CINQUIÈME PARTIE UNE QUESTION DE VIE OU DE MORT

38. LA FLORIDE

Au volant de sa Cadillac, Dick Hallorann, une Lucky Strike au bec, quitta le parking du supermarché et fit lentement le tour du bâtiment. Il reconnut Masterton qui, quoique devenu copropriétaire du magasin, n’avait pas perdu pour autant la démarche traînante et le maintien humble que lui avait laissés une enfance misérable. Poussant un chariot plein de laitues, il se dirigeait vers le grand immeuble sombre.

Pressant sur un bouton de commande, Hallorann abaissa la vitre et lui cria :

— Tes avocats à cinquante cents, c’est du vol, espèce de pirate !

Masterton retourna la tête et lui fit un grand sourire qui exposa ses trois dents en or.

— S’ils ne te plaisent pas, mon pote, tu sais où tu peux te les fourrer ! lui lança-t-il à son tour.

— Ça, c’est le genre de remarque que je n’oublie jamais, mon vieux.

Masterton lui fit un bras d’honneur et Hallorann lui renvoya le compliment.

— Tu as trouvé tes concombres ? demanda Masterton.

— Oui, je les ai trouvés.

— Si tu viens demain de bonne heure, je te donnerai les plus jolies petites pommes de terre nouvelles que tu aies jamais vues.

— J’enverrai le petit, dit Hallorann. Tu viens ce soir ?

— Tu nous offres à boire ?

— Cette caisse te suffit ?

— D’accord ; j’y serai. Tu as intérêt à rentrer directement chez toi avec ta carriole de richard. Y a pas un flic d’ici à St. Pete qui ne t’ait repéré.

— Tu sais tout, toi, dit Hallorann en souriant.

— J’en sais un peu plus long que toi en tout cas.

— Qu’est-ce qu’il faut pas entendre ! Tu ne manques pas de toupet, sale négro.

— Allez, fous-moi le camp avant que je ne te balance ces laitues à la gueule.

— Vas-y donc, ce sera du rab pour moi.

Masterton fit mine d’en envoyer une. Hallorann esquiva le coup, remonta la vitre et démarra. Il se sentait en pleine forme. Depuis une demi-heure, il avait une odeur d’orange dans les narines, mais il n’y avait pas prêté une attention particulière, étant donné qu’il se trouvait dans un marché aux légumes.

Il était quatre heures trente de l’après-midi, un 1er décembre. Le vieux bonhomme Hiver avait déjà planté ses fesses, rouges d’engelures, sur la plus grande partie du pays, mais ici les hommes portaient encore des chemises à manches courtes et col ouvert et les femmes des robes légères et des shorts. Sur le thermomètre lumineux encadré d’énormes pamplemousses qui se dressait sur le toit de la First Bank of Florida clignotait le chiffre 26º. « La Floride, c’est une bien belle invention, pensa Hallorann, même avec ses moustiques et tout le reste. »

Dans le coffre de sa limousine, il avait chargé deux douzaines d’avocats, un cageot d’oranges, un autre de concombres et un troisième de pamplemousses. Trois sacs à provisions contenaient des oignons d’Espagne, le légume le plus exquis qu’un Dieu miséricordieux ait jamais donné aux hommes, des petits pois sucrés pour accompagner les entrées qui, neuf fois sur dix, revenaient sans qu’on y ait touché, ainsi qu’une courge noire Hubbard pour sa dégustation personnelle.

Si Masterton ne venait pas ce soir regarder la télé et boire son Bushmill’s, il n’en ferait pas une maladie et pourtant les visites de son ami comptaient beaucoup pour lui maintenant qu’ils n’étaient plus tellement jeunes. Depuis quelques jours Hallorann était très préoccupé par la vieillesse, la mort. Quand on approche de la soixantaine (à vrai dire, quand on l’a dépassée), il faut commencer à penser au grand départ. Ça pouvait arriver n’importe quand. Cette pensée le poursuivait depuis une semaine. Non pas qu’elle le tourmentât vraiment : tout simplement, il prenait conscience d’une loi naturelle. La mort faisait partie de la vie. Et, si l’on n’acceptait pas cette vérité-là, on ne comprendrait jamais rien à la vie. L’idée de sa propre mort est difficile à comprendre, mais elle n’est pas intolérable. Il n’aurait pas su dire au juste pourquoi il s’était mis tout à coup à ressasser tout ça.

D’ailleurs, s’il était allé chercher lui-même ces quelques provisions, ce n’était pas seulement pour revoir Masterton, mais aussi pour aller voir McIver, le jeune avocat noir qui avait loué le bureau au-dessus du Frank’s Bar and Grill. Hallorann lui avait fait part de son désir de faire son testament et lui avait demandé s’il pouvait l’y aider. L’affaire avait été rondement menée : le document avait été rédigé et signé en trois heures, ce qui prouve que même un charlatan peut se montrer expéditif à l’occasion. Plié et glissé dans une enveloppe de vélin bleu sur laquelle était écrit en lettres gothiques le mot TESTAMENT, il se trouvait actuellement dans la poche intérieure de sa veste.

Ça faisait des années qu’il remettait ce projet au lendemain et il n’aurait pas su dire pourquoi il avait choisi, pour le mettre enfin à exécution, une si belle journée ensoleillée, alors qu’il se sentait si bien, mais un sixième sens lui avait dit que le moment était propice et il avait l’habitude d’obéir à ce genre d’impulsion.

Tout à coup il fut assailli par une très forte odeur d’orange. Dans le rétroviseur, il pouvait voir ses yeux se dilater et il comprit aussitôt qu’il allait se passer quelque chose. Le coup lui fut assené avec une violence qui effaça toute autre sensation : la musique à la radio, la route devant lui, la conscience même de sa propre existence. C’était comme si quelqu’un avait posé un pistolet psychique contre sa tempe et lui avait brûlé la cervelle avec un cri.


(OH ! DICK, VIENS VITE, JE T’EN SUPPLIE !!!)


La limousine venait d’arriver à hauteur d’un break Pinto conduit par un bonhomme en salopette d’ouvrier. Voyant que la Cadillac commençait à empiéter sur sa voie, celui-ci se mit à klaxonner. Comme elle ne se redressait toujours pas, il jeta un coup d’œil vers son conducteur et découvrit derrière le volant un grand Noir, figé sur son siège comme si une décharge électrique venait de le foudroyer et qui levait vers le ciel un regard absent.

L’ouvrier freina brusquement pour éviter l’arrière fuselé de la Cadillac qui, à son étonnement indigné, passa à un cheveu du pare-chocs de sa Pinto.

Tout en klaxonnant furieusement, il déboîta alors sur sa gauche pour se porter à hauteur de la limousine dont les embardées se faisaient de plus en plus folles. Fou de rage, il se mit à invectiver Hallorann, lui suggérant de se prêter à un acte de perversion sexuelle puni par la loi et de se livrer à des rapports oraux avec divers rongeurs et oiseaux, invita tous les membres de la race noire à retourner dans leur pays d’origine et prétendit connaître la destination de l’âme d’Hallorann après sa mort ; pour finir, il déclara avoir rencontré sa mère dans une maison close de La Nouvelle-Orléans.

Puis il dépassa la Cadillac et, une fois hors de sa portée, s’aperçut qu’il avait pissé dans son pantalon.

L’appel revenait sans cesse.

(VIENS, DICK, JE T’EN PRIE, VIENS !)

Mais il faiblissait de plus en plus, comme une émission de radio à la limite de sa portée. Hallorann finit par reprendre ses esprits et se rendit compte qu’il roulait sur l’épaulement du bas-côté à plus de quatre-vingts kilomètres à l’heure. Il redressa la voiture, mais les roues arrière continuèrent à chasser tant qu’elles ne furent pas sur la chaussée.

Il regarda ses bras. Malgré la chaleur du soleil, il avait la chair de poule. Il se souvenait avoir dit à l’enfant de l’appeler en cas de besoin, et c’est ce qu’il venait de faire.

Il se demanda comment il avait pu laisser cet enfant là-haut, sachant combien son don le rendait vulnérable. Il avait sûrement eu des ennuis. Peut-être des ennuis très graves.


Quand Hallorann rentra, le manager de l’hôtel, un certain Queems, était en train de téléphoner à son bookmaker. Il voulait parier à la course à quatre chevaux de Rockaway. Non, les autres courses ne l’intéressaient pas. Mais sur celle-là il miserait six cents dollars tout rond. Et le dimanche il parierait sur les Jets. Queems raccrocha et, à voir son air maussade, Hallorann se dit qu’il commençait à comprendre comment, tout en gagnant cinquante mille dollars par an avec cet hôtel de villégiature, il pouvait en être réduit à porter des pantalons élimés.

— Vous avez des ennuis, Dick ?

— Oui, Mr Queems, plutôt. J’aurais besoin de m’absenter pour trois jours.

— Vous n’êtes pas le seul, dit-il. Mais qu’est-ce qui se passe ?

— J’ai besoin de trois jours, répéta Hallorann. C’est pour mon fils.

Le regard de Queems se posa sur la main gauche de Hallorann qui ne portait pas d’alliance.

— Je suis divorcé depuis 1964, expliqua patiemment Hallorann.

— Dick, vous savez ce qu’il en est. Comme tous les week-ends, nous allons être débordés. Tout est déjà pris, même les chambres de bonne, et toutes les tables de la Florida Room sont déjà retenues pour le dimanche soir. Je suis prêt à vous donner ma montre, mon portefeuille, et ma retraite. Bon sang, vous pouvez même vous taper ma femme si vous aimez les planches à pain. Mais, je vous en supplie, ne me demandez pas un congé. Qu’est-ce qui vous arrive ? Votre fils est malade ?

— Oui, monsieur, répondit Hallorann, essayant de se mettre dans la peau de l’esclave qui, dans les vieux films, roule des yeux et triture son chapeau de toile en suppliant son maître de lui accorder une faveur. Il est blessé. Un coup de fusil.

— Un coup de fusil ! s’exclama Queems.

— Oui, monsieur, dit Hallorann d’un air solennel.

— Un accident de chasse ?

— Non, monsieur, dit Hallorann, donnant à sa voix des accents plus graves, plus pathétiques. Jana vit avec un camionneur et c’est lui qui a tiré sur mon fils. On l’a emmené à l’hôpital de Denver, dans le Colorado, et son état est critique.

— Et comment diable l’avez-vous appris ? Je croyais que vous étiez parti faire le marché.

— C’est exact, monsieur.

Sur le chemin du retour, Hallorann s’était arrêté à la poste pour téléphoner chez Avis à l’aéroport Stapleton et leur demander de lui réserver une voiture de location. Il en avait profité pour ramasser une formule de télégramme qu’il sortait maintenant, toute froissée, de sa poche et qu’il brandissait devant les yeux injectés de sang de Queems. Puis il la remit dans sa poche en renchérissant d’une voix encore plus poignante :

— C’est Jana qui l’a envoyé. Je l’ai trouvé dans ma boîte aux lettres en arrivant.

— Seigneur Jésus ! s’exclama Queems.

Il avait pris une mine de circonstance qu’Hallorann connaissait bien et qui exprimait la compassion de commande qu’un Blanc tel que Queems, qui se flattait d’avoir des rapports corrects avec les Noirs, croyait bon d’afficher pour leurs malheurs, fussent-ils mythiques.

— Bon, d’accord, vous pouvez y aller, dit Queems. Baedecker prendra la relève pendant trois jours. Le plongeur lui donnera un coup de main.

Hallorann hocha la tête et prit un air consterné, bien que la pensée du plongeur en train d’aider Baedecker l’amusât énormément. Même dans ses meilleurs jours, le plongeur était de ceux qui ne savent même pas pisser sans en mettre partout. Si on le bombardait aide-cuisinier, Dieu seul savait de quoi il serait capable.

— Je tiens à vous rembourser les jours que j’aurai manqués, poursuivit Hallorann. Je sais que je vous mets dans une situation très difficile, Mr Queems.

Le visage de Queems se contracta encore davantage. Il avait l’air de quelqu’un qui vient d’avaler une arête de poisson.

— Nous reparlerons de cela plus tard. Allez faire vos valises. Je parlerai à Baedecker. Voulez-vous que je vous réserve une place d’avion ?

— Non, merci, monsieur, je le ferai moi-même.

Ils se serrèrent la main par-dessus le bureau.

Hallorann eut toutes les peines du monde à garder son sérieux tant qu’il ne fut pas arrivé au quartier général des employés. Là il s’esclaffa jusqu’à pleurer de rire. Il s’essuyait les yeux quand il sentit à nouveau le parfum d’orange, si fort cette fois-ci qu’il en fut incommodé. Un nouvel appel fulgurant l’atteignit en plein cerveau et le projeta en arrière contre le mur de stuc rose.

(S’IL TE PLAÎT DICK, VIENS VITE !)

Il mit un moment à reprendre ses esprits, puis, dès qu’il s’en sentit la force, il grimpa l’escalier extérieur qui montait à son appartement. Quand il se baissa pour prendre la clef qu’il cachait sous le paillasson de roseaux tressés, quelque chose tomba de la poche de sa veste et heurta avec un bruit mat les lattes du parquet. Encore sous le choc du message qu’il venait de recevoir, il resta un moment sans comprendre ce que contenait cette enveloppe bleue.

Quand il la ramassa, le lacis arachnéen du mot TESTAMENT lui sauta aux yeux.

Oh ! mon Dieu, c’est donc ça qui m’attend ?

Il n’en savait rien au juste, mais ce n’était pas impossible. Depuis une semaine, la pensée de sa propre disparition le hantait comme — eh bien — comme une…

Vas-y, dis-le !

Eh bien, comme une prémonition.

La mort ? Dans un éclair, il crut saisir le sens de sa vie, non pas sa chronologie, ni les hauts ni les bas, mais ce qu’elle représentait pour lui maintenant. Martin Luther King, peu avant qu’une balle ne l’expédiât dans sa tombe de martyr, avait dit qu’il était parvenu au sommet de la montagne. Dick ne pouvait pas en dire autant, mais il avait tout de même atteint, après des années de lutte, un plateau ensoleillé. Il avait de bons amis et toutes les références qu’il fallait pour trouver du boulot quand il le voulait. Quand il avait envie de baiser, il savait où aller. C’était à la bonne franquette, sans qu’on lui pose de questions et sans qu’on se casse la nénette pour savoir ce que tout ça voulait dire. Il avait accepté sa peau noire et il en était heureux. Il avait plus de soixante ans et il pouvait enfin se laisser vivre.

Allait-il risquer de mettre fin à tout ça pour sauver trois Blancs qu’il ne connaissait même pas ?

Mais ce n’était pas tout à fait vrai, du moins pas en ce qui concernait l’enfant. Il y avait eu d’emblée entre eux une complicité profonde, celle de très vieux amis. Ils s’étaient compris instinctivement parce que, sans l’avoir voulu, ni rien fait pour cela, ils possédaient tous deux ce don qui leur permettait de voir clair là où les autres voyaient trouble ou ne voyaient pas du tout. Ils avaient une sorte de phare dans la tête.

Non, le phare, c’est lui qui l’a. Toi, tu n’as qu’une torche électrique.

Et, maintenant qu’il sentait l’enfant en danger, il ne pouvait pas lui tourner le dos. Le fait qu’il fût blanc n’y changeait rien. Quand ils avaient bavardé ensemble, sans avoir recours à la parole, la différence de couleur n’avait pas compté. Alors il irait dans le Colorado et il ferait tout ce qu’il pourrait pour sauver l’enfant, car, sinon, il savait qu’il mourrait et qu’il le sentirait mourir dans sa tête.

Il boirait la coupe jusqu’à la lie, mais, comme il n’avait rien d’un surhomme, il ne put s’empêcher de la trouver amère.


(Elle s’était levée et s’était mise à le poursuivre.)

Il était en train de jeter pêle-mêle des vêtements de rechange dans son sac de voyage quand le vieux souvenir resurgit, le clouant sur place comme il le faisait toujours. Aussi essayait-il d’y penser le moins possible.

La femme de ménage, Dolores Vickery, dans un état hystérique, en avait parlé aux autres femmes de ménage et, pis encore, à des clients. Quand Ullman l’avait appris — et cette idiote aurait dû prévoir qu’il l’apprendrait tôt ou tard — il l’avait mise à la porte sur-le-champ. En larmes, elle était venue trouver Hallorann, bouleversée non pas tant par la perte de son job, mais par l’horreur de ce qu’elle avait vu dans cette chambre du deuxième étage.

Le soir même, il avait subtilisé le passe-partout et il était monté voir. Si jamais Ullman l’avait surpris dans la chambre, la clef à la main, il se serait retrouvé le lendemain avec Dolores au bureau des allocations de chômage.

Il avait trouvé le rideau de douche tendu devant la baignoire. Il avait eu une prémonition de ce qu’il allait découvrir s’il le tirait, mais il l’avait quand même tiré. Mrs Massey, ballonnée et violette, gisait dans la baignoire à moitié pleine. Le cœur palpitant, la gorge serrée, il l’avait longuement regardée. Il avait déjà remarqué d’autres phénomènes inquiétants à l’Overlook, il y faisait souvent le même mauvais rêve : il y avait un bal masqué et lui, en tant que chef cuisinier, était de service au dancing. Quand les invités avaient enlevé leurs masques, ils avaient dévoilé des faciès d’insectes pourrissants. Il y avait eu aussi les buis. Par deux fois — et peut-être trois — il les avait vus (ou cru les voir) bouger. Le chien, qui jusque-là faisait le beau, lui avait semblé changer de posture et se ramasser pour bondir, et il avait cru voir les lions s’approcher du terrain de jeux comme pour attaquer les gosses qui s’y amusaient.

À sa montre, il était dix-sept heures trente. Au moment de quitter son appartement, il se souvint qu’on était déjà en plein hiver dans le Colorado, surtout là-haut dans la montagne, et il retourna vers son placard. Il tira de sa housse en plastique son long pardessus doublé de peau de mouton et le jeta sur son bras. C’était le seul vêtement d’hiver qu’il possédait. Il éteignit les lumières et jeta un coup d’œil autour de lui. N’avait-il rien oublié ? Si. Il retira le testament de sa poche de sa veste et le glissa dans le cadre du miroir. Avec un peu de chance, il reviendrait le chercher.

Oui, avec un peu de chance.

Il quitta l’appartement, ferma la porte derrière lui et posa la clef sous le paillasson, puis dévala l’escalier extérieur pour rejoindre sa Cadillac décapotable.


À mi-chemin de l’aéroport international de Miami, il s’arrêta dans la blanchisserie automatique d’un centre commercial et appela United Air Lines. Là, loin du standard où Queems et ses mouchards auraient pu l’écouter, il se renseigna sur les vols vers Denver.

Il y en avait un à dix-huit heures trente-six. Est-ce que Mr Hallorann pouvait être à l’aéroport à temps pour le décollage ?

Hallorann jeta un coup d’œil à sa montre qui marquait dix-huit heures deux, et répondit qu’il pouvait arriver à temps. Y avait-il encore des places sur ce vol ?

Je vais voir.

Il y eut dans l’écouteur un déclic métallique suivi d’une musique sirupeuse de Montavani qui était censée rendre l’attente plus supportable, mais qui n’en fit rien.

Une minute s’écoula, puis deux. Il était sur le point de partir sans attendre la réponse et de tenter sa chance, quand la voix chuchotante de la demoiselle des réservations l’informa qu’il y avait une place annulée, mais que c’était en première. Ça ne faisait rien ?

Non, il la prenait.

Est-ce qu’il payait en liquide ou avec une carte de crédit ?

En liquide, ma mignonne, en liquide. Il faut que je parte tout de suite.

Et son nom, c’était… ?

Hallorann, avec deux l et deux n. À tout de suite.


Il faillit arriver à l’heure.

Il avait poussé la limousine jusqu’à cent vingt kilomètres à l’heure et l’aéroport était déjà en vue quand un des plus beaux spécimens de la flicaille floridienne l’obligea à se ranger sur le bas-côté.

Hallorann abaissa la vitre automatique, mais à peine avait-il ouvert la bouche pour s’expliquer que déjà le flic feuilletait son carnet de procès-verbaux.

— Je sais, lui dit-il avec un air de commisération. C’est un enterrement à Cleveland. Celui de votre père. Ou un mariage à Seattle, celui de votre sœur. Ou encore un incendie à San José qui a brûlé la confiserie de votre grand-père. J’adore cette route juste devant l’aéroport. Déjà, à l’école, j’adorais écouter les histoires.

— Écoutez, monsieur l’agent, mon fils est…

— La seule chose que je n’arrive jamais à deviner avant la fin de l’histoire, dit l’agent qui avait trouvé la bonne page dans son carnet, c’est le numéro de permis de conduire du contrevenant et les renseignements qui se trouvent sur sa carte grise. Alors, soyez gentil, montrez-les-moi.

Hallorann sonda le regard placide de ces yeux bleus, se demandant s’il devait quand même raconter l’histoire de son fils blessé à l’hôpital, mais préféra se taire, de peur que ce récit n’aggravât son cas. Ce flic n’était pas un Queems. Il tira donc son portefeuille de sa poche.

— Bravo, dit le flic. Voudriez-vous avoir l’amabilité de me montrer ces papiers ? Il faut simplement que je mette le point final à votre histoire.

Sans desserrer les dents, Hallorann sortit son permis de conduire et sa carte grise et les tendit à l’agent.

— C’est très bien. C’est tellement bien que vous allez gagner un prix.

— Un prix ? demanda Hallorann, reprenant espoir.

— Quand j’aurai fini de noter vos numéros, je vais vous donner un petit ballon à gonfler pour moi.

— Sainte Vierge, ayez pitié de nous ! gémit Hallorann. Mais, monsieur l’agent, mon vol…

— Chut, dit l’agent. Soyez sage.

Hallorann ferma les yeux.


Il arriva au bureau d’United Air Lines à dix-huit heures quarante-neuf, caressant encore l’espoir que le décollage avait été retardé pour une raison quelconque. Mais il n’eut même pas besoin de demander à l’employé ; le tableau indicateur des départs au-dessus de la porte le mit tout de suite au courant. Le vol 901 pour Denver, prévu pour dix-huit heures trente-six, avait décollé à dix-huit heures quarante. Il l’avait manqué de neuf minutes.

— Oh ! merde ! dit Dick Hallorann.

Subitement une nouvelle bouffée du parfum d’orange, entêtant, écœurant, le submergea. Il eut tout juste le temps de gagner les toilettes avant que le nouvel appel ne fît résonner sa tête :

(VIENS, JE T’EN SUPPLIE, DICK, VIENS !!!)

39. SUR L’ESCALIER

Il était sept heures et quart (heure de la montagne), quand Wendy trouva Danny assis sur l’escalier, entre le hall et le premier étage. Il jouait avec une balle qu’il faisait sauter d’une main dans l’autre, tout en fredonnant d’une voix monocorde une chanson d’Eddie Cochran.

Je me tape l’escalier jusqu’au premier, puis du second au troisième et du troisième au quatrième, chantait Danny, jusqu’au cinquième, au sixième, au septième… et quand j’arrive sous les toits, je suis trop crevé pour danser le rock…

Elle vint s’asseoir derrière lui et remarqua alors que sa lèvre inférieure était tuméfiée et qu’il avait du sang séché sur le menton. Son cœur bondit dans sa poitrine, mais elle s’efforça de lui parler d’une voix calme.

— Que s’est-il passé, prof ? demanda-t-elle, certaine déjà de connaître la réponse.

Jack l’avait frappé. C’était évident. Ça devait arriver : c’était ça, le progrès ; la roue tournait jusqu’à ce que l’on se retrouve au point de départ.

— J’ai appelé Tony, dit Danny. Dans le dancing. J’ai dû tomber du fauteuil. Ça ne me fait plus mal. C’est seulement comme si j’avais une lèvre trop grosse.

— C’est bien la vérité ? demanda-t-elle en le scrutant d’un air inquiet.

— Oui, ce n’est pas Papa qui l’a fait, répondit-il. Pas cette fois-ci.

Elle le regardait lancer la balle d’une main dans l’autre et se sentait gagnée par un malaise indéfinissable. Il avait lu ses pensées, encore une fois.

— Qu’est-ce que Tony t’a dit, Danny ?

— Qu’est-ce que ça peut faire ?

Son expression fermée et sa voix indifférente lui faisaient froid dans le dos.

— Danny !

Elle lui saisit l’épaule, plus fort qu’elle ne l’aurait voulu, mais il ne réagit pas et n’essaya même pas de se dégager.

« Nous sommes en train d’abîmer cet enfant. Pas seulement Jack et moi, mais le père de Jack et ma mère aussi. Pourquoi ne viendraient-ils pas y ajouter leur grain de sel ? L’Overlook regorge tellement de fantômes déjà qu’un de plus ou de moins… Oh ! Seigneur, il me fait penser à ces valises que l’on montre dans les réclames, écrasées sous des voitures, jetées d’un avion, passées au laminoir. Ou à une de ces montres Timex indestructibles qui continuent à marcher quoi qu’on leur fasse. Oh ! Danny, tu me brises le cœur. »

— Ça ne fait rien, reprit-il. (La balle sautait d’une main dans l’autre.) Tony ne pourra plus venir. Ils ne le permettront pas. Il est vaincu.

— Qui ne le laissera pas revenir ?

— Les gens de l’hôtel, dit-il.

Il leva sur elle un regard où l’indifférence de tout à l’heure avait fait place à la terreur.

— Danny, arrête…, ne te tourmente pas ainsi.

— Ils veulent s’emparer de Papa, expliqua Danny. Et de toi aussi. L’hôtel veut nous prendre tous. Ils trichent avec Papa, ils lui font croire que c’est lui qui les intéresse, alors qu’en fait c’est moi. Mais ils nous auront tous les trois.

— Si seulement le scooter…

— Ils l’ont empêché de le remettre en état de marche, dit Danny avec la même voix éteinte. Ils l’ont obligé à jeter une de ses pièces très loin dans la neige. Je le sais parce que je l’ai rêvé. Et il sait qu’il y a vraiment une femme dans la chambre 217. (Il la fixa de ses yeux sombres.) Ça ne fait rien si tu ne me crois pas.

Elle glissa son bras autour de lui.

— Je te crois. Danny, dis-moi la vérité. Est-ce que ton papa… Est-ce qu’il va essayer de nous faire du mal ?

— Ils vont l’y pousser, répondit Danny. Je lance des appels à Mr Hallorann. Il m’avait dit que si j’avais besoin de lui, je n’avais qu’à l’appeler. Et c’est ce que je fais. Mais c’est très dur et ça me fatigue. Le pire, c’est que je ne sais pas s’il m’entend ou pas. Je ne pense pas qu’il puisse m’appeler de son côté parce que c’est trop loin pour lui. C’est peut-être même trop loin pour moi. Demain…

— Qu’y a-t-il demain ?

Il secoua la tête.

— Rien.

— Où se trouve ton père à présent ? demanda-t-elle.

— Il est au sous-sol. Je ne pense pas qu’il remonte ce soir.

Soudain elle se redressa.

— Attends-moi ici. Je reviens dans cinq minutes.


La cuisine était froide et vide sous son éclairage au néon. Elle alla au porte-couteaux où s’alignaient les couteaux retenus par des bandes aimantées. Elle prit le plus long et le plus pointu et l’enveloppa dans un torchon.

Puis elle s’en alla, sans oublier d’éteindre les lumières.


Assis sur l’escalier, Danny suivait du regard la balle rouge qui sautait d’une de ses mains dans l’autre. Il chantonnait Elle habite au vingtième, à l’autre bout de New York, et l’ascenseur est en panne, c’est un peu fort. Je me tape l’escalier jusqu’au premier, puis du second au troisième et du troisième au quatrième…

En tendant l’oreille il pouvait saisir les mille bruits à peine perceptibles qui commençaient à emplir l’Overlook, effrayant palais des mystères où toutes les attractions se terminaient par la mort, où les monstres de carton-pâte étaient bel et bien vivants, où les buis taillés se mettaient soudain à bouger, où une petite clef d’argent animait des marionnettes obscènes. Ses esprits, ses fantômes soupiraient, chuchotaient inlassablement, comme le vent d’hiver autour du toit.

Dans le dancing obscur, la pendule, sous son globe de verre, sonna sept heures et demie de son carillon musical.

Une voix éraillée, que l’alcool rendait sauvage, cria :

— Ôtez vos masques et que tout le monde baise !

Wendy, qui traversait le hall, s’arrêta brusquement.

Elle regarda Danny, toujours assis sur l’escalier.

— Tu n’as pas entendu quelque chose ?

Danny la regarda sans répondre et continua de jouer avec sa balle.

Ils ne dormiraient pas beaucoup cette nuit-là, même s’ils couchaient tous trois dans la même pièce, derrière une porte verrouillée.

Les yeux ouverts dans le noir, Danny réfléchissait :

Il veut devenir un des leurs, rester avec eux pour l’éternité. Voilà ce qu’il veut.

Wendy avait caché le couteau de boucher, enveloppé dans son torchon, sous le lit, pour l’avoir à portée de la main. Bercés par les grincements de l’hôtel, ils essayaient de s’endormir mais sans y parvenir véritablement. Dehors un ciel de plomb avait recommencé à cracher de la neige.

40. AU SOUS-SOL

La chaudière ! Nom de Dieu, la chaudière !!!

Comme un voyant rouge, l’avertissement s’alluma dans l’esprit de Jack. Il se souvint des paroles de Watson :

Si vous l’oubliez, elle n’arrêtera pas de grimper et elle finira par vous envoyer sur la lune tous les trois. Elle est réglée à deux cent cinquante, mais, dans l’état où elle est, elle risque d’exploser bien avant… Même à cent quatre-vingts j’aurais la trouille de m’approcher d’elle.

Jack avait passé la nuit ici, au sous-sol, penché sur les boîtes de vieux papiers, possédé par l’idée qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps et qu’il fallait se dépêcher. Il lui manquait toujours la pièce maîtresse qui lui permettrait de comprendre l’ensemble. Les vieux papiers qui tombaient en poussière lui avaient jauni et encrassé les doigts. Plongé dans ses recherches, il avait complètement oublié de vérifier la chaudière. La dernière fois qu’il avait baissé la pression, c’était la veille au soir, vers six heures, lorsqu’il était arrivé au sous-sol. Et à présent il était…

Il regarda sa montre et bondit, renversant une pile de vieilles factures.

Nom de Dieu ! Il était cinq heures moins le quart du matin.

Derrière lui, le brûleur chauffait bon train, et la chaudière gémissait, chuintait.

Il se précipita vers elle. Depuis un mois, il avait considérablement maigri et, avec son visage mal rasé, il avait l’allure émaciée d’un survivant de camp de concentration.

Le manomètre de la chaudière marquait deux cent dix livres de pression. Il crut voir les flancs rapiécés et ressoudés de la vieille cuve céder et se distendre dans un effort ultime.

Elle grimpe… Même à cent quatre-vingts degrés, j’aurais la trouille de m’approcher d’elle.

Soudain la voix de la tentation surgit du plus profond de lui-même :

« Laisse-la exploser. Va chercher Wendy et Danny. Foutons le camp d’ici. Laisse-la péter. »

Il pouvait imaginer l’explosion. Deux détonations pulvériseraient l’hôtel, la première arrachant son cœur et la seconde son âme. La chaudière éclaterait dans un éclair orange et violet qui ferait pleuvoir du shrapnel brûlant dans tout le sous-sol. Il imaginait les brandons de métal fusant d’un bout de la pièce à l’autre, rebondissant du plancher au plafond comme d’étranges boules de billard, déchiquetant l’air de leurs flammes sifflantes. Certains de ces tisons meurtriers tomberaient sur les vieux papiers de l’autre côté du passage voûté et y allumeraient un feu d’enfer, un feu qui détruirait à tout jamais les secrets et les pièces à conviction, si bien que le mystère de l’hôtel demeurerait intact jusqu’à la fin des temps. Puis le gaz exploserait, transformant la partie centrale de l’hôtel en fournaise. Le feu gagnerait les escaliers, les couloirs, les plafonds et les chambres ; l’Overlook s’y consumerait comme le château dans la dernière scène de Frankenstein. Les flammes se répandraient dans les ailes, courraient comme des invités pressés sur la moquette à guirlandes bleu de nuit. La tapisserie de soie s’embraserait, se détacherait en tortillons fuligineux. Il n’y avait pas de système d’arrosage, rien que ces extincteurs surannés sans personne pour s’en servir et il n’y aurait pas de camion de sapeurs-pompiers avant la fin mars. Alors brûle, baby, brûle. En douze heures le feu n’aurait laissé de l’hôtel qu’une carcasse bien nettoyée.

Sa main restait figée sur la manette qui réduirait la pression et empêcherait l’incendie. Ses yeux brillaient dans leurs orbites comme des saphirs.

C’est ma dernière chance.

Wendy et Danny auraient le temps de sortir, même s’ils dormaient. Ils ne risquaient rien, il en était sûr. Et il ne pensait pas que les buis, ou quoi que ce soit d’autre, puisse les empêcher de s’enfuir si l’Overlook flambait.

Les flammes.

À l’intérieur du voyant que la crasse avait rendu presque opaque, l’aiguille était montée jusqu’à deux cent vingt. Un grognement métallique commençait à monter des entrailles de la chaudière. Par mille interstices, des jets de vapeur fusaient comme les piquants d’un porc-épic.

Le feu détruira tout.

Il se remémora comment son père, quand il était enfant, avait enfumé dans leur jardin un nid de guêpes accroché à une des branches de leur pommier, puis, une fois détaché de l’arbre, l’avait fait flamber en l’arrosant d’essence.

Soudain Jack sursauta. Il s’était laissé aller à somnoler et avait failli ne pas se réveiller. Mais à quoi donc pensait-il, bon Dieu ! Protéger l’hôtel, c’était son travail. Il était bien le gardien.

Sous l’effet de la peur ses mains étaient devenues moites de sueur et elles glissèrent sur la manette. Alors il agrippa solidement ses doigts aux rayons et la fit tourner une fois, deux fois, trois fois. Un énorme jet de vapeur jaillit de la chaudière comme le souffle d’un dragon. Jack fut enveloppé d’une brume tiède et tropicale qui montait des entrailles du mastodonte. Il ne distinguait plus le cadran et crut avoir trop attendu ; les grognements et les craquements de la chaudière redoublèrent, suivis de borborygmes caverneux et de gémissements de métal tendu à craquer.

