PREMIÈRE PARTIE EN GUISE D'INTRODUCTION

1. PREMIER ENTRETIEN

Petit con prétentieux, pensa Jack Torrance. Ullman mesurait tout juste un mètre soixante et il avait les gestes brusques et secs des hommes petits et gros. La raie de ses cheveux était impeccable, son complet sombre strict mais rassurant. Tout en lui disait au client : « Je suis à vous, je vous écoute », et aux employés, plus sèchement : « Attention, je vous ai à l’œil. » Il avait piqué un œillet rouge à sa boutonnière, peut-être pour éviter qu’on ne le prît pour un croque-mort.

L’écoutant parler, Jack se disait que de toute façon, vu les circonstances, il aurait eu du mal à éprouver de la sympathie pour quiconque se fût trouvé de l’autre côté de ce bureau.

Ullman venait de lui poser une question qu’il n’avait pas saisie. C’était un mauvais point pour lui, car Ullman était homme à relever ce genre de gaffe et à l’enregistrer dans son ordinateur mental pour la lui ressortir un jour.

— Je vous demande pardon ?

— Je vous demandais si votre femme comprend bien les risques que vous courez en venant ici. Et puis il y a votre fils (il jeta un coup d’œil sur la demande d’emploi posée devant lui), Daniel, cinq ans. Votre femme n’est pas un peu réticente ?

— Wendy est une femme extraordinaire.

— Et votre fils aussi ?

Jack lui adressa son plus beau sourire « dents blanches » :

— Nous avons la faiblesse de le croire. Il est très indépendant pour son âge.

Ullman ne lui retourna pas son sourire. Il glissa la demande d’emploi dans un dossier qu’il fit disparaître dans un tiroir. Il ne restait plus sur son bureau qu’un sous-main, un téléphone, une lampe et une corbeille à courrier dont les deux compartiments Arrivée et Départ étaient vides.

Se levant, Ullman se dirigea vers un classeur.

— Venez de ce côté, s’il vous plaît, Mr Torrance. Nous allons regarder les plans de l’hôtel.

Il revint avec cinq grandes feuilles qu’il étala sur le bureau de noyer vernissé. Debout à ses côtés, Jack fut assailli par l’odeur d’eau de Cologne qu’il dégageait. « Ce que mes hommes ont sur la peau ? English Leather, un point, c’est tout. » Le slogan publicitaire lui revint spontanément à l’esprit et il dut se mordre les lèvres pour ne pas éclater de rire.

— Le dernier étage : un grenier, dit Ullman en s’animant. Rien là-haut que du bric-à-brac. L’Overlook a changé de mains plusieurs fois depuis la Deuxième Guerre mondiale et chaque nouveau directeur y a relégué tout ce qui l’encombrait. Je veux que l’on y mette des pièges à rat et des boulettes empoisonnées. Les femmes de chambre du troisième prétendent avoir entendu des trottinements suspects. Je ne crois pas un seul instant qu’il y ait des rats chez nous, mais l’Overlook se doit d’être au-dessus de tout soupçon.

Convaincu que tout hôtel digne de ce nom abritait bien un rat ou deux, Jack eut du mal à tenir sa langue.

— Il est entendu qu’en aucun cas vous n’autoriserez votre fils à jouer au grenier.

— Bien sûr, fit Jack, réduit de nouveau au sourire Gibbs.

Quelle situation humiliante ! Est-ce que ce petit con s’imaginait vraiment qu’il laisserait son fils dans un grenier plein de pièges à rat, de vieux meubles déglingués et Dieu sait quoi encore ?

Ullman retira prestement le plan du grenier et le glissa sous la pile.

— L’Overlook compte cent dix chambres, dit-il sur un ton doctoral. Les trente suites sont toutes ici, au troisième : dix dans l’aile ouest, dont la suite présidentielle, dix au centre, dix dans l’aile est. Toutes jouissent d’une vue superbe.

Je me passerais bien de son baratin, pensa Jack. Mais il ne dit rien : il avait trop besoin de ce poste.

Ullman retira le plan du troisième étage et ils se penchèrent sur les deux premiers étages.

— Au deuxième, quarante chambres, poursuivit Ullman ; trente à deux lits et dix à un lit. Au premier, vingt de chaque. À chaque étage, vous avez trois placards à linge et une réserve située au bout de l’aile est pour le deuxième étage et au bout de l’aile ouest pour le premier. Pas de questions ?

Jack lui fit signe que non. Ullman rangea les plans des deux premiers étages.

— Passons au rez-de-chaussée. Voici, au centre, la réception et derrière, les bureaux. Les deux ailes de part et d’autre de la réception font deux cent cinquante mètres de long chacune. Dans l’aile ouest vous avez le restaurant et le Colorado Bar. Dans l’aile est, la salle de banquet et le dancing. Toujours pas de questions ?

— J’attends d’arriver au sous-sol, dit Jack. C’est surtout là que j’aurai à travailler.

— Watson vous montrera tout ça. Le plan du sous-sol est affiché au mur de la chaufferie. (Il fronça les sourcils de l’air de dire qu’un directeur ne s’occupait pas de l’intendance.) Là aussi, nous pourrions poser quelques pièges à rat. Je vais le noter…


Il griffonna un mot sur un bloc-notes qu’il tira de la poche intérieure de sa veste — chaque feuille portait en capitales l’en-tête : LE DIRECTEUR : STUART ULLMAN — puis il détacha la feuille qu’il déposa dans la corbeille à courrier. Sur ce bureau vide, le papier paraissait insolite. Il fit disparaître le bloc-notes comme par enchantement dans la poche de sa veste. Et maintenant, messieurs-dames, le clou de la soirée : le tour du bloc-notes qui disparaît. « Décidément, se dit Jack, son numéro est bien au point. »

Ils avaient repris leurs places de part et d’autre du bureau, Ullman derrière et Jack devant, l’employeur et l’employé, le bienfaiteur et le quémandeur. Le petit bonhomme chauve, en costume de ville et cravate discrète, croisa ses mains proprettes sur le sous-main et regarda Jack droit dans les yeux. Au revers de sa veste, en pendant à l’œillet rouge, il portait un petit badge qui disait simplement, en lettres dorées : PERSONNEL.

— Je vais être tout à fait franc avec vous, Mr Torrance. Albert Shockley est un homme puissant. Il détient une bonne partie des actions de l’hôtel et siège au comité de direction, mais il n’a pas une grande expérience de l’hôtellerie et il serait sans doute le premier à le reconnaître. En ce qui concerne le poste de gardien, sa volonté est formelle : il désire qu’il vous soit attribué. Je m’incline donc. Mais, s’il ne tenait qu’à moi, je ne vous aurais pas engagé.

Moites de sueur, les mains de Jack se crispèrent. Quel petit con prétentieux, quel sale petit con !

— Je ne crois pas que vous ayez beaucoup de sympathie pour moi, Mr Torrance, mais peu m’importe. En tout cas, ce ne sont pas vos sentiments à mon égard qui me font douter de votre aptitude à remplir les fonctions de gardien. En saison, du 15 mai au 30 septembre, l’Overlook compte cent dix employés, autrement dit, un par chambre. Parmi eux, rares sont ceux qui éprouvent de la sympathie pour moi. Certains iraient jusqu’à dire que je suis un salaud. Leur opinion ne me surprend pas. Il faut bien que je sois un peu salaud pour faire marcher cet hôtel comme il le mérite.

Il regarda Jack, sollicitant une réaction, et Jack lui décocha son plus large sourire dents blanches, provocant à force d’être béat.

Ullman reprit :

— C’est Robert Townley Watson, le grand-père de notre actuel agent technique, qui, en 1907, a entrepris la construction de l’Overlook. Il a fallu deux ans pour le terminer. Nous avons reçu les Vanderbilt, les Rockefeller, les Astor et les Du Pont. Quatre présidents nous ont fait l’honneur de séjourner dans la suite présidentielle : Wilson, Harding, Roosevelt et Nixon.

— Pour Harding et Nixon, il n’y a pas de quoi se vanter, murmura Jack.

Ullman tiqua légèrement mais poursuivit son exposé comme si de rien n’était :

— Mr Watson a fait faillite et, en 1915, il a vendu l’Overlook. Par la suite, l’hôtel a changé de mains trois fois, en 1922, en 1929 et en 1936. Il est resté inoccupé jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, époque à laquelle Horace Derwent, le millionnaire inventeur, pilote, producteur de cinéma et homme d’affaires, l’a acheté et l’a entièrement rénové.

— Ce nom me dit quelque chose, dit Jack.

— Ce n’est pas étonnant. Tout ce qu’il touche semble se transformer en or… à l’exception de l’Overlook. Il y a englouti un million de dollars avant même d’en ouvrir les portes. D’une ruine vétuste il a fait un palace. C’est lui qui a fait construire le terrain de roque que je vous ai vu admirer en arrivant.

— Roque ?

— L’ancêtre britannique de notre jeu de croquet, Mr Torrance. Le croquet n’est qu’une forme abâtardie du jeu de roque. La légende veut que ce soit la secrétaire de Derwent qui l’ait initié à ce jeu et qu’il en soit devenu un fanatique.

— C’est certainement vrai, dit Jack avec le plus grand sérieux.

Un terrain de roque, un parc aux massifs de buis taillés en animaux et puis quoi encore ? Une montgolfière pour faire des ascensions en montagne ? Il commençait à en avoir marre de Stuart Ullman, mais visiblement Ullman n’avait pas fini et il lui faudrait l’écouter jusqu’au bout.

— Lorsque le déficit atteignit trois millions, Derwent vendit l’hôtel à un groupe de spéculateurs californiens. Eux aussi ont dû déchanter ; ils n’étaient pas faits pour l’hôtellerie.

« En 1970, Mr Shockley et ses associés ont acheté l’hôtel et m’en ont confié la direction. Nous avons, nous aussi, travaillé à perte pendant plusieurs années, mais je suis heureux de pouvoir affirmer que, malgré nos difficultés, les propriétaires m’ont toujours fait confiance. L’année dernière, notre bilan était en équilibre et cette année il a été positif pour la première fois depuis soixante-dix ans.

