arbres voisins. Finalement, de manière assez surprenante, Pérégrin éclata de rire.

— Ma cervelle d’avorton, hein ? Vous avez une supériorité sur moi dans un domaine, Vendacious. J’ai parcouru le monde entier, et ma mémoire remonte à cinq siècles en arrière, mais de tous les traîtres, forbans et génies que j’ai connus, vous êtes de loin celui qui a le plus de culot !

Vendacious émit un trille intraduisible, mais qui dénotait une grande autosatisfaction.

— Vous m’en voyez très honoré.

— Très bien. Je rapporterai vos arguments à la reine. J’espère qu’à vous deux vous serez assez malins pour trouver un terrain d’entente. Il y a autre chose, cependant. La reine ordonne que Johanna retourne avec moi.

— La reine ordonne ? Ça ressemble plutôt, pour moi, à votre propre sentimentalité d’avorton.

— Possible. Mais cela prouvera votre sérieux et votre confiance en vous. Considérez cela comme le prix de ma coopération.

Vendacious tourna toutes ses têtes vers Johanna pour la considérer un instant en silence. Puis il se posta une dernière fois devant les fentes donnant sur l’extérieur.

— Très bien, vous pouvez la prendre.

Deux de ses membres bondirent vers la trappe de la hutte tandis qu’un autre couple traînait Johanna jusque-là. La voix de Vendacious, doucereuse, murmura à son oreille :

— Maudit Pérégrin. Vivante, vous allez me causer des ennuis auprès de la reine.

La dague passa très près dans le champ de vision de Johanna.

— N’essayez pas de monter la reine contre moi, ajouta-t-il. Je sortirai vivant de cette affaire, et encore plus puissant qu’avant.

Il souleva la trappe. La lumière du soleil aveugla Johanna. Elle battit plusieurs fois des paupières. Elle vit des branches ainsi que l’angle de la hutte. Vendacious la poussa et la traîna avec sa paillasse sur le sol rugueux de la forêt. En même temps, il glapissait aux gardes de rester là où ils étaient. Pérégrin et lui discutèrent courtoisement, pour se mettre d’accord sur le moment où le pèlerin viendrait rapporter la réponse.

Un par un, Vendacious regagna en trottant la trappe de la hutte. Pèlerin s’avança pour saisir deux coins de la paillasse. L’un de ses chiots frotta son museau contre le visage de Johanna.

— Vous n’êtes pas blessée ?

— Je ne sais pas. J’ai reçu un coup sur la tête… et j’ai du mal à respirer.

Pérégrin desserra les couvertures qui l’emprisonnaient. Puis il la traîna vers l’ombre de la forêt. Tout était calme, mais… Elle vit des gardes de Vendacious en faction un peu partout. Combien étaient au courant de sa trahison ? Deux heures plus tôt, Johanna était prête à leur demander protection. À présent, le moindre regard qu’ils lui lançaient la faisait frissonner d’horreur. Elle roula sur le côté, toujours étourdie, et leva les yeux vers les branches, les feuilles et les taches de ciel en partie voilées par la fumée. Des créatures qui ressemblaient aux kreuils arboricoles de Straumli se pourchassaient dans les branches en pépiant sans fin.

C’est drôle, il y a à peu près un an que Scribe et Pérégrin me tiraient ainsi à travers la forêt. J’étais bien plus mal en point, et j’avais très peur de tout, y compris d’eux. Et maintenant… Jamais elle n’avait été si heureuse de voir quelqu’un. Même Balder, qui marchait tranquillement à ses côtés, la rassurait par sa force.

Progressivement, les ondes de teneur s’apaisèrent. Il ne subsista plus qu’une rage sourde, plus intense encore que l’an dernier, mais plus raisonnée. Elle savait au moins ce qui s’était passé. Les protagonistes n’étaient pas des étrangers, la trahison n’était pas une boucherie aveugle. Mais après toutes ses trahisons, tous ses crimes et tous ses projets de tuer tout le monde, Vendacious allait rester en liberté ! Pérégrin et la reine étaient prêts à passer l’éponge !

— C’est lui qui a tué Scribe, Pérégrin. C’est lui qui a tout manigancé…

Il l’a mis en pièces, il a pourchassé le fragment qui restait jusque dans nos bras, et il a trouvé le moyen de le tuer quand même !

— Le Sculpteur va le laisser s’en tirer comme ça ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. Comment pouvez-vous accepter une chose pareille ?

Les larmes lui montaient de nouveau aux yeux.

— Chut.

Deux têtes de Pérégrin se baissèrent vers elle puis regardèrent nerveusement autour d’elles. Elle avança la main pour caresser le poil ras et soyeux. Il tremblait ! Il murmura à son oreille, d’une voix qui ne semblait plus du tout désinvolte :

— J’ignore ce que fera la reine, Johanna. Elle n’est au courant de rien.

— Comm…

— Chut !

La voix devint à peine plus qu’une vibration sur sa main.

— Ses meutes peuvent encore nous voir. Il a encore le temps de tout comprendre. Nous sommes les seuls à savoir, Johanna. Je ne crois pas que quelqu’un d’autre ait des soupçons.

— Mais la meute qui a avoué…

— Du bluff, rien que du bluff. J’ai fait des folies dans ma vie, mais celle-ci remporte la palme, après celle qui a consisté à suivre Scribe jusqu’au vaisseau. Lorsque Vendacious est parti avec vous, j’ai commencé à réfléchir. Vous n’étiez pas sérieusement blessée. Cela ressemblait trop à ce qui s’était passé dans le cas du pauvre Jaqueramaphan, mais je n’avais pas le moindre commencement de preuve.

— Et vous n’avez rien dit à personne ?

— Non. Je suis aussi bête que le pauvre Scribe, n’est-ce pas ?

Ses têtes regardèrent dans toutes les directions.

— Si je ne me trompais pas, il fallait qu’il soit stupide pour ne pas vous tuer immédiatement. J’avais si peur d’arriver trop tard…

C’est ce qui serait arrivé si Vendacious n’était pas le monstre que je connais.

— Quoi qu’il en soit, j’ai appris la vérité de la même manière que le pauvre Scribe, presque par accident. Mais si nous réussissons à nous éloigner d’ici d’une centaine de mètres encore, nous ne mourrons pas comme lui, et tout ce que j’ai dit à Vendacious deviendra vrai.

Elle lui tapota le dos le plus proche d’elle et se retourna pour regarder la hutte. Elle était sur le point de disparaître, avec son cercle de gardes, derrière les broussailles de la forêt. Et Jefri est vivant !


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Reçu par : installations de bord Ølvira ad hoc

Chemin langage : tredeschk→triskweline, unités SjK

Origine : Zonographe Eidolon

[Coopérative (ou ordre religieux) du Moyen En delà, subsistant par abonnement de plusieurs milliers de civilisations de l’En delà Inférieur, en particulier celles qui sont menacées d’immersion]

Sujet : Mise à jour du Bylletin sur la Grande Vague et Ping

Diffusion :

Abonnés au Zonographe Eidolon

Groupe d’Intérêt Menaces ; sous-groupe : itinérants, mode Ping

Date : 1087892301 secondes après l’Événement Calibré 239011, Cadre de Référence Eidolon

[66,91 jours après la chute de Sjandra Kei]

Phrases clés : Événement d’importance galactique, supraluminique, annonce charitable d’urgence

Texte du message :

(Prière d’indiquer très précisément l’heure locale dans toute réponse Ping)

Si vous recevez ce message, vous savez que la vague géante s’est éloignée. La nouvelle surface de zone ressemble à une écume stable de basse dimension (entre 2,1 et 2,3). Au moins cinq civilisations sont prises au piège dans cette nouvelle configuration. Trente systèmes solaires vierges ont gagné l’En delà. (Nos abonnés trouveront plus de détails dans les données qui suivent ce bulletin.)

Les changements correspondent à ce que l’on peut observer dans une période normale de deux ans sur toute la surface des Lenteurs de la galaxie. Toutefois, la vague a duré moins de deux cents heures et n’a occupé que moins de la millième partie de la surface en question.

Ces nombres ne donnent qu’une faible idée de l’échelle à laquelle se situe l’événement. (Les données qui suivent ne sont que des estimations, dans la mesure où de nombreux sites ont été détruits et où les instruments n’étaient pas calibrés pour des événements de cette importance.) À son apogée, la vague a atteint mille années-lumière au-dessus de la Surface de Zone standard. Des pics de plus de trente millions de fois la vitesse luminique (environ une année-lumière par seconde) ont été observés sur des périodes excédant cent secondes. Les rapports de nos correspondants font état de plus de dix milliards de sophontes ayant trouvé la mort pour des causes variées directement attribuables à la Vague. (Pannes de réseaux locaux, défaillances du matériel débouchant sur des atteintes à l’environnement, défaillances de l’équipement médical, collisions de véhicules, effondrement des systèmes de sécurité.) Les dommages économiques signalés sont encore plus importants.