Quand la vapeur se dissipa, il vit que la pression était tombée à deux cents et qu’elle continuait de baisser. Les jets de vapeur qui s’échappaient des joints des réparations perdaient de leur force et le tintamarre se calmait peu à peu.

Cent quatre-vingt-dix…, cent quatre-vingts…, cent soixante-quinze…

Tremblant, la respiration oppressée, il s’éloigna de la chaudière et regarda ses mains. Des cloques s’étaient déjà formées sur ses paumes. Au diable les cloques, pensa-t-il avec un rire mal assuré. Il avait failli mourir, la main sur la manette, comme Casey le conducteur de train dans la chanson La Mort de la vieille 97. Pis encore, il avait failli laisser exploser l’Overlook. Ç’aurait été son ultime échec mais aussi le plus retentissant. Il avait échoué comme enseignant, comme écrivain, comme mari et comme père. Il n’avait même pas réussi à devenir un ivrogne. Mais, en matière d’échec, il était difficile d’imaginer un plus bel exploit que celui-là : faire exploser l’hôtel dont on vous a confié la garde.

Il avait finalement réussi à sauver l’hôtel. Ça valait bien un petit verre, non ? Il tira son mouchoir de sa poche arrière et se dirigea vers l’escalier en s’essuyant la bouche. Un petit remontant. Rien qu’un seul, pour alléger sa souffrance.

Il avait bien servi l’Overlook et maintenant l’Overlook allait le récompenser, c’était évident. Il monta l’escalier d’un pas vif et alerte, comme un soldat pressé de rentrer chez lui après une longue et dure bataille. Il était cinq heures vingt du matin.

41. L’AUBE

Danny se réveilla en sursaut avec l’impression d’étouffer. Il venait de faire un affreux cauchemar : un incendie avait dévoré l’Overlook. Sa maman et lui l’avaient regardé flamber depuis la pelouse.

Maman avait dit : « Regarde, Danny, regarde les buis. »

Il les avait regardés : ils étaient tous morts. Leur feuillage roussi laissait paraître par endroits, comme des squelettes à moitié décharnés, des touffes compactes de petites branches. Une torche vivante s’était ruée dehors par la porte d’entrée. C’était son père, les vêtements en flammes, ses cheveux flambant comme un buisson ardent, la peau déjà bronzée par un hâle sinistre.

C’est alors que, la gorge serrée par l’angoisse, ses mains cramponnées aux couvertures, Danny s’était réveillé. Avait-il crié ? Il jeta un coup d’œil vers sa mère. Couverte jusqu’au menton, Wendy était couchée sur le côté, et une mèche de cheveux couleur de paille barrait sa joue. Elle ressemblait elle-même à un enfant. Non, il n’avait pas crié.

Couché dans son lit, le nez pointé vers le plafond, il attendit que le cauchemar se dissipe. Il avait le sentiment curieux qu’une immense tragédie venait d’être évitée de justesse. Était-ce un incendie, une explosion ? Il laissa partir son esprit à la recherche de son père et le localisa dans le hall. Il essaya de pénétrer un peu plus avant dans ses pensées et devina qu’il avait de nouveau envie de faire le Vilain. Jack était en train de se dire que

(Un verre ou deux, ça ne ferait pas de mal, qu’est-ce que ça peut foutre que ce ne soit pas l’heure du cocktail, tu te souviens Al, de ce que nous disions, qu’à chaque instant le soleil est en train de se coucher quelque part et que par conséquent c’est toujours l’heure de s’envoyer un gin-tonic, un bourbon avec un soupçon de Bitters, un scotch avec du soda ou un rhum arrosé de coca-cola, tout ça est kif-kif, alors un verre pour toi et un autre pour ma pomme et trinquons aux martiens qui ont déjà atterri quelque part dans le monde, à Princeton, à Houston ou à Stokely-sur-Carmichael, je m’en fous, après tout, c’est la saison des fêtes, bien qu’ici on ne s’en aperçoive guère…)

(ARRÊTE DE LIRE SES PENSÉES, PETIT MORVEUX !)

Cette semonce mentale lui donna la chair de poule et il s’agrippa plus désespérément encore aux couvertures. Ce n’était pas son père, mais c’était une imitation habile de la voix rauque, brutale et sarcastique qu’il avait quand il avait bu.

Ils étaient donc déjà là ?

Il rejeta les couvertures et posa les pieds à terre. De la pointe du pied, il ramena ses pantoufles de dessous le lit et les enfila. Puis il gagna la porte, ses pieds effleurant la moquette dans un bruissement sourd. À peine avait-il atteint le couloir principal qu’il aperçut, au milieu, un homme accroupi à quatre pattes.

Danny s’arrêta net, pétrifié.

L’homme le fixa de ses petits yeux rouges. Il était déguisé en chien dans une combinaison en étoffe d’argent pailletée avec une fermeture éclair le long du dos et une longue queue flasque terminée par un pompon. Près de lui, à terre, gisait la tête de l’animal avec deux trous pour les yeux et une gueule grande ouverte aux crocs de papier mâché à travers laquelle on apercevait les festons noirs de la moquette bleu de nuit.

L’homme-chien avait la bouche, le menton et les joues tout barbouillés de sang.

Il se mit à grogner. Il avait beau sourire à Danny, ses grognements gutturaux avaient quelque chose de terrifiant. Puis ce furent de véritables aboiements et Danny remarqua que ses dents aussi étaient rouges de sang.

— Laissez-moi passer, dit Danny.

— Je vais te manger, mon petit bonhomme, répondit l’homme-chien, et il aboya de plus belle.

C’étaient des imitations d’aboiements, mais leur férocité n’était pas feinte.

Danny eut un mouvement de recul, mais ne s’enfuit pas.

— Laissez-moi passer.

— Je vais te manger, mon enfant, en commençant par tes petites couilles dodues.

Faisant des bonds folâtres et montrant les dents, il s’avança vers Danny.

Les nerfs de Danny craquèrent et il détala le long du petit couloir qui menait vers leur appartement, laissant derrière lui un déchaînement de hurlements, d’aboiements, de grognements, entrecoupés de paroles confuses et d’éclats de rire. À mi-chemin de leur porte, Danny s’arrêta, tout frissonnant de peur, et tendit l’oreille. L’homme-chien s’en allait par le couloir principal et, complètement ivre, hurlait d’une voix désespérée :

— Vas-y, bande ! Harry, espèce de salope, je te dis de bander ! Je me fous pas mal de tes casinos, de tes compagnies d’aviation et de tes compagnies de cinéma ! Ça ne m’impressionne pas ! Je connais le véritable Horace Derwent, je le connais bien. Je te dis de bander !

Le cœur battant, Danny gagna à pas lents la porte de la chambre au bout du couloir, l’entrebâilla et passa la tête. Sa maman dormait toujours et n’avait pas bougé. Il était le seul à entendre les vociférations de l’homme-chien.

Il referma doucement la porte et s’en revint au croisement du petit couloir et du grand, espérant que l’homme-chien aurait disparu comme avait disparu la tache de sang sur les murs de la suite présidentielle. Arrivé à l’angle, il risqua un coup d’œil furtif dans le couloir principal.

L’homme-chien se trouvait maintenant sur le palier de l’escalier. Il avait remis la tête de son déguisement et gambadait à quatre pattes, courant en rond après sa queue. Par moments, il bondissait en l’air et lâchait des jappements quand il retombait sur le tapis.

— Ouâ, ouâ !

Danny s’en revint vers la chambre, s’assit sur son lit de camp et se cacha le visage dans ses mains. À présent, c’était l’hôtel qui menait la danse. Peut-être qu’au départ tout n’était arrivé que par hasard et que les visions qu’il avait eues n’étaient pas plus dangereuses que des images dans un livre. Mais maintenant c’était l’hôtel qui tirait les ficelles dans le but évident de leur nuire. L’Overlook ne tenait pas à ce que Danny rejoigne son père : ça pourrait gâcher la fête. Alors il avait mis l’homme-chien sur son chemin, tout comme il avait interposé les animaux de buis entre eux et la route, pour bloquer une fuite éventuelle.

Mais son papa pouvait encore venir jusqu’à leur chambre. Et c’est ce qu’il ferait tôt ou tard.

Il se mit à pleurer et les larmes ruisselaient silencieusement le long de ses joues. C’était trop tard. Ils allaient mourir, tous les trois, et, quand l’Overlook rouvrirait à la fin du printemps, ils seraient là, eux aussi, pour accueillir les clients. Comme tous les autres fantômes de l’hôtel, comme la femme dans la baignoire, l’homme-chien et l’horrible petite créature au fond du tunnel en ciment, ils seraient…

Ça suffit ! Arrête.

Furieux, il essuya avec ses poings les larmes de ses yeux. Il ne se laisserait pas faire. Au contraire, il ferait tout son possible pour qu’il ne leur arrive rien, ni à son papa, ni à sa maman, ni à lui-même.

Il ferma les yeux et l’appel partit, foudroyant comme l’éclair :

(DICK, JE T’EN SUPPLIE, VIENS VITE ! NOUS AVONS LES PIRES ENNUIS ! NOUS AVONS BESOIN DE TOI !)

Et soudain, dans le noir, derrière l’écran de ses paupières, le monstre surgit, brandissant sa massue préhistorique au-dessus de sa tête, le monstre en blanc qui, dans ses rêves, le poursuivait à travers les couloirs obscurs de l’Overlook :

Je te ferai taire, sale garnement ! Je te ferai taire parce que je suis ton PÈRE !

Non !

Revenu soudain à la réalité, Danny se mit à hurler et ses cris, qu’il ne parvenait pas à étouffer, réveillèrent en sursaut sa mère qui se dressa, serrant nerveusement les draps contre sa poitrine.

Non, Papa, non, non, non !

Ils avaient tous les deux entendu le sifflement menaçant de la massue qui avait fauché l’air tout près d’eux. Il courut vers sa mère, l’étreignit, tremblant comme un lapin pris au collet. Les sifflements alors s’éloignèrent et le silence revint.

Non, l’Overlook ne le laisserait plus faire appel à Dick. Ça aussi, ça gâcherait la fête.

Ils étaient seuls.

Dehors la neige tombait dru, tissant un rideau épais qui les isolait du monde.

42. EN PLEIN VOL

Le premier appel pour le vol de Dick Hallorann fut lancé à six heures quarante-cinq du matin, mais Dick, qui faisait passer nerveusement son sac de voyage d’une main à l’autre, fut retenu près de la porte d’embarquement 31 par le contrôleur, jusqu’au dernier appel, à six heures cinquante-cinq. Le seul passager du vol TWA 196 Miami-Denver à ne pas encore s’être présenté, un dénommé Carlton Vecker, pouvait toujours surgir et réclamer sa place.

— O.K., dit le contrôleur en tendant à Hallorann une carte d’embarquement bleue de première classe. Vous avez eu de la chance. Vous pouvez monter, monsieur.

Hallorann se précipita sur la rampe d’embarquement. Une hôtesse de l’air au sourire mécanique déchira la carte et lui en rendit le talon.

— Nous allons servir le petit déjeuner pendant le vol, dit l’hôtesse. Voulez-vous…

— Rien que du café, ma jolie, lui dit-il au passage, et il se dirigea vers la section « fumeurs ». Jusqu’à la dernière seconde, il s’attendit à voir Carlton Vecker passer sa tête par la porte et lui faire coucou d’un air narquois. Sa voisine, assise à côté du hublot, lisait Vous pouvez être votre meilleur ami, d’un air furibond et incrédule.

Hallorann avait passé la nuit à l’aéroport, allant d’un comptoir à l’autre, d’United à Braniff, en passant par American et TWA, harcelant les employés. Un peu après minuit, tandis qu’il buvait à la cantine sa huitième ou neuvième tasse de café, il avait décidé que c’était de la folie de vouloir s’occuper de cette affaire. Ce qu’il fallait faire, c’était prévenir les autorités. Il était descendu au standard et, après avoir parlé à trois téléphonistes différentes, il avait obtenu le numéro du service-secours du parc national des Rocheuses.

L’homme qui avait répondu au téléphone paraissait à bout de forces. Hallorann avait donné un faux nom et avait dit qu’on avait des ennuis à l’hôtel Overlook de Sidewinder, de graves ennuis.

On lui avait demandé alors de patienter un moment.

Cinq minutes plus tard, le garde forestier (Hallorann supposait que c’en était un) était revenu au bout du fil.

— Ils ont bien un poste émetteur ? demanda le garde forestier.

— Bien sûr qu’ils ont un poste émetteur, répondit Hallorann.

— Alors comment se fait-il qu’ils ne nous ont pas envoyé de S.O.S. ?

— Je n’en sait rien et je m’en fous. Ils…

— Quel genre d’ennuis ont-ils, Mr Hall ?

— Eh bien, c’est une famille, le gardien, sa femme et son fils. J’ai l’impression que le père commence à dérailler et qu’il pourrait bien s’attaquer à sa femme et à son gosse.

— Puis-je savoir d’où vous tenez ces renseignements, monsieur ?

Hallorann ferma les yeux.

— Comment vous appelez-vous, mon gars ?

— Tom Staunton, monsieur.

— Eh bien, Tom, je le sais, un point c’est tout. Je vais vous expliquer aussi clairement que possible. Ça va très mal là-haut. Ça risque de dégénérer en assassinat. Vous comprenez ce que je vous dis ?

— Mr Hall, je dois quand même vous demander de préciser les sources de vos renseignements.

— Écoutez, dit Hallorann. Je vous dis que je le sais.

— Mais, Mr Hall, vous ne téléphonez pas du Colorado.

— Non, mais je ne vois pas…

— Si vous n’êtes pas dans le Colorado, vous ne pouvez pas recevoir les émissions du poste de l’hôtel. Et, si vous ne pouvez pas recevoir leurs émissions, vous n’avez pas pu avoir de contact direct avec les… euh… (Hallorann entendit un froissement de papiers.) Les Torrance. Tandis que vous attendiez, j’ai essayé de leur téléphoner. La ligne est coupée, ce qui n’a rien d’étonnant. Il y a encore vingt-cinq miles de lignes aériennes entre l’hôtel et le central de Sidewinder. Je finis par croire que vous n’êtes qu’un farfelu.

— Et vous, pauvre… (Mais son désespoir était trop grand pour qu’il trouvât l’épithète adéquate. Brusquement, il eut une inspiration.) Appelez-les ! s’écria-t-il.

— Pardon ?

— Vous avez un poste émetteur et ils ont un poste récepteur. Alors, appelez-les ! Appelez-les et demandez-leur ce qui se passe !

Il y eut un bref silence pendant lequel on n’entendit que le bourdonnement de la ligne.

— Vous avez déjà essayé, n’est-ce pas ? demanda Hallorann. C’est pour ça que j’ai tellement attendu. Vous avez d’abord essayé le téléphone, puis le poste émetteur et vous n’avez reçu aucune réponse, mais vous continuez à affirmer que tout va bien !… Mais qu’est-ce que vous foutez là-haut, bon Dieu ? Vous passez votre temps le cul sur une chaise à faire des parties de belote ?

— Non, pas du tout, s’écria vivement Staunton, prenant la mouche à son tour.

À entendre cette voix furieuse, Hallorann se sentit soulagé. Pour la première fois, il eut l’impression d’avoir un homme et non pas un disque à l’autre bout du fil.

— Je suis seul, ici, monsieur. Tous les autres gardes forestiers, sans compter les gardes-chasse et les volontaires, sont à Hasty-Notch en train de risquer leurs vies pour sauver trois couillons qui se sont imaginé qu’avec six mois d’entraînement ils pouvaient s’attaquer à la face nord du King’s Ram. Ils sont coincés à mi-chemin, et il y a une chance sur deux qu’ils y restent. Alors, si vous n’avez toujours pas compris, je vais vous faire un dessin. Primo, je n’ai personne à envoyer à l’Overlook. Secundo, ce qui se passe à l’Overlook n’est vraiment pas de notre ressort — nous sommes là d’abord pour le parc national. Tertio, d’ici l’aube, d’après le bureau météorologique national, un blizzard carabiné va nous tomber dessus, et aucun de nos hélicoptères ne pourra décoller. Alors, vous avez pigé ?

— Ouais, dit Hallorann à voix basse. J’ai pigé.

— Quant à savoir pourquoi je n’ai pas eu de réponse à mon appel radio, je pense que l’explication est toute simple. Je ne sais pas l’heure qu’il est là où vous vous trouvez, mais, ici, il est neuf heures et demie du soir. Il est raisonnable de penser qu’ils ont débranché leur poste et qu’ils sont allés se coucher. Mais si vous voulez…

— Bonne chance avec vos alpinistes, dit Hallorann. Mais dites-vous bien qu’ils ne sont pas les seuls là-haut à risquer leur vie par imprudence.

Et il raccrocha.

À sept heures vingt, le 747 de la TWA sortit à reculons de son hangar et roula lourdement vers sa piste d’envol. Hallorann laissa échapper un long soupir. Quant à Carlton Vecker, il ne lui restait plus qu’à se ronger les sangs.

Le vol 196 décolla à sept heures vingt-huit et à sept heures trente et une, alors que l’avion prenait de l’altitude, un nouveau S.O.S. retentit dans la tête de Dick Hallorann. Pour lutter contre l’odeur d’orange, il enfonçait la tête dans les épaules, mais il n’arrivait pas à maîtriser les spasmes qui l’agitaient. Il avait le front plissé et la bouche tordue en une grimace de douleur.

(DICK, JE T’EN PRIE, VIENS VITE, NOUS AVONS DE GROS ENNUIS, NOUS AVONS BESOIN DE)

Puis ce fut tout. Ça c’était arrêté subitement cette fois-ci au lieu de s’éteindre progressivement. La communication avait été brutalement coupée, comme par un couteau. Il en fut atterré. Ses mains, agrippées aux accoudoirs, avaient presque blanchi. Il avait la bouche sèche. Quelque chose était arrivé à l’enfant, il en était sûr. Si quelqu’un lui avait fait du mal !

— Vous réagissez toujours aussi violemment aux décollages ?

Il tourna la tête de côté. C’était la femme aux lunettes en écaille.

— Ça n’a rien à voir, dit Hallorann. C’est une plaque d’acier que j’ai dans la tête, depuis la guerre de Corée. De temps en temps, elle se rappelle à mon bon souvenir.

— Ah oui ? Ah ! ces interventions militaires à l’étranger ! C’est toujours le simple soldat qui trinque ! dit-elle avec flamme.

— C’est vrai, madame.

— Il faut que notre pays renonce enfin à ces sales petites guerres que nous ne cessons de faire depuis le début du siècle, et qui sont toujours fomentées par la C.I.A. ou la diplomatie du dollar.

Elle rouvrit son livre et se remit à lire. Le signal INTERDIT DE FUMER s’éteignit. Hallorann regardait s’éloigner la terre et se demandait si rien de grave n’était arrivé à l’enfant. Il avait conçu pour lui une grande affection. Ses parents pourtant ne paraissaient guère sortir de l’ordinaire.

Pourvu qu’ils aient bien pris soin de lui !

43. LA TOURNÉE DE L’HÔTEL

Dans la salle à manger, devant la porte à double battant du Colorado Bar, Jack, la tête inclinée, tendit l’oreille. Sur ses lèvres se dessinait un sourire.

Autour de lui, l’Overlook commençait à s’animer.

Il aurait eu du mal à dire comment il le savait, mais il supposait que c’était grâce à une de ces perceptions qui venaient si souvent éclairer la lanterne de Danny. Tel père, tel fils, disait le dicton populaire.

C’était une perception qui, sans faire appel ni à la vue ni à l’ouïe, restait très proche d’elles, comme si elle n’en était séparée que par une fine pellicule presque imperceptible. Un autre Overlook, caché sous l’apparence des choses, affleurait peu à peu et venait faire concurrence au monde réel — si toutefois il existait un monde réel, se dit Jack. Cela lui rappelait les films en trois dimensions de son enfance. Si vous regardiez l’écran sans les lunettes spéciales, vous n’aperceviez qu’une image double — exactement l’impression qu’il avait maintenant. Mais, quand vous mettiez les lunettes, alors tout prenait un sens.

Toutes les époques de l’hôtel semblaient avoir fusionné pour ne plus faire qu’une seule. Il n’y manquait que l’actuelle, celle des Torrance, mais très bientôt celle-là aussi viendrait rejoindre les autres. Et il s’en félicitait, c’était une excellente chose. Il pouvait les entendre, les beaux étrangers. Il commençait à prendre conscience d’eux comme ils avaient dû prendre conscience de lui à son arrivée.

Toutes les chambres de l’Overlook étaient occupées ce matin.

L’hôtel était au grand complet.

Il poussa la porte à double battant et pénétra dans le Colorado Bar.

— Salut, les gars, dit Jack Torrance à voix basse. Je m’étais absenté quelque temps, mais me voilà de retour.

— Bonsoir, Mr Torrance, dit Lloyd, sincèrement ravi. Je suis content de vous revoir.

— Et moi je suis content d’être là, répondit gravement Jack, enfourchant l’un des tabourets entre un homme habillé d’un complet veston bleu vif et une femme en robe du soir noire qui sondait, d’un regard brouillé, les profondeurs de son Bloody Mary.

— Que prenez-vous, Mr Torrance ?

— Un martini, dit-il au comble de la joie.

Il inspecta les étagères qui tapissaient le mur du bar et sur lesquelles s’alignaient des rangées de bouteilles qui luisaient doucement dans la pénombre, couronnées par l’éclat argenté de leurs bouchons-pression. Jim Beams. Wild Turkey. Gilby’s Sharrod’s. Private Label. Toro. Seagram’s.

— Un grand martien, s’il vous plaît, dit-il. Ils sont en train d’atterrir quelque part dans le monde, Lloyd.

Il tira son portefeuille et posa un billet de vingt dollars sur le comptoir.

Pendant que Lloyd lui préparait son cocktail, Jack jeta un regard par-dessus son épaule. Tous les boxes étaient occupés et certains des invités étaient déguisés… Il y avait une femme travestie en esclave de harem avec un pantalon bouffant transparent et un soutien-gorge étincelant de strass, un homme en frac avec une tête de renard, et un autre, déguisé en chien, qui, pour la plus grande joie de l’assistance, chatouillait le nez d’une femme en pagne avec le pompon du bout de sa longue queue.

— C’est gratuit pour vous, Mr Torrance, affirma Lloyd, posant le verre sur le billet de vingt dollars. On ne veut pas de votre argent ici. C’est l’ordre du patron.

— Le patron ?

Un vague malaise l’envahit. Il prit néanmoins le martini et fit tournoyer le liquide, regardant les ballottements de l’olive au fond du verre glacé.

— Mais bien sûr. Le patron. (Lloyd lui fit un grand sourire, mais ses yeux restaient noyés dans l’ombre au fond de leurs orbites, et sa peau avait une blancheur cadavérique.) Plus tard, il compte s’occuper lui-même du bien-être de votre fils. Il s’intéresse énormément à votre fils. Danny est un garçon très doué.

La senteur de genièvre qu’exhalait le gin l’émoustillait agréablement mais lui brouillait en même temps l’esprit. Danny ? Pourquoi lui parlait-on de Danny ? Et que faisait-il dans un bar, un verre à la main ?

Il avait pourtant juré de suivre le Droit Chemin. Il avait définitivement renoncé à boire.

C’est moi qui les intéresse…, n’est-ce pas ? C’est moi. Pas Danny, pas Wendy. C’est moi qui me plais ici. Eux voulaient partir. C’est moi qui ai réglé son compte au scooter…, qui ai fureté dans les vieux papiers…, c’est moi qui ai réduit la pression à la chaudière…, moi qui ai menti… moi qui leur ai vendu mon âme… Qu’est-ce qu’ils peuvent bien lui trouver, à Danny ?

— Que voulez-vous à mon fils ? Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ?

Il remarqua que sa voix s’était faite suppliante.

Le visage de Lloyd semblait se décomposer à vue d’œil. Sa peau blanche devint d’un jaune bilieux et commença à se craqueler. Des chancres sanguinolents y apparurent, exsudant un pus nauséabond. Une sueur de sang se mit à perler à son front. Quelque part un carillon d’argent sonna un quart d’heure.

Ôtez les masques ! Ôtez les masques !

Jack remarqua que toutes les conversations s’étaient tues.

Il retourna la tête et regarda derrière lui. Ils avaient tous les yeux fixés sur lui et, silencieux, semblaient attendre quelque chose. L’homme en frac avait enlevé sa tête de renard et Jack reconnut Horace Derwent, le front caché sous ses cheveux blondasses. Ses voisins de bar le regardaient aussi. La femme en noir, assise près de lui, le dévisageait comme si elle l’avait déjà rencontré et cherchait à se rappeler son nom. Sa robe avait glissé de son épaule et, abaissant son regard, il aperçut la pointe fanée d’un sein flasque. Il examina son visage et crut reconnaître la femme de la chambre 217, celle qui avait essayé d’étrangler Danny. De l’autre côté, l’homme en costume bleu vif avait tiré de la poche de sa veste un petit pistolet de 32, à crosse nacrée, qu’il s’amusait à faire tournoyer sur le comptoir comme s’il rêvait d’une partie de roulette russe.

— Je veux voir le patron. Je… Je crois qu’il y a un malentendu. Mon fils n’est pour rien dans tout ça.

— Mr Torrance, interrompit Lloyd d’une voix hideusement doucereuse qui contrastait avec son masque de pestiféré, vous rencontrerez le patron le moment venu. En fait, il a décidé de faire de vous son agent dans cette affaire. Et maintenant videz votre verre.

— Videz votre verre, reprirent-ils tous ensemble.

C’était du gin pur. Il y plongea son regard et eut l’impression de se noyer.

Il porta finalement le verre à sa bouche et le lampa en trois longues gorgées. Il senti le gin dévaler sa gorge comme un bolide, percuter son estomac et rebondir contre son cerveau en un choc foudroyant.

La commotion passée, il se sentit très bien.

— La même chose, s’il vous plaît, dit-il, poussant le verre vide vers Lloyd.

— Oui, monsieur, dit Lloyd, en enlevant le verre.

Quand il eut devant lui un nouveau martini, il remercia d’un « Muchas gracias, Lloyd », et le prit.

— C’est toujours un plaisir de vous servir, Mr Torrance.

Lloyd sourit.

— Vous avez toujours été le meilleur de tous, Lloyd.

— Je vous remercie, monsieur.

Il but lentement cette fois-ci, s’irriguant la gorge d’un mince filet de gin, tout en mâchonnant quelques cacahuètes. Quand il eut vidé son verre, il en commanda un autre. « Monsieur le Président, j’ai l’honneur de vous annoncer que j’ai rencontré les Martiens et je peux vous affirmer qu’ils sont nos amis. » Il songea de nouveau à Danny, mais, à travers le voile de son bien-être, le visage de son fils ne lui apparut que brouillé et presque anonyme. Il lui était arrivé de brutaliser Danny, mais c’était avant qu’il n’eût appris à bien tenir son alcool. C’était du passé maintenant. Il ne lèverait plus jamais la main sur lui.

Pour rien au monde.

44. CONVERSATIONS AU BAL MASQUÉ

Il dansait avec une très belle femme.

Il n’avait aucune idée de l’heure, et il n’aurait pas su dire combien de temps il était resté dans le Colorado Bar, ni depuis quand il se trouvait ici dans le dancing. Le temps ne comptait plus.

Il lui semblait avoir entrevu par la porte d’entrée des festons de lanternes chinoises dont les arcs gracieux encadraient l’allée devant l’hôtel et dont les teintes pastel luisaient doucement comme des bijoux au crépuscule. Le grand plafonnier du porche était allumé et des insectes se cognaient, en voletant, contre son globe de verre. La petite part de lui-même qui n’avait pas encore sombré dans l’ivresse essayait de lui dire qu’il était six heures du matin en plein mois de décembre, mais il avait perdu toute notion du temps.

Et voilà qu’il se retrouvait maintenant dans la salle du dancing. Le grand lustre brillait de tous ses feux et des couples tournoyaient, certains déguisés, d’autres pas, sur une musique qui avait la sonorité douce d’un orchestre de l’après-guerre. Mais de quelle guerre s’agissait-il au juste ? Et comment le savoir ?

La seule chose de certain était qu’il dansait avec une très belle femme.

Grande, les cheveux acajou, moulée dans une robe de satin blanc, elle dansait tout contre lui, ses seins suaves pressés doucement contre sa poitrine. Sa main blanche était enlacée à la sienne. Elle cachait son visage derrière un petit loup pailleté et ses cheveux, ramenés de côté, tombaient en une moelleuse et étincelante cascade. Sa robe lui descendait jusqu’aux chevilles, mais il pouvait sentir de temps à autre ses cuisses contre ses jambes et il était de plus en plus persuadé qu’elle n’avait rien sous sa robe, rien que sa peau douce et poudrée.

(C’est pour mieux te sentir bander, mon chéri.)

Il bandait en effet dur comme fer. Si elle en était offusquée, elle le cachait bien ; elle se blottissait encore plus ardemment contre lui.

— Je vous trouve sympathique, chuchota-t-elle.

Son parfum était celui de ces lis sauvages qui poussent loin des regards dans les vallons secrets et moussus où les rayons du soleil ne pénètrent presque jamais.

— Moi aussi, je vous trouve sympathique.

— Nous pouvons monter à l’étage si vous voulez. Je suis censée accompagner Harry, mais il ne remarquera rien. Il est trop occupé à taquiner ce pauvre Roger.

La danse prit fin. Il y eut quelques applaudissements, puis aussitôt, sans marquer d’arrêt, l’orchestre attaqua Mood Indigo.

Regardant par-dessus l’épaule nue de sa partenaire, Jack aperçut Derwent debout près du buffet et, à côté de lui, une fille en pagne. Sur la nappe blanche s’alignaient des bouteilles de champagne, plantées dans leurs seaux à glace, et Derwent en tenait une, toute moussante, à la main. Il était entouré par un cercle d’amis qui se tordaient de rire. Devant Derwent et la fille en pagne, Roger, à quatre pattes, gambadait grotesquement, aboyant et traînant derrière lui sa longue queue flasque.

— Parle, mon gros, parle ! criait Derwent.

— Ouâ, ouâ ! répondait Roger.

On applaudissait, on sifflait même.

— Harry est très drôle, vous ne trouvez pas ? lui demanda sa partenaire en se serrant de nouveau contre lui. Tout le monde le dit. Il est polyvalent, vous savez. Le pauvre Roger, lui, n’a de goût que pour les hommes. Il a passé un week-end avec Harry autrefois, à Cuba…, oh ! il y a des mois de cela. Et depuis, il suit Harry partout, comme un toutou.

Elle eut un petit rire étouffé et une bouffée de son parfum de lis s’exhala vers lui.

— Mais comme Harry ne monte jamais deux fois le même cheval, ou du moins le même étalon, Roger n’a aucune chance de s’attirer de nouveau ses bonnes grâces. Harry lui a dit que s’il venait au bal masqué déguisé en chien, en petit chien mignon, il se laisserait peut-être attendrir, et Roger s’y est laissé prendre.

La danse terminée, on applaudit de nouveau. C’était l’entracte et les musiciens descendirent de l’estrade.

Près du buffet, Derwent agitait un petit sandwich triangulaire au-dessus de la tête de Roger, l’incitant à exécuter une cabriole devant les spectateurs enchantés. L’homme-chien regardait le sandwich et les flancs de la combinaison argentée s’enflaient et se dégonflaient comme un soufflet. Soudain il s’élança. Rentrant sa tête dans les épaules, il tenta de faire une pirouette en l’air, mais, trop épuisé pour bondir assez haut, il atterrit lourdement sur le dos, se cognant la tête contre le carrelage. Un grognement de douleur sortit du museau en papier mâché.

Derwent fut le premier à applaudir.

— Essaie encore, mon petit chien-chien ! Essaie encore !

Les spectateurs reprirent l’incantation — Essaie encore, mon petit chien-chien ! — et Jack s’éloigna en titubant, avec une vague sensation de nausée.

Il faillit trébucher sur un chariot à boissons poussé par une sorte de brute au front bas, en tenue blanche de serveur. Le pied de Jack heurta le rayon chromé du bas, faisant tinter les bouteilles et leurs siphons.

— Excusez-moi, dit Jack d’une voix pâteuse.

— Il n’y a pas de mal, dit l’homme en uniforme blanc. (L’accent britannique, si poli, si correct, faisait un étrange contraste avec ce visage de gangster.) Vous voulez boire quelque chose ?

— Un martini.

— Voici.

L’autre lui tendit un verre glacé et Jack le but, soulagé de sentir le gin tuer dans l’œuf toute velléité de sobriété.

— C’est ce que vous désiriez, monsieur ?

— Oui, c’est parfait.

— Merci, monsieur.

Le chariot se remit en marche.

Tout à coup, Jack tendit le bras et toucha l’épaule du serveur.

— Oui, monsieur ?

— Excusez-moi, mais… comment vous appelez-vous ?

Le serveur ne parut nullement surpris.

— Grady, monsieur. Delbert Grady.

— Mais vous… je veux dire…

Le serveur le regardait poliment.

— N’étiez-vous pas gardien ici autrefois ? Quand vous… quand…

Mais il ne put achever sa phrase. Il n’arrivait pas à dire sa pensée.

— Mais non, monsieur. Je ne crois pas.

— Mais votre femme…, vos filles…

— Ma femme aide à la cuisine, monsieur. Les filles sont au lit, naturellement. Elles sont encore trop jeunes pour veiller si tard.

— Mais c’est vous le gardien qui — « Oh ! vas-y, dis-le ! » — qui a tué sa femme et ses enfants !

Grady gardait son masque de politesse impassible.

— Je n’ai aucun souvenir de cela, monsieur.

Le verre de Jack était vide. Grady le retira de la main de Jack, qui se laissa faire passivement, et il se mit à lui préparer un autre martini. Il avait sur son chariot un petit seau en plastique blanc plein d’olives. Sans qu’il sût pourquoi, elles faisaient à Jack l’impression de petites têtes tranchées. D’un geste adroit, Grady en piqua une et la fit tomber dans le verre, qu’il présenta à Jack.

— Mais vous…

— C’est vous, le gardien, monsieur, dit Grady doucement. Vous l’avez toujours été. Je suis bien placé pour le savoir, monsieur. Je suis ici depuis toujours. Le même manager nous a embauchés tous les deux en même temps. Est-ce que ça ira, monsieur ?

