Le cryosommeil proprement dit avait été sans rêves. Trois jours plus tôt, ils se préparaient à partir, et voilà qu’ils étaient ici. Le petit Jefri se plaignait d’avoir raté le plus intéressant, mais Johanna Olsndot était bien contente d’avoir dormi. Elle connaissait une partie des adultes de l’autre vaisseau.
Elle évoluait à présent au milieu des rangées de dormeurs. La chaleur résiduelle des refroidisseurs rendait l’obscurité infernalement brûlante. Une moisissure grise et galeuse poussait sur les murs. Les sarcophages cryotechniques étaient étroitement serrés les uns contre les autres, avec un petit espace de flottement tous les dix rangs. Il y avait des endroits que seul Jefri pouvait atteindre. Trois cent neuf enfants gisaient là, soit la totalité, à l’exception de son frère Jefri et d’elle-même.
Les sarcophages étaient des modèles légers d’hôpital. Correctement ventilés et entretenus, ils pouvaient durer des centaines d’années. Mais… Johanna s’essuya le visage et consulta l’affichage du plus proche. Comme la plupart de ceux des rangées intérieures, il était en assez mauvais état. Durant vingt jours, il avait normalement maintenu le garçon qu’il abritait en suspension, mais il allait probablement le tuer si cette situation se prolongeait un jour de plus. Les grilles de ventilation étaient propres. Elle fit cependant marcher l’aspiration, plus pour attirer la chance sur lui que pour accomplir un acte de maintenance efficace.
Papa et maman n’étaient pas responsables, bien qu’elle les soupçonnât de se le reprocher. La fuite avait été improvisée avec les matériaux qu’ils avaient sous la main, à la dernière minute, lorsque l’expérience avait mal tourné. L’équipe du Lab Haut avait fait ce qu’elle avait pu pour sauver les enfants et les préserver d’un désastre encore plus grand. Et, même ainsi, tout aurait pu se passer très bien si…
— Johanna ! Papa dit que nous n’avons plus le temps. Il faut que tu finisses ce que tu es en train de faire et que tu montes ici tout de suite, cria Jefri, qui avait passé la tête par l’écoutille pour l’appeler.
— J’arrive !
De toute manière, elle n’aurait pas dû se trouver en bas. Elle ne pouvait rien faire de plus pour aider ses amis.
Tami, Giske, Magda… Pourvu qu’il ne leur arrive rien !
Johanna se laissa glisser dans le puits flottant et faillit entrer en collision avec Jefri, qui arrivait en sens inverse. Il lui prit la main, et ils restèrent serrés l’un contre l’autre tout en flottant vers l’écoutille. Ces deux derniers jours, il n’avait pas pleuré, mais il avait perdu une grande partie de son indépendance de l’année dernière. Il ouvrait maintenant de grands yeux.
— On va descendre près du pôle Nord, avec toutes ces îles et toute cette glace…
Dans la cabine, après l’écoutille, leurs parents étaient en train de se sangler. Le négociant Arne Olsndot leva la tête vers sa fille en souriant.
— Assieds-toi, ma chérie. Nous allons nous poser dans moins d’une heure.
Johanna lui rendit son sourire, presque gagnée par son enthousiasme.
Ignorer le fouillis de matériel, les odeurs de vingt jours de confinement. Papa avait l’air aussi en forme que n’importe quel héros d’histoire d’aventures. La lumière des voyants d’affichage se réfléchissait sur les joints de sa combinaison pressurisée. Il venait d’arriver de l’extérieur.
Jefri traversa la cabine en tirant Johanna par la main. Il se sangla dans le berceau entre elle et leur mère. Sjana Olsndot vérifia ses attaches, puis celles de sa fille.
— Ce sera très intéressant pour toi, Jefri, dit-elle. Tu vas apprendre quelque chose.
— Oui, sur la glace.
Il tenait la main de sa mère, à présent. Elle sourit.
— Pas aujourd’hui. Je pensais plutôt à l’atterrissage. Rien à voir avec la balistique ou les agravs.
Les agravs étaient morts. Papa venait de détacher leur coque du compartiment cargo. Ils n’auraient jamais pu poser le tout avec une seule torche.
Papa fit plusieurs trucs avec le fouillis de commandes qu’il avait reliées à sa banque de données. Leurs corps s’imprimèrent en creux dans chaque berceau. Autour d’eux, la coque du compartiment cargo craqua, et les poutres qui soutenaient les sarcophages gémirent et plièrent. Quelque chose roula bruyamment en « tombant » le long de la coque. Johanna estima qu’ils devaient être sous une gravité environ.
Le regard de Jefri alla de l’affichage des paramètres extérieurs au visage de sa mère, puis retour.
— À quoi est-ce que ça ressemble, alors ? demanda-t-il.
Il y avait de la curiosité dans sa voix, mais également un léger frémissement. Johanna souriait presque. Jefri savait qu’on voulait détourner son attention, et il essayait de jouer le jeu.
— La descente sera assistée presque d’un bout à l’autre. Regarde la fenêtre du milieu. La caméra est orientée vers le bas. On voit très bien le ralentissement qui se fait déjà.
Et c’était vrai. Johanna se disait qu’ils ne devaient pas être à plus de deux cents kilomètres de la surface. Arne Olsndot se servait de la fusée d’appoint fixée à l’arrière du compartiment cargo pour annuler leur vitesse orbitale. Ils n’avaient pas d’autre choix.
Ils avaient abandonné le module de cargaison, avec ses agravs et son ultrapoussée. Il les avait amenés jusqu’ici, mais ses systèmes automatiques de commande étaient défaillants. Il les suivait comme une épave, sur la même orbite, plusieurs centaines de kilomètres derrière.
Tout ce qui leur restait, c’était le compartiment cargo, sans ailes, ni agravs, ni aéroblindage. Une vraie boîte à œufs en carton, pesant cent tonnes, en équilibre sur une torche embrasée.
Ce n’était pas tout à fait ainsi que maman décrivait la chose à Jefri, mais elle ne disait cependant rien d’autre que la vérité. D’une manière ou d’une autre, elle avait fait en sorte qu’il semble oublier le danger. Sjana Olsndot, avant d’accepter son poste au Lab Haut, avait été archéologue et écrivain de vulgarisation au Domaine Straumli.
Papa coupa la fusée, et ils se retrouvèrent une fois de plus en chute libre. Johanna ressentit une montée de nausée. Habituellement, elle n’avait jamais le mal de l’espace. Mais, cette fois-ci, c’était différent. L’image de la terre et de la mer dans la fenêtre du bas grandissait lentement. Il n’y avait que quelques nuages épars. La côte était une répétition infinie de petites îles, de caps et d’anses. Un vert foncé soulignait les échancrures du rivage et les vallées avant de devenir noir et gris dans les montagnes. Il y avait de la neige – et probablement, aussi, la glace dont rêvait Jefri – un peu partout, par plaques et par cercles. C’était très beau… et ils tombaient droit dessus !
Elle entendit une série de chocs métalliques sur la coque du module de cargaison tandis que les fusées d’appoint orientaient leur vaisseau pour que la tuyère principale soit vers le bas. La fenêtre de droite montrait à présent le sol. La torche s’alluma de nouveau, à une gravité environ. Les bords de l’écran s’obscurcirent, brûlés comme par un halo.
— Ouah ! fit Jefri. On dirait un ascenseur qui n’arrête pas de descendre, descendre, descendre…
Cent kilomètres de chute, assez lente pour que le frottement atmosphérique ne les mette pas en pièces. Sjana Olsndot avait raison. C’était une manière très particulière de descendre d’orbite, et c’était loin d’être la meilleure, quand on avait le choix.
Ce n’était pas, en tout cas, ce qui était prévu dans le plan de fuite initial. Ils auraient dû opérer la jonction avec la frégate du Lab Haut et tous les adultes qui seraient parvenus à s’échapper. Naturellement, le rendez-vous aurait eu lieu dans l’espace, là où le transfert était plus facile. Mais la frégate, à présent, n’était plus là, ils étaient livrés à eux-mêmes. Elle tourna les yeux, malgré elle, vers la partie de la coque qui s’étendait derrière l’endroit où se trouvaient ses parents. La décoloration était familière. Elle ressemblait à une moisissure grise qui aurait poussé sur la céramique nue de la coque. Ses parents n’en parlaient pas beaucoup, même en ce moment, sauf pour faire peur à Jefri afin de l’en tenir éloigné. Mais elle avait surpris, un jour, une conversation entre eux, quand ils croyaient que son frère et elle étaient à l’autre bout de la coque. Papa avait presque des larmes de colère dans la voix.
— Tout ça pour rien ! disait-il. Nous avons créé un monstre et nous avons pris la fuite, et maintenant nous voilà perdus dans le Fin Fond !
Et la voix de maman répondait, très douce :
— Pour la millième fois, Arne, ce n’était pas pour rien ! Nous avons les enfants… (Elle avait désigné les plaques rugueuses qui s’étalaient sur la paroi.) Compte tenu des rêves… des indications… que nous avions, je pense que nous ne pouvions pas espérer mieux. D’une manière ou d’une autre, nous portons la réponse à tout le mal que nous avons déclenché.
À ce moment-là, Jefri avait fait bruyamment irruption dans la soute, et ses parents s’étaient tus. Johanna n’avait jamais eu le courage de les interroger par la suite. Des choses étranges s’étaient passées dans le Lab Haut. Vers la fin, il y avait même eu des choses effrayantes. Les gens n’en parlaient pas, mais ils n’étaient plus les mêmes.
Plusieurs minutes passèrent. Ils étaient maintenant en pleine atmosphère. La coque vibrait sous la force de l’air, à moins que ce ne soient les turbulences créées par la propulsion. Mais tout demeurait calme, assez pour que Jefri commence à se montrer impatient. La plus grande partie de la vue vers le bas était occultée par la combustion de l’air à la sortie de la torche. Le reste était plus clair et plus détaillé que tout ce qu’ils avaient pu voir en orbite. Johanna se demandait s’il était arrivé souvent, dans le passé, qu’un monde nouvellement découvert soit visité avec moins de préparation que cela. Ils ne disposaient ni de caméras télescopiques ni de furets. Physiquement, la planète se rapprochait de l’idéal humain. Un extraordinaire coup de chance après une remarquable série d’infortunes.
C’était le paradis, en comparaison des rochers sans atmosphère du système où se situait leur premier point de rendez-vous.
D’un autre côté, il y avait ici une forme de vie intelligente. Du haut de leur orbite, ils avaient aperçu des routes et des villages, mais il n’y avait aucune preuve de civilisation technologique, aucun signe d’engin aérien ni de radio ni de source puissante d’énergie.
Ils allaient se poser sur une partie du continent faiblement peuplée. Avec un peu de chance, personne ne s’apercevrait de leur descente au milieu des vallées verdoyantes et des pics noir et blanc. Arne Olsndot était capable de poser la torche sans causer plus de dégâts que quelques arbres couchés et quelques plaques d’herbe noircies.
Les îles côtières glissèrent hors du champ de la caméra latérale. Jefri cria quelque chose en montrant l’écran. Cela avait déjà disparu, mais elle l’avait vu également. Sur l’une des îles, il y avait un polygone irrégulier de murailles et d’ombre. Cela lui rappelait les châteaux de l’Ère des Princesses, sur Nyjora.
Elle apercevait maintenant chaque arbre séparément. Ils projetaient de longues ombres sous la lumière rasante du soleil. Le rugissement de la torche était plus fort que tout ce qu’elle avait jamais entendu. Ils étaient en pleine atmosphère, et le bruit les accompagnait.
— … difficile à contrôler ! cria papa. Et pas de programme pour rectifier. Où préfères-tu, chérie ?
Le regard de maman alla d’un écran à l’autre. À la connaissance de Johanna, ils ne pouvaient ni réorienter les caméras ni en mettre de nouvelles en service.
— Cette colline, dit-elle, au-dessus de la forêt. Mais… il m’a semblé voir une horde d’animaux, vers l’ouest, en train de fuir notre torche.
— Oui ! confirma Jefri. Des loups.
Johanna avait entrevu des points noirs en mouvement.
Ils descendaient à présent en vol plané au-dessus de la ligne des collines. Le bruit était douloureusement déchirant, sans fin. Toute conversation était devenue impossible. Ils dérivèrent lentement au-dessus du paysage, en partie pour reconnaître le terrain, en partie pour rester à l’écart de la colonne d’air superchaud qui s’élevait de leur torche.
Le terrain était plus vallonné que rocheux, et l’« herbe » ressemblait plutôt à de la mousse. Mais Arne Olsndot hésitait. La torche principale était conçue pour régulariser la vitesse après un saut interstellaire. Ils pouvaient planer ainsi pendant longtemps, mais ils avaient intérêt, quand ils se poseraient, à ne pas faire d’erreur. Elle avait entendu ses parents en parler à voix basse, pendant que Jefri était occupé dans le compartiment des sarcophages, hors de portée d’oreille. Si le sol était trop gorgé d’eau, l’effet de retour agirait comme un véritable canon à vapeur et pourrait faire un trou dans la coque. Descendre au milieu des arbres offrait quelques avantages douteux. Cela aurait pu amollir leur chute et retarder le contact avec le sol. Mais il était trop tard. L’arrivée était imminente. Et ils voyaient au moins où ils allaient toucher terre.
Trois cents mètres. Papa orienta la queue de la torche en direction du couvert végétal. Le paysage fragile explosa. Une seconde plus tard, le vaisseau oscilla sur une colonne de vapeur. La caméra inférieure rendit l’âme. Il n’y eut pas de rebond. Au bout d’un moment, les trépidations cessèrent. La torche avait brûlé le socle d’eau ou de permafrost qui se trouvait sous elle. L’air de la cabine se réchauffa peu à peu.
Olsndot les amena en douceur à bon port en se servant des caméras latérales et en se guidant sur le bruit de l’effet de sol. Puis il coupa la torche. Il y eut une demi-seconde effrayante de chute libre, suivie du bruit des pylônes d’atterrissage entrant en contact avec le sol. Ils se stabilisèrent, en s’affaissant légèrement d’un côté avec un grincement.
Le silence régna alors, à l’exception des craquements de refroidissement de la coque. Papa consulta leur indicateur de pression intérieure. Il adressa un sourire à maman.
— Rien de cassé, dit-il. Je parie que je pourrais même faire redécoller ce bébé sans trop de peine !
Une heure de différence, dans un sens ou dans l’autre, et la vie de Pérégrin Wickwrackrum eût été changée.
Les trois voyageurs se dirigeaient vers l’ouest, descendant les Crocs de Glace en direction du Château de Flenser le Dépeceur, dans l’île Cachée. Il y avait eu des moments, dans la vie de Pérégrin, où il n’aurait pas pu supporter cette compagnie. Mais, durant la dernière décennie, il était devenu beaucoup plus sociable. Il aimait, aujourd’hui, voyager en groupe. Lors de sa dernière traversée du Grand Sablon, cinq meutes faisaient partie de l’expédition. C’était en grande partie, il est vrai, pour des raisons de sécurité. Les accidents mortels sont pratiquement inévitables sur des distances de plus de mille cinq cents kilomètres séparant des oasis elles-mêmes mouvantes. Mais, à part ces questions de sécurité, il avait appris beaucoup en discutant avec les autres.
Ses compagnons actuels, cependant, n’étaient pas particulièrement à son goût. Ce n’étaient pas de vrais pèlerins. Et ils avaient des secrets. Scribe Jaqueramaphan était amusant, un vrai clown, source d’informations non coordonnées. Mais il y avait des chances pour qu’il soit aussi un espion. Sans problème, du moment qu’on ne le soupçonnait pas d’être en cheville avec lui.
C’était le troisième du groupe, en fait, qui l’inquiétait. Tyrathect était un ného, pas encore totalement assemblé. Elle n’avait pas pris nom. Tyrathect prétendait être maîtresse d’école, mais une partie d’elle (ou de lui, sa préférence de genre n’était pas encore claire) avait indubitablement l’essence d’un tueur. Cette créature était, de toute évidence, une fanatique flensériste, la plupart du temps altière et rigide. Il était à peu près sûr qu’elle fuyait la purge consécutive à la tentative avortée, menée par le Dépeceur, de prendre le pouvoir dans l’Est.
Il avait rencontré ces deux-là à Eastgate, du côté républicain des Crocs de Glace. Ils voulaient tous deux visiter le Château de l’île Cachée. Cela ne représentait, après tout, qu’un détour de cent kilomètres par rapport à la route principale qui menait au Sculpteur. Ils avaient tous les mêmes montagnes à traverser. De plus, il y avait des années qu’il désirait connaître le Domaine du Dépeceur. Peut-être que l’un de ces deux-là pourrait l’y faire entrer. Les Flenséristes étaient dénigrés par tant de monde. Pérégrin Wickwrackrum était partagé en ce qui concernait le mal. Dès qu’un certain nombre de règles sont enfreintes, il sort toujours quelque chose de bon du carnage qui en résulte.
Cet après-midi-là, ils étaient finalement arrivés en vue des îles côtières. Pérégrin n’était pas venu ici depuis cinquante ans. Il avait oublié la beauté du site. La côte du Nord-Ouest était, de loin, la région arctique la plus tempérée du globe. Au cœur de l’été, alors que les journées étaient sans fin, le fond des vallées entourées de glaciers verdissait entièrement. Dieu le sculpteur s’était penché pour effleurer ces terres, et son ciseau était fait de glace… À présent, les seuls vestiges de la neige et de la glace étaient des arcs de brume à l’horizon oriental et quelques restes de névés éparpillés sur les versants des collines voisines. Ils fondaient tout l’été, donnant naissance à des cours d’eau qui se rejoignaient pour former des cascades qui descendaient le long des parois abruptes enserrant les vallées. Pérégrin obliqua sur sa droite pour traverser au petit trot une bande de terrain gorgée d’eau. La sensation de froid sur ses pieds était délicieuse. Il ne prêtait même pas attention aux nuées de moucherons qui tournoyaient autour de lui.
Tyrathect suivait un trajet parallèle au sien, mais au-dessus de la lande. Elle s’était montrée assez bavarde jusqu’à ce que la vallée s’incurve et que les plaines agricoles et les îles apparaissent. Quelque part là-bas se trouvaient le Château de Flenser et le lieu de son obscur rendez-vous.
Scribe Jaqueramaphan était partout à la fois, courant de tous les côtés, apparemment insouciant, se regroupant par deux ou par trois pour se livrer à des pitreries qui faisaient rire même l’austère Tyrathect. De temps à autre, il grimpait sur une éminence pour décrire ce qu’il voyait plus loin. Il avait été le premier à apercevoir la côte. Cela avait calmé un peu son agitation. Ses clowneries étaient déjà assez dangereuses sans qu’il les exécute au voisinage de violeurs patentés.
Wickwrackrum décida d’observer une pause et se rassembla pour ajuster les sangles de ses sacs à dos. Le reste de l’après-midi n’allait pas être de tout repos. Il allait falloir décider s’il voulait vraiment pénétrer dans le château avec ses amis. Il y a des limites à l’esprit d’aventure, même chez un pèlerin.
— Hé ! Vous n’entendez pas un bruit dans le grave ? leur cria Tyrathect.
Pérégrin tendit l’oreille. Il perçut un grondement sourd, assez puissant mais presque en deçà de son spectre auditif. Un instant, la peur se mêla en lui à la perplexité. Un siècle auparavant, il s’était trouvé pris dans un tremblement de terre monstrueux. Le bruit était comparable, mais le sol, cette fois-ci, ne bougeait pas sous ses pieds. Cela signifiait-il qu’il n’y aurait ni montée des eaux ni glissement de terrain ? Il s’accroupit, regardant dans toutes les directions.
— C’est dans le ciel ! fit Jaqueramaphan en désignant quelque chose.
Il y avait effectivement une lueur, presque au-dessus de leurs têtes, comme un mince javelot de lumière. Aucune réminiscence, pas même une légende ne s’imposa à l’esprit de Wickwrackrum. Il se déploya, suivant de tous ses yeux la lumière qui se déplaçait lentement.
Le Chœur de Dieu. Cela devait se trouver à des kilomètres en hauteur, et il l’entendait quand même. Il détourna les yeux. Des images rémanentes dansèrent douloureusement sur ses rétines.
— C’est de plus en plus fort et de plus en plus brillant, leur dit Jaqueramaphan. Je crois que cela va tomber derrière les collines, là-bas, sur la côte.
Pérégrin se rassembla et se mit à courir vers l’ouest après avoir lancé un cri pour avertir les autres. Il avait l’intention de se rapprocher le plus possible pour voir sans courir de risque. Il évitait de regarder en haut. La lumière était trop forte. Elle projetait des ombres, même en plein jour !
Il parcourut un kilomètre de plus sans ralentir. L’astre était toujours dans le ciel. Il n’avait pas souvenir d’une étoile qui aurait mis si longtemps à tomber. Par contre, les plus grosses étaient capables de produire de terribles explosions… En fait, il n’existait pas de témoignages de gens qui se seraient trouvés à proximité d’un pareil phénomène. Son insatiable curiosité de pèlerin s’effaçait devant de telles réminiscences. Il regarda dans toutes les directions. Tyrathect n’était nulle part en vue. Jaqueramaphan était rassemblé un peu plus loin au pied de quelques gros blocs.
Et la lumière était si forte que, partout où ses vêtements ne le protégeaient pas, Wickwrackrum sentait un rayonnement de chaleur. Le bruit venu du ciel était maintenant pure douleur. Pérégrin plongea par-dessus le flanc de la vallée, roula, trébucha et dévala la pente rocheuse abrupte. Il était maintenant dans l’ombre. Seule la lumière solaire parvenait jusqu’à lui alors que l’autre bout de la vallée était illuminé par l’éclat de la chose invisible et que des ombres rapides se déplaçaient en même temps qu’elle. Le bruit était toujours dans le grave, mais il était devenu si fort qu’il obnubilait toute pensée. Pérégrin s’avança en titubant jusqu’à ce qu’il eût dépassé la lisière de la forêt et s’y enfonça d’une bonne centaine de mètres, jusqu’à ce qu’il soit abrité sous le couvert des arbres. Cela aurait dû changer quelque chose, mais le bruit devenait de plus en plus fort.
Par bonheur, il perdit conscience durant une seconde ou deux. Lorsqu’il reprit ses sens, le bruit de l’astre avait disparu. Mais la vibration qui subsistait dans ses tympans était la source d’une grande confusion. Il chancela, étourdi. Il avait l’impression qu’il pleuvait, à cette différence près que certaines gouttes qui tombaient étaient lumineuses. De petits foyers d’incendie naissaient çà et là dans la forêt. Il se cacha derrière des arbres à la cime touffue jusqu’à ce que cesse la pluie de cailloux brûlants. Les flammes ne se propagèrent pas. L’été avait été relativement humide.
Pérégrin attendit tranquillement que la pluie de cailloux en flammes ou le bruit de l’astre reprennent, mais il n’y eut plus rien. Le vent dans les cimes faiblit. Il entendit de nouveau les oiseaux, les criqueurs et les percebois. Il retourna à la lisière de la forêt et observa plusieurs endroits. En dehors des plaques de bruyère noircies, tout paraissait normal. Mais son point de vue était très limité. Il ne voyait pas au-delà des parois qui encaissaient la vallée, ni de quelques crêtes de collines. Ah ! Il apercevait Scribe Jaqueramaphan, trois cents mètres plus haut. La plus grande partie de lui était tapie dans des creux et des trous, mais deux de ses membres regardaient vers l’endroit où était tombée l’étoile. Pérégrin plissa les paupières. Scribe faisait le bouffon la plupart du temps, mais on avait parfois l’impression que ce n’était qu’une façade. S’il était vraiment idiot, il faisait partie de ces simples d’esprit qui ont en même temps du génie. Plus d’une fois, Wicky l’avait vu de loin, en train de travailler par deux avec un étrange outil… Comme en ce moment… L’autre tenait quelque chose de long et de pointu contre son œil.
Wickwrackrum émergea de la forêt sans trop s’éloigner de lui-même, en faisant le moins de bruit possible. Il escalada prudemment les rochers, glissant sur la bruyère, jusqu’à ce qu’il arrive presque sur la crête, à une cinquantaine de mètres de Jaqueramaphan. Il entendait l’autre penser. Un peu plus près et ce serait lui que Scribe entendrait, si ramassé et discret qu’il fût.
— Chut ! fit Wickwrackrum.
Le bourdonnement cessa aussitôt. Surpris et choqué, Jaqueramaphan rangea précipitamment le mystérieux instrument d’observation dans un sac à dos et se rassembla en faisant mine de réfléchir profondément. Ils s’entre-regardèrent quelques instants, puis Scribe fit de drôles de gestes circulaires en direction de ses tympans d’épaule. Écoutez.
— Vous pouvez parler de cette manière ?
Sa voix sortait dans le suraigu, à un niveau où certaines personnes sont incapables de soutenir une conversation normale et où les oreilles habituées aux graves n’entendent rien. Le parléfin pouvait être trompeur, mais il était surtout directionnel et se perdait rapidement avec la distance, de sorte que personne d’autre ne pouvait le surprendre.
— Pas de problème, fit Pérégrin en hochant la tête.
La technique consistait à utiliser des tonalités assez pures pour ne pas prêter à confusion.
— Jetez un coup d’œil au-dessus de la crête de la colline, ami pèlerin. Je crois qu’il y a quelque chose de nouveau sous le soleil.
Pérégrin s’avança d’une trentaine de mètres, sans cesser de regarder dans toutes les directions. Il apercevait maintenant les détroits, qui luisaient, argentés, à la lumière solaire de l’après-midi. Derrière lui, le côté nord de la vallée était plongé dans l’ombre. Il envoya un membre en avant, trottant parmi les mamelons, pour inspecter la plaine en contrebas, à l’endroit où l’astre s’était posé.
Le Chœur de Dieu, se dit-il (mais calmement). Il fit monter un autre membre pour avoir une vue parallactique. L’objet ressemblait à une énorme hutte en pisé montée sur des échasses… Mais c’était bien là l’astre tombé. Le sol, au-dessous de lui, avait un éclat sombre et rougeoyant. Des rideaux de brume s’élevaient tout autour de la lande gorgée d’eau. La terre éventrée avait été projetée en longs sillons qui rayonnaient à partir d’un point situé plus bas. Il hocha la tête à l’adresse de Jaqueramaphan.
— Où est Tyrathect ?
Scribe haussa les épaules.
— Loin derrière, je pense. Je garde un œil sur elle. Mais vous n’avez pas vu les autres, les soldats du Château de Flenser ?
— Non !
Pérégrin regarda vers l’ouest par rapport au site d’atterrissage. Là… Ils se trouvaient à deux kilomètres environ, en tenue de camouflage, rampant sur le ventre parmi les mamelons. Il voyait au moins six troupiers, de grands gaillards, six chacun.
— Comment ont-ils fait pour être là si vite ?
Il regarda le soleil.
— Il n’y a pas plus d’une demi-heure que tout a commencé, ajouta-t-il, songeur.
— Un hasard, fit Jaqueramaphan en retournant sur la crête pour reprendre son observation. Je parierais qu’ils étaient déjà sur le continent quand l’étoile est tombée. Tout cela fait partie du territoire du Dépeceur. Ils doivent patrouiller régulièrement.
Il se tapit, en sorte qu’une seule paire d’yeux demeurait visible d’en bas.
— Ils sont en train de préparer une embuscade, dit-il.
— Vous ne semblez guère heureux de les voir. Ce sont pourtant vos amis, non ? Vous êtes venu ici pour les voir.
Scribe pencha ses têtes de manière sarcastique.
— Je sais. Je sais. Inutile de remuer le couteau dans la plaie. Vous avez compris depuis le début que je n’étais pas totalement flensériste.
— J’avais deviné.
— À présent, les jeux sont faits. Ce qui est tombé ici cet après-midi vaut davantage aux yeux de mes… euh… amis que tout ce que je pourrais jamais apprendre sur l’île Cachée.
— Et Tyrathect ?
— Hé, hé ! Notre estimé compagnon, j’en ai bien peur, est tout ce qu’il y a d’authentique. Je suis sûr qu’elle fait partie de la noblesse de Flenser et qu’elle n’est pas du tout la servante qu’elle paraît de prime abord. Je suppose qu’il y en a beaucoup comme elle qui se répandent dans les montagnes de nos jours, heureux d’échapper à la République des Longs Lacs. Cachez vos arrière-trains, mon ami. Si elle nous repère, ces troupiers ne vont pas nous rater !
Pérégrin s’enfonça dans les creux et les terriers qui piquetaient la lande. Il avait de là un excellent point de vue sur toute la vallée. Si Tyrathect n’était pas déjà sur place, il l’apercevrait bien avant qu’elle ne le voie.
— Pérégrin ?
— Oui ?
— Vous êtes un pèlerin… Vous avez parcouru le monde… depuis le commencement des temps, à ce que vous prétendez. Jusqu’où remontent vos souvenirs ?
Compte tenu de la situation, Wickwrackrum était plutôt enclin à l’honnêteté.
— Guère plus loin que ce que vous imaginez. Quelques centaines d’années. Mais il s’agit essentiellement de légendes, de réminiscences de faits qui se sont probablement produits, mais dont les détails sont plus ou moins confus et emmêlés.
— Pour ma part, je n’ai pas voyagé beaucoup et je suis plutôt nouveau en toutes choses, mais je lis. Et beaucoup. Il ne s’est jamais rien produit dans le passé qui ressemble à ça. L’objet qui est tombé là-bas est fabriqué, et il vient de plus haut que je ne suis capable de le mesurer. Avez-vous lu Aramstriquesa ou l’astrologue Belelele ? Vous avez une idée de ce que cela pourrait être ?
Ces noms ne disaient rien à Wickwrackrum. Mais c’était un pèlerin. Il savait qu’il y avait des terres si lointaines que personne n’y parlait aucun des langages qu’il connaissait. Dans les mers du Sud, il avait rencontré des gens qui croyaient que le monde se limitait à leurs îles et qui avaient fui ses bateaux quand il avait abordé. En fait, une partie de lui avait même été un insulaire, et il s’était vu débarquer.
Il passa une tête à découvert et observa de nouveau l’astre tombé, le visiteur venu de contrées situées plus loin qu’il n’était jamais allé… Et il se demanda où allait bien pouvoir finir ce pèlerinage.
Il fallut attendre cinq heures que le sol refroidisse suffisamment pour permettre à papa de faire glisser la rampe-escalier jusqu’au sol. Johanna et lui descendirent prudemment et sautèrent par-dessus la plaque encore fumante pour poser les pieds sur un terrain relativement intact. La plaque allait mettre encore un certain temps à refroidir complètement. Le souffle de la tuyère était « propre », il produisait peu d’effets sur la matière. Tout cela voulait dire que la roche brûlante s’étendait à des milliers de mètres sous leur vaisseau.
Maman était assise devant le panneau d’écoutille. Elle regardait le terrain qui s’étendait devant eux et tenait à la main le vieux pistolet de papa.
— Tu vois quelque chose ? lui demanda ce dernier.
— Non. Et Jefri ne voit rien non plus par les fenêtres.
Papa fit le tour du module de cargaison, inspectant les pylônes malmenés. Tous les dix mètres, ils s’arrêtaient pour installer un réverbérateur de son. C’était une idée de Johanna. En dehors du pistolet de papa, ils ne disposaient d’aucune arme véritable. Les réverbérateurs étaient du fret accidentel, provenant de l’infirmerie. Avec une petite programmation, ils pouvaient émettre des cris sauvages sur tout le spectre audio. Cela suffirait peut-être à éloigner les animaux du coin. Johanna suivait son père en surveillant les alentours, sa nervosité faisant place à l’émerveillement. Tout était si beau, si tranquille. Ils se trouvaient au milieu d’une large prairie, parmi une série de hautes collines. À l’ouest, le terrain descendait abruptement vers une succession de détroits et d’îlots. Au nord, les collines prenaient brusquement fin à l’endroit où s’ouvrait une large vallée. Elle apercevait des cascades de l’autre côté. Le sol était spongieux sous ses pieds. Leur site d’atterrissage était plissé de milliers de rides minuscules, comme des ondulations de l’eau figées dans un instantané. Il y avait quelques timides plaques de neige sur les versants des collines les plus élevées. Johanna plissa les yeux en direction du nord, où était le soleil. Le nord ?
— Quelle heure est-il, papa ?
Olsndot se mit à rire, toujours penché vers le dessous du module de cargaison.
— Minuit, heure locale.
Johanna avait grandi sous les latitudes moyennes de Straum. La plupart de ses sorties d’étude avec son école s’étaient faites dans l’espace, où les configurations solaires bizarres n’impressionnaient personne. Mais, curieusement, elle n’avait jamais songé que de telles choses pouvaient se produire au sol…
Voir le soleil au bord du monde…
La première tâche à accomplir consistait à sortir la moitié des cryosarcophages à l’air libre et à remettre en ordre ceux qui restaient à bord. Maman pensait que les problèmes de température seraient alors résolus, même pour les sarcophages qui resteraient.
— Le fait d’avoir des sources d’énergie et une ventilation séparées sera maintenant un avantage, dit-elle. Et les enfants seront tous en sécurité. Johanna, tu vérifieras le travail de Jefri sur ceux de l’intérieur, d’accord ?
La deuxième tâche serait de lancer un programme de poursuite pour établir une communication ultraluminique avec le système du Relais. Cette étape faisait un peu peur à Johanna. Qu’allaient-ils apprendre ? Ils savaient déjà que le Lab Haut allait mal et que les désastres prédits par maman avaient commencé.
Quelle proportion du Domaine Straumli avait péri ? Tout le monde au Lab Haut avait cru si bien faire, alors que…
N’y pense pas.
Ceux du Relais pourraient peut-être leur venir en aide. Il devait bien y avoir, quelque part, des gens qui avaient besoin de ce que ses parents avaient récupéré dans le Lab Haut.
On viendrait les chercher, et les autres enfants seraient sauvés. Elle éprouvait un sentiment de culpabilité à ce sujet. Il était certain que papa et maman avaient besoin de main-d’œuvre supplémentaire à ce stade du voyage et que Johanna était l’une des plus vieilles de l’école, mais il semblait injuste que Jefri et elle soient les seuls à vivre tout cela les yeux ouverts. Durant la descente, elle avait perçu les angoisses de sa mère.
C’est parce qu’ils voulaient que nous soyons tous ensemble, même si c’était pour la dernière fois.
L’atterrissage était extrêmement dangereux, quelle que soit l’habileté de papa. Johanna pouvait voir maintenant l’endroit où l’effet de retour avait percé la coque. Si c’était arrivé un peu plus haut que la torche, au niveau de la chambre d’expansion, ils seraient tous vaporisés à l’heure actuelle.
La moitié environ des sarcophages se trouvaient maintenant au sol, du côté est du vaisseau. Papa et maman étaient occupés à les étaler pour que les refroidisseurs n’aient pas de problème. Jefri était à l’intérieur, en train de s’assurer qu’il n’y avait pas d’autres sarcophages dont il fallût s’occuper. C’était un gentil garçon quand il ne se rendait pas insupportable. Elle se tourna vers la lumière du soleil, sentit sur son visage la brise fraîche qui balayait la colline. Elle entendit un bruit qui ressemblait à un cri d’oiseau.
Johanna se trouvait à proximité d’un réverbérateur de son lorsque l’attaque se déclencha. Sa boîte de données était connectée, et elle était occupée à lui donner de nouvelles directives. Cela montrait à quel point ils avaient tout perdu. Même sa vieille boîte de données prenait de l’importance. Mais papa tenait à ce que les réverbérateurs couvrent la plus grande largeur de bande possible, en faisant tout le raffut qu’ils pouvaient, avec des pics espacés selon des intervalles aléatoires. Son Oliphant Rose était certainement capable de gérer cela.
— Johanna !
Le cri poussé par maman lui parvint en même temps qu’un bruit de céramique brisée. Le globe du réverbérateur se fracassa à côté d’elle. Quelque chose lui déchira la poitrine, juste à côté de l’épaule, la projetant par terre. Elle regarda, ébahie, la tige qui sortait de sa chair. Une flèche !
Tout le côté gauche de leur secteur d’atterrissage pullulait de… choses qui ressemblaient à des loups ou à des chiens, mais avec un long cou. Elles se déplaçaient très rapidement, filant comme l’éclair d’un mamelon à l’autre. Leur pelage était du même vert que les collines, à l’exception d’un endroit, au niveau des hanches, où elle apercevait du blanc et du noir. Ou plutôt non… Le vert était un vêtement, un manteau… Johanna était sidérée. L’impact du trait dans sa poitrine n’était pas encore enregistré en tant que douleur. Elle avait été projetée en arrière contre un talus naturel et, pour le moment, avait une vue panoramique sur toute l’attaque. Elle vit partir une volée de flèches, traits noirs striant le ciel.
Elle apercevait maintenant les archers. Encore des chiens ! Ils se déplaçaient par meutes. Il en fallait deux pour utiliser un arc. Le premier pour le maintenir, et le deuxième pour le tendre. Le troisième et le quatrième portaient des carquois, et semblaient se contenter de regarder.
Les archers se tenaient prudemment en arrière, la plupart du temps sous le couvert des arbres. D’autres meutes arrivaient de chaque côté, bondissant par-dessus les mamelons. Elle vit que plusieurs tenaient une hachette dans la mâchoire. Des dards de métal brillaient à leurs pattes. Elle entendit plusieurs fois le déclic du pistolet de papa. La vague d’assaut fléchit tandis que des individus s’écroulaient. Mais d’autres arrivaient en grondant. Ce n’était pas le bruit que fait un chien, c’était celui de la fureur. Elle percevait les sons jusque dans ses dents, comme de la musique blasti déversée par d’énormes enceintes. Des mâchoires et des griffes, des couteaux et du bruit.
Elle se tourna sur le côté pour essayer d’apercevoir le vaisseau. La douleur était maintenant réelle. Elle hurla, mais le bruit se perdit dans la folie générale. La horde courait à toute vitesse autour d’elle, convergeant vers papa et maman. Il était accroupi derrière un pylône. Le pistolet, dans la main d’Arne Olsndot, ne cessait d’émettre des lueurs. Sa combinaison pressurisée l’avait, jusque-là, protégé des flèches.
Les corps des extraterrestres s’entassaient de plus en plus haut. Le pistolet à fléchettes était d’une efficacité redoutable. Johanna le vit tendre l’arme à maman et sortir du couvert du vaisseau pour s’élancer vers elle. Elle tendit son bras valide vers lui en pleurant et en lui criant de retourner.
Trente mètres. Vingt-cinq. Maman le couvrait de son tir, faisant refluer les loups. Une volée de flèches descendit sur Olsndot tandis qu’il courait, les avant-bras levés pour se protéger la tête. Vingt mètres.
Un loup bondit très haut au-dessus de Johanna. Elle distingua nettement au passage son pelage ras et son arrière-train lacéré. Il se jetait droit sur papa, qui se baissa, essayant de laisser libre la ligne de tir de sa femme, mais le loup était trop rapide. Il infléchit sa trajectoire en conséquence, accélérant son mouvement en plein élan. Un éclat de métal brilla sur ses pattes au passage. Johanna vit une tache rouge grossir sur le cou de papa, puis les deux roulèrent à terre.
Durant quelques secondes, Sjana Olsndot cessa le tir. Ce fut suffisant. La horde se sépara, et un groupe important courut résolument en direction du vaisseau. Les loups de ce groupe portaient une sorte de réservoir sur le dos. Celui qui les guidait avait un tuyau dans la gueule. Un liquide noir en jaillit… qui disparut dans une explosion de feu. La meute de loups arrosa de son lance-flammes rudimentaire tout le terrain qui entourait le vaisseau, l’endroit où se tenait Sjana Olsndot, les pylônes, les sarcophages où dormaient les enfants… Johanna distingua un mouvement, quelque chose qui se tordait dans les flammes et la fumée noire. Le plastique léger des sarcophages se déforma puis se liquéfia.
Johanna tourna son visage vers le sol, se redressa sur son bras valide et essaya de ramper vers le vaisseau entouré de flammes. Puis les ténèbres se refermèrent sur elle, et elle ne se souvint plus de rien.
Pérégrin et Scribe avaient observé tout l’après-midi les préparatifs de l’attaque. L’infanterie s’était déployée sur le versant ouest du site d’atterrissage, les archers venant derrière, suivis des lance-flammes en formation d’attaque. Les nobles du Château du Dépeceur comprenaient-ils à quoi ils s’attaquaient ? Ils débattirent longuement de cette question. Jaqueramaphan était d’avis que les Flenséristes savaient ce qu’ils faisaient et que leur arrogance était si grande qu’ils étaient sûrs de s’emparer de leur proie.
— Ils sautent à la gorge de l’adversaire avant que celui-ci ne comprenne ce qui se passe. C’est une technique qui a déjà marché dans le passé.
Pérégrin ne répondit pas immédiatement. Scribe avait peut-être raison. Il y avait cinquante ans qu’il n’avait pas mis les pieds dans cette partie du monde. À l’époque, le culte de Flenser était obscur (et sans grand intérêt comparé à ce qui existait ailleurs).
La traîtrise faisait parfois succomber les voyageurs, mais la chose était plus rare que les sédentaires ne voulaient bien le croire. La plupart des gens étaient accueillants et aimaient avoir des nouvelles du monde au-delà, particulièrement si le visiteur n’avait pas l’air menaçant. Lorsqu’une traîtrise avait lieu quand même, c’était presque toujours après une « évaluation » initiale, pour déterminer la force des visiteurs et l’avantage qui pouvait être tiré de leur mort. Une attaque immédiate, sans dialogue préalable, était chose très rare. En général, cela signifiait qu’on était tombé sur des brigands à la fois sophistiqués et… complètement déments.
— Je ne sais pas. C’est bien une formation d’embuscade, mais les Flenséristes vont peut-être la tenir en réserve, et discuter d’abord.
Plusieurs heures passèrent. Le soleil glissa obliquement vers le nord. On entendit une série de bruits du côté où était tombée l’étoile. Zut ! On ne voyait rien d’ici.
Les troupes embusquées ne bougeaient pas. Les minutes passèrent… Mais ils finirent tout de même par apercevoir leur premier visiteur descendu du ciel, ou tout au moins une partie de lui. Il avait quatre pattes par membre, mais il ne marchait que sur ses deux pattes arrière ! Quel clown ! Oui… et il se servait de ses pattes antérieures pour tenir des objets. Pas une seule fois il ne le vit utiliser une de ses bouches. Il avait des mâchoires si plates, de toute manière, qu’on se demandait ce qu’il aurait bien pu tenir dedans. Ses pattes antérieures, par contre, étaient merveilleusement agiles. Chaque membre pouvait aisément utiliser tous les outils qu’il voulait.
Il y avait de nombreux bruits de conversation, bien que trois membres seulement fussent visibles. Au bout d’un moment, ils perçurent les tonalités beaucoup plus aiguës de la pensée organisée. Bon Dieu ! Que cette créature était bruyante ! À cette distance, les sons étaient étouffés et déformés ; mais même ainsi, ils ne ressemblaient à aucun bruit mental qu’il eût déjà entendu, et encore moins aux émissions confuses de certains herbivores.
— Alors ? souffla Jaqueramaphan.
— J’ai parcouru le monde entier, et je n’ai jamais rien vu qui ressemble à cette créature.
— Ouais. Elle me rappelle une mante. Tu vois ce que je veux dire ? Haute comme ça environ (il écarta les mâchoires de cinq centimètres), rien de tel pour éliminer les parasites du jardin. De grands tueurs en miniature.
— Mmm.
Pérégrin n’aurait jamais pensé à ce genre de rapprochement. Les mantes étaient plutôt élégantes d’aspect, et inoffensives, en tout cas pour les gens. Mais il savait que les femelles dévoraient leurs propres mâles. Imaginez de telles créatures devenues géantes, avec la mentalité de la meute. C’était peut-être aussi bien qu’ils ne puissent pas se pavaner à leur guise.
Une demi-heure s’écoula. Tandis que la créature déposait sa cargaison au sol, les archers du Dépeceur continuaient de se rapprocher et les meutes d’infanterie se déployaient en vagues d’assaut.
Une première volée de flèches forma une voûte entre les Flenséristes et la créature des étoiles. L’un des membres de la créature tomba aussitôt, et ses pensées se mirent en veilleuse. Les autres se replièrent, hors de vue, derrière la maison volante. Les fantassins se lancèrent en avant, en formation préservant leur identité. Ils avaient peut-être l’intention de prendre la créature vivante.
Mais la vague d’assaut se rompit à plusieurs mètres de la créature. On ne voyait pas une flèche, pas une flamme, mais les fantassins tombaient l’un après l’autre. Pérégrin commençait à se dire que les Flenséristes s’attaquaient à un trop gros morceau pour eux lorsque la deuxième vague déferla par-dessus la première. Les membres tombaient toujours, mais ils étaient à présent dans un état de frénésie meurtrière, ne suivant plus rien d’autre qu’une discipline purement animale. La vague poursuivit inexorablement son avance, ceux de l’arrière enjambant les morts. Un autre membre de la créature tomba. Curieusement, on percevait encore des lambeaux de pensée de l’autre. En tonalité et en tempo, à peu près rien n’avait changé par rapport au début de l’attaque. Comment pouvait-on demeurer si assuré devant la perspective imminente d’une mort totale ?
Un sifflet de combat retentit, et la horde s’écarta. Un fantassin s’élança et répandit du feu liquide dès qu’il eut dépassé les premiers rangs. La maison volante ressemblait maintenant à une pièce de gibier embrochée, entourée de fumée et de flammes.
Wickwrackrum laissa échapper un juron. Adieu, créature des étoiles.
Les membres blessés ou hors de combat n’étaient pas en tête de liste des priorités flenséristes. Ceux qui étaient sérieusement touchés furent entassés sur des travois et éloignés suffisamment pour que leurs cris ne créent pas de confusion. Des équipes de nettoyage repoussèrent les fragments de l’infanterie loin de la maison volante. Les frags se mirent à errer parmi les mamelons de la prairie. Çà et là, ils s’aggloméraient pour reformer des meutes improvisées. Certains erraient parmi les blessés, ignorant leurs gémissements dans leur besoin de se retrouver.
Lorsque le tumulte s’apaisa, trois meutes de jaquesblanches apparurent. Les Serviteurs de Flenser se glissèrent sous la maison volante. L’un d’eux resta un long moment hors de vue. Il était peut-être entré. Les deux membres carbonisés de la créature furent soigneusement disposés sur des travois – avec beaucoup plus de ménagement que pour les fantassins blessés –, puis évacués.
Jaqueramaphan scruta le champ de bataille avec son instrument de vue. Il avait renoncé à le garder caché aux yeux de Pérégrin. Un jaqueblanche sortit de dessous la maison volante en portant quelque chose.
— Tss ! Il y a d’autres morts à l’intérieur. Peut-être à cause du feu. On dirait des chiots.
Les petits corps avaient la morphologie de la mante. Ils étaient sanglés aux travois et furent emportés, hors de vue, de l’autre côté de la crête. Ils devaient avoir des chariots tirés par des kherporcs qui attendaient là-bas.
Les Flenséristes établirent un cordon de sentinelles autour du site d’atterrissage. Des douzaines de soldats nouvellement arrivés furent postés sur les collines. Il n’y avait aucune chance de franchir ce dispositif.
— C’est donc un meurtre total, soupira Pérégrin.
— Pas forcément. Le premier membre qu’ils ont abattu… Je ne crois pas qu’il soit tout à fait mort.
Wickwrackrum plissa ses meilleurs yeux. Ou Scribe prenait ses désirs pour des réalités, ou son instrument lui donnait une vision particulièrement acérée. Le premier membre atteint se trouvait de l’autre côté de la maison volante. Il avait cessé de penser, mais ce n’était pas un signe de mort absolu. Il y avait à présent un jaqueblanche autour de lui. Il était en train de soulever la créature pour la mettre sur un travois et l’éloigner du site en direction du sud-ouest, c’est-à-dire par un chemin qui n’était pas le même que celui des autres.
— La chose est toujours vivante ! affirma Scribe en tournant ses têtes vers Wickwrackrum. Elle a une flèche dans le poitrail, mais je la vois respirer. Je crois que nous devrions lui porter secours.
Durant un long moment, Pérégrin demeura sans réponse. Il se contentait de regarder l’autre avec ébahissement. Le centre mondial de la cabale du Dépeceur ne se trouvait qu’à quelques kilomètres de là au nord-ouest. Nul ne songeait à défier la puissance flensériste jusqu’à des dizaines de kilomètres à l’intérieur des terres. Ils étaient, en ce moment même, pratiquement encerclés par une armée.
Scribe eut un léger moment de flottement devant la réaction de Pérégrin, mais il était clair qu’il ne plaisantait pas du tout.
— Bien sûr, c’est un peu risqué, dit-il, mais c’est la vie, n’est-ce pas ? Vous qui êtes un pèlerin, vous devez comprendre.
— Hmm.
C’était la réputation que l’on faisait aux pèlerins, mais nulle âme ne saurait survivre à la mort totale, et il y a tant de causes possibles d’annihilation durant un pèlerinage que les intéressés ont appris à être prudents.
Et, cependant, c’était la plus merveilleuse rencontre qu’il eût jamais faite au cours de tous ses siècles de pèlerinage. Faire la connaissance de ces créatures d’ailleurs… Devenir l’une d’elles… C’était une tentation qui dépassait tout bon sens.
— Écoutez, fit Scribe, nous pourrions descendre nous mêler aux blessés. Si nous parvenions à traverser ainsi la prairie, nous aurions une chance de voir de plus près ce dernier membre de la créature sans trop risquer de nous faire repérer.
Jaqueramaphan descendait déjà de son poste d’observation et effectuait un mouvement circulaire afin de ne pas trop se silhouetter contre le ciel. Wickwrackrum, quant à lui, était déchiré. Une partie de lui se leva pour le suivre tandis qu’une autre hésitait. Jaqueramaphan avait tout de même admis qu’il était un espion. De plus, il portait sur lui un instrument qui provenait sans aucun doute de la technologie la plus pointue des services secrets des Longs Lacs. Ce type-là ne pouvait être qu’un pro.
Pérégrin jeta un rapide coup d’œil sur le versant de la colline où ils se trouvaient et sur la vallée en contrebas. Il ne vit aucun signe de Tyrathect ni de personne d’autre. Sortant des différents trous où il s’était dissimulé, il suivit l’espion.
Dans la mesure du possible, ils demeurèrent dans les ombres denses projetées par le soleil dans sa course vers le nord. Ils se glissèrent de mamelon en mamelon, aux endroits où il n’y avait pas d’ombres. Juste avant d’arriver au premier membre blessé, Scribe prononça quelques mots, les plus effrayants de cet après-midi.
— Surtout, ne vous inquiétez pas. Je sais exactement comment ça se passe, je l’ai lu mille fois.
Une horde de frags et de blessés est quelque chose de terrifiant, d’anesthésiant pour l’esprit. Isolés, duos, trios et même quelques quats erraient sans but, livrés à eux-mêmes. Dans d’autres circonstances, tous ces gens rassemblés sur quelques hectares à peine auraient formé un chœur instantané. En fait, il remarqua, çà et là, quelques scènes d’activités sexuelles et quelques déplacements organisés. Mais, dans l’ensemble, la douleur était encore trop grande pour que les réactions soient normales. Wickwrackrum se demanda, l’espace d’un instant, si les Flenséristes, malgré tous leurs propos rationalistes, allaient permettre aux résidus de leurs troupes de se réassembler. S’ils le faisaient, certaines meutes allaient avoir un drôle d’aspect.
S’étant avancé de quelques mètres au milieu de la multitude, Pérégrin Wickwrackrum sentit que la conscience commençait à lui échapper. En se concentrant assez fort, il se rappelait qui il était, et aussi qu’il devait arriver de l’autre côté de la prairie sans attirer l’attention.
D’autres pensées, fortes et non protégées, l’assaillirent :
… Soif de sang, blessures profondes…
Métal brillant dans la main de la créature… Douleur dans sa poitrine… Elle crache du sang, elle tombe…
Camp d’entraînement et, avant, mon frère de fusion a été si gentil avec moi… Messire Acier nous a dit que nous formions une magnifique expérience…
Traverse la lande à toute vitesse en direction du monstre aux membres comme des bâtons. Bondit, dards à la patte. Tranche la gorge du monstre. Le sang gicle haut.
… Où suis-je ? Est-ce que je peux devenir partie de vous ? Je vous en supplie…
Pérégrin fit volte-face en percevant cette dernière question. Elle était proche et acérée. Un isolé était en train de le flairer. Il écarta le fragment d’un brutal coup de patte et courut à découvert. À quelque distance devant lui, Jaque-machinchose n’avait guère plus de succès. Il y avait peu de chances qu’ils se fassent repérer ici, mais il commençait à se demander s’il allait réussir à passer. Pérégrin n’était que quatre, et il y avait des isolés dans tous les coins. Sur sa droite, un quat était en train de violer à la chaîne, saisissant tous les duos et solos qui passaient à sa portée. Wic, Kwk, Rac et Rum essayèrent de se rappeler la raison pour laquelle il se trouvait ici et de comprendre ce qui se passait. Se concentrer sur les sensations directes, sur ce qui est réellement ici. L’odeur de suie du feu liquide craché par le lance-flammes… Les moucherons qui tourbillonnaient partout, noircissant les mares de sang…
Un moment d’une lenteur effroyable s’écoula… Plusieurs minutes.
Wic-Kwk-Rac-Rum regarda devant lui au loin. Il était presque de l’autre côté. Au sud de l’épave. Il se traîna vers un endroit où le sol était propre. Plusieurs parties de lui vomirent, et il se laissa tomber. Peu à peu, sa lucidité lui revint. Wickwrackrum leva les yeux et vit Jaqueramaphan en plein milieu de la multitude. Scribe était de taille, avec ses six membres, mais il avait au moins autant de mal que Pérégrin à s’en sortir. Il vacillait d’un côté puis de l’autre, le regard hébété, montrant les crocs aussi bien aux autres qu’à lui-même.
Ils avaient malgré tout réussi à traverser une bonne partie de la prairie, et assez vite pour gagner du terrain sur le jaqueblanche qui traînait derrière lui le dernier membre de la créature. S’ils voulaient en voir plus, à présent, il allait falloir trouver le moyen de se détacher de la multitude sans attirer l’attention. Hmm… Il y avait une abondance d’uniformes flenséristes alentour. Et… leurs propriétaires ne risquaient pas de protester si…
Pérégrin envoya deux de ses membres vers un soldat qui gisait non loin de là.
— Jaqueramaphan ! Par ici !
L’espion regarda dans sa direction, et une lueur d’intelligence lui revint. Il s’éloigna en titubant de la multitude et s’assit à quelques mètres de Wickwrackrum. Cette proximité aurait été gênante dans des circonstances normales, mais ne représentait plus rien à côté de ce qu’ils venaient d’endurer. Il demeura immobile, haletant, durant un bon moment.
— Désolé, dit-il enfin. Je ne me doutais pas que ce serait si dur. J’ai perdu là-bas une partie de moi-même. J’étais sûr de ne jamais pouvoir la récupérer.
Pérégrin était en train d’observer la progression du jaqueblanche et de son travois. Il ne suivait pas du tout la même route que les autres. Encore quelques secondes et il serait totalement hors de vue. Avec un déguisement, ils pourraient sans doute le suivre de loin et… Non, c’était trop risqué. Pérégrin commençait à raisonner comme un véritable espion. Il retira la veste de camouflage d’un cadavre. Ils allaient tout de même avoir besoin de déguisements. Mais peut-être valait-il mieux attendre ici toute la nuit, et examiner de plus près la maison volante.
Au bout d’un moment, Scribe comprit ce qu’il faisait et se mit à recueillir des uniformes pour son propre compte. Puis ils s’avancèrent furtivement parmi les corps entassés à la recherche d’équipements complémentaires pas trop tachés de sang et, de l’avis de Jaqueramaphan, compatibles du point de vue des grades. Il y avait une profusion de griffes de métal et de haches de combat. Ils se retrouvèrent tous les deux armés jusqu’aux dents. Mais ils allaient être obligés de se séparer d’une partie de leurs sacs à dos. Il ne lui manquait plus qu’une seule veste. Cependant, son membre Rum était si large d’épaules que rien ne lui allait.
Pérégrin ne comprit que plus tard ce qui se passa alors. Un fragment important, un trio, était couché en rond parmi les morts. Sans doute était-il encore sous le coup de la perte de son membre après sa plainte funèbre. Quoi qu’il en soit, il n’émettait pas la moindre pensée, jusqu’à ce que Pérégrin commence à tirer la veste du mort.
— Espèce de voleur ! C’est à moi !
Il entendit un souffle hargneux, puis ressentit la douleur qui déchirait les flancs de son Rum. Pérégrin se tordit de douleur, puis se jeta sur son assaillant. Durant quelques instants de rage aveugle, ce fut un combat sans merci. Les haches de guerre de Pérégrin s’abattaient l’une après l’autre, tailladant les mufles ensanglantés. Lorsqu’il reprit ses esprits, l’un des trois gisait mort et les deux autres couraient en glapissant parmi la foule des blessés.
Wickwrackrum se regroupa autour de Rum blessé. L’assaillant était muni de dards. Rum était tailladé depuis la naissance des côtes jusqu’à l’entrejambe. Wickwrackrum trébucha. Quelques-unes de ses pattes s’étaient prises dans ses propres entrailles. Il essaya de repousser ce qui dépassait dans l’abdomen béant de son membre. La douleur s’estompa. Le ciel des yeux de Rum devint progressivement opaque. Pérégrin refoula les hurlements qu’il sentait monter en lui.
Je ne suis que quatre, et l’un de moi est en train de mourir !
Depuis des années, il se disait que quatre, c’était trop peu pour un pèlerin. Aujourd’hui, il allait payer les conséquences, pris au piège et mentalement aveugle sur les terres d’un tyran.
La douleur cessa un instant. Ses pensées redevinrent claires. Le bref affrontement était passé inaperçu au milieu des plaintes funèbres, des viols et des accès de rage ordinaires. Le combat de Wickwrackrum avait été à peine un peu plus violent et sanglant que la moyenne. Les jaquesblanches autour de la maison volante avaient tourné la tête dans leur direction, mais ils étaient maintenant occupés à piller le module de cargaison.
Scribe était demeuré à l’écart, figé d’horreur. Une partie de lui ne résistait pas à l’envie de s’approcher, puis battait précipitamment en retraite. Il luttait contre lui-même, incapable de décider s’il fallait apporter son aide ou non. Pérégrin le suppliait presque, mais l’effort était trop grand. Sans compter que Scribe n’était pas un pèlerin. Donner une partie de lui-même n’était pas quelque chose que Jaqueramaphan pouvait faire volontairement.
Les souvenirs commençaient maintenant à affluer. C’étaient les efforts de Rum pour faire un tri et mettre le reste de lui au courant de ce qui s’était passé avant. L’espace d’un instant, il se vit à la barre d’un double-coque dans les mers du Sud. Il était un ného, et Rum à peine un chiot. Il vit l’insulaire qui avait donné naissance à Rum, et les meutes avant elle. Tous ensemble, ils avaient fait une fois le tour du monde, survivant aux taudis d’un collectif tropical et à la guerre des Hordes des Plaines. Ah ! les récits qu’ils avaient entendus, les secrets qu’ils avaient appris, les gens qu’ils avaient rencontrés ! Wic Kwk Rac Rum avait formé une extraordinaire combinaison, à la vivacité de pensée inégalée, dotée de l’étrange capacité de maintenir tous ces souvenirs en place. C’était la véritable raison pour laquelle il avait attendu si longtemps avant de passer de cinq à six. Aujourd’hui, il allait peut-être payer cela très cher.