Notre principale préoccupation, à présent, est de savoir à quelles vagues secondaires nous devons nous attendre. Nos prédictions ont pour base les sites d’instrumentation et les sondages zonométriques, associés aux données historiques fournies par nos archives. En dehors des tendances générales à long terme, la prévision des modifications de zone n’a jamais constitué une science, mais nous avons été utiles à nos abonnés en les prévenant des retours de vague et en identifiant pour eux de nouveaux mondes disponibles. Malheureusement, la situation présente rend presque désuets tous les travaux précédents. Nous disposons d’une documentation précise qui remonte à dix millions d’années dans le passé. Les vagues ultraluminiques surviennent à peu près tous les vingt mille ans (avec des vitesses habituellement inférieures à 7 c). Rien de comparable à notre monstre ne figure dans les archives. La vague qui vient de déferler appartient à la catégorie décrite au troisième degré dans les vieilles bases de données moisies. Le Sculpteur en a connu une de cette taille il y a cinquante millions d’années. Le [Bras de Persée], dans notre galaxie, a probablement subi une perturbation analogue il y a un demi-milliard d’années.

Cette incertitude rend notre mission pratiquement impossible, et constitue l’une des raisons essentielles de la diffusion de ce message public à l’intention de l’infogroupe Zonométrie et des autres. Tous ceux qui s’intéressent à la zonométrie et à la navigation doivent mettre en commun leurs ressources pour s’attaquer à ce problème. Toute idée, tout accès aux archives, tout algorithme peut être utile. Nous proposons des contributions importantes aux non-abonnés et des échanges donnant, donnant à ceux qui détiendraient des informations importantes. Notez que ce message s’adresse aussi à l’oracle Swndwp et qu’il est relayé par faisceau direct vers tous les points de la Transcendance que nous pensons pouvoir être habités. Un événement comme celui-ci devrait intéresser beaucoup de gens, même dans ces régions reculées. Nous lançons un appel aux Puissances d’en haut. Laissez-nous vous faire parvenir ce que nous savons et faites-nous savoir en échange si vous avez une idée sur l’événement.

Pour établir la preuve de notre bonne foi, voici les estimations dont nous disposons actuellement. Elles sont fondées sur des extrapolations grossières à partir des vagues répertoriées dans notre région. Les détails figurent dans la partie non cryptée de l’annexe à ce message. Dans les trois années qui viennent, il y aura cinq ou six retours de vague, de portée et de force dégressives. Pendant ce temps, au moins deux autres civilisations (voir liste des secteurs à risque) seront probablement submergées de manière définitive. La tempête de Zone continuera d’affecter nos régions même en dehors de toute vague en retour. La navigation dans le volume [coordonnées] demeurera extrêmement dangereuse durant toute cette période. Nous recommandons la suspension de toute expédition dans le secteur. La ligne de temps est probablement trop courte pour admettre des projets viables de sauvetage des civilisations en péril. Notre prévision à long terme, probablement la moins incertaine de toutes, est celle-ci : La contraction séculaire à l’échelle du million d’années ne sera pas affectée du tout. Les prochains cent mille ans connaîtront cependant un retard dans la contraction des limites des Lenteurs dans ce secteur de la galaxie.

Pour terminer, une petite note philosophique : Nous sommes habitués, ici au Zonographe Eidolon, à observer les confins de zone et les orbites des étoiles périphériques. Dans l’ensemble, nous pouvons dire que les modifications de zone sont extrêmement lentes : sept cents mètres par seconde dans le cas de la contraction séculaire à long terme. Cependant, ajoutés aux mouvements orbitaux, ces changements affectent des milliards de vies chaque année. De même que les mouvements glaciaires et la sécheresse sur un monde prétechnologique ont une influence directe sur les gens, nous devons accepter ces modifications à long terme. Les tempêtes et les vagues géantes sont évidemment des tragédies qui apportent une mort quasi instantanée à certaines civilisations. Cependant, elles sont tout aussi impossibles à contrôler que les mouvements plus lents. Au cours de ces dernières semaines, certains infogroupes ont été inondés de récits de batailles et de flottes de combat causant la mort de milliards d’êtres dans un affrontement entre espèces différentes. À tous ceux-là et à ceux qui vivent plus paisiblement autour d’eux, nous disons : Regardez l’univers. Il ne se soucie pas de vos problèmes et malgré toute notre science il y a des catastrophes que nous sommes incapables d’éviter. Le bien et le mal pèsent peu devant la Nature. En ce qui nous concerne, nous nous consolons en nous disant qu’il y a autour de nous un univers à admirer, qui ne peut être forcé ni en bien ni en mal, mais qui a le mérite, tout simplement, d’exister.


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Reçu par : installations de bord Ølvira ad hoc

Chemin langage : arbwyth→marchand 24→cherguelen→ triskweline, unités SjK

Origine : Twirlip des Brumes

[Personne ne sait de qui il s’agit, mais il y a peu de chances pour que ce soit un organe de propagande. Trop peu d’interventions précédentes]

Sujet : Les causes de la récente Grande Vague

Diffusion :

Menace de la Gale

Grands Secrets de la Création

Groupe d’Intérêt Zonométrique

Date : 66,47 jours après la chute de Sjandra Kei

Phrases clés : L’instabilité de la Zone et la Gale ; l’Hexapodie en tant qu’intuition majeure

Texte du message :

Excusez-moi si je répète certaines conclusions évidentes. Ma seule interface avec le Réseau est très coûteuse et je rate pas mal de messages importants. La Grande Vague qui sévit actuellement semble être, de l’avis général, un événement d’importance et de fréquence cosmiques. En outre, les autres messages s’accordent à en situer l’épicentre à moins de six mille années-lumière des affrontements armés récents imputables à la Gale. Peut-il s’agir d’une simple coïncidence ? Selon les hypothèses émises de longue date par [citations de sources diverses, dont trois totalement inconnues de l’Ølvira ; les argumentations dont il est fait état sont anciennes et non réfutables], les Zones elles-mêmes pourraient être un artefact créé par quelque chose qui dépasse la Transcendance pour assurer la protection de formes inférieures ou d’[hypothétiques] nuages gazeux sentients des noyaux galactiques.

Pour la première fois dans toute l’histoire du Réseau, nous sommes en présence d’une entité transcendante, la Gale, capable de dominer l’En delà de manière effective. Nombreux sont les correspondants du Réseau [pour mémoire, Hanse et Sandor du Zoo] qui pensent que cette entité est à la recherche d’un artefact dans la région du Fin Fond. Est-il étonnant que cela ait pu bouleverser l’équilibre naturel des choses et provoquer l’événement récent qui nous occupe ?

Écrivez-moi pour me dire ce que vous en pensez. Je ne reçois pas beaucoup de courrier en général.


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Reçu par : installations de bord Ølvira ad hoc

Chemin langage : baeloresk→triskweline, unités SjK

Origine : Alliance pour la Défense

[se définissant comme l’union de cinq empires de l’En delà en dessous du Domaine Straumli. Aucune trace dans les archives avant la chute du Domaine. Nombreuses affirmations divergentes (parmi lesquelles celle du Hors de Bande II) selon lesquelles il s’agirait d’une façade dissimulant la vieille Hégémonie aprahantie. Voir : Terreur Lépidoptère]

Sujet : mission vaillamment accomplie

Diffusion : Menace de la Gale

Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre

Groupe d’Intérêt Homo Sapiens

Date : 67,07 jours après la chute de Sjandra Kei

Phrase clé : Des actes et non des paroles

Texte du message :

À la suite de notre action contre le nid humain de [Sjandra Kei], une partie de notre flotte s’est lancée en direction du Fin Fond à la poursuite d’éléments contrôlés par les humains et par d’autres forces apparentées à la Gale. De toute évidence, la Perversion espérait protéger ces forces en leur faisant gagner un environnement dangereux pour leurs poursuivants. C’était sans compter avec le courage exceptionnel des officiers et des membres d’équipage de l’Alliance. Nous sommes maintenant en mesure d’annoncer la destruction substantielle des éléments ennemis en fuite.