Jack avala son verre à grandes gorgées. Il avait la tête qui tournait.

— Mr Ullman…

— Je ne connais personne de ce nom-là, monsieur.

— Mais il…

— Il n’y a qu’un manager, reprit Grady. L’hôtel, si vous préférez. Vous devez quand même savoir qui vous a embauché, monsieur.

— Non, dit Jack d’une voix brouillée. Non, je…

— Je crois que vous devriez vous renseigner auprès de votre fils. Il est au courant de tout, mais il ne vous dit rien. C’est plutôt vilain de sa part, monsieur, si je puis me permettre d’exprimer mon opinion. En fait, il n’a jamais raté une occasion de vous trahir, n’est-ce pas ? Et il n’a pas encore six ans !

— Oui, dit Jack. C’est vrai.

Des rires fusèrent derrière lui.

— Il a besoin d’une correction, si vous permettez que je vous donne un conseil. Il a besoin qu’on lui dise deux mots et peut-être davantage. Mes filles non plus, monsieur, n’aimaient pas l’Overlook au début et l’une d’elles est allée jusqu’à me voler une boîte d’allumettes pour essayer d’y mettre le feu. Mais je les ai corrigées. Je les ai corrigées avec la dernière sévérité. Et, quand ma femme a essayé de m’empêcher de faire mon devoir, je l’ai corrigée, elle aussi. (Il fit à Jack un sourire doux et inoffensif.) Il est triste de constater que la plupart des femmes ne comprennent pas les responsabilités d’un père vis-à-vis de ses enfants. Les maris et les pères ont pourtant certaines responsabilités, n’est-ce pas, monsieur ?

— Oui, je suis d’accord.

Et il l’était. Il avait été faible avec les siens. Il ne faisait pas de doute que les maris et les pères avaient certaines responsabilités. Papa A Toujours Raison. Les autres ne comprenaient pas ça. En soi, ce n’était pas un crime, mais ils y mettaient de la mauvaise volonté. Il n’était pas par nature un homme sévère. Mais il croyait à la vertu du châtiment. Et, si son fils et sa femme avaient décidé de s’opposer volontairement à ce qu’il savait être de leur propre intérêt, n’était-il pas de son devoir de… ?

— La morsure du serpent est moins cruelle que l’ingratitude des enfants, dit Grady en lui passant son verre.

Brusquement, Jack fut saisi de doutes. « Je… Mais si on les laissait partir… Je veux dire qu’après tout c’est moi que le manager veut garder, n’est-ce pas ? Ce doit être moi. Parce que… » Parce que quoi ? il aurait dû savoir, mais tout à coup il ne savait plus. Dans son esprit, tout s’embrouillait.

— Vilain toutou ! criait Derwent sur un fond de rires. Vilain d’avoir fait pipi par terre !

— Vous êtes au courant, évidemment, dit Grady en se penchant d’un air confidentiel par-dessus son chariot, de la tentative de votre fils pour faire intervenir quelqu’un de l’extérieur. Votre fils a un don précieux, un don que le manager pourrait mettre à profit pour améliorer et enrichir l’Overlook. Mais votre fils essaie d’employer ce don-là contre nous. Il est obstiné, Mr Torrance. Très obstiné.

— Quelqu’un de l’extérieur ? demanda Jack, ahuri.

Grady hocha la tête.

— Qui ?

— Un nègre, dit Grady. Un cuisinier nègre.

— Hallorann ?

— Je crois bien que c’est ce nom-là, monsieur.

Jack ouvrit la bouche sans trop savoir ce qu’il allait dire.

— On m’a dit que vous n’étiez pas diplômé. Mais vous parlez comme quelqu’un d’instruit.

— Il est vrai, monsieur, que mes études ont été interrompues prématurément. Mais le manager se soucie de ses employés. Il trouve que c’est payant. L’instruction est toujours payante, ne croyez-vous pas, monsieur ?

— Oui, répondit Jack d’un air hébété.

— Par exemple, vous vous êtes beaucoup intéressé à l’histoire de l’hôtel. Vous avez eu là, monsieur, une initiative qui vous honore et qui vous servira. On a laissé au sous-sol à votre intention un certain album…

— Qui l’a laissé ? demanda Jack fiévreusement.

— Le manager, naturellement. D’autres documents pourront être mis à votre disposition, si vous le désirez.

— Oh ! oui, ça me ferait le plus grand plaisir.

Il s’efforça, sans grand succès, de ne pas trop laisser voir son impatience.

— Et le manager ne met aucune condition à ses largesses, poursuivit Grady. Regardez-moi. Un laissé-pour-compte sans diplôme. Pensez à l’avenir qui vous attend dans l’organisation de l’Overlook. Peut-être…, qui sait ?… que vous irez jusqu’au sommet.

— Vraiment ? chuchota Jack.

— Mais c’est à votre fils de décider, n’est-ce pas ? demanda Grady en haussant ses sourcils en une mimique raffinée qui détonnait avec leur broussaille sauvage.

— À mon fils de décider ? (Jack regarda Grady en plissant le front.) Non, bien sûr que non. Je ne permettrais jamais à mon fils de prendre des décisions qui concernent ma carrière. Jamais. Pour qui me prenez-vous ?

— Je vous prends pour un homme dévoué, dit Grady avec chaleur. Peut-être que je me suis mal exprimé, monsieur. Disons simplement que votre avenir ici dépendra des mesures que vous prendrez pour discipliner votre fils.

— Je sais prendre mes décisions tout seul, chuchota Jack.

— Vous devez réagir à son égard.

— Je n’y manquerai pas. Ce sera fait.

— Un homme qui ne peut pas s’imposer à sa propre famille n’intéresse pas notre manager. Un homme qui ne peut contrôler ni sa propre femme ni son propre fils ne pourra guère se contrôler lui-même et encore moins prétendre assumer un poste de responsabilité dans une organisation de cette importance. Il…

— J’ai dit que je m’occuperai de lui ! hurla Jack, subitement furieux.

Ces paroles, hurlées, avaient rompu le calme relatif de l’entracte et coupé court aux conversations. Jack eut l’impression que tous les regards étaient braqués sur lui. Le brouhaha des conversations finit par reprendre, montant et descendant à son propre rythme, se mêlant en contrepoint à la musique de l’orchestre qui jouait maintenant une version swing du Ticket to Ride de Lennon et McCartney.

J’ai entendu mieux sur les haut-parleurs des supermarchés.

Il étouffa un éclat de rire. Baissant les yeux, il s’aperçut que sa main gauche tenait un nouveau verre encore à moitié plein et il le vida d’un trait.

Il s’était arrêté devant la cheminée où la chaleur du feu crépitant dans l’âtre lui chauffait les jambes.

(Un feu ?… au mois d’août ? Comment était-ce possible ? Le temps avait-il été aboli ?)

Sur la tablette de la cheminée se trouvait une pendule sous un globe de verre, flanquée de deux éléphants sculptés en ivoire. Les aiguilles marquaient minuit moins le quart. Il examina la pendule d’un air anxieux.

Au milieu de Ticket to Ride, l’orchestre s’arrêta dans une fanfare de cuivres.

C’est l’heure ! proclama Horace Derwent. Il est minuit ! Ôtez les masques ! Ôtez les masques !

Jack essaya de se retourner pour voir quelles étaient les célébrités qui se cachaient sous les paillettes, le fard et les masques, mais il était paralysé, incapable de détacher ses yeux de la pendule dont les aiguilles s’étaient rejointes à la verticale.

Ôtez les masques ! Ôtez les masques ! reprirent en chœur les invités.

La pendule se mit à tinter délicatement et le mécanisme se déclencha, les rouages commencèrent à tourner et à s’engrener dans de chaudes lueurs de cuivre, le balancier se mit à osciller d’un mouvement régulier. Au-dessus du cadran, sur les rails d’acier, deux petits personnages s’avancèrent l’un vers l’autre.

L’un des personnages était un homme dressé sur la pointe des pieds, qui tenait dans ses mains une petite massue. L’autre était un petit garçon, coiffé d’un bonnet d’âne. Tous deux brillaient d’un vif éclat et se détachaient avec une netteté extraordinaire. Sur le bonnet d’âne du petit garçon, Jack put lire le mot SOT.

Aux accents d’une valse de Strauss, les deux petits personnages vinrent s’enclencher sur les deux extrémités d’un axe métallique.

La massue que tenait le papa s’abattit sur la tête du petit garçon, qui tomba à genoux. Elle n’arrêtait pas de monter et de descendre. L’enfant tendait des mains implorantes qui peu à peu s’abaissaient et bientôt il s’effondra tout du long à terre. Les coups continuaient de tomber, au rythme de la valse légère et tintinnabulante de Strauss et Jack crut voir le visage mécanique du père s’animer, sa bouche s’ouvrir et se fermer, comme s’il accablait de reproches le petit personnage qui gisait inanimé à ses pieds.

Une giclure rouge vint éclabousser l’intérieur du globe de verre. Elle fut suivie d’une autre. Deux autres s’écrasèrent à côté.

Le liquide rouge giclait maintenant partout, ruisselant comme une pluie de sang sur les parois du globe, dérobant au regard ce qui se passait à l’intérieur. Le geyser écarlate charriait de minuscules lambeaux de matière blanchâtre, des fragments d’os et de cervelle. Et, mue par l’inexorable mécanisme de rouages et d’engrenages de cette diabolique machine, la massue continuait de monter et de descendre.

(La Mort Rouge les tenait en son pouvoir !)

Poussant un long cri d’horreur qui s’enfla en crescendo, Jack tourna le dos à la pendule et, les mains tendues, trébuchant comme si ses pieds s’étaient pris dans un filet, il les suppliait d’arrêter, de le prendre, lui, Danny et Wendy, de prendre le monde entier si ça leur chantait, mais d’arrêter au moins de le tourmenter avant qu’il n’ait perdu toute sa raison, toute sa lucidité.

Le dancing était vide.

Les chaises aux jambes grêles étaient posées renversées sur les tables recouvertes de housses en plastique. La moquette à motifs dorés avait été remise sur la piste de danse pour en protéger le vernis. Sur l’estrade déserte traînaient un microphone démonté et une guitare sans corde, couverte de poussière. La lumière froide d’une matinée d’hiver pénétrait dans la pièce par les hautes fenêtres.

La tête lui tournait toujours, il se sentait encore ivre, mais, quand il se retourna vers la cheminée, son verre n’y était plus. Il n’y avait plus que les éléphants en ivoire… et la pendule.

Il traversa d’un pas chancelant le hall froid et ténébreux et pénétra dans la salle à manger. Au passage, il s’accrocha au pied d’une table et s’étala de tout son long, renversant la table à grand fracas. Il heurta le plancher du nez et se mit à saigner. Il se releva, reniflant le sang qui coulait, et s’essuya le nez du revers de la main. Puis il se dirigea vers le Colorado Bar et en poussa violemment la porte, dont les battants rebondirent en claquant contre le mur.

L’endroit était vide, mais au bar — Dieu soit loué ! — on avait fait le plein. Les bouteilles aux étiquettes argentées luisaient doucement dans la pénombre.

Brusquement le sentiment de sa solitude le submergea et il poussa un cri d’angoisse. Il se sentit si malheureux qu’il aurait voulu être mort. Là-haut, sa femme et son fils avaient verrouillé leur porte pour se protéger de lui. Et les autres étaient partis. La fête était finie.

D’un pas hésitant, il se dirigea vers le bar.

— Lloyd, où diable êtes-vous ? hurla-t-il.

Il n’y eut pas de réponse. Dans cette (prison) bien capitonnée, il n’y eut même pas d’écho pour lui tenir compagnie.

— Grady !

Toujours pas de réponse. Seulement la rangée de bouteilles, au garde-à-vous.

(Roule-toi sur le dos. Fais le mort. Ramène la balle. Fais le mort. Dresse-toi. Fais le mort.)

— Ça ne fait rien. Je me servirai moi-même, putain de merde.

Il se pencha par-dessus le comptoir et, perdant l’équilibre, tomba en avant et sa tête heurta le parquet avec un bruit sourd. Il réussit à se mettre à quatre pattes et, roulant les yeux comme un fou, se mit à marmonner des paroles incohérentes.

Puis il s’écroula de nouveau et, le visage tourné de côté, se mit à ronfler vigoureusement.

Au-dehors, la neige tombait de plus en plus dru, poussée par un vent déchaîné. Il était huit heures trente du matin.

45. L’AÉROPORT STAPLETON À DENVER

À huit heures trente et une du matin, une des passagères du vol TWA 196 éclata en sanglots et se mit à claironner tout haut ce que d’autres passagers — et même certains membres de l’équipage — devaient penser tout bas, à savoir que leur avion était sur le point de s’écraser.

La femme au visage pointu assise à côté d’Hallorann leva les yeux de son livre juste le temps de prononcer son verdict : « Imbécile ! » puis se replongea dans sa lecture. Pendant le vol elle avait avalé deux screwdrivers[4] mais ils ne paraissaient pas avoir eu d’effet sur elle.

— On va s’écraser ! criait l’autre femme à tue-tête. Nous sommes perdus !

Hallorann ne savait pas ce que ressentaient les autres passagers de ce vol, mais il avait, quant à lui, une trouille bleue. Par le hublot on ne voyait qu’un rideau blanc, secoué par le vent. Des bourrasques de neige faisaient tanguer l’avion de tous côtés. Pour lutter contre la force du vent, le pilote avait poussé les moteurs à fond et le plancher vibrait sous leurs pieds. Derrière, en classe touriste, les passagers gémissaient et une hôtesse était allée apporter des sacs en papier supplémentaires à ceux qui avaient le mal de l’air. Un homme assis trois rangs devant Hallorann avait vomi dans son National Observer. D’un air penaud, il s’était excusé quand l’hôtesse était venue l’aider à se nettoyer. « Ce n’est rien, avait-elle répondu pour le consoler, j’ai cette réaction-là quand je lis le Reader’s Digest. »

Hallorann avait suffisamment l’habitude des voyages en avion pour deviner ce qui s’était passé. Sur la plus grande partie du trajet, ils avaient dû lutter contre des vents contraires, ce qui les avait retardés, si bien que lorsqu’ils étaient arrivés au-dessus de Denver, où le temps s’était subitement aggravé de façon inattendue, il était trop tard pour dérouter l’avion vers un autre aéroport où les conditions atmosphériques seraient meilleures.

Le panneau INTERDIT DE FUMER s’alluma et une petite sonnerie attira l’attention des passagers.

Une voix douce aux accents chantants du Sud leur dit :

— C’est votre capitaine qui vous parle. Nous allons commencer notre descente vers l’aéroport international Stapleton. Vous avez été secoués pendant le vol, et je m’en excuse. Vous le serez peut-être de nouveau au moment de l’atterrissage, mais nous ne prévoyons aucune difficulté majeure. Nous vous prions de respecter les consignes de sécurité, d’attacher vos ceintures et d’éteindre vos cigarettes. Nous vous souhaitons un agréable séjour dans la région de Denver, et nous espérons que…

L’avion subit de nouveau une secousse brutale et tomba à la verticale, comme un ascenseur, dans un trou d’air. Hallorann sentit son estomac se soulever. Plusieurs personnes — et pas seulement des femmes — se mirent à hurler.

— … nous vous reverrons prochainement sur d’autres vols de la TWA.

— On ira plutôt à pied, lâcha quelqu’un derrière Hallorann.

— C’est tellement ridicule, dit la femme au visage pointu en glissant une pochette d’allumettes dans son livre qu’elle referma, tandis que l’avion amorçait sa descente. Quand on a vu les horreurs d’une sale petite guerre… comme vous l’avez fait… ou quand on a vu, comme moi, à quelle dégradation morale nous abaissent les interventions de la C.I.A. au nom de la politique du dollar…, alors un atterrissage difficile paraît peu de chose, n’est-ce pas, Mr Hallorann ?

— Vous avez absolument raison, madame, dit-il, regardant d’un air maussade les bourrasques de neige par le hublot.

— Si je puis me permettre de vous poser une question, est-ce que vous ne souffrez pas trop d’être secoué comme ça, avec votre plaque métallique ?

— Oh ! la tête va très bien, merci, répondit Hallorann, c’est plutôt l’estomac qui est barbouillé.

— Je suis navrée pour vous.

Elle rouvrit son livre.

Pendant qu’ils descendaient à travers les nuages de neige opaques, Hallorann se rappela un accident d’avion qui avait eu lieu à l’aéroport Logan de Boston, quelques années auparavant. Les conditions atmosphériques étaient comparables, à la seule différence près que c’était du brouillard et non de la neige qui avait réduit la visibilité à zéro. Le train d’atterrissage avait heurté un mur de soutènement en bout de piste. Et ce qu’on avait retrouvé des quatre-vingt-neuf passagers à bord ressemblait à du steak tartare.

Une petite main blanche se posa sur celle d’Hallorann.

La femme au visage pointu avait ôté ses lunettes. Sans elles, elle avait l’air beaucoup moins revêche.

— Tout ira bien, lui dit-elle.

Hallorann sourit et hocha la tête.

Comme prévu, l’avion atterrit brutalement et le choc fut suffisamment violent pour faire dégringoler les revues de leur présentoir et s’écrouler, comme un énorme château de cartes, la pile de plateaux en plastique dans le compartiment-cuisine. Personne ne cria, mais Hallorann put entendre claquer les dents comme des castagnettes. Dans un vacarme assourdissant, les réacteurs se mirent à rugir pour freiner l’avion, et, quand leur régime eut baissé, la voix du pilote, encore mal assurée, se fit de nouveau entendre avec ses douces inflexions du Sud :

— Mesdames et messieurs, nous venons d’atterrir à l’aéroport Stapleton. Vous êtes priés de rester à vos places jusqu’à l’arrêt complet de l’appareil devant le terminal. Merci.

La femme à côté d’Hallorann ferma son livre et poussa un profond soupir.

— Nous voilà arrivés sains et saufs. Nous serons encore là pour voir ce que nous réserve la journée de demain.

— Laissez-nous d’abord en finir avec celle d’aujourd’hui.

— Vous avez raison. Tout à fait raison. Voulez-vous venir boire un verre avec moi au bar ?

— Ce serait avec le plus grand plaisir, mais j’ai un rendez-vous important.

— C’est urgent ?

— Très urgent, dit Hallorann avec solennité.

— J’espère que ce que vous allez faire fera avancer la cause du bien dans le monde.

— Je l’espère aussi, répondit Hallorann en souriant.

Elle lui rendit son sourire et parut rajeunie de dix ans.


Sans autre bagage que son sac de voyage, Hallorann arriva avant la foule des voyageurs au bureau du rez-de-chaussée. À travers les vitres fumées, il pouvait voir la neige qui tombait toujours et que les rafales de vent faisaient tourbillonner en épais nuages blancs. Les gens qui traversaient le parking devaient s’arc-bouter contre le vent et un bonhomme y perdit son chapeau. Hallorann éprouva un élan de commisération en voyant le feutre s’envoler, suivi du regard impuissant de son propriétaire.

N’y pense plus, mon vieux. Ton galure n’atterrira qu’en Arizona.

— Puis-je vous aider, monsieur ? lui demanda une jeune femme portant l’uniforme jaune de Hertz.

— Si vous avez une voiture à me louer, la réponse est oui, dit-il avec un large sourire.

En payant le prix fort, il put obtenir une voiture puissante, une Buick Electra, noir et argent, dont le principal mérite, à ses yeux, était moins son élégance que sa robustesse, indispensable pour affronter les routes de montagne. Il lui faudrait encore s’arrêter en route pour faire mettre des chaînes. Sans elles, il n’irait pas loin.

— Il est vraiment méchant, ce blizzard ? demanda-t-il à la jeune femme quand elle lui tendit le contrat de location à signer.

— On dit que c’est le plus fort qu’on ait jamais eu depuis 1969, répondit-elle sur un ton dégagé. Vous allez loin, monsieur ?

— Plus loin que je ne le voudrais.

— Si vous le souhaitez, je peux téléphoner au garage Texaco au carrefour de la route 270 pour qu’ils vous réservent des chaînes.

— Vous me sauvez la vie, ma mignonne.

Elle décrocha le téléphone et appela le garage.

— Ils vous attendent.

— Merci mille fois.

En s’éloignant du bureau, il vit la femme au visage pointu qui faisait la queue devant le tapis roulant de la livraison des bagages. Elle lisait encore son livre. Hallorann lui fit un clin d’œil en passant. Elle leva les yeux, lui sourit et lui fit le signe de la paix.

(Elle aussi a le Don.)

Il remonta le col de son pardessus et, souriant toujours, fit passer son sac de voyage dans son autre main. La rencontre avec la femme au visage pointu lui avait fait du bien. Il regrettait de lui avoir raconté le bobard à propos de la plaque métallique dans sa tête. En son for intérieur, il lui souhaita bonne chance et, au moment où il sortait dans la bourrasque de neige, il eut le sentiment qu’elle faisait de même pour lui.


La pose des chaînes ne coûtait pas cher en soi, mais, pour ne pas être obligé de faire la queue, Hallorann glissa dix dollars de plus au mécanicien. Il était déjà dix heures moins le quart quand il reprit son chemin, au rythme monotone des essuie-glaces et des chaînes frappant la route en cadence.

L’autoroute s’était transformée en course aux obstacles. Même avec les chaînes, il n’arrivait pas à faire plus de quarante kilomètres à l’heure. Des voitures qui avaient dérapé et quitté la route s’étaient immobilisées dans des positions bizarres. Sur certaines pentes, avec des pneus normaux qui patinaient dans la neige, on n’avançait pratiquement plus. C’était la première grosse chute de neige de l’année dans le « bas pays » (si tant est qu’on puisse appeler « bas » un pays qui se trouve à mille cinq cents mètres au-dessus de la mer), et elle était en train de tourner en véritable tempête.

À la bretelle d’accès de la route 36, un nouveau coup de malchance le guettait. La route 36, qui relie Denver à Boulder, file vers l’ouest en direction d’Estes Park, où l’on rejoint la route 7, c’est-à-dire l’autoroute du « pays haut ». C’est celle-ci qui traverse Sidewinder, passe devant l’Overlook et redescend par le versant ouest vers l’Utah.

La rampe d’accès était bloquée par une voiture renversée. Les torchères qu’on avait plantées tout autour ressemblaient aux bougies géantes d’un gâteau d’anniversaire pour enfant débile.

Il s’arrêta et abaissa la vitre. Un flic en bonnet de fourrure enfoncé jusqu’aux oreilles lui fit signe de sa main gantée de suivre le flot de voitures qui se dirigeaient vers le nord sur la nationale 25.

— Vous ne pouvez pas monter par ici ! hurla-t-il à Hallorann pour se faire entendre par-dessus le hurlement du vent. Reprenez l’autoroute jusqu’à la deuxième sortie qui vous mène à la 91, et vous retrouverez la 36 à Bromfield.

— Je crois que j’ai la place de passer, du côté gauche ! lui cria Hallorann. Sinon, vous me faites faire un détour de trente kilomètres !

— Je vous ferai faire un détour au poste si vous ne filez pas immédiatement ! rétorqua le flic. Cette rampe est fermée !

Hallorann fit une marche arrière, attendit un créneau dans le flot de voitures et reprit son chemin sur la 25. D’après les panneaux, il n’était qu’à cent kilomètres de Cheyenne, dans le Wyoming. S’il ratait sa rampe de sortie, c’est là-bas qu’il irait finir.

Il augmenta sa vitesse petit à petit jusqu’à quarante-cinq kilomètres à l’heure, régime qu’il n’osa dépasser, car déjà la neige menaçait de bloquer les essuie-glaces et le comportement des autres voitures était devenu tout à fait imprévisible. Un détour de trente kilomètres ! Il lâcha une bordée de jurons. Le sentiment que le temps pressait le serrait à la gorge, le faisant presque suffoquer. Il était de plus en plus persuadé qu’il ne sortirait pas vivant de cette aventure.

Il alluma le poste, sauta la publicité de Noël et trouva un bulletin météorologique.

— Déjà dix centimètres et on s’attend à vingt centimètres de plus avant la tombée de la nuit. La police communale et la police départementale vous conseillent de ne pas sortir en voiture, sauf en cas de force majeure, et vous préviennent que la plupart des cols de montagne sont déjà fermés. Alors restez bien au chaud chez vous, calfeutrez vos portes et vos fenêtres et restez à l’écoute de…

— Je n’y manquerai pas, espèce de jean-foutre, dit Hallorann et, la rage au cœur, il éteignit le poste.

46. WENDY

Vers midi, profitant d’un moment où Danny s’était absenté pour aller aux toilettes, Wendy retira de dessous l’oreiller le couteau enveloppé dans son torchon et le glissa dans la poche de sa robe de chambre. Puis elle alla à la porte de la salle de bains.

— Danny ?

— Quoi ?

— Je vais descendre nous préparer quelque chose à manger. D’accord ?

— D’accord. Veux-tu que je descende avec toi ?

— Non, je te le monterai. Que dirais-tu d’une omelette au fromage et d’une soupe ?

— Très bien.

Elle hésita encore devant la porte fermée.

— Danny, tu es sûr que ça va ?

— Ouais, répondit-il. Mais fais attention.

— Où se trouve ton père ? Est-ce que tu le sais ?

Sa voix avait un timbre curieusement neutre :

— Non, mais ça va.

Elle avait envie d’en savoir davantage, mais elle se tut, ne voulant pas le harceler. Ils savaient tous deux de quoi il s’agissait, ils n’y pouvaient rien et revenir sans cesse sur ce sujet ne ferait qu’accroître leurs inquiétudes.

Jack avait perdu la raison. Vers huit heures du matin, tandis que la tempête dehors rassemblait ses forces dévastatrices, ils avaient écouté de leur chambre les cris et les divagations de Jack qui errait sans but au rez-de-chaussée. Les éclats de voix semblaient provenir du dancing. Il chantonnait de petits airs sans mélodie ou alors se mettait à parler tout seul, comme s’il participait à une discussion et qu’il défendait son point de vue. À un moment donné il avait crié si fort qu’ils en étaient restés paralysés de terreur, à se regarder dans les yeux sans rien dire. La dernière chose qu’ils avaient entendue était le bruit de ses pas qui traversaient le hall, suivi d’un bruit de choc, comme s’il était tombé ou qu’il avait claqué une porte. Et depuis trois heures et demie — c’est-à-dire depuis huit heures et demie du matin — le silence était revenu.

Elle sortit dans le petit couloir, puis prit le grand pour se diriger vers l’escalier. Elle s’arrêta sur le palier pour jeter un coup d’œil autour du hall en bas. Il semblait désert, mais la lumière, filtrée par la neige, était si pâle qu’une grande partie de la pièce restait plongée dans l’ombre. Danny pouvait se tromper. Jack était peut-être tapi derrière une chaise, derrière le canapé… ou derrière le bureau de la réception, attendant qu’elle descende…

Elle s’humecta les lèvres.

— Jack ?

Pas de réponse.

Empoignant le manche du couteau, elle commença à descendre l’escalier. Elle avait souvent imaginé la fin de leur mariage, par le divorce ou par la mort de Jack dans un accident de voiture provoqué par son ébriété (une vision qui l’avait souvent hantée vers deux heures du matin, pendant les veillées de Stovington), ou encore par l’apparition d’un autre homme, chevalier servant de mélo qui les enlèverait, Danny et elle, sur son coursier blanc. Mais jamais elle n’avait prévu que tout se terminerait ainsi, qu’elle se trouverait en train de rôder dans un dédale de couloirs, armée d’un couteau destiné à frapper Jack.

À cette pensée, une vague de désespoir l’assaillit et elle dut s’arrêter au milieu de l’escalier et se cramponner à la balustrade pour ne pas s’écrouler.

(Avoue-le. Il n’y a pas que Jack qui t’inquiète. Sa transformation à lui n’est qu’un phénomène parmi bien d’autres qui sont, eux aussi, anormaux, inexplicables…, les buis qui bougent, les confettis dans l’ascenseur, le loup par terre dans la cabine.)

Elle tenta de refouler une dernière pensée, mais il était trop tard :

(Et les voix.)

Par moments, elle avait en effet cru entendre autre chose que les divagations d’un fou solitaire conversant avec les fantômes de son cerveau dérangé. Des voix, de la musique, des rires, des applaudissements lui étaient parvenus par intermittence, comme des messages codés à la radio. Elle avait cru comprendre que Jack discutait avec un certain Grady (le nom lui était familier sans qu’elle pût le rattacher à un visage connu). Jack avait fait des déclarations tonitruantes, comme s’il voulait se faire entendre par-dessus le brouhaha d’une foule, et posé des questions suivies de silences, comme s’il écoutait les réponses… Une autre voix, amusée mais autoritaire, avait essayé de persuader quelqu’un de faire un discours. Les sons, les voix ne duraient jamais plus de trente secondes à une minute, juste assez pour qu’elle se sente défaillir de terreur avant que la voix de Jack ne reprenne, cette voix impérieuse au débit légèrement pâteux qu’il avait lorsqu’il était ivre. Pourtant il n’y avait rien à boire dans l’hôtel, rien que du vin de Xérès pour la cuisine. Il n’y avait pas autre chose, c’était sûr et certain. Mais si elle pouvait, elle, s’imaginer qu’elle entendait des voix et de la musique, est-ce que Jack ne pouvait pas s’imaginer qu’il était ivre ?

Cette pensée lui était odieuse, insupportable.

Arrivée dans le hall, Wendy regarda autour d’elle. Le cordon de velours qui barrait l’accès du dancing avait été détaché et le poteau métallique auquel il devait s’accrocher avait été renversé, comme si quelqu’un, au passage, l’avait heurté. Par la porte ouverte, la douce lumière qui tombait des fenêtres hautes et étroites du dancing glissait jusqu’à la moquette du hall. Le cœur battant la chamade, elle se dirigea vers la porte et jeta un regard à l’intérieur. Le dancing était désert et silencieux. Seule y flottait cette espèce d’écho imperceptible qui semble hanter toutes les grandes salles vides, qu’il s’agisse de la nef d’une cathédrale ou d’une salle de jeux communale.

Elle regagna le bureau de la réception et, indécise, s’y arrêta un moment, écoutant le hurlement du vent.

Que ferait-elle si, à l’instant même, il faisait irruption ici et se précipitait sur elle ? S’il surgissait tout à coup, comme un diable de sa boîte, le regard fou, armé d’un couperet de boucher, derrière ce bureau en bois sombre avec ses piles de factures en triple exemplaire et sa petite clochette plaquée argent ? Resterait-elle clouée sur place, paralysée par la terreur, ou trouverait-elle dans son instinct maternel la force de défendre son fils jusqu’à la mort — celle de Jack ou la sienne ? Elle ne savait pas et cette incertitude la rendait malade. Elle avait le sentiment que c’était parce que toute sa vie elle s’était bercée d’illusions tranquillisantes qu’elle se réveillait aujourd’hui en plein cauchemar. Elle était faible. Quand les difficultés s’étaient présentées, elle avait fermé les yeux sur le danger. Elle avait eu un passé sans histoire, jamais elle n’avait été mise à l’épreuve. Mais, cette fois-ci, elle n’y couperait pas. Son fils l’attendait à l’étage.

Elle serra plus fort encore le manche du couteau et se pencha par-dessus le bureau. Il n’y avait rien derrière.

Elle poussa un long soupir de soulagement.

Elle souleva la planche mobile qui fermait l’accès au bureau, se glissa à l’intérieur, s’arrêtant pour inspecter les lieux avant de s’engager plus avant. Elle se dirigea vers la porte de la cuisine, l’ouvrit et chercha à tâtons le tableau d’interrupteurs, s’attendant à tout instant à sentir une main se refermer sur la sienne. Les tubes de néon se mirent à bourdonner puis s’allumèrent, éclairant la cuisine de Mr Hallorann. Wendy avait le sentiment que c’était un endroit où Danny devait se sentir en sécurité. Elle se sentait elle-même réconfortée et protégée par la présence de Dick Hallorann. Quand, dans leur chambre, assise à côté de Danny, elle s’était rappelé que Danny avait appelé Mr Hallorann à l’aide, cette démarche lui avait paru dérisoire. Mais ici, dans cette cuisine où Mr Hallorann avait travaillé, elle finissait par croire qu’il avait entendu l’appel et qu’il viendrait, malgré la tempête, les sauver. Peut-être était-il déjà en route.

Elle alla vers la réserve, tira le verrou et pénétra à l’intérieur. Elle prit une boîte de soupe à la tomate, referma la porte et remit le verrou. Cette porte était parfaitement étanche et il suffisait de la verrouiller pour être sûr de ne jamais trouver des crottes de souris dans le riz, la farine ou le sucre.

Elle ouvrit la boîte dont elle fit tomber le contenu gélatineux dans une casserole — plouf — alla prendre des œufs et du lait pour l’omelette dans le frigidaire, puis du fromage dans la chambre froide. Toutes ces actions familières, qui avaient fait partie de sa vie avant qu’elle ne vînt à l’Overlook, l’aidaient maintenant à retrouver son calme.

Elle fit fondre le beurre dans la poêle, dilua la soupe avec du lait, puis versa les œufs battus dans la poêle.

Tout à coup elle crut sentir quelqu’un derrière elle, quelqu’un qui allait la saisir à la gorge.

Elle se retourna, serrant le couteau dans sa main. Il n’y avait personne.

Pas d’affolement, ma fille !

Elle râpa du fromage dans un bol, l’ajouta à l’omelette, retourna celle-ci, puis baissa le feu, ne laissant qu’un anneau de flammes bleues. La soupe était chaude. Elle posa la casserole sur un grand plateau avec les couverts, deux bols, deux assiettes, la salière et la poivrière. Quand l’omelette eut un peu monté, elle la fit glisser sur une des assiettes et la couvrit.

Maintenant retourne par le même chemin. Éteins les lumières de la cuisine. Traverse la réception, repasse la porte du bureau et c’est gagné.

Quand elle eut franchi la porte du bureau, elle s’arrêta et posa le plateau à côté de la petite clochette. Elle avait l’impression de se livrer à un jeu de cache-cache irréel. C’était pourtant à la réalité qu’il fallait qu’elle s’accroche, si elle voulait s’en sortir.

Dans l’obscurité du hall elle s’abandonna à ses pensées.