Rum poussa un soupir, et ne vit plus le ciel. L’esprit de Wickwrackrum s’échappa, non pas comme il arrive ordinairement au cœur de la bataille, lorsque le son de la pensée se perd, ni comme dans le murmure collectif du sommeil, mais de manière subite. Il n’y eut plus, tout à coup, quatre présences, mais seulement trois, qui essayaient de constituer une personne. Le trio demeura sur place, en se donnant nerveusement de petites tapes sur l’échine. Il y avait du danger partout, mais c’était au-delà de sa compréhension. Il rampa, implorant, vers un sextu qui se tenait non loin (Jaqueramaphan ?), mais l’autre lui montra les crocs. Il se tourna nerveusement vers la multitude des blessés. Il y avait là de quoi se compléter… mais également de quoi sombrer dans la folie.
Un énorme mâle aux hanches profondément entaillées était sur son séant à la lisière de la multitude. Il capta le regard du trio et rampa lentement vers lui à travers l’espace découvert. Wic, Kwk et Rac battirent en retraite, le poil hérissé de terreur et de fascination. Le balafré faisait au moins une fois et demie la taille de n’importe lequel d’entre eux.
… Où suis-je ? Puis-je faire partie de vous ? S’il vous plaît…
Ses signaux de pensée étaient chargés de souvenirs confus et presque inaccessibles, faits de sang, de batailles et de formation militaire préalable. D’une certaine manière, cette créature avait plus peur de ses vieux souvenirs que de n’importe quoi d’autre. Baissant au ras du sol son museau souillé de sang coagulé, elle rampa dans leur direction. Les trois autres faillirent prendre la fuite. Les appariements réalisés au hasard leur faisaient peur à tous. Ils reculèrent jusqu’à ce qu’ils se retrouvent à découvert. L’autre les suivit, toujours en rampant, mais plus lentement. Kwk se lécha les lèvres et retourna vers l’étranger. Tendant le cou, elle lui renifla le cou tandis que Wic et Rac se rapprochaient obliquement.
L’espace d’un instant, il y eut une fusion partielle.
Blessures, sang, sueur… Le creuset de l’enfer.
Cette pensée, qui semblait venue de nulle part, illumina le nouveau quatuor d’une brève aura d’humour cynique. Puis l’unité se perdit, et il ne resta que trois animaux en train de lécher le visage d’un quatrième.
Pérégrin regarda d’un nouvel œil la prairie autour de lui. Il était demeuré non intégré durant quelques minutes à peine. Les blessés du Dixième Régiment d’Assaut d’Infanterie étaient là exactement comme avant. Les Serviteurs de Flenser s’occupaient toujours à piller les soutes de la maison volante. Jaqueramaphan battait lentement en retraite, ses expressions allant de l’émerveillement à l’effarement. Pérégrin baissa l’une de ses têtes et lui dit d’une voix sifflante :
— Je n’ai pas l’intention de vous trahir, Scribe.
L’espion se figea.
— C’est vous, Pérégrin ?
— Plus ou moins, oui. Je suis toujours Pérégrin, mais Wickwrackrum n’est plus.
— Comment est-ce possible ? V… Vous venez de perdre…
— N’oubliez pas que je suis un pèlerin. Nous vivons ce genre de chose durant toute notre existence.
Il y avait un certain sarcasme dans sa voix. C’était, plus ou moins, le cliché que Jaqueramaphan avait formulé un peu plus tôt. Mais il fallait reconnaître qu’il ne manquait pas de vérité. Déjà, Pérégrin Wickwrack… bal avait le sentiment de constituer une personne. Peut-être cette nouvelle combinaison avait-elle sa chance.
— Euh… Oui, je vois… Et qu’allons-nous faire à présent ?
L’espion regardait nerveusement dans toutes les directions, mais le regard qu’il posait sur Pérégrin était le plus soucieux de tous.
À présent, c’était au tour de Wickwrackbal d’être perplexe. Que faisait-il donc ici ? Massacrer l’ennemi tombé des étoiles… Non, c’était l’infanterie qui s’occupait de ça. Il ne voulait à aucun prix faire partie de ce genre d’action, quels que puissent être les souvenirs du balafré. Scribe et lui étaient venus ici pour… sauver la créature des étoiles, si possible. Pérégrin s’empara de ce souvenir et l’examina objectivement. C’était quelque chose de bien réel, qui appartenait à une identité passée qu’il fallait préserver. Il regarda l’endroit où il avait pour la dernière fois aperçu le membre étranger. Le jaqueblanche avec son travois n’était plus visible, mais le chemin qu’il suivait était assez évident.
— Nous pouvons rattraper le membre encore vivant, dit-il à Jaqueramaphan.
Scribe laboura le sol en se déplaçant obliquement. Son enthousiasme n’était pas aussi fort que précédemment.
— Après vous, cher ami, dit-il cependant.
Wickwrackbal rajusta ses vestes de combat et épousseta une partie du sang séché qui les souillait. Puis il s’avança gaillardement à travers la prairie, contournant l’ennemi et la maison volante à une centaine de mètres à peine de l’endroit où les Serviteurs de Flenser s’affairaient. Il leur fit au passage un bref salut, qui fut ignoré. Jaqueramaphan suivait avec deux arbalètes. Le nouveau faisait de son mieux pour imiter la démarche dandinante de Pérégrin, mais il n’avait pas vraiment ce qu’il fallait.
Ayant franchi la crête stratégique de la colline, ils redescendirent dans l’ombre. Les plaintes des blessés étaient à présent étouffées. Wickwrackbal se mit au petit trot, suivant le sentier à peine tracé d’un mamelon à l’autre. Il apercevait maintenant le port, avec quelques navires à quai. Il n’y avait pas beaucoup d’activité. Derrière lui, Scribe, dans sa nervosité, tenait des propos incohérents. Pérégrin accéléra l’allure. Son assurance puisait de nouvelles forces dans la confusion générale des néhos. Son nouveau membre, le balafré, avait servi de force musculaire à un officier d’infanterie. La meute à laquelle il appartenait connaissait parfaitement la disposition des installations portuaires et de la forteresse. Aucun mot de passe pour la journée ne lui était étranger.
Après avoir franchi deux nouvelles crêtes, ils rattrapèrent le Serviteur de Flenser et son travois.
— Salut ! lui cria Pérégrin. Nous apportons de nouvelles instructions de messire Acier.
Un frisson glacé lui parcourut les échines à l’énoncé de ce nom redoutable dont il se souvenait pour la première fois. Le Serviteur laissa retomber le travois et leur fit face. Wickwrackbal ne savait pas comment il s’appelait, mais il le connaissait. Arrogant et passablement gradé, une vraie portée de salopes. C’était une véritable surprise que de le voir tirer un travois en personne.
Pérégrin s’immobilisa à une vingtaine de mètres à peine du jaqueblanche. Jaqueramaphan observait la scène d’un monticule voisin. Ses arbalètes n’étaient pas visibles. Le Serviteur regarda nerveusement Pérégrin, puis leva les yeux vers Scribe.
— Que me voulez-vous, tous les deux ?
Les soupçonnait-il déjà ? Mais cela n’avait aucune importance. Wickwrackbal se préparait à attaquer pour tuer lorsque… sa vision devenue quadruple se brouilla, en proie aux contradictions du ného. Au moment de tuer, la répulsion du balafré pour cet acte brisait toute cohésion. Merde ! Wickwrackbal chercha vainement un argument à opposer au ného. Mais toute idée d’agression lui avait quitté l’esprit, et les souvenirs affluaient plus librement.
— Messire Acier a ordonné que nous conduisions cette… euh… créature au port. Vous devez retourner à la maison volante des envahisseurs.
Le jaqueblanche se lécha les babines. Ses yeux allèrent vivement de l’uniforme de Pérégrin à celui de Scribe.
— Imposteurs ! s’écria-t-il soudain.
Au même instant, l’un de ses membres s’élança vers le travois. Une lueur de métal brilla à sa patte antérieure.
Il veut tuer la créature !
Il y eut un claquement sec sur la hauteur où se trouvait Jaqueramaphan, et le membre s’écroula, un trait d’arbalète fiché dans l’œil. Wickwrackbal chargea les autres, forçant son membre balafré à attaquer en première ligne. Il y eut un instant de flou, puis l’unité se refit, et quatre cris de mort jaillirent. Les deux meutes se percutèrent. Bal entraîna deux membres du Serviteur dans sa lancée en dehors du sentier. Des flèches sifflèrent autour d’eux. Wic Kwk Rac se démenait comme un fou, tailladant de ses haches tout ce qui demeurait debout à sa portée.
Puis tout se calma subitement, et Pérégrin eut de nouveau le contrôle de ses pensées. Trois des membres du Serviteur se tordaient à terre, au milieu de flaques de sang gluant. Pérégrin les poussa au bord du chemin, près de l’endroit où son Bal avait tué les autres. Pas un seul membre du Serviteur ne survivait. C’était la mort totale, et il l’avait cherchée. Pérégrin se laissa tomber à terre. Sa vision était de nouveau quadruple.
— La créature vit toujours, annonça Scribe, qui s’était avancé jusqu’au travois pour renifler le corps en forme de mante. Mais elle est évanouie, ajouta-t-il en prenant les perches du travois dans ses mâchoires et en se tournant pour regarder Pérégrin. Que faisons-nous maintenant, pèlerin ? demanda-t-il.
Ce dernier était couché dans la poussière. Il s’efforçait de remettre de l’ordre dans ses esprits.
Que faisons-nous ? Telle était bien la question. Comment avait-il fait pour se fourrer dans cette situation ridicule ? La seule réponse était que le ného lui avait brouillé l’esprit. Il avait perdu le fil de toutes les raisons pour lesquelles il était impossible de sauver la créature des étoiles. Et il se retrouvait maintenant en plein dedans. Sacrée crotte !
Une partie de lui se traîna au bord du chemin pour jeter un coup d’œil alentour. Rien n’indiquait qu’ils eussent attiré l’attention. Au port, les quais étaient toujours déserts. La presque totalité de l’infanterie se trouvait toujours dans les collines. Sans doute les Serviteurs gardaient-ils les membres morts dans la forteresse du port. Quand avaient-ils l’intention de les transférer de l’autre côté du détroit, dans l’île Cachée ? Attendaient-ils l’arrivée de ce membre ?
— Nous pourrions essayer de nous emparer d’un ou deux bateaux et de fuir vers le sud, proposa Scribe.
Quelle imagination ! Mais ne se rendait-il pas compte que tout le secteur du port devait être entouré de sentinelles ? Même en connaissant tous les mots de passe, ils seraient signalés dès qu’ils auraient franchi le premier barrage. Ils avaient une chance sur un million. Il est vrai qu’ils n’en avaient absolument aucune avant l’intégration de Bal.
Il étudia la créature sur le travois. Si étrange, et pourtant si réelle en même temps. Mais il n’y avait pas que son aspect physique. Ses vêtements couverts de sang étaient taillés dans une étoffe plus belle que tout ce que Pérégrin connaissait. À moitié coincé sous son corps, il y avait un oreiller rose brodé d’un motif complexe. Sous un angle légèrement différent, il s’aperçut qu’il s’agissait en fait d’une forme d’art. Le motif représentait un animal au très long museau.
Ainsi, ils avaient une chance sur un million de s’échapper par la mer. Mais certains trophées valaient bien qu’on coure le risque.
— Continuons, dit-il.
Jaqueramaphan tira le travois tandis que Wickwrackbal marchait devant en essayant de se donner un air important et officiel. Avec Bal intégré, ce n’était pas difficile. Il était l’image même de la compétence martiale. Il fallait le connaître de l’intérieur pour savoir de quelle tendresse il était capable par ailleurs.
Ils étaient presque arrivés au niveau de la mer. Le chemin était maintenant plus large et en partie pavé. Il savait que la forteresse du port se trouvait au-dessus d’eux, cachée par les arbres. Le soleil, bien loin du nord, se montrait au-dessus des montagnes de l’est. Il y avait des fleurs partout, blanches, rouges et violettes, leurs aigrettes flottant au vent par centaines. La végétation arctique profitait de cette longue journée d’été. À marcher ainsi sur les pavés diaprés de soleil, on en oubliait presque l’embuscade dans les collines.
Ils arrivèrent très vite à hauteur de la première ligne de sentinelles. Les cercles et les lignes sont généralement des gens intéressants, quoique rarement de grands esprits. Ils constituent les plus grandes meutes efficaces que l’on puisse trouver en dehors des tropiques. On cite des lignes de quinze kilomètres, comportant des milliers de membres. La plus importante que Pérégrin eût connue ne dépassait pas la centaine. Prenez un groupe d’individus ordinaires et entraînez-les à s’étirer systématiquement, non pas en tant que meutes mais en tant que membres individuels. Si chaque membre reste à quelques mètres de son plus proche voisin, il est possible d’obtenir quelque chose qui ressemble à la mentalité d’un trio. Le groupe qui en résulte n’est pas plus intelligent pour autant – impossible d’avoir des pensées très profondes quand il faut plusieurs secondes à une idée pour se frayer un chemin à travers votre esprit –, mais la ligne avait une excellente maîtrise de ce qui se passait le long d’elle-même. Et si certains de ses membres se faisaient attaquer, elle était tout entière au courant à la vitesse de propagation du son. Pérégrin avait déjà participé à de telles lignes. C’était une existence un peu diluée, mais dont la monotonie n’égalait en rien celle de la corvée d’une sentinelle ordinaire. Il est difficile de s’ennuyer quand on mène l’existence stupide d’une ligne.
Là ! Un membre isolé passa le cou derrière un arbre et les interpella. Wickwrackbal connaissait, naturellement, le mot de passe, et ils franchirent la ligne. Mais leur nombre et leur signalement étaient maintenant communiqués à tous les membres, et probablement aussi aux soldats de la forteresse du port.
Zut. Il n’y avait pas de remède. Il fallait maintenant aller jusqu’au bout de ce projet dément. Scribe et lui, escortant le membre étranger dans son travois, franchirent deux autres lignes intérieures de sentinelles. Il sentait à présent l’odeur de la mer. Ils sortirent de la forêt et se trouvèrent face aux falaises où s’adossait le port. L’eau miroitait de mille reflets d’argent. Un gros multicoque flottait, secoué par la houle, entre deux quais. Ses mâts formaient une forêt d’arbres sans feuilles continuellement penchés. À un peu moins de deux kilomètres de la côte, ils apercevaient l’île Cachée. Une partie de lui ne fit pas attention à ce spectacle familier tandis que l’autre chancelait d’émotion. C’était ici que se situait le centre du Mouvement mondial de Flenser. Là-haut, dans ces sinistres tours, le premier Dépeceur avait conduit ses expériences, rédigé ses essais et… préparé sa domination du monde.
Il y avait quelques personnes sur les quais. La plupart étaient occupées à des tâches d’entretien : voiles à recoudre, doubles coques à attacher plus solidement. Ces gens regardaient le travois avec curiosité, mais ne s’en approchaient pas.
Tout ce que nous avons à faire, c’est arriver au bout de cette jetée, rompre les amarres d’un double-coque et filer.
Il y avait probablement suffisamment de meutes sur le quai pour les arrêter, et leurs cris attireraient rapidement les troupes qui entouraient la forteresse. En fait, il était surprenant que personne ne se soit encore mis en travers de leur chemin.
Les coques étaient plus rudimentaires que celles des mers du Sud. Une partie de la différence était superficielle. La doctrine de Flenser interdisait les décorations inutiles sur les navires. Mais une autre partie était fonctionnelle. Ces embarcations, destinées à servir aussi bien en été qu’en hiver, étaient également conçues pour le transport des troupes, et il était certain de pouvoir les manœuvrer, à l’occasion. Il marcha jusqu’à l’extrémité de la jetée. Hmm… Un coup de chance. Le double-coque accosté devant lui par tribord avait l’air rapide et bien avitaillé. C’était sans doute un patrouilleur à long rayon d’action.
— Chut ! Il se passe quelque chose là-haut ! fit Scribe avec un mouvement de tête en direction de la forteresse.
Les troupes étaient en train de resserrer les rangs. Un salut collectif ? Cinq Serviteurs fendirent rapidement les flots de l’infanterie, et des clairons se firent entendre à chaque tour de la forteresse. Bal avait déjà vu des choses de ce genre, mais Pérégrin ne faisait pas confiance à sa mémoire. Comment aurait-il pu…
Une bannière rouge et jaune fut hissée au sommet de la forteresse. Sur le quai, soldats et marins se jetèrent à plat ventre. Pérégrin les imita en criant aux autres :
— Prosternez-vous !
— Pourq…
— C’est l’étendard de Flenser ! Sa bannière de présence !
— Impossible !
Le Dépeceur avait été assassiné par les Républicains six dijours plus tôt. La foule en colère qui l’avait déchiqueté avait tué en même temps des dizaines de ses partisans les plus haut placés. Naturellement, personne n’avait pu vérifier les allégations de la police politique républicaine selon lesquelles tous les corps avaient été retrouvés.
Aux alentours de la forteresse, une seule meute caracolait parmi les soldats et les jaquesblanches. Des insignes d’or et d’argent brillaient à ses épaulettes. Scribe glissa discrètement un de ses membres derrière un pilier avec son instrument d’optique. Au bout d’un moment, il s’exclama à voix basse :
— Mort de l’âme ! C’est… Tyrathect !
— Elle n’est pas plus Flenser que moi, affirma Pérégrin.
Ils avaient voyagé ensemble depuis Eastgate. Ils avaient fait toute la traversée des Crocs de Glace. De toute évidence, elle était ného, et pas très bien intégrée. Elle lui avait paru réservée et encline à l’introspection, mais elle avait eu ses éclats. Pérégrin savait qu’il y avait en elle une veine morbide. À présent, il pensait en connaître l’origine. Une partie au moins des partisans du Dépeceur avaient échappé à la tuerie, et Scribe et lui avaient passé trois dijours en sa présence. Pérégrin frissonna.
À la porte de la forteresse, la meute appelée Tyrathect se tourna pour faire face aux troupes et aux Serviteurs. Elle fit un geste, et les clairons sonnèrent de nouveau. Pérégrin comprit le signal. Une Convocation. Il réprima l’envie soudaine de suivre les autres sur le quai tandis qu’ils marchaient, le ventre bas, vers la forteresse, tous leurs yeux sur le Maître. Scribe se retourna pour lui jeter un coup d’œil, et Pérégrin hocha la tête. Il leur fallait un miracle, et le miracle se présentait, fourni par l’ennemi lui-même ! Lentement, Scribe s’avança vers l’extrémité de la jetée, tirant le travois d’une zone d’ombre à l’autre.
Personne ne se retournait, et pour une bonne raison. Wickwrackbal se souvenait de ce qui était arrivé à ceux qui n’avaient pas respecté la Convocation.
— Mettez la créature sur le bateau tribord avant, dit-il à Jaqueramaphan.
Il sauta du quai et se répandit sur le multipont. Il adorait la sensation procurée par l’inclinaison des ponts, quand chacun de ses membres courait dans une direction différente. Il alla renifler les catapultes de proue, écouter les bruits des coques et les craquements des gréements.
Mais Bal n’avait rien d’un marin et ne possédait aucun souvenir de ce qui était peut-être maintenant vital pour eux.
— Que cherchez-vous comme ça ? siffla Scribe en parléfin.
— Des panneaux d’écoutilles.
S’il y en avait, ils ne ressemblaient pas du tout à la version des mers du Sud.
— Ah ! fit Scribe. Rien de plus facile. Il s’agit de skimmers du Nord. Il doit donc y avoir des panneaux mobiles avec une coque mince derrière.
Deux d’entre lui disparurent quelques secondes. On entendit un bruit sourd. Puis deux têtes reparurent, mouillées, et s’ébrouèrent. Il sourit, comme étonné de son propre succès. Ça alors, c’est comme dans les livres ! semblait-il dire.
Wickwrackbal les trouva à son tour. Les panneaux ressemblaient à des abris pour les marins, mais ils pivotaient facilement, et le bois qu’ils cachaient était facile à fendre à la hache. Il garda une tête dehors, pour voir s’ils n’attiraient pas trop l’attention pendant qu’il maniait sa hache. De leur côté, Scribe et Pérégrin s’avançaient vers les rangées avant du multicoque. Si elles coulaient, il faudrait un bon moment pour libérer les coques derrière elles.
Zut. L’un des ouvriers qui travaillaient sur le quai avait tourné la tête dans leur direction. Une partie de lui continua son chemin vers les collines tandis que l’autre hésitait à retourner vers le quai. Les clairons sonnèrent de nouveau, impératifs, et le matelot obéit à son appel. Mais ses glapissements d’alerte commençaient à faire tourner d’autres têtes.
Plus le temps d’être discret. Pérégrin courut vers le double-coque tribord avant. Scribe était en train de sectionner les attaches en os tressé qui maintenaient le double-coque solidaire du reste du navire.
— Avez-vous un peu d’expérience de la navigation ? lui demanda Pérégrin.
Question ridicule.
— J’ai lu quelques…
— Parfait !
Pérégrin le poussa tout entier dans le module tribord du double-coque.
— Vous veillerez sur la créature, dit-il. Tassez-vous là-dedans, et faites le moins de bruit possible.
Il était capable de manœuvrer le double-coque tout seul, mais il fallait pour cela qu’il soit partout à la fois, et il ne voulait pas être distrait par des bruits étrangers.
Pérégrin écarta leur bateau du multicoque à l’aide d’une perche. Les effets du sabordement ne se faisaient pas encore sentir, mais on voyait de l’eau dans les coques avant. Il retourna la perche et se servit du grappin pour attirer le bateau le plus proche dans l’espace libre laissé par leur départ. Dans cinq minutes, il n’y aurait plus là qu’une rangée de mâts pointant hors de l’eau. Cinq minutes à peine. Ils n’auraient pas eu la moindre chance s’il n’y avait pas eu la Convocation de Flenser. Sur la route de la forteresse, les fantassins se retournaient pour montrer le port du doigt. Cependant, ils devaient obéir à l’appel de Flenser-Tyrathect. Mais combien de temps faudrait-il pour qu’un responsable décide que même une Convocation pouvait être ignorée en cas d’urgence ?
Il hissa la toile.
Le vent s’engouffra dans la voile du double-coque, et ils s’éloignèrent du quai. Pérégrin courait partout à la fois sur les ponts, les écoutes serrées dans ses gueules. Même sans Rum, que de souvenirs le goût du sel et des cordages ne lui rappelaient-ils pas ! Il sentait directement l’action du vent qui tendait ou relâchait la toile. Les deux coques étaient fines et étroites, et le mât en bois de fer craquait sous la traction exercée par la voile.
Les Flenséristes accouraient maintenant sur le versant de la colline. Les archers s’arrêtèrent, et une volée de flèches embruma le ciel. Pérégrin tira brusquement sur les écoutes, faisant virer le bateau à bâbord sur une seule coque. Scribe bondit vers la créature des étoiles pour la protéger. À tribord, devant eux, l’eau fut criblée de traits, mais peu d’entre eux touchèrent le bateau. Pérégrin tira de nouveau sur les écoutes, et ils virèrent de bord une nouvelle fois. Encore quelques secondes et ils seraient hors de portée. Les soldats couraient maintenant sur le quai. Des hurlements s’élevèrent quand ils s’aperçurent de l’état de leur navire. Les flotteurs avant étaient pleins d’eau. Toute la partie antérieure du mouillage était un chaos de coques coulées. Et les catapultes se trouvaient à l’avant.
Pérégrin vira de bord une nouvelle fois, quittant la rade, et mit cap au sud. À tribord, au passage, il aperçut l’extrémité sud de l’île Cachée. Les tours de la forteresse se profilaient de manière sinistre. Il savait qu’il y avait là de grosses catapultes et que le port de l’île abritait des navires rapides. Mais dans quelques minutes, tout cela n’aurait plus beaucoup d’importance. Il était en train de constater que leur propre bateau était particulièrement agile. Il aurait dû se douter qu’ils mettraient leurs meilleurs modules dans un angle avant. Le bateau était probablement destiné à patrouiller et à rattraper d’autres bâtiments à la course.
Jaqueramaphan était massé à la proue de sa coque. Il contemplait la mer et la rade qu’ils venaient de quitter. Des soldats, des travailleurs et des jaquesblanches étaient groupés à l’extrémité du quai, formant une cacophonie mentale. Même à cette distance, il était facile de voir que l’endroit était en effervescence, livré à la rage et à la frustration. Un sourire niais se dessina sur les traits de Scribe tandis qu’il comprenait qu’ils allaient vraiment réussir. Il hissa un de ses membres sur la main courante et lui fit faire un bond en l’air avec un geste obscène en direction de l’ennemi. Le membre faillit passer par-dessus bord, mais ceux du quai ne manquèrent pas le message, et l’effervescence redoubla un instant.
Ils avaient doublé la pointe sud de l’île Cachée. Même les catapultes de la forteresse ne pouvaient plus rien contre eux à présent. Les meutes de la côte continentale étaient à peine visibles. La bannière de Flenser claquait toujours joyeusement sous la brise du matin, rectangle d’étoffe rouge et jaune de plus en plus minuscule sur le fond vert de la forêt.
Tous les yeux de Pérégrin étaient fixés sur le détroit, à l’endroit où l’île de la Baleine était le moins éloignée du continent. Son Bal se souvenait que la passe était puissamment fortifiée. Normalement, ils auraient dû être arrêtés ici. Mais les archers avaient été retirés pour participer à l’embuscade, et les catapultes étaient en réparation. Le miracle s’était donc produit. Ils étaient libres et vivants, et ils détenaient le plus grand trésor de tout ce pèlerinage. Il cria si fort sa joie que Jaqueramaphan sursauta et que l’écho de sa voix fut répercuté par les collines vertes couronnées de plaques de neige.
Jefri Olsndot gardait peu de souvenirs clairs de l’embuscade. Il n’avait assisté à aucune scène de violence. Il y avait eu de grands bruits au-dehors, et la voix terrifiée de maman qui lui criait de rester à l’intérieur. Puis une grande fumée s’était élevée, il avait eu du mal à respirer et avait essayé de ramper vers la sortie. Mais il s’était évanoui. Quand il avait repris conscience, il était sanglé dans une sorte de lit d’infirmerie, entouré de tous ces gros chiens. Ils avaient un drôle d’air, avec leurs manteaux blancs et leurs tresses. Il s’était aussitôt demandé où se trouvaient leurs maîtres. Ils produisaient d’étranges sons : des grognements, des bruits de déglutition et des sifflements. Certains de ces sons étaient si haut perchés dans l’aigu qu’il les percevait à peine.
Après avoir passé quelque temps à bord d’un bateau, il fut transféré sur un chariot à quatre roues. Il avait déjà vu des images représentant des châteaux forts, et c’était exactement dans un endroit semblable, grandeur nature, qu’on le conduisait. Il y avait de noirs donjons en saillie sur les remparts, et de hautes murailles de pierre aux angles vifs. Les roues du chariot tressautaient sur les pavés des ruelles obscures où ils passaient à toute allure. Les chiens au long cou ne lui avaient pas fait de mal, mais les sangles étaient terriblement serrées. Il ne pouvait ni s’asseoir ni même se retourner pour regarder sur les côtés. Il appela papa, maman et Johanna. Il pleura même un peu. Un long-museau apparut devant son visage. Un nez mou lui toucha la joue. Il y eut un bruit vibrant qu’il sentit jusque dans ses os. Il était incapable de dire si c’était un geste de menace ou de réconfort, mais il respira très fort pour reprendre son souffle et cesser de pleurer. Ce n’était pas une attitude digne d’un Straumlien.
Il aperçut d’autres chiens aux manteaux blancs. Certains portaient aussi de ridicules épaulettes argentées ou dorées.
On tira de nouveau son lit, cette fois-ci dans un souterrain éclairé par des torches. On l’arrêta devant un double portail qui devait faire deux mètres de large sur un de haut à peine. Deux triangles de métal étaient incrustés dans le bois blond. Plus tard, Jefri devait apprendre qu’ils représentaient un nombre : quinze ou trente-trois, selon que l’on comptait en pattes ou bien en griffes antérieures. Bien plus tard encore, on lui apprit que son gardien avait compté en pattes et le bâtisseur du château en griffes, de sorte qu’il s’était retrouvé dans la mauvaise chambre. Et cette méprise allait changer le cours de l’histoire des mondes.
Les chiens ouvrirent la double porte à leur manière et entraînèrent Jefri à l’intérieur. Ils se groupèrent autour de sa couchette et relâchèrent ses liens avec leurs museaux. Il entrevit des rangées de crocs acérés comme des aiguilles. Les grognements et les bruits de déglutition étaient très forts. Lorsque Jefri se redressa, ils eurent un mouvement de recul. Deux d’entre eux maintinrent la double porte ouverte tandis que les quatre autres se retiraient. La porte se referma alors en claquant. Le numéro de cirque était terminé.
Il contempla la double porte durant un long moment. Il savait très bien qu’il ne s’agissait pas d’un numéro de cirque. Ces créatures qui ressemblaient à des chiens devaient être intelligentes. Elles avaient, en tout cas, réussi à prendre ses parents et sa sœur par surprise.
Où sont-ils ?
Il avait failli se remettre à pleurer. Il ne les avait pas vus à proximité du vaisseau. Ils avaient dû se faire capturer comme lui. On les gardait tous prisonniers dans ce château, dans des donjons séparés. Avant tout, il fallait qu’ils se retrouvent !
Il se mit debout. La tête lui tournait. Il y avait encore une odeur de fumée partout. Il n’y prêta pas attention. La seule chose qui comptait était de sortir d’ici. Il arpenta la salle où il se trouvait. Elle était très vaste. Elle ne ressemblait pas aux cachots décrits dans les histoires qu’il avait lues. La voûte était extrêmement haute. En fait, il s’agissait d’un dôme coupé de douze fentes verticales. La lumière solaire passait à travers l’une d’elles en un îlot tacheté de grains de poussière, éclaboussant le mur lambrissé. C’était l’unique éclairage, largement suffisant par cette journée ensoleillée. Des encorbellements entourés de balustrades basses faisaient saillie aux quatre angles, juste au-dessous du dôme. Il apercevait, derrière, des portes qui se confondaient avec les murs. De lourds panneaux étaient accrochés à la balustrade de chaque encorbellement. Ils étaient couverts de très gros caractères d’écriture. Il s’approcha d’un mur et toucha le tissu épais. Les lettres étaient tracées dessus ! La seule manière de changer l’affichage était de les frotter pour les effacer ! Ouah ! Comme dans les anciens temps de Nyjora, avant le Domaine Straumli ! Les plinthes, sous les panneaux, étaient en pierre noire, brillante. Quelqu’un avait utilisé des morceaux de craie pour dessiner dessus. Les bâtonnets rappelaient à Jefri des chiens rudimentaires tracés par des élèves de maternelle.
Il se souvint subitement des enfants qui étaient restés à bord du vaisseau et tout autour, dans leurs sarcos. Il avait joué avec eux quelques jours avant à peine, à l’école du Lab Haut. Cette dernière année avait été si étrange. À la fois monotone et riche en aventures. On s’amusait bien dans les baraquements, avec toutes les familles réunies. Mais les adultes avaient rarement le temps de jouer. Et la nuit, le ciel était si différent de celui de Straum.
— Nous sommes derrière l’En delà, leur avait dit maman. À la place de Dieu.
Tout le monde avait ri quand elle avait dit cela pour la première fois, mais ils avaient pris un air de plus en plus apeuré quand ils l’avaient répété. Les dernières heures qui s’étaient écoulées avaient été complètement folles. Les exercices de cryosommeil avaient fini par devenir la réalité. Tous ses copains étaient dans des sarcos… Il pleura dans l’horrible silence. Il n’y avait personne pour l’entendre, personne pour l’aider…
Au bout de quelques instants, il se remit à penser. Si les chiens n’essayaient pas d’ouvrir les sarcos, ses copains étaient en sécurité. Il faudrait que papa et maman leur fassent comprendre…
La salle était meublée d’étranges objets. Tables et armoires très basses, râteliers qui ressemblaient à des labyrinthes de jardin d’enfant. Tout était fait du même bois clair que les portes. Des coussins noirs étaient étalés autour de la plus grande table. Celle-ci était couverte de petits bouts d’étoffe sur lesquels des caractères et des dessins non animés étaient tracés. Il longea l’un des murs, qui faisait une dizaine de mètres. À un endroit, le sol n’était plus recouvert. Il y avait un carré de sable à l’angle des deux murs, il s’en dégageait une odeur encore plus forte que celle de la fumée qui était partout. Une odeur de litière. Jefri sourit. Ces créatures ressemblaient pour de bon à des chiens !
Les murs capitonnés absorbèrent son rire, sans écho. Quelque chose lui fit redresser la tête. Il avait cru qu’il était seul ici, mais il y avait, en fait, des tas de cachettes dans ce « cachot ». Un instant, il retint sa respiration et tendit l’oreille. Tout était silencieux… ou presque. À la limite de son audition, là où certaines machines gémissaient tellement dans l’aigu que papa et maman, et même Johanna, n’entendaient jamais rien, il y avait… quelque chose.
— Je… Je sais que vous êtes là, dit-il d’une petite voix tremblante.
Il fit quelques pas de côté, essayant de voir ce qu’il y avait de l’autre côté des meubles sans s’en approcher. Le bruit continua, très net maintenant qu’il se concentrait dessus.
Une petite tête avec de grands yeux noirs sortit de derrière une armoire. Elle était bien plus petite que celles des créatures qui l’avaient amené ici, mais la forme du museau était exactement la même. Ils s’observèrent quelques instants. Jefri s’avança lentement. Un petit chien ? La tête se retira, puis sortit un peu plus. Du coin de l’œil, Jefri vit bouger quelque chose. Il y avait une autre forme noire sous la table, qui l’épiait. Il se figea, luttant contre la panique. Mais il était prisonnier, il n’avait nulle part où s’enfuir, et ces créatures l’aideraient peut-être à retrouver sa maman. Il mit un genou à terre et tendit lentement la main en faisant doucement claquer ses doigts.
— N’aie pas peur, petit chien. Viens, viens…
Le chiot sortit de dessous la table sans quitter des yeux la main de Jefri. La fascination était réciproque. Le petit chien était adorable. Compte tenu des millénaires durant lesquels les humains (et autres) avaient sélectionné les races canines, ce spécimen aurait pu passer, mais de justesse, pour le produit d’un croisement sophistiqué. Il avait le poil court et dru comme une moquette de velours noir et blanc. Les deux tons étaient répartis en larges taches irrégulières, sans zones de gris intermédiaires. La tête était entièrement noire et les hanches partagées entre le blanc et le noir. La queue était courte, à peine un embryon recouvrant l’espace entre les fesses. Il y avait des endroits sans poil au niveau de la tête et des épaules, où Jefri apercevait une peau noire. Mais le plus étrange, c’était le long cou flexible, qui faisait penser davantage à un mammifère marin qu’à un chien.
Jefri agita les doigts, et les yeux du chiot s’agrandirent, révélant une frange blanche autour de l’iris.
Quelque chose lui heurta le coude. Jefri faillit faire un bond. Encore deux autres ! Ils avaient surgi pour regarder sa main. Et, à l’endroit où il avait aperçu le premier, il y en avait maintenant trois qui l’observaient, alertes, sans que rien, dans leur attitude, n’indique la peur ni l’hostilité.
L’un des chiots posa la patte sur le poignet de Jefri et exerça une légère pression vers le bas. En même temps, un deuxième avançait le museau pour lui lécher la main. Sa langue était rose et râpeuse, étroite et arrondie. Les couinements dans l’aigu devinrent plus forts. Trois chiots se rapprochèrent en même temps pour lui saisir la main dans leurs gueules.
— Faites attention ! leur dit Jefri en retirant précipitamment le bras, car il se souvenait des crocs acérés des adultes.
Soudain, l’air s’emplit de sifflements et de bruits de déglutition. Ils faisaient plus penser à des oiseaux fous qu’à des chiens. L’un des chiots avança alors son museau au nez luisant vers Jefri.
— Faites attention ! dit-il, imitant parfaitement la voix du jeune garçon.
Le plus étrange, c’était que sa bouche était restée fermée. Il pencha le cou, comme s’il voulait être caressé. Jefri avança la main. Son poil était d’une douceur exquise. Les sifflements dans l’aigu étaient à présent très forts. Jefri sentait les vibrations à travers la fourrure. Mais le bruit n’était pas produit par un seul animal. Il semblait venir de toutes les directions à la fois. Le chiot changea de position, faisant glisser son museau sur la main de Jefri. Cette fois-ci, il laissa la mâchoire se fermer sur ses doigts. Il sentait parfaitement les crocs, mais le chiot faisait très attention de ne pas le blesser. Sa gueule s’ouvrait et se refermait comme pour le tâter.
Trois chiots se glissèrent sous son autre bras, comme s’ils voulaient être caressés aussi. Il sentit la pression de plusieurs museaux dans son dos. Ils essayaient de faire glisser sa chemise de dessous son pantalon. Leurs efforts étaient remarquablement coordonnés, exactement comme si deux mains humaines lui sortaient sa chemise.
Mais combien sont-ils ?
Un instant, il oublia où il était. Toute prudence le quitta. Il roula sur le dos et se mit à jouer avec tous les chiots à la fois, en les taquinant de bon cœur. Des glapissements surpris s’élevèrent de tous les côtés. Deux chiots se glissèrent sous ses coudes tandis que trois autres sautaient sur lui. Des museaux lui reniflèrent le cou et les oreilles.
Jefri eut une subite intuition. Les créatures adultes qui l’avaient capturé s’étaient aperçues qu’il n’était qu’un enfant. Ignorant son âge exact, elles l’avaient placé dans l’une de leurs crèches en attendant. Papa et maman étaient probablement en train de discuter avec les responsables. Tout allait très bien se passer, après tout !
Messire Acier n’avait pas choisi son nom à la légère. L’acier était le plus moderne des métaux. On pouvait lui donner un tranchant incomparable, qui ne s’émoussait jamais. Il pouvait être chauffé jusqu’au rouge sans perdre ses propriétés. La lame de messire Acier était au service de Flenser. Il était une personne façonnée, le plus grand succès du Dépeceur.
Dans un certain sens, le façonnement des âmes n’avait rien de nouveau. La mulpathie en était une forme limitée bien que principalement réservée aux caractéristiques physiques marquantes. Même les mulpathes admettaient que les capacités mentales de la meute venaient, à des degrés variés, de ses différents membres. Il y avait presque toujours un duo ou un trio qui étaient responsables de l’éloquence, alors que l’intuition spatiale, par exemple, était le fait d’un autre. Mais pour les vertus et les vices, c’était bien plus complexe. Aucun membre particulier ne pouvait être considéré comme la principale source de courage ou de conscience d’une meute.
La contribution essentielle du Dépeceur, dans ce domaine comme dans presque tous les autres, avait été de se montrer impitoyable en se détachant de tout ce qui n’était pas véritablement important. Il expérimentait sans fin, ne retenant que les résultats de ses plus grandes réussites. Il s’appuyait sur la discipline, le refus et la mort partielle autant que sur la sélection habile de ses membres. Il avait déjà soixante-dix ans d’expérience lorsqu’il avait créé Acier.
Avant de pouvoir prendre son nom, Acier avait connu des minées de refus, durant lesquelles il s’était occupé à déterminer quelles parties de lui-même devaient s’associer pour produire l’être désiré. La chose eût été impossible sans l’autorité du Dépeceur. (Pour prendre un exemple, si l’on expulsait une partie de soi contenant un fort élément de ténacité, où trouver la volonté de poursuivre le flensérisme ?) Pour une âme en plein processus de création, cela équivalait au chaos, un patchwork d’épouvante et d’amnésie. En deux ans, il avait connu plus de changements que la plupart des gens en deux siècles. Et tout cela avait une direction. Le tournant crucial se situait au moment où le Dépeceur et lui avaient identifié le trio qui le tirait vers le bas à la fois par la conscience et par la lourdeur intellectuelle. L’un des trois recoupait les deux autres. En le réduisant au silence et en le remplaçant par un élément adéquat, le tour avait été joué. La naissance d’Acier avait suivi.
Lorsque Flenser était parti convertir la République des Longs Lacs, il s’était fait, tout naturellement, remplacer ici par la plus brillante de ses créations. Cinq années durant, Acier avait régné sur le cœur du territoire de Flenser. Pendant cette période, il avait non seulement conservé ce que le Dépeceur avait construit, mais il l’avait étendu bien au-delà de ses prudents débuts.
Aujourd’hui, cependant, le temps d’un seul passage du soleil au-dessus de l’île Cachée, il risquait de tout perdre à la fois.
Messire Acier pénétra dans la grande salle de réunion et regarda autour de lui. Des rafraîchissements étaient disposés partout comme il l’avait demandé. Le soleil pénétrait par une ouverture du plafond juste à l’endroit qu’il avait désigné. Une partie de Shreck, son assistant, se tenait à l’autre bout de la salle.
— Je le recevrai seul, lui dit-il.
Il avait évité de dire « Flenser » ou « Le Dépeceur ». Le jaqueblanche se retira tandis que ses membres invisibles ouvraient les portes du fond.
Un quinto – trois mâles et deux femelles – franchit le seuil dans un éclaboussement de lumière. Il n’y avait rien de remarquable dans son aspect physique, mais Flenser n’avait jamais été réputé pour sa prestance.
Deux têtes se dressèrent pour faire de l’ombre aux yeux des autres. La meute regarda partout dans la salle, puis finit par localiser messire Acier à une vingtaine de mètres de là.
— Ah ! Vous voilà. Acier.
La voix avait la douceur d’un scalpel qui joue avec les poils ras de votre cou.
Acier s’était incliné à l’entrée de son visiteur. Mais cette voix lui contracta les boyaux, et ses ventres, machinalement, touchèrent le sol. C’était bien sa voix ! Il y avait au moins un fragment du Flenser original dans la meute qui se trouvait devant lui. Les épaulettes d’or et d’argent, comme la bannière personnelle, pouvaient être truquées par n’importe qui possédant suffisamment d’aplomb suicidaire. Mais Acier reconnaissait aussi sa manière, et il n’était pas surpris que son apparition, ce matin, eût détruit totalement la discipline sur le continent.
Les têtes de la meute éclairées par le soleil étaient sans expression. Peut-être les autres souriaient-elles dans l’ombre tandis qu’il demandait :
— Où est passé tout le monde, Acier ? Ce qui est arrivé aujourd’hui constitue peut-être la plus belle occasion de notre histoire.
Acier releva ses ventres et se dressa devant la rampe.
— Il y a d’abord certaines questions à régler entre nous, monsieur. Je constate que vous avez en vous une grande part de Flenser, mais…
L’autre était maintenant en train de sourire pour de bon. Les têtes dans l’ombre s’agitaient.
— Je savais que ma plus belle création se poserait cette question, dit-il. Ce matin, j’ai fait comme si j’étais le véritable Flenser, agrémenté d’un ou deux remplaçants. Mais la vérité est plus… dure. Vous êtes au courant de ce qui s’est passé avec la République.
C’était le plus grand pari de Flenser. Dépecer un État entier. Des millions d’êtres y trouveraient la mort, mais il y aurait, en fin de compte, plus de refaçonnage que de morts. Ce serait la naissance du premier collectif en dehors des tropiques. Et l’État flensériste ne serait pas un agglomérat sans âme cherchant péniblement sa nourriture dans quelque jungle perdue. Ses dirigeants seraient aussi brillants et impitoyables que ceux de n’importe quelle meute de l’histoire. Et aucune force au monde ne pourrait lui résister.
— C’était un risque énorme, pour un objectif redoutable. Mais j’ai pris toutes mes précautions. Nous avions des milliers de nouveaux partisans, dont certains ne comprenaient pas l’ampleur de nos ambitions mais étaient prêts à se sacrifier au nom d’une fidélité à toute épreuve, comme il se doit. J’ai toujours eu des hordes de cette sorte autour de moi. La Police Politique a été assez habile pour me faire assassiner par la foule, moi qui suis le spécialiste des foules. C’était la dernière chose à laquelle je m’attendais. Cependant, mes gardes du corps étaient bien entraînés. Lorsque le piège s’est refermé sur nous dans la Cuvette du Parlement, ils ont réussi à tuer un ou deux membres de chacune de ces meutes spéciales, et… j’ai simplement cessé d’exister, dispersé entre trois citoyens ordinaires, en proie à la panique, essayant d’échapper à cette marée sanglante.
— Mais tous ceux qui vous entouraient ont été tués. La foule n’a épargné personne.
Le pseudo-Flenser haussa les épaules.
— C’est la propagande républicaine qui l’a dit, mais c’est aussi mon œuvre. J’ai ordonné à mes gardes de se massacrer mutuellement en même temps que tout ce qui n’était pas moi.
Acier avait failli laisser échapper un cri d’admiration. Il reconnaissait là l’esprit brillant de Flenser ainsi que sa force d’âme. Lors d’un assassinat, il y avait toujours le risque de laisser échapper un fragment. Célèbres étaient les histoires de héros réassemblés. Dans la vie réelle, de tels événements étaient rares et ne se produisaient généralement que lorsque les forces de la victime étaient suffisantes pour soutenir leur partie dominante durant le processus de réintégration. Mais Flenser avait préparé son coup. Il avait prévu de se réassembler à plus de mille cinq cents kilomètres des Longs Lacs.
Et pourtant… Messire Acier lui lança un regard calculateur, qui s’efforçait d’ignorer la voix et les manières. Réfléchir en fonction de son propre pouvoir, et non pas en fonction du désir des autres, même quand il s’agissait de Flenser. Acier ne reconnaissait vraiment que deux membres de cette meute. Les deux femelles et le mâle aux oreilles couronnées de blanc provenaient sans doute de membres sacrifiés de sa suite. Le plus probable était qu’il n’avait devant lui que deux véritables fragments de Flenser, ne représentant pas une très grande menace… excepté au niveau bien réel des apparences.
— Et où sont vos quatre autres membres, monsieur ? demanda-t-il. Quand aurons-nous le plaisir de vous voir tout entier ?
Le pseudo-Flenser se mit à rire. Bien que diminué, il comprenait toujours très bien le délicat équilibre du pouvoir. Presque comme dans le bon vieux temps. Lorsque deux personnes comprennent clairement la nature du pouvoir et de la trahison, celle-ci devient pratiquement impossible. Il ne reste plus que le flot ordonné des événements, qui sert ceux qui méritent de régner.
— Les autres ont aussi d’excellentes… montures. J’ai établi des plans détaillés, avec trois chemins différents et trois groupes d’agents différents. Je suis arrivé ici sans encombre. Je suis certain que les autres seront là prochainement, dans deux ou trois dijours au maximum. En attendant, ajouta-t-il en tournant toutes ses têtes vers messire Acier, je ne prétends pas assumer entièrement le rôle de Flenser. Je ne l’ai fait, jusque-là, que pour assurer certaines priorités et protéger ce fragment jusqu’à ce que je sois réassemblé. Mais la présente meute est délibérément limitée du point de vue mental. Je sais très bien qu’elle ne survivrait pas si elle devait s’imposer à mes créations.
Acier était quelque peu perplexe. Même diminué, l’être qu’il avait devant lui était parfait. Ou presque.
— Vous désirez, par conséquent, demeurer dans l’ombre durant quelques dijours ? demanda-t-il. C’est très bien. Mais vous vous êtes fait annoncer sous le nom de Flenser. Comment dois-je vous appeler ?
L’autre n’eut aucune hésitation.
— Tyrathect, Flenser par intérim.
Crypto : 0
Reçu par : Relais transmetteur 03, via Relais
Chemin langage : samnorsk→triskweline, SjK : Unités-relais
Origine : Straumli Central
Sujet : Ouverture d’une archive dans la Basse Transcendance !
Résumé : Nos liaisons avec le Réseau Connu vont être momentanément coupées
Mots clés : transcendance, bonne nouvelle, occasion commerciale, nouvelle archive, problèmes de communications
Diffusion :
Groupe d’Intérêt Où-sont-ils-à-présent
Groupe d’Intérêt Homo Sapiens
Groupe administratif Motley Hatch
Relais transmetteur 03 via Relais
Transmetteur Windsong, Debley Down
Transmetteur Pas-Pour-Longtemps, Shortstop
Date : 11 : 45 : 20, heure des Docks, 01/09 de l’An de l’Org 52089
Texte du message :
Nous sommes fiers d’annoncer qu’une compagnie d’exploration humaine originaire du Domaine Straumli vient de découvrir une archive accessible dans la Basse Transcendance. Il ne s’agit pas là d’une annonce de Transcendance ni de la création d’une nouvelle Puissance. Nous avons, en fait, retardé ce communiqué jusqu’à ce que nous ayons l’assurance que nos droits de propriété étaient protégés et que l’archive était fiable. Nous avons installé des interfaces qui devraient rendre l’archive interopérationnelle avec des demandes syntaxiques standard du Réseau. Dans quelques jours, cet accès sera commercialement disponible. (Voir plus bas discussion des problèmes d’organisation du temps.) En raison de sa fiabilité, de son intelligibilité et de son âge, cette archive est tout à fait remarquable. Notre conviction profonde est qu’elle renferme des informations par ailleurs perdues sur la gestion des arbitrages et la coordination interraciale. Nous ferons parvenir plus de détails aux infogroupes appropriés. Nous sommes bouleversés par cette découverte. Il est à noter qu’aucune interaction avec les Puissances ne s’est montrée nécessaire. Aucune partie du Domaine Straumli n’a transcendé.
Passons aux mauvaises nouvelles. Les programmes d’arbitrage et de traduction ont malheureusement connu un certain nombre de clénirations [?] en rapport avec l’armiphlage [?] de crête. Les détails devraient amuser les gens de l’infogroupe Menaces des Communications, et nous les leur ferons parvenir plus tard. Durant au moins la centaine d’heures qui viennent, toutes nos liaisons (principale et secondaires) avec le Réseau Connu seront interrompues. Les messages reçus seront relayés, mais sans garantie. Aucun message ne pourra être acheminé. Nous regrettons beaucoup ces désagréments, et nous ferons en sorte que la situation redevienne bientôt normale.
Les échanges physiques ne sont en aucune manière affectés par ces problèmes. Le Domaine Straumli continue d’accueillir les touristes et le commerce.
Lorsqu’elle regardait en arrière, Ravna Bergsndot voyait à quel point il était inévitable qu’elle devienne bibliothécaire. Enfant sur Sjandra Kei, déjà, elle adorait les histoires de l’Ère des Princesses. C’était une époque d’aventures, où quelques vaillantes Grandes Dames avaient hissé l’humanité à une réelle hauteur. Sa sœur et elle avaient passé d’innombrables après-midi à jouer aux Deux Grandes qui allaient sauver la Comtesse du Lac. Plus tard, elles avaient compris que Nyjora et ses Princesses étaient à jamais perdues dans un obscur passé. Sa sœur Lynne s’était tournée vers des occupations plus pratiques, mais Ravna n’avait pas perdu sa soif d’aventures. Durant toute son adolescence, elle avait rêvé d’émigrer dans le Domaine Straumli, qui était bien réel. Imaginez une colonie toute nouvelle et en grande partie humaine, située au Faîte de l’En delà. Straum accueillait volontiers ceux qui venaient de la planète mère. L’entreprise datait de moins d’un siècle. Eux ou leurs enfants seraient les premiers humains de la galaxie à transcender leur propre humanité. Elle deviendrait peut-être une sorte de déesse, plus riche qu’un million de mondes de l’En delà. C’était un rêve assez réel pour susciter des discussions incessantes entre ses parents. Car, là où existe le paradis, l’enfer peut aussi exister. Le Domaine Straumli n’était pas loin de la Transcendance, et les gens de là-bas avaient l’habitude de jouer avec les « tigres qui vont et viennent derrière leurs barreaux ». Papa n’avait pas exactement utilisé cette image éculée. Le désaccord les avait opposés durant plusieurs années. Puis, dans ses cours d’informatique et de Théologie Appliquée, Ravna avait commencé à lire un certain nombre de choses sur les horreurs du passé. Peut-être… peut-être avait-elle intérêt à se montrer un peu plus prudente. Mieux valait regarder autour de soi avant de traverser. Et il existait un moyen de voir tout ce que les humains de l’En delà pouvaient comprendre. Ravna devint bibliothécaire.
— Le comble du dilettantisme ! l’avait raillée Lynne. Et une fois que tu auras vu si c’est vrai ?
Ravna avait fait la moue, mais son rêve de voyager loin n’était pas tout à fait mort en elle.
L’existence à l’université Herte de Sjandra Kei aurait dû la combler. Les choses auraient pu se passer dans un bonheur paisible toute une longue vie si, l’année de son diplôme, il n’y avait pas eu le concours du Débutant Lointain de l’Organisation Vrinimi. Le prix était un séjour d’étude de trois ans au Relais de l’archive. C’était la chance de sa vie. Elle reviendrait avec plus d’expérience que n’importe quel universitaire local.
C’est ainsi que Ravna Bergsndot se retrouva à plus de vingt mille années-lumière de chez elle, au centre du réseau qui connectait un million de mondes.
Le soleil était couché depuis une heure lorsque Ravna se laissa porter au-dessus du Parc Municipal en direction de la résidence de Grondr Vrinimikalir. Elle n’était descendue sur la planète que deux ou trois fois depuis son arrivée dans le système du Relais. La majeure partie de son travail se déroulait aux archives proprement dites, à un millier d’heures-lumière de là. Cette partie de la Surface était au tout début de l’automne, mais la tombée du soir avait privé les arbres de leurs couleurs chaudes pour les couvrir d’épais badigeons gris. À l’altitude où se trouvait Ravna, une centaine de mètres, l’air avait déjà le piquant des gelées à venir. Entre ses pieds, elle apercevait les feux des pique-niqueurs et les contours des terrains de sport. L’Organisation Vrinimi ne dépensait pas beaucoup pour la planète, mais c’était un monde superbe. Tant qu’elle gardait les yeux fixés sur le sol de plus en plus sombre, Ravna pouvait presque s’imaginer qu’elle se trouvait quelque part dans son terroir natal, sur Sjandra Kei. Mais il lui suffisait de les lever vers le ciel pour savoir qu’elle était bien loin de chez elle. Vingt mille années-lumière. Le tourbillon galactique s’étendait au zénith.
Il brillait faiblement dans le crépuscule, et il n’allait probablement pas briller davantage cette nuit. Juste au-dessus de l’horizon ouest, un groupe d’usines intégrées éclairait le ciel d’une lumière plus forte que celle de n’importe quelle lune. Le complexe formait un ensemble scintillant d’étoiles et de puissants rayons, parfois si intenses que les montagnes du Parc Municipal profilaient au loin leurs ombres rasantes. Encore une heure et demie, et les Docks allaient surgir. Ils n’étaient pas aussi lumineux que l’ensemble industriel, mais toute cette lumière combinée éclipserait largement les étoiles.
Elle changea de position dans son harnais agrav, perdant un peu d’altitude. Les odeurs d’automne et de feu de bois devinrent plus fortes. Soudain, le crépitement d’un rire de Kalir fut tout autour d’elle. Elle avait fait irruption dans une partie d’aérobal. Elle écarta les bras en signe de mortification et s’éloigna des joueurs.
Sa promenade sur le parc était presque arrivée à son terme. Elle apercevait sa destination. La résidence de Grondr ’Kalir était quelque chose de rare dans le paysage du Parc : un bâtiment isolé et reconnaissable. Il datait de l’époque où l’Org avait commencé à participer aux opérations du Relais. Vue de quatre-vingts mètres de haut, la résidence n’était qu’un gros cube qui se découpait dans le ciel. Mais quand les lumières des usines l’éclairaient, les murs lisses du monolithe prenaient des reflets huileux. Grondr était le patron du patron de son patron à elle. En deux ans, elle avait eu l’occasion de lui parler exactement trois fois.
Inutile de retarder davantage cette nouvelle rencontre. À la fois nerveuse et curieuse, Ravna se laissa descendre doucement, laissant à l’électronique de la maison le soin de la guider parmi les arbres vers une entrée.
Grondr Vrinimikalir la traita avec la courtoisie habituelle à l’Organisation, le dénominateur commun qui servait aux relations entre les différentes races de l’Org. La salle de réunion était équipée d’un mobilier utilisable à la fois par les humains et par les Vrinimi. Des rafraîchissements étaient prévus, et on lui posa des questions sur son travail à l’archive.
— Les résultats sont mitigés, monsieur, répondit sincèrement Ravna. J’ai appris beaucoup. Ce stage correspond tout à fait à ce qui était indiqué, mais j’ai bien peur que la section n’ait besoin d’une couche d’indexation supplémentaire.
Tout cela se trouvait déjà dans les rapports. Le vieux aurait pu en prendre connaissance d’un seul coup d’œil.
Grondr frotta ses papilles oculaires d’une main distraite.
— Je comprends votre déception, dit-il. Avec ces nouveaux aménagements, nous sommes à la limite de nos possibilités de gestion des informations. Egravan et Dreche (c’étaient, respectivement, le patron de Ravna et le patron de son patron) sont satisfaits de vos progrès. Vous êtes venue avec un solide bagage, et vous avez appris très vite. Je pense qu’il y a une place pour les humains dans l’Organisation.
— Merci, monsieur, balbutia Ravna en rougissant.
L’opinion de Grondr, énoncée sur le ton de la conversation, était pour elle d’une importance capitale. De plus, ce qu’il venait de dire signifiait probablement que d’autres humains allaient arriver, peut-être même avant la fin de son stage. Était-ce pour cela qu’il lui avait demandé de venir ?
Elle s’efforçait de ne pas trop le fixer des yeux. Elle commençait à être habituée à la race dominante de Vrinimi. Vu d’une certaine distance, le Kalir avait un aspect humanoïde. Mais de près, les différences étaient substantielles. Sa race descendait d’une forme de vie insectoïde. Au cours du processus d’ajustement des tailles vers le haut, l’évolution avait nécessairement introduit des structures de renforcement à l’intérieur du corps, jusqu’à ce que l’extérieur ressemble à un assemblage de peau molle et de couches de chitine pâle. Au premier coup d’œil, Grondr était un représentant moyen de l’espèce. Mais lorsqu’il faisait un mouvement, ne fût-ce que pour rajuster sa veste ou se frotter les papilles oculaires, il émanait de lui une étrange précision. D’après Egravan, il était extrêmement vieux.
Avec une brusquerie crépitante, Grondr changea de conversation.
— Vous êtes au courant des… changements survenus dans le Domaine Straumli ?
— Vous faites allusion à la chute de Straum ? Oui, bien sûr.
Le plus surprenant était que lui fût au courant. Le Domaine Straumli jouait un rôle important dans la civilisation humaine, mais ne représentait qu’une infime partie du volume de messages qui transitaient par le Relais.
— Sachez que je compatis de tout cœur.
Malgré les communiqués optimistes de Straum, il était évident que le Domaine Straumli était frappé par une catastrophe absolue. Toutes les races finissaient tôt ou tard par tomber dans la Transcendance, le plus souvent pour devenir des superintelligences ou une Puissance. Mais il était clair, à présent, que les Straumliens avaient créé ou réveillé une Puissance aux inclinations maléfiques. Leur son était aussi terrible que l’avait toujours prédit le père de Ravna. Et leur malchance s’était transformée en désastre qui touchait la totalité du Domaine Straumli.
— Ces événements auront-ils une incidence sur votre travail ? interrogea Grondr.
De plus en plus curieux. Elle aurait juré qu’il allait enfin en venir au fait. Mais c’était peut-être de cela qu’il voulait lui parler ?
— Euh… non, monsieur. Ce qui s’est passé est très grave pour les humains, mais je suis de Sjandra Kei. Le Domaine Straumli est l’une de nos anciennes dépendances. Et je n’y connais personne.
Mais j’aurais pu y être si papa et maman ne m’en avaient pas empêchée.
En réalité, lorsque Straumli Central s’était déconnecté du Réseau, Sjandra Kei était restée coupée de toute communication durant près de quarante heures. Elle s’était fait beaucoup de souci, dans la mesure où le réacheminement des messages aurait dû être immédiat. Les communications avaient été finalement rétablies. Le problème était dû à une défaillance des tables de routage sur une voie d’acheminement secondaire. Ravna avait déjà dépensé la moitié de son salaire annuel en réexpéditions de messages. Lynne et ses parents allaient bien. La débâcle de Straum constituait la nouvelle du siècle pour les gens de Sjandra Kei, mais c’était tout de même un désastre à longue échéance. Ravna se demandait s’il existait des parents qui avaient jamais donné de meilleurs conseils que les siens à leur fille.