La première opération d’envergure menée par votre Alliance s’est soldée par une réussite majeure. Avec l’extermination de ses plus ardents défenseurs, l’emprise de la Gale sur le Moyen En delà connaît un important coup d’arrêt. Mais il reste beaucoup à faire.

La flotte de l’Alliance regagne à présent le Moyen En delà. Nous avons subi quelques dommages et avons besoin de réapprovisionnements substantiels. Nous savons qu’il subsiste dans l’En delà des poches d’humanité éparses. Nous avons identifié un certain nombre de races secondaires qui apportent leur appui à l’humanité. La défense du Moyen En delà devra être l’objectif n° 1 de tous les sophontes de bonne volonté. Des détachements de la flotte de votre Alliance vont bientôt se rendre en visite dans le volume [paramètres]. Nous vous demandons votre soutien et votre coopération contre les vestiges de notre terrible ennemi. Mort à la vermine.

36

Kjet Svensndot était seul sur la passerelle de commandement de l’Ølvira lorsque la Vague avait déferlé. Ils avaient depuis longtemps pris toutes les dispositions jugées utiles, et le vaisseau ne disposait d’aucun moyen de propulsion raisonnable dans les Lenteurs. Cependant, le colonel passait une grande partie de son temps là-haut, à essayer de faire réagir les automatismes qui l’entouraient. La programmation à la mords-moi l’œil était une occupation qui, comme le tricot, devait remonter à la nuit des temps de l’expérience humaine.

Naturellement, la véritable transition à la sortie des Lenteurs serait passée totalement inaperçue s’il n’y avait pas eu toutes les alarmes que les Dirokimes et lui avaient installées. En fait, le vacarme et les lumières le tirèrent de la torpeur où il avait sombré et il se dressa d’un bond pour hurler en martelant le communicateur :

— Glimfrelle ! Tirolle ! Amenez-vous ici en vitesse !

Lorsque les deux frères arrivèrent sur la passerelle, les paramètres préliminaires de navigation s’étaient déjà affichés, et une séquence de saut n’attendait plus que leur confirmation. Ils arboraient un sourire d’une oreille à l’autre en se sanglant dans leurs sièges. Durant quelques instants, il y eut peu de paroles échangées, à peine un sifflement de plaisir ou deux de la part des Dirokimes. Ils avaient eu le temps de répéter tous ces gestes pendant la centaine d’heures d’inaction ou plus qui venait de s’écouler. Compte tenu des automatismes défaillants, il y avait encore beaucoup à faire manuellement. Mais peu à peu, les fenêtres de la cabine acquirent de la définition. Là où il n’y avait eu que des taches floues, les capteurs ultrabande transmettaient des traces individuelles comportant des informations continuellement mises à jour sur les distances et les flux. La fenêtre de communication montrait la queue d’une longue liste de messages de la flotte, qui s’allongeait d’instant en instant. Levant les yeux de son pupitre, Tirolle s’exclama :

— Hei, chef ! Ces chiffres de saut me paraissent corrects, à vue de nez.

— Parfait. Engagez, et autorisez l’auto-engagement.

Dans les heures qui avaient suivi la Vague, ils avaient décidé que leur priorité était de continuer la poursuite. Et c’est ce qu’ils firent. Ils en avaient discuté longuement, et le colonel Svensndot avait encore plus longuement réfléchi à la chose. Plus rien, désormais, n’appartenait à la routine.

— Oui, mon colonel !

Les longs-doigts du Dirokime dansèrent sur les touches, et Tirolle ajouta quelques commandes verbales.

— C’est gagné !

L’écran de contrôle indiqua que cinq sauts avaient été accomplis, puis dix. Kjet contempla quelques instants la fenêtre en vue réelle. Pas le moindre changement. Pas le moindre… C’est alors qu’il s’aperçut que l’une des étoiles les plus brillantes du champ s’était déplacée et continuait à glisser presque imperceptiblement dans le ciel. Comme un jongleur qui prend peu à peu de la vitesse, l’Ølvira se rapprochait de son rythme de croisière.

— Hei ! Hei ! fit Glimfrelle en se penchant pour voir le pupitre de son frère. Nous faisons 1,2 année-lumière à l’heure. Mieux qu’avant la vague !

— Très bien. Et les communications ? Le système de surveillance ?

— Ouais, ouais. J’y viens.

Glimfrelle pencha de nouveau son torse frêle en avant. Durant quelques secondes, il demeura presque silencieux. Svensndot se mit à faire défiler les messages. Il n’y avait rien, pour le moment, de l’exploitante Limmende. Kjet travaillait pour elle et pour la Sécurité Commerciale de SjK depuis vingt-cinq ans. Pouvait-il envisager de se mutiner ? Et s’il le faisait, combien seraient-ils à le suivre ?

— Bon, voilà la situation, chef.

Glimfrelle fit apparaître sur la fenêtre principale son interprétation des rapports d’état du vaisseau.

— C’est à peu près ce dont nous nous doutions, en un peu plus extrême, peut-être.

Ils avaient compris, depuis le début ou presque, que cette vague était la plus grosse jamais enregistrée dans l’histoire des hommes. Mais ce n’était pas cela que voulait dire le Dirokime par « extrême ». Il abaissa ses courts-doigts, traçant une ligne bleue et floue sur toute la largeur de la fenêtre.

— Selon nos estimations, poursuivit-il, le bord d’attaque de la Vague devait suivre à peu près cette ligne et envelopper la patronne Limmende quatre cents secondes avant de toucher le HdB, puis nous, dix secondes plus tard. Mais si le bord de chute est proportionnel à celui des vagues ordinaires (c’est-à-dire multiplié par un million), nous devrions, ainsi que le reste des flottes poursuivantes, en sortir bien avant le HdB.

Il désigna un point lumineux isolé qui représentait l’Ølvira. Tout autour de lui et juste devant, des douzaines de points étaient en train de faire leur apparition à mesure que les détecteurs du vaisseau repéraient des sauts en ultrapoussée. C’était comme un incendie glacé qui se propageait dans les ténèbres en s’éloignant d’eux. Dans peu de temps, Limmende et tout le noyau central de la flotte anonyme seraient de nouveau sur le pied de guerre.

— Les enregistrements des détecteurs nous confirment que c’est bien ce qui s’est passé, ajouta-t-il. La plus grande partie des flottes poursuivantes quitteront la queue de la vague avant le HdB.

— Hum… Ils vont perdre une partie de leur avance.

— Ouaip. Mais s’ils vont là où nous pensons… (une étoile de type G, à quatre-vingts années-lumière du vaisseau poursuivi), ils y arriveront avant d’être exterminés.

Il s’interrompit pour indiquer une nuée qui s’étalait sur le côté à partir du noyau lumineux central en expansion.

— Tout le monde ne reprend pas la poursuite, dit-il.

— Je sais…

Svensndot lisait les infos tout en écoutant le commentaire de Glimfrelle.

— À en croire le Réseau, dit-il, ce serait l’Alliance pour la Défense, qui vient de sortir victorieuse de son glorieux champ de bataille.

— De son quoi ?

Tirolle s’était retourné brutalement dans son harnais. Tout humour avait disparu de ses grands yeux noirs habituellement rieurs.

— Vous m’avez bien entendu, fit Kjet en orientant l’affichage pour que les deux frères puissent le lire.

Ils parcoururent rapidement le message, et Glimfrelle lut à haute voix certains passages.

Courage exceptionnel des officiers et des membres d’équipage de l’Alliance… Destruction substantielle des éléments ennemis en fuite…

— Ils ne parlent même pas de la Vague, murmura Glimfrelle en frissonnant. Ce ne sont que de lâches mensonges !

Sa voix grimpa dans l’aigu et il continua dans sa langue. Kjet ne comprenait plus qu’une petite partie de ce qu’il disait. Les Dirokimes qui avaient quitté leurs habitats du rêve étaient généralement des êtres enjoués, aux humeurs capricieuses et à l’ironie facile. Glimfrelle correspondait presque à cette description en ce moment, à l’exception de la voix haut perchée, des sifflements et des insultes, plus pittoresques que ce que Svensndot avait jamais entendu dans la bouche d’un Dirokime.

— Résidus de bouse de vache vermineuse ! Assassins de rêve innocent !

Même transposés en samnorsk, les mots gardaient leur force. Mais en dirokime, « bouse de vache vermineuse » était baigné de toute une imagerie explicite qui remplissait presque physiquement la cabine. La voix de Glimfrelle atteignait des sommets de plus en plus élevés, pour dépasser finalement le registre de perception humaine. Abruptement, il s’effondra, gémissant, agité de soubresauts. Les Dirokimes étaient capables de pleurer, bien que ce fût la première fois que Svensndot avait ce spectacle sous les yeux. Et Glimfrelle se laissa aller, oscillant d’un côté puis de l’autre dans les bras de son frère.