Jack reconnut que la fierté d’Ullman était sans doute justifiée, mais cela ne modifiait en rien son antipathie instinctive pour ce petit con.

— Je ne vois pas le rapport entre l’histoire de l’Overlook — tout à fait passionnante, je vous l’accorde — et vos réticences à mon égard, Mr Ullman.

— Si nous avons perdu tant d’argent, c’est en grande partie à cause des dégâts causés par l’hiver. La marge bénéficiaire s’en ressent, Mr Torrance, plus que vous ne pouvez l’imaginer. L’hiver ici est si rude que j’ai dû créer un poste de gardien dont le travail consiste à surveiller la chaudière, à chauffer à tour de rôle les différentes parties de l’hôtel et à réparer les dégâts au fur et à mesure qu’ils se produisent, afin d’empêcher les éléments de prendre le dessus. Il doit avoir l’œil à tout et être capable de faire face à toutes les éventualités. La première année, j’ai engagé un homme marié et sa famille plutôt qu’un célibataire. Or il s’est produit une tragédie, une terrible tragédie.

Ullman dévisageait Jack, le fixant froidement.

— J’avais mal choisi mon homme, je le reconnais ; c’était un ivrogne.

Jack se sentit rougir et un sourire irrépressible — tout le contraire de son sourire Gibbs — naquit sur ses lèvres.

— C’est donc ça ? Je m’étonne qu’Al ne vous ait pas prévenu. Je ne bois plus.

— En effet, j’ai appris par Mr Shockley que vous aviez cessé de boire. Il m’a également parlé de votre emploi précédent — un poste de confiance, selon la formule consacrée. Vous étiez, si je ne me trompe, professeur de littérature dans un établissement privé du Vermont. Vous avez eu quelques ennuis et vous avez perdu la tête. Oh ! rassurez-vous, Mr Torrance, je n’entrerai pas dans les détails. Mais les analogies entre votre cas et celui de Grady sont si frappantes que j’ai cru utile d’évoquer votre passé. Au cours de l’hiver de 1970-71, après avoir remis l’hôtel en état, mais avant de l’avoir ouvert au public, j’ai embauché ce malheureux Grady. Il avait une femme et deux filles ; ils se sont installés tous les quatre dans le même appartement que vous allez occuper avec votre famille. Sachant que l’hiver serait rude et que pendant cinq ou six mois ils seraient coupés du monde, je n’étais pas sans appréhension.

— Mais est-on vraiment coupé du monde ? Il y a le téléphone et un poste émetteur sans doute. Et le parc national des Rocheuses doit bien disposer de quelques hélicoptères qui pourraient éventuellement nous dépanner.

— Je ne compterais pas là-dessus, si j’étais vous, dit Ullman. Nous avons en effet un poste émetteur-récepteur que Mr Watson vous montrera, ainsi que la liste des fréquences qui lui sont assignées. Mais les lignes téléphoniques qui nous relient à Sidewinder, la ville la plus proche, à soixante kilomètres à l’est, sont encore aériennes et elles sont coupées presque chaque hiver. Il faut compter en moyenne trois à six semaines avant qu’elles ne soient réparées. Nous disposons également d’un scooter des neiges qui est garé dans la remise.

— Alors on n’est pas vraiment coupé du monde.

Ullman parut excédé par tant de naïveté.

— Imaginez que votre femme ou votre fils tombe dans l’escalier et se fracture le crâne, Mr Torrance. Ne croyez-vous pas que vous auriez l’impression d’être coupé du monde ?

Jack dut reconnaître qu’Ullman avait raison. Avec le scooter il faudrait au mieux une heure et demie rien que pour atteindre Sidewinder. Un hélicoptère envoyé par le Service des parcs nationaux mettrait trois heures pour arriver, et encore, par beau temps. En cas de blizzard, il ne pourrait même pas décoller et le scooter n’avancerait pas vite, en admettant que l’on prenne le risque d’exposer un blessé grave à des températures de moins dix, ou de moins vingt si le vent soufflait.

— Mr Shockley semble raisonner en ce qui vous concerne comme je l’ai fait autrefois pour Grady, dit Ullman. La solitude comporte des risques, me disais-je, et il vaut mieux que le gardien ait sa famille avec lui. S’il arrive un malheur, ce ne sera probablement pas un de ceux qui exigent des soins immédiats, comme une fracture du crâne, une crise de convulsions ou un accident avec une des machines électriques, mais plutôt une forte grippe, une pneumonie, un bras cassé, ou même une appendicite, qui laissent le temps d’agir.

« Mais je crois que Grady a été victime de sa faiblesse pour l’alcool — il avait stocké, à mon insu, une grande quantité de whisky bon marché — et aussi d’un mal curieux que les anciens appelaient « le mal des blédards ». Vous connaissez ce terme ?

Ullman eut un petit sourire condescendant : il s’attendait à un aveu d’ignorance de la part de Jack et s’apprêtait à lui fournir l’explication. Mais Jack eut le plaisir de lui damer le pion :

— C’est un terme d’argot qui désigne la réaction claustrophobique de certains sujets lorsqu’on les enferme pour de longues périodes avec d’autres personnes. Leur claustrophobie prend la forme d’une hostilité plus ou moins avouée vis-à-vis de leurs compagnons de malheur. Dans les cas extrêmes, ce mal peut provoquer des hallucinations, des actes de violence et même des crimes. Bon nombre de meurtres, commis à la suite de discussions futiles à propos d’un repas brûlé ou de vaisselle à faire, sont en fait la conséquence de ce « mal des blédards ».

Ullman accusa le coup et Jack, qui avait retrouvé le moral, décida de pousser son avantage. Mais il promit intérieurement à Wendy de ne pas en abuser.

— Je crois que vous avez eu tort effectivement de prendre ce Grady avec sa femme et ses filles. Est-ce qu’il les a brutalisées ?

— Il les a tuées toutes les trois et ensuite il s’est suicidé, Mr Torrance. Il a assassiné les petites filles à coups de hache, et pour sa femme et lui-même il s’est servi d’un fusil de chasse. On l’a trouvé avec une jambe cassée ; il avait dû tomber dans l’escalier après s’être saoulé.

Ullman posa ses mains à plat sur le bureau et toisa Jack d’un air supérieur.

— Était-il universitaire ?

— Non, il ne l’était pas, répondit Ullman, sur un ton plutôt sec. Je pense d’ailleurs qu’un homme fruste est moins vulnérable au danger de la solitude.

— Et voilà précisément votre erreur, répliqua Jack. En fait, l’homme inculte est plus enclin à ce genre de maladie. Il tuera quelqu’un à propos d’une partie de cartes, il commettra un vol sur un coup de tête parce qu’il s’ennuie. Quand la neige commence à tomber, il ne lui reste plus qu’à regarder la télé ou à faire des réussites, quitte à tricher si tous les as ne sortent pas. Désœuvré, il passe son temps à tyranniser sa femme, à engueuler ses gosses et à boire. Comme l’absence de bruit l’empêche de dormir, il se saoule pour trouver le sommeil et se réveille avec la gueule de bois. Si par malheur le téléphone est coupé ou l’antenne de télévision arrachée, son irritation s’accroît. Et il tourne en rond, trichant aux cartes, s’énervant de plus en plus, jusqu’à ce que ça éclate : boum, boum, boum.

— Alors qu’un homme instruit, tel que vous… ?

— Nous aimons la lecture, ma femme et moi. Al Shockley vous a sans doute dit que je suis en train d’écrire une pièce de théâtre. Danny se distraira avec ses puzzles, ses coloriages et son poste à galène. J’ai l’intention de lui apprendre à lire et à marcher dans la neige avec des raquettes. Wendy aussi veut apprendre. Même si le poste de télévision se détraque, je suis persuadé que nous saurons nous occuper sans nous sauter à la gorge. (Il eut un moment d’hésitation.) Ce qu’Al Shockley vous a dit est exact. Je buvais autrefois et c’était devenu un sérieux problème. Mais je ne bois plus. Voici quatorze mois que je n’ai pas touché une goutte d’alcool, même pas un verre de bière. Je n’ai pas l’intention d’apporter de l’alcool ici et à partir du moment où la neige se mettra à tomber je ne pourrai plus m’en procurer, même si j’en ai envie.

— C’est exact, approuva Ullman. Mais, puisque vous êtes trois, les risques sont multipliés par trois. Je l’ai dit à Mr Shockley, mais il m’a répondu qu’il était prêt à en assumer la responsabilité. Maintenant vous êtes prévenu et j’ai l’impression que cela ne vous effraie pas, vous non plus.

— Pas le moins du monde.

— Bien. J’aurais préféré trouver quelqu’un sans charge d’âme, un étudiant en congé par exemple. Mais, comme je n’ai pas le choix, n’en parlons plus, vous ferez peut-être l’affaire après tout. Maintenant je vais vous confier à Mr Watson qui va vous montrer le sous-sol et le parc. À moins que nous n’ayez d’autres questions ?

— Non, aucune.

Ullman se leva.

— J’espère que vous ne m’en voulez pas, Mr Torrance. Je n’ai rien contre vous personnellement. Je ne cherche que le bien de l’Overlook. C’est un hôtel magnifique et je tiens à ce qu’il le reste.

— Sans rancune, Mr Ullman, dit Jack, lui lançant à nouveau son plus beau sourire Gibbs.

Mais Ullman ne lui tendit pas la main et Jack en fut soulagé. « Sans rancune », avait-il dit ? Mais si, il lui en voulait ! Et comment !

2. BOULDER, COLORADO

Elle l’apercevait depuis la fenêtre de la cuisine. Il était assis au bord du trottoir ; il ne jouait ni avec ses camions, ni avec son chariot, ni même avec le planeur en balsa qui lui avait tant fait plaisir quand Jack le lui avait offert la semaine dernière. Guettant l’arrivée de leur vieille Volkswagen déglinguée, les coudes plantés sur les cuisses, le menton calé dans les mains, il était l’image même du gosse de cinq ans qui attend son père.