— Parfait, parfait.
Ses pièces buccales esquissèrent l’équivalent d’un sourire humain approbateur. La tête s’inclina de sorte que seules les papilles oculaires la regardaient. Il semblait hésiter. Ravna lui rendit son regard en silence. Grondr ’Kalir était sans doute le dirigeant le plus original de l’Org. Il était le seul à avoir sa résidence principale à la Surface. Officiellement, il avait la charge d’une section des archives ; en réalité, c’était lui qui coiffait toute la gestion commerciale de Vrinimi (et, par voie de conséquence, les Services de Renseignement.) Le bruit courait qu’il avait visité le Faîte de l’En delà. D’après Egravan, il possédait un système immunitaire artificiel.
— Voyez-vous, poursuivit-il, l’un des effets secondaires de la catastrophe de Straum a été de faire de vous une employée particulièrement précieuse pour l’Organisation.
— Je ne… comprends pas.
— Ma chère Ravna, les bruits qui courent au sein de l’infogroupe Menaces sont fondées. Les Straumliens avaient un laboratoire dans la Basse Transcendance. Ils s’amusaient à exploiter les recettes de je ne sais quelle archive perdue, et ils ont ainsi créé une nouvelle Puissance. Tout indique que nous sommes en présence d’une Perversion de Deuxième Catégorie.
Le Réseau Connu enregistrait à peu près une Perversion de Deuxième Catégorie par siècle. Ces Puissances avaient une « durée de vie » normale – une dizaine d’années. Mais elles étaient nettement malveillantes et, en dix ans, pouvaient faire d’énormes dégâts. Pauvre Straum.
— Vous comprenez qu’il y a là un énorme potentiel de gains ou de pertes. Si la catastrophe s’étend, nous allons perdre des clients du Réseau. D’un autre côté, tout le monde, autour du Domaine Straumli, veut se tenir informé de ce qui se passe. Notre volume de messages pourrait augmenter sensiblement.
Grondr exprimait la chose de manière un peu trop crue à son goût, mais il y avait du vrai dans ce qu’il disait. En fait, les possibilités de gain étaient directement liées à l’atténuation de la perversion en question. Si elle n’avait pas été si absorbée par son travail à l’archive, elle aurait pu le deviner elle-même. Maintenant qu’elle y pensait…
— Il y a d’autres perspectives encore plus spectaculaires, dit-elle. Historiquement, ces perversions ont toujours intéressé les autres Puissances. Elles feront de plus en plus appel au Réseau, et elles voudront un maximum d’informations sur la race qui est à l’origine de…
La voix lui manqua soudain tandis qu’elle comprenait finalement les raisons de cette entrevue et que les pièces buccales de Grondr signifiaient leur approbation dans une série de cliquetis rapides.
— Précisément. Nous sommes particulièrement bien placés, ici au Relais, pour fournir toutes les nouvelles à la Transcendance. Et nous avons aussi notre élément humain. Ces trois derniers jours, plusieurs dizaines de demandes nous sont parvenues, en provenance de civilisations de l’En delà Supérieur. Certaines prétendaient représenter des Puissances. L’intérêt qu’elles nous portent pourrait se traduire par une augmentation substantielle des revenus de l’Organisation au cours de la décennie à venir. On peut lire tout cela dans l’infogroupe Menaces, mais il y a autre chose, et je vous demande de garder le secret là-dessus. Il y a cinq jours, un vaisseau de la Transcendance a pénétré dans notre secteur. Il affirme être directement contrôlé par une Puissance.
Le mur, derrière lui, se transforma en fenêtre ouverte sur le visiteur. Le vaisseau était un assemblage irrégulier de bosses et d’arêtes. Une barre d’échelle indiquait qu’il ne faisait que cinq mètres de diamètre.
Ravna sentit se dresser les poils de sa nuque. Ici, dans le Moyen En delà, ils devaient être relativement à l’abri des caprices des Puissances. Mais, tout de même… cette apparition était pour le moins troublante.
— Que veulent-ils ?
— Des informations sur la Perversion Straumlienne. Le visiteur s’intéresse tout particulièrement à votre race. Il donnerait beaucoup pour repartir avec un spécimen humain vivant.
La réaction de Ravna fut immédiate.
— Je ne suis pas du tout intéressée.
Grondr écarta ses mains pâles. La lumière brillait sur la chitine du dos de ses doigts.
— Ce serait pour vous une occasion exceptionnelle, dit-il. Un stage parmi les dieux. Le visiteur promet d’installer ici un oracle en échange.
— Pas question !
Ravna s’était dressée à demi sur son siège. Elle était la seule humaine ici, à plus de vingt mille années-lumière de chez elle. Cette idée, au début, suffisait à la terrifier. Mais elle s’était fait des amis, elle avait appris beaucoup de choses sur l’éthique de l’Organisation, et elle en était venue à faire confiance à ces gens presque autant qu’à ceux de Sjandra Kei. Mais… il n’existait qu’un seul oracle à moitié fiable sur le Réseau en ce moment, et il avait presque dix ans. Cette Puissance offrait un fabuleux trésor à l’Org Vrinimi pour la tenter.
Grondr émit une série de cliquetis embarrassés tout en lui faisant signe de se rasseoir.
— Ce n’était qu’une suggestion, dit-il. Nous ne cherchons pas à exploiter nos collaborateurs. Si vous acceptez simplement de nous servir d’expert…
Ravna fit oui de la tête.
— C’est parfait. Franchement, je ne m’attendais pas à ce que vous acceptiez l’offre. Nous avons déjà un volontaire probable, mais il aura besoin d’une formation préalable.
— Un humain ? Ici ?
Ravna avait installé une procédure de recherche permanente d’autres humains dans l’annuaire local. Depuis deux ans, elle n’en avait trouvé que deux, et ils étaient de passage.
— Depuis combien de temps est-il là… ou bien elle ? demanda-t-elle.
Grondr cliqueta quelque chose, entre le sourire et le rire.
— Un peu plus d’un siècle. Mais il n’y a que quelques jours que nous nous sommes aperçus de sa présence.
Les images autour de lui changèrent. Ravna reconnut le « grenier » du Relais, un dépotoir de vaisseaux abandonnés et de modules de transport flottant à peine à quelques milliers de secondes-lumière des archives.
— Nous recevons quantité de trafic à sens unique, qu’on nous fait parvenir dans l’espoir que nous achèterons ou vendrons en consignation.
L’image en gros plan d’un vaisseau décrépit apparut. Il devait faire deux cents mètres de long, avec une taille de guêpe destinée à recevoir un propulseur ramscoop. Ses arêtes d’ultrapoussée étaient réduites à l’état de moignons.
— Un racleur de fond ? demanda Ravna.
Grondr émit un cliquetis négatif.
— Un dragueur. Il a environ trente mille ans. Il a passé les deux tiers de ce temps à pénétrer au cœur des Lenteurs, et dix mille ans dans les Profondeurs Inconscientes.
Elle voyait maintenant en gros plan les cratères qui émaillaient la coque, résultat d’une érosion relativiste étalée sur des millénaires. Même sans équipage, de telles expéditions étaient rares. Les matériels dédiés à une pénétration profonde ne pouvaient pas regagner l’En delà du vivant de leurs constructeurs. Certains ne pouvaient même pas retourner du vivant de leur race. Ceux qui organisaient de telles missions devaient être un peu tarés. Par contre, ceux qui récupéraient le matériel pouvaient gagner une fortune.
— Celui-ci vient de très loin, même si ce n’est pas tout à fait une prouesse. Il n’a rien découvert de très intéressant dans les Profondeurs Inconscientes. Ce qui n’est guère surprenant étant donné que les dispositifs automatiques les plus simples ne fonctionnent pas dans ce secteur. Nous avons pu vendre la cargaison sans problème. Le reste a été répertorié, puis oublié… jusqu’à ce qu’éclate l’affaire straumlienne.
La vue spatiale disparut, remplacée par un étalage clinique de membres et de différentes parties du corps qui paraissaient on ne peut plus humains.
— Dans un système solaire situé au Fin Fond des Lenteurs, la drague a découvert une épave. Celle-ci n’était dotée d’aucune installation d’ultrapoussée. Il s’agissait d’un modèle conçu uniquement pour les Lenteurs. Le système solaire était inhabité. Notre hypothèse est que le vaisseau avait un défaut de fabrication. Il est également possible que l’équipage ait été affecté par les Profondeurs. Quoi qu’il en soit, il s’est retrouvé à l’état de bouillie congelée.
Tragédie au fond des Lenteurs, datant de plusieurs milliers d’années. Ravna se força à détourner les yeux du carnage.
— Vous avez l’intention de vendre ça à votre visiteur ?
— J’ai mieux encore. En furetant un peu, nous avons découvert une erreur de taille dans le catalogue. L’un des macchabées était presque intact. Nous l’avons rafistolé avec des parties des autres. Cela a coûté très cher, mais nous avons fini par obtenir un humain vivant.
L’image s’anima de nouveau, et Ravna retint sa respiration. Dans l’animation médicale, les parties de corps se rejoignirent pour s’assembler. Un corps humain fut constitué, un peu couturé au ventre. Les pièces se soudèrent, et… ce n’était pas une femme. L’homme flottait horizontalement dans les airs, nu et au complet, comme endormi. Ravna ne pouvait avoir aucun doute sur son humanité. Mais toute l’humanité de l’En delà descendait de la race nyjoraine, et ce spécimen-là n’avait visiblement pas le même héritage. Sa peau était d’un gris cendré au lieu d’être brune. Ses cheveux étaient d’un brun roux flamboyant, une couleur qu’elle n’avait vue que dans les livres d’histoire prényjoraine. Les os de son visage étaient légèrement différents de ceux des humains modernes. Ces petits détails le rendaient encore plus frappant d’aspect que les créatures non humaines avec qui Ravna travaillait.
L’homme avait maintenant des vêtements. Elle n’avait pas envie de sourire malgré l’absurdité du costume que Grondr ’Kalir lui avait choisi. Il datait de l’époque nyjoraine, et comportait une épée et un pistolet à un coup. Un Prince au Bois Dormant venu tout droit de l’Ère des Princesses.
— Contemplez le protohumain, murmura Grondr.
« Relais » est un nom de lieu des plus communs. Il a une signification dans n’importe quel environnement ou presque. Comme « Villeneuve » ou « Nouvelle », il revient inlassablement chaque fois qu’une colonie s’installe ou participe à un réseau de communications. Même si vous traversez un milliard d’années-lumière ou d’années tout court, vous retrouverez ces noms chez toutes les races d’intelligence naturelle.
Mais à l’époque dont il est question, il y avait un « Relais » qui éclipsait tous les autres. Ce lieu figurait dans les listes de routage de deux pour cent de tout le trafic du Réseau Connu. Situé à vingt mille années-lumière du plan galactique, le Relais avait une vue plongeante et imprenable sur trente pour cent de l’En delà, parmi lesquels un bon nombre de systèmes stellaires situés tout au fond, où les vaisseaux ne peuvent progresser qu’à raison d’une année-lumière par jour. Quelques systèmes solaires métallifères étaient également bien placés et en concurrence, mais là où d’autres civilisations se lassaient, ou allaient établir des colonies dans la Transcendance, ou encore mouraient dans une apocalypse, l’Organisation Vrinimi perdurait. Au bout de cinquante mille ans, il y avait encore parmi ses membres plusieurs races de l’Org des origines.
Aucune n’occupait une place prépondérante, mais la politique et les points de vue de l’époque de la fondation demeuraient. Situation et durabilité avaient fait du Relais l’un des principaux intermédiaires dans les contacts avec les Magellan et l’un des rares sites possédant une liaison quelconque avec l’En delà dans la galaxie du Sculpteur.
Sur Sjandra Kei, le Relais jouissait d’une réputation fabuleuse. Durant ses deux années de stage, Ravna en était même arrivée à conclure que la réalité dépassait cette réputation. Le Relais était situé dans le Moyen En delà. La seule chose exportée par l’Organisation était sa fonction de relais et d’accès à l’archive locale. Cependant, elle importait les meilleurs matériels biologiques et informatiques en provenance de l’En delà Supérieur. Les Docks du Relais constituaient une extravagance uniquement accessible aux plus riches. Ils s’étendaient sur mille kilomètres avec leurs hangars, leurs chantiers de réparation, leurs centres de transit des marchandises, leurs parcs et leurs terrains de jeux. Il existait des habitats plus vastes, même à Sjandra Kei, mais les Docks n’étaient nullement en orbite. Ils flottaient à mille kilomètres au-dessus de la Surface sur le plus puissant agrav que Ravna eût jamais vu. Le revenu annuel d’un académicien de Sjandra Kei eût à peine suffi à financer l’achat d’un mètre carré de substance agrav, dont la durée de vie ne dépassait peut-être pas un an. Et il y avait ici des millions d’hectares de ce produit, qui maintenaient des milliards de tonnes en suspens. Rien que pour remplacer les tissus morts, il fallait déjà un volume d’échanges commerciaux avec l’En delà Supérieur qui dépassait le budget total de la plupart des amas stellaires.
Et j’ai maintenant mon bureau ici.
Travailler directement sous les ordres de Grondr ’Kalir avait indéniablement ses avantages. Elle se laissa aller en arrière dans son fauteuil et contempla la vue sur l’océan central. À l’altitude où se trouvaient les Docks, la gravité était encore de trois quarts de g. Les fontaines à air maintenaient une atmosphère respirable au-dessus de la partie centrale de la plate-forme. La veille, elle avait fait de la voile sur la mer aux eaux limpides et transparentes. C’était une expérience véritablement étrange que de voir des nuages sous sa coque et des étoiles au-dessus de sa tête dans un ciel indigo.
Elle avait fait augmenter un peu la houle ce matin. C’était facile, il suffisait de réduire légèrement les agravs dans le bassin. Cela produisait un bruit de ressac régulier sur son rivage. Même à trente mètres de l’eau, l’air avait une odeur de sel. Et des moutons s’étaient formés au large.
Elle contempla avec attention la silhouette qui marchait lentement vers elle sur la plage. Quelques semaines plus tôt, elle n’aurait jamais pu penser, même en rêve, à une telle situation. Elle travaillait à l’archive, plongée dans son travail de mise à jour, heureuse de pouvoir manipuler l’une des plus grandes bases de données du Réseau Connu. Et aujourd’hui, tout se passait comme si la boucle avait été bouclée, comme si elle était revenue à ses rêves d’enfance et d’aventures. Le seul problème était qu’elle avait quelquefois l’impression de faire partie des méchants. Pham Nuwen était une personne vivante et non une marchandise à vendre.
Elle se leva pour aller à la rencontre de son visiteur aux cheveux roux.
Il ne portait pas l’épée ni le pistolet de l’animation fantaisiste de Grondr, mais ses vêtements en tissu grossier évoquaient l’aventure des temps passés. Il avait une démarche paresseuse et confiante. Depuis sa rencontre avec Grondr, elle s’était documentée sur l’anthropologie de la Vieille Terre. Les cheveux roux et les yeux bridés s’y rencontraient, quoique rarement chez le même individu. Sa peau cendrée ne serait certainement pas passée inaperçue parmi les habitants de la Terre. Ce gaillard était, tout autant qu’elle, le produit d’une évolution post-terrestre.
Il s’arrêta à une longueur de bras de distance et lui adressa un sourire oblique.
— Vous avez l’air bien humaine. Ravna Bergsndot ?
Elle sourit en hochant la tête.
— Mr. Pham Nuwen ?
— C’est bien moi. Nous sommes très doués, tous les deux, pour les devinettes.
Il se glissa devant elle pour gagner l’ombre de l’intérieur de son bureau. Il ne manquait pas de culot. Elle le suivit, hésitante quant au protocole. Avec un humain, il n’aurait pas dû y avoir de problème.
Finalement, l’entrevue se passa très bien. Il y avait plus de trente jours que Pham Nuwen avait été ressuscité. Une grande partie de ce temps avait été consacrée à des cours de langue accélérés. Il fallait qu’il soit particulièrement doué. Il parlait déjà le jargon triskweline du monde des affaires avec une verve bon enfant. Il était, en fait, adorable comme tout. Ravna avait quitté Sjandra Kei depuis deux ans. Il lui restait encore un an de stage à faire. Elle s’était bien débrouillée jusque-là, et elle avait ici d’excellents amis, comme Egravan ou Sarale, mais le fait de parler à cet homme lui faisait éprouver une nostalgie atroce. Dans un certain sens, il était plus inhumain que n’importe quoi d’autre au Relais. Mais dans un autre, elle aurait eu envie de l’attirer contre elle et de l’embrasser pour chasser de ses lèvres ce sourire trop confiant.
Grondr Vrinimikalir avait dit la vérité sur Pham Nuwen. Il était littéralement enthousiasmé par les projets de l’Organisation à son égard. En théorie, cela signifiait qu’elle pouvait continuer d’accomplir sa tâche ici la conscience tranquille. Mais en fait…
— Mr. Nuwen, je suis chargée de faciliter votre adaptation à votre nouveau monde. Je sais qu’on vous bombarde, depuis quelques jours, de formations accélérées de toutes sortes, mais il y a des limites aux capacités d’absorption d’un individu.
Le rouquin eut un sourire.
— Appelez-moi Pham. C’est sûr, j’ai parfois l’impression d’être un fourre-tout rempli à craquer. Mon sommeil est ponctué de petites voix. J’apprends énormément de choses dont je n’ai pas la moindre expérience. Le plus grave, c’est que tout cet « enseignement » est ciblé. Vrinimi peut m’inculquer n’importe quoi, je suis un sujet parfait. C’est la raison pour laquelle j’apprends en ce moment à utiliser la bibliothèque locale, et j’ai insisté pour qu’ils me trouvent quelqu’un comme vous. Ah ! reprit-il en voyant la surprise se dessiner sur ses traits. Vous n’étiez pas au courant ? C’est que, en discutant avec de vraies personnes, j’ai plus de chances de percevoir des choses qui n’étaient pas programmées depuis le début. J’ai toujours su très bien interpréter la nature humaine. Je crois pouvoir vous lire sans problème.
Il eut un sourire qui montrait qu’il comprenait à quel point il était horripilant.
Ravna leva les yeux pour contempler les corolles vertes des arbres de la plage. Ce crétin méritait peut-être le sort qui l’attendait.
— Vous avez donc une grande expérience des rapports avec les gens ?
— Compte tenu des limitations des Lenteurs, j’ai pas mal roulé ma bosse, Ravna. Je sais que je ne les parais pas, mais j’ai soixante-sept ans en temps subjectif. Je suis reconnaissant à votre Organisation de m’avoir si bien décongelé. (Il ôta un chapeau imaginaire dans sa direction.) Mon dernier voyage a duré plus de mille années objectives. J’étais Programmeur d’Armes sur un longue-distance du Qeng Ho.
Ses yeux s’élargirent brusquement, et il prononça une suite de sons inintelligibles. L’espace d’un instant, il parut presque vulnérable.
— La mémoire ? demanda Ravna.
Il acquiesça.
— Merde. Pour ça, je n’ai pas de compliments à faire à l’Org.
Pham Nuwen avait été cryonisé à la suite d’une mort violente et non de manière délibérée. C’était pratiquement un miracle que l’Organisation Vrinimi eût réussi à le faire revenir, tout au moins avec les moyens technologiques du Moyen En delà. Mais la mémoire était la chose la plus délicate. La base chimique des mécanismes mémoriels résiste mal à une cryonisation improvisée.
Le problème était assez grave pour réduire d’un cran ou deux la suffisance d’un Pham Nuwen. Elle avait pitié de lui.
— Tout n’est peut-être pas perdu. Il vous faudra trouver des approches différentes.
— Je sais. J’ai suivi une formation pour cela. Essayer de commencer par quelque chose de complètement nouveau, remonter obliquement vers ce qu’on ne peut retrouver par un chemin direct… C’est toujours mieux que d’être mort.
Une partie de son assurance lui était revenue, mais à un niveau étouffé, tout à fait charmant. Ils discutèrent encore un bon moment. Quand il ne se souvenait pas d’un point, il faisait des efforts pour le contourner.
Graduellement, Ravna s’aperçut qu’elle ressentait en sa présence quelque chose qu’elle n’aurait jamais cru éprouver un jour devant un Lentier. Elle était impressionnée. En une seule existence, Pham Nuwen avait accompli virtuellement tout ce qu’il était possible d’accomplir pour une créature des Lenteurs. Toute sa vie, elle avait eu pitié des civilisations prises au piège de ces régions. Elles n’avaient aucune chance de connaître la gloire ni, peut-être, la vérité. Pourtant, aidé sans doute par le hasard, par ses propres mérites et par la force de sa volonté, cet homme avait franchi barrière après barrière. Grondr était-il au courant de cela lorsqu’il l’avait représenté une épée et un pistolet à la main ? Pham Nuwen était réellement un barbare, né sur un monde colonial déchu qu’il appelait Canberra. L’endroit devait ressembler, d’après ce qu’il disait, à la Nyjora médiévale, mais sans le matriarcat. Il était le plus jeune fils d’un roi. Il avait grandi au milieu des épées, du poison et des intrigues de cour, vécu dans des châteaux de pierre au bord d’un océan très froid. Sans doute le destin de ce petit prince aurait-il été de se faire assassiner – ou de devenir roi – si la vie avait continué pour lui au même rythme médiéval. Mais il avait à peine treize ans lorsque tout avait changé. Un monde où les avions et la radio n’existaient qu’à l’état de légende s’était soudain trouvé aux prises avec les négociants interstellaires. Une année de commerce avait suffi pour que le régime féodal de Canberra capote.
— Le Qeng Ho avait investi trois vaisseaux dans son expédition sur Canberra. Leur déception fut grande quand ils virent que nous n’avions pas le niveau technologique espéré. Nous ne pouvions pas les réapprovisionner. Deux vaisseaux restèrent donc sur place. Ils ont probablement tout chamboulé sur ma pauvre planète. Je suis parti avec le troisième, en tant qu’otage. Mon père avait conclu un marché complètement fou avec eux, qu’il croyait leur imposer à son avantage. J’ai eu de la chance qu’ils ne me rejettent pas dans l’espace.
Le Qeng Ho possédait une flotte de plusieurs centaines de vaisseaux ramscoops qui opéraient dans une sphère de près de mille années-lumière de diamètre. Ces vaisseaux atteignaient difficilement le tiers de la vitesse de la lumière. La plupart étaient des marchands, à l’occasion des sauveteurs, et plus rarement des conquérants. Lorsque Pham Nuwen en avait entendu parler pour la dernière fois, ils avaient colonisé trente planètes et atteignaient l’âge respectable de trois mille ans. C’était l’une des civilisations les plus extravagantes du secteur des Ralentisseurs. Naturellement, jusqu’à ce que Pham Nuwen fût ramené à la vie, personne, dans l’En delà, n’en avait jamais entendu parler. Le Qeng Ho était dans le même cas qu’un million d’autres civilisations condamnées, prisonnières de plusieurs milliers d’années-lumière dans les Lenteurs. Seule la chance pouvait faire qu’elles percent un jour dans l’En delà, où les déplacements à des vitesses supraluminiques étaient possibles.
Pour un garçon de treize ans habitué aux épées et aux cottes de mailles, cependant, le Qeng Ho constituait un changement plus radical que tout ce qu’un être humain peut généralement connaître de son vivant. En l’espace de quelques semaines, il était passé de l’état d’héritier d’un trône médiéval à celui de garçon de cabine à bord d’un vaisseau interstellaire.
— Au début, ils ne savaient pas très bien que faire de moi. Ils envisageaient même de me mettre en chambre froide pour se débarrasser de moi à leur prochaine escale. Que faire d’un gamin qui croit qu’il existe un seul monde, et qu’il est plat ? Qui n’a jamais rien appris dans sa vie excepté brandir une épée ?
Il s’interrompit brusquement, comme il le faisait toutes les deux ou trois minutes, lorsque le flot de ses souvenirs l’entraînait sur un territoire endommagé. Il tournait alors vers Ravna un regard de défi.
— J’étais un animal sauvage. Je ne sais pas si des êtres civilisés sont capables d’imaginer ce que cela représente, de grandir entouré d’oncles et de tantes qui ne songent qu’à comploter pour vous assassiner, et d’apprendre principalement à les avoir d’abord. Chez les civilisés, j’ai rencontré des personnages bien plus odieux que cela, des gens qui étaient prêts à mettre une planète à feu et à sang au nom de je ne sais quelle « réconciliation » ; mais pour ce qui est de la pure traîtrise quotidienne, personne ne bat la planète de mon enfance.
À en croire Pham Nuwen, seule la chance sauva l’équipage de ses machinations. L’année suivante, il apprit à s’intégrer et à utiliser les technologies du monde civilisé. Une fois sa nature convenablement domptée, il pouvait faire un maître de vaisseau idéal pour le Qeng Ho. Et c’est ce qui arriva durant un certain nombre d’années. Le territoire Qeng Ho abritait deux ou trois autres races et plusieurs mondes de colonisation humaine. À une vitesse égale aux trois dixièmes de celle de la lumière, Pham passa plusieurs décennies à voyager d’étoile en étoile en état de sommeil cryotechnique. Quelquefois, ils s’arrêtaient un an ou deux dans chaque port, pour essayer de réaliser un bénéfice sur des produits ou des informations souvent largement démodés. La réputation du Qeng Ho constituait une sorte de protection. La devise de la flotte était : « La politique peut avoir ses hauts et ses bas, mais la cupidité est éternelle. » Ils existaient depuis plus longtemps que la majorité de leurs clients. Même les fanatiques religieux devenaient prudents à la pensée des représailles exercées par le Qeng Ho. Mais, la plupart du temps, c’était l’habileté personnelle et le machiavélisme du maître de vaisseau qui remportaient le morceau. Et rares étaient ceux qui pouvaient se comparer au petit garçon qui était toujours en Pham Nuwen.
— Je faisais un commandant presque parfait. Je dis bien presque. J’avais toujours eu envie d’aller voir ce qu’il y avait au-delà de l’espace recensé sur nos cartes. Chaque fois que j’avais de l’argent – et j’étais si riche, à certains moments, que j’aurais pu lancer ma propre flotte –, je prenais des risques fous, et je perdais tout. J’étais le yo-yo de la flotte. Un jour je commandais cinq vaisseaux, un autre jour je m’occupais des programmes maintenance à bord de quelque foutu routinier. Vu la manière dont le temps s’étire dans le monde du commerce infraluminique, il y avait des générations entières pour lesquelles j’étais un génie de légende, et d’autres pour qui mon nom était synonyme d’ahuri complet.
Il s’interrompit de nouveau, et ses yeux s’élargirent de surprise réjouie.
— Ah ! Je me souviens, maintenant, de ce que je faisais là-bas, finalement. J’étais dans la période « ahurie » de mon cycle, mais cela n’avait pas d’importance. Il y avait un capitaine d’une vingtaine d’années qui était encore plus fou que moi. J’ai oublié comment elle s’appelait… Elle ? Impossible. Je n’aurais jamais servi sous les ordres d’une femme.
Il parlait plus pour lui-même que pour son interlocutrice.
— Quoi qu’il en soit, reprit-il, ce capitaine était prêt à parier n’importe quoi sur des choses que les gens normaux n’évoquent, généralement, qu’après quelques bonnes chopes de bière. Il appelait son vaisseau… hum… ça pourrait se traduire par quelque chose comme : « gros oiseau sauvage et sans cervelle ». Cela vous donne une idée du personnage. Il était convaincu qu’il devait exister, quelque part dans l’univers, des civilisations réellement avancées, et que notre seul problème était de les trouver. À sa manière étrange, il avait presque découvert l’existence des Zones. L’ennui, c’est qu’il n’était pas assez fou. Il se trompait sur un tout petit détail. Vous ne devinez pas lequel ?
Ravna hocha la tête. Compte tenu de l’endroit où l’épave de Pham avait été retrouvée, la réponse était évidente.
— Ouais, continua-t-il. C’est une notion qui doit être plus vieille que la conquête spatiale. L’idée que les races « anciennes » doivent se trouver plutôt vers le cœur de la galaxie, là où les étoiles sont plus denses et où les trous noirs sont nombreux et représentent des sources d’énergie illimitées. Il décida d’y aller avec sa flotte de vingt vaisseaux. Il ne s’arrêterait que lorsqu’il rencontrerait une civilisation intéressante ou serait obligé de coloniser une planète. Il pensait qu’il y avait peu de chances que l’expédition soit couronnée de succès de notre vivant, mais que nous finirions vraisemblablement dans un secteur plus dense, où nous pourrons fonder un nouveau Qeng Ho qui donnerait plus tard naissance au même processus. N’importe comment, j’estime que j’ai eu beaucoup de chance de me retrouver à son bord, même en tant que simple programmeur. Ce capitaine ne connaissait rien d’autre que mes défauts.
L’expédition avait duré mille ans. Ils s’étaient enfoncés de deux cent cinquante années-lumière en direction du cœur de la galaxie. Le territoire Qeng Ho était plus près que la Vieille Terre du Fin Fond des Lenteurs, et ils s’étaient enfoncés encore davantage. Mais c’est par pure malchance qu’ils arrivèrent à la lisière des Profondeurs au bout d’à peine deux cent cinquante années-lumière de voyage. L’Oiseau Fou avait perdu, peu à peu, le contact avec les autres vaisseaux de sa flotte. Parfois, cela se produisait subitement, sans aucun avertissement. Dans d’autres cas, ils attribuaient cela à une panne d’ordinateur ou, tout simplement, à un acte d’incompétence. Les survivants reconnaissaient un schéma commun et pensaient, tout naturellement, qu’il s’agissait des mêmes défaillances de composants. Personne ne songeait à relier le problème à la région de l’espace où ils venaient d’entrer.
— Abandonnant les vitesses ramscoops, nous trouvâmes un système solaire avec une planète habitable. Nous avions perdu tous les autres. Ce qui se passa alors n’est pas très clair pour moi. (Il eut un petit rire sec.) Nous devions être juste à la lisière, hébétés, avec un QI tournant autour de 60. Je me souviens vaguement d’avoir touché aux équipements de vie. C’est probablement ce qui nous a tués.
Durant un bref instant, il prit un air attristé et dérouté. Puis il haussa les épaules.
— Tout ce que je sais, c’est que je me suis réveillé ensuite dans les tendres griffes de l’Organisation Vrinimi, chez vous, où les voyages supraluminiques sont possibles… Et j’entrevois à présent la lisière du Paradis.
Ravna demeura muette durant un bon moment. Elle contemplait la plage et l’océan. Ils avaient parlé longtemps. Le soleil pointait sous les corolles des arbres, illuminant son bureau d’une lumière rasante. Grondr se rendait-il compte de ce qu’il avait là ? Pratiquement tout ce qui venait de la Zone des Lenteurs avait une valeur d’objet de collection. Un être humain qui venait d’en sortir avait un prix inestimable. Pham Nuwen était peut-être un cas unique. Il avait à lui seul vu plus de choses que certaines civilisations tout entières. Par-dessus le marché, il s’était aventuré dans les Profondeurs. Elle comprenait, maintenant, pourquoi il faisait tant de cas de la Transcendance et lui donnait le nom de « Paradis ». Ce n’était pas tout à fait par naïveté, ni à cause d’une défaillance dans les programmes d’enseignement de l’Organisation. Pham Nuwen avait déjà connu deux transformations majeures. De l’état d’homme prétechnologique, il était passé à celui de voyageur interstellaire ; et dans un second stade, il était devenu citoyen de l’En delà. Chaque bond dépassait l’imagination. Et il entrevoyait maintenant une troisième transformation, pour laquelle il était tout à fait prêt à se vendre.
Pourquoi, dans ces circonstances, risquer mon job à essayer de le faire changer d’avis ?
— Vous pourriez retarder un peu votre décision de partir pour la Transcendance, Pham. Pourquoi vous précipiter ? Prenez le temps de comprendre ce que représente l’En delà. Vous seriez accueilli à bras ouverts dans n’importe laquelle de nos civilisations ou presque. Sur plus d’un monde humain, vous seriez adulé comme la merveille de l’époque.
Exemple d’une humanité non nyjoraine. Les médias locaux de Sjandra Kei avaient jugé Ravna exceptionnellement ambitieuse quand elle avait choisi de faire son stage à vingt mille années-lumière de sa planète. Quand elle serait de retour, on lui proposerait toutes les situations qu’elle voudrait sur une bonne douzaine de mondes. Et ce n’était rien en comparaison de Pham Nuwen. Il y avait des gens assez riches pour lui donner une planète entière s’il acceptait de rester.
— Vous n’auriez qu’à dire quel est votre prix.
Le sourire goguenard du rouquin s’élargit.
— Vous ne comprenez pas. J’ai déjà fixé mon prix. Et j’ai l’impression que Vrinimi est en mesure de me donner satisfaction.
J’aimerais vraiment lui ôter ce sourire des lèvres, se dit Ravna. Le billet aller de Nuwen pour la Transcendance était fondé sur l’intérêt soudain qu’avait éprouvé une Puissance pour la Perversion Straumlienne. L’ego de cet innocent risquait de finir étalé dans un million de cubes de mort destinés à des millions de millions de simulations sur la nature humaine.
Grondr l’appela moins de cinq minutes après le départ de Pham Nuwen. Ravna savait que l’Org épierait leur conversation, et elle avait déjà fait part à Grondr de ses réticences concernant la « vente » d’un sophonte. Néanmoins, elle était un peu nerveuse de le voir.
— Quand doit-il partir pour la Transcendance ?
Grondr se frotta les papilles oculaires. Il ne semblait pas irrité.
— Pas avant une dizaine ou une vingtaine de jours, dit-il. La Puissance qui négocie avec nous s’intéresse davantage à nos archives et à ce qui transite par notre Relais. Quant à l’humain, malgré son enthousiasme à l’idée de partir, il fait preuve de beaucoup de prudence en la matière.
— Ah oui ?
— Il insiste pour disposer d’une bibliothèque et avoir libre accès au système. Il a bavardé, ici et là, avec de nombreux employés des Docks. Il a insisté tout particulièrement pour vous rencontrer.
Ses pièces buccales cliquetèrent un sourire.
— N’ayez pas peur de lui parler franchement. En gros, il essaie de se prémunir contre une mauvaise surprise. Si vous lui tenez le langage du pire, il nous fera un peu plus confiance.
Elle commençait à comprendre pourquoi Grondr était si sûr de lui. Mais Pham Nuwen avait la tête dure.
— Entendu, monsieur. Il m’a demandé de lui faire visiter ce soir le Quartier des Étrangers.
Comme si tu ne le savais pas déjà.
— Parfait. Si le reste de la négociation pouvait se passer aussi bien…
Il se détourna, de telle sorte que seules ses papilles oculaires périphériques demeuraient orientées dans sa direction. Il était entouré d’indicateurs d’état concernant les communications de l’Org et les opérations sur les bases de données. D’après ce qu’elle voyait, l’activité était fébrile.
— Je ne devrais sans doute pas en parler, reprit-il, mais vous pourriez peut-être nous aider grandement. Les affaires vont très bien en ce moment. (La nouvelle ne semblait guère le réjouir.) Neuf civilisations de l’En delà Supérieur nous demandent de leur fournir des données sur large bande. Ce n’est pas tant cela qui nous cause des problèmes. Mais la Puissance qui nous a envoyé son vaisseau…
Impulsivement, avec le sentiment de commettre un manquement qui l’aurait pétrifiée d’horreur quelques jours plus tôt, Ravna l’interrompit.
— Quelle est donc cette Puissance dont vous parlez ? Ne serait-ce pas une manifestation de la fameuse Perversion Straumlienne, par hasard ?
L’idée que c’était cela qui allait emmener le rouquin lui donnait le frisson.
— Non, à moins que toutes les Puissances ne se soient laissé jouer elles aussi. Nos services commerciaux appellent le visiteur, simplement : « Le Vieux ». (Il sourit.) C’est une manière de jouer sur le mot, mais elle est appropriée. Il y a onze ans que nous le connaissons.
Personne ne savait au juste combien de temps vivaient les créatures de la Transcendance, mais rares étaient les Puissances qui restaient en communication durant plus de cinq ou dix ans. Elles se désintéressaient complètement, ou se transformaient en quelque chose de différent. Peut-être mouraient-elles pour de bon. Un million d’explications étaient avancées sur la question, parmi lesquelles des milliers qui étaient censées provenir directement des Puissances en question. Ravna était d’avis que la plus simple était la vraie. L’intelligence est la servante de la flexibilité et du changement. Les animaux ne peuvent pas changer plus vite que l’évolution naturelle. Les races de type humain, lorsqu’elles ont accompli leur ascension technologique, atteignent les limites de leur secteur en l’espace de quelques milliers d’années. Dans la Transcendance, la superhumanité peut arriver si vite que ses créateurs sont détruits dans le processus. Il n’était pas du tout surprenant, dans ces conditions, que les Puissances elles-mêmes fussent si évanescentes.
Appeler « Le Vieux » une puissance de onze ans n’était pas si déraisonnable que ça, après tout.
— Nous pensons que le Vieux est une variante du Type 73. Ceux de son espèce sont rarement agressifs, et nous savons à partir de quoi il a Transcendé. Pour le moment, toutefois, je dois reconnaître qu’il nous inquiète passablement. Depuis vingt jours, il monopolise un pourcentage énorme et sans cesse croissant de la bande de fréquences du Relais. Depuis que son vaisseau est arrivé, il est partout dans les archives et sur nos réseaux locaux. Nous avons demandé au Vieux d’expédier ses données non critiques par vaisseau spatial, mais il refuse. Cet après-midi, il a dépassé les bornes. Il accaparait à lui seul au moins cinq pour cent de la capacité du Relais. Et il expédie au moins autant qu’il reçoit.
C’était pour le moins curieux, en effet, mais…
— Ces services vous sont rémunérés, n’est-ce pas ? S’il règle la facture sans rechigner, pourquoi vous plaindriez-vous ?
— Ravna, nous espérons que notre Organisation existera encore longtemps après le départ du Vieux. Il n’a rien de très permanent à nous offrir.
Elle hocha la tête. Il existait des automatismes « magiques » qui pourraient fonctionner ici, mais leur efficacité à long terme était incertaine. Il s’agissait d’une situation commerciale et non d’un quelconque exercice faisant partie d’un cours de Théologie Appliquée.
— Le Vieux peut aisément renchérir sur n’importe quelle offre du Moyen En delà. Mais si nous lui fournissons les services qu’il nous demande, ce sera au détriment du reste de notre clientèle, que nous ne voulons surtout pas nous aliéner car nous aurons besoin d’elle dans un avenir plus ou moins proche.
L’image de Grondr fut remplacée par un diagramme représentant les accès aux archives. Le format était familier à Ravna, et elle comprit aussitôt les préoccupations de son patron. Le Réseau Connu était quelque chose de très vaste, une sorte de chaos hiérarchisé qui reliait des centaines de millions de mondes. Cependant, même les plus grosses lignes avaient des bandes passantes qui évoquaient les premiers âges de la Terre. Une banque de poignet pouvait faire mieux sur un réseau local. C’est pourquoi les accès massifs aux Archives étaient surtout locaux, et destinés à des cargos de données en visite au Relais. Mais depuis une centaine d’heures, les accès à distance, aussi bien en volume qu’en nombre, dépassaient les accès locaux. Et quatre-vingt-dix pour cent d’entre eux émanaient de la même source : le Vieux !
Derrière les graphiques, la voix de Grondr reprit :
— L’un de nos plus gros transmetteurs est actuellement consacré entièrement à cette Puissance. Franchement, nous ne pouvons tolérer qu’une telle situation se prolonge au-delà de quelques jours. Le coût final serait beaucoup trop grand pour nous.
Son visage réapparut sur l’écran.
— J’espère que vous comprenez maintenant que la transaction concernant ce barbare est loin de figurer au nombre de nos problèmes prioritaires. Ces vingt dernières journées nous ont apporté plus de recettes que les deux dernières années. C’est bien plus que nous ne pouvons intégrer et absorber. Notre propre succès nous met sérieusement en danger.
Il lui adressa un sourire-grimace ironique.
Ils discutèrent encore quelques minutes de Pham Nuwen, puis Grondr coupa la communication. Un peu plus tard, Ravna alla faire un tour sur la plage. Le soleil était déjà bas sur l’horizon, et le sable était agréablement chaud sous ses pieds nus. Les Docks faisaient le tour de la planète en vingt heures. Ils accomplissaient un cercle au-dessus du pôle à environ quarante degrés de latitude nord. Elle s’approcha de la limite des vagues, là où le sable était lisse et mouillé. Les embruns lui rendaient les joues moites. Le ciel bleu, au-dessus des moutons, était en train de virer rapidement à l’indigo puis au noir. Des points argentés se déplaçaient là-haut. C’étaient des flotteurs agravs qui conduisaient des vaisseaux aux Docks. Le spectacle était fabuleux, d’un luxe tellement inutile. Ravna était tour à tour écœurée et éblouie. Cependant, après avoir passé deux ans au Relais, elle commençait à comprendre l’utilité de tout cela. L’Org Vrinimi voulait que l’En delà sache qu’elle disposait de toutes les ressources nécessaires pour satisfaire n’importe quelle demande dans le domaine des archives et de la communication. Elle voulait aussi que l’En delà la soupçonne de bénéficier secrètement du voisinage de la Transcendance, ce qui risquait de causer quelques problèmes à d’éventuels envahisseurs.
Contemplant les embruns, elle les sentait former de minuscules perles sur ses cils. Grondr avait un gros problème sur les bras. Comment expliquer à une Puissance qu’elle était indésirable ? Quant à Ravna Bergsndot, la seule chose qui la chiffonnait, c’était le sort d’un crétin trop sûr de lui, qui semblait chercher par tous les moyens à se détruire.
Elle se détourna et marcha parallèlement au rivage. Toutes les trois vagues, l’eau lui caressait les chevilles.
Elle soupira. Pham Nuwen était incontestablement un crétin, mais… impressionnant. Intellectuellement, elle savait depuis toujours qu’il n’y avait pas de différence dans le degré d’intelligence que pouvaient atteindre les habitants évolués de l’En delà ou les primitifs des Lenteurs. La plupart des automatismes fonctionnaient mieux dans l’En delà, et les communications ultraluminiques étaient possibles, mais il fallait aller jusqu’à la Transcendance pour trouver de vrais superhumains. Elle ne devait donc pas être surprise si Pham Nuwen avait des aptitudes. Beaucoup d’aptitudes. Il avait assimilé le triskweline avec une facilité incroyable. Elle ne doutait pas qu’il fût le commandant de vaisseau qu’il se vantait d’être. Et en tant que trafiquant des Lenteurs, où il avait pris le risque de voyager pendant des siècles parmi les étoiles vers une destination qui aurait aussi bien pu se couper de toute civilisation ou devenir mortellement hostile aux étrangers… il lui avait fallu un courage inimaginable. Elle comprenait qu’il puisse penser que la Transcendance représentait pour lui un nouveau défi à relever. Il avait eu une vingtaine de jours pour assimiler un nouvel univers. Ce n’était tout simplement pas assez pour comprendre que les règles ne sont pas tout à fait les mêmes lorsque les joueurs sont un peu plus qu’humains.
Il avait tout de même quelques jours de répit. Elle aurait le temps de le faire changer d’avis. Et, après la conversation qu’elle venait d’avoir avec Grondr, elle ne se sentirait pas particulièrement coupable si elle arrivait à ses fins.
Le Quartier des Étrangers occupait en fait environ un tiers de la surface des Docks. Il commençait à la périphérie sans atmosphère où les vaisseaux accostaient et s’étendait vers l’intérieur jusqu’à la mer centrale. L’Org Vrinimi avait convaincu un nombre important de races qu’il s’agissait là de l’une des merveilles du Moyen En delà. Outre le fort volume des marchandises traitées, il y avait le flot des touristes, dont certains appartenaient aux catégories les plus fortunées de l’En delà.
Pham Nuwen avait carte blanche pour circuler au milieu de toutes les distractions du quartier. Ravna lui fit connaître les attractions les plus spectaculaires, parmi lesquelles un survol des Docks en agrav. Mais le barbare était plus impressionné par leurs minicombinaisons spatiales que par les Docks.
— J’ai vu des bâtiments plus impressionnants que ça dans les Lenteurs.
Mais pas flottant au milieu d’un puits planétaire gravifique, mon pauvre ami.
Il semblait cependant se radoucir à mesure que la soirée avançait. Ses réflexions étaient plus perceptives, moins chargées d’agressivité. Il voulait voir comment les négociants vivaient dans l’En delà, et Ravna lui montra les Bourses et leur Confédération.
À minuit passé, heure des Docks, ils se retrouvèrent à la Société des Errants. Bien que situé en dehors du territoire de l’Organisation, c’était l’un des endroits préférés de Ravna, une boîte privée qui attirait les négociants de la Surface comme du Haut. Elle se demandait comment Pham Nuwen percevrait le décor, inspiré de celui d’une taverne sur quelque planète des Lenteurs. Une maquette de ramscoop longue de trois mètres était en suspens au-dessus de la salle principale. Des champs de propulsion bleu-gris luisaient aux quatre coins du vaisseau et le long de ses nervures. Ils se reflétaient faiblement sur les clients attablés en dessous.
Pour Ravna, les murs et le sol étaient en bois non dégrossi. Les gens comme Egravan voyaient des murs de pierre et des galeries étroites, ressemblant aux pépinières que sa race avait établies sur ses nouvelles conquêtes d’antan. L’illusion était due à un effet d’optique et non à une action physique sur le cerveau. On n’avait jamais rien fait de mieux dans le genre dans tout le Moyen En delà.
Ravna et Pham passèrent parmi les tables largement espacées. Les concepteurs de la boîte n’avaient pas été aussi heureux avec le son qu’avec le spectacle. La musique était feutrée et changeait à chaque table. Les odeurs changeaient aussi, et elles étaient un peu plus difficiles à supporter. La climatisation peinait pour satisfaire aux exigences physiologiques de chacun, sinon pour assurer un confort total. Il y avait beaucoup de monde ce soir. À l’autre bout de la salle, les boxes à atmosphère spéciale étaient tous occupés. Basse pression, haute pression, haute teneur en NOx, aquariums… Certains clients n’étaient que des silhouettes floues dans un environnement trouble.
En fait, cela aurait pu ressembler à une quelconque taverne du port sur Sjandra Kei. Mais c’était le Relais, un endroit prisé qui attirait une clientèle de l’En delà Supérieur inconnue des planètes reculées comme Sjandra Kei. La plupart des Sups n’avaient pas un aspect trop exotique. Les civilisations du Sommet n’étaient, la plupart du temps, que des colonies venues d’en bas. Mais les bandeaux de front qu’elle voyait ici n’étaient pas de simples ornements. Si les liaisons cerveau-ordinateur n’étaient pas très efficaces dans le Moyen En delà, la majorité des Sups ne s’en seraient passés pour rien au monde. Ravna se dirigea vers un groupe de tripodes portant des bandeaux et accompagnés de leurs machines. Elle voulait que Pham Nuwen discute un peu avec des créatures en équilibre au bord de la trans-sapience.
Elle fut surprise lorsqu’il lui toucha le bras pour la tirer en arrière.
— Marchons encore un peu, dit-il en faisant le tour de la salle comme s’il était à la recherche d’un visage familier. J’aimerais trouver d’abord d’autres humains.
Lorsqu’il y avait des trous dans l’éducation accélérée de Pham, c’étaient de vrais gouffres. Ravna s’efforça de garder son sérieux.
— D’autres humains ? Il n’y en a pas d’autres dans tout le Relais, Pham.
— Mais ces amis dont vous m’avez parlé… Egravan, Sarale ?
Elle secoua la tête. L’espace d’un instant, le barbare avait semblé vulnérable. Pham Nuwen avait passé sa vie à se traîner à des vitesses infraluminiques d’un système stellaire à l’autre. Mais partout, la colonisation humaine était présente. De toute sa vie, il n’avait côtoyé que trois races non humaines. Aujourd’hui, il était perdu dans un océan d’inhumanité.
Elle garda ses réflexions pour elle. La moindre allusion à cela risquait de l’ébranler plus que tout ce qu’elle pourrait dire sur n’importe quel autre sujet.
L’instant de malaise passa, et il sourit de nouveau.
— Quelle aventure ! dit-il.
Ils quittèrent la grande salle et dépassèrent les boxes à atmosphère spéciale.
— Ceux du Qeng Ho adoreraient cet endroit, murmura Pham.
Aucun humain en vue, et la Société des Errants était l’endroit le plus convivial qu’elle connût. Beaucoup de clients de l’Org ne se connaissaient que par le Réseau. Elle se sentit soudain en proie à une nostalgie aiguë. À ce moment-là, à l’étage, un fanion armorié attira son regard. Elle avait déjà vu quelque chose comme ça sur Sjandra Kei. Elle traîna Pham Nuwen dans cette direction. Ils grimpèrent le vieil escalier de bois.
Se détachant du brouhaha ambiant, elle identifia un pépiement haut perché. Ce n’était pas tout à fait du triskweline, mais elle comprenait les mots ! Par toutes les Puissances, c’était du samnorsk !
— Je vous dis que c’est un Homo Sap ! Par ici, ma chère.
Elle suivit la voix jusqu’à la table du fanion armorié.
— Pouvons-nous prendre place parmi vous ? demanda-t-elle, savourant le langage familier.
— Faites donc.
Celui qui pépiait ainsi ressemblait à un petit arbre ornemental installé au milieu d’une charrette à six roues. Celle-ci était ornée de rayures et de pompons, et surmontée d’un dais d’un mètre cinquante sur un mètre vingt en tissu armorié aux mêmes couleurs que le fanion et qui servait de porte-objets. La créature était un Grand Cavalier des Skrodes. Sa race commerçait beaucoup avec le Moyen En delà, y compris Sjandra Kei. La voix aiguë du Cavalier sortait d’un synthétiseur vocal. Pourtant, lorsqu’elle l’entendait, elle lui semblait plus humaine que toutes celles qu’elle avait eu l’occasion d’entendre depuis longtemps. Malgré les particularités mentales des Cavaliers des Skrodes, elle sentit monter en elle un élan de nostalgie affectueuse, comme si elle venait de tomber par hasard sur un vieil ami d’enfance dans une cité reculée.
— Mon nom est… (le bruit évoqua un froissement de branches), mais il vous sera plus facile de m’appeler Coquille Bleue. C’est une joie pour moi de rencontrer un visage familier, ah ! ah ! ah !
Le rire de Coquille Bleue était parlé comme des mots. Pham Nuwen s’assit à côté de Ravna. Mais il ne comprenait pas le samnorsk, et l’intérêt de la rencontre lui échappait. Cependant, le Cavalier se mit bientôt à parler triskweline et le présenta à ses quatre compagnons, un autre Cavalier des Skrodes et trois humanoïdes qui semblaient affectionner la pénombre. Aucun d’eux ne parlait le samnorsk, mais aucun n’était à plus d’un seul niveau de traduction du triskweline.
Les Cavaliers des Skrodes étaient les propriétaires exploitants d’un petit cargo interstellaire, le Hors de Bande II. Les humanoïdes étaient certificateurs d’une partie du fret actuel du cargo.
— Mon associé et moi, nous sommes dans les affaires depuis près de deux cents ans. Nous avons toujours entretenu d’excellents rapports avec votre race, ma chère. Nos premières expéditions se sont faites entre Sjandra Kei et Forste Utgrep. Votre peuple figure parmi nos meilleurs clients, et nous sommes rarement tombés sur des marchandises avariées.
Il détourna légèrement son skrode de la table puis l’avança de quelques centimètres. L’équivalent d’une courbette.
Tout n’était cependant pas suavité et lumière. Lorsque l’un des humanoïdes se mit à parler, on aurait pu croire que les sons sortaient d’un gosier humain, mais ils n’avaient pour elle aucun sens. Un silence s’établit pendant que le traducteur maison traitait ses paroles. Puis la broche de son blouson déclara en pur triskweline :
— Coquille Bleue nous dit que vous êtes un Homo Sapiens. Sachez que nous n’apprécions pas les gens de votre race. Nous sommes minés, bloqués ici et presque en perdition à cause d’une création maléfique dont les vôtres sont responsables, la Perversion Straumlienne.
Les mots étaient apparemment dépourvus de toute émotion, mais Ravna voyait que la créature était tendue, les doigts crispés sur son bulbe à boire.
Devant une telle attitude, cela ne servirait probablement à rien de lui faire remarquer que, bien qu’humaine, elle était de Sjandra Kei, qui se trouvait à des milliers d’années-lumière de Straum.
— Vous étiez au Domaine avant de venir ici ? demanda-t-elle au Cavalier des Skrodes.
Coquille Bleue ne répondit pas immédiatement. C’était une caractéristique de sa race. Il était probablement en train d’essayer de se rappeler qui elle était et de quoi ils étaient tous en train de parler. Il pépia enfin :
— Oui, oui. Veuillez excuser l’hostilité de mes certificateurs. L’élément principal de notre cargaison consiste en une tablette cryptographique à code unique. Elle vient de la Sécurité Commerciale de Sjandra Kei, et elle est destinée à la Haute Colonie des certificateurs. Les conditions sont les mêmes que d’habitude. Nous transportons une disjonction d’un tiers de la tablette. Des transporteurs indépendants se chargent de conduire les deux autres tiers à destination. Une fois arrivés, les trois tiers seront réunis. Le résultat devrait suffire aux besoins cryptographiques d’une douzaine de mondes du Réseau pendant au moins…
On entendit un grand remue-ménage au rez-de-chaussée. Quelqu’un fumait quelque chose de trop fort pour les recycleurs d’air. Une bouffée parvint jusqu’à Ravna, suffisante pour obscurcir sa vision. Le produit avait déjà terrassé plusieurs consommateurs dans la grande salle. La direction discutait avec le client responsable. Coquille Bleue émit un bruit soudain et recula son skrode de la table, puis le fit rouler jusqu’à la balustrade.
— Je ne voudrais pas être pris au dépourvu, dit-il. Il y a des gens qui sont si imprévisibles…
Voyant que l’incident ne dégénérait pas davantage, il retourna parmi ses compagnons de table.
— Euh… Où en étais-je ?
Il demeura quelques instants silencieux tandis qu’il consultait la mémoire à court terme incorporée à son skrode.
— Oui, oui… Nous pourrions devenir relativement riches si nos projets aboutissaient. Malheureusement, nous avons été obligés de faire escale sur Straum pour y déposer quelques masses de données… (il pivota sur ses quatre roues arrière), mais je ne sais pas si nous avons eu raison. Straum est à plus de cent années-lumière du labo de la Transcendance, et cependant…
L’un des certificateurs l’interrompit d’une giclée de babillage sonore. Le traducteur maison cracha un instant plus tard :
— Il n’aurait pas dû y avoir de problème. Nous n’avons eu écho d’aucune violence. Les enregistreurs du vaisseau n’ont fait état d’aucune violation de nos systèmes de sécurité. Mais cela n’empêche pas les rumeurs de circuler. Certains groupes du Réseau proclament que le Domaine Straumli est aux mains de la Perversion. Il s’agit d’une absurdité pure et simple, mais ces rumeurs sont parvenues jusqu’à nos clients à travers le Réseau. On ne fait plus confiance à notre cargaison. Elle n’a donc plus aucune valeur. Nous ne transportons maintenant que quelques centaines de grammes de supports de données où sont inscrits d’aléatoires…
Au milieu de cette traduction faite d’une voix impersonnelle, l’humanoïde émergea de l’ombre dans un mouvement brusque en avant. Ravna entrevit sa mâchoire aux gencives en lame de rasoir. Il jeta son bulbe à boire sur la table devant elle.
La main de Pham Nuwen s’avança en un éclair, saisissant le bulbe avant qu’il ne se renverse. Elle n’avait eu le temps de se rendre compte de rien. Le barbare aux cheveux roux se leva lentement. Dans l’ombre, les deux autres humanoïdes se rapprochèrent de leur ami. Pham Nuwen ne prononça pas un mot. Il posa soigneusement le bulbe sur la table et se pencha légèrement vers l’autre, la main décrispée mais tranchante comme une lame. Dans la littérature à bon marché, on parle quelquefois d’un « regard empreint d’une menace mortelle ». Ravna n’aurait jamais cru qu’un jour elle verrait cela dans la réalité. Les humanoïdes le virent aussi. Ils entraînèrent gentiment leur ami un peu plus loin. Le fort en gueule ne résista pas, mais, une fois hors de portée de Pham, lança un flot de glapissements et de sifflements qui laissèrent muet le traducteur maison. Puis il fit un geste incisif avec trois de ses doigts et se tut. Les trois humanoïdes se dirigèrent alors vers l’escalier et disparurent.
Pham Nuwen s’assit. Ses yeux gris étaient froids et sereins. Il y avait peut-être quelque chose derrière son arrogance ! Ravna se tourna vers les deux Cavaliers des Skrodes en murmurant :
— Je suis navrée que votre cargaison ait perdu de sa valeur.
Elle avait presque toujours eu affaire, jusque-là, à des Cavaliers Inférieurs, dont les réflexes n’étaient que très légèrement augmentés par rapport à leur héritage sessile. Elle se demandait si ces deux-là s’étaient seulement rendu compte de l’incident. Mais Coquille Bleue lui répondit immédiatement.
— Ne vous faites pas de souci. Depuis notre arrivée, ces trois-là n’ont pas cessé de se plaindre. Partenaires commerciaux ou non, ils commencent à me fatiguer sérieusement.
Puis il retomba dans son immobilité de plante verte.
Au bout d’un moment, l’autre Cavalier des Skrodes – celui qui s’appelait Tige Verte ou quelque chose comme ça – prit à son tour la parole.
— Du reste, il n’est pas certain que notre situation commerciale soit totalement compromise. J’affirme que les deux autres tiers du dispositif ne sont passés à aucun moment à proximité du Domaine Straumli.
C’était la procédure habituelle, de toute manière. Chaque partie séparée de l’envoi était acheminée par une compagnie différente, suivant un itinéraire différent. Si les deux autres tiers pouvaient être certifiés, l’équipage du Hors de Bande ne s’en retournerait peut-être pas les mains vides.
— En fait, il y a peut-être un moyen d’obtenir la certification totale. C’est vrai, nous nous trouvions bien à Straumli Central, mais…
— Quand êtes-vous repartis ?
— Il y a exactement six cent cinquante heures. Deux cents heures après la coupure du Réseau.
Ravna s’avisa soudain qu’elle était en train de parler à de véritables témoins des événements. Trente jours après le début de ceux-ci, les infos du groupe Menaces étaient encore dominées par cette question. Les observateurs estimaient qu’une perversion de classe 2 avait été créée. Même l’Org Vrinimi était de cet avis. Malgré tout, personne n’avait de certitude réelle. Et elle était en train de parler à deux créatures qui venaient directement de là-bas.
— Vous ne pensez pas que les Straumliens aient créé une Perversion ?
Ce fut Coquille Bleue qui répondit.
— Soupir… Nos certificateurs sont d’un avis contraire, mais je vois là, personnellement, un problème de conscience. Il est vrai que nous avons été les témoins d’étranges événements sur Straum. Avez-vous déjà rencontré des systèmes immunitaires artificiels ? Ceux qui fonctionnent dans le Moyen En delà apportent plus d’ennuis qu’ils n’en préviennent, aussi n’en avez-vous peut-être jamais entendu parler. J’ai remarqué un réel changement chez certains fonctionnaires de l’Office Cryptographique peu de temps après la victoire straumlienne. Comme s’ils faisaient soudain partie d’une automation mal calibrée, comme s’ils servaient… euh… de doigts à quelqu’un. Personne ne peut douter qu’ils aient opéré dans la Transcendance. Ils ont trouvé quelque chose là-haut. Une archive perdue. Mais là n’est pas la question.
Il demeura silencieux un long moment. Ravna commençait à croire qu’il avait fini.
— Voyez-vous, reprit-il, juste avant de quitter Straumli Central, nous avons…
Mais Pham Nuwen s’était mis à parler en même temps.