— La vengeance nous mène où, à présent, mon colonel ? demanda Tirolle à Kjet par-dessus l’épaule de Glimfrelle.

L’espace d’un instant, Kjet le regarda en silence.

— Je vous le ferai savoir en temps voulu, lieutenant, dit-il en consultant les données affichées, (Observer et écouter encore un peu, et nous serons peut-être fixés.) En attendant, rapprochez-nous du centre de la poursuite, ajouta-t-il d’une voix tranquille.

— À vos ordres, mon colonel.

Tirolle donna une petite tape affectueuse dans le dos de son frère et retourna à son pupitre.


Durant les cinq heures qui suivirent, l’équipage de l’Ølvira observa les mouvements de la flotte de l’Alliance qui gagnait tant bien que mal l’espace supérieur. Ce n’était pas à proprement parler une retraite, c’était plutôt une dissolution placée sous le signe de la panique. En bons opportunistes qu’ils étaient, ils n’avaient pas hésité à tuer par traîtrise et à donner la chasse lorsqu’ils étaient persuadés qu’il y avait un trésor à l’arrivée. Mais maintenant qu’ils étaient confrontés à la menace de se retrouver pris au piège des Lenteurs et de mourir au milieu des étoiles, ils repartaient en toute hâte vers les différents endroits d’où ils venaient. Leurs bulletins dans les infogroupes étaient pleins de bravades, mais il leur était difficile, cette fois-ci, de déguiser leurs manœuvres. Ceux qui étaient restés plus ou moins neutres remarquèrent vite les discordances, et l’idée fut de plus en plus acceptée que l’Alliance s’était formée autour de l’Hégémonie aprahantie et que ses motivations n’étaient peut-être pas uniquement le désir altruiste de s’opposer à la Gale. Il y avait des spéculations nerveuses sur l’identité probable de la prochaine victime de l’Alliance.

Les grands transmetteurs restaient braqués sur les flottes. Elles auraient pu aussi bien se trouver sur une grande ligne du réseau. La circulation des infos faisait penser à une puissante chute d’eau qui dépassait complètement les capacités de l’Ølvira. Néanmoins, Svensndot gardait un œil dessus, pour le cas où il découvrirait, quelque part, une clé ou un indice quelconques. La majorité des affiliés du Sentier de la Guerre et de Menaces semblaient s’intéresser très peu à l’Alliance ou à la mort de Sjandra Kei. La plupart étaient terrorisés par la Gale qui continuait de s’étendre au Faîte de l’En delà. Aucune des Civilisations Supérieures n’avait été capable de résister avec succès, et le bruit courait que deux nouvelles Puissances qui avaient tenté de s’interposer étaient détruites. Certains (propagandistes en secret de la Gale ?) déclaraient se féliciter de la nouvelle stabilité du Sommet, même si elle était fondée sur un parasitage permanent.

En fait, la poursuite qui se déroulait aux approches du Fin Fond et la fuite du Hors de Bande II semblaient être les seuls cas où la Gale ne triomphait pas totalement. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce qu’ils fussent l’objet de dix mille messages par heure.

La géométrie de l’émergence était extrêmement favorable à l’Ølvira. Ils étaient restés jusque-là en marge de l’action, mais ils avaient maintenant plusieurs heures d’avance sur les flottes principales. Glimfrelle et Tirolle n’avaient jamais été aussi occupés de toute leur vie. Il leur fallait suivre pas à pas l’émergence de chaque vaisseau et faire connaître leur identité aux autres bâtiments de la Sécurité Commerciale. Jusqu’à ce que Skrits et Limmende aient émergé des Lenteurs, Kjet Svensndot était l’officier le plus gradé de la flotte. De plus, il connaissait personnellement la plupart des commandants. Mais il ne s’était jamais senti bien dans la peau d’un amiral. Ses galons de colonel lui avaient été décernés en récompense de ses talents de pilote, sur une Sjandra Kei en paix. Il avait toujours été heureux de s’en remettre à ses supérieurs. Mais à présent…

Il utilisa sa prérogative de grade pour que les vaisseaux de l’Alliance ne soient pas poursuivis, en prétextant qu’il valait mieux « attendre que la flotte soit au complet ». Plusieurs scénarios d’action circulèrent d’un vaisseau émergé à l’autre, y compris un ou deux où le haut commandement était donné comme détruit. Kjet fit savoir à certains commandants que cela pourrait en effet très bien être le cas, qu’il y avait des chances pour que le vaisseau amiral de Limmende ait été capturé par l’ennemi et pour que l’Alliance ne soit qu’une manifestation secondaire de ce véritable ennemi. Ainsi, il s’enferrait de plus en plus dans la « trahison » qu’il préméditait.

Le vaisseau amiral de Limmende et le gros de la flotte de la Gale surgirent des Lenteurs presque au même moment. Les alarmes comm retentirent partout à bord de l’Ølvira tandis que les messages prioritaires affluaient, aussitôt déchiffrés par les installations crypto du vaisseau.

— Source : Limmende, Haut Commandement. Priorité absolue, fit la voix du vaisseau.

Glimfrelle afficha le texte sur la fenêtre principale. Svensndot sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine à sa lecture.


Ordre à toutes les unités de poursuivre vaisseaux en fuite. Ce sont nos ennemis, les assassins de notre peuple, attention, nous soupçonnons des traîtrises. Détruisez tout vaisseau contestant les présentes instructions. Ordre de combat et codes de validation suivent…


L’ordre de combat était simple, même selon les critères de la Sécurité Commerciale. Limmende leur commandait de se déployer et de partir aussitôt, en ne s’attardant que le temps de détruire d’éventuels « traîtres ».

— Et les codes de validation ? demanda Kjet à Glimfrelle.

Le Dirokime semblait avoir recouvré entièrement ses esprits.

— Ils sont OK, chef. Nous ne pourrions pas recevoir ce message si l’expéditeur n’avait pas le code à clé unique d’aujourd’hui. Mais nous commençons à recevoir des messages des autres, chef. Sur canal vidéo et audio. Ils veulent savoir ce qu’ils doivent faire.

S’il n’avait pas préparé le terrain depuis plusieurs heures, Kjet n’aurait pas eu la moindre chance de mener à bien sa mutinerie. Si la Sécurité Commerciale avait été une véritable organisation militaire, l’ordre de Limmende aurait été obéi sans discussion. Mais les autres commandants avaient eu le temps de méditer les points sur lesquels Svensndot avait attiré leur attention. À ces distances, la communication vidéo n’aurait dû poser aucun problème, et la flotte disposait de suffisamment de codes à clé unique pour faire passer tous les messages. Malgré cela, « Limmende » avait choisi de faire passer ses ordres prioritaires par voie de courrier électronique. Cela n’aurait pas dû sembler suspect dans la mesure où les codes militaires étaient bons, mais cela rejoignait aussi les prédictions de Svensndot. Le « haut commandement » ne voulait pas montrer son visage au grand jour dans ces régions des Lenteurs où un maquillage vidéo parfait était impossible. Les ordres ne pouvaient se donner que par courrier électronique ou par l’intermédiaire de reconstitutions qu’un observateur attentif pouvait déceler.

Kjet et ses amis n’avaient que ce mince filet de preuve pour les relier.

Il concentra son attention sur la tache lumineuse qui représentait la flotte de la Gale. Elle ne connaissait pas la moindre indécision. Aucun de ses vaisseaux ne cherchait à regagner des hauteurs plus sécurisantes. La chose qui les commandait faisait régner une discipline inconnue de la plupart des armées humaines. Elle était prête à tout sacrifier pour s’emparer du minuscule vaisseau qu’elle poursuivait.

Qu’est-ce qu’on fait maintenant, colonel ?

Juste au-dessus de la tache de lumière glacée, un petit point brillant venait d’apparaître.

— Le Hors de Bande ! s’exclama Glimfrelle. Il n’a plus que soixante-cinq années-lumière d’avance, à présent.

— Je reçois une vidéo cryptée de leur vaisseau, chef. Même disjonction bâtarde que la dernière fois.

Il transféra le signal crypté sur la fenêtre principale sans même attendre l’ordre de Kjet.

C’était Ravna Bergsndot. Derrière elle, il y avait tout un flou de mouvements et de cris. Le drôle d’humain et un Cavalier des Skrodes étaient en train de se disputer. Bergsndot tournait le dos à la caméra et participait à la dispute. La pagaille semblait encore plus forte, se disait Kjet, que lors de l’émergence de son propre vaisseau.