Wendy se sentit soudain triste, triste à pleurer.

Elle accrocha le torchon au porte-serviettes au-dessus de l’évier et descendit l’escalier en boutonnant les deux premiers boutons de son chemisier. Jack et sa foutue fierté ! « Mais non, Al, je n’ai pas besoin d’une avance, nous avons encore de quoi vivre. » Les murs du couloir étaient rayés, barbouillés de crayon gras et de peinture. L’escalier était trop raide, le bois se fendillait, tout l’immeuble sentait le vieux et le rance. Est-ce que c’était un cadre convenable pour Danny après la jolie petite maison de briques de Stovington ? Et, par-dessus le marché, le couple qui vivait au-dessus, au deuxième, non seulement n’était pas marié — ce qui ne la dérangeait pas — mais n’arrêtait pas de se taper dessus, ce qui l’effrayait. Pendant la semaine, il y avait bien des petites bagarres préliminaires, mais c’était le vendredi soir, après la fermeture des bars, que les choses commençaient à se gâter sérieusement. Le grand match de boxe du vendredi soir, plaisantait Jack, mais ce n’était pas drôle. La femme — elle s’appelait Eliane — finissait toujours par pleurer et supplier en vain : « Arrête, je t’en prie, arrête ! » Et l’homme — qui se nommait Tom —, au lieu de s’arrêter, hurlait de plus belle. Une fois, ils avaient même réussi à réveiller Danny qui pourtant avait un sommeil de plomb. Le lendemain matin, quand Tom avait quitté l’immeuble, Jack l’avait suivi et l’avait abordé, espérant le raisonner. Voyant que Tom ne voulait rien entendre, Jack lui avait dit quelque chose à l’oreille que Wendy n’avait pas pu saisir. Mais Tom avait secoué la tête et avait tourné les talons, l’air buté. Une semaine s’était écoulée depuis l’incident et, bien que pendant quelques jours ils eussent constaté une légère amélioration, au week-end suivant tout était rentré dans l’ordre, ou plutôt dans le désordre. C’était mauvais pour Danny.

Une nouvelle vague de tristesse l’envahit, mais, ne voulant pas se donner en spectacle, elle refoula ses larmes. Rabattant sa jupe, elle s’assit sur le trottoir à côté de Danny.

— Qu’est-ce que tu fais là, prof ? lui demanda-t-elle.

Il lui sourit, mais visiblement il était ailleurs.

— Salut, man.

Elle remarqua l’aile fêlée du planeur à ses pieds.

— Veux-tu que j’essaie de réparer ça, mon lapin ?

— Non, Papa le fera.

— Tu sais, Papa ne sera peut-être pas là avant le dîner. La route de la montagne est longue.

— Tu crois que la Coccinelle tiendra le coup ?

— Bien sûr qu’elle tiendra le coup.

Mais il lui avait fourni un nouveau sujet d’inquiétude. Merci, Danny. Je n’avais vraiment pas besoin de ça.

— Papa a dit qu’elle risquait de tomber en panne.

Cette éventualité ne semblait lui faire ni chaud ni froid.

— Il a dit que la pompe était foutue.

— Ne parle pas comme ça, Danny.

— Il ne faut pas parler de la pompe ? demanda Danny, perplexe.

Elle soupira.

— Non, il ne faut pas dire « foutu ». C’est vulgaire.

— Qu’est-ce que c’est, « vulgaire » ?

— Être vulgaire, c’est se curer le nez à table ou faire pipi en laissant la porte du W.C. ouverte. Et c’est dire certains mots, comme « foutu ». C’est un mot vulgaire que les gens bien élevés ne disent pas.

— Papa le dit bien, lui. Quand il regardait le moteur de la Coccinelle, il a dit : « Nom de Dieu, la pompe est foutue ! » Est-ce que Papa n’est pas bien élevé ?

Comment réussis-tu à te fourrer sans cesse dans des situations pareilles, Winnifred ? Tu le fais exprès ?

— Mais si, il est bien élevé. Seulement, lui, c’est un adulte. Il sait qu’il ne peut pas dire certaines choses devant n’importe qui.

— Devant l’oncle Al par exemple ?

— Par exemple.

— Je pourrai parler comme ça quand je serai grand ?

— Je pense que tu le feras, que je le veuille ou non.

— À quel âge je pourrai commencer ?

— Qu’est-ce que tu dirais de vingt ans ?

— Vingt ans, c’est loin.

— Oui, je sais que c’est loin, mais tu essaieras d’attendre ?

— D’accord.

Il se remit à surveiller la rue. Soudain il se redressa, prêt à se lever, mais, voyant que la Coccinelle qui approchait était trop neuve, d’un rouge trop vif, il se rassit. Wendy se demandait si ce déracinement n’avait pas mis son fils à trop rude épreuve. Elle n’aimait pas le voir passer ses journées tout seul, même si lui ne s’en plaignait pas. Dans le Vermont, il y avait eu les enfants des collègues de Jack — sans parler de ceux de la maternelle — mais ici, à Boulder, il n’y avait pas le moindre petit camarade.

— Maman, pourquoi est-ce que Papa a été renvoyé ?

Arrachée brutalement à sa rêverie, elle se troubla et ne sut que dire. Jack et elle avaient pourtant passé en revue les diverses façons de répondre à cette question, depuis la dérobade pure et simple jusqu’à la vérité sans fard. Mais Danny ne les avait jamais interrogés et il fallait que ce soit aujourd’hui, alors qu’elle avait le cafard et ne se sentait pas le courage d’y faire face, qu’il soulevât ce problème. Il l’observait et lisait peut-être la confusion sur son visage, en tirant ses propres conclusions. Aux yeux des enfants, se dit-elle, les raisons d’agir des grandes personnes doivent paraître aussi inquiétantes, aussi sinistres parfois que des bêtes sauvages rôdant à la lisière d’une forêt vierge. On les trimballait à droite et à gauche comme des toutous sans leur fournir la moindre explication. Cette pensée la ramena au bord des larmes ; tout en les refoulant, elle se pencha pour ramasser le planeur abîmé, qu’elle se mit à retourner dans ses mains.

— À Stovington, on avait organisé des joutes d’éloquence et c’est ton papa qui était chargé de l’entraînement de l’équipe du collège. Tu t’en souviens ?

— Bien sûr. C’étaient des disputes pour s’amuser.

— Si tu veux, dit-elle sans cesser de jouer distraitement avec le planeur.

Tout en l’examinant — il portait l’étiquette SPEEDO — GLIDE et des décalcomanies d’étoiles bleues aux ailes — elle se rendit compte qu’elle était en train de raconter à Danny toute l’histoire.

— Papa a dû éliminer un des membres de l’équipe, un certain George Hatfield, parce qu’il n’était pas aussi fort que les autres. Mais George prétendait que Papa l’avait renvoyé seulement parce qu’il ne l’aimait pas, et ensuite il a fait quelque chose de mal ; je crois que tu sais de quoi il s’agit.

— C’est lui qui a crevé les pneus de la Coccinelle ?

— Oui, c’est lui. Ça s’est passé après l’école et ton père l’a pris sur le fait.

Elle hésita, mais il était trop tard pour reculer : il fallait tout dire ou inventer un mensonge.

— Ton papa… fait parfois des choses qu’il regrette par la suite. Il ne réfléchit pas toujours avant d’agir. Ça ne lui arrive pas souvent, mais parfois ça lui arrive.

— Il a fait mal à George Hatfield comme il m’a fait mal à moi quand j’ai renversé tous ses papiers ?

Parfois… (Danny avec son bras dans le plâtre).

Wendy ferma les yeux, refoulant à nouveau les larmes.

— Oui, mon chéri, c’était à peu près pareil. Ton père, l’a frappé pour qu’il s’arrête de taillader les pneus et George est tombé en se cognant la tête. Ensuite on a décidé que George n’aurait plus le droit de fréquenter le collège et que ton père ne devait plus y enseigner.

Elle s’arrêta, ne sachant plus que dire, et attendit en tremblant que les questions se mettent à pleuvoir.

— Ah ! fit Danny, et il se remit à surveiller la rue.

Apparemment la question était réglée pour lui. Si seulement elle pouvait l’être pour elle !

Elle se releva.

— Je vais monter me faire une tasse de thé, prof. Tu veux un verre de lait et des biscuits ?

— Je crois que je vais attendre Papa.

— Je ne pense pas qu’il rentre avant cinq heures.

— Peut-être qu’il arrivera plus tôt.

— Peut-être, en convint-elle. C’est possible.

Elle était à mi-chemin de l’appartement quand il l’appela :

— Maman ?

— Oui, Danny ?

— Est-ce que tu as envie d’aller vivre dans cet hôtel cet hiver ?

Et, cette fois-ci, quelle réponse lui donner ? Celle que lui inspirait son sentiment d’avant-hier, d’hier ou de ce matin ? Car, selon son humeur, sa vision de l’avenir se teintait de rose, de noir ou encore d’un gris intermédiaire.

— Si ton père le veut, alors je le veux, moi aussi. (Elle hésita.) Et toi ?

— Je crois que moi aussi, dit-il au bout d’un moment. Ici, je n’ai personne pour jouer.

— Tes camarades te manquent, n’est-ce pas ?

— Quelquefois. Scott et Andy en tout cas.

Elle revint vers lui, l’embrassa et lui ébouriffa ses cheveux qui commençaient tout juste à perdre leur finesse enfantine. C’était un petit garçon tellement sérieux ! Elle se demandait parfois comment il allait pouvoir s’en tirer avec des parents comme les siens. Leurs grands espoirs du début se trouvaient réduits à cet appartement minable dans une ville étrangère. L’image de Danny dans son plâtre surgit à nouveau devant ses yeux. Oui, le bon Dieu s’était sûrement trompé en le leur envoyant. Ses services de placement avaient dû commettre quelque erreur, une erreur qui risquait de coûter cher à Danny et qui pourrait devenir irrattrapable, à moins qu’un étranger n’intervînt pour les aider.