— Je me suis posé la question. Tout le monde semble croire que ce Domaine Straumli était condamné dès l’instant où il a commencé ses recherches dans la Transcendance. Personnellement, j’ai joué avec toutes sortes d’armes étranges et de programmes vérolés, et je sais qu’on peut trouver la mort de cette manière, mais tout semble indiquer que les Straumliens ont pris un maximum de précautions en basant leur labo très loin de chez eux. Ils savaient que c’était quelque chose qui pouvait dégénérer, mais ce n’était pas, de toute évidence, une expérience qu’ils tentaient pour la première fois. Comme tout ce qu’on fait ici, d’ailleurs. Ils avaient la possibilité de tout arrêter dès que les résultats s’écartaient des normes, et cela jusqu’à la fin. Comment expliquer que les choses aient si mal tourné ?
La question avait arrêté le Cavalier sur sa lancée. Il n’était pas nécessaire d’avoir un doctorat en Théologie Appliquée pour en connaître la réponse. Même ces fichus Straumliens auraient dû le savoir. Mais, compte tenu des origines de Pham Nuwen, son ignorance était excusable. Ravna demeura silencieuse. La non-humanité du Cavalier des Skrodes aiderait probablement plus à le convaincre que si elle lui faisait elle-même un nouveau discours.
Coquille Bleue perdit encore du temps. Sans doute communiquait-il avec son skrode pour mieux rassembler ses arguments. Lorsque, finalement, il parla, il ne semblait nullement irrité par l’interruption.
— Je crois déceler plusieurs idées fausses dans ce que vous venez de dire, chère madame. (Il utilisait ce vieux titre nyjorain sans trop de discernement.) Avez-vous exploré l’archive du Relais ?
Pham répondit d’un signe de tête affirmatif. Ravna savait qu’il n’avait jamais dû dépasser, en fait, la section des néophytes.
— Dans ce cas, vous savez qu’une archive est, fondamentalement, beaucoup plus vaste qu’une base de données appartenant à un réseau local traditionnel. Pour des raisons pratiques, les plus grosses ne peuvent même pas être dupliquées. Les plus importantes ont des millions d’années d’existence. Elles ont été utilisées par des centaines de races différentes, dont la plupart sont aujourd’hui éteintes ou Transcendées en Puissances. Même l’archive du Relais est un fouillis si complexe que les systèmes d’indexation se sont succédé de manière tout à fait anarchique. Une telle masse ne saurait être organisée ailleurs que dans la Transcendance ; et même ainsi, seule une Puissance serait à même de la comprendre vraiment.
— Et alors ?
— Il existe des milliers d’archives dans l’En delà. Des dizaines de milliers, en comptant celles qui sont tombées en panne ou qui ont quitté le Réseau. En même temps que des quantités sans fin de renseignements sans valeur, elles contiennent aussi d’importants secrets et d’importants mensonges. Des pièges et des traquenards.
Des millions de races s’amusaient à suivre les conseils non sollicités qui filtraient à travers le Réseau. Des dizaines de milliers s’étaient déjà brûlé les ailes. Quelquefois, les dégâts étaient relativement mineurs. Il s’agissait, la plupart du temps, d’innovations plus ou moins incompatibles avec l’environnement visé. Parfois, c’était plus grave. Des virus pouvaient mettre tellement à mal un réseau local qu’une civilisation tout entière devait repartir de zéro. Les groupes Menaces et Où-sont-ils-à-présent rapportaient des tragédies encore plus terribles. Des planètes plongées jusqu’aux genoux dans une boue réplicante, des races privées de leurs cerveaux par une programmation défectueuse de leurs systèmes immunitaires.
Pham Nuwen avait pris son air sceptique.
— Il suffisait de tester la substance de loin, et de se protéger des catastrophes locales.
Cette remarque était de nature à mettre un terme à n’importe quelle argumentation ou presque. Mais le Cavalier avait de la persévérance, et Ravna l’admirait pour cela. Il observa un instant de silence, puis eut recours à des termes beaucoup plus élémentaires.
— Vous avez raison, on prévient de nombreuses catastrophes en se montrant simplement prudent. Et si votre labo se trouve dans l’En delà Moyen ou Inférieur, la protection est encore accrue, quelle que soit la menace. Mais si nous comprenons bien la nature des Zones…
Ravna n’avait aucune perception d’un quelconque langage du corps chez les Cavaliers, mais elle aurait juré que Coquille Bleue observait le barbare avec attention, dans l’espoir de mieux sonder son ignorance.
Pham Nuwen hocha la tête avec impatience. Le Cavalier poursuivit :
— Dans la Transcendance, grâce à des équipements particulièrement adaptés, on peut faire fonctionner des systèmes beaucoup plus sophistiqués qu’ici. Il va de soi que toute compétition, qu’elle soit militaire ou économique, sera gagnée par celui qui dispose des ressources informatiques les plus performantes. Celles-ci ne sont accessibles que dans l’En delà Supérieur ou la Transcendance. Les différentes races s’efforcent de s’y installer, dans l’espoir d’édifier leurs utopies particulières. Mais comment faire lorsque vous vous apercevez que vos créations nouvelles sont plus intelligentes que vous ? Il se trouve que les possibilités de désastre sont illimitées, même si ce n’est pas une Puissance existante qui est la source du mal. Il y a donc d’innombrables recettes pour profiter sans danger des ressources de la Transcendance. Naturellement, on ne peut les tester vraiment que dans la Transcendance elle-même. De plus, lorsqu’elles sont utilisées sur des supports dont elles ont fourni elles-mêmes les caractéristiques, ces recettes deviennent un beau jour sentientes.
La compréhension commençait à éclairer faiblement le visage de Pham Nuwen. Ravna se pencha en avant pour capter son attention.
— Il y a des choses très complexes dans les archives. Aucune n’est sentiente, mais certaines en ont le potentiel, si des races assez jeunes et assez naïves veulent bien croire à leurs promesses. Nous pensons que c’est ce qui s’est produit au Domaine Straumli. Ces gens se sont laissé berner par une documentation qui leur promettait des miracles. Pour parvenir à leurs fins, ils ont fabriqué un être transcendantal – une Puissance – capable de s’attaquer à des sophontes de l’En delà.
Elle s’abstint de tout commentaire sur la rareté d’une telle perversion. Les Puissances pouvaient être, à des degrés divers, malveillantes, fantasques ou indifférentes, mais pratiquement toutes avaient mieux à faire de leur temps que parcourir la brousse à la recherche de vulgaires cafards à exterminer.
Pham Nuwen se frotta le menton d’un air songeur.
— D’accord. Je saisis à peu près. Mais si tout le monde était au courant du danger, comment expliquer que les Straumliens se soient laissé avoir si facilement ?
— Malchance et incompétence criminelle.
Les mots avaient jailli de sa bouche avec une force qui la surprit elle-même. Elle ne s’était pas rendu compte que les événements de Straum l’affectaient si profondément. Quelque part en elle, ses sentiments pour le Domaine Straumli étaient encore vivaces.
— Écoutez, dit-elle. Toute intervention dans la Transcendance et dans l’En delà Supérieur est dangereuse en soi. Les civilisations, là-haut, ne durent pas longtemps, mais il y aura toujours des gens pour essayer quand même. La menace n’est pas toujours directement concrétisée. Si vous voulez savoir, les Straumliens ont dû tomber sur une recette qui leur promettait un trésor fabuleux. Elle était peut-être là depuis des millions d’années, trop risquée pour que d’autres acceptent de l’essayer. Vous avez raison, les Straumliens étaient parfaitement au courant des dangers.
C’était la situation classique, où il fallait peser les risques et faire le bon choix. Un bon tiers de la Théologie Appliquée traitait de la manière de danser autour d’une flamme sans se faire carboniser. Personne ne connaissait les détails de la débâcle straumlienne, mais Ravna n’avait aucun mal à les imaginer à partir d’une centaine de précédents connus.
— Ils ont donc établi une base dans la Transcendance autour de cette archive perdue – si c’est bien de cela qu’il s’agissait. Puis ils ont commencé à mettre en œuvre les procédures recommandées. Vous pouvez être certain qu’ils ont passé la plus grande partie de leur temps à guetter des signes de duperie. Mais la recette consistait, sans nul doute, en une série d’étapes plus ou moins intelligibles, avec, quelque part, un point de divergence bien précis. Les premiers stades devaient comprendre des opérations à base d’ordinateurs et de programmes plus efficaces que tout ce que l’on pouvait trouver dans l’En delà, et apparemment sans danger.
— Ouais… Même dans les Lenteurs, un programme trop important peut réserver des surprises.
Ravna hocha la tête.
— Certaines se trouvant parfois à la limite ou au-delà de la compréhension humaine. Naturellement, les Straumliens le savaient, et c’est la raison pour laquelle ils cherchaient à isoler leurs créations. Mais le programme devait être conçu avec une habileté diabolique… Je ne serais pas étonnée d’apprendre que les données se sont glissées dans le réseau local pour y pervertir les informations qu’il contenait. À partir de là, les Straumliens n’avaient plus aucune chance. Les opérateurs trop prudents risquaient d’être taxés d’incompétence. Ils ont dû déceler des menaces fantômes et être confrontés à des demandes pressantes. On a probablement fabriqué alors du matériel plus performant, en diminuant les sécurités. On peut penser que les humains ont été tués ou réécrits avant même que la Perversion n’ait atteint le stade de la trans-sapience.
Il y eut un silence prolongé. Pham Nuwen semblait presque écrasé.
Eh oui, mon ami. Il te reste encore pas mal de choses à découvrir. Pense à tout ce que le Vieux aurait pu te réserver.
Coquille Bleue courba un tentacule pour goûter à un breuvage marron d’où montait une odeur de varech.
— Bien parlé, chère madame Ravna. Mais il y a une différence dans la situation présente. C’est très important, et c’est sans doute une grande chance. Voyez-vous, juste avant de quitter Straumli Central, nous avons participé à une petite fête nocturne sur la plage en compagnie d’autres Cavaliers Inférieurs. La plupart avaient été, jusque-là, très peu affectés par les événements. Beaucoup ne s’étaient même pas aperçus que Straum avait perdu son indépendance. Avec un peu de chance, ils seront les derniers asservis. (Sa voix couinante baissa d’une octave, puis alla en s’amenuisant.) Où en étais-je ? Oui, la fête sur la plage. Il y avait là quelqu’un qui était un peu plus dégourdi que son entourage. Quelques années plus tôt, je ne sais plus où, il avait conclu une alliance avec un voyageur dans un service de presse straumlien. Il servait maintenant de boîte aux lettres clandestine, si modeste qu’il ne figurait même pas sur le réseau de son propre service… Quoi qu’il en soit, les chercheurs du labo straumlien – tout au moins une poignée d’entre eux – n’étaient pas aussi imprudents que vous le dites. Soupçonnant une aberration, ils avaient pris la décision de tout saboter.
Ça, c’était une nouvelle. Mais…
— Je n’ai pas l’impression qu’ils aient réussi.
— Je hoche la tête. Ils n’ont rien empêché, mais ils avaient prévu de fuir la planète laboratoire à bord de deux vaisseaux. Et ils ont fait part de leurs intentions sur un canal qui a abouti à cette personne, sur la plage, dont je vous ai parlé. Mais voici le plus important. Au moins l’un des deux vaisseaux devait emporter à son bord quelques fragments de la recette conduisant à la Perversion, avant qu’ils ne puissent être incorporés à son programme.
— Ils doivent détenir des sauvegardes…, commença Pham Nuwen.
Ravna le fit taire d’un geste. Il avait eu droit ce soir à suffisamment d’explications pour grands commençants. Ce qu’elle venait d’entendre était incroyable. Elle avait suivi autant que quiconque les nouvelles du Domaine Straumli. C’était la première colonie qui avait essaimé à partir de Sjandra Kei, et cela faisait mal de la voir mourir. Mais nulle part, dans Menaces, une rumeur comme celle-ci n’avait percé. La Perversion serait donc incomplète ?
— Si c’est vrai, les Straumliens ont encore une chance. Tout dépend de la partie manquante.
— Précisément. Les humains en avaient conscience, naturellement. Leur intention était de se diriger droit sur le Fin Fond de l’En delà, où ils avaient rendez-vous avec leurs complices de Straum.
Ce qui, compte tenu de l’ampleur prise par le désastre, ne risquait plus de se produire maintenant. Ravna se laissa aller en arrière, oubliant totalement Pham Nuwen pour la première fois depuis plusieurs heures. Il était probable que les deux vaisseaux étaient détruits à l’heure actuelle. Si ce n’était pas le cas, eh bien, les Straumliens avaient quand même eu de l’idée en se dirigeant vers le Fin Fond. S’ils étaient en possession de ce que Coquille Bleue soupçonnait, la Perversion ferait n’importe quoi pour les retrouver. Pas étonnant que Coquille Bleue et Tige Verte n’aient pas diffusé la nouvelle dans les médias.
— Et vous savez à quel endroit ils avaient rendez-vous ? demanda-t-elle.
— Approximativement.
Tige Verte bourdonna quelque chose à son adresse.
— Le renseignement n’est pas avec nous, ajouta-t-il. Les coordonnées sont en lieu sûr à bord de notre vaisseau. Mais ce n’est pas tout. Les Straumliens avaient un plan de rechange. Leur intention était de contacter le Relais par l’émetteur ultrabande de leur bâtiment si le rendez-vous était manqué.
— Une seconde. Quelle est la taille de ce vaisseau ?
Ravna n’avait pas une formation d’ingénieur des couches physiques, mais elle savait tout de même que les gros transmetteurs du Relais étaient en réalité des essaims d’antennes étalés sur plusieurs années-lumière, chaque élément mesurant dix mille kilomètres de diamètre.
Coquille Bleue fit rouler son skrode en avant puis en arrière, ce qui était chez lui le signe d’une agitation extrême.
— Nous l’ignorons, mais rien d’exceptionnel, croyez-moi. À moins de braquer directement sur eux une antenne de très grande taille, il est impossible de les détecter d’ici.
— Nous sommes convaincus que cela faisait partie de leur plan, murmura Tige Verte, même si cela ajoute le désespoir au désespoir. Depuis notre arrivée au Relais, nous avons essayé de parler à l’Org…
— Discrètement ! Sans faire trop de bruit ! intervint Coquille Bleue de manière intempestive.
— Oui. Nous avons demandé à l’Organisation de se mettre à l’écoute de ce vaisseau. Mais nous n’avons pas dû trouver les interlocuteurs qu’il fallait. Personne ne semble prendre nos dires au sérieux. Après tout, cette histoire a été rapportée par un Cavalier Inférieur.
Ouais. Quel renseignement intéressant datant de moins de cent ans peuvent-ils bien détenir ?
— Ce que nous leur demandons coûte cher, nous le savons, reprit Tige Verte, et les prix ont encore grimpé de manière spectaculaire ces derniers temps.
Ravna essaya de modérer son enthousiasme. Si elle avait lu cela dans l’un des médias, elle l’aurait considéré comme une rumeur intéressante, sans plus. Pourquoi se mettre dans tous ses états simplement parce qu’elle l’apprenait de vive voix ? Par toutes les Puissances, quelle ironie ! Des centaines de clients du Faîte et de la Transcendance – parmi lesquels le Vieux – étaient en train de saturer les ressources du Relais à cause de leur curiosité sur la catastrophe de Straum, et le renseignement était peut-être là sous leur nez, bloqué par l’impatience même des demandeurs !
— À qui avez-vous eu affaire ? demanda-t-elle. Mais c’est sans importance. Sans importance.
Elle se demandait s’il fallait qu’elle rapporte l’histoire à Grondr ’Kalir lui-même.
— Il faut que vous sachiez que je suis employée – à un rang très modeste – par l’Org Vrinimi, ajouta-t-elle. Je pourrai peut-être faire quelque chose pour vous aider.
Elle s’était attendue à une réaction de surprise devant un hasard si heureux. Mais il y eut un moment de silence. Apparemment, Coquille Bleue avait perdu sa place dans la conversation. Ce fut Tige Verte qui répondit finalement :
— Je rougis… Voyez-vous, nous savions déjà cela. Coquille Bleue vous a trouvée dans le répertoire des employés. Vous êtes la seule humaine qui travaille pour l’Org. Vous ne figurez pas dans le service des Relations avec la Clientèle, mais nous avons pensé que, si nous pouvions vous parler, vous nous écouteriez peut-être d’une oreille favorable.
Les tentacules de Coquille Bleue se frottèrent vivement l’un contre l’autre. Signe d’irritation ? Ou bien avait-il finalement rattrapé le train de la conversation ?
— Oui. Bon, puisque nous sommes tous si francs, je suppose que nous pouvons admettre que l’opération pourrait même nous rapporter quelques avantages substantiels. Si le vaisseau en fuite peut apporter la preuve que la Perversion n’est pas une complète classe 2, nous réussirons peut-être à convaincre nos acheteurs que notre fret est intact. S’ils savaient cela, mes amis certificateurs vous baiseraient les pieds, chère madame.
Ils restèrent à la Société des Errants jusqu’à une heure avancée de la nuit. La fréquentation des salles obéissait aux subtils rythmes circadiens des différents consommateurs. Partout, les conversations rauques allaient bon train. Le regard de Pham était partout à la fois. Rien ne semblait lui échapper. Mais, par-dessus tout, il était fasciné par Coquille Bleue et Tige Verte. Ils étaient totalement non humains, étranges même pour des extraterrestres. Les Cavaliers des Skrodes faisaient partie des très rares espèces qui avaient atteint dans l’En delà un certain degré de stabilité à long terme. La différenciation en espèces était terminée depuis longtemps. Les variétés avaient divergé ou étaient en voie d’extinction. Pourtant, il y en avait encore qui formaient l’équivalent des vénérables skrodes, équilibre unique de design et d’interface machine remontant à plus d’un milliard d’années. Mais Coquille Bleue et Tige Verte étaient aussi des négociants qui ressemblaient à tous ceux que Pham Nuwen avait connus dans les Lenteurs. Or, bien que l’humain se montrât plus ignorant que jamais, il y avait de plus en plus de diplomatie en lui. Peut-être le caractère étrange de l’En delà commençait-il enfin à percer son crâne épais. Il n’aurait, en tout cas, pas pu trouver de meilleurs compagnons de beuverie. En tant que race, les Cavaliers des Skrodes préféraient le bavardage décontracté à toute autre activité. Ayant fait passer leur message, ils prirent plaisir à évoquer leur vie quotidienne dans l’En delà et à donner au barbare tous les détails que celui-ci souhaitait. Quant aux certificateurs à la mâchoire en lame de rasoir, ils ne devaient plus les revoir.
Ravna éprouvait une légère sensation d’anesthésie euphorique tandis que les trois autres parlaient boutique. Elle sourit intérieurement. C’était elle, à présent, qui se sentait étrangère, elle qui manquait d’expérience. Coquille Bleue et Tige Verte étaient allés partout, et certains de leurs récits étaient particulièrement exotiques, même pour elle. Ravna avait une théorie (pas tellement acceptée, au demeurant) selon laquelle chaque fois que des êtres qui se rencontrent ont un langage quelconque en commun, le reste importe peu. Deux de ses compagnons pouvaient ressembler à des arbustes en pot montés sur des chariots à moteur, et le troisième, bien qu’humain, être différent de tous ceux qu’elle avait jamais côtoyés dans sa vie, ils pouvaient s’exprimer dans un langage artificiel, avec des chuintements et des sifflements étranges, il n’en restait pas moins qu’au bout de quelques minutes, leur personnalité était devenue, dans son esprit, plus attachante que celle de certains de ses amis d’enfance, et pas tellement différente. Les deux Cavaliers des Skrodes étaient des partenaires sexuels. Elle n’aurait jamais cru que cela pût avoir de l’importance. Chez les Cavaliers, le sexe se résumait à peu près à être voisins de palier à la bonne époque de l’année. Pourtant, elle décelait chez eux une tendresse profonde. Tige Verte, en particulier, semblait doté d’une personnalité sensible. Il (ou elle ?) était timide, et cependant volontaire, avec un sens de l’honnêteté qui, chez un trafiquant, pouvait représenter un gros handicap. Mais Coquille Bleue compensait largement ce défaut. Il (ou elle) pouvait se montrer loquace, volubile, capable de manœuvrer dans son propre intérêt. Derrière tout cela, Ravna sentait quelqu’un d’impulsif, mal à l’aise dans sa propre duplicité, soulagé, en fin de compte, que Tige Verte soit là pour le rappeler à l’ordre.
Et Pham Nuwen ? Comment le voyait-elle de l’intérieur ?
Curieusement, il représentait pour elle un mystère bien plus épais. Le frimeur imbu de sa personne avec qui elle avait passé l’après-midi était devenu ce soir presque invisible. C’était peut-être une manière pour lui de dissimuler son sentiment d’insécurité. Il était né dans une culture dominée par le mâle, pratiquement à l’opposé du matriarcat d’où toute l’humanité de l’En delà descendait. Sous son arrogance, il y avait peut-être quelqu’un de très doux. Mais il y avait aussi la manière dont il avait fait face à l’humanoïde aux mâchoires en lame de rasoir. Et celle dont il menait en ce moment les Cavaliers des Skrodes là où il le voulait. Elle s’avisa que, après toute une vie passée à lire des romans d’aventures, elle était peut-être tombée sur son premier héros.
Il était deux heures et demie du matin lorsqu’ils quittèrent la Société des Errants. Le soleil allait se lever sur l’horizon courbe dans moins de cinq heures. Les deux Cavaliers des Skrodes les accompagnèrent sur le seuil. Coquille Bleue s’était remis à parler samnorsk pour la régaler d’une histoire sur sa dernière visite à Sjandra Kei et pour lui rappeler de poser la question sur le vaisseau fugitif.
Les Cavaliers des Skrodes devinrent deux petits points au-dessous d’eux tandis que Ravna et Pham s’élevaient dans l’atmosphère légère pour se diriger vers les tours résidentielles.
Les deux humains n’échangèrent aucune parole durant deux ou trois minutes. Pham était peut-être impressionné par le spectacle qu’il avait sous les yeux. Ils survolaient des espaces vides entre les Docks illuminés, à travers lesquels ils voyaient les parcs et les esplanades de la Surface, à mille kilomètres sous eux. Les nuages étaient des tourbillons noirs sur fond noir.
La résidence de Ravna se trouvait en bordure des Docks, à un endroit où les fontaines à air ne servaient à rien. La tour où elle avait son appartement s’élevait dans le vide total. Ils se laissèrent descendre jusqu’à son balcon, troquant l’atmosphère de leur combinaison contre celle de l’appartement. Les lèvres de Ravna étaient animées d’une vie autonome, expliquant que la résidence lui avait été attribuée quand elle travaillait encore à l’archive, et que ce n’était rien en comparaison de son nouveau bureau. Pham Nuwen hochait la tête d’un air impassible. Ses remarques spirituelles du début avaient totalement cessé.
Elle continua de bavarder sur le même ton jusqu’à ce qu’ils fussent à l’intérieur et que…
Ils se regardèrent en silence. D’une certaine manière, elle voulait ce clown depuis l’instant où elle l’avait vu pour la première fois dans la ridicule animation de Grondr. Mais ce n’était que tout à l’heure, à la Société des Errants, qu’elle avait jugé convenable de le ramener chez elle.
— Bon, eh bien… euh…
Et alors, ma petite Ravna, la princesse vorace, où est passée ta langue à présent ?
Elle adopta le compromis de poser sa main sur la sienne. Pham Nuwen lui sourit, timide lui aussi, par toutes les Puissances !
— C’est agréable, ici, dit-il.
— La décoration est techno-primitive. La situation, au bout des Docks, a ses avantages. La vue naturelle n’est pas trop gâchée par les lumières de la ville. Venez, je vais vous montrer.
Elle baissa les lumières et écarta les rideaux. La fenêtre était une simple transparence naturelle, à l’extrémité des Docks. Normalement, le spectacle, ce soir, devait être grandiose. Le ciel était déjà très noir quand elle était rentrée de la Compagnie. Les usines du système devaient être à l’arrêt ou cachées derrière la Surface. Même la circulation des vaisseaux semblait réduite.
Elle retourna près de Pham. La fenêtre était un vague rectangle dans sa vision.
— Il faut au moins une minute pour que les yeux s’habituent, dit-elle. Il n’y a aucune amplification.
La courbe de la Surface était à présent très claire. Les nuages étaient parsemés de paillettes de lumière. Elle glissa le bras contre son dos et sentit le sien, quelques instants plus tard, sur son épaule.
Elle ne s’était pas trompée. Ce soir, la Galaxie était maîtresse du ciel. C’était un spectacle que les anciens de Vrinimi ignoraient souverainement. Pour elle, c’était la plus belle chose que le Relais avait à offrir. Sans amplification, la lumière était d’une douceur extrême. Vingt mille années-lumière, c’était loin, très loin. Au début, on ne voyait qu’une sorte de brouillard, puis une étoile par-ci, par-là. À mesure que l’œil s’adaptait, le brouillard prenait forme, des courbes apparaissaient, puis des concentrations de lumière ou d’ombre. Une minute plus tard, il y avait des coalescences et des traînées d’un noir absolu qui séparaient les différents bras courbes. Complexités sur complexités, spiralant vers le moyeu pâle qui était le Cœur. Maelström. Tourbillon. Figé, immobile en travers de la moitié du ciel.
Elle entendit la respiration de Pham bloquée dans sa poitrine. Il prononça quelques syllabes chantantes qui n’étaient ni du trisk ni du samnorsk.
— J’ai vécu toute ma vie sur l’un de ces grains de poussière, et je me prenais pour le maître de l’espace. Je n’aurais jamais cru qu’un jour mes yeux embrasseraient ce spectacle béni.
Il lui serra l’épaule, et sa main lui caressa doucement la nuque.
— Il n’y a aucun moyen, même en regardant longtemps, de distinguer les Zones ?
Elle secoua lentement la tête.
— Mais elles sont faciles à imaginer.
De sa main libre, elle fit un geste vaste. En gros, les Zones de Pensée suivaient la répartition de masse de la Galaxie. Les Profondeurs Inconscientes s’étendaient jusqu’au doux éclat du Cœur galactique. Plus loin étaient les Lenteurs Profondes, où l’humanité était née, où l’ultralumière n’existait pas et où des civilisations naissaient et mouraient, ignorantes et inconnues des autres. Puis il y avait l’En delà, les étoiles aux quatre cinquièmes du centre environ, qui étaient loin du plan et qui comprenaient des endroits comme le Relais. Le Réseau Connu existait sous une forme ou sous une autre depuis des milliards d’années dans l’En delà. Ce n’était pas une civilisation. Peu de civilisations duraient plus d’un million d’années. Mais les archives du passé étaient assez complètes, et quelquefois intelligibles. Le plus souvent, pour les déchiffrer, il fallait faire des traductions de traductions de traductions, transmises d’une race défunte à l’autre sans personne pour corroborer, pis que n’importe quel message réseau multisauts. Et pourtant, certaines choses ne laissaient planer aucun doute. Les Zones de Pensée avaient toujours existé, même si elles étaient un peu plus tournées vers elles-mêmes à l’époque actuelle. La guerre et la paix avaient toujours existé, et les races avaient toujours surgi des Lenteurs Profondes, formant des milliers de petits empires. Les races s’étaient toujours dirigées vers la Transcendance, pour devenir des Puissances… ou bien leurs proies.
— Et la Transcendance ? demanda Pham Nuwen. Ce n’est rien d’autre que du noir ?
Le noir profond entre les galaxies.
— Il y a beaucoup de ça, dit-elle. Mais… regardez les parties périphériques des spirales. Elles se trouvent dans la Transcendance.
À peu près tout ce qui était à plus de quarante mille années-lumière du noyau galactique se trouvait dans la Transcendance. Pham Nuwen demeura silencieux un long moment. Elle sentit qu’il était traversé par un léger frisson.
— Après avoir parlé aux machins à roulettes, je crois que… je comprends mieux vos avertissements. Il y a pas mal de choses que j’ignore… Des choses qui pourraient me tuer… ou pire.
Enfin, le bon sens triomphe.
— C’est exact, dit-elle d’une voix tranquille. Mais il n’y a pas que vous en cause, ni la très brève période de temps que vous avez passée ici. Vous auriez pu étudier toute votre vie, cela n’y aurait rien changé. Vous seriez toujours aussi ignorant. Combien de temps faut-il qu’un poisson étudie pour comprendre les motivations humaines ? L’analogie n’est pas terrible, je sais, mais c’est la seule qui soit sûre à cent pour cent. Pour les Puissances de la Transcendance, nous sommes bel et bien des bêtes ignorantes. Songez à tous les différents comportements adoptés par les gens face aux animaux. Ingéniosité, sadisme, charité, génocide. Chacun se retrouve, avec un million de variantes, dans la Transcendance. Les Zones constituent une protection naturelle. Sans elles, l’intelligence de type humain n’existerait probablement pas.
Elle agita la main en direction des amas stellaires laiteux.
— L’En delà et tout ce qui se trouve en dessous sont comparables à une fosse océanique. Nous sommes les créatures des abysses, qui nageons si profond que les êtres de la surface – malgré leur supériorité – ne peuvent nous atteindre vraiment. Oh, il leur arrive bien de pêcher, et ils polluent parfois la surface avec des poisons qui ne nous sont même pas compréhensibles. Mais les abysses restent un endroit relativement sûr.
Elle marqua un instant de pause. Elle n’en avait pas fini avec son analogie.
— Comme dans n’importe quel océan, il y a continuellement des débris qui tombent de la surface. Certains appareils ne peuvent être fabriqués qu’en haut, dans des usines proches de la sentience, ce qui ne les empêche pas de fonctionner ici. Coquille Bleue y a fait allusion devant vous. Il a parlé de tissu agrav et de technologie sapiente. Ces produits constituent les plus grandes richesses que l’on puisse se procurer dans l’En delà, car nous ne savons pas les fabriquer nous-mêmes. Et c’est une entreprise extrêmement risquée que d’essayer de les trouver.
Pham se tourna vers elle, laissant derrière lui la fenêtre et les étoiles.
— Il y a toujours des « poissons » qui s’approchent dangereusement de la surface, poursuivit-elle.
Un instant, elle crut qu’elle l’avait perdu, qu’il était plongé dans le fantasme romantique du désir de mort associé à la Transcendance.
— Des petits poissons qui risquent tout pour une parcelle de divinité… et qui ne savent même pas distinguer le paradis de l’enfer quand ils ont réussi, acheva-t-elle.
Elle le sentit frissonner de nouveau, puis il passa les bras autour d’elle. Elle redressa la tête et rencontra ses lèvres qui attendaient. Il y avait deux ans que Ravna Bergsndot avait quitté Sjandra Kei. Dans un certain sens, le temps avait passé très vite. Mais son corps lui disait en ce moment que c’était, en réalité, beaucoup trop longtemps. Chaque caresse avait une acuité extrême et réveillait des désirs soigneusement refoulés. Soudain, son épiderme était tout entier électrisé. Il lui fallut faire preuve d’une maîtrise admirable pour se défaire de ses vêtements sans rien déchirer.
Ravna manquait de pratique. Bien entendu, elle n’avait aucun point de comparaison récent. Mais Pham Nuwen se montra très, très bon.
Crypto : 0
Reçu par : Relais transmetteur 01, via Relais
Chemin langage : acquileron→triskweline, SjK : Unités-relais
Origine : Administrateur du Réseau pour transmetteur Windsong à Debley Down
Sujet : Réclamations concernant le Relais, suggestion
Résumé : La situation ne s’améliore pas ; essayez plutôt de passer par nous
Phrases clés : Problèmes de communications, insécurité du Réseau, Transcendance
Diffusion :
Groupe d’Intérêt particulier Coût des Communications
Groupe administratif Motley Hatch
Relais transmetteur 01 via Relais
Transmetteur Pas-Pour-Longtemps, Shortstop
Relances au Groupe d’Intérêt Windsong Expansion
Date : 07 : 21 : 21, heure des Docks, 36/09 de l’An de l’Org 52089
Texte du message :
Au cours de ces dernières cinq cents heures, Coût des Comms a enregistré 9 834 réclamations concernant la congestion de la couche transmetteurs et l’exploitation du Relais par l’Org Vrinimi. Chacune de ces plaintes implique des services touchant des dizaines de milliers de planètes. Vrinimi a affirmé à plusieurs reprises que la congestion n’était qu’un phénomène temporaire dû à une demande accrue de la Transcendance.
En tant que principal concurrent local du Relais, notre organisation Windsong a bénéficié modérément du trop-plein. Cependant, jusqu’à présent, nous n’avions pas jugé utile de proposer une réponse coordonnée au problème.
Les événements de ces sept dernières heures nous obligent à revoir notre politique. Ceux qui nous lisent en ce moment sont déjà au courant de l’incident ; la plupart d’entre vous en sont les victimes. À partir de 00 h 00 m 27 s, heure des Docks, l’Org Vrinimi a commencé à déconnecter ses transmetteurs sans aucun avertissement préalable. R01 a cessé d’être opérationnel à 00 h 00 m 27 s, R02 à 02 h 50 m 32 s, R03 et R04 à 03 h 12 m 01 s. Vrinimi déclare qu’un client de la Transcendance a demandé l’attribution prioritaire de fréquences plus larges (alors que R00 était jusque-là entièrement dédié à cette Puissance). Le client a exigé l’usage des voies aussi bien montantes que descendantes. De l’aveu même de l’Org Vrinimi, ce recours imprévu à ses services aurait dépassé les soixante pour cent de ses capacités totales. Il est à noter que les excès des cinq cents heures précédentes – excès qui ont provoqué l’afflux de réclamations entièrement justifiées – n’ont jamais dépassé cinq pour cent des capacités de l’Org.
En tant que spécialistes des communications à longue portée, nous savons, ici à Windsong, à quel point il est difficile d’exploiter des unités de communication dont la masse avoisine celle d’une planète. Nous savons également qu’il est tout simplement impossible, dans notre secteur d’activité, de demander à un fournisseur un engagement ferme garanti par contrat. Il reste que le comportement de l’Org Vrinimi dans cette affaire est inacceptable, même si, durant les trois dernières heures qui viennent de s’écouler, l’Org a remis en service général les postes R01 à R04 inclus, et promis de répartir les surpaiements entre tous ses clients qui ont été « incommodés ». Mais seule l’Org Vrinimi connaît le montant exact des surpaiements en question, et personne (pas même l’Org) ne sait si les délestages sont appelés ou non à se reproduire.
Ce qui, pour Vrinimi, représente une manne incroyable, est un désastre absolument inexcusable pour tout le reste d’entre vous.
C’est pourquoi, à Windsong, sur Debley Down, nous envisageons sérieusement une extension importante et permanente de nos services, sous la forme de cinq nouveaux transmetteurs de forte puissance. Naturellement, il s’agit d’un investissement très lourd. Ces équipements coûtent cher, et Debley Down ne dispose pas d’un site aussi propice que celui du Relais. Nous ne pourrons amortir une telle dépense que si nous disposons d’une clientèle fidèle sur plusieurs dizaines d’années, et nous n’entreprendrons cette transformation que si nous obtenons des engagements fermes de la part des entreprises intéressées. Afin de mieux évaluer la demande, nous sommes en train de créer un infogroupe temporaire, le Groupe d’Intérêt pour l’Expansion de Windsong, administré et animé par Windsong. Les messages expédiés ou reçus par nos soins pour les clients du groupe utilisant la couche transmetteurs ne seront facturés qu’à dix pour cent du tarif habituel. Nous demandons à nos clients de la couche transmetteurs d’utiliser ce service de messagerie pour communiquer entre eux, afin de déterminer par eux-mêmes si les services que l’Org Vrinimi s’apprête à leur fournir à l’avenir correspondent encore à leurs attentes et si notre proposition n’est pas plus intéressante.
Nous attendons vos premières réactions.
Par la suite, Ravna dormit d’un sommeil profond. La matinée était déjà bien avancée lorsqu’elle retrouva une partie de ses esprits. La sonnerie de son communicateur, monotone et insistante, était assez forte pour percer ses rêves les plus agréables. Elle ouvrit les yeux, désorientée et heureuse. Elle serrait étroitement dans ses bras… un gros polochon. Merde… Il était déjà parti. Elle se laissa aller de nouveau en arrière quelques secondes, se souvenant. Ces deux dernières années, elle avait été très seule. Jusqu’à la nuit dernière, elle ne s’était jamais rendu compte à quel point. Un bonheur si intense, si inattendu… Comme c’était étrange…
Le communicateur continuait de sonner. Finalement, elle glissa au bas du lit et traversa la chambre d’une démarche mal assurée. Il aurait dû y avoir une limite à cette absurdité techno-primitive.
— Oui ?
C’était un Cavalier des Skrodes. Tige Verte ?
— Je regrette de vous déranger, Ravna, mais… Tout va bien ?
Elle se rendit compte qu’elle devait avoir un drôle d’air. Sourire béat d’une oreille à l’autre, cheveux dressés dans toutes les directions. Elle porta la main à ses lèvres pour étouffer un fou rire.
— Tout va très bien, oui. Qu’y a-t-il ?
— Nous voulions vous remercier de votre aide. Nous n’avions jamais soupçonné que vous étiez si influente. Il y a des centaines d’heures que nous essayons de persuader l’Org de capter les réfugiés, et moins d’une heure après notre conversation on nous informe qu’une recherche est immédiatement entreprise.
— Hum… J’en suis ravie, mais je ne suis pas sûre de… Qui paie tout ça, au fait ?
— Je n’en sais rien. Mais je peux vous dire que ça coûte cher. Ils disent qu’ils vont dédier un gros transmetteur à cette exploration. Si quelqu’un émet, nous devrions le savoir d’ici quelques heures.
Ils bavardèrent encore deux ou trois minutes. Ravna devenait progressivement plus cohérente, faisant la part des choses, pour les dix dernières heures, entre le plaisir et le travail. Elle s’était attendue, plus ou moins, à ce que l’Org épie ses conversations à la Société des Errants. Peut-être Grondr avait-il appris toute l’histoire là-bas, en lui ajoutant foi aussitôt. Mais hier seulement, il se plaignait devant elle de l’engorgement de ses transmetteurs. N’importe comment, c’était une bonne nouvelle. Sans doute exceptionnellement bonne, même. Si l’étonnant récit des Cavaliers était véridique, la Perversion straumlienne était peut-être étrangère à la Transcendance. Et si les vaisseaux fugitifs détenaient les bonnes clés, le Domaine Straumli pouvait peut-être encore être sauvé.
Lorsque Tige Verte eut raccroché, Ravna se mit à faire les cent pas dans son appartement, envisageant l’une après l’autre les différentes possibilités. Son esprit recommençait à fonctionner de manière presque normale. Il y avait pas mal de choses qu’elle voulait vérifier.
La sonnerie retentit de nouveau. Cette fois-ci, elle afficha l’image avant de prendre la communication. Ouille ! C’était Grondr Vrinimikalir. Elle se lissa les cheveux d’une main. Cela ne s’améliora pas, et ce fichu communicateur ne permettait aucun truquage. Soudain, elle s’aperçut que Grondr n’avait pas l’air tellement frais, lui non plus. Sa chitine faciale était barbouillée, jusqu’au niveau des papilles. Elle se connecta.
— Ah ! fit Grondr d’une voix couinante qui retrouva aussitôt son intonation normale. Merci de répondre. J’aurais appelé plus tôt si la situation n’avait pas été si… chaotique. (Où était passée sa froideur distante ? se demandait Ravna.) Je veux seulement que vous sachiez que l’Org n’y est pour rien. Jusqu’à ces deux dernières heures, nous nous sommes laissé totalement berner.
Il se lança dans une description décousue de la demande massive qui écrasait les ressources de l’Org.
Pendant qu’il parlait, Ravna afficha un résumé des dernières transactions du Relais. Par toutes les Puissances ! Soixante pour cent du trafic détourné ! Extrait des Coûts des Communications… Elle déroula rapidement le communiqué de Windsong. Ces outres pleines de vent étaient aussi gonflées que d’habitude, mais leur offre de remplacer le Relais avait l’air sérieuse. C’était exactement le genre de chose dont Grondr avait toujours eu peur.
— … Le Vieux ne cessait d’en demander plus. Quand nous nous sommes aperçus de ce qui se passait et que nous nous sommes rebiffés, nous avons frôlé la violence. Nous possédons les moyens de détruire son vaisseau. Vous imaginez les représailles, mais nous lui avons expliqué que ses exigences équivalaient déjà pour nous à une destruction. Les Puissances soient louées, il a simplement pris un air amusé, et il a fait des concessions. Il est maintenant limité à un seul transmetteur, et pour une recherche de signal qui n’a rien à voir avec nous.
Hum… Au moins un mystère de résolu. Le Vieux a dû laisser traîner une oreille du côté de la Société des Errants et apprendre ainsi l’histoire du Cavalier des Skrodes.
— Tout se passera bien, je l’espère, mais il importe de demeurer très fermes sur nos positions si le Vieux cherche de nouveau à abuser de notre confiance.
Les mots étaient sortis de sa bouche avant qu’elle ne s’avise de l’identité de la personne à qui elle était en train de donner ces conseils. Mais Grondr ne parut s’apercevoir de rien. C’était plutôt lui qui cherchait à se justifier.
— Oui, oui. Je vais vous dire une chose. Si le Vieux était un client comme les autres, nous le mettrions définitivement sur notre liste noire pour cette tromperie. Il est vrai que si c’était un client ordinaire, il n’aurait jamais pu nous tromper.
Grondr s’essuya le visage de ses doigts blancs et boudinés.
— Un simple En-delien n’aurait jamais pu falsifier nos dossiers concernant l’expédition de la drague. Même quelqu’un du Faîte n’aurait jamais pu entrer par effraction dans le dépotoir pour manipuler les restes sans attirer notre attention.
La drague ? Les restes ? Ravna commençait à s’apercevoir que Grondr et elle ne parlaient pas tout à fait de la même chose.
— Qu’est-ce que le Vieux a fait exactement ? demanda-t-elle.
— Des détails ? Nous avons à peu près tout reconstitué. Depuis la chute de Straum, le Vieux s’intéresse de très près aux humains. Malheureusement, il n’y avait pas de volontaires disponibles chez nous. Il s’est donc mis à nous manipuler, en réécrivant nos fichiers de dépotoir. Nous avons pu retrouver une sauvegarde intacte dans une succursale. La drague a vraiment retrouvé l’épave d’un vaisseau contenant des restes humains, mais rien que nous aurions pu transformer en créature vivante. Le Vieux a dû utiliser ces fragments humains et fabriquer des souvenirs de toutes pièces en extrapolant à partir des données culturelles humaines contenues dans les archives. Avec le recul, nous pouvons établir que ses premières demandes correspondent à la violation de notre dépotoir.
Grondr continua de parler, mais Ravna ne l’écoutait plus. Ses yeux fixaient sans le voir l’écran du communicateur.
Nous sommes de petits poissons dans un abîme, protégés par les profondeurs des pêcheurs qui sont tout là-haut. Mais, même s’ils ne peuvent pas vivre au fond avec nous, ils sont assez malins pour nous tendre leurs pièges et leurs filets mortels.
— Pham Nuwen n’est donc qu’un robot, murmura-t-elle dans un souffle.
— Pas exactement. Il est humain et, grâce à ses faux souvenirs, capable de fonctionner de manière tout à fait autonome. Mais lorsque le Vieux nous achète une large bande de fréquences, il est évident qu’il agit comme émissaire à part entière.
L’œil et la main d’une Puissance…
Les pièces buccales de Grondr cliquetèrent d’embarras.
— Écoutez-moi, Ravna. Nous ne sommes pas au courant de tout ce qui s’est passé hier soir. Nous n’avions absolument aucune raison de vous faire surveiller de près. Mais le Vieux nous a assuré qu’il n’avait plus aucun besoin en matière d’investigation directe. De toute manière, nous ne lui accorderons plus jamais la bande passante qui lui permettrait d’essayer.
Ravna hocha distraitement la tête. Elle avait soudain le visage glacé. Elle n’avait jamais ressenti à la fois autant de rage et autant de peur. Portée par une vague d’hébétude, elle s’éloigna du communicateur sans prêter attention aux glapissements inquiets de Grondr. Les histoires de fin d’études se bousculaient dans sa tête, ainsi que les mythes d’une douzaine de religions humaines. Conséquences, conséquences. Contre certaines d’entre elles, elle était capable de se défendre. Pour d’autres, le mal était irréparable.
Quelque part, au fin fond de son esprit, une pensée incroyablement stupide émergea de sa fureur et de son horreur. Durant huit heures, elle s’était trouvée face à face avec une Puissance. C’était le genre d’expérience qui faisait les chapitres des manuels, toujours décrite de loin et déformée. Le genre d’expérience que personne, sur Sjandra Kei, ne pouvait se vanter d’avoir jamais vécue. Jusqu’à maintenant.
Johanna demeura longtemps dans le bateau. Le soleil ne se couchait jamais, mais il était tantôt derrière elle, bas sur l’horizon, tantôt devant, haut dans le ciel. Parfois, les nuages coupaient toute visibilité et la pluie crépitait sur la bâche imperméable qui protégeait ses couvertures. Elle passa toutes ces heures dans un état de douloureuse hébétude. Ce qui se passait autour d’elle aurait pu être un rêve. Il y avait des créatures qui lui tiraient ses vêtements, du sang gluant partout. Des mains délicates et des museaux de rat pansèrent ses blessures et la forcèrent à absorber un peu d’eau glacée. Lorsqu’elle défit ses couvertures en remuant, maman vint la border et la rassurer en émettant des sons étranges. Des heures durant, il y eut une présence agréablement chaude à ses côtés. Quelquefois, c’était Jefri ; le plus souvent, c’était un gros chien, qui grondait doucement.
La pluie cessa. Le soleil était maintenant sur le côté gauche du bateau, mais caché derrière une masse d’ombre froide et craquante. De plus en plus, la douleur devenait divisible. Une partie, dans sa poitrine et dans ses épaules, la transperçait chaque fois que le bateau tanguait, et l’autre partie se trouvait dans son ventre, formant un grand vide qui n’était pas seulement de la nausée. Elle avait faim et soif.
De plus en plus, les rêves faisaient place aux souvenirs. Mais il y avait des cauchemars que rien ne pouvait faire disparaître. Et ces cauchemars se poursuivaient en ce moment.
Le soleil ne cessait de jouer à cache-cache avec les amoncellements de nuages. Il glissa lentement dans le ciel jusqu’à ce qu’il soit presque derrière le bateau. Elle essaya de se rappeler ce que papa avait dit juste avant que… les choses tournent mal. Ils se trouvaient dans la région arctique de la planète, en été. Le point le plus bas de la course du soleil devait donc être le nord, et leur double-coque devait faire route, plus ou moins, vers le sud. Quelle que soit leur destination, elle les éloignait à chaque instant de l’épave du vaisseau et réduisait ses chances de retrouver Jefri.
Il y avait des moments où ils semblaient se trouver en pleine mer. Les collines étaient lointaines ou cachées par des nuages bas. Mais à d’autres moments, ils franchissaient des passes étroites et longeaient des parois de roche nue. Elle n’avait jamais soupçonné qu’un voilier pût se déplacer si vite ou être si dangereux. Quatre des créatures à la face de rat s’occupaient activement à les maintenir éloignés de la roche. Ils bondissaient agilement de la plate-forme du mât au bastingage, se juchant parfois sur les épaules d’un congénère pour gagner un peu plus de portée. Le double-coque penchait et gémissait dans l’eau subitement agitée. Puis, lorsqu’ils étaient passés, tout redevenait calme, et ils glissaient paisiblement en direction des collines lointaines.
Longtemps, elle fit semblant de délirer. Elle gémissait et se retournait sans cesse, observant soigneusement ce qui l’entourait. La voile lui cachait une grande partie du bateau. C’était l’ombre qui avait hanté son rêve, claquant sous le vent sec et glacé. Le ciel était une avalanche de gris, clairs et foncés. Il y avait des oiseaux là-haut. Ils plongeaient à hauteur du mât, décrivant infatigablement des cercles. Johanna était entourée de criaillements et de sifflements, mais ils ne venaient pas d’eux.
Cela venait des monstres. Elle les observa à travers ses paupières à demi closes. C’étaient les mêmes que ceux qui avaient tué papa et maman. Ils portaient les mêmes vêtements ridicules, des jaquettes gris-vert ornées d’éperons et de poches. Elle les avait pris, au début, pour des loups ou des chiens, mais ce n’était pas une très bonne description. Outre leurs quatre pattes minces et leurs oreilles pointues, ils avaient un long cou et des yeux souvent rouges qui les faisaient ressembler plutôt à d’énormes rats.
Plus elle les observait, plus ils lui paraissaient horribles. Une image fixe n’aurait jamais pu traduire toute l’horreur qu’inspirait leur vue. Il fallait les voir en action. Quatre d’entre eux – ceux qui se trouvaient sur sa coque – étaient en train de manipuler sa boîte de données. L’Oliphant Rose était attaché dans un sac en filet à l’arrière du bateau. Les monstres voulurent l’examiner. Au début, on aurait dit un numéro dans un cirque. Les têtes des créatures n’arrêtaient pas de bouger de tous les côtés. Chaque mouvement était parfaitement coordonné avec ceux des autres. Ils n’avaient pas de mains, mais ils étaient capables de défaire des nœuds, chacun tenant un brin dans sa bouche et faisant tourner son cou en même temps que les autres pendant que les griffes tendaient le filet contre le bastingage. Elle avait l’impression d’observer des marionnettes actionnées toutes ensemble.
Il ne leur fallut que quelques secondes pour extraire l’Oliphant du filet. Des chiens l’auraient fait glisser sur le pont pour le pousser avec leurs museaux. Mais ces créatures n’agissaient pas ainsi. Deux d’entre elles le posèrent sur un banc oblique tandis qu’une troisième le maintenait avec sa patte. Ils le tripotèrent en se concentrant sur les flancs et les oreilles molles. Ils le retournèrent en le poussant avec leurs museaux, mais dans un but bien précis. Ils essayaient de l’ouvrir.
Deux têtes se montrèrent derrière le bastingage de la deuxième coque. Elles émirent des bruits de déglutition et des sifflements à mi-chemin entre un cri d’oiseau et les hoquets de quelqu’un qui vomit. L’un de ceux qui étaient devant elle se retourna et laissa entendre des bruits analogues. Les trois autres continuèrent de jouer avec les attaches de la base de données.
Finalement, ils tirèrent sur les deux oreilles en même temps, et la base de données s’ouvrit. La fenêtre supérieure rentra automatiquement dans la routine de démarrage de Johanna, une anime d’elle qui disait :
— Tu n’as pas honte, Jefri ? Ne touche pas à mes affaires !
Les quatre monstres se figèrent, les yeux soudain agrandis. Ils appelèrent les autres pour qu’ils viennent voir. Un premier maintenait la boîte de données sur le banc tandis qu’un deuxième se penchait sur la fenêtre supérieure et qu’un troisième palpait la fenêtre à touches. Ceux de l’autre coque s’agitèrent, mais aucun n’essaya de se rapprocher. À force d’appuyer au hasard sur les touches, ils coupèrent abruptement le message de démarrage. L’une des créatures se tourna vers celles de l’autre coque tandis que deux autres regardaient Johanna. Celle-ci demeura immobile, les paupières presque closes.
— Tu n’as pas honte, Jefri ? Ne touche pas à mes affaires !
C’était la voix de Johanna, mais elle sortait de l’un des animaux. La reproduction était parfaite. Puis une voix de petite fille pleurnicha :
— Maman ! Papa !
C’était encore sa voix, mais bien plus enfantine et chargée de terreur qu’elle n’aurait voulu.
Ils semblaient attendre une réponse de la boîte de données. Comme ils n’en obtenaient aucune, l’un des monstres colla de nouveau son museau pointu sur les fenêtres. Mais tous les fichiers importants, tous les programmes dangereux étaient affectés d’un mot de passe. De nouveau, la machine émit une série d’apostrophes et de menus bruits qu’elle avait préparés à l’intention de son petit frère.
Oh, Jefri… Est-ce que je te reverrai un jour ?
Les bruits et les messages amusèrent les monstres durant quelques minutes, mais leurs tâtonnements désordonnés finirent par convaincre la boîte de données que c’était quelqu’un de réellement très jeune qui l’avait ouverte, et elle se mit en mode enfantin.
Les monstres savaient qu’elle les regardait. Sur les quatre qui manipulaient l’Oliphant, il y en avait toujours un – pas nécessairement le même – qui l’épiait. Ils s’amusaient avec elle, en agissant comme s’ils ne savaient pas qu’elle faisait semblant. Elle ouvrit grands les yeux et fixa la créature en criant :
— Fichez-moi la paix !
Puis elle regarda dans la direction opposée… et se mit à hurler. Ceux de l’autre coque étaient massés contre le bastingage. Leurs têtes émergeaient du tas sur leurs longs cous sinueux, et leurs yeux, à la lueur du soleil bas, avaient un éclat rouge. On aurait dit des rats ou des serpents qui la fixaient en silence, et Dieu sait depuis combien de temps.
Les têtes s’étaient penchées en avant quand elle avait hurlé, et son cri lui fut répété comme un écho. Derrière elle, sa propre voix s’exclama : « Fichez-moi la paix ! » Plus loin, elle appelait : « Maman ! » et : « Papa ! » Elle hurla de nouveau, et ils lui renvoyèrent son cri. Ravalant sa terreur, elle garda le silence. Les monstres continuèrent près d’une minute à répéter ses paroles, mélangées aux choses qu’elle avait dû dire pendant son sommeil. Quand ils virent qu’ils ne pouvaient plus la terroriser de cette manière, leurs voix cessèrent d’être humaines. Les bruits de déglutition reprirent d’un groupe à l’autre, comme si une négociation était en cours. Finalement, les quatre créatures sur sa coque refermèrent la boîte de données et la remirent dans le filet.
Les six autres se désagglutinèrent. Trois d’entre eux bondirent sur le côté extérieur de la coque. Ils s’agrippèrent au bord avec leurs griffes et se penchèrent au vent. Pour une fois, ils ressemblaient vraiment à des chiens. De gros chiens passant la tête à la vitre d’une voiture, humant l’air. Leurs longs cous ne cessaient de remuer d’avant en arrière. Toutes les trois ou quatre secondes, l’un d’eux baissait la tête hors de vue, dans l’eau. Pour boire ? Pour pêcher ?
C’était pour pêcher. Une tête se redressa, jetant sur le pont une petite chose verte. Les trois autres animaux avancèrent le museau pour s’en saisir. Johanna aperçut des pattes minuscules et une carapace luisante. L’un des rats maintint la chose dans ses mâchoires tandis que les deux autres l’ouvraient en deux. Tout cela avec la même précision effrayante. La meute était comme une créature unique, et les cous ressemblaient à des tentacules avec une solide paire de mâchoires au bout. Cette idée lui retournait l’estomac, mais elle n’avait rien à vomir.
La pêche dura un quart d’heure. Ils attrapèrent au moins sept choses vertes, mais ne les mangèrent pas tout de suite. Pas entièrement, tout au moins. Ils déposèrent les morceaux déchirés dans un petit bol en bois.
De nouveaux glapissements et bruits de déglutition furent échangés entre les deux groupes. L’un des six saisit le bol dans sa gueule par le bord et traversa en rampant la plate-forme du mât. Les quatre qui se trouvaient du côté de Johanna frissonnèrent, comme si le visiteur leur faisait peur. Ils ne relevèrent la tête que lorsque l’intrus eut posé le bol et s’en fut retourné sur sa coque.
L’un des rats prit le bol. Accompagné d’un deuxième, il s’avança vers Johanna, qui déglutit. Quelle torture lui préparait-on encore ? Son estomac se révulsa de nouveau. Elle avait si faim… Elle regarda le bol une nouvelle fois, et comprit qu’ils voulaient lui donner à manger.
Le soleil venait d’émerger de dessous les nuages au nord. La lumière ressemblait à celle d’un après-midi d’automne après la pluie. Le ciel était sombre au-dessus d’eux, mais tout ce qui était proche brillait d’un éclat luisant. La fourrure des créatures était épaisse et moelleuse. L’une d’elles lui tendit le bol tandis que l’autre y plongeait le museau pour en retirer quelque chose de vert et de gluant. Tenant délicatement la chose du bout des lèvres, elle tourna son museau vers Johanna pour qu’elle la prenne.
— Non ! fit-elle avec un mouvement de recul écœuré.
La créature ne bougea pas. Un instant, Johanna crut qu’elle allait imiter son cri. Mais elle se contenta de reposer le morceau de choix dans le bol, que le premier animal souleva pour le poser sur le banc à côté d’elle. Quand il écarta les mâchoires pour lâcher le bol, elle aperçut une double rangée de fines dents pointues.
Johanna se força à regarder le contenu du bol. L’écœurement luttait avec la faim. Elle finit par sortir une main de la couverture pour l’avancer vers la nourriture. Autour d’elle, les têtes se rapprochèrent, et il y eut un échange de glapissements brefs entre les deux coques du bateau.
Ses doigts se refermèrent sur quelque chose de mou et de froid qu’elle leva à la lumière solaire. La substance était d’un gris-vert translucide. Les monstres de l’autre coque lui avaient arraché les pattes et sectionné la tête. La partie restante ne faisait que deux ou trois centimètres de long. Elle évoquait un mollusque préparé en filet. Elle avait déjà mangé et apprécié ce genre de nourriture, mais toujours après cuisson. Elle faillit lâcher le morceau quand elle le sentit frémir entre ses doigts.
Elle le porta néanmoins devant sa bouche et le toucha du bout de la langue. C’était salé. Sur Straum, la plupart des coquillages pouvaient causer de sérieux maux d’estomac si on les consommait crus. Comment faire pour savoir, sans ses parents, sans même avoir accès à un réseau local ? Elle sentit les larmes qui montaient. Prononçant un vilain mot à voix basse, elle mit le morceau dans sa bouche et s’efforça de le mâcher. Cela n’avait pas de goût, avec une consistance à mi-chemin entre la graisse et le cartilage. Elle faillit s’étouffer, recracha le tout… et essaya encore. Elle réussit à avaler deux bouchées. Le mieux, maintenant, était d’attendre de voir si elle allait vomir. Elle se laissa aller en arrière. Plusieurs paires d’yeux l’épiaient. Les bruits de déglutition d’une coque à l’autre s’accrurent. Puis l’un des monstres s’avança obliquement vers elle, traînant une outre de cuir munie d’un robinet. À boire…
Ce monstre dépassait tous les autres par la taille. Leur chef, peut-être. Il pencha la tête vers Johanna et lui glissa l’extrémité de l’outre entre les lèvres. Il semblait plus malin et plus prudent, pour l’approcher, que ses congénères. Le regard de Johanna se posa sur son flanc. Un peu plus bas que la jaquette, sa fourrure, dans le bas du dos, était presque totalement blanche, et marquée d’une cicatrice en forme de Y.
C’est celui-là qui a tué papa.
L’attaque de Johanna ne fut pas préméditée. C’est pour cela, peut-être, qu’elle réussit si bien. Elle se jeta en avant et referma le creux de son bras libre autour du cou de la créature. Puis elle se laissa rouler sur l’animal, coincé contre la coque. Il était plus petit qu’elle et trop faible pour la repousser. Elle sentit ses griffes lacérer la couverture, mais sans la blesser vraiment. Elle fit peser tout son poids sur l’échine du monstre, qu’elle saisit à la jonction de la gorge et des mâchoires, martelant sa tête contre la surface de bois.
Mais les autres étaient déjà sur elle. Des museaux se glissaient sous sa couverture, des mâchoires lui saisissaient la manche. Elle sentit des rangées de dents acérées qui transperçaient le tissu sans la mordre vraiment. Tous ces corps vibraient d’un son qu’elle avait déjà entendu dans ses rêves, un son qui passait à travers ses vêtements et se propageait dans ses os.