Cette fois-ci, ma fille, il ne faut pas fuir la réalité. Même dans ce monde où tout semble partir à la dérive, il y a un certain nombre de vérités premières qu’il faut garder à l’esprit. La première, c’est que, de nous trois, toi seule es une adulte, pleinement responsable. Tu as la charge d’un gosse de cinq ans et demi et aussi celle de ton mari qui est en train de perdre la raison. Que tu te sentes responsable de lui ou pas, il faut bien te dire une chose : nous ne sommes que le 2 décembre et, si le garde forestier ne vient pas, tu peux rester coincée pendant encore quatre mois. En admettant même que l’on s’inquiète du silence de notre émetteur, ce n’est ni aujourd’hui, ni demain, ni même peut-être avant des semaines que nous aurons la visite de quelqu’un. As-tu l’intention de venir chaque jour chercher tes repas en cachette, couteau en poche, sursautant à chaque ombre ? Crois-tu pouvoir éviter Jack pendant un mois ? Penses-tu pouvoir l’empêcher d’entrer dans l’appartement s’il en a envie ? Il a le passe-partout et d’un seul coup de pied il fera sauter le verrou.

Laissant le plateau sur le bureau, elle se dirigea lentement vers la salle à manger, pour y jeter un coup d’œil. La pièce était déserte. Il y avait une table avec des chaises disposées tout autour, celle à laquelle ils avaient pris au début leurs repas, avant d’opter pour l’atmosphère moins oppressante de la cuisine.

— Jack ? appela-t-elle timidement.

Au même moment, le vent se leva et une bourrasque de neige vint cingler les volets, mais il lui sembla avoir entendu aussi quelque chose d’autre…, un gémissement étouffé.

Jack ?

Rien ne vint rompre le silence cette fois, mais, par-dessous la porte à double battant du Colorado Bar, elle aperçut quelque chose qui luisait faiblement dans la pénombre. Le briquet de Jack.

Faisant appel à tout son courage, elle s’avança vers la porte et l’ouvrit. Elle fut saisie par une puissante odeur de gin. Pourtant les rayons étaient vides. Où diable l’avait-il trouvé ? Était-ce une bouteille cachée au fond d’un placard ? Mais où ?

Il y eut un autre gémissement, faible et confus, mais parfaitement audible cette fois-ci. Wendy s’approcha du bar.

— Jack ?

Pas de réponse.

Elle se pencha par-dessus le comptoir et le découvrit, étendu de tout son long, ivre mort. À en juger par l’odeur, il avait dû prendre une sacrée cuite. C’est sans doute en voulant passer par-dessus le comptoir qu’il avait perdu l’équilibre. Un miracle qu’il ne se soit pas cassé le cou. Un vieux proverbe lui revint à l’esprit : Dieu veille sur les ivrognes et sur les enfants. Amen.

Pourtant, elle n’était pas fâchée contre lui. À le voir étendu à terre, elle se dit qu’il ressemblait à un petit garçon complètement épuisé qui aurait essayé d’en faire trop et qui se serait écroulé de fatigue au milieu du salon. Il s’était arrêté de boire, et ce n’était pas lui qui avait décidé de recommencer. Pour rester sobre, il avait refusé de faire entrer de l’alcool dans l’hôtel… et pourtant celui qu’il venait de boire provenait bien de quelque part, mais d’où ?

Sur le comptoir du bar en fer à cheval on avait disposé à intervalles réguliers des bouteilles de vin gainées de paille dont les goulots portaient des bougies. Pour faire rustique, pensa-t-elle. Elle en prit une et la secoua, s’attendant presque à entendre le clapotis du gin à l’intérieur.

« Du vin nouveau dans de vieilles bouteilles. »

La bouteille était vide et elle la remit à sa place.

Jack remuait maintenant. Elle contourna le bar, trouva l’entrée et, une fois à l’intérieur, s’approcha de lui. Au passage, elle avait cru remarquer une odeur de bière, fraîche et humide comme un fin brouillard suspendu dans l’air. Elle s’était arrêtée pour observer les éclatants robinets chromés de la bière pression, mais ils étaient secs.

Dès qu’elle fut près de lui, Jack se retourna, ouvrit les yeux et la regarda. Son regard, d’abord vitreux, s’éclaircit peu à peu.

— Wendy ?

— Oui, dit-elle. Crois-tu pouvoir monter jusqu’en haut ? Si tu t’appuies sur moi ? Jack, où est-ce que tu…

Sa main se referma brutalement autour de sa cheville.

— Jack ! Qu’est-ce que tu…

— Je te tiens ! s’écria-t-il avec un sourire.

Il flottait autour de lui un relent de gin et d’olives qui la terrifiait bien plus que tous les mystères d’un vieil hôtel. Au fond, pensa-t-elle, le plus terrible c’était qu’on en revenait toujours au même point : l’affrontement entre Wendy Torrance et son mari ivre.

— Jack, je voudrais t’aider.

— Tu parles. Toi et Danny, vous ne pensez qu’à m’aider. (Il resserra sa prise sur sa cheville. Agrippé toujours à elle, il se redressa péniblement et se mit sur les genoux.) Tu voulais m’aider à nous faire partir d’ici. Mais maintenant je… je te tiens !

— Jack, tu me fais mal à la cheville !

— Je vais te faire mal ailleurs qu’à la cheville, espèce de garce !

L’injure la laissa tellement pantoise que quand il lâcha sa cheville elle ne songea pas à s’enfuir. Après une ou deux tentatives infructueuses, il réussit à se mettre debout devant elle.

Chancelant sur ses jambes, il lui lança :

— Tu ne m’as jamais aimé, tu veux que nous partions parce que tu sais que ça me détruira. As-tu jamais songé à mes responsabilités ? Je parie tout ce que tu veux que non. Tu ne songes qu’à me traîner dans la boue. Tu es exactement comme ma mère, une salope !

— Tais-toi, dit-elle en pleurant. Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu es ivre. Je ne sais pas comment ça se fait, mais tu es ivre.

— Oh ! je sais. Je sais maintenant. Toi et lui, ce petit merdeux, là-haut. Tous les deux, vous avez comploté ensemble. C’est pas vrai ?

— Non, non ! Nous n’avons jamais rien comploté ! Qu’est-ce que tu…

— Tu mens ! hurla-t-il. Oh ! je sais comment tu t’y prends ! Je suis bien payé pour le savoir ! Quand je dis « Nous allons rester ici et je vais faire mon travail », tu dis « Oui, chéri » et lui répète « Oui, Papa », et puis vous vous mettez à comploter. Vous avez manigancé de partir sur le scooter. Mais je n’ai pas été dupe et j’ai déjoué vos calculs. Croyais-tu vraiment que je n’y verrais pas clair ? Me prenais-tu pour un imbécile ?


Elle le fixa, incapable de dire un mot. Il allait la tuer et ensuite il tuerait Danny. Alors l’hôtel serait peut-être satisfait et le laisserait se tuer lui-même. Comme le précédent gardien. Comme

(Grady.)

Chancelant sous le choc de la révélation, elle comprit pourquoi il avait conversé avec Grady dans le dancing.

— Tu as tourné mon fils contre moi. C’est ça, le pire. Il s’apitoyait sur lui-même, se donnait des airs tragiques. Mon petit. Maintenant il me hait, lui aussi. Tu as fait ce qu’il fallait pour cela. C’était ça, ton but, dès le début, n’est-ce pas ? Tu as toujours été jalouse, n’est-ce pas ? Exactement comme ta mère. Tu ne pouvais pas te contenter de ta part de gâteau. Il te le fallait tout entier ! C’est pas vrai ?

Interloquée, elle ne répondit pas.

— Eh bien, je vais te donner une leçon, dit-il en essayant de la saisir à la gorge.

Elle recula d’un pas, puis d’un autre, mais il avançait toujours et finit par trébucher et tomber contre elle. Elle se souvint du couteau dans la poche de sa robe et le cherchait à tâtons quand il la ceintura de son bras gauche, coinçant son bras droit contre elle. Il sentait le gin et la sueur rance.

— Je vais te punir, grogna-t-il. Je vais te punir. Tu vas payer pour ce que tu as fait.

De sa main droite, il la saisit à la gorge.

Quand la respiration vint à lui manquer, la panique s’empara d’elle. Jack l’étranglait des deux mains maintenant. Elle avait sa main droite libre pour saisir le couteau, mais elle n’y songea pas. Elle essayait désespérément de lui faire lâcher prise, mais ses mains étaient moins grandes et moins fortes que celles de Jack.

Maman ! hurla la voix de Danny, venue d’on ne sait où. Papa, arrête ! Tu fais mal à Maman !

Il poussa un cri perçant, un cri aigu et cristallin que Wendy perçut faiblement.

Des éclairs rouges dansaient devant ses yeux et la pièce semblait s’assombrir. Elle vit son fils grimper sur le comptoir et se jeter sur les épaules de Jack. Soudain, une des mains qui l’étranglaient la lâcha et Jack, d’un revers du bras envoya Danny contre les rayonnages vides où l’enfant s’écrasa puis, assommé, tomba par terre. La main était revenue à la gorge de Wendy. Les éclairs rouges étaient noirs maintenant.

Elle entendait les pleurs étouffés de Danny. Sa poitrine brûlait. Jack lui criait au visage :

— Je t’apprendrai, misérable salope ! Je t’apprendrai à me respecter ! Je t’apprendrai !

Mais les cris faiblissaient à son oreille, comme s’ils se perdaient au fond d’un corridor obscur et ses forces l’abandonnaient. Une de ses mains lâcha prise et s’abaissa lentement, toute flasque au bout du poignet, comme celle d’une noyée.

C’est alors que cette main frôla l’une des bouteilles gainées de paille qui servaient de porte-bougie.

Rassemblant ce qui lui restait de forces, elle tâtonna à l’aveuglette, cherchant le goulot qu’elle finit par trouver et qu’elle serra, écrasant des gouttes de cire grasses.

Oh ! mon Dieu, si jamais elle glisse.

Elle leva la bouteille, puis l’abattit, en priant que le coup frappât juste. Elle savait que si elle ne le touchait qu’à l’épaule ou au bras elle était perdue.

Mais la bouteille frappa si fort le crâne de Jack Torrance qu’elle se fracassa à l’intérieur de sa gaine de paille et le coup résonna comme un medicine-ball s’écrasant sur un parquet de chêne. Jack partit en arrière, les yeux révulsés dans leurs orbites. L’étau de ses mains se desserra, puis il lâcha prise complètement. Essayant de conserver son équilibre, il battit l’air de ses bras, puis s’écroula à la renverse.

Wendy aspira profondément, par saccades. Elle avait failli tomber elle aussi, mais, s’accrochant au bord du comptoir, elle réussit à se maintenir debout. Dans sa demi-conscience, elle pouvait entendre pleurer Danny, mais elle ne savait pas où il était. Ses sanglots semblaient répercutés comme dans une chambre acoustique. Elle aperçut vaguement des gouttes de sang grosses comme des pièces de dix cents qui tombaient sur la surface sombre du comptoir. — « Je dois saigner », pensa-t-elle. Elle se racla la gorge et cracha par terre. Les chairs meurtries s’embrasèrent aussitôt d’une douleur atroce qui s’atténua par la suite et se stabilisa à la limite du supportable.

Peu à peu, elle reprit ses esprits.

Lâchant le bord du comptoir, elle se retourna et vit Jack étendu par terre et, à côté de lui, la bouteille cassée. Il ressemblait à un géant terrassé. Danny, accroupi sous la caisse du bar, s’était fourré les deux mains dans la bouche et regardait fixement son père inconscient.

Wendy s’approcha de lui d’un pas hésitant et lui toucha l’épaule. À ce contact, Danny eut un mouvement de recul.

— Danny, écoute-moi…

— Non, non, marmonna-t-il d’une voix éraillée de vieillard. Papa t’a fait mal…, tu as fait mal à Papa…, je veux dormir. Danny veut dormir.

— Danny…

— Dodo, dodo. Bonne nuit.

Non ! cria-t-elle, grimaçant de douleur.

Danny ouvrit ses yeux ombrés de cernes bleutés et fixa sur elle un regard méfiant.

Elle s’efforça de lui parler calmement, tout en le regardant droit dans les yeux. Elle parlait si bas qu’elle était à peine audible. Parler lui faisait mal.

— Écoute-moi, Danny. Ce n’était pas ton papa qui a essayé de me faire mal. Et je n’ai pas voulu le blesser. Mais il est possédé par l’hôtel. C’est l’hôtel qui le fait agir. Est-ce que tu peux comprendre ce que je te dis ?

Une lueur de compréhension éclaircit peu à peu le regard de Danny.

— Papa a Fait le Vilain, chuchota-t-il. Mais comment est-ce arrivé ? Il n’y a rien à boire ici !

— C’est l’hôtel qui l’a fait boire… Le… Prise d’une quinte de toux, elle dut s’arrêter pour cracher du sang. Sa gorge enflée lui paraissait avoir doublé de volume. C’est l’hôtel qui l’a fait boire. Est-ce que tu l’as entendu discuter avec des gens ce matin ?

— Oui…, les gens de l’hôtel…

— Moi aussi, je les ai entendus. Ce qui veut dire que l’hôtel mobilise toutes ses forces. Il veut nous détruire tous les trois. Mais je pense… j’espère que seul ton père se prêtera à leurs machinations diaboliques. Il n’y a que lui que l’hôtel peut atteindre. Est-ce que tu me comprends, Danny ? Il faut absolument que tu me comprennes.

— L’hôtel a attrapé Papa.

Il regarda Jack et laissa échapper un gémissement de chagrin impuissant.

— Je sais que tu aimes ton papa. Moi aussi, je l’aime. Mais nous ne devons pas oublier que l’hôtel se sert de lui contre nous.

Et elle croyait vraiment ce qu’elle disait. Mieux, elle n’était pas loin de croire que c’était Danny qu’il visait principalement, que c’était Danny avec son don qui était à l’origine de tout, que c’était son énergie mystérieuse qui avait fourni à l’hôtel les moyens de sortir de l’ombre, un peu comme une batterie alimente le circuit électrique d’une voiture et lui permet de se mettre en marche. S’ils réussissaient à s’évader un jour de l’Overlook, il était fort possible que l’hôtel retombât dans sa demi-conscience d’antan et que son pouvoir se limitât dès lors à monter des scènes de Grand Guignol à l’intention de ceux de ces clients qui étaient psychiquement les plus réceptifs. Sans Danny, l’hôtel redeviendrait aussi inoffensif que le maison hantée d’un parc d’attractions. De temps en temps on entendrait des bruits bizarres, des coups retentissants ou les flonflons fantomatiques d’un bal masqué, ou on verrait quelque chose d’inexplicable, sans plus. Mais si l’hôtel absorbait Danny et son pouvoir… — son flux vital…, on pouvait appeler ça comme on voulait — alors de quoi ne serait-il pas capable ?

— Je voudrais que Papa guérisse, dit Danny, et il recommença à pleurer.

— Moi aussi, dit-elle, serrant Danny très fort dans ses bras. C’est pour ça, mon chéri, qu’il faut que tu m’aides à le mettre en sécurité quelque part où l’hôtel ne pourra pas l’atteindre et où il ne pourra pas se faire mal à lui-même. Ensuite…, si ton ami Dick Hallorann arrive, ou un garde forestier, nous pourrons l’emmener. Je crois qu’il pourra guérir et que nous finirons par nous en remettre. Je pense que c’est toujours possible, à condition de nous montrer forts et courageux, comme tu l’as été quand tu t’es jeté sur son dos. Est-ce que tu comprends ?

Elle le regardait d’un air suppliant. Jamais il n’avait autant ressemblé à Jack.

— Oui, dit-il en hochant la tête. Je pense que si nous arrivons à partir d’ici… tout peut redevenir comme avant. Où pourrions-nous le mettre ?

— Dans la réserve. Il y a de la nourriture à l’intérieur et un bon verrou solide à l’extérieur. Il y fait chaud. Quant à nous, nous pourrons terminer ce qui reste dans le frigidaire et dans le congélateur. Il y aura largement assez pour nous trois en attendant qu’on vienne nous délivrer.

— On le fait maintenant ?

— Oui, tout de suite. Avant qu’il ne se réveille.

Danny souleva la planche mobile qui donnait accès au bar tandis qu’elle pliait les mains de Jack sur sa poitrine et écoutait pendant un instant sa respiration, qui était lente mais régulière. À en juger par l’odeur, il avait dû boire énormément… et il n’en avait plus l’habitude. À son avis, c’était autant l’alcool que le coup sur la tête qui l’avait mis K.O.

Le prenant par les pieds, elle commença à le tirer sur le plancher. Ça faisait sept ans qu’elle était sa femme, il s’était étendu sur elle des milliers de fois, mais jamais elle ne s’était rendu compte qu’il pesait si lourd. Bien que son souffle sifflât douloureusement dans sa gorge meurtrie, elle se sentait mieux que depuis bien des jours. Elle était toujours en vie et c’était appréciable quand on venait de frôler la mort de si près. Jack aussi était vivant. C’était par pure chance, plutôt que par calcul, qu’ils avaient trouvé ce qui était peut-être pour eux la voie du salut.

Les pieds de Jack coincés contre ses hanches, elle s’arrêta un instant pour reprendre haleine. Elle se dit qu’elle ressemblait au vieux capitaine de L’Île au trésor qui, après que le vieil aveugle, Pew, lui a communiqué la peste, s’écrie : « On les aura ! »

Mais, quand elle se rappela que quelques secondes plus tard le vieux marin tombe raide mort, elle éprouva un certain malaise.

— Est-ce que ça va, Maman ? Il n’est pas trop lourd ?

— J’y arriverai.

Elle se remit à le tirer. Une des mains de Jack avait glissé de sa poitrine et Danny, qui se trouvait à côté, la remit en place doucement, tendrement.

— Tu en es sûre, Maman ?

— Oui. C’est la meilleure solution, Danny.

— C’est comme si nous le mettions en prison.

— Mais pas pour longtemps.

— Alors, c’est d’accord. Tu es sûre d’y arriver ?

— Oui.

Mais il s’en fallut de peu qu’elle n’y arrivât pas. Quand ils passaient le seuil des portes, Danny soulevait la tête de son père, mais, au moment de pénétrer dans la cuisine, quand il voulut prendre la tête de Jack dans ses mains, elles glissèrent sur ses cheveux gras, et Jack, dont la tête heurta le carrelage, se mit à gémir et à remuer.

— Il faut faire de la fumée, marmonna-t-il. Cours me chercher le bidon d’essence.

Wendy et Danny échangèrent un regard anxieux.

— Aide-moi, dit-elle à voix basse.

Danny resta un moment sans pouvoir bouger, puis, d’un air décidé, il alla rejoindre sa mère et, tirant tous les deux sur la jambe gauche, ils réussirent à traîner Jack à travers la cuisine. L’action semblait se dérouler au ralenti, comme dans certains cauchemars. On n’entendait que le bourdonnement d’insecte du néon et le bruit de leurs respirations haletantes.

Quand ils arrivèrent à la porte de la réserve, Wendy posa les pieds de Jack par terre et se retourna pour tirer le verrou. Danny regarda Jack qui gisait à ses pieds, l’air de nouveau tranquille et détendu. En le tirant, ils avaient fait sortir de son pantalon le pan de sa chemise. Danny se demanda si son papa était trop ivre pour sentir le froid. Ça ne lui paraissait pas bien de l’enfermer dans la réserve comme une bête sauvage, mais Danny avait vu ce que Papa avait essayé de faire à Maman. Avant même de descendre, il avait su que Papa allait le faire. Il les avait entendus se disputer dans sa tête.

Si seulement nous pouvions partir d’ici. Si seulement ce n’était qu’un rêve et que nous soyons toujours à Stovington. Si seulement.

Le verrou était coincé.

Wendy tira sur lui de toutes ses forces, mais il ne bougea pas. Elle ne pouvait pas ouvrir ce maudit verrou. C’était si stupide, si injuste… Elle l’avait ouvert sans difficulté quand elle était venue chercher la boîte de soupe. Mais maintenant il refusait de bouger. Que faire ? On ne pouvait pas mettre Jack dans la chambre froide ; il mourrait de froid ou d’asphyxie. Mais s’ils le laissaient dehors et qu’il se réveillât…

Par terre, Jack se mit à remuer de nouveau.

— Je vais m’en occuper, marmonna-t-il. J’ai compris.

— Il se réveille, Maman ! cria Danny.

Sanglotante, elle tirait à deux mains sur le verrou.

— Danny ? La voix de Jack, encore brouillée, exprimait une menace sourde. C’est toi, prof ?

— Il faut dormir, Papa, dit Danny nerveusement. Il est l’heure de se coucher, tu sais.

Il regarda sa mère qui s’acharnait toujours sur le verrou et vit immédiatement pourquoi celui-ci restait bloqué. Elle avait oublié de le faire pivoter avant de le tirer, et le tenon était pris dans l’encoche.

— Regarde, dit-il, écartant ses mains tremblantes : les siennes tremblaient presque autant.

D’un coup de paume, il libéra le tenon et le verrou glissa sans peine.

— Vite, dit-il, voyant que Jack avait ouvert les yeux et le regardait d’un air étrangement calme et songeur.

— Tu as triché, lui dit Papa. Je sais que tu as triché. Et je le prouverai, je te le garantis. Je le prouverai…

Puis ses paroles s’embrouillèrent de nouveau.

Sans remarquer l’odeur piquante de fruits secs qui se dégageait de la réserve, Wendy poussa la porte du genou puis, haletante et épuisée, souleva une nouvelle fois les pieds de Jack et le traîna à l’intérieur. Au moment où elle tirait sur la chaînette qui actionnait le plafonnier, les yeux de Jack s’ouvrirent de nouveau.

— Qu’est-ce que vous faites tous les deux ? Wendy, qu’est-ce que vous faites ?

Elle l’enjamba.

Il fut rapide comme l’éclair. Sa main partit aussitôt et elle dut faire un pas de côté pour éviter de se faire prendre. Mais il avait réussi à agripper un pan de sa robe de chambre qui se déchira avec un bruit mat. Il se mit aussitôt à quatre pattes : avec ses cheveux dans les yeux, il ressemblait à un gros animal, un chien… ou un lion.

— Que le diable vous emporte tous les deux. Je sais ce que vous voulez, mais vous ne l’aurez pas. Cet hôtel… est à moi. C’est moi qu’ils veulent ! Moi !

— La porte, Danny ! hurla-t-elle. Ferme la porte !

Danny poussa la lourde porte de bois au moment où Jack prenait son élan et il alla s’écraser contre elle.

De ses petites mains, Danny essayait de saisir le verrou. Wendy était trop loin pour l’aider. Dans les deux secondes qui allaient suivre, le sort de Jack serait décidé : libre ou prisonnier ? Danny manqua le verrou une première fois, puis réussit à l’attraper et le poussa à l’instant où la poignée se mit à s’agiter furieusement. Enfin Jack lâcha la poignée et essaya d’enfoncer la porte à coups d’épaule. Chaque assaut l’ébranla, mais le verrou, en acier trempé, tint bon. Wendy poussa un soupir de soulagement.

— Laissez-moi sortir d’ici ! criait Jack. Laissez-moi sortir ! Danny, c’est ton père qui te parle, nom d’un chien. Je veux sortir ! Fais ce que je te dis !

Danny leva machinalement la main, prêt à exécuter l’ordre, mais Wendy la saisit et la pressa contre sa poitrine.

— Obéis à ton papa, Danny ! Fais ce que je te dis ! Fais-le, ou je te donnerai une raclée dont tu te souviendras toute ta vie. Ouvre cette porte ou je te fracasse le crâne !

Blanc comme un linge, Danny se tourna vers sa mère.

À travers les deux centimètres de chêne massif, ils pouvaient entendre la respiration rauque de Jack.

— Wendy, laisse-moi sortir tout de suite. Misérable salope, ouvre-moi ! Je ne plaisante pas ! Laisse-moi sortir, connasse ! Si tu me laisses sortir, je ne te ferai rien. Mais, si tu n’ouvres pas, je t’assure que je t’arrangerai si bien le portrait que ta propre mère ne te reconnaîtra plus ! Ouvre-moi cette porte !

Danny se mit à gémir et Wendy comprit que s’ils restaient là il allait s’évanouir.

— Allons-nous-en, prof, dit-elle, étonnée de s’entendre parler avec autant de calme et d’assurance. N’oublie pas que ce n’est pas ton papa qui parle. C’est la voix de l’hôtel.

Revenez ici, laissez-moi sortir IMMÉDIATEMENT ! hurla Jack.

Et il se mit à griffer la porte, à l’attaquer avec ses ongles.

— C’est l’hôtel, répéta Danny. C’est l’hôtel. Je ne l’oublierai pas.

Mais, en s’éloignant, il ne put s’empêcher de jeter en arrière un dernier regard horrifié.

47. DANNY

Il était trois heures de l’après-midi d’une longue, longue journée.

Ils étaient assis dans leur appartement sur le grand lit. Danny tournait et retournait dans ses mains la Folle Volkswagen Violette avec son monstre qui passait la tête par le toit ouvrant.

En traversant le hall, ils avaient entendu Papa cogner contre la porte et les injurier. D’un ton irascible de roi déchu, il leur promettait un juste châtiment et leur prédisait qu’un jour ils regretteraient amèrement d’avoir trahi celui qui avait trimé si dur pour eux depuis tant d’années.

Danny avait cru que d’en haut ils ne pourraient plus l’entendre, mais les échos de sa rage leur parvenaient par le conduit du monte-plats. Le visage de Maman était tout pâle et il y avait d’affreuses marques brunes sur son cou, là où Papa avait essayé de…

Il tournait et retournait dans ses mains le modèle réduit, un cadeau de Papa pour le récompenser de ses progrès en lecture.

(… où Papa l’avait serrée trop fort.)

Maman mit un de ses disques sur le petit électrophone, une musique de trompettes et de flûtes, tout éraillée. Elle lui sourit d’un air las et il essaya de lui rendre son sourire, sans y parvenir. Bien que le volume soit au maximum, il lui semblait toujours entendre les cris de Papa secouant la porte de la réserve comme un fauve en cage. Et si Papa avait besoin d’aller au cabinet ? Alors que ferait-il ?

Danny se mit à pleurer.

Wendy baissa aussitôt le volume de l’électrophone et prit Danny sur ses genoux pour le bercer.

— Danny, mon chéri, ne pleure pas, tout va s’arranger, tu verras. Si Mr Hallorann n’a pas reçu ton message, quelqu’un d’autre le recevra. Et, dès que la tempête s’arrêtera, on viendra nous délivrer. De toute façon, personne, ni Mr Hallorann ni qui que ce soit d’autre, ne peut venir tant que la tempête continue. Mais, dès qu’elle s’arrêtera, nous pourrons partir. Et tu sais ce que nous ferons au printemps, tous les trois ?

Danny secoua la tête contre sa poitrine. Non, il ne le savait pas. Il n’arrivait pas à croire que le printemps viendrait un jour.

— Nous irons à la pêche. Nous louerons un bateau et nous irons à la pêche, comme nous l’avons fait l’an dernier, au lac Chatterton. Toi, moi et Papa. Tu nous prendras peut-être un bar pour le souper. Mais, même si nous ne prenons rien, nous nous amuserons bien, c’est sûr.

— Je t’aime, Maman, dit-il, la serrant dans ses bras.

— Oh ! Danny, moi aussi, je t’aime.

Dehors, le vent hurlait.


Vers quatre heures et demie, au moment où le jour commençait à baisser, les cris cessèrent.

Ils avaient eu un sommeil agité et Wendy, qui tenait toujours Danny dans ses bras, continua de dormir. Mais le silence, encore plus inquiétant que les cris, réveilla Danny. Est-ce que Papa s’était rendormi ? Était-il mort ? Que se passait-il ?

(Avait-il réussi à se libérer ?)

Un quart d’heure plus tard, un bruit dur et métallique vint rompre le silence. Puis Danny entendit un grincement suivi d’un vrombissement de moteur. Wendy se réveilla en poussant un cri.

L’ascenseur s’était de nouveau mis en marche.

Serrés l’un contre l’autre, ils ouvraient de grands yeux et écoutaient l’ascenseur monter et s’arrêter à chaque étage. Aux arrêts, la grille en accordéon s’ouvrait avec un bruit de ferraille, puis la porte battante du palier claquait. Ils entendaient aussi un brouhaha où se mêlaient rires, cris avinés, hurlements et bruits de casse.

L’Overlook s’éveillait.

48. JACK

Assis par terre dans la réserve, il gardait ses yeux rivés sur la porte. Il avait calé une boîte de crackers entre ses jambes étendues et les mangeait l’un après l’autre sans prêter attention à ce qu’il avalait, simplement parce qu’il fallait bien se nourrir. Quand il sortirait de là, il aurait besoin de ses forces. De toutes ses forces.

Jamais de sa vie il ne s’était senti aussi malheureux qu’à cet instant. Corps et esprit ne faisaient qu’une seule et même souffrance. Il avait le même mal de tête lancinant, il éprouvait le même écœurement qu’autrefois, au lendemain d’une beuverie. Tous les autres symptômes étaient présents aussi : la bouche pâteuse, le bourdonnement aux oreilles et le cœur qui cogne trop fort, comme un tambour indien. De plus, à force de se précipiter contre la porte, il s’était meurtri les épaules et ses cris lui avaient laissé la gorge en feu. Pour comble de malheur, il s’était aussi coupé la main droite sur le verrou.

Il y avait des coups de pied au cul qui se perdaient et quand il serait sorti il se promettait de botter les fesses à certains.

Malgré sa nausée il continua de grignoter les crackers et, faisant violence à son pauvre estomac, prêt à tout régurgiter, les avala les uns après les autres. Il pensa aux comprimés d’Excedrin dans sa poche mais trouva plus prudent d’attendre de ne plus avoir mal au cœur. Ça ne servirait à rien d’avaler un analgésique s’il le vomissait aussitôt. Il fallait se servir de son cerveau. Le cerveau du célèbre Jack Torrance. C’était bien lui, le type qui voulait vivre de sa matière grise ? Jack Torrance, l’auteur de bestsellers, le célèbre dramaturge, lauréat du prix du New York Critics Circle ? Jack Torrance, l’homme de lettres, le penseur respecté qui, à l’âge de soixante-dix ans, a remporté le Pulitzer avec un ouvrage de mémoires percutant intitulé Le Vingtième Siècle et moi ? Tout ça parce qu’il avait su vivre de sa matière grise !

Et, quand on a un peu de matière grise, on sait d’où viennent les guêpes.

Il mit un autre cracker dans sa bouche et le grignota.

Ce qu’il leur reprochait, au fond, c’était de ne pas lui faire assez confiance. Ils ne voulaient pas croire qu’il savait ce qu’il leur fallait et comment l’obtenir. Sa femme avait essayé de miner son autorité, d’abord par des moyens fair play

(enfin assez fair play)

puis en trichant. Comme ses petites insinuations et ses objections geignardes n’arrivaient pas à prévaloir contre ses propres arguments bien raisonnés, elle avait dressé son fils contre lui, puis avait essayé de le tuer avec une bouteille et, pour finir, elle l’avait enfermé — devinez où — dans cette maudite réserve.

Pourtant une petite voix intérieure n’arrêtait pas de le harceler, lui posant sans cesse la même question.

Oui, mais d’où venait l’alcool ? N’est-ce pas là la question cruciale ? Tu sais ce qui t’arrive quand tu te mets à boire, tu es bien payé pour le savoir. Quand tu bois, tu perds la tête.

Il jeta le carton de crackers à l’autre bout du petit réduit où il heurta une boîte de conserve et la fit dégringoler. Il regarda la boîte, s’essuya les lèvres de sa main, puis consulta sa montre. Il était presque six heures et demie. Il était là depuis des heures. Sa femme l’avait enfermé et ça faisait des heures qu’il était prisonnier.

Il commençait à comprendre son père.

La question qu’il ne s’était jamais posée, c’était ce qui avait poussé son père à boire. Car si on allait au fond des choses, selon l’expression si chère à ses anciens élèves, ne trouverait-on pas que c’était sa femme qui était à l’origine de tout ? Elle avait toujours été une chiffe molle, promenant sans cesse à la maison une mine de martyr. Avait-elle été un boulet au pied de son père ? Non, pas vraiment ; elle n’aurait jamais essayé d’emprisonner son père comme Wendy venait de le faire avec lui. Non, le sort du père de Jack avait dû ressembler à celui de McTeague, le dentiste, à la fin du grand roman de Frank Norris : il s’était retrouvé au milieu d’un désert, enchaîné par des menottes à un cadavre. Oui, c’était bien ça. Par les liens du mariage, il s’était enchaîné à une femme qui intellectuellement et spirituellement était un cadavre. Il avait bien essayé de faire tout ce que l’on attendait de lui, tout en traînant derrière lui ce cadavre. Il avait essayé d’apprendre à ses quatre enfants à distinguer le bien du mal, à comprendre la discipline et, par-dessus tout, à respecter leur père.

Eh bien, ils avaient tous été des ingrats, même lui. Et maintenant il payait le prix pour n’avoir pas compris plus tôt : son propre fils était lui aussi un ingrat. Mais il n’avait pas perdu espoir. Il arriverait à sortir de ce réduit, coûte que coûte, et il les châtierait tous les deux, il les châtierait sévèrement. Il donnerait une bonne leçon à Danny pour que plus tard, quand il serait grand, il soit mieux armé dans la vie que lui, Jack, ne l’avait été.

Il se rappela la scène du déjeuner de ce dimanche, quand son père avait battu sa mère à coups de canne…, et à quel point cette scène les avait horrifiés, lui et ses frères et sœurs. Mais maintenant il comprenait que cette bastonnade avait été nécessaire et que son père avait feint d’être ivre pour mieux surprendre sa femme en flagrant délit d’irrespect.

À quatre pattes, Jack alla ramasser la boîte de crackers et, assis à côté de la porte que Wendy avait si traîtreusement verrouillée, il se remit à grignoter. Il se demandait quelle avait pu être l’offense de sa mère et comment elle avait pu se laisser prendre au manège de son père. S’était-elle moquée de lui en se cachant derrière sa main ? Lui avait-elle tiré la langue ? Avait-elle fait un geste obscène à son intention ? Ou l’avait-elle tout simplement regardé d’un air insolent, persuadée qu’il était trop abruti par la boisson pour s’en apercevoir ? Quoi qu’il en soit, il l’avait surprise en train de lui manquer de respect et il l’avait sévèrement châtiée. Maintenant, vingt ans plus tard, il pouvait enfin apprécier la sagesse de son père.