— Reste sur le trottoir, prof, dit-elle en le serrant très fort.

— Oui, Maman.

Elle monta l’escalier et alla à la cuisine. Elle mit la bouilloire à chauffer et posa quelques Pépitos sur une assiette pour le cas où Danny rentrerait pendant qu’elle serait allongée. Installée devant la grande tasse en terre cuite, elle le regardait par la fenêtre. Il était toujours assis sur le trottoir avec son jean et son blouson molletonné de Stovington Prep, trop grand pour lui et près de lui, son planeur.

Les larmes qui avaient menacé depuis le matin éclatèrent enfin et, penchée au-dessus des volutes parfumées qui montaient de la tasse de thé, elle s’y abandonna, pleurant ses souffrances du passé et sa terreur de l’avenir.

3. WATSON

Vous avez perdu la tête, avait dit Ullman.

— Bon, voici le foyer de la chaudière, dit Watson, allumant la lumière dans la pièce qui était obscure et sentait le moisi.

C’était un homme bien en chair, aux cheveux blonds et frisés, vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon en treillis vert foncé. Il ouvrit une petite grille carrée dans la panse de la chaudière ; Jack et lui purent y jeter un coup d’œil, découvrant une flamme bleu ciel qui dardait en sifflant son jet de force destructrice.

— Ça, c’est la veilleuse, dit Watson.

Vous avez perdu la tête.

Ça va, Danny ?

Le foyer, de loin le plus grand et le plus vieux que Jack eût jamais vu, remplissait toute la pièce.

— La veilleuse est équipée d’une sécurité, lui expliqua Watson. Un petit appareil là-dedans enregistre le degré de chaleur et, si la température descend au-dessous d’un niveau donné, il déclenche une sonnerie dans votre appartement. La chaudière se trouve de l’autre côté du mur. Je vais vous la montrer.

Il rabattit la petite grille et conduisit Jack vers une porte située derrière le mastodonte.

Tu as perdu la tête.

(Quand, regagnant son bureau, il y avait découvert Danny vêtu de sa seule culotte et tout sourire, la colère avait obscurci sa raison. Dans son souvenir, l’incident se déroulait toujours au ralenti, mais en réalité, il n’avait pas pu durer plus d’une minute. Cette illusion de lenteur évoquait celle des rêves, des cauchemars. Il avait eu l’impression, en retrouvant son bureau, qu’on l’avait mis à sac. Toutes les portes béaient, tous les tiroirs, tous les classeurs étaient tirés à fond. Les feuillets de son manuscrit, une pièce en trois actes qu’il tirait péniblement d’une nouvelle écrite sept ans auparavant, jonchaient le parquet. Il était en train de corriger le deuxième acte, tout en sirotant une bière, quand Wendy était venue lui dire qu’on le demandait au téléphone. Danny avait vidé la boîte de bière sur les pages du manuscrit, probablement pour la voir mousser. Regarde-la mousser, regarde-la mousser… Ce refrain qui s’était mis à lui vriller le crâne avait achevé de mettre Jack hors de lui. D’un pas décidé il s’approcha de son fils qui, ravi de son exploit, le regardait toujours avec le même sourire béat. Danny commençait à dire quelque chose quand Jack lui empoigna la main pour lui faire lâcher la gomme et le porte-mine dont il s’était emparé. Danny poussa un petit cri… — non…, non…, dis la vérité… — il hurla, et, quand Jack le retourna pour lui administrer une fessée, ses gros doigts d’adulte s’enfoncèrent dans la chair tendre de l’enfant et sa large main se referma autour du petit avant-bras. Le bruit que fit l’os en se brisant n’avait pas été fort — il avait été ÉNORME, mais pas fort. Juste assez fort pour percer le brouillard dans l’esprit de Jack et pour y laisser pénétrer non pas la lumière mais la honte et le remords. Ç’avait été un bruit sec et net, comme le craquement d’un crayon qui se brise ou d’une petite branche qu’on casse sur le genou pour faire du feu. En voyant le visage de Danny blêmir jusqu’à devenir exsangue et ses grands yeux se dilater, Jack avait eu la certitude que l’enfant allait s’écrouler, évanoui, au milieu de la flaque de bière et de papiers. Comme il aurait voulu pouvoir remonter dans le temps, reprendre la vie telle qu’elle avait été avant que ce petit bruit sec ne vînt détruire leur équilibre, marquant un tournant décisif dans leurs vies ! D’une voix chevrotante il avait bredouillé : « Ça va, Danny ? » et n’avait reçu, pour toute réponse, qu’un hurlement. Quand Wendy s’était aperçue de l’angle bizarre que faisait l’avant-bras de son fils, elle s’était mise à hurler, elle aussi. Dans les familles comme il faut, les bras des enfants ne pendaient pas de cette manière-là. Elle avait pris Danny dans ses bras et s’était mise à le bercer tout en gémissant : Oh ! Danny, oh ! mon Dieu, oh ! le pauvre petit bras, oh ! mon pauvre bébé ! Jack les avait regardés d’un air hébété, ne comprenant pas comment une chose pareille avait pu leur arriver. Ses yeux avaient rencontré ceux de Wendy et il y avait vu sa haine. Sur le coup, il n’avait guère songé aux conséquences possibles de cette haine. Ce n’est que plus tard qu’il s’était rendu compte qu’elle aurait pu le quitter sur-le-champ, louer une chambre d’hôtel et contacter, dès le matin, un avocat pour obtenir un divorce ; ou encore qu’elle aurait pu appeler la police. Sur le coup, il n’avait vu qu’une chose : sa femme le haïssait. Il se sentait abandonné, bouleversé, profondément malheureux. Il doutait que, même au moment de mourir, on pût souffrir davantage. Quand Wendy s’était précipitée au téléphone, portant Danny sous le bras, il ne l’avait pas suivie. Resté seul à contempler les dégâts dans ce bureau qui sentait la bière, il se disait : Tu as perdu la tête, tu as perdu la tête.)

Il se frotta énergiquement les lèvres du revers de la main et suivit Watson dans la pièce voisine où se trouvait la chaudière. L’atmosphère y était moite et humide, mais ce n’était pas pour cela que son front, sa poitrine et ses jambes étaient devenus tout collants de sueur. La honte et le dégoût venaient de jaillir en lui, aussi forts qu’au premier jour, comme si tout cela s’était passé quelques instants auparavant et non deux ans plus tôt. Comme chaque fois, le sentiment de son indignité lui donnait envie de boire et ce désir l’enfonçait encore plus profondément dans le désespoir. Ne pourrait-il donc jamais vivre une heure, une heure seulement, sans que ce besoin de boire vienne le tourmenter ?

— Voici la chaudière, dit Watson.

Il tira un carré bleu et rouge de sa poche arrière, se moucha bruyamment et, après y avoir jeté un coup d’œil furtif pour voir s’il n’avait rien recueilli d’intéressant, l’enfouit à nouveau dans sa poche.

La chaudière, une longue cuve cylindrique en métal plaqué cuivre toute rafistolée, était montée sur quatre blocs de ciment et s’insérait de justesse sous un labyrinthe de tuyaux et de conduits qui montaient en zigzag jusqu’au plafond festonné de toiles d’araignée.

— Ça, c’est le manomètre, dit Watson, le tapotant du doigt. Il n’est réglé qu’à cinquante kilos pour le moment, ce qui fait que la nuit les chambres sont un peu froides. Y a des clients qui rouspètent, mais je m’en fous. De toute façon, il faut être fou pour venir ici au mois de septembre. Comme vous voyez, toute cette installation est antédiluvienne. Ce grand-père-ci a plus de pièces à son cul qu’une salopette de chemineau.

Il extirpa encore une fois le foulard de sa poche, se moucha, examina ce mouchoir de fortune et le fit à nouveau disparaître.

— Putain de rhume, marmonna Watson en guise d’explication. Ça m’arrive chaque année au mois de septembre. Quand je bricole cette vieille saloperie ici, j’ai chaud, quand je sors tondre la pelouse ou ratisser le terrain de roque, j’ai froid. Et, comme le disait ma vieille mère, quand on a froid, on s’enrhume.

« En temps normal, vous réglerez la pression à vingt-cinq kilos. Ullman vous dira de chauffer les différentes parties de l’hôtel à tour de rôle, d’abord l’aile ouest, ensuite l’aile est, enfin le centre. Ce mec est vraiment le roi des cons, vous trouvez pas ? Il me rend malade. Tout ce qu’il sait faire, c’est japper à longueur de journée comme un de ces sales clebs qui vous chopent les chevilles et pissent sur les tapis.

« Venez voir ici. Vous ouvrez ou fermez ces clapets avec ces cordons. Je vous les ai tous marqués. Les fiches bleues sont pour les chambres de l’aile est, les rouges pour le centre, les jaunes pour l’aile ouest. Quand vous chaufferez l’aile ouest, rappelez-vous que c’est elle qui est la plus exposée au mauvais temps. Quand le vent souffle, il fait plus froid dans ces chambres-là que dans le con d’une femme frigide. Les jours où vous chaufferez l’aile ouest, vous pourrez laisser monter la pression jusqu’à quarante kilos. En tout cas, c’est ce que je ferais.

— Et les thermostats à l’étage ? demanda Jack.

Watson secoua énergiquement la tête, faisant voleter ses cheveux flous.

— Ils ne sont pas raccordés à la chaudière. Ils sont là pour la frime. Y a des types de Californie qui aimeraient que leurs piaules soient assez chaudes pour y faire pousser des palmiers. Mais, comme nous réglons la chaleur ici, ils peuvent toujours y aller. Un dernier truc : il faut surveiller la pression. Vous voyez comme elle grimpe ?

Il tapota sur la grande aiguille qui était montée de cinquante à cinquante et un kilos, rien que pendant le temps de ses explications. Jack sentit un frisson lui parcourir le dos. On vient de marcher sur ma tombe, pensa-t-il. Dès que Watson eut donné un tour à la manette, la vapeur se mit à jaillir dans un grand sifflement et l’aiguille redescendit à quarante-huit kilos. Watson referma la valve et le sifflement s’éteignit peu à peu.