Ils lui firent lâcher la gorge de l’autre et la tirèrent pour l’arracher à lui. Elle sentit la tête de flèche qui lui déchirait l’intérieur du corps, mais il lui restait encore de la ressource. Elle donna des coups de pied, des coups de tête. La mâchoire de son adversaire cogna durement le côté de la coque. Les animaux agglutinés à elle furent pris de soubresauts, et elle se retrouva sur le dos. Elle ne sentait plus qu’une atroce douleur. Ni la terreur ni la rage ne pouvaient la faire bouger.
Une partie d’elle avait toujours conscience de la présence des quatre créatures. Elle les avait blessées. Toutes les quatre. Trois se relevèrent en titubant, émettant des sifflements qui, pour une fois, semblaient provenir de leurs bouches. Celle qui avait une cicatrice au derrière se tordait sur le pont. Il y avait une blessure en forme d’étoile au sommet de son crâne, et du sang ruisselait sur ses yeux, comme des larmes rouges.
Quelques minutes passèrent. Les sifflements cessèrent. Puis les quatre créatures se regroupèrent, et les bruits familiers reprirent. La poitrine de Johanna avait recommencé à saigner.
Leurs regards se rencontrèrent un instant. Elle sourit à ses ennemis. Ils étaient vulnérables. Elle pouvait leur faire du mal. Jamais elle ne s’était senti le moral aussi haut depuis l’atterrissage.
Avant le flensérisme, le Sculpteur était la plus célèbre cité-État à l’ouest des Crocs de Glace. Sa fondation remontait à six siècles. À cette époque, les choses étaient plus difficiles au nord. La neige recouvrait tout, même les terres basses, durant la majeure partie de l’année. Le Sculpteur avait commencé tout seul, en tant que meute isolée dans une minuscule cabane au bord d’une baie qui s’avançait dans les terres. La meute pratiquait la chasse, mais également la philosophie et les arts. Il n’y avait aucune autre colonie à des centaines de kilomètres à la ronde. Une douzaine de statues à peine avaient quitté la cabane, mais elles avaient assuré sa gloire. Elles existaient toujours. Il y avait une ville, au bord des Longs Lacs, qui portait le nom de celle qui se trouvait dans son musée.
Avec la renommée étaient arrivés les apprentis. Les cabanes s’étaient multipliées autour du fjord du Sculpteur. Un siècle ou deux avaient passé et, naturellement, le Sculpteur avait changé lentement. Mais il redoutait les changements. Il avait l’impression que son âme lui échappait. Il essayait de conserver son intégrité. Presque tout le monde réagit ainsi, plus ou moins. Dans les pires des cas, la meute sombre dans la perversion, son âme devient creuse. Pour le Sculpteur, c’était la quête elle-même qui constituait le changement. Il étudiait la manière dont chaque membre s’insère dans l’âme collective. Il se penchait sur les enfants et les problèmes de leur éducation, essayant de mettre au point une méthode pour prévoir la contribution de chaque nouveau membre. Il apprenait, en somme, à façonner l’âme en agissant sur la formation de chaque membre.
Naturellement, rien de tout cela n’était réellement nouveau. C’était la base de la plupart des religions, et chaque ville avait ses conseillers sentimentaux et ses mulpathes. Une telle connaissance, quel que soit son degré de validité, est essentielle à toute culture. Le Sculpteur n’avait rien fait d’autre que jeter un regard nouveau sur elle, en dehors des préjugés habituels. Il avait expérimenté gentiment sur lui-même et sur les autres artistes de sa petite colonie. Il avait pris note des résultats et s’en était servi pour concevoir de nouvelles expériences, guidé par ce qu’il constatait plutôt que par ce qu’il avait envie de croire.
Selon les différents critères de son époque, ce qu’il faisait était soit de l’hérésie, soit de la perversion, soit de la folie pure et simple. Au début, le Roi Sculpteur avait été haï presque autant que devait l’être Flenser trois siècles plus tard. Mais le grand Nord était encore dans sa période d’hivers très rudes. Les nations du Sud ne pouvaient pas envoyer facilement leurs armées jusqu’au Sculpteur. Elles l’avaient fait une fois, et la défaite avait été totale. Le Sculpteur était assez malin pour ne pas essayer de pousser trop loin son avantage sur le Sud. Pas directement, tout au moins. Mais sa petite colonie ne cessait de grandir, et sa renommée dans le domaine des arts et du mobilier n’était rien à côté de ses autres prouesses. Ceux qui avaient le cœur vieux allaient le voir dans sa ville, et s’en retournaient plus avisés et plus heureux, sinon plus jeunes. La ville rayonnait de nouvelles idées. Métiers à tisser, engrenages, moulins à vent, travail dans les usines. Ce n’étaient pas tant les inventions. C’étaient les gens que le Sculpteur avait façonnés, et les perspectives qu’il avait créées.
Wickwrackbal et Jaqueramaphan arrivèrent au Sculpteur tard dans l’après-midi. Il avait plu presque toute la journée, mais le vent avait maintenant chassé les nuages, et le ciel avait une belle couleur bleue qui contrastait agréablement avec le mauvais temps des jours précédents.
Aux yeux de Pérégrin, le domaine du Sculpteur était un paradis. Il en avait assez des immensités désertes. Il était fatigué de s’occuper de la créature des étoiles.
Des doubles-coques, méfiants, les suivirent de loin sur les derniers kilomètres. Ils étaient armés, et Scribe et Pérégrin venaient de la mauvaise direction. Mais ils étaient seuls, et totalement inoffensifs, de toute évidence. Des porte-voix relayèrent leur histoire, qui les précéda au port. À leur arrivée, ils étaient déjà des héros, une double meute qui avait réussi à dérober un trésor pour le moment non spécifié aux barbares du Nord. Ils contournèrent un môle qui n’existait pas lors du dernier voyage de Pérégrin, et s’amarrèrent à un poste de mouillage.
La jetée était pleine de soldats et de chariots. La route qui menait aux remparts de la ville était remplie de monde. C’était presque une scène d’émeute, sans que ses pensées en fussent troublées. Scribe bondit hors du bateau et se mit à caracoler, visiblement ravi des ovations qu’il déchaînait sur le flanc des collines.
— Vite ! Nous devons parler au Sculpteur.
Wickwrackbal ramassa le sac de toile qui contenait la boîte à images de la créature, puis enjamba prudemment le bastingage. Il était encore chancelant à la suite des coups que la créature lui avait donnés. Le tympan antérieur de Bal avait été blessé pendant la lutte. Un instant, il perdit le sens de son intégrité. La jetée était bizarre. C’était de la pierre, à première vue, mais elle était doublée d’un matériau noir et spongieux qu’il voyait pour la première fois dans les mers du Sud. Cela semblait fragile.
Où suis-je ? Je devrais être heureux à propos de je ne sais quoi… Une victoire…
Il s’arrêta pour se regrouper. Au bout de quelques secondes, ses pensées comme sa douleur devinrent plus vives. Il allait rester comme cela au moins pendant quelques jours. Il fallait trouver de l’aide pour s’occuper de la créature. Il fallait la faire descendre à terre.
Le Seigneur Chambellan du Roi Sculpteur était un gandin en grande partie bedonnant. Pérégrin ne s’attendait pas à trouver un tel personnage à la cour du Sculpteur. Mais il se montra particulièrement coopérant lorsqu’il vit la créature. Il fit venir un médecin pour examiner le deux-pattes et, par la même occasion, Pérégrin. La créature avait repris quelques forces depuis deux jours, mais ne s’était livrée à aucune nouvelle manifestation de violence. Elle s’était laissé transporter à terre sans résistance. Quand elle tournait son museau plat vers Pérégrin pour le regarder, il sentait toute la haine impuissante que contenait son regard. Il toucha pensivement la tête de Bal… Le deux-pattes attendait visiblement son moment pour faire très mal.
Quelques minutes plus tard, les voyageurs, installés dans des chariots tirés par des kherporcs, roulaient sur la chaussée pavée qui conduisait aux remparts. Des soldats écartaient la foule pour leur frayer un passage. Scribe Jaqueramaphan, faisant le beau, saluait à droite et à gauche comme un héros. Pérégrin savait maintenant quel sentiment d’insécurité habitait ce timide. Il vivait sans doute en ce moment les instants les plus exaltants de toute son existence.
Même s’il l’avait voulu, Wickwrackbal n’aurait jamais pu être si démonstratif. Privé de l’un des tympans de Bal, il perdait, au moindre geste trop vif, la coordination de ses pensées. Vautré sur les coussins du chariot, il se contentait donc de regarder dans toutes les directions.
Excepté le port, la ville n’avait plus rien à voir avec ce qu’elle était dans son souvenir cinquante ans plus tôt. Presque partout ailleurs dans le monde, les lieux ne changeaient pas beaucoup en un demi-siècle. Un pèlerin retournant quelque part après cet intervalle de temps avait toutes les chances de trouver le spectacle monotone et répétitif. Mais ici… C’était véritablement effrayant.
L’énorme môle était nouveau. Le nombre des quais avait doublé, et ils abritaient des multicoques arborant des pavillons qu’il n’avait jamais rencontrés dans cette région du monde. La route existait déjà à l’époque, mais beaucoup plus étroite, avec deux bons tiers de carrefours en moins. Les remparts servaient alors davantage à empêcher les kherporcs et les poulgrens de sortir qu’à se protéger des envahisseurs. Aujourd’hui, ils faisaient plus de trois mètres de haut, et leur pierre noire s’étendait à perte de vue. De même, les soldats, presque inexistants à l’époque, étaient maintenant visibles partout. Ces changements n’auguraient rien de bon. Il sentit un serrement au creux de l’estomac de Bal. La guerre et les soldats apportaient toujours le malheur.
Ils franchirent les portes de la ville et traversèrent un énorme marché qui occupait plusieurs hectares. Les allées ne faisaient que quinze mètres de large, et elles étaient rendues encore plus étroites là où les étalages de vêtements, de meubles ou de fruits empiétaient sur la chaussée. Des odeurs d’épices, de nourriture et de vernis divers flottaient dans l’air. La foule était si dense, à certains endroits, que les marchandages en devenaient monstrueux. Pérégrin faillit tourner de l’œil. Par bonheur, ils s’engagèrent bientôt dans une petite rue latérale qui zigzaguait à travers des rangées de bâtiments partiellement en bois. Au-delà des toits se profilaient d’impressionnantes fortifications. Dix minutes plus tard, ils entrèrent dans la cour du château.
Ils descendirent des chariots, et le Seigneur Chambellan fit mettre le deux-pattes sur un brancard.
— Le Sculpteur est ici ? Il va nous recevoir ? demanda Scribe.
Le fonctionnaire se mit à rire.
— C’est elle qu’il faut dire. Le Sculpteur a changé de genre il y a plus de dix ans.
Les têtes de Pérégrin se tournèrent vivement, de surprise. Qu’est-ce que cela signifiait au juste ? La plupart des meutes changent de composition avec le temps, mais il n’avait jamais entendu désigner le Sculpteur autrement qu’au masculin. Il faillit ne pas entendre ce que le Seigneur Chambellan lui dit ensuite.
— Mieux encore. Elle est ici avec son conseil au complet, pour voir… ce que vous avez ramené. Suivez-moi.
Il fit signe aux gardes de s’écarter.
Ils prirent un couloir presque assez large pour laisser passer deux meutes de front. Le chambellan marchait en tête, suivi des voyageurs et du médecin accompagnant le brancard de la créature. Les murs étaient hauts, et décorés de panneaux aux incrustations d’argent. Tout était de plus en plus grandiose et étonnant. Il n’y avait aucune sculpture, et tout ce qu’ils voyaient semblait dater de plusieurs siècles.
Mais il y avait des tableaux aux murs. Pérégrin fit un faux pas lorsqu’il vit le premier d’entre eux, et il entendit Scribe étouffer une exclamation derrière lui. Pérégrin avait vu des peintures dans le monde entier. Habituellement, les gens des tropiques préféraient les fresques abstraites, à base de grands badigeons aux couleurs psychédéliques. Les insulaires des mers du Sud n’avaient jamais inventé la perspective. Dans leurs aquarelles, les objets distants flottaient simplement dans la partie supérieure du tableau. Dans la République des Longs Lacs, c’était la peinture figurative qui avait actuellement la faveur des connaisseurs, en particulier les tableaux multiples, qui offraient à la meute une vue globale.
Mais Pérégrin n’avait jamais rien vu de pareil. Les tableaux étaient des mosaïques composées de carrés de céramique n’excédant pas un demi-centimètre de côté. Il n’y avait pas de couleurs, mais quatre nuances de gris. À plus d’un mètre de distance, on n’apercevait plus les contours des carrés, et… c’étaient les plus beaux paysages que Pérégrin eût jamais vus. Tous les tableaux représentaient des panoramas que l’on pouvait contempler à partir des hauteurs environnant le Sculpteur. N’eût été l’absence de couleurs, ils auraient pu faire figure de fenêtres. Le bas de chaque représentation était bordé d’un cadre rectangulaire, mais le haut n’avait pas de contours réguliers. La mosaïque se perdait à l’horizon. Et les panneaux muraux remplaçaient le ciel.
— Dites donc, l’ami, je croyais que vous vouliez voir le Sculpteur.
La remarque s’adressait à Scribe. Jaqueramaphan s’était réparti dans tout le couloir, chacun de lui assis devant un tableau différent. Il tourna une tête vers le chambellan pour dire d’une voix émue :
— Mort de mon âme ! C’est comme si j’étais Dieu ! J’ai l’impression d’avoir un membre sur chaque colline et de tout voir en même temps !
Mais il se releva et suivit les autres au petit trot.
Le couloir aboutissait à une vaste salle de réunion, la plus grande que Pérégrin eût jamais vue.
— Il n’y a rien de comparable dans toute la République, déclara Scribe avec admiration en levant la tête pour contempler les trois rangées de balcons.
Ils étaient seuls au centre avec la créature.
— Hum.
Outre le chambellan et le médecin, cinq meutes occupaient déjà la salle, et d’autres étaient en train d’arriver. La plupart de leurs membres étaient vêtus comme les nobles de la République, avec une profusion de bijoux et de fourrures. Quelques-uns portaient la jaquette toute simple déjà très répandue lors de son dernier voyage. Pérégrin soupira. La petite colonie du Sculpteur était devenue une cité, et une nation-État. Il se demandait si le roi – ou plutôt la reine – possédait maintenant un réel pouvoir. Fixant Scribe du regard, il lui ordonna en parléfin :
— Ne dites rien, pour le moment, de la boîte à images.
Jaqueramaphan prit un air à la fois perplexe et conspirateur pour lui répondre sur le même mode :
— D’accord, d’accord… Un atout de dernière minute ?
— Quelque chose comme ça, oui.
Le regard de Pérégrin balaya les balcons. La plupart des meutes qui arrivaient avaient une expression d’importance désabusée. Il sourit en lui-même. Dès qu’ils jetaient un coup d’œil dans la fosse où ils se trouvaient, ils perdaient de leur assurance. L’atmosphère, dans les hauteurs, était chargée de conversations bourdonnantes. Aucune des meutes ne ressemblait au Sculpteur. Mais elle devait avoir très peu de ses anciens membres avec elle. Il ne pouvait espérer la reconnaître qu’à son allure générale et à ses attitudes. Quelle importance ? Il avait lui-même entretenu certaines amitiés plus longtemps que la durée de vie de n’importe lequel de ses membres. Pour d’autres, il suffisait d’une décennie pour que l’amitié se flétrisse. Les points de vue changeaient, l’affection devenait animosité. Il s’était imaginé que le Sculpteur serait le même. Mais maintenant…
Il y eut une brève sonnerie de trompettes, presque un rappel à l’ordre. Les portes d’une loge s’ouvrirent solennellement, et une meute de cinq entra. Pérégrin eut un frisson d’horreur. C’était le Sculpteur, mais… tellement disparate ! Un membre était si vieux que les autres devaient l’aider à marcher. Deux étaient à peine sortis de la très jeune enfance, le premier bavant continuellement. Le membre le plus massif avait la cornée entièrement blanche. C’était le genre d’infirmité que l’on notait généralement dans les taudis du front de mer ou dans une dernière génération d’inceste.
Elle baissa les yeux vers Pérégrin et sourit, presque comme si c’était elle qui le reconnaissait. Quand elle parla, ce fut par la voix de l’aveugle. Sa voix était claire et ferme.
— Vous pouvez commencer, Vendacious.
Le chambellan s’inclina.
— Comme il plaira à Votre Majesté.
Il désigna la fosse et la créature.
— Voici la raison de cette réunion hâtive.
— On peut aller au cirque pour voir des monstres, Vendacious.
La voix, au dernier balcon, était celle d’une meute au costume particulièrement voyant. Mais, à en juger par les protestations qui s’élevèrent de tous côtés, ce point de vue était minoritaire. Une autre meute, à un balcon inférieur, bondit par-dessus la balustrade et fit mine de chasser le docteur de la fosse pour mieux voir la créature sur son brancard.
Le chambellan dressa l’une de ses têtes pour intimer le silence. Regardant sévèrement celui qui avait sauté dans la fosse, il déclara :
— Un peu de patience, s’il vous plaît, Scrupilo. Tout le monde pourra s’approcher bientôt.
Le nommé Scrupilo émit un grondement de protestation, mais retourna à sa place.
— Bien, fit Vendacious en reportant toute son attention sur Scribe et sur Pérégrin. Votre arrivée a précédé toutes les informations en provenance du Nord, mes amis. Personne ici à part moi ne connaît très bien votre histoire, et tout ce que j’en sais a été relayé par porte-voix à travers la baie. Vous dites que cette créature est tombée des étoiles ?
C’était une invitation à prendre la parole. Pérégrin laissa à Scribe Jaqueramaphan le soin de s’adresser à l’illustre assemblée. Il adorait cela. Il raconta l’histoire de la maison volante, de l’embuscade, des meurtres et du sauvetage. Il montra son instrument d’optique et se présenta comme un agent secret de la République des Longs Lacs. Quel espion authentique ferait jamais une chose pareille ? Toutes les meutes du conseil avaient les yeux rivés sur la créature. Certains membres semblaient effrayés et d’autres – comme Scrupilo – tout simplement fous de curiosité. Le Sculpteur ne regardait qu’avec deux de ses têtes. Les autres semblaient endormies. Elle avait l’air aussi épuisée que Pérégrin lui-même. Il mit ses têtes entre ses pattes. La douleur de Bal puisait de manière insupportable. Il aurait été plus simple de l’endormir, mais il raterait une partie des débats. Après tout, ce n’était peut-être pas une mauvaise idée. Bal sombra dans une torpeur engourdie, et la douleur devint plus sourde.
Le discours de Jaqueramaphan dura encore quelques minutes. Le trio Wickwrack ne comprenait plus grand-chose, mais il suivait parfaitement les intonations. Scrupilo se plaignit à plusieurs reprises, avec impatience. Vendacious murmura quelque chose, d’accord avec lui. Le médecin battit en retraite, et Scrupilo s’avança vers la créature de Wickwrack. Pérégrin se dressa, soudain en alerte.
— Faites attention. Elle est dangereuse.
— Votre ami m’a déjà prévenu, répliqua sèchement Scrupilo.
Contournant le brancard, il se pencha pour étudier le visage brun et glabre de la créature. Celle-ci lui rendit son regard, impassible. Scrupilo tendit prudemment la patte en avant et écarta la couverture. Toujours pas de réaction.
— Vous voyez ? fit Scrupilo. Il sait que je ne veux pas lui faire de mal.
Pérégrin ne chercha pas à le démentir.
— Et ce monstre marche vraiment sur ses deux pattes arrière ? interrogea l’un des conseillers, sceptique. Vous l’imaginez dressé de toute sa hauteur ? Une chiquenaude suffirait à le renverser.
Il y eut des rires. Pérégrin se souvint de l’allure comique de la créature quand elle était dressée et qu’elle avait tout d’une mante.
— Ce monstre est répugnant, fit Scrupilo en fronçant les narines.
Il ne cessait de tourner autour du brancard. Pérégrin savait que cela agaçait énormément le deux-pattes.
— Il faut lui retirer cette hampe de flèche, reprit Scrupilo. Le saignement a presque cessé, mais si nous voulons que cette créature survive nous devons lui prodiguer des soins immédiatement.
Il regarda dédaigneusement Scribe et Pérégrin, comme pour leur reprocher de ne pas avoir pratiqué une opération chirurgicale à bord du deux-coques. Mais quelque chose attira son regard, et il changea brusquement de ton.
— Par la Grande Meute ! Regardez le bout de ses pattes ! s’écria-t-il en relâchant les liens autour des chevilles de la créature. Deux pattes comme ça valent largement cinq paires de lèvres ! Imaginez ce qu’une meute de créatures pareilles pourrait accomplir !
Il se rapprocha de la patte aux cinq tentacules.
— Faites…
… attention, allait dire Pérégrin. Mais le monstre avait déjà roulé ses tentacules en boule. Sa patte antérieure s’élança en faisant un angle impossible avec le reste de son corps pour s’écraser sur la tête de Scrupilo. Le coup n’était pas très fort, mais il avait visé le tympan avec précision.
— Ouah ! Oulah ! Ouah ! fit Scrupilo en dansant sur ses pattes.
La créature criait aussi. Ce n’étaient que des bruits de bouche, graves et fluets. Toutes les têtes se dressèrent en entendant ces sons d’un autre monde, même celle du Sculpteur. Pérégrin les connaissait bien, lui, et il n’y avait plus aucun doute dans son esprit. Il s’agissait du langage intermeutes de son espèce. Au bout de quelques secondes, les bruits se transformèrent en sons rauques réguliers qui s’apaisèrent peu à peu.
Durant un long moment, personne ne dit mot. Puis une partie du Sculpteur se mit sur ses pieds. Elle se pencha vers Scrupilo.
— Ça va ?
C’étaient les premières paroles qu’elle prononçait depuis le début de la réunion.
— Ça fait mal, mais ce n’est pas grave, répondit Scrupilo en se léchant le front.
— Un jour, votre vilaine curiosité vous tuera.
L’autre se hérissa, indigné, mais il paraissait en même temps flatté par cette prédiction.
La reine Sculpteur fit du regard le tour de ses conseillers.
— Je perçois là une question des plus importantes. Scrupilo estime qu’un seul membre de cette créature pourrait être aussi agile et efficace qu’une meute entière de chez nous. C’est bien cela ?
La question semblait s’adresser à Pérégrin plutôt qu’à Scribe.
— Oui, Votre Majesté. Si ces liens avait été à portée de ses tentacules, le deux-pattes aurait pu les défaire aisément.
Il savait où tout cela menait. Il avait eu trois jours pour y arriver lui-même.
— Et les sons qu’il émet ressemblent à un langage, ajouta-t-il.
Les murmures s’amplifièrent à mesure que les autres saisissaient la portée de ce qu’ils venaient d’entendre. Un membre capable de parler pouvait atteindre par lui-même un niveau de cohérence acceptable, mais c’était toujours au détriment de sa dextérité et de sa coordination.
— Oui…, murmura la reine. Cette créature ne ressemble à rien de ce qui existe sur notre monde. Son vaisseau est tombé du haut du ciel, et je commence à me demander de quoi serait capable sa meute au complet, si un seul membre est capable de faire ce que nous faisons tous ensemble.
L’aveugle qui parlait tourna la tête vers le reste de l’assistance, comme s’il la voyait. Deux autres essuyèrent le museau de celui qui bavait. La reine n’offrait pas un spectacle très sympathique.
— Je n’entends pas le moindre commencement de pensée chez ce monstre, fit Scrupilo en redressant la tête. Et il n’a pas de tympan antérieur. Je ne vois pas non plus de tympan d’épaule, du reste, ajouta-t-il en désignant le tissu déchiré au niveau de la blessure de la créature. Il est peut-être capable d’autonomie par rapport à sa meute, mais qu’est-ce qui nous dit que ce n’est pas sa seule qualité ?
Pérégrin sourit intérieurement. Ce Scrupilo était un roquet plein de lui-même, mais on pouvait dire à son crédit qu’il ne s’accrochait pas à la tradition. Durant des siècles, les érudits avaient débattu pour décider de ce qui différenciait les gens des animaux. Certains de ces derniers avaient un cerveau plus gros, d’autres avaient des pattes ou des lèvres plus souples ou plus puissantes que celles d’un membre de meute. Dans les savanes d’Easterlee, il y avait même des créatures qui ressemblaient à des gens et qui s’assemblaient par groupes, mais leur intelligence était très limitée. Si l’on exceptait les hordes de loups et les troupeaux de baleines, il n’y avait que les gens qui vivaient en meutes. C’était la coordination de pensée entre les membres qui faisait l’intelligence et la supériorité de leur espèce. La théorie de Scrupilo était une hérésie.
— Ce que vous dites est inexact, objecta Jaqueramaphan. Nous avons entendu des bruits de pensée durant l’embuscade, et ils étaient même très forts. Ce membre est peut-être comme nos non-sevrés, incapable de penser par…
— Et tout de même capable de soutenir la comparaison avec une meute, ou presque, interrompit sombrement le Sculpteur. Si ces gens ne sont pas plus intelligents que nous, nous devrions pouvoir apprendre à faire les mêmes choses qu’eux. Même s’ils sont très évolués, nous pourrons devenir leurs égaux. Mais si ce membre appartient à une super-meute…
Durant quelques instants, on n’entendit pas d’autre bruit que le murmure étouffé des pensées des conseillers. Si ces créatures des étoiles étaient organisées en supermeutes et si elles apprenaient que leur ambassadeur avait été assassiné, leur avenir ne s’annonçait pas sous un jour très réjouissant.
— La première chose à faire est d’empêcher ce membre de mourir, de s’en faire un ami et d’étudier sa véritable nature, déclara la reine.
Ses têtes s’inclinèrent en avant, et elle sembla perdue en elle-même, ou peut-être simplement lasse. Abruptement, elle tourna plusieurs têtes vers son chambellan pour ajouter :
— Transportez cette créature dans le pavillon voisin du mien.
Vendacious sursauta d’étonnement.
— Vous n’y pensez pas, Majesté ! Nous venons de voir qu’elle est agressive, et elle a besoin de soins.
Le Sculpteur sourit. Sa voix se fit veloutée. Pérégrin l’avait déjà entendue parler ainsi, bien longtemps auparavant.
— Vous devriez savoir que je pratique la chirurgie. Avez-vous oublié que je suis… le Sculpteur ?
Vendacious s’humecta nerveusement les lèvres en se tournant vers les autres conseillers. Au bout d’une seconde, il murmura :
— Non, Votre Majesté. Je ne l’ai pas oublié. Il en sera fait selon vos désirs.
Pérégrin avait envie d’applaudir. Peut-être le Sculpteur détenait-il encore le pouvoir, après tout.
Pérégrin était assis dos à dos sur les marches de sa résidence lorsque le Sculpteur lui rendit visite le lendemain. Elle vint sans escorte, vêtue des jaquettes vertes toutes simples qu’elle portait lors du dernier séjour qu’il avait fait ici.
Il ne s’inclina pas et ne se leva pas pour aller à sa rencontre. Elle lui jeta un regard froid, puis s’assit à quelques mètres de lui.
— Comment va le deux-pattes ? demanda-t-il.
— J’ai extrait la hampe et recousu la plaie. Je pense qu’il vivra. Mes conseillers sont contents. La créature ne s’est pas du tout comportée comme un être doué de raison. Elle s’est débattue même lorsqu’on l’a attachée sur la table d’opérations, comme si elle n’avait aucune idée de ce qu’est la chirurgie. Et votre tête ?
— Ça va, tant que je ne remue pas trop.
Le reste de lui, Bal, était couché dans l’obscurité du pavillon.
— Le tympan guérit normalement, je pense, ajouta-t-il. Tout devrait être terminé dans quelques jours.
— Partait.
Un tympan abîmé pouvait signifier des problèmes mentaux continuels, ou bien la nécessité de prendre un autre membre et de trouver une occupation à celui que l’on reléguait dans l’ombre.
— Je me souviens très bien de vous, pèlerin, reprit la reine. Les membres sont différents, mais vous êtes le même Pérégrin qu’autrefois. Vous aviez de fabuleux récits à nous faire. J’ai beaucoup apprécié votre visite.
— Et moi, j’ai été honoré d’être reçu par l’illustre Sculpteur. C’est la raison pour laquelle je suis revenu.
Elle pencha amèrement une tête.
— L’illustre Sculpteur d’autrefois, mais pas l’épave d’aujourd’hui ?
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il en haussant les épaules.
Elle ne répondit pas immédiatement. Durant quelques instants, assis sans rien dire, ils contemplèrent la cité. L’après-midi était nuageux, la pluie n’allait pas tarder à venir. La brise glacée du détroit lui piquait les yeux et les lèvres. Le Sculpteur frissonna et resserra frileusement ses fourrures autour d’elle.
— J’ai maintenu mon âme durant six cents ans, murmura-t-elle finalement, et encore, en comptant sur les bouts des griffes. Ce qui s’est passé me paraît évident.
— La perversion vous avait épargnée, jusqu’ici, dit Pérégrin.
Il n’était pas aussi brutal, habituellement, dans sa manière de parler, mais quelque chose en elle l’incitait à être direct.
— C’est vrai. L’incestueux moyen met généralement quelques siècles pour parvenir à cet état de délabrement, et devient gâteux bien avant. Ma méthode était plus subtile. Je savais qui accoupler avec qui, quels chiots je devais garder et quels autres je devais utiliser pour des relations croisées. C’était toujours ma chair qui était le support de ma mémoire, et mon âme demeurait pure. Mais il y avait des choses que je ne comprenais pas assez, ou peut-être ai-je trop frôlé l’impossible. Mes options sont devenues de plus en plus étroites. À la fin, j’en ai été réduite à choisir entre l’intégrité mentale et les défauts physiques.
Elle essuya sa bave, et tous ses membres, à l’exception de l’aveugle, laissèrent leur regard errer sur le panorama offert par la cité.
— Nous sommes dans la plus belle partie de l’été, reprit-elle. La vie, en ce moment, est une folie verte qui cherche à presser les dernières gouttes de chaleur de la saison.
Et c’était vrai. La végétation verdoyante semblait se répandre partout où elle pouvait. Les feuilles-plumes couvraient les versants des collines et la ville, les fougères envahissaient tout sur les hauteurs avoisinantes et la bruyère donnait l’assaut aux sommets des montagnes de l’autre côté du détroit.
— J’adore cet endroit, murmura la reine.
Il n’aurait jamais cru qu’un jour il aurait à consoler l’illustre Sculpteur.
— Vous avez accompli ici un véritable miracle, dit-il. On en parle dans toutes les parties du monde où je suis allé. Et je parie que la moitié des meutes qui vivent dans la région vous sont apparentées.
— C’est vrai. J’ai réussi au-delà de tous les rêves. Je n’ai jamais manqué d’amants, même si je n’ai pas toujours pu utiliser moi-même tous les chiots. Il y a des moments où je me dis que ma plus belle réalisation est dans ma descendance. Scrupilo et Vendacious sont en grande partie issus de moi. Flenser aussi, au demeurant.
Ah ! C’était un détail que Pérégrin avait ignoré jusque-là.
— Durant ces dernières décennies, j’ai plus ou moins appris à accepter mon sort. Je ne suis pas de taille à lutter avec l’éternité. Bientôt, il me faudra laisser échapper mon âme. Je délègue de plus en plus d’autorité à mon conseil. Comment prétendre régner sur ce territoire alors que je ne suis plus moi-même ? De nouveau, je me consacre de plus en plus aux arts. Vous avez vu mes mosaïques monochromes.
— Elles sont superbes.
— Je vous montrerai mon cadre à images, un de ces jours. Le travail est lent, mais presque automatique. C’était un projet agréable pour les dernières années de mon âme. Mais maintenant, vous et votre créature, vous avez tout changé. Dommage ! Si c’était arrivé il y a seulement cent ans, nous aurions pu faire de grandes choses avec ça ! Nous avons essayé votre « boîte à images », vous savez. Les vues sont plus belles que tout ce que nous savons faire sur ce monde. Elles ressemblent un peu à mes mosaïques, comme le soleil ressemble à une mouche luisante. Chacune est faite de millions de petits points colorés. Les carrés sont si petits qu’il faut un instrument comme celui de Scribe pour les distinguer. J’ai travaillé des années pour réaliser à peine quelques dizaines de mosaïques. La boîte à images peut en produire des milliers, sans limite, si rapidement qu’elles semblent bouger toutes seules. Vos créatures des étoiles réduisent mon existence au même rang que celle d’un chiot mal sevré qui gratte aux parois de son berceau.
La reine Sculpteur se mit à pleurer doucement, mais sa voix n’avait rien perdu de sa vigueur quand elle ajouta :
— Et maintenant, c’est le monde tout entier qui est sur le point de changer, mais trop tard pour l’épave que je suis !
Presque inconsciemment, Pérégrin fit avancer l’un de ses membres vers la reine. Il se rapprocha de manière inhabituelle, jusqu’à huit mètres, puis six, puis cinq. Leurs pensées furent soudain envahies d’interférences, mais il la sentit se calmer un peu. Elle eut un rire las.
— Merci. Mais votre compassion m’étonne. Que représente le plus gros problème de ma vie pour un pèlerin ?
— Vous souffrez.
C’était tout ce qu’il trouvait à dire.
— Mais vous, les pèlerins, vous n’arrêtez pas de changer.
Elle se rapprocha encore de l’un de ses membres, jusqu’à ce qu’ils se touchent presque. Il devenait difficile d’avoir encore des pensées cohérentes. Parlant lentement, se concentrant sur chaque mot, espérant qu’il ne perdrait pas le fil, Pérégrin murmura :
— Je change, mais j’ai quand même une âme. Les parties de moi qui constituent le pèlerin ont besoin d’une certaine perspective.
Parfois, de grandes intuitions naissent au cœur d’une bataille ou d’un moment d’intimité. C’était le cas en ce moment.
— Je suis de plus en plus convaincue que le monde entier va changer grandement, maintenant que ces deux-pattes nous tombent des étoiles, reprit la reine. Quel meilleur moment pourrait choisir le Sculpteur pour renoncer à l’ancien monde ?
Elle sourit, et la confusion se fit plus grande, mais d’une manière non déplaisante.
— Je n’y avais pas… songé de cette manière-là… Le temps du changement est arrivé…
Pérégrin s’avança tout entier parmi elle. Les deux meutes se mêlèrent un instant, leurs pensées fusionnant en un tendre chaos. Leur dernier souvenir clair fut celui du moment où ils grimpèrent les marches en trébuchant pour entrer dans son pavillon.
Un peu plus tard, ce même après-midi, le Sculpteur apporta la boîte à images au laboratoire de Scrupilo. Quand la reine arriva, Scrupilo et Vendacious étaient déjà là ainsi que Scribe Jaqueramaphan, qui se tenait un peu plus à distance des autres que ne le demandait la simple courtoisie. La reine, visiblement, avait interrompu une discussion animée. Quelques jours auparavant, ces chamailleries auraient eu le don de la déprimer. Aujourd’hui, elle se contenta de traîner son membre boiteux à l’intérieur et de regarder les autres par les yeux de celui qui bavait. Puis elle sourit. Elle ne s’était pas sentie aussi bien depuis des années. Elle avait pris une décision, suivie d’actions, et s’attendait maintenant à de nouvelles aventures.
— Vous avez vu Pérégrin ? demanda Scribe en s’animant soudain à son entrée. Comment va-t-il ?
— Il va très bien. Ne vous inquiétez pas.
Inutile de leur montrer à quel point il se porte bien.
— Je veux dire qu’il se remettra très bien, précisa-t-elle.
— Votre Majesté, je vous suis très reconnaissant, ainsi qu’à vos médecins. Wickwrackbal est une meute de qualité, et… Vous comprenez… Même un pèlerin ne peut changer impunément ses membres chaque jour, comme s’il enfilait de nouveaux habits.
Le Sculpteur fit un vague geste d’assentiment et s’avança jusqu’au milieu de la salle, où elle posa sur la table la boîte à images de la créature. Elle ressemblait, en fait, à un gros coussin rose, avec des oreilles souples et un dessin représentant un étrange animal cousu sur le couvercle. Après avoir manipulé la chose dans tous les sens durant un jour et demi, elle était devenue très forte… pour l’ouvrir et la refermer. Chaque fois, le visage du deux-pattes apparaissait, faisant de drôles de bruits avec sa bouche. Chaque fois, la reine était saisie d’admiration en voyant la mosaïque en mouvement. Il devait falloir un million de « carrés » colorés bougeant dans un synchronisme parfait pour créer une telle illusion. Pourtant, le phénomène se reproduisait chaque fois exactement de la même manière. Elle tourna l’écran de manière que Scrupilo et Vendacious puissent le voir.
Jaqueramaphan se rapprocha des autres et tendit un double cou pour regarder aussi.
— Vous pensez toujours que la boîte est un animal ? demanda-t-il à Vendacious. Si on lui donnait un bonbon, vous croyez qu’elle nous livrerait ses secrets ?
Le Sculpteur sourit intérieurement. Scribe ne faisait pas partie de la corporation des pèlerins. Ceux-ci dépendent trop du bon vouloir d’autan pour se permettre d’indisposer les grands à leur égard.
Vendacious l’ignora. Tous les regards étaient braqués sur la reine.
— Votre Majesté, je ne voudrais pas vous offenser, mais permettez-moi de vous redemander, au nom du conseil tout entier, et compte tenu du caractère très important de cette boîte à images, de bien vouloir nous la confier, au moins pendant votre sommeil. Cet objet est trop précieux pour qu’on le laisse dans les gueules d’une seule meute, aussi auguste soit-elle.
— Je ne me considère pas comme offensée. Si vous insistez, vous pouvez participer à mes recherches. Mais je n’irai pas au-delà.
Elle lui lança un regard faussement innocent. Vendacious était un maître d’espionnage parfait, un administrateur médiocre et un savant incompétent. Un siècle plus tôt, elle aurait envoyé quelqu’un comme lui s’occuper des récoltes, s’il avait insisté pour rester. À cette époque-là, on n’avait pas besoin de maître d’espionnage, et un seul administrateur suffisait. Les choses avaient vraiment changé. Elle poussa distraitement du museau la boîte à images. Peut-être allaient-elles changer encore.
Prenant la question de Scribe au sérieux, Scrupilo lui répondit :
— Je ne vois que trois possibilités. La première est qu’il s’agit d’un instrument de magie. (Vendacious eut un mouvement de recul.) En vérité, cette boîte est peut-être tellement éloignée de nos possibilités de compréhension qu’elle représente de la magie pour nous. Mais c’est une hérésie que le Sculpteur n’a jamais voulu admettre, aussi je pense qu’il est plus courtois de l’écarter. (Il jeta un regard sardonique à la reine.) La seconde est que nous avons effectivement affaire à un animal. Plusieurs conseillers ont penché pour cette solution lorsque Scribe l’a fait parler pour la première fois. Mais cela ressemble plutôt à un coussin bien rembourré, avec son motif amusant brodé dans un coin. Et, surtout, cela répond aux excitations de manière parfaitement répétitive. C’est un phénomène qui ne trompe pas. Je reconnais là le comportement d’une machine.
— C’est votre troisième hypothèse ? demanda Scribe. Mais toute mécanique possède des parties mobiles, et je n’en vois pas ici, à l’exception de…
Le Sculpteur remua impatiemment l’une de ses queues pour les faire taire. Ils étaient capables de continuer ainsi pendant des heures, et elle voyait que Scribe n’était pas différent.
— Nous devons en apprendre davantage avant de nous livrer à des spéculations, dit-elle.
Elle donna quelques petits coups sur le coin de la boîte, comme elle avait vu faire Scribe lors de sa première démonstration. Le visage de la créature disparut et fut remplacé par un agencement de couleurs éblouissantes. Il y eut une cascade de sons, puis plus rien, excepté le bourdonnement dans le registre moyen que la boîte laissait toujours entendre lorsque son couvercle était ouvert. Ils savaient déjà que la chose était capable d’entendre les sons graves et de réagir aux contacts par l’intermédiaire du rectangle dessiné sur sa base. Mais ce rectangle lui-même était une sorte de tableau d’images. Certaines commandes transformaient la grille de cases tactiles en leur donnant un aspect entièrement différent. La première fois qu’ils avaient réussi à faire cela, la boîte avait refusé tout commandement ultérieur. Vendacious était sûr qu’ils avaient « tué la petite créature ». Mais ils avaient ensuite refermé la boîte, et quand ils l’avaient rouverte elle avait repris son comportement habituel. Le Sculpteur était à peu près certain que rien de ce qu’ils pourraient faire en lui parlant ou en la touchant ne pourrait lui faire du mal.
La reine essaya de nouveau tous les signaux qu’ils avaient découverts, dans l’ordre habituel. Le résultat fut spectaculaire, strictement identique à ce qui s’était passé avant. Mais il suffisait de changer l’ordre, et les effets devenaient entièrement différents. Elle n’était pas certaine de partager l’opinion de Scrupilo. La boîte se comportait avec la régularité d’une machine, la chose était certaine, mais elle présentait une variété de réactions qui la faisait ressembler plutôt à un animal.
Derrière elle, Scrupilo et Scribe firent avancer chacun un membre, le cou tendu pour mieux voir l’écran. Le bourdonnement de leurs pensées se fit de plus en plus fort, jusqu’à en devenir insupportable. La reine ne savait même plus ce qu’elle avait eu l’intention de faire ensuite.
— Ça ne vous dérangerait pas de reculer un peu, tous les deux ? cria-t-elle. On ne s’entend plus penser, ici.
Ce n’est pas une chorale, tout de même.
— Désolé. Ça ira comme ça ? fit Scribe.
La reine hocha la tête. Ils avaient reculé d’environ cinq pas. Les deux membres étaient à moins de six ou sept mètres l’un de l’autre. Ils devaient avoir vraiment envie de regarder cet écran. Vendacious, de son côté, avait maintenu une distance respectueuse entre la reine et lui, et son sourire obséquieux d’enthousiasme alerte ne l’avait jamais quitté.
— J’ai une suggestion, annonça Scribe, dont la voix était rendue pâteuse par l’effort qu’il faisait pour se concentrer par rapport aux pensées de Scrupilo. Si vous touchez la case 4/3 en disant… (il émit une série de sons dans le langage de la créature, faciles à reproduire), l’écran vous montre une série de petites images qui semblent correspondre aux cases. J’ai l’impression que ce sont… hum… des options qui nous sont proposées.
Mmm… Si cette boîte est vraiment une machine, ce sont nos définitions qui sont à revoir.
— C’est la boîte elle-même qui finira par nous éduquer, déclara la reine. Très bien, nous allons tout essayer.
Trois heures passèrent. Vers la fin, même Vendacious avait rapproché un de ses membres de l’écran. Le bruit de fond, dans la salle, était à la limite du chaos. Tout le monde avait une suggestion à faire. « Il faut dire ceci… Il faut appuyer là… La dernière fois, elle a dit ça, et nous avons fait ceci et cela… » Les motifs en couleurs étaient complexes, et émaillés de signes qui devaient constituer un langage écrit. De minuscules silhouettes couraient sur l’écran, déplaçant les symboles et ouvrant de petites fenêtres. L’idée de Scribe Jaqueramaphan était vérifiée. Les carrés d’images étaient bien des options. Certains faisaient même apparaître de nouveaux tableaux d’options, qui se déployaient comme les branches d’un arbre, avait estimé Scribe. La comparaison était jolie, mais ne correspondait pas tout à fait à la réalité. Parfois, les cases provoquaient un retour en arrière. Métaphore pour métaphore, le système était plutôt comparable à un réseau de rues. Quatre fois, ils aboutirent à une impasse et durent refermer la boîte pour tout recommencer. Vendacious notait frénétiquement toutes les opérations. C’était fort utile. Il y avait des endroits où ils voulaient retourner. Mais même lui se rendait parfaitement compte qu’il existait de multiples chemins qu’une exploration aveugle ne permettrait jamais de découvrir.
Le Sculpteur aurait donné une grande partie de son âme pour être capable de reproduire les seuls dessins qu’elle avait déjà vus. Il y avait des paysages cosmiques, des lunes à l’éclat bleu ou vert, ou barrées d’une ceinture orange. Il y avait des images animées de cités des étoiles, peuplées de créatures si proches les unes des autres qu’elles se touchaient presque. S’il s’agissait de meutes, elles étaient plus grandes que tout ce qui existait dans le monde, même sous les tropiques. Mais toutes ces suppositions ne rimaient peut-être à rien. Ces cités dépassaient tout ce qu’elle était capable d’imaginer.
Finalement, Jaqueramaphan recula pour se regrouper à l’écart. Sa voix tremblait lorsqu’il déclara :
— Il y a un… un univers entier dans cette boîte. Nous pourrions l’explorer à l’infini sans jamais rien apprendre de…
Elle regarda les deux autres. Pour une fois, Vendacious semblait avoir perdu sa suffisance. Il y avait des taches d’encre sur ses lèvres. Les tables à écrire autour de lui étaient jonchées de dizaines de schémas plus ou moins clairs. Il laissa retomber sa plume et poussa un profond soupir.
— Nous devrions en rester là et étudier d’abord ce que nous avons, dit-il.
Il rassembla ses dessins en un petit tas bien net.
— Demain, après une bonne nuit de sommeil, nos têtes seront plus claires, dit-il, et nous pourrons…
Scrupilo recula à son tour, puis s’étira. Ses yeux avaient des cernes rouges d’excitation.
— Fort bien, ami Vendacious, répliqua-t-il. Mais laissez-nous vos dessins, voulez-vous ?
Il allongea un museau pour s’en emparer.
— Vous voyez celui-ci, et celui-là ? Il est clair que nos tentatives maladroites nous conduisent à des résultats souvent vides de sens. À certains moments, la boîte à images se bloque, mais l’image que nous obtenons le plus souvent est celle de deux créatures qui dansent dans une forêt en émettant des sons rythmés. Et si nous disons… (il répéta une partie de la séquence), nous obtenons plusieurs séries de bâtons, un seul dans la première, deux dans la deuxième, et ainsi de suite…
Le Sculpteur avait déjà remarqué la chose.
— C’est vrai, dit-elle. Et il y a un membre qui apparaît en désignant chaque série et en prononçant un son différent chaque fois.
Scrupilo et elle se regardèrent. Chacun voyait dans les yeux des autres la même lueur d’enthousiasme, la même excitation d’apprendre, de découvrir de l’ordre là où seul le chaos avait semblé exister. Il y avait bien neuf cents ans qu’elle n’avait rien ressenti de semblable.
— Je ne sais pas ce que représente cette chose, dit-elle, mais j’ai bien l’impression qu’elle veut nous enseigner le langage des deux-pattes.
Les jours qui suivirent, Johanna Olsndot ne manqua pas de temps pour réfléchir à tout ce qui s’était passé. La douleur dans sa poitrine et à son épaule s’estompait. Si elle ne faisait pas trop de mouvements brusques, il ne subsistait plus qu’une sourde sensation de gêne. Ils avaient retiré la flèche et recousu la plaie. Elle avait craint le pire quand ils l’avaient attachée et qu’elle avait vu les couteaux dans leurs gueules et les instruments d’acier entre leurs griffes. Puis ils avaient commencé à l’inciser, et la douleur avait été atroce, pis que tout ce qu’elle aurait pu imaginer.
Elle frissonnait encore en se remémorant cela, mais elle ne faisait plus de cauchemars comme au début.
Papa et maman étaient morts. Elle les avait vus périr de ses propres yeux. Mais Jefri ? Il y avait une chance, une toute petite chance, pour qu’il soit encore en vie. Quelquefois, Johanna passait un après-midi entier pleine d’espoir. Elle avait vu les cryodormeurs carbonisés sous le vaisseau, mais ceux qui se trouvaient à l’intérieur avaient très bien pu survivre. Cependant, la manière impitoyable et systématique dont les monstres avaient tout passé au lance-flammes et à l’épée dans les alentours du vaisseau ne lui laissait que peu d’espoir.
Elle était prisonnière. Pourtant, jusqu’à présent, ses ennemis la traitaient plutôt bien. Les gardes n’étaient pas armés en dehors de leurs crocs et de leurs dards, au bout des pattes. Ils se tenaient soigneusement à distance. Ils savaient qu’elle pouvait leur faire du mal.
Ils la maintenaient enfermée dans une grande cabane sans lumière. Quand elle était toute seule, elle faisait les cent pas continuellement. Ces monstres qui ressemblaient à des chiens étaient devrais barbares. Leur chirurgie sans anesthésie n’était probablement même pas une torture. Elle n’avait pas vu le moindre avion ni le moindre signe d’électricité. Leurs sanitaires consistaient en un simple trou percé au milieu d’une dalle de marbre. C’était si profond qu’on entendait à peine un léger plop quand ça arrivait en bas. Ce qui n’empêchait pas la puanteur de monter. Ces créatures étaient aussi arriérées que les Nyjorains des époques les plus sombres. Ils n’avaient jamais possédé aucune technologie, ou bien ils l’avaient complètement oubliée. Elle sourit presque à cette idée. Maman aimait les récits de naufrages et d’héroïnes en panne sur des mondes perdus. Le fin du fin consistait généralement à réinventer la technologie pour réparer le vaisseau. Maman était… avait été si calée en histoire des sciences. Elle adorait les détails techniques de ces récits.
Johanna était en train de vivre exactement cela, mais avec une différence importante. Elle voulait qu’on la sauve, mais elle voulait également se venger. Ces créatures n’avaient rien de comparable avec des humains. En fait, elle n’avait jamais lu aucune description qui leur ressemble. Elle aurait bien cherché dans sa boîte de données, mais ils lui avaient pris même ça. Ha ! Qu’ils fassent joujou avec, si ça leur plaisait. Ils ne tarderaient pas à se heurter à ses sécurités, et ils seraient bloqués.
Au début, on ne lui avait donné que des couvertures pour se tenir au chaud. Puis on lui avait apporté des vêtements taillés sur le modèle de sa combinaison, mais en patchwork épais. Ils étaient chauds et résistants, cousus d’une manière plus fine qu’elle ne l’aurait cru possible sans machine. Elle pouvait maintenant sortir à l’aise. Le jardin où était sa cabane était son endroit préféré. Il faisait à peu près cent mètres carrés et était légèrement en pente. De nombreuses fleurs y poussaient ainsi que des arbres aux longues feuilles en forme de plume d’oiseau. Des allées dallées sinuaient à travers une pelouse parsemée de plaques de mousse. C’était un lieu paisible quand elle était d’humeur, un peu comme le jardin familial sur Straum.
Il y avait des murs, mais quand elle était au sommet de la pente elle voyait ce qu’il y avait derrière. Ils suivaient un tracé irrégulier, et il y avait des endroits où elle apercevait leur partie extérieure. Quant aux fenêtres, c’étaient de simples fentes qui rappelaient les meurtrières des antiques châteaux de ses livres d’histoire. On pouvait s’abriter derrière pour tirer une volée de flèches sans s’offrir comme cible.
Quand il y avait du soleil, Johanna aimait s’asseoir à l’endroit où l’odeur des feuilles-plumes était particulièrement forte, pour contempler la baie par-dessus les murs en bas de la pente. Elle n’était pas tout à fait sûre de comprendre ce qu’elle voyait. Il lui semblait qu’il s’agissait d’un port. La forêt de mâts était presque la même que dans la marina de Straum. Les rues de la ville étaient larges, mais elles zigzaguaient, et les bâtiments qui les bordaient étaient construits tout de travers. Il y avait des endroits où les bâtiments étaient de véritables labyrinthes de pierre à ciel ouvert. De son point d’observation, elle distinguait très bien la configuration générale. Et il y avait un autre mur, très long, qui sinuait à travers la campagne à perte de vue. Les collines, au loin, étaient couronnées de roche grise et de plaques de neige.
Les créatures canines étaient partout dans la ville. De loin, on pouvait aisément les prendre pour des chiens, à cette différence près que certains avaient vraiment un cou de serpent et d’autres une tête de rat. Mais, chose plus importante, quand on les observait de cette distance, on percevait mieux leur véritable nature. Ils se déplaçaient toujours par petits groupes, rarement plus de six. Au sein d’une même meute, ils se frôlaient et coopéraient avec grâce et habileté. Mais elle ne voyait jamais deux groupes se rapprocher à moins de dix mètres l’un de l’autre. Vus de loin, les membres de chaque meute semblaient vraiment faire corps, et elle avait l’impression de voir avancer des monstres aux membres multiples qui prenaient bien soin de se maintenir à bonne distance de leurs congénères. La conclusion s’imposait maintenant à elle avec force.
Un seul cerveau par meute. Et un cerveau démoniaque au point de ne pas pouvoir supporter le voisinage de ses semblables.
Sa cinquième journée dans le jardin fut la plus belle qu’elle eût connue ici. Elle ne pouvait s’empêcher d’être joyeuse. Les fleurs emplissaient l’air de leurs graines duveteuses et la lumière oblique du soleil faisait jouer des reflets sur elles tandis qu’elles voletaient par milliers dans la brise douce, comme des grumeaux au sein d’un sirop invisible. Elle imaginait ce que ferait Jefri s’il était là. Il prendrait d’abord l’air digne d’un grand garçon, puis il se balancerait d’un pied sur l’autre et s’élancerait finalement vers le bas de la colline pour essayer d’attraper autant de chandelles volantes qu’il le pourrait, sans cesser de rire aux éclats.
— Tralala, comment ça va ?
C’était une voix d’enfant derrière elle.
Johanna bondit si fort qu’elle faillit rouvrir sa plaie. Il y avait une meute derrière elle. C’était celle – ou celui ? – qui lui avait extrait la flèche. Ses membres étaient pelés et décharnés. Ils avaient le ventre à terre, prêts à déguerpir au moindre danger. Ils paraissaient aussi étonnés que Johanna.
— Tralala, tralalou, comment allez-vous ?
La voix était exactement la même qu’avant. On aurait dit un enregistrement, mais Johanna avait bien vu que l’un des animaux produisait les sons avec des sortes de membranes vibrantes qu’il avait aux épaules, aux hanches et sur la tête. Ce n’était pas la première fois qu’ils répétaient ce qu’elle disait, mais les mots, cette fois-ci, étaient presque appropriés. Et ce n’était pas sa voix qui était reproduite, bien qu’elle eût déjà entendu prononcer ces mots quelque part sur le même ton chantant. Elle mit les mains sur les hanches et dévisagea la meute. Deux animaux lui rendirent son regard. Les autres faisaient mine de contempler le paysage. L’un d’eux se léchait nerveusement la patte.
Les deux qui se trouvaient au fond portaient sa boîte de données dans leur gueule ! Elle se rappela soudain où elle avait entendu la comptine. Et elle connaissait la réplique qu’ils attendaient.
— Ça va très bien, et vous, tralalou ?
Les yeux de la meute s’agrandirent, de manière presque comique.
— Nous allons tous très bien, et c’est parfait.
La formule étant au complet, le porte-parole de la meute émit une série de bruits de déglutition, et quelqu’un lui répondit un peu plus bas sur le versant de la colline. Il y avait là une autre meute, tapie dans les buissons. Mais Johanna savait que, si elle restait près de celle-ci, l’autre ne s’approcherait pas.
Ainsi, les Dards – elle les appelait comme cela à cause des griffes de métal fixées à leurs pattes antérieures – avaient manipulé son Oliphant Rose et n’avaient pas été bloqués par les sécurités. Mieux que Jefri. Il était clair qu’ils étaient tombés sur le mode d’apprentissage destiné aux très jeunes enfants. Elle aurait dû y penser avant. Lorsque la boîte de données détectait un comportement puéril, elle s’adaptait au niveau d’un enfant, et même, si cela ne suffisait pas, à celui d’un enfant qui ne savait même pas parler le samnorsk. Si Johanna les aidait, ils pourraient certainement apprendre à parler sa langue. Mais était-ce réellement ce qu’elle voulait ?
La meute se rapprocha d’elle. Il y avait toujours au moins deux animaux qui la surveillaient. Cependant, ils semblaient moins prêts à bondir que précédemment. Le plus proche se coucha sur le ventre et leva les yeux vers elle. Il paraissait tout à fait gentil et inoffensif, quand on ne voyait pas ses griffes.
— Je m’appelle… (Johanna entendit une brève déglutition, accompagnée de quelque chose d’indéfinissable qui semblait résonner dans son crâne même.) Et vous, comment vous appelez-vous ?
Tout cela faisait partie du programme d’apprentissage du langage. Johanna savait que la créature n’avait aucun moyen de comprendre les mots qu’elle utilisait. Le dialogue était répété jusqu’à ce que l’enfant le plus obtus finisse par saisir. Même une citrouille était obligée de voir ce qu’il fallait faire. Cela dit, la prononciation du Dard était parfaite.
— Je m’appelle Johanna, dit-elle.
— Zjohnna, répéta la meute avec la voix de Johanna, en estropiant horriblement son nom.
— Jo-hanna, corrigea-t-elle patiemment.
Elle n’essaya pas de prononcer le nom des Dards.
— Bonjour, Johanna. Veux-tu que nous jouions au jeu des noms ?
C’étaient les mots du programme, avec la même intonation d’enthousiasme débile. Elle s’assit tranquillement. Bien sûr, si elle leur enseignait le samnorsk, les Dards auraient un levier sur elle, mais c’était son seul moyen d’en apprendre un peu plus sur eux et d’avoir des nouvelles de Jefri. Mais s’ils l’avaient assassiné, lui aussi ? Eh bien, elle apprendrait à leur faire tout le mal qu’ils méritaient.
Au Sculpteur et, quelques jours plus tard, dans l’île Cachée de Flenser, la longue journée de l’été arctique prit fin. Tout d’abord, il y eut un bref crépuscule, juste aux environs de minuit, qui baigna d’ombre uniquement les sommets les plus élevés. Puis les heures d’obscurité s’allongèrent, de plus en plus rapidement. Le jour résistait à la nuit, mais c’était la nuit qui gagnait. Les feuilles-plumes, au cœur des vallées, se parèrent des couleurs de l’automne. Quand on regardait vers le fond d’un fjord, en plein jour, on voyait des traînées d’un rouge orangé à la base des collines, puis le vert de la bruyère qui se mêlait progressivement aux gris clairs des lichens et aux gris plus foncés de la roche nue. Les plaques de neige attendaient leur moment, qui n’allait pas tarder à arriver.
À chaque coucher de soleil, c’est-à-dire un peu plus tôt chaque soir, Tyrathect faisait sa ronde sur les remparts extérieurs de Flenser. C’était une promenade de cinq kilomètres. Les niveaux inférieurs étaient gardés par des meutes linéaires, mais il y avait peu de guetteurs sur les hauteurs. Quand elle s’approchait d’eux, ils s’écartaient avec une précision toute militaire. Plus que militaire, même. Elle voyait briller la peur dans leurs regards. C’était une chose à laquelle elle avait du mal à se faire. Aussi loin qu’elle se souvenait – une vingtaine d’années en arrière –, Tyrathect avait toujours vécu dans la crainte des autres, écrasée de honte et de culpabilité, à la recherche d’un guide spirituel. Aujourd’hui, tout était inversé. Mais ce n’était pas forcément un mieux. Elle savait, de l’intérieur, le mal qu’elle avait fait. Elle savait pourquoi les guetteurs la redoutaient tant. Pour eux, elle était le Dépeceur.
Naturellement, elle prenait soin de ne jamais laisser paraître ses pensées sur son visage. Sa vie ne vaudrait pas cher si sa supercherie était découverte. Elle s’appliquait à faire disparaître ses réactions naturelles, son maniérisme et sa timidité. Depuis son arrivée dans l’île Cachée, elle ne s’était pas surprise une seule fois à baisser la tête et à fermer les yeux comme elle le faisait avant.
Tyrathect avait le regard d’acier de Flenser, et elle s’en servait. Sa ronde au sommet des murailles était aussi chargée de menaces que l’avait jamais été celle de Flenser. Elle jetait sur son domaine le même regard impitoyable, toutes ses têtes tendues en avant, comme si elle voyait des révélations derrière les esprits inférieurs de ses sujets. Il ne fallait pas qu’ils se doutent de la véritable raison de ces promenades crépusculaires. C’était l’époque où les jours et les nuits lui rappelaient la République. Elle pouvait presque imaginer qu’elle était encore là-bas, avant le Mouvement et les massacres du Parlement, avant qu’on ne lui tranche ses gorges et qu’on ne marie les fragments de Flenser à la racine de son âme.