Bien sûr, on pouvait estimer que le vieux Torrance avait été idiot d’épouser une femme pareille, qui non seulement manquait de personnalité, mais qui par-dessus le marché le traitait avec désinvolture. Mais, quand les jeunes se marient à la hâte, ils ont toute la vie pour s’en repentir. D’ailleurs il n’était pas impossible que le père de son père ait eu lui aussi une épouse de ce genre de telle sorte que la tradition des épouses chiffes molles se soit transmise de père en fils. Mais sa femme à lui avait dépassé les bornes : non contente d’avoir détruit sa première carrière et compromis la seconde, elle s’acharnait actuellement à lui ôter sa dernière et meilleure chance : devenir un membre du staff de l’Overlook, monter en grade et — qui sait ? — devenir peut-être un jour directeur. Elle s’acharnait à lui refuser Danny alors que Danny était son billet d’admission. C’était aberrant, d’accord — pourquoi vouloir le fils quand ils pouvaient avoir le père ? — mais les employeurs ont souvent des idées saugrenues et c’était la condition qu’on lui avait posée.

Il ne pourrait certainement pas la raisonner, c’était hors de question à présent. Il avait essayé de le faire dans le Colorado Bar, mais elle avait refusé de l’écouter et l’avait récompensé du mal qu’il s’était donné en l’assommant d’un coup de bouteille. Mais il aurait sa revanche. Il allait bientôt sortir d’ici.

Tout à coup il retint son souffle et tendit l’oreille. Quelque part un piano jouait un boogie-woogie, des gens riaient et battaient des mains en cadence. Il entendait clairement malgré la porte en bois massif. Il reconnut même le refrain On va faire la bombe ce soir.

Il serra les poings de rage impuissante. Il fallait qu’il se retienne pour ne pas se jeter de nouveau sur la porte. La fête avait repris, l’alcool coulait à flots et la fille ensorceleuse, toute nue sous sa robe de satin blanc, qu’il avait tenue dans ses bras dansait avec quelqu’un d’autre.

— Vous me le paierez ! hurla-t-il. Vous me le paierez, tous les deux, vous me le paierez ! Il vous en cuira, je vous le jure ! Vous…

— Allons, allons, mon vieux, répondit une voix douce de l’autre côté de la porte. Vous n’avez pas besoin de crier. Je vous entends très bien.

Brusquement Jack se mit debout.

— Grady ? Est-ce vous ?

— Oui, monsieur. C’est bien moi. Il me semble que l’on vous a enfermé.

— Faites-moi sortir, Grady. Vite.

— Je vois que vous n’avez pas encore réglé l’affaire dont nous avons parlé, monsieur. Je veux dire la punition de votre femme et de votre fils.

— C’est eux qui m’ont enfermé ! Tirez le verrou, pour l’amour du ciel !

— Vous vous êtes laissé enfermer par eux ? (La voix de Grady exprima un étonnement de bon ton.) Par exemple ! Une femme deux fois plus petite que vous et un enfant de cinq ans ? Ce n’est pas en vous laissant faire comme ça que vous nous ferez croire que vous avez l’étoffe d’un manager !

Sur sa tempe droite, un lacis de petites veines se mit à palpiter.

— Faites-moi sortir d’ici, Grady. Je leur ferai leur affaire.

— Est-ce bien certain, monsieur ? Je me le demande. (L’étonnement de bon ton céda à un regret distingué.) Je suis désolé de devoir vous dire que j’en doute. Je finis par croire — et les autres avec moi — que, quoi que vous en disiez, votre cœur n’y est pas. Nous nous demandons si vous avez assez de cran.

Je le ferai ! cria Jack. Je le ferai, je le jure !

— Vous nous amènerez votre fils ?

— Oui ! Oui !

— Votre femme va s’y opposer de toutes ses forces, Mr Torrance. Et elle semble être plus forte que nous ne le pensions. Elle a de la ressource. En tout cas, avec vous, elle a eu le dessus.

Grady eut un petit rire de tête.

— C’est peut-être avec elle que nous aurions dû traiter, Mr Torrance, et dès le début.

— Je vous l’amènerai, je vous le jure, dit Jack. (Il avait collé son visage contre la porte. Il commençait à transpirer.) Elle ne s’y opposera pas. Je vous promets qu’elle ne s’y opposera pas. Elle ne le pourra pas.

— Il vous faudra la tuer, je le crains, dit Grady froidement.

— Je ferai tout ce qu’il faudra. Mais faites-moi sortir.

— Vous me donnez votre parole là-dessus, monsieur ? insista Grady.

— Ma parole, ma promesse, mon serment, tout ce que vous voulez. Mais…

Le verrou fut tiré avec un bruit sec et la porte s’entrebâilla d’un centimètre. Jack se tut et retint son souffle. Il lui semblait que la mort elle-même se trouvait de l’autre côté de la porte.

Son angoisse finit par se calmer.

Il chuchota :

— Merci, Grady. Je vous jure que vous ne le regretterez pas. Je vous le jure.

Aucune voix ne se fit plus entendre. Seul le vent hurlait au-dehors.

Il poussa la porte de la réserve, qui s’ouvrit en grinçant légèrement.

La cuisine était déserte. Grady avait disparu. Sous la lumière crue et froide des tubes de néon, tout paraissait figé, gelé. Son regard fut attiré vers l’énorme planche à hacher où ils avaient l’habitude de prendre leur repas tous les trois.

Sur la planche, il vit un verre à cocktail, une bouteille de gin et une assiette en plastique pleine d’olives.

Un des maillets de roque de la remise à outils était appuyé contre la planche.

Pendant un long moment il ne put en détacher son regard.

Puis une voix beaucoup plus grave et plus puissante que celle de Grady, venue d’il ne savait où, peut-être du fond de lui-même, lui adressa la parole.

(Il faut tenir votre promesse, Mr Torrance.)

— Je la tiendrai, dit-il. (Il fut frappé par la servilité obséquieuse de sa propre voix, mais il n’arrivait plus à parler normalement.) Je la tiendrai.

Il alla vers la planche à hacher et saisit le manche du maillet.

Il le souleva et le fit tournoyer.

Le maillet faucha l’air avec un sifflement menaçant.

Jack Torrance se mit à sourire.

49. HALLORANN EN ROUTE

Il se trouvait, d’après les panneaux indicateurs enneigés et le compteur de la Buick, à moins de quatre kilomètres d’Estes Park quand il put enfin quitter l’autoroute.

Jamais il n’avait vu tempête de neige aussi violente (il est vrai qu’il n’en avait pas vu beaucoup, ayant toujours fui la neige dans toute la mesure du possible), ni bourrasques aussi capricieuses, soufflant tantôt de l’ouest, tantôt du nord, brouillant son champ de vision dans des nuages de neige poudreuse et lui rappelant, si besoin en était, que manquer son virage c’était faire avec son Electra une culbute d’une centaine de mètres. Plus que par la mauvaise visibilité, il était handicapé par son manque d’expérience de la conduite sur route enneigée. Il s’affolait de voir la ligne blanche disparaître sous des bourrasques de neige ou de sentir la lourde Buick, frappée de plein fouet par les puissantes rafales de vent qui déboulaient des vallons latéraux, déraper et se retrouver en travers de la route. Les panneaux de signalisation étaient presque entièrement recouverts, si bien qu’il avait l’impression de s’enfoncer dans la blancheur d’un gigantesque écran de cinéma sans jamais savoir s’il allait falloir tourner à droite ou à gauche. Tout cela lui faisait terriblement peur. Dès qu’il avait commencé à grimper les collines à l’ouest de Boulder et de Lyons, il avait eu des sueurs froides. Il maniait pourtant l’accélérateur et le frein avec autant de précaution que s’il s’agissait de vases Ming. Entre deux chansons à la radio, le présentateur n’arrêtait pas de recommander aux automobilistes d’éviter les grands axes et surtout les routes de montagne dont beaucoup étaient bloquées et toutes les autres dangereuses. On avait signalé de nombreux accidents dont deux graves survenus respectivement à une bande de skieurs dans un minibus Volkswagen et à une famille qui se dirigeait vers Albuquerque en passant par les montagnes de Sangre de Cristo. Le bilan pour les deux accidents était de quatre morts et cinq blessés. « Alors ne prenez pas la route. Restez avec nous à écouter la bonne musique de KTLK », lança le présentateur sur un ton enjoué, et, pour mettre un comble au malheur de Hallorann, il fit passer Vadrouilles au soleil. « On s’est bien amusé, on a bien rigolé, avec les pom-pom, avec les pom-pom… » Terry Jacks débitait gaiement ses âneries, et Hallorann coupa rageusement la radio tout en sachant bien qu’il la remettrait dans cinq minutes. Si stupides que fussent les émissions, tout valait mieux que de se sentir seul au milieu de ce cauchemar de blancheur.

Avoue-le. Tu es vert de trouille — ce qui, chez un Noir, tient du prodige.

Ce n’était même pas drôle. Il aurait rebroussé chemin avant même d’avoir atteint Boulder, s’il n’avait pas eu la conviction, chevillée au corps, que l’enfant était en danger. Encore maintenant, une petite voix dans sa tête — la voix de la raison, pensait-il, plutôt que de la lâcheté — lui conseillait de passer la nuit dans un motel à Estes Park et d’y attendre que les chasse-neige aient pu dégager la ligne blanche. Il se rappelait l’atterrissage dangereux à Stapleton et le frisson de terreur qu’il avait ressenti au moment où il avait cru qu’ils allaient s’écraser et terminer leur voyage non pas devant la porte de sortie 39 mais devant les portes de l’enfer. Mais la raison luttait en vain contre la conviction qu’il fallait à tout prix arriver aujourd’hui même. La tempête de neige était un coup de malchance, mais il ne devait pas se laisser décourager pour autant. S’il renonçait, il se sentirait toujours coupable de ce qui risquait d’arriver, et ce serait pire.

Une nouvelle bourrasque de vent bouscula la voiture, venant du nord-est cette fois-ci — très Nouvelle-Angleterre, s’il vous plaît — effaçant les silhouettes vagues des collines et même les bas-côtés de la route. Il avançait dans un vide blanc.

Le brouillard fut brusquement troué par les phares à iode d’un chasse-neige et Hallorann s’aperçut avec horreur que la Buick piquait tout droit sur les deux faisceaux de lumière. Le chasse-neige, visiblement, ne se souciait guère de rester sur son côté de la route, mais la Buick, elle aussi, sans qu’Hallorann s’en aperçût, s’était déportée vers le milieu de la chaussée.

Par-dessus les hurlements du vent, il put entendre le grondement du Diesel du chasse-neige puis l’appel perçant, prolongé, presque assourdissant de son avertisseur.

Il eut l’impression que ses testicules se transformaient en deux petites bourses ridées, pleines de glace pilée, et ses tripes en gélatine.

Une masse orange, brouillée par la neige, commençait à émerger. Il apercevait maintenant la haute cabine et même la silhouette du conducteur qui gesticulait derrière l’essuie-glace géant. Il pouvait voir l’étrave déverser la neige sur l’accotement gauche de la route comme un pot d’échappement crachant une fumée blanche.

OUAAAAA ! rugit l’avertisseur avec indignation.

Hallorann pressa l’accélérateur avec la même ardeur que s’il s’était agi du sein d’une femme bien-aimée et la Buick partit en dérapant vers la droite. De ce côté il n’y avait pas d’accotement et le chasse-neige rejetait directement la neige dans le vide. Persuadé que la collision était imminente, Hallorann fit une prière muette à l’enfant, le suppliant de lui pardonner.

Les énormes lames du chasse-neige, qui dépassaient de plus d’un mètre le toit de l’Electra, frôlèrent la voiture sur la gauche sans l’accrocher.

L’engin était passé à présent et Hallorann aperçut dans son rétroviseur la lumière bleue clignotante de son phare tournant. Il tira sur le volant pour braquer à gauche, mais la voiture ne répondit pas ; emportée par son élan, elle continua de glisser comme dans un rêve vers le bord du précipice, en faisant gicler la neige de dessous ses garde-boue.

Il ramena le volant vers la droite, dans le sens du dérapage, et la voiture fit un tête-à-queue complet. Pris de panique, il freina énergiquement en pompant sur la pédale et sentit la voiture heurter quelque chose. Devant lui, il n’y avait plus de route… Son regard plongeait au fond d’un abîme sans fin où, à travers les tourbillons de neige, se profilaient de vagues silhouettes de pins gris-vert.

Ça y est, nom de Dieu, je vais dégringoler.

Ce fut alors que la voiture s’arrêta, le nez plongeant à trente degrés. Le pare-chocs avant gauche s’était accroché dans une barrière de protection, les roues arrière ne touchaient presque plus le sol. Quand Hallorann essaya de faire marche arrière, elles tournèrent dans le vide sans résultat. Son cœur battait comme un roulement de batterie de Gene Krupa.

Il sortit avec précaution de la voiture pour se rendre compte de la situation et il contemplait, impuissant, les roues décollées quand une voix enjouée le tira de ses réflexions :

— Dis donc, mon gars, tu n’es pas un peu fou, non ?

Hallorann se retourna et distingua péniblement le chasse-neige, arrêté à une cinquantaine de mètres de là, presque invisible dans les tourbillons de neige, à l’exception du trait noir de son tuyau d’échappement et du phare bleu qui tournait sur son toit. Le conducteur l’avait rejoint et se tenait à quelques pas de lui. Il était emmitouflé dans un manteau en peau de mouton recouvert d’un imperméable et portait, perchée sur la tête, une casquette rayée bleu et blanc que le vent n’arrivait pas à lui arracher.

« Pas possible ! Il a dû y mettre de la colle. »

— Salut, dit Hallorann. Est-ce que tu pourrais me remettre sur la route ?

— Ça doit pouvoir se faire, répondit le conducteur du chasse-neige. Mais que diable viens-tu faire par ici, mon vieux ? C’est un véritable suicide.

— J’ai une affaire urgente.

— Rien n’est si urgent que ça, lui dit le conducteur lentement et avec la douceur qu’on met à parler à un débile mental. Où vas-tu ? À Estes ?

— Non, à un endroit qui s’appelle l’Overlook, dit Hallorann. C’est un hôtel au-dessus de Sidewinder. Tu connais ?

Le conducteur secoua la tête d’un air soucieux.

— Tu parles si je connais, répondit-il. Mais, mon gars, tu n’y arriveras jamais. Les routes entre Estes Park et Sidewinder sont un véritable enfer. À peine avons-nous fini de déblayer la route devant qu’elle est déjà rebloquée par la neige derrière. À quelques kilomètres d’ici, j’ai traversé des congères qui devaient faire près de deux mètres de haut. Même si tu arrives à rejoindre Sidewinder, la route est fermée à partir de là jusqu’à Buckland, Utah. Non — et il secoua la tête — tu n’y arriveras jamais, mon pote. Jamais.

— Je dois essayer, dit Hallorann, faisant appel à ses dernières réserves de patience afin de garder une voix normale. Il y a un gosse là-haut ?

Un gosse ? Mais non. L’Overlook est fermé depuis la fin du mois de septembre.

— C’est le fils du gardien. Il est en danger.

— Comment le sais-tu ?

Hallorann perdit patience.

— Nom de Dieu ! Ça va durer encore longtemps, tes questions ? Je le sais, un point c’est tout ! Tu me sors de là, oui ou merde ?

— Tu es de bien mauvais poil à ce que je vois, observa le conducteur sans paraître particulièrement ému. Bien sûr. Remonte dans ta voiture. J’ai une chaîne derrière le siège.

Le chasse-neige fit marche arrière jusqu’à la Buick et Hallorann vit le conducteur ressortir avec une longue chaîne enroulée. Hallorann ouvrit la portière et cria :

— Qu’est-ce que je peux faire pour aider ?

— Ôte-toi du milieu, c’est tout, lui cria le conducteur. Ce sera fini avant que tu puisses dire ouf.

Quand la chaîne se tendit, un frisson parcourut la carcasse de la Buick et une seconde plus tard elle était de nouveau sur la route, tournée plus ou moins dans la direction d’Estes Park. Le conducteur du chasse-neige vint jusqu’à la portière et cogna sur le verre Sécurit. Hallorann abaissa la vitre.

— Merci, dit-il. Je m’excuse de t’avoir engueulé.

— Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive, répondit l’autre en souriant. Tu dois être à bout de nerfs.

— Merci, merci mille fois.

— Sois prudent. Je t’aurais bien conduit là-haut, mais j’ai un boulot monstre et je n’en vois pas la fin.

— Ça ne fait rien. Et merci encore.

Il remontait déjà la vitre quand le conducteur l’arrêta :

— Quand tu arriveras à Sidewinder — si tu y arrives — va au garage Conoco. Tu le verras tout de suite, c’est à côté de la bibliothèque municipale. Demande Larry Durkin et dis-lui que tu viens de la part de Howie Cottrel et que tu veux louer un de ses scooters. Si tu dis que tu viens de ma part, il te fera une ristourne.

— Merci encore, dit Hallorann.

Ballotté par le vent, sa casquette toujours crânement vissée au sommet de sa tête, Cottrel s’enfonça dans l’obscurité et disparut après un dernier signe de la main. Hallorann remit le moteur en marche. Les chaînes patinèrent un instant sur la neige, puis finirent par la mordre assez profondément pour faire avancer la Buick. Derrière lui, le conducteur du chasse-neige lui envoya un coup de klaxon pour lui souhaiter bonne route. Il aurait pu s’en dispenser ; Hallorann avait bien senti qu’il avait sa bénédiction.

Dans un des virages en épingle à cheveux, la Buick se mit à chasser, mais Hallorann, serrant les dents, manœuvra si bien qu’il réussit à la redresser. Il mit la radio et tomba sur Aretha Franklin. Elle était la bienvenue ; il aurait toujours plaisir à partager sa Buick Hertz avec elle.

Frappée par une nouvelle rafale de vent, la voiture se remit à tanguer puis à déraper. Hallorann lâcha un juron et se colla encore plus près du volant. Aretha termina sa chanson et le présentateur reprit l’antenne pour dire que sortir en voiture aujourd’hui était le meilleur moyen de se tuer.

Hallorann éteignit le poste.


Il réussit à atteindre Sidewinder, mais seulement après quatre heures et demie de route. Quand il déboucha sur l’Upland Highway, il faisait déjà nuit noire et la tempête n’avait rien perdu de son intensité. Par deux fois, il avait dû s’arrêter, bloqué par des congères qui arrivaient à hauteur du capot, et attendre que les chasse-neige viennent lui ouvrir un passage.

À un moment donné, le chasse-neige, qui avançait du mauvais côté de la route, avait failli lui rentrer dedans. Le conducteur avait alors fait un petit crochet pour se rapprocher et, sans prendre la peine de descendre de sa cabine pour l’enguirlander, lui avait fait avec deux doigts l’un de ces signes parfaitement clairs pour tout Américain de plus de dix ans, et ce n’était pas le signe de la paix.

Plus il approchait de l’Overlook, plus il se sentait pressé d’arriver et consultait sans arrêt sa montre dont les aiguilles semblaient avancer à toute allure.

Dix minutes après s’être engagé sur l’Upland, il dépassa deux panneaux que le vent déchaîné avait suffisamment nettoyés pour qu’il pût les lire. Le premier indiquait : SIDEWINDER 10, et le second : À 15 KILOMÈTRES ROUTE FERMÉE PENDANT LES MOIS D’HIVER.

Ce fut alors que l’odeur d’orange le frappa une fois encore à toute volée et qu’il reçut un nouveau message, lourd cette fois-ci de menace et de haine :

(REBROUSSE CHEMIN OU NOUS TE PENDRONS HAUT ET COURT ET NOUS BRÛLERONS TON CADAVRE. VOILÀ CE QUI ATTEND LES SALES NÉGROS DE TON ESPÈCE. ALORS, SI TU TIENS À TA PEAU, FILE !)

À l’intérieur de sa voiture, Hallorann poussa un cri. Cet avertissement lui était parvenu non pas en clair, par des paroles, mais codé en une série d’images qui l’avaient foudroyé comme une rafale de coups de poing en pleine tête. Sous le choc il lâcha un instant le volant, essayant de reprendre ses esprits.

Laissée à elle-même, la voiture alla heurter du flanc le talus de l’accotement puis s’immobilisa après avoir fait un tête-à-queue, les roues arrière tournant dans le vide.

Hallorann mit sa transmission automatique au point mort et se cacha le visage dans les mains. Il ne pleurait pas mais sa poitrine était soulevée par des sanglots sans larmes. Il savait que si cette menace l’avait atteint au moment où il côtoyait le précipice il serait sans doute déjà mort. D’ailleurs le message lui avait peut-être été envoyé dans cette intention. Et d’autres pouvaient le frapper encore, n’importe quand. Il fallait qu’il se protège contre cette force toute-puissante, omniprésente — mémoire, peut-être, ou instinct — s’il ne voulait pas être englouti par elle.

Il mit la transmission en vitesse minimum et donna les gaz à petits coups. Les roues patinèrent d’abord puis s’agrippèrent, puis patinèrent de nouveau. Enfin la Buick se mit à avancer, précédée par la faible lueur des phares qui perçait à peine les tourbillons de neige. Il regarda sa montre : il était maintenant presque six heures et demie. Il eut le sentiment qu’il était déjà peut-être trop tard.

50. TROMAL

Debout au milieu de la chambre, Wendy Torrance regardait son fils dormir. Elle n’arrivait pas à prendre une décision.

Il y avait une demi-heure que tous les bruits s’étaient brusquement tus, l’ascenseur, la fête, les portes qui s’ouvraient et se fermaient, mais le silence qui s’était installé ne faisait qu’accroître son anxiété. C’était un silence inquiétant, pareil à celui qui précède l’orage. Danny s’était endormi presque immédiatement. D’abord léger et agité, son sommeil était maintenant profond. C’est à peine si elle pouvait distinguer le mouvement régulier de sa petite poitrine étroite.

D’abord Jack s’était arrêté de hurler et de cogner contre la porte. Puis le brouhaha de la fête avait repris, ponctué par le bourdonnement de l’ascenseur et les claquements de sa porte.

(Mais la fête s’était-elle réellement interrompue ? N’était-ce pas plutôt qu’elle se poursuivait ailleurs, dans une autre dimension temporelle qu’elle ne pouvait pas percevoir ?)

Pendant que Danny dormait, elle avait cru entendre des chuchotements mystérieux dans la cuisine juste au-dessous de leur chambre. Au début, elle n’y avait guère prêté attention, pensant qu’il s’agissait du vent qui sait si bien imiter la voix humaine, du râle étouffé de l’agonisant au hurlement désespéré de la femme qu’on assassine dans les mélodrames. Et pourtant, plus elle y pensait, tout en montant la garde à côté de Danny, plus elle était sûre d’avoir réellement entendu des voix.

Il y avait eu celle de Jack, puis une voix inconnue. La discussion tournait autour de l’évasion de Jack et aussi du meurtre de sa femme et de son fils.

Elle s’était approchée du conduit d’air chaud et y avait collé l’oreille afin de mieux entendre, mais, à ce moment précis, la chaudière s’était rallumée et le ronflement de l’air chaud montant dans les tuyaux avait couvert leur conversation. Quand, cinq minutes plus tard, la chaudière s’était de nouveau arrêtée, elle n’avait plus rien entendu à part le vent, le crépitement de la neige cinglant les murs de l’hôtel et, par moments, le grincement d’une boiserie.

Jack s’est évadé.

Ne dis pas de bêtises.

Oui, il s’est évadé. Il a pris un couteau à la cuisine, peut-être même un couperet, et il est en train de monter l’escalier, en posant les pieds sur l’extrémité des marches, pour ne pas les faire grincer.

Tu es folle !

Ses lèvres bougeaient comme si elle avait prononcé ces paroles tout haut. Pourtant le silence régnait toujours.

Elle se sentit surveillée.

Elle se retourna brusquement et vit, plaqué contre la fenêtre obscurcie par la nuit, un visage blanc, hideux, avec des trous noirs à la place des yeux, qui lui marmonnait des injures, le visage d’un fou dangereux qui se cachait derrière ces murs gémissants depuis toujours.

Mais non, ce n’était qu’un dessin de givre sur la vitre et elle poussa un long soupir de soulagement. Peu après, les voix reprirent et elle put entendre, très clairement cette fois-ci, des chuchotements amusés.

Ressaisis-toi. Tu trembles devant des ombres. D’ici demain matin, tu seras mûre pour la camisole de force.

Il n’y avait qu’un seul moyen pour calmer sa frayeur et elle savait ce que c’était : descendre s’assurer que Jack était toujours dans la réserve.

C’était tout simple. Descendre, jeter un coup d’œil et remonter.

Elle se demanda si elle ne devait pas fermer la porte à clef derrière elle, mais elle hésita : Danny dormait, et un incendie pouvait toujours se déclarer. Une autre appréhension, plus forte, l’assaillit, mais elle l’écarta résolument.

Wendy traversa la chambre, s’arrêta, indécise, près de la porte, puis tira le couteau de la poche de sa robe de chambre et empoigna de sa main droite son manche en bois.

Elle ouvrit la porte.

Le petit couloir qui menait à leur appartement était vide. Les appliques murales étaient allumées et faisaient ressortir sur le fond bleu de la moquette ses entrelacs sinueux.

Ils veulent que tu te conduises en faible femme et c’est exactement ce que tu es en train de faire.

Elle hésita de nouveau, ne voulant pas quitter Danny et la sécurité que leur offrait l’appartement, mais en même temps elle avait besoin de s’assurer que Jack était toujours… en lieu sûr.

Bien sûr qu’il l’est.

Mais les voix ?

Il n’y a pas eu de voix. C’était ton imagination, ou le vent.

— Non, ce n’était pas le vent.

Le son de sa propre voix la fit sursauter, mais, encouragée par le ton d’assurance sur lequel elle avait prononcé ces paroles, elle commença à avancer. Le couteau qu’elle tenait contre sa hanche zébrait la tapisserie de soie de ses reflets mobiles et ses pantoufles glissaient en chuchotant sur la moquette. Elle avait les nerfs tendus comme des cordes.

Arrivée à l’angle du couloir principal, elle y glissa un regard furtif, s’attendant au pire.

Il n’y avait rien d’anormal.

Après un instant d’hésitation, elle s’engagea dans le couloir principal. Plus elle se rapprochait de la cage de l’escalier, plongée dans l’ombre, plus elle prenait conscience de la vulnérabilité de Danny, qu’elle laissait seul et sans protection.

Arrivée au palier, elle posa sa main sur le premier pilastre de la rampe et jeta un coup d’œil sur les marches de l’escalier — il y en avait dix-neuf — s’attendant à découvrir Jack accroupi sur l’une d’elles, prêt à bondir, mais il n’y avait personne. D’ailleurs comment s’en étonner ? Jack était bien enfermé dans la réserve, derrière un verrou solide et une lourde porte en bois massif.

Mais le hall était obscur et plein d’ombres et elle pouvait sentir au fond de sa gorge la pulsation profonde de son sang.

Devant elle, sur sa gauche, l’ascenseur ouvrait toute grande sa gueule en cuivre, l’invitant, d’un air moqueur, au voyage de ses rêves.

Non, merci beaucoup.

L’intérieur de la cabine était tendu de guirlandes roses et blanches en papier crépon. Sur le plancher, deux cornets-surprise crevés avaient déversé leurs confettis. Au fond de la cabine, dans l’angle, gisait une bouteille de champagne vide.

La transpiration de sa main droite avait mouillé la poignée en bois du couteau ; elle le fit passer dans sa main gauche, s’essuya la main droite sur le tissu-éponge de sa robe de chambre puis reprit le couteau dans celle-ci. Presque sans l’avoir voulu, elle se mit à descendre l’escalier, d’abord le pied gauche, puis le pied droit, pied gauche, pied droit, tout en laissant traîner sa main libre sur la rampe.

La faible lumière qui filtrait du palier du premier étage ne parvenait pas à éclairer le hall et elle se rendit compte qu’elle devrait allumer les lampes, soit à l’interrupteur de l’entrée de la salle à manger, soit à celui du bureau du manager.

Il y avait également une autre lumière, diffuse et blanchâtre.

Les tubes de néon de la cuisine, évidemment.

Elle s’arrêta sur la treizième marche, essayant de se rappeler si elle les avait éteints quand elle était remontée avec Danny, mais elle n’arriva pas à s’en souvenir.

En bas, dans le hall, les chaises à haut dossier se terraient dans l’ombre. Les vitres de la porte du hall étaient tendues d’un rideau de neige. Les têtes de clous en laiton doré de la tapisserie du canapé luisaient faiblement comme des yeux de chat. Se cacher ici eût été un jeu d’enfant.

Les jambes vacillantes, elle continua à descendre.

Dix-sept, dix-huit, dix-neuf.

Ici, c’est le rez-de-chaussée, madame, faites attention à la dernière marche.

La porte du dancing était grande ouverte, mais il ne s’en échappait que le noir des ténèbres. De l’intérieur lui parvenait un tic-tac régulier, semblable à celui d’une bombe à retardement. Elle se raidit, puis se rappela la pendule sur la cheminée, la pendule sous son globe de verre. Jack ou Danny avait dû la remonter, à moins qu’elle ne se soit ranimée toute seule, comme tant de choses ici.

Elle se dirigea vers le bureau de la réception qu’elle devait traverser pour aller à la cuisine. Des reflets d’argenterie lui rappelèrent le plateau qu’elle avait préparé pour leur déjeuner et qu’elle avait laissé là, sur le bureau.

Puis le carillon musical de la pendule se mit à tinter.

Wendy se crispa et sa langue se colla à son palais. Puis elle se détendit de nouveau. La pendule ne faisait que sonner l’heure : il devait être huit heures…

Elle comptait les coups. Elle avait le sentiment qu’elle ne devait pas bouger tant que la pendule ne se serait pas tue.

… Huit… neuf… (Neuf ?)… dix… onze…

Tout à coup elle comprit, mais il était trop tard. Elle rebroussa précipitamment chemin vers l’escalier, tout en sachant qu’elle n’y arriverait pas. Mais comment aurait-elle pu prévoir ça ?

Douze.

Toutes les lumières de la salle de danse s’allumèrent et il y eut l’explosion assourdissante d’une fanfare de cuivres et Wendy poussa un cri qui se perdit dans le fracas de ces puissants poumons de cuivre.

— Ôtez les masques ! commanda quelqu’un. Ôtez les masques !

Puis le vacarme s’éloigna dans le couloir du temps, la laissant de nouveau seule.

Non, pas seule.

Elle se retourna et le vit qui fonçait sur elle.

C’était Jack et pourtant ce n’était plus tout à fait lui. Dans ses yeux vides brûlait une folie meurtrière ; sur ses lèvres familières flottait un sourire triste et incertain.

Il tenait à la main le maillet de roque.

— Tu as cru m’avoir enfermé ? C’est ça que tu voulais ?

Le maillet fendit l’air en sifflant. Wendy recula d’un pas, trébucha sur un petit escabeau et s’affala sur la moquette du hall.

— Jack…

— Garce, chuchota-t-il. Je sais maintenant que tu es une garce.

Le maillet s’abattit sur elle avec une force meurtrière et s’enfonça dans son abdomen. Elle vit vaguement le maillet remonter et comprit tout à coup qu’il avait l’intention de la tuer. Elle voulut l’implorer, le supplier d’arrêter, mais la respiration lui manquait, elle n’avait plus de voix et c’est à peine si elle put émettre un faible gémissement.

— Ton heure est venue, cette fois-ci, je ne raterai pas mon coup, je te le jure, lui dit-il avec un sourire. (Il écarta l’escabeau d’un coup de pied.) Ton compte est bon. Tu vas voir la correction que je vais t’administrer.

Le maillet s’abattit de nouveau, mais Wendy l’évita en se roulant vers la gauche, sa robe de chambre s’entortillant dans ses jambes. Le maillet heurta le sol et glissa des mains de Jack, qui fut obligé de se baisser pour le ramasser. Wendy en profita pour se relever et se précipiter vers l’escalier. Elle avait retrouvé son souffle, mais il lui brûlait les poumons et son abdomen meurtri n’était plus qu’un amas de chairs douloureuses.

— Garce, dit-il sans s’arrêter de sourire, et il se lança à sa poursuite. Sale garce, tu vas avoir ce que tu mérites. Je vais te flanquer une de ces raclées…

Elle entendit siffler le maillet puis ressentit une explosion de douleur au côté droit, quand il l’atteignit juste au-dessous du sein, lui cassant deux côtes. Elle s’écroula sur les marches, tombant sur le côté blessé, et se sentit de nouveau transpercée de douleur. Mais, obéissant à l’instinct, elle se jeta de côté en faisant le rouleau et le maillet s’abattit sur la moquette épaisse, en lui frôlant le visage. C’est alors qu’elle aperçut le couteau qu’elle avait lâché au moment de sa chute. Il gisait, étincelant, sur la quatrième marche.

— Garce, répéta-t-il, et le maillet plongea de nouveau.

Elle voulut reculer, mais le coup l’atteignit au-dessous du genou, embrasant de douleur tout le bas de sa jambe. Du sang se mit à couler le long de son mollet. Déjà le maillet redescendait, mais par une feinte de la tête elle esquiva le coup qui vint s’écraser sur la marche, tout près de son épaule, lui éraflant l’oreille.

Il s’apprêtait à frapper encore, mais cette fois-ci elle se laissa bouler vers lui sur les marches de l’escalier, à l’abri de la trajectoire du maillet, laissant échapper un cri quand ses côtes cassées heurtèrent les marches. Son corps vint s’écraser contre ses chevilles alors qu’il se trouvait en déséquilibre et il partit à la renverse avec un rugissement de surprise et de fureur. Ses pieds luttèrent un instant pour garder leur assiette sur la marche, puis il s’écroula à terre, le maillet lui échappant des mains. Il se mit sur son séant et la regarda d’un air hébété.

— Tu vas me le payer. Je vais te tuer, dit-il.

Il se roula de côté et tendit le bras pour saisir le manche du maillet. Wendy avait réussi à se mettre debout. Des douleurs lancinantes montaient de sa jambe gauche jusqu’à la hanche. Son visage, blanc comme un linge, avait un air résolu. Au moment où la main de Jack se refermait sur le manche du maillet, elle lui sauta sur le dos.

Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle dans le hall ténébreux de l’Overlook, et elle lui enfonça le couteau dans le dos jusqu’au manche.

Il se raidit sous elle puis se mit à hurler. Elle n’avait jamais de sa vie entendu des cris aussi atroces. C’était comme si l’hôtel lui-même s’était mis à hurler, de toutes ses portes, de toutes ses fenêtres, de toutes ses lattes de parquet. Toujours raidi sous elle, il continuait de crier. Ils ressemblaient ainsi à une charade mimée de soirée mondaine représentant la monture et son cavalier. Mais cette monture-là avait une chemise de flanelle à carreaux rouges et noirs dont le dos s’imbibait de sang à vue d’œil.

Puis il s’écroula en avant, à plat sur son visage, et Wendy, désarçonnée, tomba en gémissant sur son côté blessé.

Respirant avec difficulté, elle resta longtemps étendue, sans pouvoir bouger. Des vagues d’une douleur indicible déferlaient sur tout son corps. Chaque inspiration la perçait d’un coup de poignard et son cou ruisselait du sang de son oreille écorchée.

Il n’y avait d’autre bruit que celui de sa respiration saccadée, le gémissement du vent et le tic-tac de la pendule du dancing.

Enfin elle réussit à se mettre debout et gagna en boitillant l’escalier. Saisie de vertige, elle dut s’accrocher à la rampe, la tête pendante. Une fois le malaise passé, elle se mit à monter, se servant de sa jambe valide et tirant sur la rampe avec ses bras. Elle leva les yeux vers le palier, s’attendant à y voir Danny, mais l’escalier était vide.

Grâce à Dieu, il ne s’est pas réveillé.

Après les six premières marches, elle dut s’arrêter pour se reposer, la tête baissée, les boucles de ses cheveux blonds répandues sur la rampe. Chaque respiration lui écorchait la gorge aussi douloureusement que si elle avait avalé des chardons. Son côté droit n’était plus qu’une masse enflée de chairs meurtries.

Vas-y, Wendy, vas-y, ma fille, une fois derrière une porte verrouillée, tu pourras t’examiner à loisir. Plus que treize à grimper, ce n’est pas terrible. Quand tu seras arrivée dans le couloir du premier, tu pourras ramper. Je t’en donne la permission.

Elle inspira aussi profondément que ses côtes cassées le lui permettaient et, tirant sur la rampe, trébuchant, elle réussit à ramper encore une marche, puis une autre.

Elle en était à la neuvième marche, presque à mi-chemin, quand la voix de Jack lui parvint d’en bas, une voix étranglée qui lui disait :

— Espèce de garce. Tu m’as eu.

Une terreur aussi noire qu’une nuit d’encre l’envahit. Elle retourna la tête et vit Jack qui se mettait lentement debout.

Le manche du couteau de cuisine sortait de son dos arqué. Ses yeux semblaient avoir rapetissé, mangés par des plis de chair flasques. Il tenait dans sa main gauche, mais d’une prise mal assurée, le maillet de roque dont la tête était ensanglantée et sur laquelle un bout de tissu-éponge rose était resté collé.

— Tu l’auras, ta correction, murmura-t-il, et il s’approcha en titubant de l’escalier.

Avec des gémissements apeurés, elle se hissa sur la dixième marche, puis sur la suivante ; elle atteignit la douzième, la treizième. Mais le palier du premier étage lui paraissait aussi inaccessible que le sommet d’une montagne. Elle haletait à présent et son côté blessé la faisait de plus en plus souffrir. Avec ses cheveux qui lui tombaient dans les yeux, elle avait l’air d’une folle. La sueur lui piquait les yeux. Le tic-tac de la pendule de la salle de danse lui crevait le tympan et, en contrepoint, elle entendait les râles essoufflés de Jack qui commençait à monter l’escalier.

51. L’ARRIVÉE D’HALLORANN

Larry Durkin était un grand escogriffe maigre dont le visage renfrogné, couronné d’une opulente crinière rousse, se dissimulait sous le capuchon d’un anorak des surplus de l’armée. Hallorann l’avait rencontré juste au moment où il s’apprêtait à quitter le garage. La perspective d’un surcroît de travail par un temps pareil ne l’enchantait guère, et encore moins l’idée de louer un de ses deux scooters des neiges à cet énergumène noir au regard fou qui voulait monter jusqu’au vieil Overlook. Parmi ceux qui avaient vécu longtemps dans la petite ville de Sidewinder, l’hôtel avait une sale réputation. Il avait été pendant longtemps la propriété d’une bande de gangsters puis d’un groupe de spéculateurs sans scrupules. Et il s’y était passé bien des choses dont les journaux n’avaient jamais parlé, car l’argent sait obtenir la discrétion. Mais les gens de Sidewinder n’étaient pas dupes. La plupart des femmes de chambre de l’hôtel se recrutaient dans la petite ville et les femmes de chambre n’ont pas leurs yeux dans leurs poches.

Mais, quand Hallorann dit qu’il venait de la part de Howard Cottrel, le propriétaire du garage se fit plus aimable.

— C’est lui qui vous a envoyé ici ? demanda Durkin tout en ouvrant une des portes roulantes du garage pour laisser entrer Hallorann. Ça me fait plaisir d’apprendre que ce vieux chenapan est toujours dans les parages. (Il abaissa l’interrupteur et un jeu de vieux tubes de néon crasseux s’alluma en bourdonnant.) Mais, bon Dieu, qu’est-ce qui peut bien vous pousser à monter là-haut par un temps pareil !

Les nerfs d’Hallorann commençaient à le lâcher. Les trois derniers kilomètres avant Sidewinder avaient été particulièrement durs. Une rafale de vent qui devait souffler à quatre-vingts kilomètres à l’heure avait fait faire à la Buick un tête-à-queue complet. Et il restait encore bien des kilomètres à parcourir avant d’arriver au bout, où l’attendait Dieu sait quoi. Il avait de plus en plus peur pour Danny. Il était déjà sept heures moins dix et voilà qu’il lui fallait de nouveau déballer son histoire.

— Quelqu’un se trouve en danger là-haut, dit-il prudemment. Le fils du gardien.

— Qui ? Le gosse Torrance ? Mais quel danger ?

— Je ne sais pas, marmonna Hallorann.

Toutes ces explications prenaient un temps fou et ça le mettait hors de lui. Il savait que les gens de la campagne sont lents, qu’ils n’ont pas l’habitude d’aborder une affaire de face, qu’ils préfèrent tourner tout autour, la renifler d’abord. Mais il n’y avait plus de temps à perdre et, si cela devait se prolonger encore longtemps, il n’y tiendrait plus et détalerait comme un lapin, sans demander son reste.

— Écoutez, dit-il. Je vous en supplie, faites-moi confiance. J’ai besoin de monter là-haut et il me faut un scooter des neiges pour y arriver. Je paierai ce qu’il faut, mais, pour l’amour du ciel, ne perdons plus de temps !

— D’accord, dit Durkin sans sourciller. Si Howard vous a envoyé, ça me suffit. Prenez ce scooter-ci, l’Artic Cat. Le réservoir est plein et je vous mettrai vingt litres d’essence dans le jerrycan. Avec ça, je crois que vous pourrez faire l’aller-retour.

— Merci, dit Hallorann d’une voix mal assurée.

— Vous me devez vingt dollars, essence comprise.

Hallorann fouilla dans son portefeuille à la recherche d’un billet de vingt dollars, en trouva un et le tendit à Durkin, qui le glissa sans le regarder dans une des poches de sa chemise.

— Je pense qu’il vaudrait mieux faire un échange de vêtements, dit Durkin en enlevant son anorak. Votre pardessus ne vous servira à rien cette nuit. Vous me le rendrez quand vous ramènerez le scooter.

— Eh ! minute, je ne pourrais jamais…

— Ne discutez pas, interrompit Durkin de sa voix toujours égale. Je ne veux pas que vous geliez là-haut. Quant à moi, je n’ai qu’à faire cent mètres pour me mettre à table dans ma salle à manger. Allons, donnez-moi ça.

Un peu abasourdi, Hallorann échangea son pardessus contre l’anorak doublé de fourrure de Durkin. Au plafond, les tubes de néon et leur bourdonnement lui rappelaient la cuisine de l’Overlook.

— Le gosse des Torrance, dit Durkin, secouant la tête. Gentil petit bonhomme, pas vrai ? Son père et lui venaient souvent ici avant que la neige ne coupe la route. Ils avaient l’air de s’entendre comme larrons en foire. Voilà un gamin qui aime son père. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de grave.

— Moi aussi.

Hallorann remonta la fermeture éclair et noua le capuchon.

— Laissez-moi vous aider à sortir ça, dit Durkin.

Ils poussèrent le scooter sur la chape de béton maculée d’huile, jusqu’à la porte roulante.

— Est-ce que vous avez déjà conduit un de ces engins ?

— Non.

— Eh bien, ce n’est pas sorcier. Vous avez les indications collées sur le tableau de bord, mais, en fait, il n’y a que deux positions, la marche et l’arrêt. La manette des gaz se trouve ici, comme sur une motocyclette. Le frein est de l’autre côté. Penchez-vous avec la machine dans les virages. Elle fait du quatre-vingt-dix sur la neige bien tassée, mais, avec cette poudreuse, vous ne pourrez pas monter au-dessus de soixante-dix, au grand maximum.

Ils étaient dehors maintenant sur le terre-plein enneigé de la station-service et Durkin éleva la voix afin de se faire entendre par-dessus les hurlements du vent.

— Restez sur la route ! cria-t-il à l’oreille d’Hallorann. Suivez les poteaux du garde-fou, faites attention aux panneaux et je pense que vous vous en tirerez. Si vous quittez la route, vous êtes mort. Compris ?

Hallorann hocha la tête.

— Attendez une minute ! lui lança Durkin, disparaissant de nouveau derrière la porte roulante.

Hallorann tourna la clef de contact et ouvrit un peu la manette des gaz. Le moteur hoqueta puis démarra sur un rythme allègre de deux-temps.

Durkin revint avec un passe-montagne rouge et noir.

— Passez ça sous le capuchon.

— Merci pour tout, lui dit Hallorann.

— Soyez prudent ! lui cria Durkin. Restez bien sur la route !

Hallorann hocha la tête et tourna lentement la manette des gaz. Le scooter se mit à avancer lentement en ronronnant, précédé par le cône lumineux du phare qui trouait l’épais rideau de neige. Dans le rétroviseur, il vit la main levée de Durkin et lui répondit par un signe de la sienne. Puis il tira le guidon à gauche et se mit à monter Main Street. Le scooter filait bon train sous la lumière blanche des lampadaires. Le compteur marquait quarante kilomètres à l’heure. Il était sept heures et demie. À l’Overlook, Wendy et Danny dormaient encore et Jack Torrance discutait d’une question de vie ou de mort avec l’ancien gardien. Un peu plus loin il dépassa le dernier lampadaire et sur près d’un kilomètre il avança entre deux rangées de petites maisons bien calfeutrées contre les assauts de la tempête. Au-delà, il n’y avait plus que les ténèbres où le vent se déchaînait. Dans le noir, sans autre lumière que le pinceau du phare, la terreur s’empara à nouveau de lui, une terreur enfantine, accablante, décourageante. Jamais il ne s’était senti aussi seul. Au fur et à mesure qu’il voyait dans le rétroviseur les rares lumières de Sidewinder s’éloigner et disparaître, l’envie de rebrousser chemin devenait de plus en plus irrésistible. Il songea que, malgré sa sollicitude, Durkin ne lui avait quand même pas proposé de l’accompagner avec l’autre scooter.

L’hôtel a mauvaise réputation par ici.

Serrant les dents, il poussa plus à fond la manette des gaz et regarda l’aiguille du compteur de vitesse dépasser le cinquante puis se stabiliser à soixante. Il avait l’impression d’avancer à toute vitesse et pourtant il craignait d’arriver trop tard. À cette allure, il lui faudrait presque une heure pour atteindre l’Overlook. Mais s’il accélérait davantage il risquait de ne pas y arriver du tout.

Il gardait les yeux rivés sur les petits réflecteurs ronds, grands comme des pièces de dix cents, qui surmontaient les barrières du garde-fou. Souvent ils étaient ensevelis sous des monceaux de neige. Par deux fois déjà, faute d’avoir vu les panneaux de signalisation des virages, il était sorti de la route et avait commencé à rouler sur la neige accumulée sur le bas-côté et qui masquait le précipice. Il avait tout juste eu le temps de redresser le scooter et de le ramener sur la route. Le passage des kilomètres s’enregistrait au compteur avec une lenteur désespérante… — dix, quinze, vingt kilomètres enfin. Malgré son passe-montagne, son visage se figeait peu à peu et ses jambes commençaient à s’ankyloser.

« Je donnerais bien cent dollars pour une paire de pantalons de ski. »

Il sentait rôder autour de lui cette force maléfique qui avait failli l’assommer sur la route de Sidewinder et qui essayait de s’insinuer derrière ses défenses, d’atteindre son point faible. Si elle l’avait foudroyé avec une telle force trente kilomètres plus bas, de quoi ne serait-elle pas capable ici, dans son domaine ? Il n’arrivait pas à la chasser ; elle se glissait dans son esprit, qu’elle submergeait de vagues et sinistres images. L’une d’elles surtout revenait sans cesse, obsédante. Dans une salle de bains, une femme gravement blessée levait vainement les bras pour se protéger d’un nouveau coup, et il avait de plus en plus l’impression que cette femme était…

« Nom de Dieu, fais attention ! »

Perdu dans ses réflexions, il avait raté un panneau de signalisation et le talus d’accotement avait surgi de l’obscurité comme un train de marchandises, le ramenant brutalement à la réalité. Il tira brusquement sur le guidon et le scooter, penché sur le côté, changea brutalement de direction, raclant de ses patins le rocher sous la neige. Il avait cru que la machine allait se renverser — elle était restée un moment en équilibre instable — mais elle finit par se rétablir sur la surface à peu près plane de la route enneigée. Devant lui, dans la lumière du phare, il aperçut l’interruption brusque du tapis de neige et, au-delà, le noir de l’abîme. Le sang battait à coups redoublés dans sa gorge : Hallorann fit faire un demi-tour au scooter.

Reste sur la route, mon petit Dicky.

Un peu plus loin, à la sortie d’un virage, il vit des lumières étinceler en face de lui. Cette vision avait été si fugitive qu’il aurait pu croire à un mirage si, au détour d’un nouveau virage, elle n’avait réapparu à la faveur d’une entaille dans le rocher, un peu plus proche cette fois. Hallorann ne pouvait plus douter de sa réalité à présent. Il avait trop souvent vu l’Overlook de cet endroit-là pour ne pas le reconnaître. Apparemment, on avait allumé les lumières du rez-de-chaussée et du premier.

Il se sentit aussitôt soulagé d’un grand poids. Il ne s’était pas égaré et il n’avait pas démoli le scooter dans un de ces virages trompeurs. Le scooter s’engagea maintenant dans un lacet qu’il connaissait mètre par mètre quand il aperçut soudain dans la lumière du phare…

Oh ! Seigneur, quoi encore ?

… quelque chose qui bloquait la route devant lui. Tout d’abord Hallorann crut que la silhouette noir et blanc était celle d’un loup géant que la tempête aurait fait descendre de la haute montagne. Mais, en se rapprochant, il comprit et la terreur le saisit à la gorge.

Un lion de buis, son mufle un masque d’ombre sillonné de traînées de neige, ses reins bandés, prêts à la détente. Il fonça sur Hallorann, ses pattes arrière faisant fuser la neige en des gerbes de scintillements cristallins.

Hallorann ne put retenir un cri et, baissant la tête, il tira le guidon à fond vers la droite. Un éclair de douleur lui lacéra le visage, le cou et les épaules, tandis que, sur sa nuque, son passe-montagne fut déchiré de haut en bas. Il fut éjecté du scooter et alla rouler dans la neige.

Il sentait que le lion se jetait sur lui de nouveau. Une forte odeur de feuilles vertes et de houx lui piquait les narines. Une énorme patte de buis le frappa au creux des reins et il partit en vol plané, bras et jambes désarticulés comme une poupée, tandis que le scooter fou allait heurter le talus du bas-côté, se cabrait à la verticale et, balayant la nuit de son phare, se renversait avec un bruit sourd, moteur calé.

Dans un bruit de feuilles froissées et de brindilles cassées, le lion avait de nouveau attaqué Hallorann et labourait son anorak de ses griffes. Hallorann savait que c’étaient de vraies griffes et non pas les tiges du buis qui l’avaient mis en lambeaux.

— Non, tu n’existes pas ! cria Hallorann au lion de buis qui décrivait des cercles autour de lui en grognant. Tu n’existes pas !

Il avait réussi à se mettre debout et s’était déjà rapproché du scooter quand le lion s’élança de nouveau sur lui et lui assena sur la tête un coup de patte griffue. Hallorann vit fuser trente-six chandelles.

— Tu n’existes pas ! répétait-il, exténué, dans un murmure à peine audible, et, ses genoux se dérobant sous lui, il s’affaissa dans la neige. Puis il se mit à ramper vers le scooter. Le côté droit de son visage était couvert de sang et il avait laissé une traînée pourpre sur la neige. Le lion fonça de nouveau sur lui, rugissant comme s’il s’agissait d’un jeu, et le retourna sur le dos comme une tortue.

Hallorann recommença à ramper vers le scooter où se trouvait la seule arme dont il disposait. Mais le lion l’avait encore attaqué et le lacérait de ses griffes.

52. WENDY ET JACK

Wendy se retourna et vit que Jack, cramponné à la rampe comme elle, venait d’atteindre la sixième marche. Il souriait toujours et un sang noirâtre gouttait lentement de ses lèvres sur sa mâchoire. Le sourire se changea en un rictus féroce.

— Je vais te fendre le crâne, je vais te mettre la cervelle en bouillie, dit-il, se hissant sur la marche suivante.

La peur la galvanisa, lui faisant oublier sa douleur. Elle reprit sa montée aussi vite qu’elle le put, tirant rageusement sur la rampe. Quand elle atteignit le palier, elle risqua un coup d’œil derrière elle.

Jack paraissait retrouver ses forces. Il n’était plus maintenant qu’à quatre marches du sommet et, tout en se hissant avec sa main droite, il mesurait avec son maillet la distance qui le séparait encore de Wendy, essayant de voir si elle n’était pas à sa portée.

— Je suis juste derrière toi, lui dit-il, à bout de souffle, mais sans se départir de son sourire ensanglanté, juste derrière toi, salope. Tu vas voir ce que tu vas déguster.

Se tenant les côtes à deux mains, elle s’enfuit le long du couloir.

La porte d’une des chambres s’ouvrit brusquement et un homme qui portait un masque de vampire passa sa tête. « Merveilleuse soirée, n’est-ce pas, ma mignonne ? » cria-t-il en lui faisant éclater au nez le pétard d’un cornet-surprise dont les serpentins fusèrent autour d’elle. Puis, avec un gloussement, il claqua la porte. Wendy, qui s’était étalée par terre, crut que son côté droit allait éclater de douleur, mais elle lutta désespérément pour ne pas perdre connaissance. Elle entendait vaguement l’ascenseur qui s’était remis en marche et, entre ses doigts écartés, les festons sinueux de la moquette semblaient s’être mis à onduler.

Le maillet frappa le sol juste derrière elle et elle se jeta en avant en sanglotant. Par-dessus son épaule elle vit Jack marcher sur elle en chancelant. Il perdit l’équilibre au moment où il assenait un nouveau coup qui atteignit Wendy entre les omoplates, juste avant qu’il ne s’écroulât lui-même, couvrant la moquette d’une large éclaboussure de sang. Wendy se tordit de douleur, ouvrant et fermant convulsivement les mains. Quelque chose en elle s’était cassé — elle l’avait clairement entendu — et pendant un instant sa conscience s’émoussa, comme si elle ne percevait plus la réalité qu’à travers l’écran d’un voile de gaze.

Quand elle reprit pleinement conscience, la terreur et la souffrance s’emparèrent de nouveau d’elle : Jack essayait de se relever pour achever ce qu’il avait commencé.

Elle voulut se mettre debout mais s’aperçut qu’elle en était incapable. À chaque tentative, un éclair de douleur lui transperçait le dos. En désespoir de cause, elle se mit à ramper sur le côté comme un nageur de crawl. Derrière elle, Jack rampait, lui aussi, se servant de son maillet de roque comme d’une béquille. Quand elle fut arrivée à l’angle du petit couloir qui menait à leur chambre, elle réussit, en s’agrippant à l’arête du mur, à s’y engager. De là, elle ne pouvait plus voir Jack et ne savait plus à quelle distance il la suivait. Sa terreur n’en était que plus grande. Elle avançait péniblement en se cramponnant à la moquette dont elle arrachait les poils à pleines touffes. Ce n’est qu’après être parvenue au milieu du couloir qu’elle s’aperçut que la porte de la chambre était grande ouverte.

Danny ! Oh ! mon Dieu !

Au prix d’un effort surhumain, elle réussit à se mettre à genoux puis, se cramponnant au mur dont ses ongles griffaient la tapisserie, à se dresser sur ses jambes. Sans prêter attention à ses souffrances, elle se traîna jusqu’à la porte qu’elle franchit au moment où Jack, appuyé sur le maillet, débouchait du grand couloir.

Elle s’accrocha à la commode pour ne pas perdre son équilibre, puis s’agrippa au chambranle de la porte.

Jack lui cria :

— Ne ferme pas cette porte ! Si tu la fermes, tu auras affaire à moi !

Elle poussa vivement la porte et tira le verrou. D’une main affolée, elle tâtonna parmi les affaires qui traînaient sur la commode, faisant tomber des pièces de monnaie qui s’égaillèrent en tous sens. Elle trouva le porte-clefs au moment où le maillet s’écrasait contre la porte, l’ébranlant dans son cadre. Après une première tentative manquée, elle réussit à enfoncer la clef dans la serrure et donna un tour vers la droite. Au déclic du pêne dans la gâche, Jack, poussant un rugissement de rage, fit pleuvoir sur la porte une volée de coups. Wendy recula, épouvantée. D’où tirait-il sa force ? Avec ce couteau planté dans le dos, il aurait dû être mort depuis longtemps. Elle aurait voulu lui crier à travers la porte verrouillée : « Pourquoi n’es-tu pas mort ? »

Elle se retourna et examina la chambre. Si jamais Jack arrivait à forcer la porte, Danny et elle pourraient aller se réfugier dans la salle de bains. L’idée folle de se sauver par le conduit du monte-plats lui traversa l’esprit, mais elle l’abandonna aussitôt. Même si Danny était assez petit pour s’y glisser, elle n’avait plus la force de maîtriser la poulie et il risquait d’aller s’écraser au fond du puits.

Ils se barricaderaient dans la salle de bains. Et, si Jack réussissait à forcer cette porte-là…

Elle s’interdit de penser à cette éventualité.

— Danny, chéri, il faut te réveiller.

Mais le lit était vide.

Quand il s’était endormi, elle avait tiré sur lui les couvertures et l’un des édredons. À présent le lit était défait.

— Je vous aurai ! hurla Jack. Je vous aurai tous les deux !

Ses menaces, ponctuées de coups de maillet, semblaient laisser Wendy indifférente. Elle n’avait d’yeux que pour le lit vide.

— Sortez de là ! Ouvrez cette maudite porte !

— Danny ? chuchota-t-elle.

Évidemment…, quand Jack l’avait attaquée, Danny en avait eu conscience. Ne ressentait-il pas toutes les émotions violentes de ses parents ? Peut-être même avait-il vu la scène dans un cauchemar. Quoi qu’il en soit, il avait dû se cacher.

Elle se laissa tomber lourdement à genoux — et de nouveaux élancements de douleur embrasèrent sa jambe enflée et meurtrie — et regarda sous le lit. Elle n’y vit que des moutons de poussière et les pantoufles de Jack.

Jack hurla son nom et le maillet s’écrasa contre la porte, faisant sauter une longue écharde de bois qui heurta le parquet avec fracas. Au coup suivant le panneau se fendilla, craquant comme une bûchette sous la hache, et la tête du maillet passa au travers, puis se retira pour s’y enfoncer de nouveau, faisant voler des esquilles de bois jusqu’à l’autre bout de la chambre.

Wendy se remit debout en s’appuyant au cadre du lit et se dirigea en boitillant vers le placard. Ses côtes cassées la faisaient gémir.

— Danny ?

Avec une impatience fiévreuse, elle écarta les vêtements suspendus ; certains glissèrent des cintres et, ballonnés disgracieusement, tombèrent à terre. Danny n’était pas dans le placard.

Elle gagna alors la porte de la salle de bains. Avant d’y pénétrer, elle se retourna et vit la main de Jack se glisser par le trou que les coups de maillet avaient fini d’élargir dans la porte de la chambre et tâtonner à la recherche du verrou. Wendy s’aperçut avec horreur qu’elle avait oublié de retirer le trousseau de clefs de la serrure. La main repoussa le verrou et frôla au passage les clefs, qui se mirent à tinter gaiement. Elle s’en empara aussitôt.

Wendy ne put retenir un sanglot et se précipita dans la salle de bains, dont elle referma précipitamment la porte. Au même moment Jack faisait irruption dans la chambre.

Wendy poussa le verrou et tourna la clef. Elle regarda désespérément autour d’elle, mais Danny n’était pas là non plus. Et, quand elle aperçut dans le miroir son visage barbouillé de sang, elle se dit qu’il valait mieux qu’il ne fût pas témoin d’une pareille scène entre ses parents. Jack s’écroulerait peut-être avant de pouvoir se lancer à la poursuite de son fils. Peut-être, songea-t-elle, arriverait-elle à lui porter un nouveau coup, le coup de grâce, qui sait ?

Cherchant quelque chose qui pût lui servir d’arme, son regard parcourut rapidement les revêtements lisses de porcelaine industrielle, sans rien trouver. Il y avait bien une savonnette, mais, même enveloppée d’une serviette, ce ne serait pas une arme bien redoutable. À part la savonnette, tout ce qui aurait pu servir était vissé au sol ou aux parois. Mon Dieu, elle ne pouvait donc rien faire ?

De l’autre côté de la porte, Jack s’acharnait, avec des grognements de bête, à tout démolir dans leur chambre. Il hurlait qu’il allait « leur donner une correction », qu’ils « paieraient cher » pour ce qu’ils lui avaient fait, qu’il leur apprendrait « qui était le maître », et qu’ils étaient tous deux des « misérables », des « moins que rien ».

Il renversa l’électrophone, fracassa d’un coup de maillet le poste de télévision d’occasion et fit voler en éclats une vitre, provoquant un courant d’air que Wendy sentit sous la porte de la salle de bains. Puis il arracha les matelas des deux lits jumeaux où ils avaient dormi cuisse contre cuisse et les jeta à terre. Quand il n’y eut plus rien à détruire, il tourna sa rage impuissante contre les murs, qu’il se mit à marteler de ses poings.

L’énergumène qui divaguait et hurlait comme un fou n’avait plus rien de commun avec Jack. Ses plaintes geignardes entrecoupées de cris stridents lui rappelaient l’hospice de vieillards où elle avait travaillé pendant les vacances d’été, quand elle était lycéenne. Ce qu’elle entendait maintenant n’était pas la voix de Jack, mais celle de cet hôtel diabolique.

Dès le premier coup, le maillet fit sauter un gros éclat du mince panneau de la porte de la salle de bains. Par la brèche elle entrevit un petit œil dément et un visage grimaçant, couvert de sueur.

— Maintenant je te tiens, sale pute, haleta-t-il avec un rictus hideux.

Le maillet ébranla de nouveau la porte, envoyant des esquilles jusque dans la baignoire et contre la surface chromée de l’armoire à médicaments.

« L’armoire à médicaments ! »

Avec l’énergie du désespoir, elle se précipita vers l’armoire, l’ouvrit et se mit à fouiller dans son contenu.

Derrière elle, Jack tempêtait d’une voix rauque : « T’en fais pas, connasse, j’arrive ! » et il continuait de démolir la porte avec l’acharnement infatigable d’une machine.

Dans son affolement, Wendy renversa pots et flacons — sirop pour la toux, vaseline, shampooing Clairol aux herbes, eau oxygénée, éther — qui tombèrent dans le lavabo et s’y brisèrent.

La main de Jack s’était déjà glissée à l’intérieur, cherchant le verrou et la clef, quand Wendy remarqua un distributeur de lames de rasoir dont elle réussit à extraire, non sans se couper le pouce, une lame. Alors elle s’approcha de la porte et taillada la main qui avait déjà ouvert la serrure et s’apprêtait à repousser le verrou.

Jack poussa un cri et retira sa main.

Haletante, serrant la lame de rasoir entre son pouce et son index, elle attendit qu’il passât la main de nouveau. Quand celle-ci réapparut, elle l’entailla encore. Il se remit à hurler et essaya de lui saisir la main, mais elle réussit à le taillader de nouveau. La lame de rasoir qui s’était retournée entre ses doigts en la coupant une seconde fois lui échappa et tomba sur le carrelage à côté du W.C.

Elle sortit une autre lame du distributeur et se remit aux aguets.

Elle crut entendre un bruit de pas, comme s’il s’éloignait de la porte.

Va-t-il vraiment partir ?

Un autre bruit lui parvint de la fenêtre de la chambre, un bourdonnement aigu, comme celui d’un insecte, un bruit de moteur.

Avec un cri de rage, Jack se fraya un chemin à travers les débris du saccage et — oui, elle en était sûre à présent — sortit de l’appartement.

Quelqu’un est arrivé. Un forestier ? Dick Hallorann ?

— Oh ! mon Dieu, murmura-t-elle d’une voix brisée. Oh ! mon Dieu, oh ! je vous en supplie…

Il fallait qu’elle sorte de là maintenant, il fallait qu’elle retrouve son fils pour qu’ils affrontent ensemble le dénouement de ce cauchemar. Après d’interminables tâtonnements, sa main trouva le verrou et le repoussa. Aussitôt qu’elle eut ouvert la porte et qu’elle fut sortie, elle eut le pressentiment que le départ de Jack n’avait été qu’une ruse, qu’il s’était embusqué quelque part et la guettait.

Elle regarda autour d’elle. Ce n’était que casse et désordre d’affaires bouleversées, mais la chambre était vide et le salon aussi.

Le placard ? Vide également.

Alors l’obscurité envahit peu à peu son esprit et, s’affalant sur le matelas que Jack avait arraché du lit, elle perdit connaissance.

53. HALLORANN HORS DE COMBAT

Hallorann atteignit le scooter renversé au moment où Wendy venait de s’engager dans le petit couloir qui conduisait à leur appartement.

Sans s’occuper du traîneau, Hallorann se dirigea vers l’arrière où le jerrycan d’essence était attaché par deux tendeurs. De ses mains engoncées dans les mitaines bleues de Cottrel, il venait de décrocher le tendeur du haut quand il entendit derrière lui un rugissement de provenance indéterminée — était-ce celui du lion ou n’était-ce qu’une illusion, surgie de son propre inconscient ? Une branche épineuse lui cingla violemment la jambe gauche. Hallorann, dont le genou avait failli se déboîter, serra les dents mais n’arriva pas à réprimer un gémissement. Las de jouer au chat et à la souris, le lion s’apprêtait sans doute à l’achever.

Hallorann tâtonna fiévreusement à la recherche du deuxième tendeur. Du sang gluant lui coulait dans les yeux.

Encore un rugissement et un nouveau coup qui lui racla les fesses et faillit l’envoyer bouler au loin. Mais il s’accrocha au traîneau comme si sa vie en dépendait — c’était d’ailleurs la stricte vérité.

Il avait réussi à détacher le deuxième tendeur et serrait le jerrycan contre lui quand le lion se jeta de nouveau sur lui, le renversant, puis s’enfuit. Malgré l’obscurité et la neige qui tombait, Hallorann put suivre les mouvements de cette horrible gargouille vivante qui s’éloignait puis revenait vers lui, faisant jaillir sous ses pattes des gerbes de neige. Tandis que la bête fonçait sur lui, il dévissa le capuchon du jerrycan qui, en sautant, dégagea une forte odeur d’essence.

Il eut tout juste le temps de se mettre à genoux avant que le lion, rasant le sol à une vitesse vertigineuse, n’arrive à sa hauteur. Quand il passa à côté, Hallorann l’aspergea d’essence.

Crachant et soufflant, le fauve recula.

— De l’essence, exulta Hallorann d’une voix aiguë, brisée par l’émotion. Je vais te faire cramer, Médor ! Que dis-tu de ça ?

Furieux, le lion revenait à la charge, grognant et haletant. Hallorann lui jeta de nouveau de l’essence, mais cette fois-ci le lion poursuivit sa ruée. Comprenant que la bête cherchait à le toucher au visage, il se jeta en arrière, mais sans pouvoir éviter complètement le coup, qui l’atteignit en pleine poitrine ; foudroyé de douleur, il tomba à la renverse. Il avait aspergé d’essence la manche de son anorak et son bras droit, trempé jusqu’à l’os, devint instantanément aussi froid que celui d’un cadavre.

Avec ses dents il arracha la mitaine de sa main droite et, relevant le bas de son anorak, plongea celle-ci dans la poche de son pantalon. Parmi les clefs et la monnaie se trouvait un vieux briquet Zippo, acheté autrefois en Allemagne. Son ressort s’était cassé une fois et il l’avait renvoyé à l’usine qui l’avait réparé gratuitement, exactement comme le promettaient les réclames.

Il tira le briquet de sa poche, rabattit avec un déclic le capuchon et, du pouce, actionna la molette. L’étincelle jaillit et la mèche s’enflamma.

« Oh ! mon Dieu, ma main ! »

Sa main, trempée d’essence, avait pris feu et les flammes remontaient sur la manche de son anorak, mais pour le moment il ne ressentait aucune douleur. Devant cette torche brûlante, la bête hideuse, à la bouche d’épines, aux yeux de broussaille, fit un bond en arrière, mais trop tard.

Grimaçant de douleur, Hallorann plongea son bras brûlant dans le flanc hérissé du lion.

En un instant, la bête ne fut plus qu’un brasier vivant. Elle se tordait, se roulait dans la neige et, rugissant de rage et de douleur, semblait courir après sa propre queue enflammée. Elle finit par s’enfuir en zigzaguant.