— Elle grimpe vite, dit Watson. Mais, si vous le dites à cet avorton d’Ullman, il vous sort ses livres de comptes et passe trois heures à vous prouver qu’on ne peut pas se payer une neuve avant 1982. Un de ces jours, elle fera sauter toute la baraque et j’espère bien qu’Ullman sera du voyage. Vous voyez, je suis mauvais comme une teigne. Pourtant j’ai eu une mère qui ne voyait que le bon côté des gens. Dommage que je sois pas comme elle. Puis, merde, on se refait pas.

« Tout ça pour vous dire qu’il faut surveiller la pression, matin et soir. Si jamais vous oubliez, elle grimpera petit à petit et vous et votre famille vous vous réveillerez sur la lune. Mais, si vous donnez un petit tour à la manette deux fois par jour, vous aurez pas de problème.

— Quelle est la limite à ne pas dépasser ?

— À l’origine, elle pouvait monter jusqu’à cent vingt kilos, mais maintenant elle exploserait bien avant. Même à quatre-vingt-dix, je m’approcherais pas d’elle, pour rien au monde.

— Il n’y a pas de soupape de sécurité ?

— Non, elle date d’une époque où il y avait pas encore toutes ces normes.

— Et la plomberie ?

— On y arrive. C’est par ici, derrière ce passage voûté.

Ils pénétrèrent dans une pièce tout en longueur qui semblait s’étendre sur des kilomètres. Tirant sur une ficelle, Watson alluma une ampoule de soixante-quinze watts qui projetait autour d’eux une lumière vacillante et blafarde. Devant eux se dressait la cage d’ascenseur, dont les lourds câbles crasseux enroulés autour de deux tambours de six mètres de diamètre flanquaient le moteur, noir de suie. Des cartons s’entassaient dans tous les coins. Certains contenaient des journaux, d’autres portaient des étiquettes indiquant Archives ou Factures et Reçus — À CONSERVER ! Tous sentaient le moisi et certains étaient crevés, déversant sur le sol des papiers jaunis qui avaient l’air d’être là depuis vingt ans. Fasciné, Jack n’arrivait pas à en détacher les yeux. Toute l’histoire de l’Overlook devait se cacher là, enfouie dans ces cartons pourrissants.

— Il déconne aussi, celui-là, dit Watson, désignant du doigt l’ascenseur. Ullman a dû acheter l’inspecteur en lui payant quelques bons petits gueuletons, moyennant quoi nous ne voyons jamais le réparateur.

« Voilà le bloc plomberie, dit-il, montrant cinq énormes tuyaux, gainés de laine de verre, et cerclés de bandes métalliques qui montaient vers le plafond et s’enfonçaient dans l’obscurité.

Watson lui signala, à côté du tuyau central, un rayonnage couvert de toiles d’araignée sur lequel traînaient quelques chiffons crasseux et un classeur.

— Les plans de la plomberie sont là, lui dit-il. Vous aurez pas de fuites — y en a jamais eu — mais quelquefois l’eau gèle dans les tuyauteries. Le seul moyen d’éviter ça, ce serait d’ouvrir un peu les robinets chaque nuit, mais, comme y en a quatre cents dans ce putain de palace, vous imaginez la gueule d’Ullman en voyant la note d’eau !

— Je trouve votre analyse de la situation tout à fait remarquable.

Le regard de Watson se chargea d’admiration.

— Alors, c’est vrai que vous avez fait des études ? Vous parlez comme un livre ! J’admire les gens instruits, sauf quand ce sont des pédales. Et il y en a, croyez-moi. Vous savez qui a foutu toute cette pagaille dans les universités y a quelques années ? C’est eux. Les homosessuels. Ils se sentent pas bien dans leur peau et alors il faut qu’ils aillent crier dans la rue. S’esstérioriser, qu’ils disent. Mais, bon Dieu, on se demande où va le monde.

« Si l’eau gèle, ce sera ici, au sous-sol où il y a pas de chauffage. Si ça arrive, prenez ce machin-là (il tira un chalumeau d’une vieille caisse à oranges défoncée), enlevez la gaine de laine de verre là où la conduite est bouchée et dirigez la flamme directement dessus. Pigé ?

— Et si ce n’est pas un de ces tuyaux-là ?

— Ça n’arrivera pas ailleurs si vous faites votre boulot et que la baraque est bien chauffée. De toute façon, vous pourrez pas atteindre les autres conduites. Vous en faites pas, tout se passera bien. Quel endroit sinistre ! Avec toutes ces toiles d’araignée, ça me donne la chair de poule, je vous jure.

— Ullman m’a raconté que le premier gardien a tué sa famille puis s’est suicidé.

— Ouais, ce mec, Grady. C’était un salaud, je l’ai vu tout de suite à son sourire de faux jeton. On venait juste de commencer les travaux et Ullman, toujours aussi radin, était prêt à embaucher Jack l’Éventreur lui-même s’il acceptait d’être payé au rabais. Le téléphone ne répondait plus et un garde forestier est allé voir. Il les a trouvés là-haut au deuxième, durs comme des blocs de glace. C’était moche pour les petites filles ; elles n’avaient que six et huit ans et elles étaient mignonnes tout plein. Vous parlez d’une histoire ! Ullman était en Floride où il gère un bastringue du bord de mer pendant la morte-saison. Il a pris le premier vol pour Denver et il était à Sidewinder dans la journée. Comme la route était coupée, il a dû louer un scooter des neiges pour venir jusqu’ici. Vous imaginez, Ullman sur un scooter ! Ensuite il a remué ciel et terre pour que les journaux mettent pas leur nez là-dedans et faut dire qu’il s’est bougrement bien démerdé. Il y a eu qu’une ligne ou deux dans le Denver Post, et dans le torche-cul d’Estes Park, un avis comme quoi qu’ils étaient morts, c’est tout. C’était du beau travail, surtout vu la réputation de la maison. Moi, je croyais que les journalistes allaient profiter de l’histoire de Grady pour ressortir tous les vieux scandales.

— Quels scandales ?

Watson haussa les épaules.

— Tous les grands hôtels ont leurs scandales, répondit-il. De même qu’ils ont leur fantôme. Pourquoi ? Ma foi, les gens vont et viennent. Quelquefois y a un pauvre bougre qui tombe raide mort d’une crise cardiaque dans sa chambre. Tenez, par exemple, la bonne femme qui a crevé au mois de juillet, il y a deux mois. Là aussi Ullman s’est débrouillé pour étouffer l’affaire. C’est pour ça qu’on le paie vingt-deux mille dollars pour la saison et, même si je peux pas le blairer, je dois avouer qu’il les vole pas. La femme, c’était une vieille pouffiasse qui avait au moins soixante piges — mon âge ! Elle avait les cheveux teints, aussi rouges qu’une lanterne de bordel, les nichons qui pendouillaient jusqu’au nombril, vu qu’elle mettait rien pour les tenir, les jambes tellement couvertes de varices qu’on aurait dit des cartes routières et, avec ça, des bijoux des pieds à la tête. Elle était avec un gosse qui ne devait pas avoir plus de dix-sept ans, une tignasse qui lui arrivait au ras des fesses et la braguette pleine à craquer. Ça faisait une semaine, dix jours peut-être, qu’ils étaient là et tous les soirs c’était le même cinéma. De cinq à sept, ils picolaient au Colorado Bar, elle s’envoyait des Bloody Mary comme si on allait les interdire le lendemain et lui se descendait une bouteille d’Olympia en la sirotant pour faire durer le plaisir. Elle se donnait un mal de chien pour le dérider et au début il lui balançait de temps à autre un sourire mécanique, mais chaque jour il souriait un peu plus jaune. Dieu sait quels pornos il devait s’inventer pour amorcer sa pompe le soir ! Quand enfin ils allaient dîner, elle titubait, saoule comme une bourrique, et, lui, il pinçait les fesses des serveuses derrière son dos. Nous autres, on faisait des paris pour savoir combien de jours il tiendrait.

Watson haussa les épaules.

— Un soir, vers dix heures, il descend tout seul, disant que « sa femme ne se sent pas bien » — ce qui voulait dire qu’elle était ivre morte comme tous les jours — et qu’il allait lui chercher un médicament pour la digestion. Il prend la petite Porsche dans laquelle ils sont venus et on l’a plus revu. Le lendemain matin elle descend et elle essaie de donner le change, mais elle pâlit d’heure en heure et Ullman lui glisse que, sans vouloir l’effrayer, il vaudrait peut-être mieux prévenir la police, histoire de savoir si le gars n’avait pas eu un accident. Mais elle le défend comme une tigresse ; non, non, non, il y a rien à craindre, c’est un excellent conducteur, tout va très bien, il sera là pour le dîner. À trois heures elle va au bar et, comme il vient pas, elle dîne pas du tout. À dix heures et demie elle monte chez elle et n’en sort que les pieds devant.

— Que s’est-il passé ?

— Le toubib a dit qu’en plus de tout l’alcool qu’elle avait ingurgité elle avait avalé un tube de somnifères. Son mari, un grand avocat de New York, arrive le lendemain et engueule Ullman comme du poisson pourri. Mais Ullman se laisse pas impressionner et finit par le calmer. Il lui a probablement demandé s’il aimerait que la mort de sa femme fasse la une des grands journaux new-yorkais : épouse de l’éminent machin-chose trouvée morte dans une chambre d’hôtel, avec, en sous-titre : elle s’envoyait un gosse qui aurait pu être son petit-fils.

Watson prit le mouchoir de nouveau, se moucha, jeta un coup d’œil et le refourra dans sa poche.

— La suite ? Une semaine plus tard, la femme de chambre, une connasse du nom de Dolores Vickery, entre dans la chambre où elle est morte pour faire le lit, pousse un cri à réveiller les morts et tourne de l’œil. Quand elle revient à elle, elle raconte qu’elle a vu le cadavre de la vieille dans la salle de bains, qu’elle était couchée toute nue dans la baignoire. « Elle avait la figure toute violette, dit Dolores, et elle m’a fait un grand sourire. » Ullman l’a virée sur-le-champ, lui disant de disparaître. D’après mes calculs, entre quarante et cinquante types sont morts dans cet hôtel depuis que mon grand-père l’a ouvert en 1910.