Dans les champs or et roux derrière les rideaux de pierre, elle voyait les paysans s’occuper de leurs champs et de leurs troupeaux. Flenser régnait sur des terres qui s’étendaient plus loin que son champ de vision, mais il n’avait jamais importé de produits alimentaires. Le grain et la viande qui emplissaient les magasins étaient toujours produits à moins de deux jours de marche des détroits. Les motivations stratégiques de cet état de choses étaient suffisamment claires. Cependant, cela contribuait à la beauté sereine du paysage crépusculaire et à lui rappeler sa région natale et son école.
Le soleil se rapprochait obliquement des montagnes. De longues ombres se profilèrent sur les champs cultivés. Le château de Flenser était une île au milieu d’un océan d’ombre. Tyrathect commençait à sentir le froid piquant. Il y aurait encore de la gelée au matin. Les champs allaient être recouverts d’une fausse pellicule de neige qui ne disparaîtrait qu’une heure après le lever du soleil. Elle ajusta frileusement ses longues jaquettes et accéléra le pas jusqu’au poste de guet oriental. De l’autre côté du détroit, l’une des collines voisines était encore ensoleillée. C’était là que s’était posé le vaisseau descendu des étoiles. Il était toujours là, mais derrière des murs de pierre et de bois. Acier avait commencé à construire peu après son arrivée. Les carrières du nord de l’île Cachée n’avaient jamais été aussi actives, même du temps de Flenser. Les péniches qui apportaient la pierre sur le continent se croisaient sans cesse dans le détroit, même quand la lumière commençait à manquer. Le chantier de messire Acier fonctionnait sans interruption. Ses Convocations et ses inspections subalternes étaient plus sévères que ne l’avaient été celles de Flenser.
Messire Acier était un tueur et, pis encore, un manipulateur. Mais, depuis l’arrivée du vaisseau des étoiles, Tyrathect savait qu’il était habité par quelque chose de plus. Il avait horriblement peur. Non sans raisons. Les gens qu’il craignait allaient peut-être les massacrer tous en fin de compte, mais cela ne l’empêchait pas, au fond d’elle-même, de leur souhaiter bonne chance. Acier et ses flenséristes avaient attaqué les gens des étoiles sans aucun avertissement, plus par cupidité que par peur. Ils avaient massacré des dizaines de créatures. Dans un sens, ces assassinats étaient plus horribles que tout le mal que lui avait causé le Mouvement. Et elle avait suivi le Dépeceur de son plein gré. Ses amis l’avaient avertie de ce qui se préparait. On racontait des choses sinistres sur le Dépeceur, et ce n’était pas uniquement de la propagande gouvernementale. Mais elle désirait tellement suivre les autres et se consacrer à quelque chose de grand… Ils s’étaient littéralement servis d’elle. Elle n’avait à s’en prendre qu’à elle-même. Ce qui n’était pas le cas des habitants des étoiles. À aucun moment on ne leur avait laissé le choix. Acier les avait massacrés sans pitié.
Tout ce qu’il faisait maintenant était motivé par la peur. Les trois premiers jours, il avait recouvert le vaisseau volant d’un toit. Une ferme ridicule avait soudain fait son apparition sur la colline. Bientôt, le vaisseau des étoiles serait entièrement dissimulé derrière des murs de pierre. La nouvelle forteresse, quand elle serait achevée, serait peut-être plus grosse que celle de l’île Cachée. Acier savait que, si son forfait ne causait pas sa perte, il ferait de lui la meute la plus puissante du monde.
Telle était la raison pour laquelle Tyrathect restait ici et poursuivait sa mascarade. Elle ne pouvait continuer ainsi éternellement. Tôt ou tard, les autres fragments arriveraient à l’île Cachée. Tyrathect serait détruite, et Flenser revivrait intégralement. Mais elle ne survivrait peut-être même pas jusque-là. Deux de ses membres appartenaient à Flenser. Le Maître avait commis une erreur en pensant qu’ils pourraient dominer les trois autres. Au lieu de cela, la conscience de ces derniers avait acquis le brillant des deux membres de Flenser. Elle se souvenait pratiquement de tout ce que le Dépeceur avait dans sa mémoire, y compris les trahisons et les mauvais coups. Ces deux membres lui avaient conféré une intensité qu’elle n’avait jamais eue avant. Elle sourit intérieurement. Dans un sens, elle avait gagné sans le vouloir ce qu’elle avait naïvement et vainement cherché dans le Mouvement. Et le grand Flenser avait commis exactement l’erreur que, dans son arrogance, il avait cru impossible de commettre. Tant qu’elle gardait le contrôle des deux membres, elle avait encore sa chance. À l’état d’éveil, il n’y avait généralement pas de problème. Elle se sentait elle-même, au féminin, et ses souvenirs de sa vie dans la République étaient plus vivaces que ceux de Flenser. Mais les choses en allaient différemment quand elle dormait. Elle était assaillie de cauchemars. Les souvenirs des tourments infligés devenaient soudain agréables. La sexualité du sommeil, au lieu d’apaiser, était un véritable combat. Elle se réveillait brisée et écorchée, comme si elle avait lutté contre un violeur. Si les deux membres de Flenser retrouvaient leur liberté, si elle se réveillait un jour au masculin…, il ne leur faudrait que quelques secondes pour dénoncer la supercherie et quelques autres pour tuer les trois membres indésirables et trouver une meute plus docile pour intégrer les deux de Flenser.
Malgré tout cela, elle restait. Acier avait l’intention de se servir des créatures des étoiles et de leur vaisseau pour répandre le cauchemar de Flenser dans le monde entier. Mais son plan était fragile, avec des risques de toutes parts.
Si elle trouvait un moyen pour l’empêcher d’arriver à ses fins et pour détruire le Mouvement de Flenser, elle n’hésiterait pas une seule seconde à le faire.
De tout le château, seule la tour occidentale était encore éclairée par le soleil. On ne voyait aucun visage derrière les meurtrières, mais il y avait des yeux qui veillaient. Acier observait le Fragment du Dépeceur – le Flenser par intérim, comme il disait lui-même – sur les remparts en contrebas. Le Fragment avait été accepté par tous les commandants. En fait, ils lui accordaient presque le même respect terrorisé qu’à Flenser. Dans un sens, c’était le Dépeceur qui les avait faits tous, et il n’était guère surprenant qu’un frisson leur parcoure l’échine en présence de leur maître. Acier lui-même ressentait quelque chose du même ordre. Au moment de sa formation, Flenser avait obligé Acier en train de naître à essayer de le tuer. Chaque fois, il avait été pris, et ses membres les plus faibles avaient été torturés. Le conditionnement était toujours là, et cela l’aidait à se battre contre lui. Pour cette raison, Le Fragment de Flenser, se disait-il, courait peut-être un plus grand danger encore. En essayant de vaincre sa peur, Acier pouvait commettre n’importe quelle erreur et réagir avec plus de violence que nécessaire.
Tôt ou tard, il lui faudrait prendre une décision. S’il ne le tuait pas avant que les autres fragments arrivent à l’île Cachée, tout Flenser allait bientôt se retrouver ici. Et si deux membres étaient capables de surmonter la domination d’Acier, six l’effaceraient totalement. Mais voulait-il vraiment la mort du Maître ? Et, si c’était bien le cas, existait-il un moyen sûr de parvenir à ses fins ?
L’esprit d’Acier clignotait autour de la question tandis qu’il continuait d’observer la meute vêtue de noir.
Messire Acier avait l’habitude des enjeux élevés. Il était né ainsi. La peur, la mort et le jeu étaient toute sa vie. Mais jamais il n’avait risqué tant. Flenser avait failli subvenir la nation la plus puissante du continent et rêvait de dominer le monde.
Il contempla les versants des collines, de l’autre côté du détroit, là où s’élevait la nouvelle citadelle qu’il faisait construire. Dans la partie qui se jouait en ce moment, la conquête du monde suivrait aisément la victoire, et il n’était pas inconcevable que sa destruction soit la conséquence d’un échec.
Acier avait visité le vaisseau volant peu après l’embuscade, alors que le sol était encore fumant. Et il semblait devenir plus chaud à chaque heure qui passait. Les paysans du continent parlaient déjà de démons réveillés dans la terre. Les conseillers psychologiques d’Acier n’auraient pas pu leur inculquer de meilleures idées. Les jaquesblanches ne pouvaient s’approcher sans mettre des bottes à semelle isolante. Ignorant les vapeurs qui s’élevaient du sol, Acier avait enfilé les bottes et s’était avancé sous la coque incurvée. Le fond du vaisseau ressemblait vaguement à celui d’un bateau, à condition d’ignorer les échasses. Près du centre, il y avait une protubérance en forme de tétine. Le sol, juste en dessous, bouillonnait comme de la lave en effervescence. Les sarcophages calcinés se trouvaient vers le haut de la pente. Plusieurs corps avaient été enlevés pour être disséqués. Au début, ses conseillers avaient émis toutes sortes de théories fantaisistes. Les mantes, selon eux, étaient des guerriers qui avaient fui un champ de bataille et venaient ici enterrer leurs morts…
Jusqu’à présent, personne n’avait réussi à examiner complètement le vaisseau.
L’escalier gris était fait d’une matière aussi solide que l’acier, mais légère comme une plume. C’était cependant bien un escalier, même si les marches étaient un peu hautes pour le membre moyen d’une meute. Acier avait grimpé tout seul, laissant Shreck et les autres conseillers en arrière.
Il avait passé la tête à travers l’écoutille… pour la retirer précipitamment. L’acoustique était mortelle. Il comprenait, maintenant, de quoi les jaquesblanches se plaignaient. Comment les créatures des étoiles pouvaient-elles supporter cela ? Membre par membre, il s’était forcé à entrer.
La réverbération sonore lui déchirait les oreilles. C’était plus horrible que du quartz non isolé. Il se força à se calmer, comme il l’avait fait tant de fois en présence du Maître. L’écho sonore diminua, mais il y avait toujours des trépidations insupportables dans les parois tout autour de lui. Même ses jaquesblanches les plus aguerris ne tenaient pas plus de cinq minutes dans cet endroit. Cette pensée fit redresser les têtes de messire Acier. Question de discipline. Le silence n’est pas toujours synonyme de soumission. Il peut aussi vouloir dire que l’on est en chasse. Il regarda soigneusement autour de lui, ignorant les hurlements qui l’assaillaient.
La lumière provenait de barres bleuâtres disposées au plafond. Tandis que sa vision s’adaptait peu à peu, il commença à distinguer ce que ses spécialistes lui avaient décrit. L’intérieur du vaisseau était uniquement formé de deux salles. Il se tenait dans la plus vaste, probablement une espèce de soute à marchandises. Il y avait une porte dans la paroi qui lui faisait face. Elle donnait sur la deuxième salle. À part cela, les parois étaient absolument lisses et ne suivaient pas du tout les contours de la coque extérieure. Il devait y avoir beaucoup d’espace mort. Un courant d’air irrégulier circulait, beaucoup plus chaud que l’atmosphère extérieure. Acier ne s’était jamais trouvé dans un endroit aussi chargé de puissance maléfique. Mais ce devait être à cause de l’acoustique. Il suffirait sans doute de déployer quelques couvertures isolantes et des réflecteurs pour que l’impression disparaisse. Et cependant…
La salle était pleine de cercueils, mais ceux-là étaient intacts. L’odeur corporelle répugnante de ces créatures flottait partout. Il y avait des traces de moisissure dans les coins sombres. D’une certaine manière, c’était plutôt rassurant. Cela signifiait que les créatures des étoiles respiraient et transpiraient comme tous les autres êtres vivants et que, malgré toutes leurs merveilleuses inventions, elles avaient du mal à chasser les odeurs de leur propre niche.
Acier fit quelques pas parmi les cercueils. Ils étaient rangés sur des râteliers. Quand ceux de l’extérieur étaient ici, l’endroit devait être plein à craquer. Chaque boîte était une petite merveille technologique. De l’air chaud sortait par les fentes disposées sur le côté. Il le renifla. C’était une odeur complexe, légèrement écœurante, mais ce n’était pas l’odeur de la mort. Ce n’était pas non plus la source des affreux miasmes de transpiration qui flottaient dans tout le vaisseau.
Chaque cercueil était muni d’une petite fenêtre latérale. Que d’efforts pour honorer les restes de membres isolés ! Acier se pencha pour regarder à travers l’un de ces hublots. Le corps était parfaitement conservé. En fait, la lumière bleue donnait un air figé à tout. Il rapprocha une deuxième tête pour avoir une vision biangulaire de la créature qui était à l’intérieur. Elle était beaucoup plus petite que les deux qu’ils avaient tuées sous le vaisseau, plus petite, même, que celle qu’ils avaient capturée. Certains de ses conseillers étaient d’avis que les petites créatures étaient des chiots, pas même encore sevrés, peut-être. C’était vraisemblable. Leur prisonnier n’émettait aucune pensée audible.
En partie pour raffermir son autodiscipline, il fixa longuement l’étrange visage aplati de la créature. L’écho sonore dans sa tête lui causait une douleur continuelle qui dévorait son attention et le poussait à s’enfuir précipitamment. Je ne crains pas la douleur. Il avait connu pire, et les meutes qui l’attendaient dehors devaient apprendre qu’il était plus fort que n’importe qui d’autre. Il était capable de maîtriser la douleur et d’en tirer une grande force d’âme. Ensuite, il les mettrait au travail à grands coups de pied dans le train. Il leur ferait capitonner cette salle et étudier méthodiquement son contenu.
Il demeura ainsi à fixer ce visage, l’esprit pratiquement vide de toute pensée. Les hurlements dans les murs s’apaisèrent un peu. Le visage n’était pas si monstrueux que cela, après tout. Il avait déjà examiné de près les cadavres carbonisés à l’extérieur, et il avait noté l’étroitesse de leurs mâchoires et la forme ridicule de leurs dents dépareillées. Comment ces créatures faisaient-elles pour se nourrir ?
Plusieurs minutes passèrent ainsi. Le bruit et les odeurs se mêlaient comme dans un rêve de laideur. Puis il sortit brusquement de sa transe lorsqu’un phénomène horrible se produisit, transformant le rêve en cauchemar. Le visage avait bougé. Très lentement, et de manière presque imperceptible, mais il avait bougé. En l’espace de quelques minutes, sa position avait changé.
Il recula précipitamment. Les murs se remirent à hurler de manière horrible. Durant quelques secondes, il crut que le bruit allait le tuer. Puis il reprit le contrôle de son esprit et se força à se calmer. De tous ses membres, il se rapprocha prudemment du sarcophage. À travers la glace, tous ses yeux observèrent ce qu’il y avait à l’intérieur, à l’affût comme une meute en chasse. Le changement était régulier. La créature respirait, mais cinquante fois plus lentement qu’un membre normal. Il alla se pencher au-dessus d’une autre boîte et constata le même phénomène. Ces créatures étaient toutes vivantes. Mais, d’une façon ou d’une autre, dans ces drôles de boîtes, leur vie se déroulait au ralenti.
Éberlué, il releva ses têtes une à une. Le bruit donnait l’illusion que ce lieu avait quelque chose de maléfique, mais la vérité confirmait l’illusion.
Les mantes venues des étoiles s’étaient posées loin des tropiques et loin des collectifs. Elles avaient peut-être cru que les régions arctiques du nord-ouest étaient inhabitées ou arriérées. Elles avaient bourré leur vaisseau de plusieurs centaines de bébés mantes contenus dans des boîtes qui jouaient le même rôle protecteur que la chrysalide d’un insecte. La meute se posait dans un endroit désert et attendait que les petits atteignent l’âge adulte loin de toute civilisation. À cette seule pensée, Acier sentait se hérisser ses poils. Si les mantes n’avaient pas été attaquées par surprise, si ses propres troupes s’étaient montrées un tout petit peu moins agressives…, c’était la fin de leur civilisation tout entière.
Il recula en titubant jusqu’au panneau d’écoutille. Les parois lui renvoyaient ses terreurs avec de plus en plus de force. Malgré cela, il s’arrêta un instant dans l’ombre. Lorsque ses membres dévalèrent l’escalier l’un après l’autre, il s’efforça de garder son calme et de rajuster chaque jaquette. Bientôt, ses conseillers seraient mis au courant du danger, mais jamais ils ne le verraient habité par la peur. Il traversa l’étendue fumante sous le vaisseau et ressortit à l’air libre. Il ne put s’empêcher de lever la tête vers le ciel. Il n’y avait là qu’un seul vaisseau, une seule meute de créatures des étoiles. Elle avait eu la malchance de tomber sur des représentants du Mouvement. Mais sa défaite n’était qu’un coup de chance partiel. Combien d’autres vaisseaux avaient déjà atterri ? Combien allaient arriver dans les prochains jours ? Aurait-il seulement le temps de tirer parti des connaissances que sa victoire lui avait permis d’acquérir ?
L’esprit de messire Acier revint au présent et au spectacle étrange qu’il contemplait du haut du château. Ce premier contact avec le vaisseau avait eu lieu plusieurs dijours auparavant. La menace existait encore, mais il la comprenait mieux à présent et, comme toutes les menaces importantes, elle était riche en promesses.
Sur les remparts, Flenser par intérim se glissa à travers les ombres de plus en plus épaisses du crépuscule. Acier suivit la meute du regard tandis qu’elle passait sous les torchères et, membre par membre, disparaissait à l’intérieur du château. Il y avait beaucoup du Maître dans ce Fragment. Il avait compris bien des choses sur les créatures des étoiles avant tout le monde.
Messire Acier jeta un dernier coup d’œil aux collines voisines avant de descendre à son tour par l’escalier en spirale. Les marches étaient raides et étroites. La tour de guet faisait douze mètres de haut. Les marches n’avaient pas quarante centimètres de large, et le plafond était à moins de soixante-quinze centimètres au-dessus d’elles. La pierre froide était partout, isolant l’esprit de tout écho extérieur mais l’étirant aussi en un mince fil fragile. Pour se glisser dans cet escalier, il fallait adopter une posture qui faisait de tout assaillant une proie facile pour celui qui occupait le nid d’aigle. C’était l’une des merveilles de l’architecture militaire. Pour messire Acier, ramper dans l’obscurité d’un colimaçon était l’exercice le plus agréable qui fût.
L’escalier donnait sur un passage public de trois mètres de large, avec des renfoncements tous les quinze mètres. Shreck l’attendait là avec un garde.
— J’ai des nouvelles fraîches du Sculpteur, dit-il en lui montrant quelques feuillets de papier de soie.
La perte de la deuxième créature des étoiles, tombée entre les mains du Sculpteur, lui avait semblé, au début, être un coup mortel. Mais, peu à peu, il avait compris le parti qu’il pouvait tirer de la situation. Ses meutes avaient infiltré le Sculpteur. Au début, il avait eu l’intention de faire liquider la deuxième créature des étoiles. La chose aurait été on ne peut plus facile. Mais les informations qui filtraient de là-bas étaient intéressantes. Il y avait des gens intelligents au Sculpteur. Ils trouvaient parfois des idées qui échappaient au Maître – ou à son Fragment – et à lui-même. En fait, le Sculpteur était devenu son deuxième laboratoire spécialisé dans les créatures des étoiles, et les ennemis du Mouvement le servaient comme n’importe quel autre instrument. L’ironie de la chose était remarquable.
— Parfait, Shreck. Portez cela dans ma niche. J’y serai dans un moment.
D’un geste, Acier fit reculer les deux jaquesblanches dans l’un des renfoncements du mur et passa rapidement devant eux. Il allait pouvoir lire tranquillement le rapport devant un bon cognac. Ce serait sa récompense à la fin d’une dure journée de travail. Mais avant, d’autres tâches et d’autres plaisirs l’attendaient.
Le Maître avait commencé à construire l’île Cachée un peu plus d’un siècle auparavant. Et elle se développait toujours. Au plus secret de ses fondations, là où n’importe quel autre seigneur aurait mis des cachots, Flenser avait établi ses premiers laboratoires. Certains, au demeurant, auraient pu être pris pour des oubliettes, particulièrement par leurs habitants.
Acier faisait la tournée de tous ses labos au moins une fois par dijour. Il descendit directement au niveau le plus bas. Des criqueurs s’envolèrent à la lumière des torches du garde qui l’accompagnait. Il flottait une odeur de viande pourrie. Le dallage de pierre était parfois glissant et faisait déraper ses pattes. Il y avait des fosses étroites creusées dans le sol à intervalles réguliers. Chacune pouvait abriter un membre aux pattes serrées le long du corps. Les fosses étaient munies d’un couvercle percé de trous pour laisser passer l’air. Il fallait environ trois jours à un membre normal pour devenir fou dans ces conditions d’isolement. La « matière première » ainsi obtenue servait à constituer des meutes blanches. Généralement, les membres n’étaient plus rien d’autre que des légumes, mais c’était tout ce que le Mouvement leur demandait. Il arrivait aussi que des choses remarquables sortent de ces fosses. Shreck, par exemple. Shreck le Transparent, comme certains l’appelaient parfois. Ou bien Shreck l’Impassible. Sa meute était au-delà de la douleur et du désir. Elle avait la loyauté d’une horloge, mais faite de chair et de sang. Shreck ne possédait pas un gramme de génie, mais Acier aurait donné une province orientale pour en avoir cinq autres comme lui. Et la promesse d’autres réussites du même genre incitait Acier à réutiliser inlassablement les fosses. Il avait ainsi recyclé la plupart des victimes de l’embuscade.
Messire Acier remonta dans les niveaux supérieurs, où les expériences les plus intéressantes avaient lieu. Le reste du monde considérait l’île Cachée avec une fascination horrifiée parce que des bruits avaient filtré sur ce qui se passait dans les niveaux inférieure. Mais la plupart des gens ne se rendaient pas compte que ce n’était là qu’une facette, et l’une des moindres, assurément, des recherches scientifiques du Mouvement. Pour disséquer correctement une âme, il fallait un peu plus que des tables d’opérations avec des rainures pour évacuer le sang. Les résultats obtenus dans les niveaux inférieurs étaient tout simplement les premiers pas dans la quête intellectuelle de Flenser. Il y avait de grandes questions à résoudre dans l’univers, des questions qui préoccupaient les meutes depuis des milliers d’années. Comment se forment nos pensées ? Pourquoi croyons-nous ? Pourquoi une meute a-t-elle du génie alors qu’une autre est débile ? Avant Flenser, les philosophes discutaient interminablement sans jamais se rapprocher de la vérité. Même le Sculpteur tournait autour du problème sans se résoudre à abandonner son système d’éthique traditionnel. Seul Flenser était capable d’obtenir des réponses. Dans ses labos, la nature elle-même était soumise à la question.
Acier traversa une vaste salle d’une centaine de mètres de large, au plafond voûté soutenu par des dizaines de piliers de pierre. De chaque côté, il y avait des parois noires mobiles, montées sur roulettes. La salle pouvait prendre n’importe quelle forme, comme un labyrinthe. Flenser y avait fait des expériences avec toutes les postures de pensée. Durant les siècles qui l’avaient précédé, on ne connaissait qu’un petit nombre de postures effectives : têtes jointes instinctivement, cercle de sentinelles et différentes postures de travail. Flenser en avait essayé des dizaines d’autres. Étoiles, doubles cercles, treillis et ainsi de suite. La plupart étaient inefficaces et déroutantes. Dans la posture en étoile, seul un membre pouvait entendre tous les autres, qui n’entendaient que lui. Toutes les pensées devaient passer par le point central. Le membre qui occupait ce point ne pouvait rien apporter de rationnel aux autres, et ses erreurs de conception leur étaient transmises sans aucun contrôle. Le résultat était une pagaille analogue à l’ivresse. Naturellement, le monde extérieur n’avait pas tardé à être mis au courant de l’expérience.
Mais il y en avait au moins une autre, jusque-là tenue secrète, qui avait donné des résultats étrangement encourageants. Flenser avait eu l’idée de répartir huit meutes tout autour de la salle, sur des plates-formes provisoires isolées les unes des autres par les partitions mobiles. Il avait alors mis un membre de chaque meute en relation avec des récepteurs appartenant à trois meutes, créant ainsi, en quelque sorte, une supermeute de huit groupes. Acier expérimentait toujours avec ce système. Si les membres connecteurs avaient une compatibilité suffisante (et c’était cela le plus difficile à obtenir), la supermeute était bien supérieure au cercle de sentinelles. Dans la plupart des cas, elle n’était pas plus intelligente qu’une simple meute à têtes jointes, mais il arrivait que des coups de génie en sortent. Avant son départ pour les Longs Lacs, le Maître avait conçu un plan pour reconstruire la salle principale du château afin que les séances du conseil puissent être tenues dans cette posture. Mais Acier n’avait pas donné suite au projet. C’était un peu trop risqué pour lui. Sa domination sur les autres n’était pas tout à fait aussi complète que l’avait été celle de Flenser.
Cela n’avait pas beaucoup d’importance, au demeurant. Il avait d’autres projets plus cruciaux. Les salles qui étaient devant lui formaient le véritable cœur du Mouvement. L’âme de messire Acier était née ici. Toutes les plus grandes créations de Flenser avaient débuté ici. Durant les cinq dernières années, Acier n’avait fait que reprendre la tradition. Il l’avait même améliorée…
Il prit un couloir qui reliait les différentes salles. Chacune était affectée d’un numéro incrusté en or. Il ouvrit les portes l’une après l’autre en s’avançant partiellement à l’intérieur. Ses collaborateurs laissaient toujours leur rapport du dijour précédent juste à l’entrée. Il parcourut rapidement chaque compte rendu avant de se pencher sur la balustrade pour observer le sujet à l’intérieur. Les balustrades étaient protégées. Elles permettaient de voir sans être vu.
La seule faiblesse de Flenser (de l’avis de messire Acier) était son désir de créer un être supérieur. La confiance du Maître était illimitée. Il était persuadé que chaque réussite pouvait être aussitôt appliquée à son âme individuelle. Mais Acier n’entretenait pas de telles illusions. Traditionnellement, les maîtres étaient dépassés par leurs créations, qu’elles soient disciples, produits de fission, membres adoptés ou n’importe quoi d’autre. Lui, Acier, en était la parfaite illustration, même si le Maître ne s’en était pas encore rendu compte.
Acier avait décidé de créer des êtres qui seraient supérieurs chacun à sa manière, mais dans un seul domaine. Pour le reste, ils seraient fragiles et malléables. En l’absence du Maître, il avait entrepris un certain nombre d’expériences en partant de zéro et en identifiant des lignes de filiation indépendantes de l’appartenance à une meute. Ses agents achetaient ou volaient des chiots qui leur semblaient posséder un certain potentiel. Contrairement à Flenser, qui incorporait habituellement les jeunes membres à des meutes existantes d’une manière qui imitait plus ou moins la nature, Acier faisait des siens des nouveau-nés complets. Ses meutes de chiots ne possédaient ni souvenir ni fragment d’âme. Acier les contrôlait entièrement depuis le début.
Naturellement, ces assemblages, la plupart du temps, mouraient très rapidement. Il fallait séparer les chiots de leurs nourrices avant qu’ils ne commencent à participer à une conscience d’adulte. La meute qui en résultait était éduquée entièrement par la parole et par l’écriture. Cela permettait de vérifier efficacement tous les apports.
Il s’arrêta devant la porte 33. Sujet Amdiranifani. Surdoué en mathématiques. Ce n’était pas le seul essai dans cette direction, mais c’était de loin le plus concluant. Les agents de messire Acier avaient cherché dans tout le Mouvement des meutes ayant des capacités d’abstraction. Ils étaient même allés plus loin. Le plus célèbre mathématicien du monde habitait dans la République des Longs Lacs. Sa meute s’apprêtait à fissionner. Elle avait eu plusieurs chiots par elle-même, plus un amant doué pour les maths. Acier avait fait enlever les chiots. Ils allaient si bien avec ses autres acquisitions qu’il avait décidé de créer un octo. Si tout marchait bien, la nouvelle meute serait peut-être d’une intelligence exceptionnelle.
Acier fit signe au garde d’écarter les torches. Il ouvrit la porte 33 et avança sans bruit l’un de ses membres jusqu’à la rampe, où il pencha la tête pour regarder vers le bas en prenant bien soin de faire taire son tympan antérieur. Il n’y avait pas beaucoup de lumière, mais c’était suffisant pour distinguer les chiots serrés les uns contre les autres… avec leur nouvel ami. La mante. Donduciel, il ne pouvait pas lui trouver de meilleur nom. C’était la récompense du chercheur qui a travaillé dur pendant longtemps et avec suffisamment d’opiniâtreté. Il avait eu deux problèmes distincts. Le premier ne cessait de s’amplifier depuis un an. Amdiranifani était en train de s’étioler lentement. Ses membres tombaient dans l’autisme habituel des meutes complètement nouvelles. Et le second problème était celui de la créature capturée. Elle représentait une grande menace, un énorme mystère et une occasion formidable. Comment faire pour communiquer avec elle ? Sans communication, les possibilités de manipulation étaient très limitées.
Pourtant, par un coup de hasard aveugle, un Serviteur incompétent avait montré la voie pour résoudre les deux problèmes à la fois. Maintenant que sa vision s’était adaptée à la pénombre, Acier apercevait la créature des étoiles au milieu des chiots. La première fois qu’il avait entendu dire que le monstre était enfermé avec des sujets d’expérience, Acier était entré dans une rage folle. Le Serviteur qui avait commis l’erreur avait été recyclé, mais plusieurs jours avaient déjà passé. Le sujet Amdiranifani avait manifesté plus d’activité que jamais depuis que ses chiots avaient été sevrés. Et il était devenu évident, après les dissections des autres créatures des étoiles et l’observation attentive de celle qui était ici, que leur espèce n’était pas organisée en meutes. Acier avait mis la main sur un individu au complet.
La créature remua dans son sommeil et émit un bruit grave avec sa bouche. Elle était totalement incapable de produire d’autres sons. Les chiots se déplacèrent pour s’adapter à sa nouvelle position. Ils dormaient eux aussi. Leurs pensées se mêlaient vaguement. La partie grave des bruits qu’ils émettaient ressemblait étonnamment à ceux de la créature. Et c’était là le coup de génie. Amdiranifani était en train d’apprendre le langage de la créature. Pour la meute de nouveau-nés, c’était simplement une autre forme de langage intermeutes, et il devenait évident que la mante était bien plus intéressante que les tuteurs qui venaient exercer sur cette galerie. Le Fragment de Flenser affirmait que c’était à cause du contact physique et que les chiots réagissaient face à la créature comme si elle était une mère de substitution malgré le fait qu’il n’émanait d’elle aucune pensée.
Tout cela n’avait pas vraiment d’importance. Acier avança une autre tête pour regarder par-dessus la rampe. Il ne faisait aucun bruit. Aucun membre n’adressait directement ses pensées aux autres. L’air était légèrement chargé de l’odeur des chiots mêlée à celle de la transpiration de la créature. Il y avait là le plus grand trésor du Mouvement. La clé de sa survie, et bien plus encore. Acier savait maintenant que le vaisseau volant ne faisait pas partie d’une armée d’invasion. Les visiteurs étaient plutôt des réfugiés mal préparés. Aucun autre vaisseau ne s’était posé ailleurs. Et les espions du Mouvement étaient partout.
C’était de justesse qu’ils avaient remporté la bataille contre les créatures. Avec une seule arme, celles-ci avaient presque anéanti un régiment. Entre des mâchoires adéquates, de telles armes pouvaient vaincre des années entières. Et il ne faisait aucun doute que le vaisseau contenait d’autres armes encore plus puissantes, et en parfait état de fonctionnement. Il suffisait d’attendre et d’observer patiemment, se disait Acier. Amdiranifani se chargerait de mettre en évidence les leviers permettant de contrôler la créature. Le butin serait le monde entier.
Parfois, maman disait, en parlant de quelque chose d’amusant, que c’était « plus marrant qu’une portée de chiots dans un tonneau ». Jefri Olsndot n’avait jamais eu plus d’un animal à lui en même temps, et cela n’avait été qu’une seule fois un chien. Mais il comprenait maintenant ce qu’elle voulait dire. Dès le premier jour, malgré sa fatigue et sa peur, il avait été fasciné par les huit petits chiens, et vice versa. Ils étaient continuellement sur lui, ils lui tiraient ses vêtements, lui défaisaient ses lacets, s’asseyaient sur son ventre ou couraient autour de lui. Leurs yeux étaient entièrement bruns ou roses, et paraissaient trop larges pour leurs têtes. Depuis le début, ils l’imitaient. Ils étaient plus forts, pour cela, que les oiseaux chanteurs de Straum. Tout ce qu’il disait, ils étaient capables de le reproduire, même longtemps après. Et quand il pleurait, il y en avait toujours un qui pleurait avec lui en se serrant très fort.
Il y avait d’autres chiens, plus gros, qui portaient des vêtements et entraient par une porte située tout en haut du mur. Ils leur faisaient descendre à manger, en émettant parfois d’étranges bruits. La nourriture avait un goût horrible. Lorsqu’il poussait des cris pour le leur faire comprendre, ils ne répondaient pas. Ils n’essayaient même pas d’imiter ses cris.
Au bout de quelques jours, Jefri connaissait tous les recoins de la pièce. Ce n’était pas un cachot. C’était trop grand. De plus, les prisonniers n’ont jamais d’animaux. Il comprenait que ce monde n’était pas civilisé. Il ne faisait pas partie du Domaine, il n’était peut-être même pas raccordé au Réseau. Si papa ou maman ou Johanna n’étaient pas ici, il n’y avait peut-être personne pour apprendre le samnorsk à ces chiens ! Ce serait à lui, Jefri Olsndot, qu’il reviendrait de s’en charger et de retrouver sa famille… Du coup, chaque fois que les chiens à la jaquette blanche passaient la tête par la porte, il leur posait des questions en hurlant. Ce qui ne servait pas à grand-chose. Même celui dont la jaquette avait des rayures rouges le regardait sans répondre. Mais les chiots, eux, ne se privaient pas de faire entendre leur voix ! Ils criaient avec lui, imitant ses mots ou produisant des bruits sans signification.
Il ne lui fallut pas longtemps pour s’apercevoir qu’ils étaient animés par un seul esprit. Quand ils couraient autour de lui, il y en avait toujours deux ou trois qui s’asseyaient à l’écart, tendant leurs cous gracieux d’un côté ou de l’autre, et ceux qui gambadaient semblaient savoir exactement ce que les autres voyaient. Il ne pouvait pas cacher quelque chose dans son dos s’il y en avait seulement un qui regardait. Il alertait immédiatement les autres. Au début, Jefri avait cru qu’ils se parlaient. Mais il y avait bien plus que cela entre eux. Quand ils lui défaisaient ses lacets ou griffonnaient un dessin, leurs têtes et leurs pattes étaient parfaitement coordonnées, comme les doigts des deux mains d’une personne. Jefri ne raisonnait pas explicitement en ces termes, mais il en arriva, au bout de quelque temps, à considérer les chiots comme un seul ami. En même temps, ceux-ci progressaient, et apprenaient à utiliser ses mots, en les mélangeant affreusement.
— Toi moi joue.
Les mots sortaient comme un collage à bon marché, mais ils précédaient généralement une folle cavalcade autour du mobilier.
— Toi moi dessin.
L’ardoise était géante et faisait le tour de la pièce, couvrant toute la partie inférieure des murs sur un mètre de haut. Jefri n’avait jamais vu de sa vie un tel système d’affichage. Il était crasseux, imprécis, ne s’effaçait jamais très bien et ne pouvait rien conserver en mémoire. Mais Jefri l’adorait. Sa figure et ses mains, tout comme les lèvres des chiots, étaient couvertes de poussière de craie. Ils se dessinaient les uns les autres. Les chiots n’étaient pas aussi forts que lui en dessin. Quand ils se représentaient, ils se faisaient toujours avec de grosses têtes et de grosses pattes, et leurs corps étaient tous collés les uns contre les autres. Quand ils dessinaient Jefri, ils lui faisaient de très grosses mains, et chaque doigt était minutieusement représenté.
Jefri dessina sa famille, et expliqua ce que c’était aux autres.
Chaque jour, le soleil faisait une marque un peu plus haute sur le mur. Parfois, la pièce était totalement plongée dans l’obscurité. Au moins une fois par jour, il y avait des meutes qui venaient parler aux chiots. C’était l’une des rares circonstances où ils se détachaient de lui. Ils s’asseyaient en rang sous la galerie et échangeaient des couinements et des sifflements avec les adultes. Comme à l’école ! Ceux d’en haut lui descendaient des rouleaux de papier pour qu’il les regarde, et remontaient ceux qu’il avait déjà utilisés.
Il assistait en silence aux leçons. Il remuait parfois nerveusement, mais il ne hurlait plus comme au début. Encore un peu de patience, et les chiots et lui pourraient se parler. Ils pourraient peut-être lui dire alors où étaient papa et maman et Johanna.
Quelquefois, ce ne sont pas la douleur et la peur qui constituent les meilleurs leviers. La ruse, quand elle marche, autorise les manipulations les plus élégantes et les moins coûteuses qui soient. Dès qu’Amdiranifani parla couramment le langage des mantes, Acier lui fit expliquer la « tragédie » qui avait causé la mort de ses parents et de l’autre membre gémellaire de sa portée. Le Fragment de Flenser avait voulu s’y opposer, mais Acier désirait établir sur la créature un contrôle rapide et sans équivoque.
Il semblait à présent que c’était le Fragment qui avait eu raison. Il aurait dû au moins laisser subsister l’espoir que l’autre membre était encore en vie. Il regarda gravement le sujet Amdiranifani en demandant :
— Que pouvons-nous faire pour l’aider ?
La jeune meute leva vers lui des yeux confiants.
— Jefri est bouleversé par ce qui est arrivé à ses parents et à sa « sœur ».
Amdiranifani émaillait ses propos de termes empruntés au langage des mantes, souvent à tort et à travers. Il ne disait pas « membre », mais « sœur ».
— Il ne mange presque rien, ajouta-t-il. Il ne veut plus jouer. Cela me rend très triste.
À l’autre extrémité de la galerie, Acier surveillait le couloir. Le Fragment de Flenser était là. Il ne se cachait pas, mais la plupart de ses membres demeuraient dans l’ombre. Jusqu’à présent, il avait eu des intuitions extraordinaires. Cependant, son regard avait la même dureté que dans l’ancien temps, où la moindre erreur pouvait signifier une mutilation ou pire. Peu importe. L’enjeu n’avait jamais été aussi élevé qu’en ce moment. Si la peur à ses trousses pouvait aider Acier à réussir, qu’elle soit la bienvenue. Il détourna les yeux de la galerie et mit sur tous ses visages une expression de tendre sympathie pour Jefri.
— Faites-lui comprendre que nous ne pouvons pas ramener ses parents ni sa « sœur » à la vie, mais que nous savons qui sont leurs assassins, et que nous faisons tout notre possible pour leur résister. Mais ce n’est pas facile. Le Sculpteur est un empire vieux de plusieurs siècles, et nous ne sommes pas de taille à l’attaquer. Dites-lui bien que c’est la raison pour laquelle il doit nous donner toute l’aide qu’il pourra. Il faut qu’il nous apprenne à nous servir du vaisseau de ses parents.
La meute de chiots abaissa une tête.
— Je sais. Je veux bien essayer, mais…
Les trois membres blottis contre Jefri émirent une succession de bruits dans le grave à l’adresse de Jefri. La mante était assise la tête basse, les tentacules de ses pattes devant les yeux. Il y avait plusieurs jours qu’elle était ainsi prostrée, et cela s’aggravait de jour en jour. Elle secoua violemment la tête, laissant entendre des bruits plus aigus que d’habitude.
— Jefri dit qu’il ne sait pas faire marcher ce qu’il y a dans le vaisseau. Ce n’est qu’un… (La meute hésita, cherchant une traduction adéquate.) Il est très jeune, vous savez. Un peu comme moi.
Acier hocha la tête pour montrer qu’il comprenait. C’était une conséquence évidente de la nature monomembre de la créature, mais il n’arrivait pas à se faire à cette idée. Les monstres commençaient tous leur existence à l’état de chiot, comme dans l’expérience qu’il était en train de conduire avec cette meute. L’expérience parentale leur était transmise uniquement par l’intermédiaire du langage intermeutes. Cela rendait cette créature particulièrement vulnérable et facile à duper, mais c’était fort gênant en l’occurrence.
— S’il pouvait faire un effort pour nous aider à comprendre…
La mante émit de nouveaux grognements. Il faudrait peut-être qu’Acier étudie son langage. Les sons n’étaient pas difficiles à imiter. Les monstres n’étaient pas gâtés. Il fallait qu’ils utilisent leurs bouches pour parler, comme les oiseaux ou les limaces de la forêt. Pour le moment, il dépendait d’Amdiranifani et cela ne posait pas de problème. La meute de chiots lui faisait confiance. Un autre don du ciel. Dans quelques-unes de ses expériences les plus récentes, il avait essayé l’amour seul à la place de la combinaison originale de Flenser, terreur/amour. Et il y avait une petite chance pour que les résultats soient meilleurs. Par bonheur, Amdiranifani faisait partie du groupe amour seul. Même ses instructeurs avaient eu pour consigne d’éviter les punitions pédagogiques. La meute croirait tout ce qu’il lui dirait. Et la mante aussi, il l’espérait.
— Il y a autre chose, déclara Amdiranifani. Il m’en a déjà parlé. Jefri sait comment il faut faire pour réveiller les autres « enfants » (le mot pouvait se traduire littéralement par « meutes de chiots ») qui sont dans le vaisseau. Mais vous avez l’air surpris, messire Acier ?
Même s’il ne se voyait plus entouré de monstres dans ses cauchemars, Acier ne tenait pas à lâcher une centaine de ces créatures dans la nature.
— Je ne savais pas que c’était si facile à faire, dit-il. Mais cela peut attendre, je pense. Nous avons déjà assez de mal à trouver de la nourriture pour Jefri.
Et c’était vrai. La créature était incroyablement difficile quand il s’agissait de manger.
D’autres grognements et sifflements sortirent de la bouche de Jefri.
— Il y a encore une chose, messire. Jefri pense qu’il est possible d’utiliser l’ultrabande du vaisseau pour appeler à son aide d’autres créatures comme ses parents.
Le Fragment de Flenser bondit hors de l’ombre. Une paire de têtes se tourna vers la mante tandis qu’une troisième regardait Acier avec intensité. Celui-ci ne réagit pas. Il savait se montrer plus froid qu’une meute en dispersion.
— Cela demande réflexion, dit-il. Je pense que Jefri et vous devriez en discuter davantage. Je ne voudrais rien tenter qui puisse endommager le vaisseau.
Ce n’était pas très convaincant. Il vit le Fragment plisser un museau avec amusement. Pendant qu’il parlait, Amdiranifani traduisait. Jefri répondit presque immédiatement.
— Oh, ce n’est pas grave ! Jefri voulait parler d’un appel spécial… Il dit que le vaisseau envoie automatiquement un signal de détresse… depuis qu’il s’est posé…
Acier se demandait s’il avait jamais entendu proférer une menace de mort sur un ton d’aussi placide innocence.
Ils laissèrent progressivement sortir Amdi et Jefri pour jouer. Au début, cela rendait Amdi nerveux. Il n’avait pas l’habitude de porter des vêtements. Toute sa vie – les quatre ans entiers – s’était passée dans cette grande salle. Il avait lu beaucoup de choses sur l’extérieur et avait une grande curiosité, mais cela lui faisait un peu peur aussi. Cependant, le petit garçon humain semblait souhaiter cela. Chaque jour, il était un peu plus prostré et pleurait en silence. Il pleurait surtout ses parents et sa sœur, mais il souffrait aussi d’être enfermé à une si grande profondeur.
Amdi avait donc parlé à messire Acier, et ils sortaient maintenant presque tous les jours, ne fût-ce que pour faire le tour d’une cour intérieure. Dans les premiers temps, Jefri restait assis sans même regarder autour de lui. Mais Amdi s’était aperçu qu’il se portait vraiment mieux quand il prenait l’air, et il incitait son ami à jouer un peu plus chaque jour avec lui.
Des meutes de professeurs et de gardes étaient toujours présentes dans un coin, pour les surveiller. Amdi, puis Jefri, un peu plus tard, prenaient un malin plaisir à leur donner des émotions. Ils ne s’en étaient pas rendu compte quand ils étaient dans les souterrains, mais la plupart des adultes étaient très mal à l’aise en présence de Jefri. Le jeune garçon faisait une fois et demie la taille d’un membre normalement dressé sur ses pattes. Quand il s’approchait d’eux, ils resserraient instinctivement les rangs et s’efforçaient de se maintenir à distance. Ils n’aimaient pas être obligés de lever la tête pour le regarder. Amdi trouvait cela ridicule. Pour lui, Jefri était si maigre et si haut qu’il risquait de basculer à tout moment. Quand il courait, on avait l’impression qu’il cherchait frénétiquement à éviter de tomber, sans jamais y parvenir complètement. Pour cette raison, son jeu préféré avec lui, à cette époque, était le jeu de chat. Quand c’était lui qui poursuivait, il s’arrangeait toujours pour le faire courir droit sur une meute de jaquesblanches aux gueules particulièrement sinistres. Si Jefri et lui se débrouillaient bien, cela finissait par être un jeu à trois où il pourchassait Jefri comme un fou autour de la cour tandis que les jaquesblanches ne savaient plus quoi faire pour les éviter tous les deux.
Parfois, il regrettait les tours qu’il jouait aux gardes et aux professeurs. Ils étaient si guindés. Ne comprenaient-ils pas à quel point c’était un réel plaisir que d’avoir un ami à côté de qui on pouvait marcher et que l’on pouvait toucher quand on voulait ?
Il faisait nuit presque tout le temps maintenant. On ne voyait la lumière du jour que pendant quelques heures, aux environs de midi. Le crépuscule, avant et après, était encore assez clair pour voiler les étoiles et les aurores boréales, mais pas suffisamment pour laisser voir les couleurs. Bien qu’Amdi eût passé toute sa vie enfermé, il se rendait compte de la situation et adorait contempler ces changements de lumière. Quant à Jefri, il n’aimait pas l’hiver… jusqu’à ce que la neige commence à tomber.
Acier fit confectionner une série de jaquettes spéciales pour Amdi, et des vêtements adaptés pour le garçon humain. C’étaient de grosses combinaisons matelassées, qui lui couvraient tout le corps et le tenaient plus au chaud que s’il avait possédé une épaisse fourrure.
Sur tout un côté de la cour, la couche de neige ne dépassait pas quinze centimètres ; mais ailleurs, elle pouvait monter plus haut que les têtes d’Amdi. Des torches fixées sous des pare-vent muraux diffusaient une lumière tremblante qui la rendait dorée. Amdi savait ce que c’était, mais il la voyait pour la première fois. Il adorait se rouler dedans, jusqu’à ce que ses jaquettes soient toutes blanches. Et il la regardait inlassablement tomber, en essayant de distinguer les flocons sans les faire fondre avec son haleine. Leur configuration hexagonale était fascinante, juste à la limite de ses capacités de vision.
Ce n’était plus du tout amusant de jouer à chat. Jefri était capable de courir sans problème au milieu des congères alors qu’il pataugeait dans la boue blanche. Et ce n’était pas la seule chose extraordinaire que le jeune humain savait faire. Il fabriquait des boules de neige avec ses mains et les lançait. Les gardes étaient affolés quand il jouait ainsi, surtout quand il les visait exprès. Pour la première fois, Amdi les vit se mettre en colère.
La jeune meute galopait, éperdue, à travers la cour balayée par le vent, feintant pour éviter les boules de neige, lançant des signaux de frustration. Les mains humaines étaient diaboliques. Comme il aurait aimé en avoir une paire ! Quatre paires ! Adoptant une nouvelle tactique, il encercla le jeune humain et bondit sur lui de trois côtés à la fois. Jefri recula vivement pour gagner un endroit où la neige était plus profonde, mais c’était trop tard. Amdi l’attaqua en même temps aux jambes et aux épaules, et le fit tomber à la renverse dans une petite dune de neige. Une bataille pour rire s’ensuivit, lèvres grondantes et pattes frénétiques contre pieds et mains gigotants. Mais ce fut Amdi qui eut le dessus. Le deux-pattes reçut la monnaie de toutes ses boules de neige sous la forme d’une coulée glacée perfidement introduite dans le col de sa combinaison.
Parfois, les deux amis se contentaient d’admirer le ciel pendant des heures, jusqu’à ce qu’ils en aient le derrière et les pattes ankylosés. Abrités de la lumière des torches par le plus haut tas de neige, ils distinguaient clairement les points brillants qui scintillaient au-dessus de leurs têtes.
Amdi était fasciné par les aurores boréales, qu’il voyait pour la première fois. Mais il n’était pas le seul. Même certains de ses professeurs avaient une réaction identique. Ils disaient que cette partie du monde était privilégiée pour l’observation du ciel. Quelquefois, la lueur était si faible que le reflet des torches sur la neige suffisait à l’effacer. À d’autres moments, elle couvrait tout d’un horizon à l’autre, avec des traînées vertes tirant sur le rose et continuellement changeantes comme sous l’action d’une brise lente.
Jefri et lui n’avaient plus aucun mal à communiquer, mais les échanges se faisaient toujours dans la langue du deux-pattes, celui-ci étant incapable de prononcer un trop grand nombre de sons du langage intermeutes. Même le nom d’Amdi était à peine reconnaissable dans sa bouche. Par contre, la jeune meute se plaisait à parler le samnorsk, qui était devenu pour elle et son ami un véritable langage secret.
Jefri n’était pas particulièrement impressionné par l’aurore boréale.
— Nous en avons tout le temps, chez nous. Ce n’est que la lumière des…
Il prononça un mot que son ami n’avait jamais entendu, et le regarda avec amusement. Cela faisait toujours un drôle d’effet de voir qu’il ne pouvait fixer qu’un seul endroit à la fois. Sa tête et ses yeux étaient toujours en mouvement.
— Tu sais bien, expliqua-t-il. Ces endroits où l’on fabrique des choses. Je pense qu’il y a des fuites de gaz et de produits chimiques et que la lumière du soleil éclaire tout ça, ou bien que cela devient…
Encore un mot inintelligible.
— Des endroits où l’on fabrique des choses ? répéta Amdi, interloqué. Dans le ciel ?
Il possédait une mappemonde. Il connaissait la taille du globe et son orientation. Si l’aurore boréale reflétait la lumière solaire, elle devait se trouver à des centaines de kilomètres au-dessus du sol ! Amdi appuya l’un de ses dos contre celui de Jefri et émit un sifflement très humain. Ses connaissances en géographie ne valaient pas son savoir en géométrie, mais…
— Il n’y a aucune meute qui travaille dans le ciel, Jefri, murmura-t-il. Nous n’avons pas de bateaux volants.
— Euh… C’est vrai, vous n’en avez pas. Je ne sais pas ce que c’est que ce truc, alors. Mais ça ne me plaît pas quand même. Ça empêche de voir les étoiles.
Amdi savait tout sur les étoiles. Jefri lui avait expliqué. Quelque part là-haut, il y avait les amis des parents de Jefri.
Le jeune humain demeura silencieux durant plusieurs minutes. Il ne regardait plus le ciel. Amdi se rapprocha un peu plus de lui, sans cesser de contempler les lumières changeantes. Derrière eux, la crête de neige durcie par le vent reflétait la lueur jaune des torches. Amdi imaginait les pensées de son ami.
— Ces émetteurs qu’on a trouvés dans le vaisseau, dit-il, ils ne sont vraiment pas suffisants pour appeler à l’aide ?
Jefri trépigna.
— Je t’ai déjà dit que non ! Ce ne sont que des radios. Je pense que je pourrais les faire marcher, mais à quoi bon ? Le truc à ultrabande est toujours à bord, et on ne peut pas le déplacer, il est trop lourd. Je ne comprends pas pourquoi messire Acier ne veut pas me laisser y aller. J’ai huit ans, je saurais très bien le faire marcher. Maman l’a réglé juste avant… avant…
Ses mots s’étranglèrent dans sa gorge, et il retomba dans son habituel silence prostré. Amdi vint frotter l’une de ses têtes contre son épaule. Il avait une théorie sur l’attitude de messire Acier. Jusque-là, il n’en avait jamais parlé à Jefri.
— Il craint peut-être que tu ne t’en ailles avec.
— C’est ridicule ! Je ne vous quitterais pas comme ça ! De plus, ce n’est pas facile de faire voler ce vaisseau. Il n’était pas conçu pour se poser sur une planète !
Jefri disait parfois d’étranges choses. Amdi ne le comprenait pas toujours. Mais il avait appris à accepter littéralement ses affirmations. Les humains possédaient-ils réellement des navires qui ne touchaient jamais la terre ? Où allaient-ils donc avec ? De nouvelles échelles de référence se mettaient progressivement en place dans son esprit. La mappemonde de messire Acier ne représentait pas le monde, mais une infime portion de celui-ci dans l’agencement réel des choses.
— Je sais bien que tu ne nous quitterais pas. Mais comprends que messire Acier en ait un peu peur. Il ne communique avec toi que par mon intermédiaire. Nous devons d’abord lui prouver qu’il peut nous faire confiance.
— Tu as sans doute raison.
— Si nous pouvions réparer les radios, toi et moi, ce serait déjà un premier pas. Mes profs n’y comprennent rien, je le sais. Messire Acier en a une aussi, mais je ne crois pas qu’il en sache plus qu’eux.
— C’est vrai. Si je pouvais faire marcher l’autre…
Cet après-midi-là, les gardes respirèrent un peu.
Ceux dont ils avaient la charge rentrèrent plus tôt que d’habitude. Les adultes ne cherchèrent pas à savoir quelle était la raison de leur bonne fortune.
Les quartiers privés d’Acier étaient, à l’origine, ceux du Maître. Ils différaient grandement des autres salles du château. En dehors des chorales, chaque pièce ne pouvait accueillir qu’une seule meute à la fois. Ce n’était pas tant en raison de l’exiguïté des locaux. Il y avait cinq pièces, sans compter la salle de bains. Mais, à l’exception de la bibliothèque, aucune ne faisait plus de cinq mètres de long. Les plafonds étaient bas, un peu moins d’un mètre cinquante. Il n’y avait pas de galerie pour les visiteurs. Les domestiques étaient toujours à portée d’appel dans les deux couloirs extérieurs contigus à l’appartement. La salle à manger, la chambre à coucher et la salle de bains étaient munies d’une deuxième porte basse, à peine assez large pour transmettre des ordres ou faire passer des boissons et de la nourriture. On pouvait également s’en servir comme lieux d’aisance.
L’entrée principale était gardée de l’extérieur par trois meutes d’élite. Naturellement, le Maître n’aurait jamais habité un logement ne possédant qu’une seule issue. Acier avait découvert huit passages secrets, dont trois dans la chambre à coucher. Ces derniers ne pouvaient être ouverts que de l’intérieur. Ils conduisaient au labyrinthe que Flenser avait fait aménager dans les murailles du château. Personne ne connaissait l’étendue de ce labyrinthe. Pas même le Maître. Acier l’avait fait partiellement refaire, en commençant par les passages secrets qui le reliaient à ce repaire, dans les années qui avaient suivi le départ du Dépeceur.
Ces quartiers étaient pratiquement inexpugnables. Même si le château tombait, le garde-manger du logement contenait six mois de vivres. La ventilation était assurée par un réseau de conduites presque aussi complexe que les passages secrets du Maître. Dans l’ensemble, cependant, Acier ne se sentait que relativement en sécurité ici. Il était toujours possible que d’autres passages existent, et qu’ils puissent s’ouvrir de l’extérieur.
Naturellement, les chorales étaient hors de question, ici ou n’importe où ailleurs. La seule activité sexuelle hors meute qu’il se permettait faisait intervenir des membres isolés, et toujours dans le cadre de ses expériences. Il était trop dangereux de se mélanger avec d’autres.
Après dîner, Acier alla passer un moment dans la bibliothèque, autour de sa table de lecture. Tandis que deux d’entre lui sirotaient un excellent cognac, un troisième fuma une herbe venue du Sud. C’était un plaisir, mais calculé. Il savait exactement quels vices, appliqués à quels membres, stimuleraient son imagination au point le plus haut.
De plus en plus, il comprenait que l’imagination était au moins aussi importante, dans la partie qui se jouait actuellement, que l’intelligence pure. Le bureau entre lui était couvert de cartes militaires, de rapports sur la situation dans le Sud et de mémos sur la sécurité intérieure. Mais le plus important, au milieu du papier de soie, comme une limace d’ivoire dans son nid, était la « radio » des créatures des étoiles. Ils en avaient trouvé deux à bord du vaisseau. Acier prit celle qui était devant lui et suivit d’un museau ses courbes lisses. Seuls les bois les plus fins et les plus travaillés, ceux qui étaient utilisés pour faire des instruments de musique ou des sculptures, pouvaient égaler la grâce de cet objet. Mais le plus extraordinaire était que la mante prétendait l’utiliser pour parler à des dizaines de kilomètres de là, à la vitesse d’un rayon de soleil. Si c’était vrai, Acier imaginait le nombre de batailles perdues qui auraient pu être gagnées avec ça. N’importe quelle conquête pourrait être entreprise. Et s’ils pouvaient apprendre à en fabriquer d’autres… Les agents du Mouvement, répartis sur tout le continent, seraient aussi proches de lui que l’étaient ses gardes du corps. Aucune force au monde ne pourrait alors s’opposer à lui.
Il prit sur son bureau le dernier rapport en provenance du Sculpteur. Sur bien des points, ils réussissaient mieux que lui avec leur mante. Apparemment, la leur était presque adulte. Mais elle possédait surtout une bibliothèque miraculeuse, qui pouvait être interrogée presque comme un être vivant. Il y avait trois autres boîtes de données à bord. Les jaquesblanches en avaient retrouvé les restes calcinés au pied du vaisseau. Jefri disait que les processeurs de bord faisaient à peu près les mêmes choses que les boîtes de données, « mais en plus stupide ». (C’était la meilleure traduction qu’Amdi avait pu fournir.) Jusqu’à présent, cependant, ils n’avaient rien pu tirer de ces processeurs.
Grâce à leur boîte de données, par contre, plusieurs collaborateurs du Sculpteur avaient déjà maîtrisé le langage des mantes. Chaque jour, ils en apprenaient plus sur la civilisation de ces créatures que ce qu’ils découvraient ici en un dijour. Il sourit. Ils ignoraient que les résultats les plus importants lui étaient fidèlement rapportés. Pour le moment, il les laissait jouer tranquillement avec leur boîte et leur deux-pattes. Ils lui avaient été utiles en découvrant plusieurs choses qui lui avaient échappé. Ce qui ne l’empêchait pas de maudire leur bonne fortune.
Il feuilleta rapidement le reste du rapport. Excellent. Le deux-pattes du Sculpteur ne coopérait toujours pas. Son sourire se transforma en rire. Ce n’était qu’un détail. La manière dont la créature désignait les meutes… Le rapport essayait d’imiter la prononciation du mot, mais c’était sans importance. La traduction donnée était « griffes » ou « dards ». La mante avait particulièrement horreur des prolongements de métal que les soldats portaient au bout des pattes. Messire Acier lécha pensivement l’émail noir de ses griffes soigneusement taillées. Très intéressant. Les griffes pouvaient être quelque chose de menaçant, mais elles faisaient surtout partie de la personnalité. Les dards, en tant que prolongement artificiel, étaient potentiellement beaucoup plus menaçants. Il concevait qu’on donne ce nom à une force d’élite spécialisée dans les massacres, mais de là à désigner ainsi toutes les meutes… C’était faire abstraction des faibles, des gentils, des naïfs, des pauvres, et de toutes les personnes comme Flenser ou lui-même. Mais cela en disait long sur la psychologie des mantes, que ce jeune représentant de leur espèce ait choisi le dard comme symbole de la meute.