La bouche tordue par la souffrance, les yeux rivés sur l’agonie du lion de buis, Hallorann enfonça son bras dans la neige pour étouffer les flammes puis, haletant, se mit debout. La manche de l’anorak de Durkin était charbonneuse mais n’avait pas brûlé et sa main n’était pas atteinte. Quarante mètres plus bas, le lion n’était plus qu’une boule de feu.

« N’y fais pas attention. Grouille-toi. »

Il n’eut aucune peine à remettre en marche le moteur encore chaud du scooter. Il ouvrit la manette des gaz par à-coups et l’engin démarra avec des soubresauts violents qui ne firent rien pour arranger son mal de tête.

Au début Hallorann fut incapable de contrôler sa machine qui allait d’un côté à l’autre comme un engin fou. Pour reprendre ses esprits, il se dressa au-dessus du pare-brise, exposant son visage aux rafales cinglantes du vent. Dès qu’il eut retrouvé son tonus, il poussa sur la manette des gaz.

L’Overlook surgit tout à coup devant lui. Les fenêtres illuminées du premier étage projetaient de longs rectangles jaunes sur la neige. Comme la grille qui fermait l’entrée de l’allée était cadenassée, il descendit du scooter et, après avoir jeté un coup d’œil méfiant autour de lui, se mit à chercher ses clefs, espérant ne pas les avoir fait tomber de sa poche en prenant le briquet… Non, elles étaient bien là. Il examina le trousseau dans la lumière crue du phare et, ayant trouvé la bonne, ouvrit le cadenas qu’il laissa tomber dans la neige. Mais la grille était coincée par la neige. Oubliant les élancements de son mal de tête et la crainte de voir surgir derrière lui d’autres lions, il en dégagea alors le pied en grattant frénétiquement la neige avec ses mains. Il réussit enfin à l’entrebâiller juste assez pour se glisser dans la brèche et, poussant alors de toutes ses forces, parvint à l’ouvrir suffisamment pour que le scooter pût se faufiler. Il avait franchi la grille maintenant et se rapprochait de l’hôtel. C’est alors qu’à travers l’obscurité il devina une agitation devant lui : tous les animaux de buis s’étaient rassemblés au pied de l’escalier de l’Overlook et en barraient l’entrée. Les lions allaient et venaient, le chien était assis, les pattes posées sur la première marche.

Hallorann ouvrit à fond les gaz et le scooter fit un bond en avant, soulevant derrière lui des tourbillons de neige.

Dans l’appartement, Jack Torrance avait tendu l’oreille en percevant le bourdonnement aigu d’un moteur et s’était dirigé vers le couloir à toute allure. Cette garce de Wendy pouvait attendre. Il allait d’abord s’occuper de ce sale négro et lui apprendre à fourrer son nez dans les affaires des autres. Ensuite ce serait le tour de son fils. Il leur donnerait une bonne leçon à tous et leur montrerait qu’il avait l’étoffe d’un manager !

Dehors le scooter filait à toute vitesse et Hallorann, le visage cinglé par la neige, avait l’impression que l’hôtel fonçait sur lui. Dans le faisceau du phare surgit la silhouette du berger de buis, avec son visage aux yeux vides. Hallorann crut qu’il allait s’écraser contre lui, mais au dernier moment celui-ci s’écarta, lui ouvrant un passage dans lequel il s’engouffra, tirant sur le guidon avec tout ce qui lui restait de forces. Le scooter, dans un nuage de neige, fit un brusque tête-à-queue, manquant de se renverser, et heurta de l’arrière le bas de l’escalier contre lequel il rebondit. En un clin d’œil, Hallorann en descendit et se mit à monter en courant. Il trébucha, tomba, se remit debout. Il lui semblait que le chien était à ses trousses, grognant derrière lui. Quelque chose le griffa à l’épaule, mais il était déjà sur le porche, sain et sauf, dans l’étroite tranchée que Jack avait déblayée devant la porte. Les animaux de buis étaient trop gros pour s’y faufiler.

Parvenu à la grande porte d’entrée à double battant, il s’arrêta et d’une main chercha ses clefs dans la poche de son pantalon tandis que de l’autre, il essayait de tourner la poignée, qui pivota d’elle-même. Il poussa la porte.

Danny ! appela-t-il d’une voix étranglée. Danny, où es-tu ?

Il n’obtint pas de réponse.

Son regard balaya le hall et s’arrêta net au bas de l’escalier. Il étouffa un cri d’horreur en voyant que devant la première marche la moquette était toute tachée de sang, et qu’à côté il y avait un lambeau de tissu-éponge rose. Le sang formait une traînée sur l’escalier et la rampe elle-même en était éclaboussée.

Oh, Seigneur ! murmura-t-il, et il appela de nouveau : Danny ! DANNY !

Le silence de l’hôtel semblait le narguer avec des échos imaginaires et railleurs.

(Danny ? Qui ça, Danny ? On ne connaît pas de Danny ici. Danny, Danny, qu’a-t-on fait de ce Danny ? Qui est-ce qui a joué à cache-cache-Danny, à colin-Danny ? Allez, fiche le camp, sale négro. Personne ne connaît de Danny ici.)

Oh ! Dieu, est-ce qu’il avait affronté toutes ces épreuves pour rien ? Était-il arrivé trop tard ? Est-ce que tout était fini ?

En proie à une anxiété grandissante, il monta les marches deux à deux et s’arrêta au palier du premier étage. Voyant que la traînée de sang menait vers l’appartement, il s’engagea dans le petit couloir. L’accueil que lui avaient réservé les animaux de buis lui paraîtrait sans doute peu de chose à côté de ce qui l’attendait là-bas. Au fond de lui, il savait déjà ce qu’il allait trouver.

Et il n’était pas pressé de le découvrir.

Pendant qu’Hallorann montait l’escalier, Jack s’était caché dans l’ascenseur et il le suivait maintenant à pas de loup, le maillet brandi, comme quelque fantôme ensanglanté au sourire sinistre.

Est-ce que cette garce m’a poignardé ? Je ne m’en souviens plus.

— Sale négro, chuchota-t-il, je vais t’apprendre à t’occuper de ce qui ne te regarde pas.

Hallorann l’entendit et, se retournant brusquement, amorça une esquive, mais trop tard. Le maillet s’abattit sur son crâne et, malgré la protection de l’anorak, il crut qu’une fusée lui explosait dans la tête en une gerbe d’étoiles. Puis ce fut le néant.

Il alla s’écraser contre le mur tapissé de soie et Jack le frappa de nouveau. Cette fois-ci, le maillet, parti à l’horizontale, lui fracassa la mâchoire et les dents du côté gauche. Il s’affaissa mollement.

— Et maintenant, chuchota Jack, maintenant à nous deux.

À présent, c’était le tour de Danny. Il avait un compte à régler avec ce fils désobéissant.


Trois minutes plus tard, la porte de l’ascenseur s’ouvrit dans l’obscurité du troisième étage. La cabine s’était arrêtée trop bas et Jack dut se hisser, en se tortillant, malgré ses souffrances, jusqu’au palier. Il n’avait pas lâché le maillet de roque ébréché. Ses yeux fous roulaient dans leurs orbites et ses cheveux poisseux de sang étaient pleins de confettis.

Son fils se cachait quelque part ici, il en était sûr. Livré à lui-même, Danny était capable des pires bêtises : gribouiller sur la luxueuse tapisserie de soie avec ses crayons de couleur, mutiler les meubles, casser les vitres. C’était un menteur et un tricheur à qui il convenait d’administrer… une bonne correction.

Jack Torrance se mit péniblement debout.

— Danny ? appela-t-il. Danny, viens ici une minute, veux-tu ? Tu as été vilain et je dois te punir. Viens recevoir ta raclée comme un grand. Danny ? Danny !

54. TONY

(Danny…)

(Danni… i… i… y.)

Il errait dans l’obscurité à travers des couloirs qui, tout en ressemblant à ceux de l’hôtel, s’en distinguaient. Les murs tapissés de soie montaient apparemment à l’infini, car, il avait beau renverser la tête, il n’arrivait pas à apercevoir le plafond perdu dans les ténèbres. Toutes les portes étaient fermées et elles aussi se perdaient dans l’obscurité. Au-dessous des judas (sur ces portes géantes, ils avaient le diamètre d’un canon de fusil), de minuscules têtes de mort barrées de tibias avaient remplacé les numéros des chambres.

Et, de quelque part, Tony l’appelait.

(Danni… i… i… y.)

Il devina un bruit lointain de coups accompagnés de cris rauques. Bien qu’il ne pût distinguer toutes les paroles, il en comprenait bien le sens général pour les avoir déjà entendues maintes fois, éveillé ou en rêvant.

Il hésita. Il était encore petit, après tout ; ça ne faisait pas trois ans qu’il avait quitté ses couches. Il devait d’abord essayer de savoir où il était. Il avait peur, mais c’était une peur supportable. Il commençait à bien connaître les différentes sortes de peur, de l’inquiétude sourde à la terreur panique, depuis deux mois qu’il en éprouvait tous les jours. Mais il fallait qu’il sache pourquoi Tony était venu et pourquoi il l’appelait dans ce couloir qui n’appartenait ni tout à fait au monde réel, ni à celui des rêves où parfois Tony lui faisait des révélations.

— Danny.

Au bout de l’immense couloir, Danny aperçut une petite silhouette noire, à peine plus grande que lui. C’était Tony.

— Où suis-je ? demanda-t-il doucement à Tony.

— Tu dors, dit Tony. Tu dors dans la chambre de tes parents.

Il y avait de la tristesse dans sa voix.

— Danny, dit Tony. Ta mère va être grièvement blessée, peut-être tuée. Et Mr Hallorann aussi.

— Non !

Il pouvait accepter la possibilité de sa propre mort. Depuis son expérience dans la chambre 217, il savait qu’il saurait y faire face.

Mais pas celle de sa mère.

Ni celle de son père.

Jamais.

Il voulut se rebeller. L’image du couloir obscur vacilla et la silhouette de Tony se fit indistincte, irréelle.

— Non ! cria Tony. Non, Danny, ne fais pas ça !

— Elle ne mourra pas ! Je ne veux pas !

— Alors il faudra que tu l’aides. Ici, Danny, tu te trouves dans un monde enfoui au plus profond de toi-même. Je fais partie de ce monde. Je fais partie de toi, Danny.

— Tu es Tony. Tu n’es pas moi. Je veux ma maman… Je veux ma maman…

— Ce n’est pas moi qui t’ai amené ici, Danny. Tu y es venu de toi-même. Parce que tu savais.

— Non !

— Si, tu savais ! Tu as toujours su ! poursuivit Tony en s’avançant vers lui. (Pour la première fois, Tony s’approchait de lui.) Dans ce monde qui existe au plus profond de toi-même, rien ne peut t’atteindre. C’est un Overlook que tu es seul à connaître, où les pendules sont arrêtées et nulle clef ne peut les remonter. Les portes n’ont jamais été ouvertes et personne n’a jamais séjourné dans ces chambres. Toi et moi, nous allons passer encore quelques instants puis ce sera fini, car bientôt il sera là.

— Il sera là…, chuchota craintivement Danny tandis que les coups irréguliers se rapprochaient.

Son appréhension maîtrisée de tout à l’heure fit place à la plus folle des terreurs. Il comprenait maintenant ces grognements, il reconnaissait la voix de ce monstre qui voulait se faire passer pour son père mais qui — il le savait à présent — n’en était qu’une imitation grossière et grand-guignolesque.

(Tu es venu ici de toi-même. Parce que tu savais.)

— Oh ! Tony, est-ce que c’est mon papa ? s’écria Danny. Est-ce que c’est mon papa qui vient me chercher ?

Tony ne répondit pas. Mais Danny n’avait pas besoin d’une réponse. Il savait. Un bal masqué cauchemardesque se tenait ici depuis des années. Et petit à petit, secrètement, silencieusement, un pouvoir maléfique s’était emparé de ces lieux. Fallait-il parler de Force, de Présence, d’Esprit ? Peu importaient les mots. Pour se cacher, le mal pouvait emprunter mille masques et maintenant, afin d’enlever Danny, il se dissimulait derrière le visage de Papa, il imitait sa voix et portait ses vêtements.

Mais ce n’était pas son papa.

Ce n’était pas son papa.

Tony avait surgi devant lui. Danny, qui le regardait de près pour la première fois, reconnut le jeune homme qu’il serait dans dix ans. Il avait les mêmes yeux sombres, bien écartés, le même menton volontaire, la même bouche finement dessinée. Ses cheveux étaient blonds comme ceux de sa mère et pourtant ses traits portaient l’empreinte Torrance. Tony — le Daniel Anthony Torrance que Danny deviendrait un jour — tenait à la fois du père et du fils.

— Tu dois essayer de les aider, dit Tony. Mais ton père… il est passé du côté de l’hôtel maintenant et c’est lui qui l’a voulu. Mais l’hôtel ne se contentera pas de rallier ton père. C’est surtout toi qui leur fais envie.

Et passant près de lui, Tony s’enfonça dans les ténèbres.

— Attends ! cria Danny. Que puis-je…

— Il n’est plus très loin maintenant, dit Tony, s’éloignant toujours. Il faudra que tu te sauves…, que tu te caches… Ne le laisse pas s’approcher de toi. Fuis-le comme la peste.

— Tony, je ne le pourrai pas !

— Mais si, tu as déjà commencé à le faire, dit Tony. Et tu te souviendras de ce que ton père a oublié.

Tony avait maintenant disparu.

Alors il entendit la voix de son père, toute proche maintenant, qui l’appelait sur un ton faussement câlin :

— Danny ? N’aie pas peur, prof. Ce ne sera qu’une petite fessée, c’est tout. Viens la recevoir comme un homme et nous n’en parlerons plus. Nous n’avons pas besoin d’elle, prof. Rien que toi et moi, d’accord ? Quand nous en aurons fini avec cette petite… fessée…, il n’y aura plus que toi et moi.

Danny s’enfuit à toutes jambes.

La rage contenue du monstre explosa, faisant voler en éclats sa feinte bonhomie.

Viens ici, petit merdeux ! Tout de suite !

Haletant, Danny s’engouffra dans un long couloir, puis dans un autre, et grimpa un escalier. Au fur et à mesure qu’il courait, les murs qui tout à l’heure lui avaient paru si hauts regagnaient leurs proportions normales ; la moquette retrouvait son aspect familier, un entrelacs de guirlandes noires sur un fond bleu de nuit. Il y avait de nouveau des numéros sur les portes et, derrière elles, la grande soirée qui réunissait des générations de clients battait son plein. Autour de lui, l’air vibrait sous l’écho inlassable des coups du maillet s’abattant sur les murs.


Il eut l’impression d’avoir crevé une fine membrane sensorielle, de remonter dans le temps. Il se trouvait à présent dans le couloir devant la suite présidentielle, au troisième étage. Près de lui, jetés l’un sur l’autre, les cadavres sanglants de deux hommes en complet veston et cravate étroite, qui avaient été abattus à coups de revolver, se mirent à remuer et à se dresser.

Il allait pousser un cri, mais il se retint.

(VOUS N’ÊTES QUE DES FANTÔMES ! VOUS N’EXISTEZ PAS !)

Le tableau se fana devant ses yeux comme une vieille photographie et disparut.

Le bruit sourd des coups du maillet montait toujours d’en bas. Son père, investi par l’hôtel de ses pouvoirs diaboliques, le cherchait au rez-de-chaussée.

Tout à coup une porte s’ouvrit derrière lui et le corps décomposé d’une femme parut. Vêtue d’une longue robe de soie pourrie, ses doigts jaunis et crevassés chargés de bagues recouvertes de vert-de-gris, elle se déhanchait d’une façon obscène. De grosses guêpes se promenaient paresseusement sur son visage.

— Entre, lui chuchota-t-elle, souriant de ses lèvres noires. Entre et nous danserons le tango…

— Vous êtes un fantôme ! lança-t-il rageusement. Vous n’existez pas !

Effrayée, elle recula et disparut.

Une voix cria : « Où es-tu ? » C’était la sienne ; il se parlait à lui-même. Il continuait d’entendre les cris du monstre à la voix familière qui le cherchait à présent au premier étage. Puis il remarqua un bruit insolite.

C’était un vrombissement aigu — un moteur qui s’approchait.

Danny retint son souffle. Était-ce Dick ou encore un mirage, suscité par l’hôtel ? Il espérait de toutes ses forces que ce fût vraiment Dick, mais il n’osait pas y croire.

Il battit en retraite dans le couloir principal, puis s’engagea dans un couloir transversal. Les portes verrouillées semblaient le regarder de haut, d’un air désapprobateur, comme elles l’avaient fait dans ses rêves. Mais ce n’était plus un rêve.

Il bifurqua à droite puis, le cœur battant, s’arrêta net. Un souffle d’air chaud lui caressait les chevilles. Les bouches d’aération, pensa-t-il. Ce doit être le jour où Papa chauffe l’aile ouest.

(Tu te souviendras de ce que ton père a oublié.)

Mais de quoi s’agissait-il ? Il lui semblait être à deux doigts de le savoir. Serait-ce quelque chose qui allait leur sauver la vie, à Maman et à lui ? Pourtant Tony avait dit qu’il ne devait désormais compter que sur lui-même. Alors qu’est-ce que ça pouvait bien être ?

Il s’accroupit contre le mur et essaya désespérément de réfléchir. C’était si difficile…, l’hôtel essayait sans cesse de s’insinuer dans son esprit, d’en chasser toute autre pensée que celle de ce monstre qui faisait voler son maillet de tous côtés, déchiquetant la tapisserie, arrachant des nuages de plâtre.

— Aide-moi, murmura-t-il. Tony, aide-moi.

Tout à coup il s’aperçut qu’un silence de mort s’était fait dans l’hôtel et que le bruit du moteur s’était tu.

Ce n’avait donc été qu’une illusion de plus.

Le brouhaha de la fête aussi s’était brusquement arrêté et on n’entendait plus que les hurlements du vent.

Soudain l’ascenseur se mit à ronronner.

Il montait.

Et Danny savait qui se trouvait à l’intérieur.

D’un bond, il fut sur ses pieds. La panique lui étreignait le cœur. Pourquoi Tony l’avait-il envoyé au troisième étage ? Maintenant il était pris au piège. Toutes les portes étaient fermées, il n’y avait pas d’issue.

Le grenier !

Il y avait un grenier, il s’en souvenait. Il avait accompagné son père le jour où celui-ci avait amorcé les pièges à rat, mais Jack n’avait pas voulu l’y laisser monter de peur qu’il se fasse mordre. La trappe qui donnait accès à ce grenier s’ouvrait dans le plafond du dernier petit couloir tout au fond de l’aile ouest. Papa avait saisi la perche appuyée contre le mur et avec elle avait poussé la trappe. Les contrepoids s’étaient mis à monter avec un petit bourdonnement mécanique, la trappe s’était soulevée et une échelle était descendue. S’il pouvait grimper là-haut et tirer l’échelle derrière lui…

Quelque part dans le labyrinthe de couloirs derrière lui, l’ascenseur s’arrêta. Dans un grand bruit de ferraille, la porte s’ouvrit et une voix, qui n’était que trop réelle cette fois-ci, l’appela :

— Danny ? Danny, viens ici un instant, veux-tu ? Tu m’as désobéi et je veux que tu viennes recevoir ta raclée comme un homme. Danny ? Danny !

L’obéissance était si profondément enracinée en lui qu’il fit machinalement deux pas en direction de la voix avant de réaliser ce qu’il faisait. Il serra les poings.

Vous n’êtes qu’un fantôme, vous n’existez pas ! Je sais qui vous êtes ! Ôtez votre masque !

Danny ! rugit la voix. Viens ici, sale garnement ! Si tu ne viens pas tout de suite, tu t’en repentiras !

Le bruit caverneux des coups de maillet contre les murs reprit. La voix l’appela de nouveau, hurlant son nom. Elle s’était rapprochée.

La chasse était lancée, exactement comme dans ses cauchemars. Seulement ce n’était plus un rêve.

Alors Danny s’enfuit à toutes jambes et l’épaisse moquette étouffait le bruit de sa course. Il passa devant des portes fermées, devant la lance de l’extincteur fixée au mur, et arriva au petit couloir en cul-de-sac. Après un instant d’hésitation il s’y élança. Au bout il n’y avait pas d’issue, seulement une porte verrouillée.

Mais la perche était encore là, appuyée au mur, exactement où Papa l’avait laissée.

Danny la saisit et, renversant sa tête en arrière, il examina la trappe. Il y avait un crochet au bout de la perche qu’il fallait glisser dans l’anneau fixé au milieu de la trappe. Il fallait…

Mais un cadenas Yale flambant neuf était passé dans l’anneau. C’était Jack qui, après avoir posé ses pièges, l’y avait mis, pour empêcher son fils d’aller fureter là-haut.

La trappe était cadenassée ! Une vague de terreur le submergea.

Il entendait le monstre qui tout en titubant et trébuchant s’approchait toujours, en faisant tournoyer son maillet. Il avait maintenant dépassé la suite présidentielle.

Le dos contre la porte au fond du couloir, Danny attendit que le monstre parût.

55. CE QUI AVAIT ÉTÉ OUBLIÉ

Wendy reprit connaissance petit à petit ; la grisaille se dissipa, faisant place à la douleur. Son dos, ses côtes, sa jambe la faisaient atrocement souffrir et elle crut qu’elle ne pourrait plus bouger. Même ses doigts lui faisaient mal sans qu’elle comprît pourquoi.

La lame de rasoir, voilà pourquoi.

Ses cheveux collés et emmêlés lui pendaient devant les yeux. Elle les écarta d’une main, mais ce mouvement lui causa une douleur aiguë au niveau des côtes, et elle poussa un gémissement. Le matelas aux rayures bleues et blanches était taché de sang, le sien, ou peut-être celui de Jack. Du sang frais en tout cas. Son évanouissement n’avait donc pas duré très longtemps. Et c’était heureux parce que…

(Pourquoi ?)

Parce que…

D’abord elle se rappela le bourdonnement d’insecte d’un moteur. Son attention, comme hypnotisée, se fixa sur ce souvenir. Puis, d’un seul coup, dans un flash-back vertigineux, elle se souvint de ce qui s’était passé.

Hallorann. Ce devait être Hallorann. Sinon, comment expliquer que Jack soit parti si précipitamment, sans achever sa besogne, sans l’achever, elle ?

S’il ne l’avait pas achevée, c’est qu’il n’en avait pas eu le temps. Il lui avait fallu trouver Danny rapidement, afin d’en finir avec lui avant qu’Hallorann pût intervenir.

Avait-il déjà mis son projet à exécution ?

Elle pouvait entendre le grincement de l’ascenseur qui montait.

Le sang est tout frais. Oh ! mon Dieu, je vous en supplie faites qu’il n’ait pas encore eu le temps.

Elle réussit à se mettre sur ses pieds et à se frayer un chemin à travers les débris qui jonchaient le salon. Arrivée devant la porte fracassée, elle la poussa et sortit dans le couloir.

— Danny ! appela-t-elle. Mr Hallorann ! Il y a quelqu’un ?

L’ascenseur avait fini sa course et elle entendit le fracas métallique de la porte en accordéon qu’on rabattait violemment. Il lui sembla que quelqu’un parlait, mais ce n’était peut-être que son imagination. Le vent soufflait trop fort pour qu’on pût rien affirmer avec certitude.

S’appuyant contre le mur, elle gagna péniblement l’intersection des deux couloirs. Elle était sur le point de s’engager dans le grand couloir quand un cri venu de la cage d’escalier la cloua sur place :

Danny ! Viens ici, petit voyou ! Viens recevoir ta raclée, comme un homme !

C’était Jack. Il était monté au deuxième ou au troisième étage et cherchait Danny.

Elle s’engagea dans le grand couloir, trébucha et faillit tomber. Tout à coup elle retint son souffle. Il y avait quelque chose

(ou quelqu’un ?)

écroulé au pied du mur, à quelques mètres de la cage de l’escalier. Elle hâta le pas, grimaçant de douleur chaque fois qu’elle s’appuyait sur sa jambe blessée. Elle finit par distinguer un homme et, quand elle se fut approchée davantage, elle comprit pourquoi il y avait eu ce bruit de moteur.

C’était Mr Hallorann. Il était enfin arrivé.

Doucement, elle s’agenouilla à côté de lui, priant le ciel qu’il ne fût pas mort. Son nez saignait et un gros jet de sang avait maculé sa bouche. Tout un côté de son visage n’était plus qu’un énorme hématome violacé, mais, grâce à Dieu, il respirait et son souffle strident faisait trembler son corps à chaque inspiration.

Elle remarqua avec étonnement que son anorak avait une manche roussie et qu’il était déchiré du haut en bas. Il avait du sang dans les cheveux et une vilaine égratignure à l’arrière du cou.

(Mon Dieu, que lui est-il arrivé ?)

Danny ! La voix rauque et rageuse rugissait à l’étage. Sors de là immédiatement, nom de Dieu !

Ce n’était pas le moment de se poser des questions. Elle se mit à secouer Hallorann. À chaque mouvement de ses côtes cassées, d’intolérables élancements la transperçaient. Elle avait l’impression d’avoir tout le côté enflé, durci, brûlant.

Et si c’est mon poumon qu’elles touchent chaque fois que je bouge ?

Mais il n’y avait pas de temps à perdre. Si Jack trouvait Danny, il le tuerait à coups de maillet comme il avait essayé de le faire avec elle.

Elle secoua de nouveau Hallorann et se mit à tapoter doucement sa joue intacte.

— Réveillez-vous, dit-elle. Mr Hallorann, il faut vous réveiller. Je vous en supplie…

Là-haut, Jack Torrance cherchait toujours son fils et elle pouvait entendre les coups de maillet qui retentissaient au-dessus de sa tête.


Adossé contre la porte, Danny avait les yeux braqués sur le carrefour des deux couloirs. Les coups de maillet qui s’abattaient à intervalles irréguliers se faisaient plus forts, plus proches. Rêve et réalité étaient devenus indissociables.

Le monstre déboucha du grand couloir.

À le voir, Danny éprouva une sorte de soulagement. Ce n’était pas son père. Ce monstre sorti d’un film d’horreur, roulant des yeux, le dos voûté, la chemise ensanglantée, n’avait rien à voir avec son papa. Il n’avait plus aucun doute là-dessus.

— À nous deux maintenant, fiston, soufflait l’autre en s’essuyant les lèvres d’une main tremblante. Tu vas voir qui commande ici. Ce n’est pas toi qu’ils veulent. C’est moi. Moi. Moi !

Il fit siffler le maillet dont la double tête, déchiquetée par les coups et réduite à une masse informe, s’abattit contre le mur, découpant une rondelle de soie, soulevant une bouffée de poussière de plâtre. Le monstre se mit à ricaner.

— Allons, montre-moi un de tes tours de passe-passe, marmonna-t-il. Je ne suis pas né d’hier, tu sais. Je ne suis pas tombé de la dernière pluie. Et je connais mon devoir de père, fiston.

— Vous n’êtes pas mon père, répliqua Danny.

Le monstre s’arrêta et parut hésiter, comme s’il n’était plus très sûr de sa propre identité. Puis il se ressaisit, reprit sa marche en avant et frappa au passage le panneau d’une porte qui résonna avec un bruit creux.

— Tu mens, dit-il. Qui veux-tu que je sois ? J’ai les deux marques de naissance de ton père, son nombril convexe et même sa queue, fiston. Demande à ta mère.

— Vous n’êtes qu’un imposteur, dit Danny. Un masque. La seule raison qui pousse l’hôtel à se servir de vous, c’est que vous n’êtes pas encore mort comme les autres. Mais, quand il en aura fini avec vous, vous ne serez plus rien du tout. Vous ne me faites pas peur.

— Ah ! je ne te fais pas peur ! cria le monstre. Le maillet fendit l’air rageusement et s’écrasa sur la moquette, entre les pieds de Danny, qui ne broncha pas. Tu m’as menti ! Tu as conspiré avec elle ! Vous avez comploté contre moi ! Et à l’examen tu as triché, tu as copié ! (Sous ses sourcils broussailleux, ses yeux déments étincelaient, illuminés d’une lueur rusée.) Je le retrouverai, d’ailleurs. C’est au sous-sol, quelque part. Je le trouverai. Ils m’ont promis que je pourrais regarder tout ce que je voudrais.

Il leva le maillet de nouveau.

— Oui, ils vous l’ont promis, dit Danny. Mais ils mentent.

Le maillet, levé pour frapper, resta suspendu.


Hallorann commençait à reprendre connaissance et Wendy avait cessé de lui tapoter la joue. Ils avaient entendu Tu as triché à l’examen, tu as copié ; paroles à peine audibles qui, à travers les hurlements du vent, leur étaient parvenues par la cage d’ascenseur. Wendy était quasiment certaine qu’ils étaient au troisième étage et que Jack — ou la puissance qui s’était emparée de lui — avait trouvé Danny. Ni elle ni Hallorann ne pouvaient plus rien à présent.

— Oh ! prof, murmura-t-elle.

Les larmes lui brouillèrent la vue.

— Ce salaud m’a cassé la mâchoire, marmonna Hallorann d’une voix indistincte. Oh ! ma tête

Il réussit à s’asseoir. Son œil droit, tout violacé et très enflé, était presque complètement fermé, mais il put distinguer Wendy.

— Mrs Torrance…

— Chut, dit-elle.

— Où est l’enfant, Mrs Torrance ?

— Au troisième étage, dit-elle. Avec son père.

— Ils mentent, répéta Danny.

Une pensée venait de lui traverser l’esprit comme un météore, trop rapide, trop éblouissante pour être saisie, et il ne put en retenir que quelques mots :

(C’est quelque part au sous-sol.)

(Tu te souviendras de ce que ton père aura oublié.)

— Tu… Tu ne devrais pas parler comme ça à ton père, dit le monstre d’une voix rauque. (Le maillet trembla au bout de son bras puis il l’abaissa.) Tu ne fais qu’aggraver ton cas. Ta punition n’en sera que plus sévère.

Les yeux braqués sur Danny, il avança d’une démarche d’ivrogne et la pitié larmoyante qu’il éprouvait pour lui-même se transforma en haine. Il leva de nouveau le maillet.

— Vous n’êtes pas mon père, lui cria de nouveau Danny. Et, s’il vous reste quelque chose de mon père, vous devez bien savoir qu’ils vous mentent. Tout ce qu’ils vous racontent, ce sont des mensonges, comme les dés truqués que mon papa m’avait mis dans le bas de Noël l’an dernier, ou comme les faux cadeaux qu’on met dans les vitrines. Les boîtes sont vides, il n’y a rien dedans. Elles ne sont là que pour la frime, comme dit mon papa. Vous êtes comme eux. Vous aussi, vous n’êtes que de la frime, vous n’êtes pas mon papa. Et, quand vous aurez obtenu ce que vous voulez, vous ne donnerez rien à mon papa parce que vous êtes égoïste. Et mon papa le sait. Il a fallu que vous le fassiez boire pour arriver à vos fins. Il n’y a que comme ça que vous avez pu vous emparer de lui. Vous n’êtes qu’un imposteur !

— Menteur ! Menteur ! criait le monstre d’une voix de fausset.

Le maillet s’agitait follement en l’air.

— Allez-y, frappez-moi. Mais vous n’obtiendrez jamais ce que vous voulez de moi.

Alors une transformation mystérieuse se produisit chez le monstre. Ses traits, sans se modifier, redevinrent humains. Le corps frissonna légèrement, les mains ensanglantées s’ouvrirent comme des griffes brisées, lâchant le maillet qui tomba à terre. Ce fut tout. Brusquement son père avait réintégré ce corps et il regardait Danny d’un air si profondément malheureux que Danny en eut le cœur serré de pitié. D’une voix tremblante, Jack lui parla :

— Prof, dit-il, sauve-toi. Vite. Et souviens-toi de l’amour que j’ai pour toi.

— Non, je veux rester avec toi, protesta Danny.

— Oh ! Danny, pour l’amour du ciel…

— Non, dit Danny. (Il prit une des mains ensanglantées de son père et l’embrassa.) C’est presque fini maintenant.


En s’appuyant le dos contre le mur, Hallorann réussit à se mettre debout. Wendy et lui avaient l’air des derniers survivants dans un hôpital bombardé.

— Il faut monter là-haut, dit Hallorann. Il faut l’aider.

Le visage blanc comme un linge, elle fixait sur lui des yeux hagards.

— Il est trop tard, dit Wendy. Personne ne peut l’aider à présent.

Une minute, deux minutes s’écoulèrent, puis trois. Enfin ils entendirent un cri, non pas de rage ni de triomphe, mais de terreur.

— Grands dieux, chuchota Hallorann. Qu’est-ce qui se passe ?

— Je ne sais pas, dit-elle. L’a-t-il tué ? Je ne sais pas.

L’ascenseur se remit en marche et ils l’entendirent redescendre, puis le virent passer sans s’arrêter au premier. À travers la grille, ils avaient aperçu le monstre qui hurlait et gesticulait.


Danny restait immobile. Il n’y avait pas d’endroit où il aurait pu fuir l’hôtel. Il en avait pris conscience tout à coup et sans souffrances. Pour la première fois de sa vie, il avait eu une pensée d’adulte, fruit amer des épreuves qu’il avait affrontées depuis qu’il était arrivé à l’Overlook :

« Maman et Papa ne peuvent plus m’aider. Je suis tout seul. »

— Allez-vous-en, dit-il à l’étranger sanglant devant lui. Allez-vous-en. Fichez le camp.

L’étranger se baissa, exposant le manche du couteau planté dans son dos. Ses mains agrippèrent le maillet, mais, au lieu de le brandir contre Danny, il le retourna contre lui-même et se frappa en plein visage.

Danny comprit en un éclair ce qui allait se passer.

Le maillet se mit à monter et à descendre, détruisant tout ce qui restait de Jack Torrance. Le monstre gigotait comme s’il exécutait, au rythme des coups de maillet, une danse macabre. Du sang giclait sur la tapisserie murale, des esquilles d’os volaient en l’air comme des touches de piano cassées. Nul n’aurait pu dire combien de temps cela dura. Quand il eut fini et qu’il leva de nouveau ses yeux vers Danny, il ne restait plus rien de Jack Torrance dans ce visage. À la place, Danny découvrit un visage composite où se mêlaient sans se confondre la femme de la chambre 217, l’homme-chien et le mystérieux enfant qui, dans le tunnel en ciment, l’avait supplié de le suivre.