— Ça n’a aucune importance pour le moment, te dis-je ! Laisse-le tranquille ! Il faut contacter… (Elle avait dû voir le signal que Glimfrelle lui renvoyait.) Ils sont là, Pham ! Par toutes les Puissances, je t’en prie ! (Elle agita la main, furieuse, et se tourna vers la caméra.) Colonel, nous avons…

— Je sais. Nous sommes sortis de la vague depuis plusieurs heures. Nous sommes actuellement près du centre de la poursuite.

Elle retint sa respiration. Malgré des heures de préparation, les choses évoluaient trop vite pour elle.

Et pour moi aussi, se dit-il.

— C’est toujours ça, dit-elle au bout d’un moment. Tout ce que nous avons décidé avant tient toujours, colonel. Nous avons besoin de votre aide. C’est la Gale qui nous poursuit. Par pitié !

Svensndot remarqua un affichage témoin à proximité de la fenêtre. Le rusé Glimfrelle retransmettait cette conversation à toute la partie de la flotte à qui ils pouvaient faire confiance. Parfait. Il avait discuté de la situation avec les autres durant plusieurs heures, mais rien ne valait la vue de Ravna Bergsndot en direct sur le système comm, la vue de quelqu’un qui était originaire de Sjandra Kei, qui survivait et qui les appelait à son secours. Vous pouvez passer le reste de votre vie à courir après la vengeance dans le Moyen En delà, mais vous ne réussirez à tuer que des vautours. La cause première, c’est sans doute la chose qui poursuit en ce moment Ravna Bergsndot.


Les Papillons s’étaient envolés depuis longtemps, et ils ne clamaient plus leur courage que sur le Réseau. Moins d’un pour cent de la Sécurité Commerciale avait obéi à l’ordre de « Limmende » de leur donner la chasse. Là n’était pas le problème. C’étaient plutôt les dix pour cent demeurés en arrière et ralliés aux forces de la Gale qui préoccupaient Kjet Svensndot. Certains de ces vaisseaux n’étaient peut-être pas contaminés, ils s’étaient peut-être simplement montrés loyaux envers des ordres auxquels ils croyaient. Il allait être difficile de leur tirer dessus.

Il y aurait des combats, c’était inévitable. Les manœuvres de bataille n’étaient pas faciles sous ultrapoussée, particulièrement si l’adversaire se dérobait. Mais la flotte de la Gale donnait obstinément la chasse au HdB. Lentement, très lentement, les deux flottes allaient en arriver à occuper le même volume. Pour le moment, elles étaient encore dispersées sur des années-lumière cubiques. Mais à chaque saut, la flotte d’Aniara était un peu plus en phase avec les bégaiements des propulseurs ennemis. Certains vaisseaux ne se trouvaient plus qu’à quelques centaines de millions de kilomètres de l’endroit où leur adversaire passait, allait passer ou était déjà passé. Une tactique fut établie pour répartir les cibles. Ils n’étaient plus qu’à quelques centaines de secondes des premiers accrochages.

— Maintenant que les Aprahantis sont partis, nous sommes supérieurs en nombre. Un ennemi normal ne songerait plus qu’à décrocher.

— Mais la flotte de la Gale, naturellement, n’en est pas un.

C’était le rouquin qui faisait à présent la conversation. Glimfrelle avait bien fait de ne pas relayer son visage au reste de la flotte de Svensndot. Cet homme avait un comportement nerveux et bizarre la plupart du temps. Pour le moment, il semblait surtout s’ingénier à démolir toutes les idées avancées par Svensndot.

— La Gale se fiche pas mal d’essuyer des pertes, pourvu qu’elle arrive à ses fins.

Svensndot haussa les épaules.

— Écoutez, nous ferons de notre mieux. Les premiers contacts auront lieu dans cent cinquante secondes. S’ils n’ont pas d’arme secrète, nous devrions l’emporter facilement. (Il jeta un regard suspicieux à son interlocuteur.) Mais c’est peut-être là qu’ils nous attendent. C’est ce que vous voulez dire ? Est-ce qu’elle pourrait…

Les nouvelles de l’expansion de la Gale au Faîte de l’En delà étaient toujours en train d’arriver. Sans aucun doute, il s’agissait d’une intelligence transhumaine. Un homme désarmé pouvait être aux prises avec une meute de loups à la supériorité physique écrasante mais s’en sortir quand même. La Gale était-elle dans cette situation ?

Pham Nuwen secoua vigoureusement la tête.

— Non, non, non ! La tactique de la Gale dans ces régions sera probablement inférieure à la vôtre. Elle n’a l’avantage que dans les régions supérieures, où elle peut contrôler ses esclaves comme les doigts d’une main. Ici, ses créatures ressemblent à des waldos mal synchronisés. (Nuwen fronça les sourcils en regardant quelque chose qui se trouvait hors du champ.) Non, ce que nous avons le plus à craindre, c’est son intelligence stratégique. (Sa voix acquit soudain un détachement encore plus inquiétant que son impatience première. Ce n’était pas le calme assuré de quelqu’un qui fait face à un danger, c’était plutôt celui d’un dément égaré.) Plus que cent secondes avant le contact. Nous avons une chance, colonel, si vous concentrez vos forces aux bons endroits.

Ravna apparut, flottant dans le champ à partir du haut de l’image. Elle posa une main sur l’épaule du rouquin. Le brisedieu, comme elle l’appelait. Leur arme secrète dans cette bataille. Le message d’une Puissance avant sa mort. Trésor ou supercherie, qui pouvait savoir ?

Merde. Si les autres ressemblent à des waldos mal synchronisés, à quoi est-ce que nous ressemblons, nous, en suivant ce Pham Nuwen ?

Il fit cependant signe à Tirolle de marquer les cibles indiquées par Nuwen. Quatre-vingt-dix secondes. Le moment de décision. Montrant les marques rouges éparpillées par Tirolle au sein de la flotte ennemie, Kjet demanda :

— Elles ont quelque chose de spécial, ces cibles, Tirolle ?

Le Dirokime sifflota quelques secondes. Les corrélations mirent un temps infini à apparaître dans les fenêtres de son pupitre.

— Les vaisseaux qu’il signale ne sont ni les plus gros ni les plus rapides. Il va falloir un peu plus de temps pour se positionner sur eux. (Des vaisseaux de commandement, peut-être ?) Mais il y a autre chose. Certains d’entre eux atteignent des vitesses réelles considérables. Ce ne sont pas des images résiduelles.

Des vaisseaux équipés de propulseurs rams ? Des destructeurs de planètes ?

— Hum…

Il ne fallut à Svensndot qu’une seule seconde de plus pour faire une estimation de la situation. Dans trente secondes, le vaisseau de Jo Haugen, le Lynsnar, allait établir le contact, mais pas avec l’une des cibles indiquées par Nuwen.

— Passe sur comm, Glimfrelle. Dis au Lynsnar de refuser le combat. Qu’il recible. Qu’ils reciblent tous.

Les lumières représentant la flotte d’Aniara glissèrent lentement autour du noyau de la flotte de la Gale, à la recherche de leurs nouvelles cibles. Vingt minutes passèrent, non sans nouvelles discussions avec les autres commandants. La Sécurité Commerciale n’était pas structurée pour le combat. Ce qui avait fait un succès de l’appel de Kjet Svensndot était aussi la cause de multiples questions et contre-suggestions. Sans compter les menaces qui leur parvenaient continuellement sur le canal de l’exploitante Limmende. Mort aux mutins, mort à tous ceux qui trahissaient la compagnie. Le code de cryptage était bon, mais le ton était totalement étranger à celui de la pacifique et commerciale Giske Limmende. Tout le monde pouvait voir au moins que la désobéissance avait été une bonne décision.

Johanna Haugen fut la première à entrer en phase avec les nouvelles cibles. Glimfrelle ouvrit sa fenêtre principale sur le flux de données du Lynsnar. La vue, presque naturelle, montrait un ciel nocturne d’étoiles en mouvement. La cible était à moins de trente millions de kilomètres du Lynsnar, mais désynchronisée d’une milliseconde. Haugen arrivait juste avant ou juste après le saut accompli par l’autre.

— Les drones sont lâchés, fit la voix de Haugen.