Il s’écarta du bureau et regarda le paysage dessiné sur les murs de la bibliothèque, correspondant à la vue que l’on avait du haut des tours du château. Derrière ces peintures, les murs étaient doublés de motifs de quartz, de mica et de fibres dont les échos donnaient vaguement l’impression que l’on se trouvait face à une immensité de pierre nue. Les combinaisons audiovisuelles étaient rares dans ce château, et celle-ci était particulièrement réussie. Chaque fois qu’il se tenait là, Acier se sentait agréablement relaxé. Il laissa vagabonder son imagination.
Les Dards. J’aime bien ce nom.
Si c’était ainsi que la créature des étoiles les voyait, le nom était approprié pour désigner sa race. Ses pitoyables conseillers – et même le Fragment de Flenser, parfois – étaient encore intimidés par le vaisseau tombé du ciel. Il ne faisait pas de doute que celui-ci contenait une puissance inégalée dans le monde entier, mais il n’y avait pas de raison de céder à la panique. Acier avait compris que les créatures n’étaient pas des êtres surnaturels. Ils avaient simplement progressé dans le domaine scientifique – auquel le Sculpteur accordait tant de prix – à un point tel que la plupart de leurs inventions étaient incompréhensibles sur ce monde. Leur civilisation représentait certes pour eux une inconnue mortelle. Elle était sans doute capable de réduire leur planète en cendres. Mais plus Acier progressait dans la connaissance des mantes, plus il voyait leur infériorité fondamentale. Malgré leur intelligence, c’étaient des créatures tarées à la naissance. Chaque individu devait être élevé à partir de rien, comme une meute composée uniquement de nouveau-nés. La mémoire ne pouvait se transmettre que par la voix ou par l’écriture. Chaque individu grandissait, vieillissait et même mourait en bloc. Malgré lui, Acier frissonna.
Il avait fait du chemin depuis ses premières angoisses et ses premières erreurs. Depuis plus de trois dijours, il essayait de trouver un moyen d’utiliser le vaisseau pour devenir le maître du monde. La mante avait déclaré que le vaisseau envoyait un signal de détresse aux autres. Ce qui avait réduit quelques-uns des Serviteurs de Flenser à un état voisin de l’incontinence. Mais quoi ? Tôt ou tard, d’autres vaisseaux viendraient. Devenir le maître du monde n’était plus un objectif raisonnable. Il était temps de viser plus haut, dans des sphères dont même le Maître n’avait jamais soupçonné l’existence. Qu’on leur enlève leur supériorité technologique, et les mantes n’étaient plus que des créatures limitées, fragiles, faciles à conquérir. Elles étaient les premières à s’en rendre compte. Des Dards. Voilà comment elles nous appellent. Qu’à cela ne tienne. Un jour, les Dards voyageraient, eux aussi, parmi les étoiles, et ils régneraient en maîtres.
Entre-temps, il y aurait beaucoup de dangers à affronter. Comme celui d’un chiot nouveau-né, leur potentiel pouvait être anéanti d’un seul coup. La survie du Mouvement – et celle du monde – dépendrait de leur intelligence supérieure, de leur discipline, de leur traîtrise. Par bonheur, c’étaient des qualités que messire Acier s’était toujours enorgueilli de posséder au plus haut point.
À la lueur de sa chandelle tremblotante, Acier continuait de rêver… De l’intelligence, de l’imagination, de la discipline et une bonne dose de traîtrise… S’il s’y prenait bien, il pourrait persuader les deux-pattes d’éliminer ses ennemis… puis de lui découvrir leur gorge. C’était un rêve audacieux, presque fou, mais il pensait connaître un bon moyen. Jefri affirmait qu’il saurait faire marcher l’émetteur du vaisseau. Tout seul ? Acier en doutait. Le deux-pattes s’était complètement laissé leurrer, mais il n’était pas spécialement compétent. Amdiranifani, c’était autre chose. Il faisait preuve de tout le génie cumulé de ses géniteurs. Et les principes de loyauté et de sacrifice que ses professeurs lui avaient inculqués avaient efficacement pris racine, bien qu’il eût un tempérament un peu… joueur. Sa fidélité n’avait pas le tranchant que la peur est seule à donner. Mais peu importe. En tant qu’instrument, il était plus utile que n’importe qui d’autre. Et il comprenait parfaitement Jefri. De plus, il paraissait comprendre le fonctionnement des machines du vaisseau encore mieux que la jeune mante elle-même.
Il fallait courir le risque. Il allait les laisser entrer dans le vaisseau. Ils enverraient le message de Jefri à la place du signal de détresse automatique. Mais que devait contenir ce message ? Chaque mot serait plus important, plus chargé de dangers que tous les discours jamais prononcés sur ce monde par n’importe quelle meute.
Trois cents mètres plus loin, dans les profondeurs de la zone d’expériences, un jeune garçon et un groupe de chiots eurent un coup de chance inattendu quand ils découvrirent une porte restée ouverte et que l’occasion leur fut donnée de jouer avec le communicateur de Jefri.
L’appareil était assez complexe. Il était destiné à un usage professionnel dans les hôpitaux et sur les chantiers. Il permettait de télécommander des appareils aussi bien que de communiquer par la voix. En tâtonnant, les deux complices finirent par trouver les bonnes options.
Indiquant les numéros affichés par le communicateur, Jefri Olsndot murmura à voix basse :
— Je crois que cela signifie que nous sommes en liaison avec un récepteur, quelque part.
Il regarda nerveusement la porte. Quelque chose lui disait qu’ils n’auraient vraiment pas dû se trouver ici.
— Ce sont les mêmes signes que sur la radio que messire Acier a prise, déclara Amdi. Il aura ainsi la preuve que nous pouvons l’aider. Qu’est-ce qu’il faut faire ?
Trois d’entre lui se mirent à galoper autour de la pièce, comme des petits chiens incapables de se concentrer sur une conversation. Jefri savait maintenant que ce comportement équivalait à celui d’un humain qui détourne les yeux ou qui fredonne pendant qu’il réfléchit. L’angle de ses visions était un autre signe, analogue, cette fois-ci, à un grand sourire malicieux.
— Nous devrions lui faire la surprise. Il est toujours tellement sérieux.
— D’accord.
Messire Acier était assez solennel, c’était vrai, mais tous les adultes avaient tendance à être un peu comme ça. Ils lui rappelaient les vieux savants du Lab Haut.
Amdi saisit le communicateur avec une expression qui voulait dire : « Regarde bien. » Il appuya du nez sur le bouton « parole » et lança un long hululement dans le micro. Cela ressemblait vaguement au langage intermeutes. Un membre d’Amdi traduisit à son oreille. Jefri senti un gloussement lui monter à la gorge.
Dans son bastion, messire Acier était perdu dans ses machinations. Son imagination, déchaînée par le cognac et les herbes, flottait en apesanteur, jouant avec chaque possibilité. Il était vautré dans des coussins de velours, douillettement à l’abri de toute intrusion. Les chandelles à moitié consumées éclairaient faiblement le paysage mural, faisant danser des reflets sur les meubles polis. L’histoire qu’il allait raconter aux deux-pattes, il l’avait presque en tête…
Le bruit, sur sa table, commença très faiblement, submergé au fond de sa rêverie. Il se faisait entendre surtout dans le grave, mais avec des pointes dans la gamme de la pensée, comme des protubérances issues d’un autre esprit. C’était une véritable présence, qui ne cessait de grandir. Quelqu’un est entré chez moi ! Cette pensée le déchira comme les lames à dépecer de Flenser. Les membres de messire Acier se mirent à trembler de panique spasmodique, désorientés par les effets de l’alcool et des herbes.
Une voix, au milieu de toute cette démence, se fit entendre, déformée, privée de certaines fréquences que le langage vocal exigeait, mais intelligible tout de même. C’était un hurlement modulé, qui lui disait :
— Messire Acier ! Vous avez le bonjour de La Meute des Meutes, du Grand Dieu Tout-Puissant !
Une partie de lui avait déjà couru ouvrir la porte et passait la tête, effarée, dans le couloir où étaient les gardes. Leur présence le rassura quelque peu, mais jeta sur lui un trouble glacé. C’est ridicule. Il pencha une tête pour regarder le communicateur posé sur son bureau. Il y avait des échos partout, mais les sons provenaient bien de la machine à parler à distance. Ils n’avaient plus rien à voir, maintenant, avec le langage des meutes. C’étaient des fragments de bruits, des caquetages sans signification dans la gamme moyenne de la pensée. Une seconde… Derrière tout cela, très faible, il avait nettement entendu un grognement saccadé qu’il connaissait bien. C’était un rire de mante.
Acier se laissait rarement gagner par la rage. Celle-ci était pour lui un instrument et non un maître. Mais lorsqu’il se souvint des mots et entendit ce rire, il sentit un afflux de sang noir dans tous ses membres, l’un après l’autre. Sans savoir ce qu’il faisait, il saisit le communicateur et le jeta au loin. Le silence se fit immédiatement. Il lança un regard glacé aux gardes, figés au garde-à-vous dans le couloir. Leurs pensées lui parvenaient faiblement, étouffées par la peur.
Quelqu’un allait certainement mourir pour cela.
Il alla voir Amdi et Jefri le lendemain du jour où ils avaient eu tant de succès avec leur radio. Ils l’avaient convaincu. Ils iraient ensemble sur le continent. Jefri allait avoir l’occasion de lancer son message aux siens.
Acier fut encore plus grave et solennel qu’à l’accoutumée. Il leur infligea un long discours pour expliquer qu’il était important de faire venir de l’aide, qu’il fallait se défendre contre de nouvelles attaques du Sculpteur. Mais il ne semblait pas leur en vouloir au sujet de la petite plaisanterie d’Amdi. Jefri poussa un soupir de soulagement. Chez lui, papa lui aurait donné une bonne tannée pour lui apprendre à s’amuser ainsi. Amdi a raison. Messire Acier était austère parce qu’il avait de lourdes responsabilités et devait faire face à beaucoup de dangers, mais dans le fond c’était quelqu’un de très gentil.
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Reçu par : Relais transmetteur 03, via Relais
Chemin langage : langue de feu→nuéli→triskweline, unités SjK [La langue de feu et le nuéli sont des langages d’affaires de l’En delà Supérieur. Seule la signification centrale est donnée dans la présente traduction]
Origine : Corporation des Arts et des Arbitrages, Nébuleuse de Nuellan [Organisation militaire (?) de l’En delà Supérieur. Âge connu : cent ans]
Sujet : Raisons de s’inquiéter
Résumé : Trois civilisations monosystèmes sont apparemment détruites
Phrases clés : désastres interstellaires majeurs ; guerres interstellaires majeures ? ; perversion du Domaine Straumli
Diffusion :
Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre
Groupe d’Intérêt Menaces
Groupe d’Intérêt Homo Sapiens
Date : 53,57 jours depuis la chute du Domaine Straumli
Texte du message :
Récemment, une obscure civilisation a annoncé qu’elle avait créé une nouvelle Puissance dans la Transcendance. Puis elle a quitté « provisoirement » le Réseau Connu. Depuis, le groupe Menaces a reçu environ un million de messages sur l’incident. Beaucoup de spéculations sur la naissance d’une perversion de classe 2, mais il n’est pas prouvé que les effets se fassent sentir au-delà des frontières de l’ancien « Domaine Straumli ».
Arts et Arbitrages sont spécialisés dans les litiges concernant le planage des trècles. Dans cette affaire, nous n’avons que très peu d’intérêts communs avec quelque race naturelle que ce soit, pas plus qu’avec le groupe Menaces. Mais cette situation est peut-être appelée à changer. Il y a soixante-cinq heures, nous avons constaté la disparition apparente de trois civilisations isolées de l’En delà Supérieur, au voisinage du Domaine Straumli. Deux d’entre elles étaient des sondes religieuses du type Œil-dans-l’O, et la troisième était une usine pentragrienne. Jusque-là, leur principale liaison avec le Réseau était le Domaine Straumli. En l’occurrence, elles étaient coupées de toute communication depuis la chute de Straum, à l’exception de quelques salves ponctuelles de notre part.
Nous avons délesté trois missions pour pouvoir passer outre. Les reconnaissances de signaux ont révélé l’existence de communications sur large bande qui ressemblaient davantage à des commandes neurales qu’à une activité normale de réseau local. Plusieurs structures nouvelles de grande taille ont été décelées. Tous nos vaisseaux ont été détruits avant de pouvoir rapporter des informations détaillées. Compte tenu des antécédents de ces colonies, notre conclusion est que nous ne sommes pas ici en présence des signes résiduels caractéristiques d’une transcendance.
Ces observations correspondent à une attaque de classe 2 de la Transcendance (bien qu’exécutée en secret). La source la plus plausible serait la nouvelle Puissance créée par le Domaine Straumli. Nous recommandons la plus grande vigilance à toutes les civilisations de l’En delà Supérieur résidant dans ces parages. Les corporations importantes comme la nôtre ont peu de chose à redouter, mais la menace n’en est pas moins très claire.
Crypto : 0
Reçu par : Relais transmetteur 03, via Relais
Chemin langage : langue de feu→nuéli→triskweline, unités SjK [La langue de feu et le nuéli sont des langages d’affaires de l’En delà Supérieur. Seule la signification centrale est donnée dans la présente traduction.]
Origine : Corporation des Arts et des Arbitrages, Nébuleuse de Nuellan
[Organisation militaire (?) de l’En delà Supérieur. Âge connu : ≈ cent ans]
Sujet : Nouveau service disponible
Résumé : Arts et Arbitrages se proposent de créer un nouveau service de relais sur le Réseau
Phrases clés : tarifs privilégiés, programmes de traduction dans les langages sentients, idéal pour les civilisations de l’En delà Supérieur
Diffusion :
Groupe d’Intérêt Coût des Communications
Groupe administratif Motley Hatch
Date : 61,00 jours depuis la chute du Domaine Straumli
Texte du message :
Arts et Arbitrages sont fiers d’annoncer la mise en place d’un service sur la couche transmetteurs, particulièrement destiné aux sites de l’En delà Supérieur (tarifs listés en fin de message). Des programmes ultraperformants fourniront des routages et des traductions de haut niveau. Cela va faire bientôt cent ans qu’aucune des civilisations de cette partie de la Galaxie n’a jugé intéressant de fournir un tel service de communications. Nous comprenons que la tâche est ingrate et que l’armiphlage n’est pas proportionnel aux efforts investis, mais nous avons tous à gagner à l’établissement de protocoles compatibles avec notre Zone de résidence. Détails suivent sous syntaxe 8139… [nuéli : le programme de traduction triskweline refuse de traiter la syntaxe 8139]
Crypto : 0
Reçu par : Relais transmetteur 03, via Relais
Chemin langage : nuéli→triskweline, unités SjK [Le nuéli est un langage d’affaires de l’En delà Supérieur. Malgré l’adaptation en langage courant, seule la signification centrale est garantie]
Origine : Union Commerciale des Déçus de la Transcendance, Nuellan Central
Sujet : Question de vie ou de mort
Résumé : Arts et Arbitrages sont tombés dans la Perversion Straumlienne à la suite d’une attaque sur le Réseau. Utilisez les relais du Moyen En delà jusqu’à la fin de la crise
Phrases clés : attaque sur Réseau, guerre interstellaire majeure, Perversion Straumlienne
Diffusion :
Groupe d’Intérêt Sentier de la Guerre
Groupe d’Intérêt Menaces
Groupe d’Intérêt Homo Sapiens
Date : 61,12 jours depuis la chute du Domaine Straumli
Texte du message :
ATTENTION ! Le site identifié sous l’appellation Arts et Arbitrages est maintenant contrôlé par la Perversion Straumlienne. La dernière annonce publicitaire diffusée par les Arts sur le service commercial est un piège mortel. En fait, de fortes présomptions nous permettent d’avancer que la Perversion a utilisé des paquets sapients du Réseau pour envahir et anéantir les défenses des Arts et Arbitrages, dont de très larges portions semblent actuellement sous la domination directe de la Puissance Straumlienne. Les parties du site qui n’étaient pas contaminées après la première invasion ont été détruites par les secteurs transformés. Une reconnaissance forcée nous a permis de constater plusieurs stellifications.
Ce qu’il est possible de faire : si, durant les mille dernières secondes, vous avez reçu des paquets selon le protocole de l’En delà Supérieur en provenance d’« Arts et Arbitrages », détruisez-les immédiatement. S’ils ont déjà été traités, le site de traitement et tous les autres sites localement reliés en réseau doivent être physiquement détruits sans attendre. Nous sommes conscients de ce que cela signifie la destruction de systèmes solaires entiers, mais songez aux conséquences, si vous ne le faites pas. Vous êtes l’objet d’une attaque de la part de la Transcendance.
Si vous survivez au danger initial (les trente prochaines heures environ), il existe des procédures évidentes qui pourront vous assurer une sécurité relative. N’acceptez sous aucun prétexte de recevoir des paquets selon le protocole de l’En delà Supérieur. À tout le moins, acheminez toutes les communications par des sites du Moyen En delà, avec des traductions dans les deux sens dans les langues commerciales locales.
À plus long terme, il est évident qu’une perversion de classe 2 extraordinairement puissante s’est développée dans notre secteur de la Galaxie. Durant les treize prochaines années environ, toutes les civilisations avancées qui se trouvent dans notre voisinage seront en grand danger.
Si nous réussissons à identifier les antécédents de la perversion actuelle, nous pourrons peut-être découvrir ses faiblesses et mettre au point un système de défense acceptable. Les perversions de classe 2 font toutes intervenir une Puissance corrompue qui crée des structures symbiotiques dans l’En delà Supérieur, mais les origines sont extrêmement variées. Certaines ne sont rien d’autre qu’une mauvaise plaisanterie racontée par des Puissances qui ont déjà quitté la scène. D’autres sont des armes élaborées par ceux qui ont récemment transcendé, et jamais neutralisées correctement.
La source immédiate de tous ces dangers est bien connue. Une espèce récemment arrivée du Moyen En delà, Homo Sapiens, a fondé le Domaine Straumli. Nous sommes portés à croire les théories proposées dans certains messages […], selon lesquelles les chercheurs de Straum auraient expérimenté avec quelque chose dans les Shortcuts, sans se douter que la recette était une perfidie auto-amorçable issue d’une époque plus ancienne. Il se peut en effet qu’un quelconque perdant d’un âge révolu ait implanté des instructions dans le Réseau (ou dans une quelconque archive perdue) à l’intention de ses propres descendants. C’est la raison pour laquelle toute information concernant Homo Sapiens nous intéresse.
Le lendemain, Amdi partit pour le plus long voyage de sa jeune existence. Emmitouflés dans des blousons épais, ils descendirent, par de longues rues pavées, jusqu’au détroit dominé par le château. Messire Acier ouvrait la voie sur un chariot tiré par trois kherporcs. Il avait fière allure avec ses jaquettes à rayures rouges. Des gardes à la fourrure blanche les escortaient de chaque côté, et l’austère Tyrathect formait l’arrière-garde. L’aurore boréale était la plus brillante qu’Amdijefri eût jamais vue. Elle éclairait plus, dans l’ensemble, que la pleine lune posée sur l’horizon nord. Des stalactites de glace pendaient sous les avancées des toitures, quelquefois jusqu’au sol, comme des colonnes mordorées dans la lumière féerique.
Quand ils prirent les bateaux pour traverser le détroit, l’eau glissa comme de la pierre liquide noire et glacée le long des coques. Arrivés de l’autre côté, ils virent se profiler au-dessus d’eux la colline du Vaisseau des Étoiles, plus haute que tous les châteaux du monde. Et chaque minute leur faisait découvrir de nouveaux enchantements, de nouveaux univers.
Il leur fallut une demi-heure pour atteindre le sommet de cette colline, bien que leurs chariots fussent tirés par de puissants kherporcs et que personne, dans leur troupe, n’allât à pied. Amdi regardait avidement dans toutes les directions, fasciné par le paysage qui s’étalait, éclairé par l’aurore boréale, au-dessous d’eux. Au début, Jefri semblait tout aussi impressionné ; mais lorsqu’ils atteignirent le sommet, il cessa de s’intéresser au paysage et se tourna vers son ami pour l’agripper si fort que celui-ci en eut mal aux côtes.
Messire Acier avait édifié un abri autour du vaisseau stellaire. À l’intérieur, l’air était immobile et légèrement plus chaud. Jefri se tenait au pied de l’escalier tournant, levant les yeux vers la lumière qui sortait à flots par la porte ouverte. Amdi le sentit frissonner.
— Il a peur de sa propre machine volante ? interrogea Tyrathect.
Amdi avait maintenant appris à bien connaître les peurs de son ami ainsi que la plupart de ses désespoirs.
Qu’est-ce que je ressentirais si messire Acier se faisait assassiner ?
— Non, répondit-il. Il n’a pas peur. Mais ça lui rappelle ce qui est arrivé.
— Dites-lui que nous pouvons revenir, fit gentiment Acier. Il n’est pas obligé d’y entrer aujourd’hui.
Jefri secoua la tête lorsque la suggestion lui fut communiquée. Il ne répondit qu’au bout d’un moment.
— Il faut que j’aille jusqu’au bout. Que je sois courageux.
Il commença à grimper lentement l’escalier, en s’arrêtant à chaque marche pour s’assurer que tout Amdi le suivait. Les chiots étaient partagés entre le souci qu’ils se faisaient pour lui et leur désir de courir comme des fous pour découvrir de fascinants mystères.
Ils franchirent la porte et se retrouvèrent dans l’univers extraordinaire des deux-pattes, où régnait une étrange lumière bleue, où l’air était aussi chaud qu’à l’intérieur du château et où les attendaient des dizaines de formes mystérieuses. Ils s’avancèrent jusqu’au fond de la grand-salle. Messire Acier passa plusieurs têtes à l’entrée. L’écho de ses pensées résonna douloureusement autour d’Amdi.
— J’ai fait capitonner les murs, mais même ainsi il vaut mieux que nous ne soyons pas deux en même temps dans cet endroit.
— Euh… oui.
Il y avait une réverbération extraordinaire, et les pensées d’Acier étaient étrangement violentes.
— Je compte sur vous, continua Acier, pour protéger votre ami et me faire part de tout ce que vous verrez.
Il recula, ne laissant plus qu’une tête pour les observer depuis l’entrée.
— Oui, oui. Bien sûr.
C’était la première fois que quelqu’un, à l’exception de Jefri, lui disait qu’il avait besoin de lui.
Jefri fit silencieusement le tour de la salle où son ami dormait dans tous les coins. Il ne pleurait plus, et la peur viscérale et silencieuse qui l’étreignait souvent l’avait quitté. C’était comme s’il avait du mal à croire qu’il se trouvait vraiment dans un tel endroit. Il caressa au passage quelques sarcophages, en regardant les visages à l’intérieur.
Tous ces amis. Qui attendent d’être réveillés. À quoi ressembleront-ils ?
— Les murs… Je ne me souviens pas qu’ils étaient comme ça, dit-il en touchant le capitonnage épais installé par Acier.
— C’est pour que cet endroit ne soit pas trop assourdissant, expliqua Amdi.
Il écarta un panneau, curieux de voir ce qu’il y avait derrière. Juste un mur vert, dont la texture ressemblait à la fois à la pierre et à l’acier. Mais il était couvert de petites protubérances et de traînées grisâtres.
— Qu’est-ce que c’est ?
Jefri était en train de regarder par-dessus son épaule.
— Hum… Rien d’autre que de la moisissure. Elle s’est étendue. Messire Acier a bien fait de tout recouvrir.
Le jeune humain s’éloigna lentement. Amdi s’attarda quelques secondes. Il approcha plusieurs têtes de la substance. Les champignons et les moisissures posaient continuellement des problèmes dans le château. Il fallait toujours nettoyer. Chez certains, c’était même une manie, à son avis. Il ne trouvait pas la moisissure répugnante. Il y en avait sur les roches les plus dures. Et cela l’avait toujours intéressé. Parfois, les plaques faisaient un centimètre d’épaisseur, et elles avaient des formes contournées, comme de la fumée solidifiée.
La partie de lui qui traînait en arrière vit que Jefri était entré dans la cabine intérieure. Il le suivit, non sans une certaine réticence.
Ils ne restèrent, la première fois, qu’une demi-heure à bord du vaisseau. Dans la cabine intérieure, Jefri alluma des fenêtres magiques qui donnaient sur toutes les directions à la fois. Amdi écarquillait les yeux. Il était au paradis.
Pour Jefri, ce n’était pas la même chose. Il se laissa tomber dans un hamac et contempla les commandes. Progressivement, ses traits se détendirent.
— Je… J’aime bien cet endroit, fit Amdi d’une voix hésitante.
Jefri fit osciller doucement son hamac.
— Oui, dit-il avec un soupir. J’avais peur, mais maintenant que je suis ici je me sens plus proche de…
Il tendit la main pour caresser le panneau voisin du hamac.
— C’est mon père qui a posé le vaisseau ici. Il était assis juste à cet endroit…
Il se tourna pour regarder une plaque lumineuse qui scintillait au-dessus de lui.
— Et ma mère avait réglé l’ultrabande. Tout est resté comme ils l’ont laissé. Maintenant, je n’ai plus que toi, Amdi. Même Johanna n’est plus là. Il n’y a plus que moi pour tout faire marcher !
Classification Vrinimi : secret, usage interne. Diffusion non autorisée au-delà de l’Anneau 1 du réseau local
Procédure de recherche : Relais transmetteur 00
Début : 19 : 40 : 40, heure des Docks, 17/01 de l’An de l’Org 52090 [128,13 jours après la chute du Domaine Straumli]
Message en boucle syntaxe 14 couche liaison détecté sur secteur de surveillance assigné. Force du signal et rapport s/b compatibles avec signaux précédemment détectés
Chemin langage : samnorsk, SjK : Unités-relais
Origine : Jefri Olsndot je ne sépa où c’est
Sujet : Bonjour je mapèle Jefri Olsndot notre vaisso est endomagé et nous awon besoin d’ède. s’ilvouplé répondé
Résumé : je ne sépa ce kil fo fère. Ce clavié est complètemen IDIOT !!
Mots clés : je ne sépa
Diffusion : n’importe qui
Texte du message : [vide]
Deux Cavaliers des Skrodes s’amusaient dans les vagues.
— Tu crois que sa vie est en danger ? demanda celui qui avait une fine tige verte.
— La vie de qui ? fit l’autre, un Cavalier corpulent à la coquille de base légèrement bleutée.
— Jefri Olsndot, l’enfant humain.
Coquille Bleue soupira intérieurement et consulta son skrode. On vient à la plage pour oublier ses soucis quotidiens, mais avec Tige Verte, pas moyen. Il explora la ligne danger-pour-Jefri.
— Bien sûr qu’il est en danger, espèce d’ahurie ! Relis ses derniers messages !
— Ah ! fit Tige Verte sur un ton embarrassé. Excuse-moi pour ce trou de mémoire.
Il se rappelait juste ce qu’il fallait pour s’inquiéter, et surtout rien de plus. Elle retomba dans un silence morose. Au bout d’un moment, cependant, il l’entendit chantonner joyeusement. Les vagues se brisaient sans fin autour d’eux.
Coquille Bleue s’ouvrit à l’eau, savourant la vie qui tourbillonnait dans la puissance des vagues. La plage était superbe, probablement unique, et ce n’était pas rien de dire une chose pareille dans l’En delà. Lorsque l’écume se retirait après les avoir recouverts, ils voyaient le ciel indigo s’étaler d’un côté à l’autre des Docks, et les vaisseaux scintiller. Quand la vague revenait, les deux Cavaliers étaient submergés par l’écume froide et bouillonnante, entourés de coralesques et de créatures intertidales qui avaient établi leurs petites demeures ici. Puis, à « marée haute », la courbure du fond de la mer devenait inchangée durant une heure ou plus. L’eau s’éclaircissait. Quand il faisait jour, ils distinguaient des plaques transparentes, au fond de la mer, par où ils apercevaient, à un millier de kilomètres sous eux, la Surface.
Coquille Bleue faisait de gros efforts pour affranchir son esprit de ses soucis. Chaque heure de contemplation paisible lui permettait d’accumuler un peu plus de souvenirs naturels, mais… c’était peine perdue. Il n’était pas plus capable que Tige Verte de faire abstraction des contingences du moment. Au bout d’un certain temps, il déclara :
— Je me prends parfois à regretter de n’être pas un Cavalier Inférieur.
Passer toute sa vie au même endroit, avec un skrode réduit au minimum…
— Oui, fit Tige Verte. Mais nous avons décidé de voyager. Ce qui implique de renoncer à certaines choses. Il y a des cas où nous sommes obligés de nous rappeler des événements qui ne se sont produits qu’une fois ou deux. Et il arrive que nous vivions de grandes aventures. Je suis heureuse que nous ayons signé ce contrat de sauvetage, Coquille Bleue.
Ni l’un ni l’autre n’avait l’esprit à profiter de la mer, aujourd’hui. Coquille Bleue abaissa les roues de son skrode et se rapprocha de Tige Verte. Il fouilla au plus profond de la mémoire mécanique de son skrode, examinant les bases de données générales. Il y avait beaucoup de choses sur les catastrophes. Les créateurs de ces bases devaient considérer les guerres, les gales et les perversions comme des choses très importantes. Et c’était vrai qu’elles étaient passionnantes, et qu’elles pouvaient tuer.
Mais Coquille Bleue était également capable de voir qu’en termes relatifs, ces catastrophes ne représentaient qu’une petite partie de l’expérience civilisée. Il ne se produisait de perversion massive qu’une fois par millénaire environ. Et c’était par pure malchance qu’ils se retrouvaient mêlés à l’une d’elles. Durant les dix dernières semaines, une bonne douzaine de civilisations de l’En delà Supérieur avaient quitté le Réseau, absorbées par l’amalgame symbiotique à présent dénommé la Gale Straumlienne. Les relations commerciales étaient affectées. Depuis que leur vaisseau avait été refinancé, Tige Verte et lui avaient réalisé plusieurs transports, mais toujours à destination du Moyen En delà.
Ils avaient été très prudents jusqu’ici. Mais aujourd’hui, comme l’avait dit Tige Verte, de grandes choses les attendaient peut-être. L’Org Vrinimi voulait organiser une expédition secrète dans le Fin Fond de l’En delà. Comme Tige Verte et lui étaient déjà plus ou moins dans le secret, il était naturel que le choix se porte sur eux. En ce moment, le Hors de Bande II se trouvait sur les chantiers de Vrinimi, où l’on procédait sur lui à des aménagements destinés à le transformer en racleur de fond, avec l’adjonction d’une énorme quantité de drones-antennes. D’un seul coup, la valeur du HdB était multipliée par dix mille. Ils n’avaient même pas eu besoin de marchander, ce qui était plutôt inquiétant ! Chaque aménagement était indispensable à l’expédition. Ils descendraient jusqu’à l’extrême limite des Lenteurs. Dans le meilleur des cas, ce serait un voyage monotone et fastidieux, mais les derniers sondages faisaient état de mouvements inhabituels dans le secteur tampon, et ils risquaient de se retrouver, s’ils n’avaient pas de chance, de l’autre côté de la ligne, où la lumière avait sa plus faible vitesse. Si jamais une chose pareille devait se produire, leur seul et unique espoir serait le ramscoop.
Tout cela restait, pour Coquille Bleue, dans les limites acceptables d’un contrat. Avant de rencontrer Tige Verte, il avait bourlingué pas mal de temps sur des racleurs de fond, et il s’était même échoué une ou deux fois. Mais…
— J’aime l’aventure tout autant que toi, fit Coquille Bleue sur un ton légèrement bougon. Descendre au Fin Fond sauver des sophontes d’entre les griffes de monstres, c’est peut-être raisonnable, je ne dis pas, mais… Si ce vaisseau straumlien était aussi important que le pense Ravna ? Après tout, ça paraît absurde, cette fois-ci, mais elle a convaincu l’Org de l’existence de cette possibilité. S’il y a quelque chose, là-bas, qui soit de nature à nuire à la Gale Straumlienne…
Si la Gale avait des soupçons, elle était capable de mobiliser une flotte de dix mille vaisseaux de combat qui fondraient sur leur proie. Les vaisseaux du Fin Fond n’étaient peut-être que des engins traditionnels, mais Tige Verte et lui n’en seraient pas moins perdus.
À l’exception d’un léger bourdonnement rêveur, Tige Verte demeurait silencieuse. Avait-elle perdu le fil de la conversation ? Mais sa voix lui parvint bientôt à travers l’eau, comme une caresse rassurante.
— Je sais, Coquille Bleue. Cela pourrait signifier la fin pour nous, mais je veux tout de même tenter l’aventure. S’il n’y a pas trop de risques, nous nous en sortirons avec d’énormes bénéfices. Et si notre intervention peut aider à affaiblir la Gale… Ne vois-tu pas à quel point c’est important ? Nous contribuerions à sauver des dizaines de civilisations, des millions de plages de Cavaliers, rien qu’en passant.
— Pfff. Tu suis la tige et non le skrode.
— C’est possible.
Ils avaient surveillé la progression de la Gale depuis le commencement. Leurs sentiments d’horreur et de sympathie n’avaient fait que croître chaque jour, jusqu’à ce qu’ils se frayent un chemin jusqu’au centre de leur esprit naturel. Ainsi, Tige Verte (et Coquille Bleue également, il était inutile de le nier) pensait plus à la Gale qu’aux dangers de leur nouveau contrat.
— C’est même probable, reprit-elle. Mes réticences dans cette affaire sont dues au fait que j’analyse trop. (Elle était encore dépendante, pour cela, de son skrode.) Et cependant, je pense que, même si nous restions ici un an, si nous attendions de ressentir complètement toutes les données du problème, nous choisirions finalement d’y aller.
Coquille Bleue avança et recula son skrode avec irritation, soulevant le sable qui tourbillonna le long de ses appendices et à travers eux. Elle avait raison, elle avait tout à fait raison, mais il ne pouvait pas l’admettre tout haut. Cette mission le terrifiait depuis le début.
— Réfléchis un peu, mon ami. Si l’enjeu est tellement important, nous pourrions peut-être réclamer de l’aide. Tu sais que l’Org négocie en ce moment avec l’Émissaire Spécial. Avec un peu de chance, nous pourrions nous retrouver avec une escorte organisée par une Puissance Transcendantale.
Coquille Bleue s’esclaffa presque à cette idée. Elle imagina deux petits Cavaliers des Skrodes en train de voyager dans le Fin Fond, entourés de gardes du corps de la Transcendance.
— On peut toujours espérer, dit-elle.
Les Cavaliers des Skrodes n’étaient pas seuls à formuler un tel espoir. Un peu plus haut que la plage, Ravna Bergsndot faisait les cent pas dans son bureau. Une sinistre ironie voulait que même les plus grandes catastrophes offrent des occasions en or aux gens honnêtes. Son transfert à la Gestion Commerciale était devenu permanent avec la chute d’Arts et Arbitrages. À mesure que la Gale s’étendait et que les marchés de l’En delà Supérieur s’effondraient, l’Org devenait de plus spécialisée dans les informations de toutes sortes concernant la Perversion Straumlienne. Sa qualité d’« experte » pour les affaires humaines prenait une valeur extraordinaire. Même si le Domaine Straumli proprement dit ne constituait plus qu’une toute petite partie de ce qu’était devenue la Gale, lorsqu’il arrivait à celle-ci de parler d’elle-même, c’était le plus souvent en samnorsk, et Grondr et compagnie accordaient un intérêt vital aux analyses qu’elle faisait.
Elle avait même connu quelques succès. Ils avaient capté le signal automatique du vaisseau fugitif et, quatre-vingt-dix jours plus tard, celui d’un survivant humain, Jefri Olsndot. Une quarantaine de messages à peine avaient été échangés depuis, mais cela avait été suffisant pour apprendre pas mal de choses sur les Dards, sur messire Acier et sur le méchant Sculpteur. Ils savaient aussi que, si quelqu’un n’intervenait pas, une petite vie humaine risquait de prendre fin. Ironique, mais naturel. La plupart du temps, cette petite vie pesait davantage sur sa conscience que toutes les horreurs de la Perversion ou, même, que la chute du Domaine Straumli. Louées soient les Puissances, Grondr avait approuvé la mission de sauvetage. C’était une excellente occasion d’apprendre des choses importantes sur la Perversion Straumlienne. Et les meutes dardiennes semblaient l’intéresser également. Les esprits collectifs étaient chose assez rare dans l’En delà. Grondr avait tenu l’affaire secrète et réussi à persuader ses supérieurs de financer la mission. Mais son aide ne suffirait peut-être pas. Si le vaisseau fugitif était aussi important que le pensait Ravna, d’immenses dangers guetteraient les sauveteurs.
Elle regarda la mer. Lorsque les vagues refluaient sur le sable, elle apercevait les appendices des Cavaliers des Skrodes qui émergeaient de l’écume. Comme elle les enviait ! Lorsqu’ils étaient soumis à trop de tensions, ils fermaient simplement les écoutilles. Les Cavaliers des Skrodes faisaient partie des sophontes les plus répandus dans l’En delà. Il en existait plusieurs variétés, mais l’analyse rejoignait la légende : en des temps très, très anciens, ils ne formaient qu’une seule espèce. Quelque part dans le passé hors Réseau, ils étaient des créatures sessiles habitant le rivage des océans. Livrés à eux-mêmes, ils avaient acquis une forme d’intelligence presque dépourvue de mémoire à court terme. Immobiles au milieu de l’écume, ils avaient des pensées qui ne laissaient aucune empreinte dans leur esprit. Seule la répétition d’un stimulus sur une certaine période de temps pouvait les marquer. Mais la mémoire et l’intelligence qu’ils possédaient étaient propres à assurer leur survie en leur permettant de choisir le meilleur emplacement possible pour lâcher leurs graines de pupaison, afin que la génération suivante soit à l’abri du danger et trouve à se nourrir normalement.
Puis une race inconnue était arrivée et avait décidé d’aider les rêveurs à évoluer. On les avait placés sur des socles mobiles, les skrodes. Sur leurs roues, ils pouvaient parcourir les rivages et manipuler les choses avec leurs appendices et leurs courts tentacules. De plus, grâce à la mémoire mécanique à court terme des skrodes, ils pouvaient apprendre suffisamment vite pour que leur nouvelle mobilité ne cause pas leur perte.
Ravna détourna son regard des Cavaliers. Quelqu’un arrivait, flottant au-dessus des arbres. C’était l’Émissaire Spécial. Il fallait peut-être faire sortir Tige Verte et Coquille Bleue de l’eau. Mais non. Qu’ils profitent encore un peu de leur insouciance. Si elle ne réussissait pas à leur procurer les équipements spéciaux, les choses seraient assez dures pour eux par la suite.
D’ailleurs, je préfère ne pas avoir de témoins…
Elle croisa les bras et leva des yeux furieux vers le ciel. L’Org Vrinimi avait essayé de parler de tout ça au Vieux, mais la Puissance refusait désormais tout contact excepté par l’intermédiaire de son Émissaire Spécial. De plus, c’était lui qui avait insisté pour un face-à-face.
L’Émissaire se posa à quelques mètres d’elle et inclina la tête. Mais son sourire de travers lui gâchait tous ses effets.
— Pham Nuwen, à votre service.
Elle inclina légèrement la tête à son tour, et le précéda dans l’ombre de son bureau. S’il avait calculé qu’un face-à-face la mettrait mal à l’aise, il avait gagné.
— Merci d’avoir accepté cette rencontre, monsieur. L’Organisation Vrinimi a une importante requête à adresser à votre patron.
Propriétaire ? Maître ? Opérateur ?
Pham Nuwen se laissa tomber dans un siège, en s’étirant avec indolence. Elle ne l’avait pas revu depuis leur soirée à la Société des Errants. Grondr disait que le Vieux l’avait occupé au Relais, à rechercher dans les archives des informations sur l’humanité et ses origines. C’était plausible, maintenant que le Vieux avait accepté de limiter son utilisation du Réseau. L’Émissaire pouvait assurer le traitement local, c’est-à-dire utiliser son intelligence humaine pour faire des recherches, les résumer et transmettre uniquement la sélection dont le Vieux avait besoin.
Elle l’observa du coin de l’œil tout en faisant semblant d’étudier ses données. Pham avait toujours le même sourire débonnaire. Elle se demandait si elle aurait le courage de lui demander à quel point leur… brève liaison avait été quelque chose d’humain pour lui. Avait-il ressenti quelque chose ? Avait-il pris son pied, même ?
Du point de vue de la Transcendance, il était peut-être un simple concentrateur de données, un waldo. Mais de son point de vue à elle, il était encore bien trop humain.
— Euh… oui, hum… L’Org a continué de surveiller le vaisseau fugitif straumlien même après que votre patron s’est désintéressé de lui.
Les sourcils de Pham se contractèrent poliment.
— Ah ?
— Il y a dix jours, le signal de présence automatique s’est interrompu, remplacé par un message apparemment envoyé par un survivant.
— Félicitations. Vous avez réussi à tenir la chose secrète, même en ce qui me concerne.
Ravna ne tomba pas dans le piège.
— Nous faisons de notre mieux pour garder le secret vis-à-vis de tout le monde, monsieur. Pour des raisons que vous n’ignorez certainement pas.
Elle afficha les messages reçus à ce jour sur un écran situé entre eux. Une poignée d’appels et de réponses répartis sur dix jours. Traduits pour Pham en triskweline, sans les fautes d’orthographe et de grammaire de l’original. Cependant, le ton général était conservé. Ravna était responsable du côté Org de la conversation. C’était un peu comme de parler à quelqu’un qu’on n’avait jamais vu, dans une chambre absolument noire. Il y avait pas mal de choses que l’on pouvait imaginer aisément. La voix fluette, stridente, derrière les mots en majuscules et les points d’exclamation. Elle ne possédait aucune image du jeune garçon, mais les services de documentation avaient déniché dans les archives humaines de Sjandra Kei des photos de ses parents. Ils avaient l’air de Straumliens ordinaires, mais avec les yeux bruns des clans Linden. Le petit Jefri, normalement, devait être maigre et brun.
Pham Nuwen balaya le texte du regard, en s’attardant particulièrement sur les dernières lignes.
Org [17] : Quel âge as-tu, Jefri ?
Cible [18] : J’ai huit ans. JE SUIS GRAND MAIS J’AI BESOIN QU’ON M’AIDE.
Org [18] : Nous allons t’aider. Nous venons aussi vite que possible, Jefri.
Cible [19] : Désolé de n’avoir pas pu parler hier. Les méchants étaient sur la colline. C’était dangereux d’aller jusqu’au vaisseau.
Org [19] : Les méchants sont si près que cela ?
Cible [20] : Oui, oui. Je les voyais quand j’étais dans l’île. Je suis maintenant à bord avec Amdi, mais nous avons vu des soldats morts partout en montant ici. Le Sculpteur fait souvent des expéditions. Maman est morte. Papa est mort. Johanna est morte. Messire Acier me protège comme il peut. Il dit que je dois être courageux.
L’espace d’un instant, son sourire disparut.
— Pauvre garçon, dit-il d’une voix douce.
Puis il haussa les épaules et désigna du doigt l’un des messages.
— Je suis heureux que Vrinimi fasse partir une expédition de secours. C’est très généreux de votre part.
— Pas tellement, monsieur. Voyez les lignes six à quatorze. Le jeune garçon se plaint des systèmes automatiques du vaisseau.
— Oui. À lire ça, on dirait qu’ils sortent tout droit de la préhistoire. Vidéo et clavier. Pas de reconnaissance vocale. Interface non conviviale. On dirait que l’accident a tout bousillé, hein ?
Il faisait délibérément l’imbécile, mais Ravna avait une patience infinie.
— Il y a peut-être une autre explication, si l’on considère l’origine du vaisseau.
Pham se contenta de sourire. Elle décida de continuer à enfoncer le clou.
— Les processeurs viennent probablement de l’En delà Supérieur ou de la Transcendance, mais sont rendus pratiquement inopérants par leur environnement actuel.
Il soupira.
— Toujours en conformité avec les théories des Cavaliers des Skrodes, hein ? Vous espérez encore que cette épave contienne de formidables secrets capables de réduire la Gale en poussière.
— Oui ! Écoutez… Il n’y a pas si longtemps, le Vieux manifestait une grande curiosité à propos de cette affaire. Pourquoi s’en désintéresse-t-il maintenant ? Y a-t-il une raison de penser que ce vaisseau ne peut pas être la clé de la lutte contre la Perversion ?
C’était l’explication donnée par Grondr pour expliquer le désintérêt soudain du Vieux. Toute sa vie, Ravna Bergsndot avait entendu raconter des tas d’histoires sur les Puissances, mais toujours au énième degré. Ici, c’était presque comme si elle en interrogeait une en direct. Cela lui donnait une drôle de sensation.
— Non…, répondit Pham Nuwen au bout d’un moment. La chose me paraît peu vraisemblable, mais il est possible que vous ayez raison.
Elle soupira. Elle ne s’était pas aperçue qu’elle avait retenu sa respiration.
— Dans ce cas, dit-elle lentement, ce que nous demandons n’est pas exagéré. Supposons que le vaisseau en panne contienne quelque chose dont la Perversion ait besoin, ou qu’elle ait des raisons de redouter. Il est probable, dans ce cas, qu’elle se doute de son existence et qu’elle surveille attentivement les communications en ultrabande dans cette partie du Fin Fond. Une expédition de secours l’attirerait immanquablement là-bas. Et ce serait un véritable suicide pour l’équipage. Sans compter que la Gale en sortirait encore plus puissante.
— Et alors ?
Ravna donna un grand coup de poing sur sa boîte de données. Toutes ses résolutions de se montrer patiente s’étaient envolées.
— Et alors l’Organisation Vrinimi demande au Vieux de l’aider à monter une expédition contre laquelle la Gale soit impuissante !
Pham Nuwen se contenta de hocher la tête.
— Voyons, Ravna… Vous êtes en train de parler d’une expédition au Fin Fond de l’En delà. Comment voudriez-vous qu’une Puissance puisse vous donner la main dans ces régions ? Même un Émissaire Spécial serait en grande partie livré à lui-même.
— Ne vous faites pas plus borné que vous ne l’êtes réellement, Pham Nuwen. Le désavantage serait exactement le même pour la Perversion. Tout ce que nous vous demandons, c’est du matériel fabriqué dans la Transcendance, spécialement conçu pour ces profondeurs et fourni en quantités substantielles.
— Borné ? répéta Pham Nuwen en se redressant à demi, le fantôme d’un sourire demeurant sur son visage. C’est sous cette forme que vous vous adressez normalement à une Puissance ?
Il n’y a pas si longtemps, j’aurais préféré mourir plutôt que de m’adresser à une Puissance de quelque manière que ce soit.
Elle se pencha en arrière, laissant paraître sur ses lèvres sa propre version d’un sourire indolent.
— Vous avez une ligne directe avec votre dieu, mon vieux, mais laissez-moi vous dire un petit secret. Je sais parfaitement voir si elle est ouverte ou fermée.
— Ah ? Et peut-on savoir de quelle manière ?
Le ton était celui de la curiosité polie.
— Pham Nuwen, quand il est lui-même, est quelqu’un de brillant et d’orgueilleux, à peu près aussi subtil qu’un coup de matraque sur la tête.
Pensant aux moments intimes qu’ils avaient passés ensemble, elle ajouta :
— Je ne commence à m’inquiéter un peu que lorsque l’arrogance et les fines remarques disparaissent.
— Hum… Votre logique est un peu faible. Si le Vieux me contrôlait en direct, il pourrait tout aussi bien jouer au borné que… (il pencha de côté la tête) à l’homme de vos rêves.
Ravna serra les dents.
— Possible, répliqua-t-elle. Mais mon patron a bien voulu m’aider un peu. Il m’a donné accès aux données concernant l’utilisation de nos transmetteurs. Et en ce moment même, ajouta-t-elle en se penchant sur sa boîte de données, votre Vieux reçoit moins de dix kilo-octets par seconde du Relais en tout et pour tout. Ce qui signifie, mon ami, que vous n’êtes pas télécommandé. Tous les comportements de malotru que je constaterai aujourd’hui, je les attribuerai au vrai Pham Nuwen.
Le rouquin émit un gloussement, visiblement embarrassé.
— Vous m’avez bien eu, dit-il. C’est vrai que je suis en service détaché, depuis que l’Org a persuadé le Vieux de céder. Mais permettez-moi de vous dire que la totalité des dix Ko en question est consacrée à cette charmante conversation… (Il s’interrompit, comme pour écouter quelque chose, puis agita la main.) Le Vieux vous dit hello.
Malgré elle, Ravna se mit à rire. Il y avait quelque chose d’absurde dans son geste, et l’idée qu’une Puissance pût se livrer à une manifestation d’humour aussi terre à terre lui semblait irrésistible.
— Très bien. Je suis heureuse qu’il puisse… euh… participer. Écoutez-moi, Pham. Ce que nous demandons ne représente pas grand-chose selon les critères de la Transcendance. Et nous pourrions sauver des civilisations entières. Donnez-nous quelques milliers de vaisseaux. Des modèles automatiques à usage unique, ça suffira.
— Le Vieux pourrait les fabriquer, mais ils ne seraient pas meilleurs que ce que vous produisez ici. Feinter… (il s’interrompit, comme s’il était surpris par son propre choix des mots) les Zones, cela demande une bonne dose de subtilité.
— D’accord. La qualité ou bien la quantité. Nous laisserons au Vieux le soin d’apprécier…
— Non.
— Pham ! Il ne s’agit pour le Vieux que de quelques jours de travail. Il a déjà payé beaucoup plus pour pouvoir étudier la Gale.
Leur soirée de bamboche lui avait certainement coûté autant, mais elle s’abstint de le lui faire remarquer.
— Je sais, et Vrinimi a dépensé presque tout.
— Pour payer les clients que vous avez évincés ! Pham… Vous ne pourriez pas nous dire au moins pourquoi ?
Le sourire débonnaire disparut de son visage. Ravna jeta un coup d’œil rapide à sa boîte de données. Non, Pham Nuwen n’était pas possédé. Elle se souvint de son expression quand il avait lu le message de Jefri Olsndot. Il y avait quelqu’un d’humain derrière toute cette arrogance.
— J’essaierai, dit-il. Mais souvenez-vous. Même si je fais partie du Vieux, je n’oublie rien et j’explique tout avec mes limitations humaines. Vous avez raison. La Perversion est en train de grignoter le Faîte de l’En delà. Cinquante civilisations mourront peut-être avant que cette Puissance ne se lasse de gigoter dans tous les sens. Et il y aura des retombées pendant deux mille ans. Systèmes stellaires empoisonnés, races artificielles à la mentalité sanguinaire. Mais… Pardonnez-moi de le dire aussi brutalement. Qu’est-ce que ça peut faire, tout ça ? Il y a cent jours que le Vieux pense à ce problème, avec plus ou moins d’intensité. Cent jours, c’est beaucoup pour une Puissance, particulièrement pour le Vieux. Il existe maintenant depuis plus de dix ans. Ses esprits volent à toute vitesse vers des… changements… qui le placeront au-delà de toute communication. Quel fichu intérêt peuvent avoir pour lui ces problèmes ?
C’était un sujet de débat classique dans les écoles, mais Ravna ne put s’empêcher d’insister. Cette fois-ci, c’était pour de bon.
— L’histoire abonde en incidents où les Puissances ont aidé des races de l’En delà, et parfois même des individus, dit-elle.
Elle avait déjà cherché à savoir quelle race de l’En delà avait donné naissance au Vieux. C’étaient des créatures pleines de vent. Leur courrier sur le Réseau, c’était du verbiage sans grande signification, même après la meilleure interprétation du Relais. Apparemment, ils n’avaient aucune influence particulière sur le Vieux. Il ne restait plus à Ravna que la supplication en direct.
— Écoutez, dit-elle. Inversons le problème. Un être humain ordinaire a-t-il besoin d’une raison spéciale pour aider un animal en train de souffrir ?
Le sourire de Pham revenait peu à peu.
— Vous êtes très forts pour les analogies. Mais souvenez-vous qu’aucune analogie n’est parfaite. Et plus l’automation est complexe, plus les motivations possibles le sont aussi. Mais… bon, dites-moi ce que vous pensez de cette autre analogie. Le Vieux est un brave type qui vit dans une maison décente, dans un quartier correct. Un jour, il constate qu’il a un nouveau voisin, une espèce de clochard qui entrepose sur son terrain des boues toxiques puantes. À la place du Vieux, vous seriez inquiète, pas vrai ? Vous feriez peut-être une petite incursion chez lui pour discuter un peu et essayer de savoir d’où il vient et ce qui se passe. L’Org Vrinimi a été témoin d’une partie de cette recherche. Mais vous découvrez bientôt que le voisin est malsain. En gros, son style de vie implique qu’il pollue des terres marécageuses pour se nourrir de la boue ainsi produite. C’est une nuisance. Ça pue et ça incommode pas mal d’animaux inoffensifs. Mais, après enquête, il est clair que votre propriété ne sera pas affectée, et le voisin vous promet de prendre des mesures pour limiter les miasmes. De toute manière, à manger de la boue toxique, on ne fait pas de vieux os… (Il s’interrompit quelques secondes.) Pour une analogie, je pense que celle-ci n’est pas trop mauvaise. Après avoir résolu quelques mystères initiaux, le Vieux a décidé que cette Perversion faisait partie de l’ordre naturel des choses. Le phénomène est si insignifiant et si banal que même des créatures comme vous et moi peuvent voir qu’elle représente le mal. Sous une forme ou sous une autre, cela remonte des archives de l’En delà depuis cent millions d’années.
— Merde ! Je formerais une association avec tous les voisins, et nous chasserions ce pervers de la ville !
— Il en a été question, mais cela reviendrait trop cher. Et de vraies personnes risqueraient d’en souffrir.
Pham Nuwen se leva souplement et lui adressa un sourire pour prendre congé.
— C’est à peu près tout ce que nous avions à vous dire, murmura-t-il en s’éloignant des arbres tandis que Ravna le suivait en sautillant.
— Un bon conseil, Ravna, ajouta-t-il. Ne prenez pas cela trop à cœur. Je suis allé partout, vous savez. Du Fin Fond des Lenteurs jusqu’à l’intérieur d’une Puissance Transcendantale, chaque Zone a ses côtés déplaisants. La base de la Perversion – qu’elle soit thermodynamique, économique ou tout ce que vous voudrez –, c’est la qualité élevée de la pensée et de la communication au Faîte de l’En delà. La Perversion n’a pas touché à une seule civilisation dans le Moyen En delà. Ici, le décalage et les coûts des transmissions sont trop élevés. Même les meilleurs équipements sont inintelligents. Pour faire fonctionner vos systèmes, il faudrait des flottes à demeure, des polices secrètes et des transmetteurs encombrants. Ce serait presque aussi dur que dans n’importe quel empire de l’En delà, et sans aucun profit pour une Puissance.
Il se tourna vers elle et vit son regard sombre.
— Hé ! Tu ne comprends pas ? Je suis en train de t’expliquer que ton joli petit cul n’a rien à craindre !
Il se pencha pour lui donner une tape sur le derrière. Ravna écarta sa main et recula d’un pas. Elle réfléchissait pour essayer de trouver l’argument décisif qui le ferait revenir sur sa position. On connaissait des cas où une Puissance avait été influencée par son Émissaire. Mais maintenant que les choses étaient plus nettes, tout ce qu’elle trouva à dire fut :
— Et toi, ta queue, hein ? Tu dis que le Vieux va faire ses valises pour s’en aller là où les Puissances à la retraite aiment partir. Mais est-ce qu’il a l’intention de t’emmener avec lui ou bien de te laisser tomber comme un chien qui l’encombre ?
C’était ridicule comme attaque, et Pham Nuwen se contenta de rire.
— Encore des analogies ? Non… Le plus probable est qu’il me laissera ici. Comme une sonde automatique une fois qu’elle a rempli sa mission.
Lui aussi faisait appel aux analogies, mais celle-ci semblait plus à son goût.
— En fait, reprit-il, si cela devait se passer dans pas trop longtemps, j’aimerais bien me charger personnellement de cette mission de sauvetage. On dirait que le petit Jefri est tombé sur une civilisation médiévale. Je parie qu’il n’y a personne, dans toute l’Org, qui soit plus apte que moi à comprendre ce type d’endroit. Une fois dans le Fin Fond, ton équipage ne pourrait pas trouver mieux, comme second, qu’un ancien du Qeng Ho.
Il s’exprimait de manière détendue, comme si le courage et l’expérience lui étaient innés, alors même que tous les autres n’étaient que de piètres lâches.
— Ah oui ? fit Ravna, les bras croisés, la tête penchée de côté.
Il allait un peu trop loin, lui dont l’existence même n’était qu’une supercherie.
— Tu n’es qu’un petit prince qui a grandi au milieu des intrigues de palais et des assassinats avant de s’enfuir vers les étoiles avec le Qeng Ho, dit-elle. T’arrive-t-il parfois de penser à ce passé-là, Pham Nuwen ? Ou bien le Vieux a-t-il établi pudiquement un barrage ? Après notre charmante soirée à la Société des Errants, j’y ai pensé, moi, et tu sais quoi ? Les seules petites choses dont tu peux être sûr, c’est que tu as vraiment été un spatial dans les Lenteurs, et même deux ou trois, sans doute, car aucun des corps n’était au complet. Tes copains et toi, vous avez dû vous faire tuer au plus profond des Lenteurs. Qu’est-ce que je peux te dire encore ? Ton vaisseau n’avait pas de mémoire récupérable. La seule copie que nous avons retrouvée semblait écrite dans une langue asiatique de la Terre. Voilà. C’est tout, absolument tout ce dont ton Vieux disposait quand il a monté cette supercherie.
Le sourire de Pham semblait un peu figé. Ravna continua avant qu’il pût placer un mot.
— Il ne faut quand même pas trop jeter la pierre au Vieux. Il a agi sous la pression des événements, tu comprends ? Il fallait qu’il réussisse à nous convaincre, Vrinimi et moi, de ta réalité. Il a fourgonné partout dans les archives, afin de créer une réalité bidon autour de toi. Ça a dû lui prendre au moins un après-midi. Reconnais qu’il a fait un effort. Un petit bout par-ci, un petit bout par-là. Il y a vraiment eu un Qeng Ho, tu sais, mais sur la Terre, et mille ans avant les voyages dans l’espace. Il y a certainement eu aussi des colonies spatiales d’ascendance asiatique, mais il s’agissait, visiblement, d’une extrapolation de sa part. Le Vieux ne manque pas d’humour. Il a fait de ta vie un roman fantastique où il ne manquait rien, pas même la dernière expédition tragique. Cela aurait dû me mettre la puce à l’oreille, soit dit en passant. C’était un pot-pourri de vieilles légendes prényjoraines.
Reprenant à peine son souffle, elle s’empressa de continuer.
— Je suis vraiment désolée pour toi, Pham Nuwen. Tant que tu ne penses pas trop à toi, tu peux être le plus résolu de tous les gaillards qui ont jamais écumé l’espace. Mais tous ces talents, tous ces exploits… Est-ce qu’il t’arrive, quelquefois, de les regarder d’un peu plus près ? Je parie que non. Peut-être un grand guerrier ou un pilote expérimenté, il faut un million de petits savoirs subsidiaires, y compris des trucs kinesthésiques juste en dessous du niveau de la pensée consciente. L’arnaque du Vieux n’avait à faire appel qu’à des souvenirs de la couche supérieure, alliés à une personnalité battante. Mais gratte un peu sous la surface, Pham, et je pense que tu découvriras un grand réservoir de vide.
Un rêve de compétence, confronté de trop près avec la réalité.
L’homme aux cheveux roux avait croisé les bras et se tapotait nerveusement la manche d’un doigt. Lorsque, finalement, elle fut à court de mots, il lui adressa un large sourire paternaliste.
— Ma pauvre petite Ravna, même à présent, tu ne comprends pas à quel point les Puissances sont des êtres supérieurs. Le Vieux n’a rien de je ne sais quel tyran du Moyen En delà qui ferait un lavage de cerveau à ses victimes en leur plaquant des souvenirs superficiels. Même une imitation dans la Transcendance a plus de profondeur que l’image de la réalité dans un esprit humain. Et qu’est-ce qui te permet d’affirmer qu’il s’agit d’une arnaque ? D’accord, tu as cherché dans les archives du Relais, et tu n’as pas trouvé mon Qeng Ho.