— Ôtons les masques, murmura le monstre. Et que l’on ne nous dérange plus !

Le maillet s’éleva une dernière fois et allait s’abattre quand, tout à coup, Danny entendit un tic-tac.

Alors il se souvint de ce que son père avait oublié.

Une expression de triomphe illumina son regard. Le monstre s’en aperçut et hésita, perplexe.

La chaudière ! s’écria Danny. On n’a pas baissé la pression depuis ce matin. Elle va exploser !

Les traits informes du monstre se figèrent en un masque de terreur grotesque. Le maillet lui échappa des mains et rebondit, inoffensif, sur la moquette bleue et noire.

— La chaudière ! hurla-t-il. Ah ! non ! Ça ne se passera pas comme ça ! Certainement pas ! Non ! Ah ! maudit enfant ! Ce n’est pas possible ! Ah, ah, ah !

— Si, c’est possible ! lui cria Danny au visage. Il se mit à trépigner de joie et à secouer le poing devant le visage du monstre. Elle va exploser d’une minute à l’autre ! Je le sais ! Ce que Papa avait oublié, c’était la chaudière ! Et vous aussi, vous l’avez oublié !

— Ah ! non ! Pas si vite, sale petit voyou. Tu vas d’abord recevoir ta correction, je vais te régler ton compte ! La chaudière n’explosera pas ! C’est impensable — ah non, ah non !

Il virevolta brusquement et s’éloigna de sa démarche titubante. Il n’était plus qu’une ombre, dansant sur les murs, qui laissait derrière lui, comme des serpentins fanés, une traînée de cris.

Quelques instants plus tard, l’ascenseur se mit à descendre. Danny eut une vision.

(Maman, Mr Hallorann, Dick pour les amis, sont tous les deux ensemble en bas. Il faut s’en aller d’ici tout de suite : l’hôtel va exploser, il va partir en fumée.)

Ce fut comme un lever de soleil incandescent. Danny s’enfuit à toutes jambes et son pied heurta au passage le maillet de roque ensanglanté. Il n’y fit pas attention.

Il gagna l’escalier. Il pleurait ; il fallait absolument qu’ils quittent l’hôtel. Ils n’avaient pas une seconde à perdre.

56. L’EXPLOSION

Plus tard, Hallorann n’arriva jamais à se rappeler le déroulement exact des événements qui suivirent. L’ascenseur était redescendu, passant devant eux sans s’arrêter. Il y avait quelqu’un dans la cabine, mais il n’avait pas osé regarder par la petite lucarne en losange de la porte, car les cris que poussait la créature n’avaient rien d’humain. Un instant après, ils entendirent des pas précipités dans l’escalier et Wendy Torrance se serra contre lui, craignant le pire. Mais, dès qu’elle aperçut celui qui descendait, elle se dressa et courut vers l’escalier aussi vite qu’elle put.

— Danny ! Danny ! Oh ! Dieu soit loué !

Frémissante tout à la fois de joie et de douleur, elle prit l’enfant dans ses bras et l’étreignit.

(Danny.)

Hallorann fut frappé de voir combien l’enfant avait changé. Il avait le teint pâle, les traits tirés et son regard exprimait quelque chose de profond, d’incommunicable. Il semblait avoir maigri. À les voir l’un près de l’autre, Hallorann se dit que c’était la mère qui paraissait la plus jeune des deux, malgré les terribles coups qu’elle avait reçus.

Dick — il faut partir — courir — l’hôtel — il va.

— D’accord, répondit Hallorann, mais, quand il voulut s’approcher d’eux, il éprouva une sorte de lassitude comme s’il essayait de nager à contre-courant.

Il semblait avoir perdu le sens de l’équilibre et ne voyait plus clair de son œil droit. Des douleurs lancinantes irradiaient dans tout le côté droit du visage, de la mâchoire jusqu’aux tempes et le long du cou. Sa joue enflée lui semblait avoir atteint la taille d’un chou. Mais l’avertissement pressant de l’enfant l’avait secoué et il finit par se mouvoir avec plus de facilité.

— D’accord ? demanda Wendy. (Son regard alla d’Hallorann à Danny puis retourna vers Hallorann.) Que voulez-vous dire par là ?

— Il faut partir, expliqua Hallorann.

— Mais je ne suis pas habillée… Mes vêtements…

Alors Danny se libéra de son étreinte et se précipita dans le couloir.

— C’est la chaudière, n’est-ce pas ? demanda Wendy.

— Oui, madame. Danny dit qu’elle va exploser.

Tant mieux. Ces paroles furent prononcées avec la froideur implacable d’une sentence de mort. Je ne sais pas si j’arriverai à descendre ces escaliers. Mes côtes… Il m’a cassé les côtes. Et j’ai une douleur dans le dos.

— Vous y arriverez, dit Hallorann. Nous y arriverons tous.

Danny revint avec les bottes, le manteau et les gants de Wendy, ainsi que ses propres gants et son manteau.

— Danny, dit-elle, et tes bottes…

— C’est trop tard, dit-il, les fixant avec une sorte de frénésie désespérée, et Hallorann, sondant ce regard, y découvrit l’image d’une pendule sous un globe de verre.

C’était la pendule du dancing qu’un diplomate suisse avait offerte à l’hôtel en 1949. Ses aiguilles marquaient minuit moins une.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Hallorann. Oh ! mon Dieu !

D’un bras il enlaça Wendy par la taille et la souleva, de l’autre il fit de même avec Danny et courut vers l’escalier. Quand il lui serra les côtes elle sentit que quelque chose se déboîtait dans sa colonne vertébrale et poussa un cri, mais Hallorann ne ralentit pas. Il dévala l’escalier avec son double fardeau. Avec son œil droit tout enflé qui n’était plus qu’une fente et le gauche dilaté par l’énergie du désespoir, il ressemblait à un pirate borgne enlevant des otages qui rapporteraient une bonne rançon.

Tout à coup il eut le pressentiment de ce que Danny avait voulu dire en affirmant qu’il était trop tard. Il sentait l’explosion qui se préparait au sous-sol et qui allait pulvériser l’hôtel avec tout ce qu’il contenait.

Il hâta encore le pas et fonça à travers le hall vers la porte d’entrée.

Entre-temps, au sous-sol, la créature se précipitait vers la chaufferie qu’éclairait la pâle lueur jaunâtre d’une ampoule unique. Elle écumait de rage. Elle avait été à deux doigts de s’emparer de l’enfant et de son extraordinaire pouvoir et voilà qu’à présent elle risquait de tout perdre. Non, elle ne le permettrait pas. Après avoir baissé la pression de la chaudière, elle retrouverait l’enfant et lui infligerait un châtiment exemplaire.

— Il ne faut pas que l’hôtel explose ! s’écria-t-elle. Oh ! non, il ne faut pas ! Ça ne finira pas comme ça !

Elle arriva près de la chaudière dont le corps cylindrique rougeoyait déjà. Dans un vacarme de sifflements et de grondements, elle crachait de tous côtés des jets de vapeurs et l’aiguille du manomètre était déjà au bout du cadran.

Non, ça ne se passera pas comme ça ! hurla le gardien-manager, et les mains de Jack, insensibles à la douleur, saisirent la manette qui, chauffée à blanc, s’enfonça dans les chairs grésillantes comme une roue dans une ornière.

La manette céda et, avec un cri de triomphe, la créature l’ouvrit à fond. Un énorme jet de vapeur jaillit en rugissant comme une armée de dragons. Avant que le cadran eût complètement disparu dans le nuage de vapeur, le monstre eut le temps de voir que l’aiguille avait commencé à baisser.

— J’AI GAGNÉ ! s’écria-t-il, donnant libre cours à une joie sauvage. (Il se mit à se trémousser tout en agitant ses mains fumantes au-dessus de sa tête.) J’AI GAGNÉ ! IL N’ÉTAIT PAS TROP TARD !

Il poussa un cri inarticulé de triomphe qui fut aussitôt couvert par une détonation assourdissante : la chaudière de l’Overlook avait explosé.


Hallorann déboucha sur le porche et s’engagea dans la tranchée ouverte à travers les congères. Il distingua nettement les animaux de buis et, juste au moment où il se rendait compte que, comme il le craignait, ils leur barraient la route, l’hôtel explosa.

Sur le coup, Hallorann avait eu l’impression que tout était arrivé en même temps ; qu’au lieu d’une suite logique il y avait eu un télescopage, un chevauchement de l’action. Mais plus tard, à la réflexion, il réussit à rétablir la suite des événements.

Il y eut d’abord une longue détonation, une sorte de grondement monocorde.

(BOUMMMMM)

Puis un souffle d’air chaud les propulsa vers l’avant, sans violence, et ils se retrouvèrent tous les trois au pied de l’escalier, dans la neige.


Les fenêtres de l’Overlook volèrent en éclats et dans le dancing le globe en verre qui abritait la pendule sur la cheminée se brisa en deux et tomba par terre. Le tic-tac de la pendule s’arrêta, rouages et balancier s’immobilisèrent. Dans la chambre 217, la baignoire se fendit en deux, laissant échapper un filet d’eau puante et verdâtre. La tapisserie murale de la suite présidentielle s’embrasa. À l’entrée du Colorado Bar, les gonds de la porte cédèrent et les deux battants s’effondrèrent. Au sous-sol, au-delà du passage voûté, les énormes piles de vieux papiers s’enflammèrent et se consumèrent dans un sifflement de lampe à souder. L’eau bouillante de la chaudière inondait le brasier sans parvenir à l’éteindre. Comme un tas de feuilles d’automne qu’on brûle sous un nid de guêpes, les papiers s’envolèrent en se carbonisant. L’explosion de la chaudière fracassa les poutres du plafond qui s’écrasèrent à terre comme des os de dinosaure. L’arrivée du gaz, que plus rien n’arrêtait, se transforma en une colonne de feu qui creva le parquet du hall et monta en rugissant vers le premier étage. L’incendie gagna la moquette de l’escalier et les flammes se mirent à bondir de marche en marche, pressées d’annoncer la terrible nouvelle. Une série d’explosions en chaîne achevèrent d’éventrer l’hôtel. Le lustre de la salle à manger, une bombe de cristal qui devait peser cent kilos, se décrocha et s’écrasa dans un fracas de verre brisé, envoyant rouler les tables dans tous les sens. Les cinq cheminées de l’Overlook crachaient des flammèches vers le plafond de nuages que le vent effilochait.

(Non ! Pas ça ! Pas ça ! NON !)

La créature n’avait plus de voix ; elle seule entendait ces cris de rage impuissante et de terreur, ces malédictions. Elle se dissolvait, se défaisait, se vidait de son intelligence et de sa volonté. Elle cherchait désespérément à fuir, mais il n’y avait plus qu’une issue pour elle : l’anéantissement.

La fête était terminée.

57. LE DÉPART

L’explosion secoua toute la façade de l’hôtel, et une pluie de débris de verre s’abattit sur la neige, scintillants comme autant d’éclats de diamant.

— Dick, Dick ! cria Danny.

Il essayait de soutenir sa mère et de l’aider à gagner le scooter. Les affaires qu’il était allé chercher avant de quitter l’hôtel gisaient, dispersées, derrière eux. Hallorann réalisa tout à coup que Wendy ne portait sur sa chemise de nuit qu’une robe de chambre et que Danny était sans veste, alors qu’il gelait à pierre fendre.

Mon Dieu, elle est pieds nus.

Il rebroussa chemin, ramassa le manteau et les bottes de Wendy ainsi que le manteau et les gants de Danny et revint en courant, s’enfonçant parfois dans la neige jusqu’au haut des cuisses.

Wendy était d’une pâleur effrayante et sur son cou le sang commençait à geler.

— Je ne peux pas, marmonna-t-elle. (Elle n’était plus qu’à demi consciente.) Non, je… je ne peux pas. Désolée.

Danny regarda Hallorann d’un air suppliant.

— Ça va aller, dit Hallorann en la soutenant de nouveau par la taille. Allons-y.

Ils réussirent tous les trois à rejoindre le scooter. Hallorann installa Wendy sur le siège du passager et l’enveloppa de son manteau. Il souleva ses pieds qui étaient déjà glacés mais pas encore gelés et les frictionna énergiquement avec la veste de Danny, puis les enfila dans ses bottes. Wendy, pâle comme la mort, le regard hébété sous ses paupières mi-closes, se mit enfin à frissonner. Hallorann pensa que c’était bon signe.

Derrière eux, trois détonations ébranlèrent l’hôtel, illuminant la neige d’éclairs orange.

Danny cria quelque chose à l’oreille d’Hallorann.

— Quoi ?

— J’ai dit est-ce que vous avez besoin de ça ?

L’enfant montrait le jerrycan rouge planté dans la neige.

— Je pense que oui.

Il alla le ramasser et le secoua — il y avait encore de l’essence, mais il ne savait pas combien. Il essaya d’attacher le jerrycan à l’arrière du scooter mais dut s’y reprendre à plusieurs fois, car ses doigts commençaient à s’engourdir.

— Monte ! cria Hallorann à Danny.

Danny recula.

— Nous allons mourir de froid !

— Il faut aller à la remise chercher les tapis de selle. Monte derrière ta mère !

Danny grimpa sur le scooter et Hallorann s’adressa à Wendy :

— Mrs Torrance ! Accrochez-vous à moi. Est-ce que vous avez compris ? Accrochez-vous bien !

Elle l’encercla de ses bras et posa sa joue contre son dos. Hallorann mit le moteur en marche et tourna lentement la manette des gaz pour que le départ ne soit pas trop brutal. Wendy n’avait pas la force de se tenir solidement à lui, et si elle venait à tomber, elle entraînerait Danny dans sa chute.

Le scooter démarra et fit demi-tour vers la remise. Pendant un instant ils purent voir clairement l’intérieur du hall de l’Overlook. Le jet de feu qui montait à travers le plancher crevé ressemblait à la flamme d’une bougie géante, jaune soufre au centre, délicatement ourlée de bleu sur les bords, qui aurait été là pour éclairer et non pour détruire. Ils aperçurent le bureau de réception avec sa clochette en argent, les décalcomanies de cartes de crédit sur la vitre, la vieille caisse ornée de volutes, les petits tapis à dessins, les chaises montantes, les repose-pieds en crin. Danny reconnut le petit canapé à côté de la cheminée où trois religieuses s’étaient assises le jour de leur arrivée, c’est-à-dire le jour de la fermeture de l’hôtel. Mais la véritable fermeture, c’était aujourd’hui.

Pour se protéger du vent, Wendy pressait son visage contre le dos d’Hallorann et Danny en faisait autant contre celui de sa mère, si bien qu’Hallorann fut le seul témoin de la dernière scène, et il n’en parla jamais. Il crut distinguer une grande forme noire qui s’échappait de la fenêtre de la suite présidentielle. Elle plana un instant devant l’hôtel, pareille à quelque mante géante, puis, happée par le vent, elle se déchira comme une feuille de vieux papier et ses lambeaux furent emportés par un tourbillon de fumée. L’instant d’après, elle avait disparu sans laisser de trace. Peut-être n’avait-elle été, après tout, qu’un nuage de fumée ou un morceau de papier peint déchiré, ballotté par le vent. Peut-être n’y avait-il rien eu d’autre que l’Overlook, transformé en bûcher et flambant au cœur de la nuit.


Hallorann avait à son trousseau une clef du cadenas de la remise, mais il s’aperçut rapidement qu’il n’en aurait pas besoin. La porte était entrebâillée, le cadenas ouvert suspendu par sa tige.

— Je ne peux pas y entrer, chuchota Danny.

— Ça ne fait rien. Reste ici avec ta maman. Il y avait autrefois une pile de vieux tapis de selle ici. Ils sont probablement tout mités, mais avec eux nous ne mourrons pas de froid au moins. Mrs Torrance, vous êtes toujours éveillée ?

— Je ne sais pas, répondit Wendy d’une voix éteinte. Je crois que oui.

— Bien. Ça ne prendra qu’une minute.

— Reviens vite, chuchota Danny. Je t’en prie.

Hallorann poussa la porte de la remise et pénétra à l’intérieur. Les tapis de selle se trouvaient toujours au même endroit, à côté du jeu de roque. Il en prit quatre — ils sentaient le moisi, et les mites, de toute évidence, s’en étaient donné à cœur joie — puis marqua une hésitation.

Un des maillets de roque manquait.

Est-ce que c’est avec ça qu’il m’a frappé ?

Bon, et après ? Quel besoin avait-il de savoir avec quoi on l’avait frappé ? Pourtant sa main monta machinalement vers son visage et tâta l’énorme enflure qui prenait tout un côté. Un seul coup de ce maillet avait réussi à ficher en l’air six cents dollars de soins dentaires. Il ne pouvait, malgré tout, s’empêcher de regarder avec une sorte de fascination la place vide dans le porte-maillets. Il se mit à rêver au claquement sec que la tête du maillet devait faire en frappant la boule en bois.

Un flot d’images lui envahit l’esprit : des esquilles d’os, des éclaboussures de sang…

Pourtant le jeu de roque évoquait plutôt le thé glacé, des balançoires sur un porche, des dames en chapeaux de paille blancs, le bourdonnement des moustiques (et de vilains petits garçons qui trichent).

Oui, c’était certainement un jeu agréable, un peu démodé, mais… agréable.

— Dick ? lui souffla une voix grêle et geignarde, passablement déplaisante. Qu’est-ce qui t’arrive, Dick ? Allons, viens, dépêche-toi, je t’en prie !

(Allons, dépêche-toi, négro, ton maître t’appelle.)

Sa main se referma sur le manche de l’un des maillets et il éprouva une sensation délicieuse.

(Qui aime bien châtie bien, dit le proverbe.)

Dans la nuit scintillante de flammes, une étrange lueur passa dans son regard. En fait, ce serait un service à leur rendre. Elle était drôlement amochée… Elle souffrait et c’était presque entièrement

(entièrement, tu veux dire)

la faute à ce maudit garnement. N’avait-il pas abandonné son propre père dans la fournaise ? À bien y réfléchir, c’était quasiment un meurtre. On appelait ça le paricide. C’était vraiment dégoûtant.

— Mr Hallorann ?

C’était la voix de Wendy, faible, énervante. Il n’aimait pas beaucoup cette voix-là.

— Dick !

L’enfant, pris de panique, sanglotait.

Hallorann tira le maillet de son support et se dirigea vers le faisceau de lumière blanche que déversait le phare du scooter. Il avança vers la porte d’une démarche traînante de jouet mécanique.

Subitement il s’arrêta, regarda avec stupéfaction le maillet dans ses mains et se demanda avec un sentiment d’horreur croissant ce qu’il avait voulu faire. Avait-il vraiment songé à les assassiner ?

Cependant une voix furieuse le somma d’agir :

(Mais vas-y, bon Dieu, montre donc que tu as des couilles au cul ! Tue-les ! TUE-LES TOUS LES DEUX !)

Étouffant un cri de terreur, il jeta derrière lui le maillet qui alla s’écraser dans un angle, à côté des tapis de selle. Son manche pointé vers lui semblait l’inviter au meurtre. Alors il s’enfuit.

Danny était assis sur le siège du scooter et Wendy avait passé ses bras autour de lui, mais elle était si faible qu’elle le tenait à peine. Son visage ruisselait de larmes et il tremblait comme s’il était saisi d’un accès de fièvre.

— Où étais-tu ? Nous avons eu si peur ! dit-il en claquant des dents.

— C’est effectivement un endroit à faire peur, dit Hallorann lentement. Même si l’hôtel brûle jusqu’aux fondations, ce n’est pas demain que je remettrai les pieds par ici. Tenez, Mrs Torrance, mettez ça autour de vous. Je vais vous aider. Toi aussi, Danny. Tâche de te déguiser en Arabe.

« Et maintenant, accrochez-vous de toutes vos forces, dit-il. Nous avons encore un long chemin à faire, mais le pire est derrière nous à présent.

Il contourna la remise et prit la direction de la route. L’Overlook flambait comme une torche dans le ciel.

L’incendie avait ouvert dans ses flancs des trous béants. À l’intérieur un feu d’enfer faisait rage et la neige fondue tombait du bord du toit carbonisé en cascades fumantes.

Le scooter descendit la pelouse qui s’étendait devant l’hôtel, trouvant sans peine son chemin dans la lueur de l’incendie qui faisait rougeoyer les monticules de neige.

— Regarde ! s’écria Danny au moment où Hallorann ralentissait en arrivant devant la grande grille.

Il montrait du doigt le terrain de jeux.

Les animaux de buis étaient tous revenus à leur place, mais ce n’étaient plus que des carcasses noircies. L’entrelacs ligneux de leurs branches mortes se détachait nettement sur un fond d’incendie et leurs petites feuilles jonchaient le sol comme des pétales fanés.

— Ils sont morts ! cria Danny, dans un paroxysme de joie triomphale. Morts ! Ils sont morts !

— Chut, dit Wendy. Calme-toi, chéri. Tout va bien.

— Eh prof ! dit Hallorann. Si on allait se dénicher un petit coin tranquille au soleil ? Ça te dirait ?

— Oh oui ! chuchota Danny. Ça fait si longtemps que j’en rêve…

Le scooter se faufila entre la grille et le pilier puis s’engagea sur la route en direction de Sidewinder. Le bruit du moteur s’éloigna et se perdit bientôt dans les grondements incessants du vent. Par moments, l’incendie semblait être sur le point de s’éteindre, puis il repartait de plus belle, mêlant ses crépitements au bruissement mélancolique des buis dénudés. Quelque temps après que le scooter eut disparu, le toit de l’Overlook s’effondra — d’abord dans l’aile ouest, puis dans l’aile est, enfin quelques secondes après, dans la partie centrale. Une énorme colonne d’étincelles et de débris enflammés s’éleva en tournoyant dans cette nuit d’hiver désolée.

Le vent poussa des bardeaux enflammés et des lattes brûlantes par la porte ouverte de la remise et celle-ci s’embrasa à son tour.


Ils étaient encore à trente kilomètres de Sidewinder quand Hallorann s’arrêta pour verser ce qui restait d’essence dans le réservoir du scooter. Il se faisait beaucoup de souci pour Wendy Torrance qui semblait perdre progressivement connaissance ; il y avait encore un long chemin à faire.

Dick ! s’écria Danny. Debout sur le siège, il montrait quelque chose du doigt. Regarde, Dick, regarde !

La neige s’était arrêtée de tomber et la pleine lune, ronde et argentée comme une pièce d’un dollar, avait fait son apparition entre les nuages à la dérive. Très loin, en bas, sur la route qui montait vers eux, ils aperçurent un cortège mouvant de lumières, égrenées comme les perles d’un collier le long des virages en lacets. Pendant une accalmie du vent, Hallorann put distinguer un bourdonnement lointain de moteurs de scooters. Ils les rencontrèrent un quart d’heure plus tard. Ils apportaient des vêtements de rechange, de l’eau-de-vie et le docteur Edmonds était avec eux.

La longue nuit avait pris fin.

58. ÉPILOGUE : L’ÉTÉ

Après avoir vérifié que l’apprenti avait préparé correctement la salade et jeté un coup d’œil aux hors-d’œuvre, Hallorann dénoua son tablier, le suspendit et sortit par la porte de derrière. Il lui restait environ quarante-cinq minutes avant le branle-bas de combat du dîner.

Le Red Arrow Lodge était un motel perdu au fin fond des montagnes, dans l’ouest de l’État du Maine, à trente kilomètres d’une ville du nom de Rangely. C’était une bonne boîte, se disait Hallorann. Il n’y avait pas trop de monde, les pourboires étaient généreux et jusqu’ici pas un seul plat n’avait été renvoyé à la cuisine : record remarquable si l’on pensait que la moitié de la saison s’était déjà écoulée.

Il passa entre le bar en plein air et la piscine (parfaitement superflue, à son avis, vu qu’il y avait le lac à côté), traversa une pelouse où quatre clients jouaient au croquet en riant, grimpa une petite côte couronnée d’un bois de pins que la brise faisait doucement murmurer et qui embaumait l’air de leurs sucs résineux.

De l’autre côté de la crête, au-dessus du lac, quelques chalets isolés étaient nichés parmi les arbres. Le plus joli était le plus éloigné. Hallorann l’avait retenu pour deux personnes dès le mois d’avril, quand il avait découvert ce motel.

Une femme était assise dans un fauteuil à bascule, un livre entre les mains. Hallorann fut de nouveau frappé par la transformation qui s’était produite en elle. D’abord, le corset orthopédique qui l’obligeait à se tenir très droite donnait à son maintien quelque chose d’un peu sévère. En plus des côtes fracturées et des blessures internes, elle avait eu une vertèbre cassée et c’était ce qu’il y avait de plus long à guérir. Mais la transformation se voyait aussi dans son visage qui avait vieilli et paraissait moins rieur. Assise là, penchée sur son livre, elle avait une beauté grave qu’Hallorann ne lui avait jamais vue auparavant. À l’époque où il l’avait rencontrée, elle faisait encore très jeune fille, mais maintenant c’était une femme que l’existence n’avait pas épargnée mais qui avait surmonté les épreuves. Elle avait su tant bien que mal recoller les morceaux de leurs vies brisées. Hallorann savait pourtant que pour elle ce ne serait jamais plus tout à fait comme avant.

Au bruit de son pas, elle leva les yeux.

— Salut, Dick !

Fermant le livre, elle tenta de se dresser, mais son visage se contracta de douleur.

— Non, ne vous levez pas, le protocole c’est bon pour les soirées de gala, répondit Hallorann.

Elle le regardait monter les marches en souriant et il prit place à côté d’elle sur le porche.

— Comment allez-vous ?

— Pas trop mal, concéda-t-il. Essayez ce soir les crevettes à la créole. Elles sont extra.

— Je n’y manquerai pas.

— Où est Danny ?

— Il est là-bas.

Elle tendit le doigt et Hallorann distingua une petite silhouette assise au bout de la jetée. Il portait un jean roulé jusqu’aux genoux et un tee-shirt à rayures rouges. Devant lui, sur l’eau paisible, un bouchon flottait. De temps en temps, Danny remontait sa ligne, en examinait le plomb et l’hameçon, puis la relançait dans l’eau.

— Il commence à bronzer, dit Hallorann.

— Oui, il est déjà bien brun — et elle regardait affectueusement son fils.

Hallorann sortit une cigarette, la tapota pour tasser le tabac et l’alluma. La fumée dériva en lents méandres dans le soleil de l’après-midi.

— Est-ce qu’il fait toujours les mêmes cauchemars ?

— Ça va mieux, dit Wendy. Il n’en a eu qu’un seul cette semaine. Auparavant, c’était chaque nuit, quelquefois même à plusieurs reprises. Les explosions. Les buis. Et surtout… enfin vous savez.

— Oui. Ne vous en faites pas, Wendy. Il s’en tirera.

Elle l’interrogea du regard.

— Vous croyez ? Je me le demande.

Hallorann hocha la tête.

— Tous les deux, vous êtes en train de reprendre le dessus. Vous n’êtes plus comme avant, mais ce n’est pas forcément un mal.

Ils restèrent un moment sans parler, Wendy se balançant dans son fauteuil et Hallorann tirant sur sa cigarette, les pieds sur la balustrade du porche. Une petite brise se leva et, se faufilant par des chemins secrets à travers les pins, vint caresser les cheveux de Wendy qu’elle avait fait couper court.

— J’ai décidé d’accepter l’offre d’Al… de Mr Shockley, dit-elle.

Hallorann hocha la tête.

— Ce doit être une bonne place, un travail qui peut vous intéresser. Quand commencerez-vous ?

— Tout de suite après la Fête du Travail. Quand nous partirons d’ici, nous irons directement dans le Maryland pour chercher un logement. Vous savez, c’est la brochure du syndicat d’initiative qui m’a décidée. J’ai l’impression que c’est une région idéale pour élever un gosse. Et je voudrais me remettre au travail avant d’avoir complètement épuisé l’argent de l’assurance que Jack nous a laissée. Il reste encore quarante mille dollars, assez pour payer des études universitaires à Danny et même pour l’aider à prendre un bon départ dans la vie, si nous investissons cet argent intelligemment.

Hallorann hocha la tête.

— Et votre mère ?

Elle le regarda avec un sourire triste.

— Je pense que le Maryland sera suffisamment loin.

— Vous n’oublierez pas vos vieux amis, n’est-ce pas ?

— Danny ne le permettrait pas. Allez le voir, il vous attend depuis ce matin.

— Moi aussi.

Il descendit par le chemin de gravier et rejoignit Danny qui était assis au bout de la jetée, sur les vieilles planches pourries, les pieds trempant dans l’eau claire. Au-delà, le lac s’élargissait, reflétant les pins qui descendaient jusque sur ses rives. C’était un pays de très vieilles montagnes, aux contours arrondis, adoucis par le temps, et Hallorann trouvait ce paysage tout à fait à son goût.

— Tu prends quelque chose ? demanda-t-il.

S’asseyant à côté de Danny, il enleva une de ses chaussures, puis l’autre, et avec un soupir de plaisir trempa lui aussi ses pieds chauds dans l’eau fraîche.

— Non, mais j’ai eu une touche tout à l’heure.

— Nous utiliserons un bateau demain matin. Il faut aller jusqu’au milieu du lac pour prendre de belles pièces, fiston.

— Vraiment grosses ?

Hallorann haussa les épaules.

— Oh ! des requins, des espadons, des baleines, ce genre de choses.

— Il n’y a pas de baleines, ici !

— Pas de baleines bleues, peut-être, mais il y a des petites baleines roses qui ne dépassent pas les vingt-cinq mètres de long.

— Comment sont-elles venues de l’Océan ?

Hallorann posa sa main sur les cheveux dorés de l’enfant et les ébouriffa.

— Elles peuvent nager à contre-courant, tu sais. Elles ont tout simplement remonté la rivière pour venir jusqu’ici.

— Vraiment ?

— Puisque je te le dis.

Regardant le lac tranquille sans se parler, ils se mirent à rêvasser. Quand Hallorann tourna de nouveau son regard vers Danny, celui-ci avait les yeux remplis de larmes.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda-t-il en lui passant un bras autour des épaules.

— Rien, chuchota Danny.

— C’est ton papa qui te manque, n’est-ce pas ?

L’enfant essaya de répondre, mais sa voix s’étrangla dans un sanglot et, posant sa tête contre l’épaule d’Hallorann, il pleura à chaudes larmes. Hallorann le pressa contre lui sans rien dire. Il savait que l’enfant aurait besoin de pleurer bien des fois encore et Danny avait la chance d’être assez jeune pour pouvoir le faire. Les larmes qui brûlent sont aussi celles qui consolent.

Quand Danny se fut un peu calmé, Hallorann lui dit :

— Tu vas te remettre de tout cela. Tu ne le crois pas maintenant, mais tu y arriveras. Ce n’est pas pour rien que tu as le Don.

— Mais à quoi ça sert ? s’écria Danny, s’étranglant, la voix pleine de larmes. Je ne veux pas de ce Don !

— Mais tu l’as, dit Hallorann doucement. Pour le meilleur et pour le pire. On ne t’a pas demandé ton avis, mon petit. Le pire est passé maintenant. Et n’oublie pas que si tu as des ennuis, tu pourras toujours venir me parler. Et, si tu n’arrives pas à tenir le coup, tu n’auras qu’à m’appeler. Je viendrai.

— Même quand je serai dans le Maryland ?

— Même là-bas.

Ils regardèrent en silence le bouchon qui flottait à dix mètres de la jetée. Puis, d’une voix basse, presque inaudible, Danny demanda :

— Tu seras toujours mon ami ?

— Aussi longtemps que tu voudras de moi.

L’enfant se pelotonna contre lui et Hallorann le serra dans ses bras.

— Danny, écoute-moi. Il faut que je te parle sérieusement. Il y a des choses que l’on ne devrait pas avoir à dire à un enfant de six ans, mais les choses sont rarement comme elles devraient être. La vie est dure, Danny. Le monde ne nous veut pas de mal, mais il ne nous veut pas de bien non plus. Il se fiche de ce qui nous arrive. Les pires choses peuvent se produire sans que nous sachions pourquoi. Des braves gens meurent dans le désespoir et dans la douleur, laissant seuls ceux qui les aiment, et on est parfois tenté de croire qu’il n’y a que les méchants qui profitent des biens de cette terre. Mais si le monde t’est hostile, par contre, ta maman et moi, nous t’aimons. Tu es un brave garçon. Tu regrettes ton papa et quand il te prend l’envie de pleurer, à cause de ce qui lui est arrivé, tu vas t’enfermer dans un placard ou tu te caches sous les couvertures et tu pleures jusqu’à ce que tu n’aies plus de larmes. C’est ce qu’un brave fils doit faire. Mais il faut toujours aller de l’avant. C’est la meilleure façon de s’en tirer dans l’existence. Il faut garder son amour vivant et aller de l’avant, quoi qu’il arrive, faire ce que l’on doit, sans jamais renoncer.

« Tu as une touche, fiston, dit-il en montrant la ligne du doigt.

Le flotteur rouge et blanc qui avait plongé refit surface, tout luisant, puis s’enfonça de nouveau.

— Oh ! cria Danny, la gorge serrée.

Wendy était venue les rejoindre. Debout derrière Danny, elle lui demanda :

— Qu’est-ce que c’est ? Un petit brochet ?

— Certainement pas, Mrs Torrance, dit Hallorann. Ça pourrait bien être une baleine rose.

Le bout de la canne plia. Danny tira le bambou et un long poisson, aux couleurs d’arc-en-ciel, sauta hors de l’eau, décrivant une trajectoire étincelante, puis replongea.

Retenant son souffle, Danny enroula sa ligne frénétiquement.

— Aide-moi, Dick ! Je l’ai eu ! Je l’ai eu ! Aide-moi !

Hallorann éclata de rire.

— Tu te débrouilles très bien tout seul, mon petit bonhomme. Je ne sais pas si c’est une baleine rose ou une truite, mais c’est une belle prise.

Il passa son bras autour des épaules de Danny qui remontait son poisson avec précaution. Wendy s’assit de l’autre côté de son fils et ils restèrent là, assis tous les trois au bout de la jetée, dans le soleil déclinant.

FIN
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