Il regarda Jack d’un air entendu.

— Vous voulez savoir comment ils partent le plus souvent ? Ils ont une attaque en baisant la bonne femme qui les accompagne. Il y a beaucoup de vieux schnocks qui, croyant retrouver leurs vingt ans, viennent ici faire la noce une dernière fois. Des fois ça fait jaser ; tous les directeurs ne sont pas des Ullman. Il y a eu des articles dans les journaux et la réputation de l’hôtel en a pris un coup, c’est sûr.

— Mais il n’y a pas de fantôme ?

— Mr Torrance, j’ai travaillé ici toute ma vie et j’ai jamais vu de fantôme. Maintenant venez avec moi, que je vous montre la remise.

— Je vous suis.

À l’instant où Watson allait éteindre la lumière, Jack dit :

— En tout cas, il y a des montagnes de journaux ici.

— Ça, c’est bien vrai. On dirait qu’on les collectionne depuis des siècles. Des journaux, des factures, des reçus et Dieu sait quoi encore. Du temps de mon père, quand il y avait la chaudière à bois, on les brûlait de temps en temps, mais maintenant ils s’accumulent.

En se dirigeant vers l’escalier, ils s’arrêtèrent un instant pour que Watson se mouche une dernière fois.

— Tous les outils dont vous aurez besoin sont rangés dans la remise. Vous y trouverez aussi les bardeaux. Ullman vous en a parlé ?

— Oui, il voudrait que je refasse une partie du toit.

— Ce petit salaud vous exploitera tant qu’il pourra et au printemps il ira pleurnicher partout, racontant que vous étiez un jean-foutre et un incapable. Je le lui ai dit en face un jour, je vois pas pourquoi je me gênerais.

Dans l’escalier, le monologue de Watson se transforma en un ronronnement incompréhensible mais rassurant. Jetant un dernier regard derrière lui vers l’obscurité moite et impénétrable, Jack Torrance se dit que si jamais il y avait eu un lieu propice aux fantômes c’était bien celui-ci. Il pensa à ce Grady qui, prisonnier de la neige douce et implacable, était devenu un fou criminel. Il essaya d’imaginer ces meurtres atroces et se demanda si les victimes avaient crié. Chaque jour, ce pauvre Grady avait dû sentir se resserrer autour de lui l’étreinte de ce destin tragique. Il avait dû pressentir qu’il n’y aurait pas de printemps pour lui. Mais il n’aurait pas dû se trouver là. Et il n’aurait pas dû perdre la tête.

4. LE ROYAUME DES TÉNÈBRES

Vers quatre heures et quart, Danny se sentit un petit creux et monta prendre son goûter. Sans quitter la rue des yeux, il avala le lait et les biscuits à toute allure. Puis il alla embrasser sa mère qui était allongée sur son lit. Elle lui dit que le temps passerait plus vite s’il regardait Sesame Street à la télé, mais il secoua la tête d’un air résolu et sortit regagner son poste sur le trottoir.

Il était cinq heures, et, bien qu’il n’eût pas de montre et ne sût pas très bien lire l’heure, Danny savait que le temps passait car les ombres s’allongeaient et la lumière du soir se teignait d’or.

Danny avait compris que s’il n’allait pas à la maternelle c’était parce que son père n’avait pas les moyens de l’y envoyer. Il savait aussi combien ses parents souffraient de le voir condamné à la solitude et combien ils craignaient — au point de ne même pas pouvoir en parler entre eux — qu’il ne leur en voulût. Mais ils avaient tort de s’inquiéter. La maternelle était pour les bébés et Danny n’avait aucune envie d’y aller. Il n’était peut-être pas encore tout à fait un grand garçon, mais il n’était certainement plus un bébé. Les grands garçons allaient à l’école et mangeaient à la cantine. L’an prochain, il serait un grand garçon et il irait au cours préparatoire. Cette année-ci était une sorte d’entredeux. Évidemment, Scott et Andy lui manquaient — surtout Scott — mais ça ne faisait rien. Il avait le sentiment qu’il valait mieux être seul pour affronter ce que l’avenir lui réservait.

Danny était capable de comprendre bien des choses au sujet de ses parents. Il savait d’ailleurs que ceux-ci n’appréciaient guère cette faculté chez lui ; elle les inquiétait, et ils refusaient de la prendre au sérieux.

C’était pourtant bien dommage qu’ils n’aient pas voulu l’écouter davantage, surtout à des moments comme ceux-ci. Maman était couchée sur son lit et se faisait tellement de soucis pour Papa qu’elle était sur le point d’en pleurer. Danny était trop petit pour comprendre certaines de ses inquiétudes où se mêlaient des appréhensions pour leur avenir matériel, la mauvaise conscience de Papa et des sentiments de culpabilité, de colère et de peur qui le dépassaient, mais le souci qui préoccupait sa mère à présent était à sa portée. Maman s’inquiétait du retard de Papa et, craignant qu’il n’ait eu une panne de voiture en montagne, elle se demandait pourquoi, si c’était ça, il n’avait pas téléphoné. Une autre appréhension, bien plus redoutable encore, la tourmentait. C’était que Papa ne soit allé Faire le Vilain. Danny savait parfaitement ce que signifiait Faire le Vilain depuis que Scotty Aaronson, son aîné de six mois, le lui avait expliqué. Scotty savait parce que son père aussi Faisait le Vilain. Un jour, lui avait dit Scotty, son papa avait envoyé sa maman sur le tapis, lui mettant un œil au beurre noir. Ils avaient fini par divorcer parce que son papa n’arrêtait pas de Faire le Vilain et, quand Danny l’avait connu, Scotty vivait avec sa mère et ne voyait son père que les week-ends. Le DIVORCE était ce que Danny redoutait le plus au monde. Dans son imagination, ce mot était toujours écrit en lettres de sang, toutes grouillantes de vipères. Si ses parents divorçaient, ils ne vivraient plus ensemble. Ils se battraient comme des chiffonniers devant le tribunal pour savoir lequel des deux le garderait et, pour finir, il lui faudrait suivre celui qui aurait gagné et il ne verrait pratiquement plus jamais l’autre. Celui qui le garderait pourrait se remarier, si ça lui chantait, avec quelqu’un qu’il ne connaîtrait même pas. Le plus terrifiant, c’était que cette idée de DIVORCE avait commencé à faire son chemin dans l’esprit de ses propres parents. Elle restait le plus souvent distante, vague et diffuse, mais au moindre prétexte elle se faisait pressante et même menaçante. Ç’avait été le cas par exemple quand Papa l’avait puni d’avoir trifouillé dans ses papiers et que le docteur avait mis son bras dans le plâtre. Danny ne se souvenait plus très bien de l’incident, mais il se souvenait parfaitement de l’idée de DIVORCE qu’il avait fait naître et de la terreur qu’elle lui avait inspirée. Cette fois-là, c’était surtout sa mère qui avait ruminé l’idée d’un DIVORCE et il avait tremblé de peur qu’elle n’arrachât ce mot au monde du silence et qu’en le prononçant elle ne lui accordât une sorte de légitimité. Depuis ce moment-là, l’idée de DIVORCE n’avait pas cessé de hanter les pensées de ses parents et il pouvait la détecter à tout instant, comme le battement de la mesure dans un air de musique tout simple. Mais il n’en déchiffrait que les grandes lignes ; dès qu’il voulait saisir l’idée dans sa complexité, elle se dérobait. Ses multiples ramifications étaient incompréhensibles pour lui en tant qu’idées, mais il pouvait les appréhender sous forme de couleurs, sentiments, états d’âme. Les idées de DIVORCE de Maman étaient liées à ce que Papa lui avait fait à son bras et à ce qui s’était passé à Stovington quand Papa avait perdu sa place. Tout ça à cause de ce George Hatfield qui s’était emporté et qui avait crevé les pneus de leur Coccinelle ! Les pensées de DIVORCE de Papa, plus complexes, étaient d’une couleur sombre, inquiétante, du violet foncé veiné de noir. Il semblait croire qu’il valait mieux pour Maman et lui qu’il s’en allât, qu’ainsi ils ne souffriraient plus. Papa, lui, était malheureux tout le temps, mais surtout quand il avait envie de Faire le Vilain. L’envie de Faire le Vilain était un autre leitmotiv dans l’esprit de Jack que Danny repérait facilement. C’était une envie presque irrésistible d’aller s’enfermer dans l’obscurité, devant un poste de télé couleur, et, tout en grignotant des cacahuètes, de se saouler jusqu’à ce que son esprit arrêtât de le tourmenter.

Mais aujourd’hui sa mère n’avait aucune raison de se faire du souci et il aurait aimé pouvoir la rassurer. La Coccinelle n’était pas tombée en panne et Papa n’était pas allé Faire le Vilain. Il n’était plus très loin maintenant, il avançait cahin-caha quelque part sur la route entre Lyons et Boulder. Il ne songeait même pas à Faire le Vilain. Il pensait à…


Danny jeta un coup d’œil furtif vers la fenêtre de la cuisine. Quelquefois, quand il se concentrait très fort, il se produisait quelque chose d’étrange. Le monde autour de lui s’effaçait et un autre monde paraissait à sa place. Une fois, peu après qu’on lui eut plâtré le bras, ça lui était arrivé à table, pendant le souper. Ses parents ne se parlaient pas beaucoup à cette époque-là ; ils pensaient beaucoup au DIVORCE. Ce soir-là, les pensées de DIVORCE s’étaient amoncelées au-dessus de la table de la cuisine comme des nuages gorgés de pluie, prêts à crever. Il en avait eu l’appétit coupé. L’idée d’avaler quelque chose alors que toutes ces idées noires de DIVORCE planaient au-dessus de lui le rendait malade. Décidé à sauver la situation, il avait mobilisé ses pouvoirs de concentration. C’était à ce moment-là qu’il avait dû perdre connaissance. Quand il était revenu à la réalité, il était étendu à terre, maculé de purée et de petits pois. Maman en sanglots le tenait dans ses bras tandis que Papa téléphonait. Surmontant sa propre peur, il avait essayé de leur expliquer qu’il n’y avait pas de quoi s’affoler, qu’il lui arrivait parfois d’avoir des étourdissements quand il se concentrait trop fort. Il avait essayé de leur parler de Tony, qu’ils appelaient son « camarade invisible ».