Mon Qeng Ho. Il s’interrompit. Pour se souvenir ? Essayer de se souvenir ? Un instant, Ravna perçut une lueur de panique sur son visage. Puis cela fit place au sourire débonnaire habituel.
— Qui, parmi nous, est capable d’imaginer les archives de la Transcendance, toutes les choses que le Vieux doit savoir sur l’humanité ? L’Org Vrinimi devrait être reconnaissante au Vieux de lui avoir expliqué mes origines. Elle n’aurait jamais pu trouver cela toute seule. Je vais te dire une chose. Je regrette sincèrement de ne rien pouvoir faire pour t’aider. Même si cela ne rime à rien par ailleurs, j’aurais bien aimé qu’on puisse sauver ces gosses. Pour la Gale, ne t’inquiète pas. Elle approche en ce moment de son expansion maximale. Même si vous étiez capables de la détruire, cela n’améliorerait en rien le sort des pauvres hères qu’elle a absorbés. (Il eut un rire, peut-être un peu trop fort.) Il faut que je m’en aille, à présent. Le Vieux a d’autres commissions à me confier cet après-midi. Notre face-à-face ne l’enchantait pas trop, mais c’est moi qui ai insisté. Privilège du service détaché, tu comprends. Toi et moi… euh… nous avons passé quelques bons moments ensemble, et je me suis dit que ce serait bien de bavarder un peu. Mon intention n’était pas de te rendre furieuse.
Pham activa son agrav, et ses pieds quittèrent le sable. Il lui fit de la main un adieu laconique. Ravna lui rendit son salut en le suivant des yeux jusqu’à ce qu’il soit réduit à la taille d’un point qui devint légèrement lumineux lorsqu’il sortit de l’atmosphère respirable et que sa combinaison spatiale se déploya comme un halo.
Lorsqu’il ne fut plus qu’un voyageur parmi d’autres dans le ciel indigo, Ravna détourna les yeux.
Merde de merde de merde.
Elle entendit, derrière elle, un bruit de roues crissant sur le sable. Coquille Bleue et Tige Verte étaient sortis de l’eau. Leurs skrodes étaient encore tout dégoulinants, et leurs rayures étaient irisées. Ravna alla à leur rencontre.
Comment leur annoncer qu’ils ne peuvent espérer aucune aide ?
Avec quelqu’un comme Pham pour lui servir de porte-parole, le Vieux avait pris un aspect différent de ce qu’elle avait imaginé à Sjandra Kei quand elle suivait des cours. Elle avait presque cru pouvoir changer quelque chose rien que par la parole. Quelle dérision ! Elle venait d’entrevoir une facette de sa véritable personnalité derrière l’apparence. Celle de quelqu’un qui s’amusait avec les âmes des gens de la même manière qu’un programmeur s’amuse avec une courbe compliquée. Un être si avancé par rapport à elle que la seule chose qui la protégeait était son indifférence envers elle.
Réjouis-toi, petit papillon Ravna, de n’avoir été qu’ébloui par la flamme.
Les semaines suivantes se passèrent étonnamment bien. Malgré le fiasco de l’entrevue avec Pham Nuwen, Coquille Bleue et Tige Verte étaient toujours volontaires pour l’expédition de secours. L’Org Vrinimi avait même accordé quelques ressources supplémentaires. Chaque jour, Ravna faisait une télévisite aux chantiers de réparation. Le Hors de Bande II ne bénéficierait peut-être pas beaucoup de la technologie de la Transcendance, mais le résultat n’en promettait pas moins d’être fantastique. Il flottait pour le moment au milieu d’un nuage doré de nanostructeurs, des millions de minuscules robots qui refaisaient toute une section de sa coque pour lui donner la forme caractéristique d’un racleur de fond. Il y avait des moments où Ravna avait l’impression d’avoir devant elle un papillon fragile, ou encore un poisson des grands fonds. Le vaisseau refaçonné pouvait affronter toute une gamme d’environnements divers. Il avait les arêtes d’un croiseur d’ultrapoussée, mais sa coque était aérodynamique et cintrée au milieu comme celle d’un ramscoop. Les racleurs de fond sont appelés à raser dangereusement les Lenteurs. La surface est difficile à détecter de loin, et encore plus difficile à cartographier. En outre, il y a des changements brusques dans la topographie. Il arrive qu’un vaisseau se fasse prendre à une année-lumière ou deux de l’autre côté de la frontière. C’est là qu’on est bien content d’avoir un ramscoop et des installations cryotechniques. Malheureusement, quand on retourne à la civilisation, on s’aperçoit généralement qu’on est complètement déphasé, dépassé par le temps. Mais, au moins, on a pu rentrer.
Ravna concentra son point de vue sur les arêtes qui hérissaient la coque. Elles étaient plus larges que celles de la plupart des vaisseaux qui venaient au Relais. Elles n’étaient pas très efficaces dans l’En delà Moyen ou Supérieur, mais, avec l’aide d’ordinateurs efficaces (c’est-à-dire importés de l’En delà Inférieur), le vaisseau promettait d’être relativement très rapide quand il atteindrait le Fin Fond.
Grondr la laissait travailler à mi-temps sur ce projet. Au bout de quelques jours, elle s’était aperçue qu’il ne s’agissait pas seulement d’une faveur. Elle était réellement la personne la plus qualifiée pour ce travail. Elle connaissait bien les humains, et elle savait se servir des archives. Jefri Olsndot avait besoin qu’on le rassure chaque jour. Et tout ce qu’il pouvait lui dire avait une importance immédiate. Même si tout se déroulait selon les prévisions, même si la Perversion restait complètement en dehors de ça, le sauvetage allait être une affaire délicate. Le jeune garçon et son vaisseau semblaient être tombés au milieu d’une guerre féodale sanglante. Pour les tirer de là, il faudrait prendre très vite les bonnes décisions et agir sur-le-champ. L’expédition aurait besoin d’une solide base de données à son bord, combinée avec un excellent programme stratégique. Mais on ne pouvait pas trop faire confiance au matériel dans le Fin Fond, et les capacités de mémoire seraient forcément limitées. Il revenait à Ravna de décider quels volumes de la bibliothèque elle devait transférer à bord et de mettre en balance les ressources locales et celles, beaucoup plus vastes, qui seraient accessibles sur l’ultrabande par l’intermédiaire du Relais.
Grondr était disponible sur le réseau local, et souvent en temps réel. Il souhaitait le succès de la mission.
— Ne vous en faites pas, Ravna. Nous allons dédier une partie de R 00 à la mission. Si leur essaim d’antennes fonctionne comme il faut, les Cavaliers devraient disposer d’une liaison de 30 Kb/s avec le Relais. Vous serez leur contact principal ici, en liaison avec nos meilleurs stratèges. Si rien ne… s’interpose, la mission devrait réussir facilement.
Trois ou quatre semaines plus tôt, Ravna n’aurait jamais osé en demander davantage. Mais les choses avaient changé.
— J’ai une meilleure idée, monsieur, dit-elle. Envoyez-moi avec eux.
Toutes les pièces buccales de Grondr cliquetèrent en même temps. Elle avait déjà vu de telles réactions de surprise chez des gens comme Egravan, mais jamais chez l’impassible Grondr. Au bout d’un moment de silence, il murmura :
— Impossible. Nous avons besoin de vous ici. Vous êtes notre pilier de raison en ce qui concerne les affaires humaines.
Les infogroupes intéressés par la Perversion Straumlienne échangeaient plus de cent mille messages par jour, parmi lesquels un dixième environ concernaient l’humanité. Des milliers de ces messages étaient porteurs de vieilles idées réchauffées, d’absurdités manifestes ou de mensonges probables. Le traitement automatique effectué par le service commercial éliminait parfaitement les redondances et une bonne partie des absurdités, mais pour ce qui était de la nature humaine Ravna était inégalée. La moitié de son temps environ était consacrée à superviser les analyses et à traiter les demandes aux archives qui concernaient l’humanité. Tout ce travail ne pourrait pratiquement plus être fait si elle partait avec les Cavaliers des Skrodes.
Les jours suivants, Ravna insista auprès de son patron. Quels que soient les membres de l’expédition, il faudrait qu’ils se montrent capables d’établir le contact instantanément avec des humains. Des enfants, par-dessus le marché. Le plus probable était que Jefri Olsndot n’avait jamais vu de Cavalier des Skrodes. L’argument ne pouvait être négligé, et l’idée était en train de la pousser progressivement au désespoir, mais cela n’aurait pas suffi, en soi, à convaincre le vieux Grondr. Il fallut pour cela qu’un événement extérieur se produise. À mesure que le temps passait, l’expansion de la Gale ralentissait. Comme la sagesse populaire (et le Vieux, par la bouche de Pham) l’avait prédit, il y avait des limites naturelles au domaine où la Perversion était capable d’imposer ses intérêts. La première réaction de panique abjecte commença à s’estomper dans les communications de l’En delà Supérieur. Le nombre des rumeurs et des réfugiés, dans les secteurs absorbés, commençait à tendre vers zéro. Les gens des secteurs contaminés avaient fui, mais ces espaces ressemblaient plus, à présent, à des cimetières qu’à des vecteurs de contagion. Les infogroupes touchés par la Gale continuaient leur babillage sur la catastrophe, mais le niveau des resucées sans intérêt montait régulièrement. Il ne se passait tout simplement rien de notable. Dans les dix années à venir, la mort physique allait s’étendre dans les secteurs de la Gale. Puis la colonisation reprendrait, les ruines et les pièges informatiques seraient prudemment explorés, ainsi que les races résiduelles. Mais tout cela était encore loin, et pour le moment l’« aubaine » médiatique de la Gale s’effritait.
Les services commerciaux s’intéressaient davantage au vaisseau fugitif de Straum. Aucun programme stratégique – et celui de Grondr encore moins que les autres – ne comptait sur les secrets qu’il contenait pour lutter contre la Gale, mais il y avait de fortes chances pour qu’on puisse en tirer des avantages commerciaux lorsque la Perversion finirait par se fatiguer de jouer avec la Transcendance. De plus, le psychisme collectif des Dards avait attiré leur attention, et ils jugeaient approprié de faire le maximum d’efforts. Ils recommandèrent que Ravna abandonne son travail aux Docks et se rende sur le terrain.
Le miracle s’était produit. Elle allait pouvoir réaliser ses fantasmes d’enfant et assouvir son désir d’aventures.
Le plus étonnant, c’est que cette perspective ne me terrifie qu’à moitié !
Cible [56] : Escusé-moi si je ne vous est pas répondu pendan quelque tan. Je ne me san pas tré bien. Messire Acier dit qu’il faut que je vous parle. Il dit que j’ai besoin d’amis autour de moi pour que je me sente bien. Amdi est du même avis et c’est mon meilleur copain. Il ressemble à une meute de chiens, mais il est drôle et intelligent. J’aimeré pouvoir vous envoyer une photo. Messire Acier dit qu’il essaiera de répondre à toutes vos questions. Il fait ce qu’il peu pour aider, mais les méchants vont revenir. Amdi et moi, nous avons essayer de faire fonctionner les trucs que vous avez dit dans le vaisseau, mais ça ne marche pas, désolé. Je n’aime pas ce stupide clavié.
Org [57] : Salut, Jefri. Amdi et messire Acier ont raison. Moi aussi, j’aime parler, et tu te sentiras mieux. Il y a des moyens de venir en aide à messire Acier. Nous avons pensé à quelques améliorations pour ses lance-flammes et ses arcs. Je vous envoie aussi quelques documents pour améliorer ses fortifications. Dis à messire Acier que nous ne pouvons pas lui apprendre à faire voler le vaisseau. Ce serait trop dangereux d’essayer, même pour un pilote expérimenté.
Cible [57] : Je sais, même papa a eu du mal à le poser. icocxljikersw89iou43°5 je crois qu’il ne comprend pas sa et que sa le rend un peu désespoiré. Il n’y a pas quelque chose d’autre qu’on pourrait essayer, comme ils avaient dans les anciens temps ? Des bombes, des avions, des choses comme sa qu’on pouré fabriqué ?
Org [58] : Il y a beaucoup de choses, en effet, mais cela prendrait trop de temps à messire Acier. Notre vaisseau stellaire va bientôt quitter le Relais, Jefri. Nous serons là bien avant que vous ne puissiez fabriquer quelque chose d’utile.
Cible [58] : Vous vené ! Vous vené enfin !!! Quan partez-vous ? Quan serez-vous ici ?
Habituellement, Ravna composait ses messages destinés à Jefri sur un clavier. Cela l’aidait à se mettre à la place du jeune garçon. Il semblait tenir le coup, dans l’ensemble, mais il y avait encore des jours où il restait sans communiquer. C’était étrange, de penser au concept de « dépression nerveuse » à propos d’un gamin de huit ans. Mais il y avait aussi des moments où il ne lâchait pas le clavier, et elle imaginait, à travers plus de vingt mille années-lumière, ses petits doigts en train de courir sur les touches.
Elle sourit à cette évocation. Aujourd’hui, elle avait enfin un peu plus que des promesses vagues à lui transmettre. La date de départ était fixée. Jefri allait aimer le message 59. Elle tapa : « Nous partons dans sept jours, Jefri. Le voyage durera environ trente jours. »
Fallait-il lui donner plus de détails ? Les derniers communiqués de l’infogroupe de la Zone Frontière disaient que le Fin Fond traversait une période d’activité inhabituelle. Le Monde des Dards était tellement proche des Lenteurs… Si la « tempête » s’aggravait, le voyage durerait encore plus longtemps. Il y avait même un pour cent de chances pour qu’il dépasse soixante jours. Elle se renversa en arrière derrière son clavier. Fallait-il le lui dire ? Merde. Autant être franche. Les dates pouvaient servir aux locaux qui aidaient Jefri. Elle expliqua les « si » et les « mais », puis décrivit le vaisseau de secours et toutes les merveilleuses choses qu’il apportait avec lui. Le jeune garçon ne rédigeait presque jamais de longs messages, sauf quand il se faisait le porte-parole d’Acier. Il semblait cependant apprécier les longues missives de sa part.
Le Hors de Bande II subissait les dernières vérifications techniques. Ses réacteurs d’ultrapoussée avaient été refaits et testés. Les Cavaliers des Skrodes lui avaient fait faire deux ou trois mille années-lumière pour tester l’essaim d’antennes. Il fonctionnait parfaitement lui aussi. Jefri et elle pourraient dialoguer durant presque tout le voyage. Depuis la veille, le vaisseau était bourré de denrées consommables. (On aurait dit une aventure médiévale, mais il fallait bien emporter quelques vivres quand on descendait si loin que les courbes de réalité n’avaient plus du tout de consistance.) Demain, Grondr ferait charger dans les soutes une quantité de gadgets pour faciliter le sauvetage. Fallait-il qu’elle les mentionne aussi ? Certains pourraient passer pour légèrement intimidants aux yeux des amis de Jefri.
Ce soir-là, les deux Cavaliers des Skrodes et elle allèrent pique-niquer sur la plage pour fêter leur départ. C’était un rite plus humain qu’autre chose. Coquille Bleue et Tige Verte s’étaient éloignés de la mer pour se tenir dans le sable sec encore chaud. Ravna avait posé des rafraîchissements sur la toile de chargement de Coquille Bleue. Tous ensemble, ils admiraient le coucher du soleil.
Ils célébraient surtout l’autorisation obtenue par Ravna de partir avec eux. Mais Coquille Bleue semblait assez sceptique.
— Vous êtes sûre que c’est bien ce que vous souhaitez, chère madame ? demanda le Cavalier des Skrodes. Nous y trouverons notre compte financièrement. Mais vous ?
— J’aurai une prime de déplacement, répliqua Ravna en riant.
Elle avait presque supplié qu’on la laisse partir. Il n’y avait pas eu beaucoup de place, dans les négociations, pour la question du salaire.
— C’est vraiment ce que je voulais, ajouta-t-elle.
— J’en suis heureuse, lui dit Tige Verte.
— Je ris, fit remarquer Coquille Bleue. Ma compagne se réjouit surtout que notre passagère ne soit pas du genre morose. Nous avons failli perdre notre amour des bipèdes après avoir voyagé avec nos certificateurs. Mais nous ne craignons rien dans le cas présent. Avez-vous lu les communiqués du groupe Menaces de ces quinze dernières heures ? La Gale a cessé de s’étendre, et ses contours sont nettement définis. La Perversion entre dans son âge moyen. Nous pouvons partir quand nous voudrons.
Coquille Bleue se mit à spéculer sur les « meutes » qui entouraient le petit Jefri et sur la manière dont ils allaient intervenir pour le sauver en même temps que les autres survivants. Tige Verte intervenait de temps à autre. Elle était beaucoup moins timide qu’avant, mais semblait plus méfiante que son compagnon. Même quand elle avait confiance, ses points de vue étaient plus prudents et plus réalistes. Elle se réjouissait que le départ ne soit fixé que dans une semaine. Il y avait les dernières vérifications techniques à faire sur le HdB, et Grondr avait obtenu de l’Org qu’elle finance une petite flotte de vaisseaux leurres. Une cinquantaine, jusqu’à présent, étaient terminés. Les autres seraient prêts en fin de semaine.
Les Docks pénétrèrent dans la zone nocturne. Dans cette atmosphère peu épaisse, le crépuscule ne durait pas longtemps mais ses couleurs étaient spectaculaires. La plage et les arbres luisaient sous la lumière rasante. Le parfum des fleurs nocturnes se mêlait à celui de la mer. Sur l’eau, au loin, tout était lumière et ombres. Les silhouettes qui se découpaient à l’horizon étaient soit issues de l’imagination artistique de l’Org, soit dues aux équipements fonctionnels des Docks, Ravna n’avait jamais réussi à trancher. Puis le soleil s’enfonça dans la mer. Des traînées orange et rouge barrèrent l’horizon arrière, surmontées d’une bande verte plus large. Probablement l’ionisation de l’oxygène.
Les Cavaliers ne firent pas pivoter leurs skrodes pour admirer le spectacle. Elle n’aurait d’ailleurs pas juré qu’ils ne regardaient pas dans cette direction depuis le début. Mais ils cessèrent de parler. Tandis que le soleil disparaissait, les vagues le fractionnaient en un millier d’images, et l’écume s’irisait de vert et de jaune. Sans doute les deux Cavaliers auraient-ils préféré se trouver là-bas. Elle les avait vus plus d’une fois, à cette heure-ci, délibérément placés là où le ressac était le plus fort. Lorsque l’eau refluait, leurs tiges et leurs appendices ressemblaient aux bras écartés de quelque suppliant. En des moments pareils, elle comprenait presque les Cavaliers Inférieurs, qui passaient toute leur vie à mémoriser de tels moments. Elle sourit dans la lumière verdâtre du crépuscule. Elle aurait bien le temps, plus tard, de s’inquiéter et de bâtir des plans.
Ils durent rester ainsi une vingtaine de minutes. Le rivage, dans l’obscurité grandissante, était émaillé de feux de camp. Ils n’étaient pas les seuls sur la plage. Quelque part, non loin d’eux, elle entendit crisser le sable. Quelqu’un s’approchait. Elle se tourna et vit qu’il s’agissait de Pham Nuwen.
— Par ici ! cria-t-elle.
Il les rejoignit. Elle ne l’avait pas beaucoup vu depuis leur dernier affrontement. Elle supposait que quelques-unes de ses piques avaient pénétré en profondeur. Cette fois-ci, j’espère que le Vieux a effacé sa mémoire. Pham Nuwen avait le potentiel d’une vraie personne. Elle n’aurait pas dû le blesser, car son patron était hors d’atteinte.
— Asseyez-vous. La galaxie se lève dans une demi-heure.
Les Cavaliers des Skrodes s’agitèrent, tellement absorbés par le coucher de soleil qu’ils ne remarquaient que maintenant la présence d’un visiteur.
Pham Nuwen s’avança de quelques pas, les bras croisés, pour contempler la mer. Puis il se tourna vers Ravna. La lumière verte donnait à ses traits une expression étrangement sauvage. Il tordit les lèvres en un sourire qu’elle connaissait bien maintenant.
— Je crois que je vous dois des excuses, dit-il.
Le Vieux te laisse finalement rejoindre la race humaine ?
Mais Ravna était touchée. Elle baissa les yeux.
— Moi aussi, je t’en dois, dit-elle. Si le Vieux ne veut pas nous aider, tant pis. Ce n’était pas une raison pour perdre mon sang-froid.
— Votre erreur n’est rien à côté de la mienne, lui dit Pham Nuwen avec un petit rire. Je n’ai pas encore compris à quel moment j’ai commencé à dérailler. Et… je n’ai plus le temps d’apprendre.
Il se tourna de nouveau vers la mer. Au bout d’un moment, Ravna s’avança vers lui. De près, son regard semblait vitreux.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Encore un de tes sales coups, le Vieux ! Si tu dois le laisser tomber, fais-le en une seule fois, pas par morceaux !
— C’est vous, la grande experte sur les Puissances Transcendantales, n’est-ce pas ?
Encore des sarcasmes.
— C’est-à-dire que…
— Est-ce que ces énergumènes se font la guerre ?
Elle haussa les épaules.
— Il y a toutes sortes de bruits qui courent. Nous pensons qu’ils ont des conflits, mais c’est trop subtil pour qu’on puisse appeler ça des guerres.
— Vous avez tout à fait raison. Leurs luttes ont beaucoup plus de facettes que ce qui se passe ici. Les avantages de la coopération sont généralement si grands que… C’est en partie pour cela que je n’ai pas pris la Perversion au sérieux. Sans compter que cette créature est pitoyable. Un chien pelé qui s’oublie sur sa propre litière. Même s’il voulait s’attaquer à d’autres Puissances, il ne le pourrait jamais sous une telle forme. Il faudrait un milliard d’années pour…
— Qui est cette personne, chère madame ?
Coquille Bleue s’était avancé à leur hauteur. Les Cavaliers avaient l’art d’interrompre les conversations de cette manière. Si seulement Coquille Bleue voulait bien se synchroniser avec la mémoire de son skrode, il aurait la réponse à sa question. Mais… Qui était devant elle, au fait ? Elle jeta un coup d’œil à sa boîte de données. Elle était ouverte en permanence, depuis l’arrivée de Pham Nuwen, sur la surveillance de l’activité des transmetteurs. Et… Par toutes les Puissances ! Trois d’entre eux avaient été accaparés par un seul client ! Elle fit vivement un pas en avant.
— C’est vous !
— Moi-même. De nouveau face à face, Ravna.
Le sourire en biais n’était plus qu’une parodie de celui de Pham.
— Désolé de ne pouvoir jouer au séducteur, ce soir, dit-il en se frappant maladroitement la poitrine du plat de la main. J’utilise les instincts sous-jacents de cette pauvre chose… J’ai déjà trop de mal à essayer de rester en vie.
Il y avait de la bave qui coulait sur son menton. Son regard se fixait tantôt sur elle tantôt dans le vide.
— Qu’est-ce que vous lui faites ? hurla-t-elle.
L’Émissaire fit un pas chancelant vers elle.
— Je fais de la place, dit la voix de Pham Nuwen.
Ravna énonça le code du communicateur de Grondr. Il n’y eut pas de réponse. L’Émissaire secoua la tête.
— L’Org Vrinimi est très occupée en ce moment. Ils essaient de me convaincre de laisser leurs machines tranquilles. Ils n’arrivent pas à rassembler assez de courage pour me chasser. Ils ne veulent pas croire ce que je leur dis. (Un rire rapide et étouffé sortit de la gorge de Pham.) Quelle importance ? Je comprends tout, maintenant. L’attaque chez vous n’était qu’une diversion mortelle. Vous ne voyez pas, ma petite Ravna ? La Gale n’était pas du tout une perversion de classe 2. Dans le peu de temps qui me reste, je ne peux faire que des suppositions sur sa nature. C’est quelque chose de très ancien, de très vieux. Je ne sais pas quoi au juste, mais c’est en train de me dévorer vivant.
Coquille Bleue et Tige Verte s’étaient rapprochés de Ravna. Leurs appendices se frottaient en crissant légèrement. À des milliers d’années-lumière de là, au cœur de la Transcendance, une Puissance était en train de se battre désespérément pour survivre. Et le seul reflet qu’ils avaient de ce combat était cet homme qui radotait, la bave aux lèvres.
— C’est mon excuse, ma petite Ravna. Si je vous avais aidés, cela n’aurait probablement rien changé à mon sort. (Sa voix s’étrangla, et sa respiration se fit haletante.) Mais si je vous aide maintenant, ce sera une mesure de… La vengeance est une motivation que vous devez comprendre. J’ai fait descendre votre vaisseau. Si vous vous dépêchez, sans utiliser vos agravs, vous avez une chance de survivre à ce qui va se passer dans l’heure qui vient…
La voix de Coquille Bleue, timide et éclatante à la fois, demanda :
— Survivre ? Seule une attaque de type conventionnel peut réussir ici, et je n’en vois aucune trace.
Un fou radotant dans la nuit silencieuse. La boîte de données de Ravna n’indiquait aucune autre anomalie que la ponction exercée par le Vieux sur les fréquences. Mais le rire haletant de Pham Nuwen se fit de nouveau entendre.
— C’est une attaque tout à fait conventionnelle, mais particulièrement habile. Quelques grammes de désordre réplicant, introduits sur plusieurs semaines. C’est en train de s’épanouir, vous comprenez ? En synchronisation parfaite avec l’attaque. La poussée s’éteindra dans quelques heures, après avoir anéanti tous les précieux dispositifs automatiques du Relais. Ravna ! Prenez ce vaisseau, ou vous mourrez dans les mille secondes qui viennent ! Si vous voulez survivre, allez directement au Fin Fond. Récupérez cette…
La voix de l’Émissaire s’éteignit au milieu de la phrase. Mais il fit un effort pour redresser la tête, et adressa à Ravna, pour la dernière fois, son sourire verdâtre.
— C’est le cadeau que je vous fais. La meilleure aide que je puisse vous apporter.
Le sourire disparut. Le regard vitreux fut remplacé par une expression étonnée… puis de plus en plus terrifiée. Pham Nuwen prit une longue inspiration et eut le temps de pousser un cri rauque avant de s’écrouler, le visage dans le sable, agité de soubresauts.
Ravna cria de nouveau le code du communicateur de Grondr tout en courant vers Pham. Elle le retourna sur le dos et essaya de dégager le sable de sa bouche et de ses narines. Les mouvements désordonnés de ses bras et de ses jambes durèrent plusieurs secondes, et elle reçut des coups en essayant de le calmer. Puis il s’affaissa, et sa respiration devint à peine perceptible.
Coquille Bleue était en train de dire :
— Il a pris le contrôle, je ne sais pas comment, du HdB. Il est à quatre mille kilomètres d’ici. Il descend vers les Docks. Je gémis. Nous sommes ruinés.
Tout engin qui volait à proximité dès Docks était passible de confiscation. Mais Ravna ne pensait pas que cela fût encore important.
— Y a-t-il des signes d’attaque ? demanda-t-elle par-dessus son épaule.
Elle déplaça la tête de Pham en s’assurant qu’il pouvait respirer librement. Les Cavaliers des Skrodes firent crisser leurs appendices, puis Tige Verte déclara :
— Il se passe quelque chose d’étrange. Les principaux transmetteurs sont bloqués.
Le Vieux est donc toujours eu train d’émettre ?
— Le réseau local est engorgé, reprit Tige Verte. Beaucoup de communications automatiques, beaucoup d’employés convoqués d’urgence.
Ravna leva la tête. La nuit était très noire, ponctuée par la douzaine de balises qui servaient à guider les vaisseaux jusqu’aux Docks. Tout semblait normal. Mais sa boîte de données recensait les mêmes activités que celles dont Tige Verte avait fait état.
— Ravna, je ne peux pas vous parler maintenant.
La voix de Grondr résonnait, cliquetante, dans l’air autour d’elle. Ce devait être son programme de substitution qui parlait.
— Le Vieux accapare la presque totalité du Réseau, poursuivit la voix. Méfiez-vous de l’Émissaire.
Un peu tardif, comme conseil.
— Nous avons perdu le contact avec la barrière de surveillance derrière les transmetteurs, continua la voix. Nos machines et nos programmes tombent en panne. Le Vieux affirme que nous sommes attaqués. (Cinq secondes de pause.) Nous détectons la présence d’une flotte à la frontière de défense intérieure.
Elle se trouvait à peine à une demi-année-lumière d’ici.
— Brap ! fit Coquille Bleue. La frontière de défense intérieure ! Comment avez-vous pu manquer leur arrivée ?
Il fit rouler son skrode en avant, puis en arrière, et pivota sur lui-même.
— Minimum, trois mille vaisseaux, continua le programme de substitution, ignorant sa question. Destruction des transmetteurs immi…
— Ravna, les Cavaliers des Skrodes sont avec vous ?
C’était toujours la voix de Grondr, mais plus heurtée, plus concernée. C’était lui en chair et en os.
— Euh… oui.
— Le réseau local nous lâche. Les équipements de vie vont bientôt lâcher aussi. Les Docks vont tomber. Nous pourrions résister à la flotte qui nous attaque si nous n’étions pas gangrenés de l’intérieur. Le Relais est en train de mourir. (La voix se durcit, résonnant de plus belle.) Mais Vrinimi survivra, et un contrat est un contrat ! Dites aux Cavaliers qu’ils seront payés quoi qu’il arrive. Nous leur demandons… Nous les supplions d’accomplir la mission prévue. Ravna ?
— Oui. Ils vous ont entendu.
— Alors, partez immédiatement !
La voix s’éteignit.
— Le HdB sera ici dans deux cents secondes, annonça Coquille Bleue.
Pham Nuwen s’était calmé. Sa respiration était plus régulière. Tandis que les deux Cavaliers des Skrodes continuaient de pépier en s’agitant, Ravna regarda autour d’elle… et s’avisa soudain que toutes ces morts et ces destructions étaient des annonces faites de loin. La plage et le ciel étaient aussi paisibles que d’habitude. Les derniers rayons de soleil avaient quitté les vagues. L’écume ne formait plus qu’une frange obscure à la lisière de la faible lumière verte. Çà et là, des lueurs jaunes brillaient parmi les arbres et sur les tours lointaines.
Pourtant, l’alerte s’était visiblement répandue. Elle entendait le bruit des boîtes de données qui s’ouvraient. Les feux de camp sur la plage étaient en train de mourir, et les silhouettes qui les entouraient couraient au milieu des arbres ou grimpaient verticalement pour rejoindre d’autres lieux. Plusieurs vaisseaux avaient quitté leurs postes d’amarrage de l’autre côté de la mer et se laissaient tomber de plus en plus haut, jusqu’à ce qu’ils rattrapent la lumière du soleil qui faisait scintiller leurs coques.
C’étaient les derniers instants de paix du Relais.
Une bande d’obscurité luisante s’étala en travers du ciel. Elle écarquilla les yeux devant cette lumière si contournée qu’elle aurait dû passer totalement inaperçue. Elle luisait d’ailleurs davantage dans sa tête que dans ses yeux. Plus tard, elle fut incapable de dire ce qui la différenciait objectivement du noir.
— En voilà une autre ! s’écria Coquille Bleue.
Celle-ci était proche de l’horizon des Docks. C’était une tache d’obscurité d’environ un degré de large, dont les bords noir sur noir formaient une hémorragie continue à peine distincte.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Ravna.
Elle ne connaissait rien à la guerre, mais elle avait lu sa part d’histoires d’aventures. Elle avait entendu parler des bombes à antimatière et des projectiles à énergie cinétique relativiste. De loin, ces armes produisaient des sphères de lumière éclatante, ou parfois des scintillements orchestrés. De plus près, une bombe capable d’anéantir un monde formait une couche d’incandescence qui épousait la courbe du globe en aspergeant celui-ci comme une goutte d’eau, mais lentement, très lentement. Telles étaient les images auxquelles ses lectures l’avaient préparée. Mais ce qu’elle avait sous les yeux ressemblait davantage à un défaut de sa vision qu’à un spectacle de guerre.
Les Puissances seules savaient ce que les Cavaliers des Skrodes percevaient en ce moment.
— Vos transmetteurs principaux…, murmura Coquille Bleue. Vaporisés, j’ai l’impression.
— Mais ils sont à des années-lumière d’ici ! Il est impossible que vous puissiez voir…
Une nouvelle tache apparut, qui n’était même pas dans son champ de vision. Sa couleur était flottante, sans localisation. Pham Nuwen eut un nouveau spasme, plus faible. Elle n’avait pas de mal à le maintenir, mais… c’était maintenant du sang qui lui coulait des lèvres. Et sa chemise était imbibée d’un liquide qui avait une odeur de pourriture.
— Le HdB sera ici dans cent secondes. Nous avons encore le temps. Tout le temps.
Coquille Bleue ne cessait d’avancer et de reculer devant eux, prononçant des paroles destinées à les rassurer mais qui témoignaient, en fait, de sa grande nervosité.
— Mais oui, chère madame, à des années-lumière de nous. Et il faudra attendre des années pour que la lueur de leur départ illumine le ciel, si toutefois il y a encore quelqu’un de vivant ici pour la voir. Mais seule une petite fraction de cette vaporisation produit de la lumière. Le reste constitue une explosion dans l’ultrabande, si forte que la matière ordinaire elle-même en est affectée. Les nerfs optiques sont titillés par le débordement. Au point que votre propre système nerveux se transforme en récepteur. (Il fit pivoter son skrode.) Mais ne vous inquiétez pas. Nous sommes rapides et aguerris. Nous avons échappé à des situations plus dramatiques.
Il y avait quelque chose d’absurde chez cette créature dépourvue de mémoire à court terme, qui se vantait d’être preste. Ravna espérait que son skrode serait à la hauteur.
— Regardez ! fit Tige Verte d’une voix criarde qui résonna douloureusement aux oreilles de Ravna.
La limite des vagues reculait, plus loin qu’elle ne l’avait jamais vue.
— La mer est en train de tomber ! hurla Tige Verte.
L’eau avait reculé de cent mètres, puis de deux cents. L’horizon ourlé de vert sombrait.
— Encore cinquante secondes. Nous allons voler à sa rencontre. Venez, Ravna.
Celle-ci n’avait plus de courage. Grondr avait prédit que les Docks allaient tomber. Le ciel, autour d’eux, était plein de gens qui volaient se mettre à l’abri. Cent mètres plus loin, le sable lui-même s’effondrait, coulant en avalanche dans l’abîme. Ravna se rappela soudain quelque chose que le Vieux avait dit. Ceux qui volaient commettaient une terrible erreur. Cette pensée chassa provisoirement la terreur qui la paralysait.
— Non ! Réfugiez-vous seulement sur les hauteurs !
La nuit avait cessé d’être silencieuse. Un gémissement analogue à un son de cloche montait de la mer. Le bruit prit de l’ampleur. La brise crépusculaire devint une bourrasque qui courba le faîte des arbres vers l’eau, faisant voler les branches et le sable.
Ravna était toujours à genoux, penchée sur Pham. Il n’avait plus de pouls, plus de respiration. Ses yeux avaient une fixité vide. Le cadeau du Vieux ! Maudites soient toutes les Puissances ! Elle le saisit par les épaules et le fit rouler sur le dos.
Elle étouffa un cri et faillit le lâcher. Sous sa chemise, elle sentait des trous aux endroits où il aurait dû y avoir de la chair. Quelque chose d’humide et d’âcre dégoulinait sur elle. Luttant pour se relever, elle réussit à faire quelques pas, portant et traînant le corps en même temps.
— … plusieurs heures pour aller où que ce soit ! était en train de crier Coquille Bleue.
Il se souleva du sol, orientant son agrav contre le vent. Cavalier et skrode tournoyèrent un instant comme s’ils étaient ivres, puis… furent plaqués au sol par une rafale, et s’éloignèrent en titubant dans la direction du vent, attirés par le gouffre hurlant qu’était devenue la mer. Tige Verte se précipita pour se mettre en travers de son chemin, bloquant sa progression vers une destruction certaine. Coquille Bleue se ressaisit, et les deux Cavaliers revinrent vers Ravna. Tige Verte cria quelque chose qui se perdit à moitié dans le vent.
— Les agravs… trop faibles !
C’était toute la structure des Docks qui était trop faible. Ils s’éloignèrent tant bien que mal, sur leurs jambes et leurs roues, de la mer qui aspirait tout.
— Il faut trouver un endroit pour poser le HdB.
L’horizon était maintenant une ligne brisée qui changeait sous leurs yeux. Le grondement sourd était partout. À certains endroits, il vibrait si fort que Ravna le sentait jusque dans ses chaussures. Ils zigzaguaient pour éviter les affaissements de terrain et les cratères qui s’ouvraient de tous côtés. La nuit avait cessé d’être noire. C’était peut-être un éclairage de secours ou bien un effet secondaire de la défaillance des agravs. Les cratères où s’engouffrait le sable étaient ourlés d’une lumière bleue. À travers les gouffres béants, ils apercevaient la nuit capitonnée de nuages de la Surface, à mille kilomètres au-dessous d’eux. Mais l’espace intermédiaire n’était pas vide. Il était peuplé de fantômes miroitants : des milliards de tonnes d’eau et de terre… des centaines de silhouettes volantes ou mortes… L’Org Vrinimi était en train de payer le prix de sa folie, pour avoir construit les Docks sur des agravs au lieu de les mettre en orbite inertielle.
Ils réussirent tout de même à progresser un peu. Pham Nuwen était trop lourd pour qu’elle le porte, et elle avait le plus grand mal à le traîner. Elle faisait autant de pas sur le côté qu’en avant. Pourtant, il pesait moins qu’il n’aurait dû. Ce qui la terrifiait encore plus. La Surface était-elle également touchée ?
La plupart des agravs lâchaient parce qu’ils tombaient en panne, mais certains étaient physiquement endommagés. Des bouquets d’arbres et de terre s’arrachaient aux sommets des collines et s’engouffraient dans les failles. Le vent changeait sans cesse de direction, mais il avait un peu faibli, et le grondement était plus lointain. L’atmosphère artificielle qui enveloppait les Docks allait bientôt s’échapper. La combinaison pressurisée de poche que Ravna avait revêtue n’avait que quelques minutes d’autonomie et commençait à s’épuiser. Bientôt, elle serait aussi morte que ses agravs. Aussi morte qu’elle, probablement. Elle se demanda confusément comment la Gale avait réussi à faire tout ça. Le plus probable était qu’elle mourrait, comme le Vieux, avant de connaître la réponse.
Elle distingua des lumières de projecteurs. Il y avait des vaisseaux dans le ciel. La plupart avaient quitté leur orbite inertielle ou s’étaient mis directement en ultrapoussée, mais quelques-uns s’attardaient au-dessus du paysage en désintégration. Coquille Bleue et Tige Verte ouvrirent la voie en utilisant leur troisième essieu d’une manière que Ravna n’aurait jamais crue possible. Poussant et soulevant, ils l’aidèrent à gravir des pentes qu’elle n’aurait jamais pu aborder avec le poids de Pham derrière elle.
Ils se retrouvèrent au sommet d’une colline, mais pas pour longtemps. Elle faisait partie de la forêt locale. Mais les arbres pointaient à présent dans toutes les directions, comme les poils d’un chien galeux. Ravna sentit le sol trembler sous ses pieds. Qu’est-ce qui allait se passer encore ? Les Cavaliers des Skrodes roulaient d’un côté du sommet à l’autre. S’ils devaient être sauvés, c’était ici ou nulle part. Elle se mit à genoux, faisant passer presque entièrement le poids de Pham sur le sol. De l’endroit où ils se tenaient, la vue s’étendait très loin. Les Docks ressemblaient à un immense drapeau agité lentement par le vent et dont chaque battement détachait des lambeaux de tissu. Tant que les agravs continuaient à fonctionner plus ou moins, il gardait son aspect plat. Mais cela disparaissait très vite. Il y avait des trous tout autour du monticule boisé où ils s’étaient réfugiés. À l’horizon, Ravna vit l’autre extrémité des Docks qui se détachait et tournait lentement sur elle-même. Le bloc de cent kilomètres de long sur dix de large descendit sur les vaisseaux de sauvetage improvisés.
Coquille Bleue se serra contre elle du côté gauche, et Tige Verte du côté droit. Ravna se contorsionna, faisant passer une partie du poids de Pham sur les skrodes. En mettant en commun leurs quatre combinaisons pressurisées, ils gagneraient quelques instants de survie.
— Il arrive ! cria Coquille Bleue.
Elle distingua quelque chose qui descendait vers eux. Un projecteur éclaira le sol de sa lumière bleutée, faisant danser des ombres tranchantes. Il n’est pas très salubre de se trouver à proximité d’un réacteur opérant dans un champ d’un peu moins d’un g. Une heure plus tôt seulement, la manœuvre aurait été impossible, ou passible d’une sanction sévère. À présent, cela n’avait plus d’importance si la torche faisait un trou dans les Docks ou brûlait une cargaison venue de l’autre bout de la galaxie. Mais tout de même… Où Coquille Bleue allait-il poser le vaisseau ? Ils étaient entourés de cratères et de rochers en mouvement. Elle ferma les yeux pour éviter d’être aveuglée par la lumière qui se rapprochait… mais qui, subitement, devint moins intense.
— Allons-y tous ensemble ! cria Coquille Bleue.
Elle s’agrippa aux deux Cavaliers, et ils se traînèrent et roulèrent vers le bas de leur petite colline. Le Hors de Bande II était en suspens au-dessus d’un grand trou, sa torche invisible, mais la lueur qui montait du trou soulignait sa silhouette et transformait ses arêtes d’ultrapoussée en arcs blancs soyeux. Il ressemblait à un papillon de nuit géant aux ailes phosphorescentes, mais… hors d’atteinte.
Même si les combinaisons tenaient le coup et leur permettaient d’arriver jusqu’au bord du trou, que feraient-ils ? Les arêtes empêchaient le vaisseau de s’approcher de plus de cent mètres. Un humain particulièrement en forme (mais insensé) aurait pu essayer de s’agripper à une arête et de ramper dessus, mais…
Les Cavaliers des Skrodes, à leur façon, étaient encore plus insensés. Juste au moment où la lumière – réfléchie, bien sûr – devenait insupportable, la torche s’éteignit. Le HdB tomba dans le trou. Cela n’arrêta pas l’avance des Cavaliers.
— Plus vite ! cria Coquille Bleue.
Elle devina tout d’un coup ce qu’ils avaient l’intention de faire. Avec une rapidité étonnante pour cet enchevêtrement maladroit de membres et de roues, ils s’avancèrent jusqu’au bord de l’abîme devenu obscur. Ravna sentit le sol se dérober sous ses pieds. Ils tombèrent.
Les Docks avaient une épaisseur de plusieurs centaines de mètres, voire plusieurs milliers par endroits. Ils les dépassèrent de plus en plus vite, environnés de lueurs fantasmagoriques de destruction interne.
Ils étaient maintenant de l’autre côté, et ils tombaient toujours. Le sentiment de panique du début avait disparu. Après tout, ce n’était qu’une chute libre, quelque chose de banal, bien plus paisible que la vue des Docks en train de se désintégrer. Il était plus facile de s’accrocher aux Cavaliers et à Pham, et même leur atmosphère commune semblait devenue plus consistante. L’expérience du vide et de la chute libre n’était pas du tout désagréable. Mis à part un ou deux agravs en folie, tout tombait avec la même accélération, et les débris s’ordonnaient de manière pacifique. Dans quatre ou cinq minutes, ils toucheraient la Surface. Vitesse d’entrée trois ou quatre kilomètres par seconde seulement. Allaient-ils se consumer ? Peut-être. Il y avait de nombreux points brillants au-dessus du plafond de nuages.
Les débris qui les entouraient étaient, pour la plupart, des masses sombres qui se détachaient contre le ciel en folie au-dessus d’eux. Mais il y avait sous eux une forme volumineuse, aux contours réguliers… Le HdB, le nez vers eux ! Le vaisseau tombait avec eux. Toutes les deux ou trois secondes, un réacteur de correction était mis à feu et lançait une faible lueur rougeâtre. Le vaisseau se rapprochait d’eux. S’il avait une porte dans le nez, ils allaient se retrouver droit dessus.
Les phares d’accostage s’allumèrent, en les illuminant. Distance dix mètres. Cinq. Il y avait une porte. Et elle était ouverte ! Elle apercevait un sas atmosphérique classique à l’intérieur…
Quelque chose d’énorme les heurta. Elle vit confusément une masse de plastique qui se dressait à son épaule. L’objet incontrôlé tournait lentement sur lui-même. Il les avait à peine frôlés, mais… c’était suffisant. Pham lui avait été arraché des bras. Il se perdait déjà dans le noir. Mais il fut soudain éclairé par un projecteur, qui ne le lâcha plus. En même temps, l’air manqua à Ravna. Ils n’avaient plus que trois champs pressurisés de secours, à présent. Et ils étaient épuisés. Elle se sentit perdre conscience. Sa vision s’obscurcit. Ils étaient si près…
Les Cavaliers se détachèrent l’un de l’autre. Elle s’agrippa à leurs skrodes et ils flottèrent, Ravna les tenant à bout de bras, vers le sas. Le skrode de Coquille Bleue la heurta quand son Cavalier agrippa l’encadrement de la porte. Le choc la fit pivoter, et Tige Verte fut projetée vers le haut. Tout se passait comme dans un rêve anesthésié. Où était la réaction de panique dont elle aurait eu besoin ? Tiens bon, tiens bon, tiens bon, chantait une toute petite voix dans sa tête, tout ce qu’il restait de son esprit conscient. Blam. Bom. Les Cavaliers la tiraient et la poussaient en même temps. Ou c’était peut-être le vaisseau qui les cognait. Ils étaient des marionnettes mues par un seul fil.
Tout au fond de sa vision tunnel, elle vit un Cavalier agripper la silhouette tournoyante de Pham Nuwen.
Ravna n’eut pas conscience d’avoir perdu connaissance, mais elle s’aperçut qu’elle respirait, à moitié étouffée par ses vomissures. Elle se trouvait à l’intérieur du sas. De solides parois vertes l’entouraient, rassurantes, de tous côtés. Pham Nuwen était affalé contre le mur opposé, sanglé dans un caisson de premiers soins. Son visage avait une coloration bleuâtre.
Elle se traîna lourdement vers lui. Le sol était jonché d’obstacles. Cela ne ressemblait à aucun vaisseau où elle avait voyagé. Mais celui-ci était d’une conception adaptée aux Cavaliers. Les parois étaient émaillées de supports adhésifs. Tige Verte avait fixé son skrode à l’un d’eux.
L’accélération devait être à peu près d’un vingtième de g.
— Nous tombons toujours ? demanda-t-elle.
— Oui. Si nous essayons de remonter ou de rester stationnaires, nous risquons de nous écraser.
Contre tous les débris qui pleuvent d’en haut.
— Coquille Bleue est en train d’essayer de nous sortir de là.
Ils tombaient en même temps que tout le reste, mais cherchaient à s’échapper latéralement, par en dessous, avant de s’écraser à la Surface. De temps à autre, ils entendaient un bruit d’impact contre la coque. Parfois, l’accélération cessait ou changeait de direction. Coquille Bleue évitait surtout les gros objets.
Pas toujours avec succès. Il y eut un long frottement contre la coque, suivi d’un cognement sourd, et les parois du sas tournèrent lentement autour d’elle.
— Bram ! On vient de perdre une arête d’ultrapoussée ! leur dit la voix de Coquille Bleue. Deux autres étaient déjà endommagées. Harnachez-vous, chère madame.
Ils entrèrent dans l’atmosphère cent secondes plus tard. Le sifflement fut à peine perceptible contre la coque. Pour un vaisseau comme celui-là, c’était un signe de mort. Il ne pouvait pas plus freiner dans l’atmosphère qu’un chien ne pouvait bondir par-dessus la lune. Le bruit se fit plus fort. Coquille Bleue accélérait vers le bas, en essayant de mettre suffisamment de distance entre les débris et eux pour s’échapper. Deux nouvelles arêtes cassèrent. Puis il y eut une longue poussée d’accélération sur l’axe principal. Le Hors de Bande II sortit enfin de l’ombre mortelle des Docks pour grimper, grimper, et se retrouver en orbite inertielle.
Ravna regarda par le hublot à travers les appendices de Coquille Bleue. Ils venaient de dépasser le terminateur de la Surface. De nouveau, le vaisseau s’était mis en chute libre, mais sur une trajectoire inertielle où il ne risquait pas d’entrer en collision avec des objets dangereux – comme la Surface.
Bien qu’elle eût voyagé et lu beaucoup de romans d’aventures, Ravna n’était pas spécialement au courant des techniques de pilotage dans l’espace. Il ne lui était pas difficile, cependant, de comprendre que Coquille Bleue venait d’accomplir pratiquement un miracle. Lorsqu’elle voulut le féliciter, le Cavalier fit rouler son skrode d’avant en arrière sur les bandes adhésives en bourdonnant légèrement. Embarrassé ? Ou bien simplement inattentif, comme ils l’étaient toujours ?
Ce fut Tige Verte qui parla, d’une petite voix timide où perçait quelque fierté.
— Les voyages lointains sont toute notre vie. Si nous sommes prudents, nous ne risquons pas grand-chose. Mais il y a des moments difficiles. Coquille Bleue se maintient toujours en forme. Il programme son skrode le plus subtilement possible. C’est un expert.
Dans la vie de tous les jours, l’indécision semblait dominer les actions des Cavaliers. Mais en cas de nécessité, ils n’hésitaient pas à prendre de gros risques. Ravna était curieuse de savoir quelle était la part exacte des skrodes, dans ces moments-là.
— Grump, fit Coquille Bleue. J’ai simplement différé le moment difficile. Nous avons quatre ou cinq arêtes endommagées. Si elles ne s’autoréparent pas, je ne sais pas ce que nous allons faire. Tout est détruit autour de la Surface. Il y a des débris partout sur une distance de cinquante rayons planétaires. Rien de comparable à la densité des Docks, mais la vitesse de ces débris est beaucoup plus élevée.
On ne pouvait pas injecter des milliards de tonnes de mitraille d’épaves en orbite et espérer naviguer sans risques.
— Sans compter, reprit Coquille Bleue, que les créatures de la Perversion vont arriver d’une minute à l’autre pour dévorer tout ce qui survit.
— Urk…, fit Tige Verte, dont les appendices se figèrent dans un désordre comique. Tu as raison, ajouta-t-elle après avoir cliqueté quelques secondes. J’oubliais. Je croyais que nous nous étions échappés.
Échappés, oui, mais dans l’enceinte d’une galerie de tir.
Ravna se tourna vers les hublots de la cabine de commande. Ils étaient du côté jour, à présent, peut-être à cinq cents kilomètres au-dessus de l’océan principal de la Surface. L’espace au-dessus de l’horizon bleuté était exempt d’éclairs et de lueurs.
— Je ne vois pas de traces de combat, fit Ravna avec espoir.
— Excusez-moi.
Coquille Bleue fit apparaître sur les hublots une vue plus significative. C’étaient en grande partie des informations sur la navigation et l’ultradétection, auxquelles Ravna ne comprenait rien. Mais un med-stat attira son regard. Pham Nuwen respirait de nouveau. Le médic du vaisseau pensait pouvoir le sauver.
Il y avait aussi une fenêtre sur l’état des communications. Là, les traces de l’attaque étaient évidentes. Le réseau local s’était fractionné en plusieurs centaines de fragments hurlants. On n’entendait que les voix automatiques de la surface planétaire, et elles demandaient toutes des aides médicales. Grondr avait réussi à descendre. Ravna était certaine qu’aucun opérateur du service commercial n’avait survécu. Et tout ce qui avait touché la surface était encore plus mortel que les dommages survenus aux Docks. Dans un environnement extraplanétaire, il y avait toujours des survivants dans les vaisseaux et sur les fragments d’habitats. La plupart, cependant, se retrouvaient sur des trajectoires qui les condamnaient. Faute d’une aide massive et coordonnée, ils périraient dans quelques minutes, peut-être quelques heures pour les plus excentriques. Quant aux cadres de l’Org Vrinimi, ils avaient disparu, détruits avant même d’avoir réalisé ce qui se passait.
Partez, leur avait dit Grondr. Partez !
Aux abords du système, il y avait quelques combats. Elle vit plusieurs messages des unités de défense de Vrinimi. Même en l’absence de tout contrôle et de toute coordination, la résistance continuait contre la flotte de la Perversion. La lueur des combats arriverait bien après la défaite, bien après la venue de l’ennemi en personne.
Combien de temps nous reste-t-il ? Question de minutes ?
— Brap. Regardez ces tracés, fit Coquille Bleue. La Perversion dispose de près de quatre mille vaisseaux. Ils écrasent les défenses.
— Mais il ne reste presque plus personne là-bas, ajouta Tige Verte. J’espère qu’ils ne sont pas tous morts.
— Pas tous. Je vois plusieurs milliers de vaisseaux qui s’éloignent. Tous ceux qui ont les moyens et suffisamment de bon sens. Hélas ! ajouta Coquille Bleue en faisant rouler son skrode d’avant en arrière. Nous avons le bon sens, mais regardez un peu ce bulletin d’avaries.
L’une des fenêtres s’agrandit et se remplit de motifs colorés qui signifiaient moins que rien pour Ravna.
— Deux arêtes encore cassées, irréparables. Trois partiellement réparées. Si elles ne se reconstituent pas, nous sommes bloqués ici. C’est inacceptable !
Son synthétiseur résonnait désagréablement dans l’aigu. Tige Verte se rapprocha de lui et ils firent crisser leurs appendices. Plusieurs minutes passèrent.
Lorsque Coquille Bleue se remit à parler samnorsk, sa voix était plus calme.
— Une arête entièrement réparée. Peut-être… peut-être… peut-être…
Il ouvrit une vue naturelle. Le HdB passait maintenant au-dessus du pôle sud de la Surface, de nouveau dans la nuit. Leur orbite allait les ramener dans la zone la plus dangereuse des débris des Docks, mais le vaisseau en évitait automatiquement la plus grande partie. Les bruits horribles de la bataille qui se déroulait hors système commençaient à diminuer. L’Organisation Vrinimi n’était plus qu’un grand corps qui se tordait de douleur. Bientôt, le tueur allait venir le renifler.
— Deux arêtes réparées, fit la voix tranquille de Coquille Bleue. Trois ! Encore quinze secondes pour recalibrer, et nous pouvons faire le saut !
Les secondes semblèrent longues. Mais toutes les fenêtres affichèrent bientôt une vue naturelle. La Surface avait disparu ainsi que son soleil. Les étoiles et les ténèbres les entouraient de partout.
Trois heures plus tard, le Relais se trouvait à cent cinquante années-lumière derrière eux. Le HdB avait rejoint le noyau principal des bâtiments en fuite. Entre les archives et le tourisme, le Relais avait abrité un nombre incroyable de vaisseaux interstellaires. Dix mille étaient répartis autour d’eux sur des années-lumière. Mais les étoiles étaient rares à cette distance du plan galactique, et ils se trouvaient au moins à cent heures de voyage du refuge le plus proche.
Pour Ravna, c’était le début d’une nouvelle bataille. Elle jeta à Coquille Bleue, séparé d’elle par la table, un regard furieux. Le Cavalier des Skrodes se mit à trembler et à agiter ses appendices d’une manière qu’elle voyait pour la première fois.
— Écoutez, chère madame Bergsndot, High Point est une civilisation charmante, avec quelques participants bipèdes. Vous n’y risquerez rien. Ce n’est pas loin. L’adaptation ne devrait pas vous poser de problème.
Il s’interrompit.
Capable de lire mon expression ?
— Mais si cette solution n’est pas acceptable pour vous, reprit le Cavalier, nous voulons bien vous conduire ailleurs. Laissez-nous une chance de trouver une cargaison adéquate, et… nous irons jusqu’à Sjandra Kei, si vous voulez. Qu’en dites-vous ?
— Pas question. Vous avez signé un contrat, Coquille Bleue. Avec l’Organisation Vrinimi. Nous allons tous les trois (et ce qu’il reste de Pham Nuwen, pensa-t-elle) dans le Fin Fond de l’En delà.
— Sceptique, je secoue la tête ! Nous avons conclu un accord préalable, c’est exact, mais l’Org Vrinimi est morte, et il n’y a personne pour honorer le reste du contrat. Nous nous estimons, par conséquent, libérés de toute obligation.
— Vrinimi n’est pas morte. Vous avez entendu comme moi ce que Grondr ’Kalir a dit. L’Org avait – a toujours – des filiales dans tout l’En delà. L’engagement demeure valable.
— Sauf sur un petit point technique. Vous savez comme moi que ces filiales ne sont pas en mesure de faire face au paiement final.
Elle n’avait pas de bonne réponse à opposer à cet argument.
— Votre obligation demeure, dit-elle, mais sans conviction suffisante.
Elle n’avait jamais été très forte pour le boniment.
— Chère madame, parlez-vous au nom de l’éthique de votre compagnie ou bien par simple humanité ?
— Je…
En fait, elle n’avait jamais tout à fait compris l’éthique de l’Org. C’était l’une des raisons pour lesquelles elle avait décidé de retourner à Sjandra Kei après son stage, et l’une des raisons, aussi, pour lesquelles l’Org avait été si prudente dans ses rapports avec la race humaine.
— Peu importe au nom de quoi je parle ! Vous avez signé un contrat. Vous étiez prêts à l’honorer quand la situation était normale. Une catastrophe s’est produite, mais cette possibilité faisait partie du marché.
Elle se tourna vers Tige Verte, qui était jusque-là demeurée silencieuse, sans même faire crisser ses appendices, qui demeuraient étroitement collés à sa tige centrale. Peut-être que…
— Écoutez-moi. Les obligations du contrat ne sont pas la seule raison. La Perversion est plus forte que nous ne l’avions pensé. Elle a tué une Puissance aujourd’hui. Et elle opère dans le Moyen En delà. Les Cavaliers des Skrodes ont une longue histoire derrière eux, plus longue que celle de n’importe quelle autre race, Coquille Bleue. Et cette Perversion est peut-être assez forte pour mettre fin à tout ça.
Tige Verte avança son skrode vers elle et s’ouvrit légèrement.
— Vous… Vous croyez vraiment que nous pourrions découvrir quelque chose à bord de cette épave du Fin Fond, quelque chose qui pourrait aider à la lutte contre cette formidable Puissance ?
— Oui, fit Ravna au bout de quelques secondes. Et c’est ce que pensait le Vieux, également, juste avant de mourir.
Coquille Bleue resserra à son tour ses appendices autour de sa tige, mais en contorsionnant celle-ci. En signe d’angoisse ?
— Chère madame, dit-il, nous ne sommes que des marchands. Nous avons vécu longtemps et voyagé très loin. Nous avons survécu en ne nous occupant que de nos propres affaires. Contrairement à ce que certains esprits romantiques peuvent penser, les voyageurs comme nous ne poursuivent pas de quêtes chimériques. Ce que vous nous demandez est… impossible. De simples citoyens du Moyen En delà ne peuvent prétendre lutter contre une Puissance.
Et pourtant le risque était inclus dans le contrat.
Ravna garda sa réflexion pour elle. Mais Tige Verte fit crisser ses appendices, peut-être pour lui dire la même chose. Coquille Bleue se drapa encore plus dans sa dignité. Tige Verte demeura silencieuse durant quelques secondes, puis fit quelque chose de comique avec ses essieux. Elle se détacha en partie de la bande adhésive, ses roues tournant à vide pendant qu’elle exécutait lentement un renversement sur elle-même. Ses appendices se tendirent vers ceux de Coquille Bleue, au-dessous d’elle. Les deux Cavaliers cliquetèrent en se balançant durant près de cinq minutes. Puis Coquille Bleue dégagea doucement ses appendices de ceux de sa compagne, reprenant son aspect normal.
— Très bien, dit-il au bout d’un moment. Nous allons partir en quête de votre chimère. Mais je vous avertis, c’est la première et la dernière fois !