Ils avaient maintenant une vue parfaite sur le Lynsnar, à quelques mètres à peine de distance, à partir d’une caméra qui se trouvait à bord de l’un des drones. Mais le vaisseau était à peine visible. Sa masse sombre occultait les étoiles. Il ressemblait à un poisson énorme au fond d’un océan infini. Un poisson en train de lâcher son frai. Puis l’image se brouilla. Le Lynsnar disparut et reparut à mesure que le drone perdait et retrouvait sa synchronisation. Un nuage de lumières bleues sortit d’une soute du vaisseau. Des drones de combat. Le nuage resta à proximité du Lynsnar pour se calibrer et s’orienter sur l’ennemi.

La lumière s’affaiblit autour du Lynsnar tandis que les drones se désynchronisaient partiellement dans l’espace et dans le temps. Tirolle ouvrit une fenêtre sur une sphère de cent millions de kilomètres centrée sur le Lynsnar. Le vaisseau cible était un point rouge qui clignotait autour de la sphère comme un insecte affolé. Le Lynsnar traquait sa proie à huit mille fois la vitesse de la lumière. Il arrivait que la cible disparaisse une seconde, toute synchronisation momentanément perdue. D’autres fois, le Lynsnar et sa cible se confondaient, les deux vaisseaux passant ensemble un dixième de seconde à moins d’un million de kilomètres de distance. La seule chose qui ne pouvait être affichée avec exactitude était la position des drones. Leur essaim se diffusait en une myriade de trajectoires tandis que leurs capteurs étaient à la recherche d’un signe de présence du vaisseau ennemi.

— Et la cible ? Est-ce qu’elle a lâché un essaim ? Te faut-il des renforts ? demanda Svensndot.

Tirolle haussa les épaules à la manière dirokime. Le spectacle qu’ils avaient sous les yeux se déroulait à trois années-lumière de là. Il était impossible de savoir. Mais ce fut Jo Haugen qui répondit :

— Je ne pense pas que mon zéro ait essaimé. Je n’ai perdu que cinq drones. Normal, pour un ratage à cette distance. On verra bien…

Elle s’interrompit, mais la trace du Lynsnar et son signal demeurèrent forts. Kjet regarda les autres fenêtres. Cinq unités d’Aniara étaient déjà engagées et trois avaient déployé leurs essaims. Nuwen continuait d’observer silencieusement les opérations à bord du HdB. Le brisedieu avait eu ce qu’il voulait. Kjet et les siens ne pouvaient plus reculer.

Les nouvelles, bonnes et mauvaises, affluèrent en bloc.

— Je l’ai eu ! s’exclama Jo Haugen.

Le point rouge dans l’essaim du Lynsnar avait disparu. Il était passé à quelques milliers de kilomètres de l’un des drones. Dans la milliseconde nécessaire au calcul d’un nouveau saut, le drone avait découvert sa présence et explosé. Cela n’aurait pas été fatal à la cible si elle avait accompli son saut avant d’être touchée par le front de l’explosion. Elle avait plusieurs fois échappé à la destruction au cours des secondes précédentes. Cette fois-ci, cependant, le saut ne se concrétisa pas à temps. Une mini-étoile se forma, dont la lumière mettrait des années à atteindre le reste du volume de bataille.

Glimfrelle émit un sifflement rauque, accompagné d’un juron intraduisible.

— Nous venons de perdre l’Ablsndot et le Holder, chef. Leur cible a dû contre-essaimer.

— Envoie le Gliwing et le Trance.

Quelque part dans un recoin de son cerveau, quelque chose se hérissait d’horreur. C’étaient ses amis qui étaient en train de mourir là-bas. Kjet avait déjà été en contact avec la mort, mais jamais de cette manière-là. Durant les opérations de police, personne ne courait de tels risques, sauf occasionnellement, dans les sauvetages. Et pourtant…

Il se détourna du rapport opérationnel pour ordonner l’envoi de plusieurs vaisseaux sur une cible qui venait de recevoir des renforts. Tirolle en envoyait d’autres de son côté. Se concentrer sur des cibles non essentielles pouvait être une stratégie perdante à longue échéance, mais en attendant… cela faisait mal à l’ennemi, et c’était bien la première fois, depuis la chute de Sjandra Kei, que la Sécurité Commerciale répliquait efficacement à quelqu’un.

Haugen :

— Par les Puissances ! Il filait, celui-là ! Le drone secondaire a dû utiliser tout le spectre EM pour l’avoir. La cible faisait 15 000 Kps en vitesse réelle.

Une fusée-bombe en train d’accélérer ? Merde, normalement ils n’auraient dû les utiliser qu’après s’être assuré le contrôle du volume de bataille.

Tirolle :

— Nouveaux vaisseaux détruits à l’autre extrémité du volume. L’ennemi se repositionne. Je ne sais pas comment, mais ils ont deviné après qui on en a.

Glimfrelle (sifflotement de triomphe) :

— On va les avoir… On va les avoir… Oops… Chef, j’ai comme l’impression que Limmende a deviné qui coordonne tout…

Une nouvelle fenêtre s’était ouverte sur le pupitre de Tirolle. Elle montrait les cinq millions de kilomètres autour de l’Ølvira. Deux autres vaisseaux occupaient ce volume. La fenêtre les identifiait comme étant le vaisseau amiral de Limmende et un autre qui n’avait pas répondu à la tentative de recrutement de Svensndot.

Il y eut un instant de silence au poste de commandement de l’Ølvira. Les cris de triomphe ou de panique venant du reste de la flotte semblaient soudain très lointains. Svensndot et son équipage étaient en train de regarder la mort en face.

— Tirolle, quand est-ce que cet essaim va…

— Ils sont déjà sur nous. On vient d’esquiver un drone à dix millisecondes près.

— Tirolle ! Occupe-toi de finir les engagements en cours. Glimfrelle, dis au Lynsnar et au Trance d’assurer successivement le commandement si nous perdons le contact.

Ces deux vaisseaux avaient déjà utilisé tous leurs drones, et Jo Haugen était connue de tous les commandants.

Puis il chassa cette préoccupation de son esprit et ne s’occupa plus que de coordonner l’essaim de combat de l’Ølvira. La fenêtre tactique locale montrait le nuage en train de se dissiper et de se colorer selon un code indiquant le retard ou l’avance par rapport à l’Ølvira.

Les deux attaquants avaient parfaitement coordonné leurs pseudovitesses. Dix fois par seconde, les trois vaisseaux accomplissaient un bond d’une petite fraction d’année-lumière. Comme un galet faisant des ricochets à la surface d’un lac, ils apparaissaient dans l’espace réel en des points parfaitement mesurés, et la distance qui les séparait à chaque émergence était inférieure à cinq millions de kilomètres. Il n’y avait plus entre eux, à présent, que quelques millisecondes de distance de temps et le fait que la lumière elle-même ne pouvait pas franchir l’espace qui les séparait dans le bref laps de temps qu’ils passaient à chaque point d’émergence.

Trois éclairs actiniques éclairèrent le poste, projetant les ombres de Svensndot et des deux Dirokimes. C’était une lumière au second degré, le signal d’alarme de la console indiquant une détonation proche. Fuyez ! aurait dit cette affreuse lumière à n’importe quelle personne sensée. Il aurait été facile de se désynchroniser… en perdant par la même occasion le contrôle tactique de toute la flotte d’Aniara. Tirolle et Glimfrelle courbèrent la tête en détournant les yeux de la fenêtre locale, comme pour échapper à l’éclat de la mort proche. Leurs voix sifflantes rompirent à peine la cadence tandis que les instructions de l’Ølvira aux autres bâtiments continuaient de fuser. Il y avait des douzaines d’autres combats en cours. Pour le moment, l’Ølvira était la seule source de précision et de coordination disponible dans leur camp. Chaque seconde où l’Ølvira continuait sa tâche signifiait protection et avantage pour les autres. En décrochant, ils instaureraient plusieurs minutes de chaos, jusqu’à ce que le Lynsnar ou le Trance puissent prendre le relais.

Près des deux tiers des cibles indiquées par Pham Nuwen étaient maintenant détruites. Le prix avait été élevé : cinquante pour cent des amis de Svensndot. L’ennemi avait subi des pertes importantes pour protéger ces cibles, mais une grande partie de sa flotte demeurait intacte.

Une main invisible s’abattit sur l’Ølvira, plaquant Svensndot contre son harnais de combat. Les lumières s’éteignirent, même celles des fenêtres. Puis une lueur rouge diffuse monta du sol. La silhouette des Dirokimes se profila contre un moniteur isolé.

— Nous voilà exclus du jeu, chef, siffla doucement Tirolle. Il faut qu’ils continuent sans nous. Je ne savais pas qu’on pouvait rater à cette distance.