Son père, après plusieurs allusions à une certaine Lucie Nation, avait dit au téléphone que Danny allait mieux, mais qu’il fallait quand même que le médecin l’examine.

Après le départ du docteur, Maman lui avait fait promettre de ne plus les effrayer de la sorte et il avait donné sa parole. Lui-même avait eu peur. Avant que Tony ne paraisse — au loin comme toujours, appelant de sa petite voix flûtée — et que des images étranges ne viennent troubler sa vue, effaçant ce qu’il avait devant les yeux (la cuisine et des tranches de rôti sur une assiette bleue), Danny avait réussi, grâce à un immense effort de concentration, à sonder l’esprit de son père. Il y avait entrevu, le temps d’un éclair, un mot inconnu, incompréhensible, bien plus effrayant encore que le mot DIVORCE, le mot SUICIDE. Depuis, Danny n’avait plus croisé ce mot-là dans l’esprit de son papa et il ne tenait pas à le rencontrer. Il n’avait même pas envie de savoir exactement ce qu’il signifiait.

Mais il aimait se concentrer parce que quelquefois Tony venait. Le plus souvent, il ne se passait rien ; sa vue se brouillait, la tête lui tournait et ça s’arrêtait là. Mais, d’autres fois, Tony paraissait à la lisière de son champ de vision, lui faisait signe de venir et l’appelait de sa voix lointaine.

C’était arrivé deux fois depuis qu’ils étaient à Boulder, et il se rappelait la surprise et le plaisir qu’il avait ressentis en voyant que Tony avait fait tout ce chemin depuis le Vermont pour le rejoindre. Ses amis ne l’avaient pas tous laissé tomber.

La première fois, ça s’était passé dans la cour, derrière la maison. Tony était apparu et lui avait fait signe de venir. Mais le noir l’avait aussitôt englouti et quelques instants plus tard il était revenu à lui. Il ne gardait de cette rencontre que quelques souvenirs fragmentaires et brouillés comme ceux d’un rêve. Mais, il y avait deux semaines, Tony avait réapparu dans une cour voisine et, comme d’habitude, lui avait fait signe de venir : « Danny…, viens voir… » Danny avait eu l’impression de s’être levé pour aller voir, puis d’être tombé, comme Alice au pays des merveilles, au fond d’un trou profond. Il s’était retrouvé dans le sous-sol de l’appartement ; là, dans la pénombre, Tony lui avait montré une grande malle où son papa conservait tous ses papiers importants, et notamment LA PIÈCE.

— Tu vois ? avait demandé Tony de sa voix lointaine et musicale. Elle est là, sous l’escalier. C’est là que les déménageurs l’ont entreposée.

Croyant faire un pas en avant pour mieux voir, Danny était tombé de la balançoire qu’en fait il n’avait pas quittée pendant tout l’entretien avec Tony. Il en avait eu le souffle coupé.

Trois ou quatre jours plus tard, il avait entendu un grand remue-ménage dans l’appartement. C’était son père qui cherchait sa malle partout, pestant contre ces salauds de déménageurs qui l’avaient égarée quelque part entre le Vermont et le Colorado et jurant de leur intenter un procès. Comment allait-il pouvoir terminer LA PIÈCE si tout se liguait contre lui ?

Danny lui avait dit :

— Elle est sous l’escalier, Papa. Les déménageurs l’ont mise sous l’escalier.

Papa l’avait regardé d’un air bizarre, puis il était descendu au sous-sol. La malle était toujours là, à l’endroit précis que Tony avait indiqué. Alors Papa avait pris Danny par la main, l’avait assis sur ses genoux et lui avait demandé qui l’avait laissé descendre à la cave. Était-ce Tom, celui qui habitait au-dessus ? La cave était un endroit dangereux, avait dit Papa. C’était pour ça que le propriétaire la fermait toujours à clef. Si quelqu’un avait pris l’habitude de laisser la porte ouverte, il fallait qu’il le sache. Il était content d’avoir retrouvé ses papiers et LA PIÈCE, mais pour rien au monde il n’aurait voulu que Danny tombe dans l’escalier et se casse… la jambe. Danny avait affirmé avec le plus grand sérieux qu’il n’était jamais descendu à la cave et Maman confirma ses dires. La porte était toujours fermée et il ne s’aventurait jamais dans le couloir qui y menait parce qu’il y faisait noir et humide et qu’il y avait des araignées. D’ailleurs Danny ne mentait pas, ce n’était pas son genre.

— Alors comment savais-tu qu’elle était là, prof ? avait demandé Papa.

— C’est Tony qui me l’a montrée.

Son père et sa mère avaient échangé un regard entendu par-dessus sa tête. Ce n’était pas la première fois que Danny leur affirmait des choses pareilles. Mais ils préféraient ne pas y penser ; ils avaient peur de ce genre de phénomène. Danny savait que l’existence de Tony les inquiétait, surtout sa mère, et il faisait attention à ne pas faire venir Tony quand elle était là. Mais à présent, en attendant de se lever pour préparer le dîner, elle devait être encore étendue sur son lit. Alors il se mit à se concentrer dans l’espoir de découvrir à quoi pensait Papa.

Son front se plissa et il serra les poings sur ses cuisses. Il ne ferma pas complètement les yeux — ce n’était pas la peine — et essaya de se souvenir de la voix de son papa, la voix de Jack, de John Daniel Torrance, cette voix profonde et ferme qui tantôt s’animait de gaieté, tantôt vibrait de colère et qui se taisait à présent parce qu’il réfléchissait. Il réfléchissait à…, réfléchissait…

(réfléchissait)

Danny poussa un petit soupir et son corps s’affaissa mollement comme s’il n’avait plus de muscles. Son esprit restait alerte et il était parfaitement conscient de ce qui se passait autour de lui. Il voyait très bien le garçon et la fille qui, de l’autre côté de la rue, se tenaient par la main parce qu’ils étaient…

(amoureux ?)

heureux de se trouver ensemble par une si belle journée. Il voyait les feuilles d’automne, balayées par le vent, faire des cabrioles dans le caniveau. Il voyait la maison devant laquelle ils passaient et remarquait même que son toit était recouvert de


(bardeaux. Je pense qu’il n’y aura pas de problème si le chaperon est en bon état. Ouais, ça ira. Quel numéro, ce Watson ! J’aimerais le mettre dans LA PIÈCE. Bientôt j’aurai mis tous les pauvres diables de la création là-dedans ! Oui, je trouverai les bardeaux à la quincaillerie de Sidewinder. J’y achèterai aussi une bombe d’insecticide au cas où il y aurait des guêpes. C’est le moment où elles font leur nid et il se pourrait qu’en arrachant les vieux bardeaux je leur tombe dessus).


Des bardeaux. Voilà à quoi pensait Papa. Il avait obtenu le poste et il était en train de penser aux bardeaux du toit.

Danny… Dann… y.

Il leva les yeux et vit Tony qui, au bout de la rue, à côté d’un panneau de stop, lui faisait signe de la main. Comme toujours à la vue de son vieil ami, une bouffée de plaisir lui réchauffa le cœur, mais cette fois-ci une pointe d’angoisse s’y mêlait, comme si Tony avait dissimulé derrière lui une ombre, un spectre…

Assis sur le trottoir, il s’affaissa encore davantage, et ses mains, glissant le long de ses cuisses, finirent par pendre entre ses jambes. Son menton tomba sur sa poitrine. Il ressentit un tiraillement indolore, presque imperceptible ; une partie de lui-même s’était levée pour suivre Tony dans le gouffre de ténèbres où il avait disparu.

Danniii… i… i… y.

Peu à peu, l’obscurité s’anima de tourbillons blancs et d’ombres tourmentées ; des gémissements sourds déchirèrent le silence. Ils étaient pris dans une tempête de neige en montagne ; les tourbillons blancs étaient des bourrasques de neige et les ombres tourmentées des sapins que tordait le vent. La neige recouvrait tout.

Elle est trop épaisse, dit Tony d’un ton désespéré qui lui glaça le cœur. Jamais nous ne pourrons nous en sortir.

Une forme massive surgit des ténèbres. Dans l’obscurité de la tempête, Danny devinait sa blancheur et ses contours rectilignes. Puis, s’approchant, il distingua de nombreuses fenêtres et un toit en pente, recouvert de bardeaux dont certains — ceux que son papa avait posés — étaient d’un vert plus vif que les autres. La neige les recouvrait ; elle recouvrirait tout.

Des panneaux d’interdiction, écrits en grosses lettres vertes, surgirent soudain de l’ombre. DANGER DE MORT ! BAIGNADE INTERDITE ! PASSAGE INTERDIT ! FILS À HAUTE TENSION ! RAILS ÉLECTRISÉS ! DÉFENSE D’ENTRER ! LES CONTREVENANTS SERONT FUSILLÉS SUR-LE-CHAMP ! Danny ne comprenait pas le sens exact de ces panneaux — il ne savait pas encore lire — mais il en comprenait l’esprit. La peur l’avait envahi comme une moisissure qui se serait fixée dans les cavités obscures de son corps et que seul un rayon de soleil parviendrait à faire disparaître.

Les panneaux s’engloutirent dans la nuit. À présent il se trouvait dans une pièce sombre qu’il ne connaissait pas. La neige éclaboussait les vitres comme du sable jeté à la volée. Il avait la bouche sèche, les yeux brûlants, et son cœur battait dans sa poitrine comme un marteau-pilon. Un bruit de pas qui s’approchent, ponctué de coups qui s’abattent, lui parvenait du couloir. De l’autre côté de la pièce, dans la bulle argentée d’un miroir, apparut un mot effrayant, écrit en flammèches vertes : TROMAL.