Ce n’était peut-être pas un ratage.

Kjet se dépêtra de son harnais et traversa la cabine aussi vite que possible pour arriver la tête la première devant le petit moniteur. Nous sommes peut-être déjà morts. Quelque part, très près, un drone avait explosé. Son front d’ondes avait touché l’Ølvira avant le saut. Le choc avait été causé par l’explosion de la coque extérieure du vaisseau lorsqu’elle avait absorbé les éléments à rayons X mous du missile ennemi. Il contempla les lettres rouges qui défilaient lentement sur l’écran endommagé. Il était probable que toute leur électronique soit définitivement morte. Il y avait aussi de fortes chances pour qu’ils aient tous écopé d’une dose fatale de rayons gamma. Il flottait dans la cabine une odeur d’isolant brûlé, apportée par le système de ventilation.

Iiya ! Regardez-moi ça ! Cinq nanosecondes de plus et nous n’aurions même pas été effleurés ! Nous avons fait le saut après avoir été touchés par le front !

D’une manière ou d’une autre, l’électronique avait survécu assez longtemps pour effectuer le saut. Le flux gamma à travers le poste de commandement avait été de 200 rems, rien qui puisse les ralentir dans les quelques heures à venir et rien dont un médic de bord ne puisse avoir aisément raison. Quant à l’existence de ce médic et du reste des automatismes à bord de l’Ølvira

Tirolle tapa une série de longues requêtes sur le clavier de son pupitre. Il n’y avait plus de reconnaissance vocale. Plusieurs secondes s’écoulèrent avant que la réponse défile sur l’écran.


AUTOMATISMES CENTRAUX SUSPENDUS ; GESTION D’AFFICHAGE SUSPENDUE. CALCULS DE POUSSÉE DES PROPULSEURS SUSPENDUS.


Tirolle donna un coup de coude à son frère.

— Hei, Glimfrelle, on dirait que l’Ølvira a envie de se faire prier. Je suis sûr qu’on peut la remettre dans le droit chemin !


Les Dirokimes étaient connus pour leur optimisme à toute épreuve, mais Tirolle, en l’occurrence, n’était pas très loin de la vérité. Leur rencontre avec le drone avait été un cas qui ne se produit qu’une fois sur un milliard. Ils n’étaient restés en contact qu’une infime fraction de seconde. Au cours de l’heure et demie qui suivit, les Dirokimes effectuèrent des réinitialisations à partir du processeur durci du moniteur, rétablissant les fonctions utilitaires l’une après l’autre. Certaines choses, cependant, étaient définitivement perdues. Les automatismes comm avaient perdu leur intelligence analytique, et les arêtes d’ultrapoussée étaient partiellement fondues sur un côté du vaisseau. (Le plus absurde, c’était que l’odeur de brûlé avait été un diagnostic isolé, qui aurait dû cesser de fonctionner en même temps que tout le reste des automatismes de bord.) Mais ils se retrouvaient loin derrière la flotte de la Gale.

Car il y avait toujours une flotte de la Gale ! Le noyau de lumières ennemies était plus mince que précédemment, mais sa route n’avait pas dévié d’un pouce. La bataille spatiale était depuis longtemps finie. Les vestiges de la Sécurité Commerciale étaient éparpillés sur quatre années-lumière de volume de bataille à l’abandon. L’avantage du nombre leur appartenait au commencement du combat. S’ils s’étaient battus efficacement, ils auraient pu gagner. Au lieu de quoi ils avaient détruit les vaisseaux dotés d’une vitesse réelle élevée et mis hors de combat environ la moitié du reste. Plusieurs gros vaisseaux ennemis étaient indemnes. Ils étaient maintenant quatre fois plus nombreux que les rescapés de la flotte d’Aniara. La Gale aurait pu détruire aisément le reste de la flotte de la Sécurité Commerciale, mais cela aurait signifié un détour et une perte de temps, alors que la seule constante, jusqu’ici, dans le comportement de l’ennemi, était la priorité donnée à la poursuite.

Tirolle et Glimfrelle passèrent des heures à rétablir les communications et à essayer de déterminer qui était détruit et qui pouvait être sauvé. Cinq de leurs bâtiments avaient perdu tout moyen de propulsion mais conservaient leurs équipages presque intacts. D’autres avaient été touchés à des emplacements connus, et Svensndot dépêcha des vaisseaux de sauvetage munis d’essaims de drones pour localiser les épaves. La guerre de vaisseau à vaisseau était, pour la plupart de ceux qui survivaient, un exercice aseptisé, presque intellectuel ; mais le chaos et la destruction n’étaient pas moins réels que sur n’importe quel champ de bataille au sol. La différence, c’était que le combat spatial s’étendait sur un billion de fois plus de place.


Finalement, il ne leur resta plus d’opérations de sauvetage miracle ni de tristes découvertes à faire. Les commandants de Sjandra Kei tinrent conférence sur un canal commun pour décider de leur avenir. Cela aurait aussi bien pu être une veillée funèbre pour toute la flotte d’Aniara. Au milieu de la réunion, une nouvelle fenêtre apparut, laissant voir le poste de commande du Hors de Bande II. Ravna Bergsndot contempla les débats sans dire un mot. Son « brisedieu » n’était nulle part en vue.

— Que pourrions-nous faire de plus ? demanda Johanna Haugen. Ces maudits Papillons ont disparu depuis longtemps.

— Avons-nous la certitude d’avoir recueilli tous les survivants ? demanda Jan Trenglets.

Svensndot se mordit la lèvre pour éviter de rétorquer sèchement. Le commandant du Trance était un véritable enregistrement en boucle sur la question. Il avait perdu trop de proches dans la bataille. Jusqu’à la fin de ses jours, son sommeil serait peuplé de cauchemars où des vaisseaux fantômes s’enfonceraient dans l’épaisseur de la nuit.

— Nous avons tout exploré, même les noyaux de vapeur, déclara Haugen avec toute la douceur que les mots lui autorisaient. La question qui se pose, à présent, c’est de savoir où nous allons.

Ravna émit un petit bruit, comme pour s’éclaircir la gorge.

— Mesdames et messieurs, si…

Trenglets leva les yeux vers l’écran où s’affichait son image. Toute sa douleur se transforma en un surgissement de rage.

— Nous ne sommes pas vos dames ni vos sieurs, catin ! Vous n’êtes pas une princesse pour laquelle les héros se sacrifient de bon cœur ! Vous mériteriez que nous retournions maintenant notre feu contre vous, et rien d’autre !

Elle eut un mouvement de recul devant tant de haine.

— Je…

— C’est vous qui nous avez lancés dans ce combat suicidaire ! hurla Trenglets. Vous nous avez fait attaquer des cibles secondaires, sans rien tenter pour nous aider. La Gale est vissée à vous comme un poisson-ventouse sur un calamar. Si vous aviez modifié un tant soit peu votre course, vous auriez pu écarter ses vaisseaux de notre dos.

— J’en doute, monsieur, répliqua Ravna. La Gale ne s’intéresse qu’à notre lieu de destination.

Un système solaire qui ne se trouvait plus maintenant qu’à quelques dizaines d’années-lumière du HdB et où les fugitifs arriveraient avec deux jours d’avance à peine sur leurs poursuivants.

Jo Haugen haussa les épaules.

— Vous devez vous rendre compte des dégâts causés par le plan de bataille ridicule de votre ami. Si nous avions attaqué de manière rationnelle, l’ennemi serait réduit à une fraction de sa taille actuelle. Si nous avions choisi de continuer, nous aurions pu vous protéger à l’arrivée sur ce monde des… Ce monde des Dards. (Elle sembla retourner ce nom étrange dans sa bouche, comme si elle cherchait à en deviner la signification.) À présent, il n’en est plus question. Les forces ennemies sont trop supérieures aux nôtres.

Elle se tourna vers l’écran où était affiché le visage de Svensndot. Celui-ci se força à soutenir son regard. Quelles que fussent les critiques que l’on pût adresser au Hors de Bande, c’était lui, le colonel Kjet Svensndot, qui avait persuadé la flotte d’Aniara de se battre de cette manière. Mais le sacrifice avait été inutile, et il était même étonné que Haugen, Trenglets et les autres lui adressent encore la parole.

— Je suggère que nous reprenions cet entretien plus tard, Kjet, ajouta Haugen. Rendez-vous dans mille secondes.

— J’y serai.

— Parfait.

Elle coupa la liaison sans adresser un mot de plus à Ravna Bergsndot. Quelques secondes plus tard, Trenglets et les autres commandants disparurent à leur tour des écrans. Il ne resta plus que Svensndot, les deux Dirokimes et Ravna. Cette dernière murmura :

— Quand j’étais petite fille sur Herte, ils nous arrivait de jouer aux kidnappeurs et à la Sécurité Commerciale. Je rêvais toujours d’êtres sauvée par votre compagnie d’un sort pire que la mort.

— Vous avez eu l’honneur d’une tentative, fit Kjet avec un sourire pâle, sans même faire partie de nos abonnés. C’est le plus grand combat spatial auquel nous ayons jamais été mêlés.

— Je suis vraiment navrée, Kj… colonel.

Il la dévisagea un instant sans rien dire. C’était une vraie brune de Sjandra Kei, aux yeux violets typiques. Impossible qu’il ait affaire à une simulation. Pas ici. Il avait tout misé sur le fait qu’elle ne pouvait pas en être une. Et pourtant…

— Que dit votre ami de tout ça ?

Pham Nuwen était demeuré invisible depuis son numéro si convaincant de brisedieu au début des combats.

Le regard de Ravna se porta sur un point hors champ.

— Il ne dit pas grand-chose, colonel. Il fait les cent pas, la mine encore plus bouleversée que votre commandant Trenglets. Il se souvient qu’il était absolument convaincu de vous demander ce qu’il fallait, mais il ne sait plus du tout pourquoi.

— Hum… Un peu tard, pour se poser la question. Quelles sont vos intentions, à présent ? Haugen a raison, vous savez. Ce serait pour nous un suicide inutile que de suivre la Gale jusqu’à votre lieu de destination. J’ajoute même que c’est un suicide inutile pour vous aussi. Vous allez arriver peut-être avec quarante-cinq heures d’avance sur la Gale. Qu’espérez-vous accomplir en un temps si bref ?

Ravna Bergsndot lui rendit son regard, et son expression se décomposa soudain en un désespoir secoué de sanglots.

— Je ne sais pas… Je ne sais plus rien…

Elle secoua la tête, le visage dissimulé dans le creux de ses mains et derrière ses longs cheveux noirs. Au bout d’un moment, elle redressa la tête et chassa ses cheveux en arrière. Lorsqu’elle parla, ce fut d’une voix claire mais très basse.

— Nous n’avons pas le choix. Nous continuons. Nous sommes venus pour aller jusqu’au bout. Il y a peut-être encore une chance. Je ne sais pas ce qu’il y a là-bas, mais c’est quelque chose que la Gale veut avoir à tout prix. Cinquante-cinq heures, c’est peut-être suffisant pour découvrir ce que c’est et en informer le Réseau. Et nous avons aussi le brisedieu.

Notre pire ennemi ? Ce Pham Nuwen avait tout l’air d’avoir été conçu par des Puissances. Il ressemblait bien à un assemblage construit à partir d’une description de seconde main de quelque chose d’humain, mais comment faire la différence entre un brisedieu et une simple élucubration ?

Elle haussa les épaules, comme si elle partageait ses doutes… et les acceptait.

— Et vous, demanda-t-elle, qu’est-ce que vous allez faire, la Sécurité Commerciale et vous ?

— Il n’y a plus de Sécurité Commerciale. Pratiquement tous nos clients ont été tués sous nos yeux. Nous venons d’achever l’exploitante de notre compagnie, ou tout au moins de causer la destruction de son vaisseau et de tous ceux qui la suivaient. C’est nous, à présent, qui représentons la flotte d’Aniara.

C’était le nom officiel qu’ils avaient choisi à l’occasion de la conférence qui venait de s’achever. Il éprouvait un certain plaisir morbide à ressasser ce nom, qui évoquait le fantôme d’avant Sjandra Kei et d’avant Nyjora, à l’aube de la race humaine. Ils étaient véritablement perdus, à présent, loin de leurs mondes d’origine, loin de leurs clients et de leurs chefs. Cent vaisseaux lancés vers…

— Nous en avons discuté, dit-il. Quelques-uns étaient encore prêts à vous suivre sur le monde des Dards. Certains équipages voudraient retourner dans le Moyen En delà et passer le reste de leur vie à massacrer des Papillons. Mais la majorité préfère s’occuper de faire refleurir les races de Sjandra Kei, dans un endroit où personne ne nous remarquera et où personne ne se souciera que nous survivions ou non.

La seule chose qui faisait l’unanimité entre eux, en tout cas, c’était qu’Aniara ne devait plus se séparer ni consentir de nouveaux sacrifices en dehors des nécessités de sa propre survie. Cela établi, il n’était pas difficile de décider de la nouvelle marche à suivre. Dans la traînée de la Grande Vague, cette partie du Fin Fond était un incroyable mélange d’écume à l’interface des Lenteurs et de l’En delà. Il faudrait des siècles pour que les vaisseaux zonographes des régions supérieures établissent des cartes acceptables du nouveau secteur. Dissimulés dans les replis et les interstices, il y avait des mondes fraîchement surgis des Lenteurs, des mondes où Sjandra Kei pouvait renaître. Ny Sjandra Kei ?

Il regarda Tirolle et Glimfrelle, à l’autre extrémité du poste. Ils étaient occupés à sortir les principaux processeurs de navigation de l’état de suspension où ils se trouvaient. Ce n’était pas absolument indispensable pour le rendez-vous avec le Lynsnar, mais les choses seraient beaucoup plus pratiques si les deux vaisseaux avaient la possibilité de manœuvrer. Les deux frères ne semblaient pas prêter attention à la conversation avec Ravna. Peut-être avaient-ils réellement l’esprit ailleurs. D’une certaine manière, la décision d’Aniara avait beaucoup plus de signification pour eux que pour les humains de la flotte. Personne ne doutait que des millions d’humains fussent encore en vie dans l’En delà, et nul ne savait combien de mondes humains il y avait encore dans les Lenteurs, cousins éloignés de Nyjora et descendants lointains de la Vieille Terre. Mais de ce côté-ci de la Transcendance, les Dirokimes d’Aniara étaient absolument les seuls en vie. Les habitats du rêve de Sjandra Kei n’existaient plus, et la race tout entière avait disparu avec eux. Mais il devait y avoir encore un millier de Dirokimes environ dans la flotte d’Aniara, répartis par couples de frères ou de sœurs sur une centaine de vaisseaux. C’étaient les représentants les plus hardis et les plus aventureux de la dernière époque de leur race, et ils devaient maintenant faire face à un énorme défi. Les deux qui se trouvaient sur l’Ølvira avaient déjà fait le tour des survivants, à la recherche de leurs amis et du rêve d’une réalité nouvelle.

Ravna écouta solennellement ses explications.

— Colonel, la zonographie est quelque chose d’extrêmement fastidieux, dit-elle, et vos vaisseaux ne sont pas loin de leurs limites. Dans l’écume où nous sommes, vous risquez de chercher des années sans découvrir de monde qui puisse vous donner asile.

— Nous nous entourons de précautions. Nous laissons derrière nous tous les vaisseaux qui ne sont pas munis de ramscoop et d’installations de cryosommeil. Nous opérerons en réseau coordonné. Aucun des nôtres ne devrait s’égarer de plus de quelques années. (Il haussa les épaules.) Et même si nous ne trouvons jamais ce que nous cherchons… si nous mourons parmi les étoiles après avoir épuisé nos équipements de vie… eh bien, nous aurons au moins été à la hauteur de notre nom. Aniara. Je pense que nous avons une chance. Plus que vous.

Elle hocha lentement la tête.

— Oui. Euh… Cela me fait du bien, de le savoir.

Ils parlèrent encore une minute ou deux. Tirolle et Glimfrelle se joignirent à la conversation. Ils sentaient qu’ils s’étaient trouvés au centre de quelque chose de vaste, mais comme d’habitude avec les Puissances personne ne savait très bien ce qui s’était passé ni quel avait été le résultat de leurs tentatives.

— Rendez-vous avec le Lynsnar dans deux cents secondes, annonça la voix du vaisseau.

Ravna avait entendu. Elle hocha la tête. Puis elle leva la main.

— Adieu, Kjet Svensndot, Tirolle et Glimfrelle. Portez-vous bien.

Les Dirokimes répondirent en sifflant un adieu en commun. Svensndot leva la main, et la fenêtre qui montrait Ravna Bergsndot se referma.

Kjet Svensndot devait garder le souvenir de cette vision tout le reste de son existence. Plus tard, cependant, le visage de Ravna se confondit de plus en plus dans sa mémoire avec celui d’Ølvira.

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