Les coups se mirent à tomber avec une régularité inquiétante. Il y eut un bruit de verre cassé. Quelqu’un s’approchait et l’appelait d’une voix rauque que sa familiarité rendait encore plus effrayante :

Sors de là et montre-toi ! Viens ici, petit merdeux, viens recevoir ta raclée !

Boum ! Boum ! Boum ! Danny entendit un bruit de bois qui vole en éclats suivi d’un rugissement de fureur et de satisfaction. TROMAL approchait.

Non, chuchota-t-il. Non, Tony, s’il te plaît.

Une main flasque pendait par-dessus le rebord de la baignoire en porcelaine. Un mince filet de sang coulait le long du troisième doigt, dégouttant de l’ongle soigneusement fait sur le carrelage.

Non, oh ! non, oh ! non.

Je t’en prie, Tony, tu me fais peur.

TROMAL TROMAL TROMAL

Au fond d’un hall obscur, accroupi sur une moquette dont les guirlandes noires se détachaient sur un fond bleu, il écoutait les pas se rapprocher. Soudain une forme déboucha du couloir transversal et se dirigea vers lui. Empestant la sueur et le sang, elle avançait vers lui en titubant. Elle tenait à la main un maillet qu’elle faisait tournoyer en tous sens. Le maillet, décrivant de grands cercles, martelait les murs, déchirant la tapisserie de soie et soulevant des bouffées blanches de poussière de plâtre.

Viens ici recevoir ta raclée ! Montre-moi que tu es un homme !

Plus le monstre s’approchait, plus il paraissait gigantesque et la puanteur aigre-douce qu’il dégageait était irrespirable. Le sifflement que faisait le maillet en fauchant l’air se faisait plus féroce et le bruit du choc entre sa tête et le mur devenait assourdissant. Danny sentait maintenant la poussière de plâtre lui picoter le nez. De petits yeux rouges luisaient dans le noir : le monstre l’avait aperçu. Il fonçait sur Danny qui restait blotti dans son coin, plaqué contre le mur. Comble de malheur, la trappe au-dessus de sa tête était verrouillée.

Puis ce fut l’obscurité, le flottement.

Tony, ramène-moi à la maison, oh ! Tony, je t’en supplie…

À l’instant même, il se retrouva chez lui, assis sur le trottoir d’Arapahoe Street, le corps baigné de sueur, sa chemise trempée collant à sa peau. L’écho des coups frappés sur le mur retentissait toujours dans ses oreilles et il lui semblait encore sentir l’odeur de l’urine qu’il avait évacuée dans sa terreur. Il pouvait encore voir la main flasque pendant par-dessus le rebord de la baignoire, les gouttes de sang dégoulinant le long du troisième doigt et ce mot aussi mystérieux que terrifiant : TROMAL.

Le soleil revint. Tony, qui n’était plus qu’une petite tache au bout de la rue, lui lança de sa petite voix flûtée et lointaine :

Fais attention, prof…

Un instant après, Tony avait disparu et le monde réel était là. La vieille Coccinelle cabossée venait d’apparaître au bout de la rue. Toussant et pétaradant, elle s’approcha dans un nuage de fumée bleue. Danny bondit du trottoir et courut au-devant de la voiture. Gesticulant, sautillant d’un pied sur l’autre, il criait :

— Papa, hé, Papa ! Salut, Papa !

Jack gara la Volkswagen, coupa le contact et ouvrit la portière. Au moment où il allait s’élancer vers son père, Danny aperçut quelque chose qui l’arrêta net, le cœur glacé. Là, sur le siège avant de la voiture, se dressait un maillet à manche court dont la tête était barbouillée de sang et de touffes de cheveux.

Mais non, ce n’était qu’un sac plein de provisions.

— Alors, Danny…, ça va, prof ?

— Ouais, ça va.

Il se précipita vers son père, enfouit son visage dans sa veste de jean fourrée de peau de mouton et se serra contre lui de toutes ses forces. Perplexe, Jack le serra lui aussi.

— Hé ! petit, il ne faut pas rester au soleil comme ça. Tu ruisselles de sueur.

— J’ai dû m’endormir. Papa, je t’aime, tu sais. Je t’ai attendu.

— Moi aussi, je t’aime, Dan. J’ai apporté des provisions. Tu pourras m’aider à les monter ?

— Bien sûr !

— Et maintenant, messieurs-dames, je vous présente le remarquable Danny Torrance, l’homme le plus fort du monde, dit Jack en lui ébouriffant les cheveux. Sa spécialité ? S’endormir sur le trottoir.

Ils gravirent le chemin qui menait vers le porche où Wendy les attendait déjà, près de la porte. Danny comprit en les voyant ensemble qu’ils étaient heureux de se retrouver. Ils respiraient l’amour, comme le garçon et la fille qui étaient passés dans la rue en se tenant par la main. Et Danny se sentit heureux.

Les provisions — ce n’étaient que des provisions — se tassèrent dans le sac qu’il portait. Tout allait bien. Papa était rentré, Maman l’aimait. Aucune menace ne planait sur eux. D’ailleurs les prévisions de Tony ne se réalisaient pas toujours.

Mais, depuis l’apparition de ce mot énigmatique dans le miroir de son rêve, la peur s’était insinuée dans son cœur.

5. LA CABINE TÉLÉPHONIQUE

Arrivé à Table Mesa, Jack rangea la Volkswagen devant le drugstore du centre commercial et laissa mourir le moteur.

— Tu vas rester dans la voiture, prof. Je t’apporterai une tablette de chocolat.

— Pourquoi est-ce que je ne peux pas aller avec toi ?

— Je dois donner un coup de téléphone. C’est une affaire personnelle.

— C’est pour ça que tu ne téléphones pas de la maison ?

— Dans le mille.

Wendy avait insisté pour avoir le téléphone, bien que l’état de leurs finances ne le permît guère. Elle avait soutenu qu’avec un enfant — et surtout un garçon comme Danny qui était sujet à des évanouissements — ils ne pouvaient pas s’en passer. Alors Jack avait craché les trente dollars de frais d’installation — un sale coup déjà — plus quatre-vingt-dix dollars de caution — ce qui avait été le bouquet. Jusqu’à présent, le téléphone était resté muet, à part deux faux numéros.

— Tu m’achèteras un Nuts, Papa ?

— D’accord. Tu restes là sagement et tu ne joues pas avec le changement de vitesse. Promis ?

— Promis. Je vais regarder les cartes.

— C’est parfait.

Pendant que Jack descendait de la voiture, Danny ouvrit la boîte à gants de la Coccinelle et sortit les cinq cartes routières fripées qui s’y trouvaient : le Colorado, le Nebraska, l’Utah, le Wyoming et le Nouveau-Mexique. Il avait une passion pour ces cartes routières qu’il étudiait attentivement en suivant du doigt le tracé des routes. En ce qui le concernait, l’acquisition de ces nouvelles cartes était ce que ce départ dans l’Ouest avait apporté de plus positif.

Jack se présenta au comptoir du drugstore, acheta le Nuts, le journal et le dernier numéro de L’Écho des Écrivains. Il donna un billet de cinq dollars à la caissière et demanda qu’on lui rende la monnaie en quarters. La main pleine de mitraille, il se dirigea vers la cabine téléphonique, située à côté de la machine à découper les clefs, et se faufila à l’intérieur. D’ici il pouvait encore voir Danny, malgré les trois surfaces vitrées qui les séparaient. La tête penchée, l’enfant étudiait ses cartes avec ferveur. Une vague de tendresse pour son fils submergea son cœur, mais rien dans l’expression dure et sévère de son visage ne laissait supposer qu’il éprouvait un tel sentiment.

Sans doute aurait-il pu donner ce coup de téléphone de politesse depuis la maison, car il n’avait aucunement l’intention de dire quoi que ce soit que Wendy ne pût entendre. Mais il avait sa fierté, et puisque cette fierté était — mis à part sa femme, son fils, six cents dollars dans un compte courant et une vieille Volkswagen de 1968 — tout ce qu’il possédait au monde, il en était venu à se laisser presque toujours guider par elle. Elle était en fait la seule chose qui lui appartenait en propre. Même le compte courant était à eux deux. Dire qu’il y avait à peine un an il était encore professeur dans un des meilleurs collèges privés de toute la Nouvelle-Angleterre ! Il avait eu des amis — pas les mêmes peut-être que ceux qu’il s’était faits avant de renoncer à l’alcool — mais des gens avec lesquels il pouvait se distraire, des collègues qui admiraient ses dons de pédagogue et sa vocation d’écrivain. Tout allait si bien il y avait à peine six mois. Wendy et lui avaient découvert qu’au bout de chaque quinzaine, avant de toucher la paie, il leur restait toujours un peu d’argent, de quoi ouvrir un petit compte d’épargne. Par contre, du temps où il buvait, il ne leur était jamais resté un seul centime, même quand c’était Al Shockley qui payait la tournée. Wendy et lui avaient commencé à évoquer la possibilité de l’achat d’une maison. Dans un an ou deux, ils auraient de quoi faire un premier paiement. Une vieille ferme à la campagne aurait fait leur affaire. Les six à huit ans qu’il faudrait pour la rénover ne leur faisaient pas peur ; ils étaient jeunes, ils avaient la vie devant eux.

Puis il avait perdu la tête.

George Hatfield.

Le conseil d’administration lui avait demandé sa démission et il l’avait donnée. Sans cet incident, il aurait été nommé professeur en titre à la fin de l’année.

La soirée qui avait suivi l’interview chez le directeur avait été la plus noire, la plus effroyable de toute sa vie. L’envie, le besoin de se saouler n’avaient jamais été aussi forts. Ses mains tremblaient, il renversait tout et il aurait voulu faire passer sa mauvaise humeur sur Wendy et Danny. Il s’efforçait de contenir sa colère, mais sa patience s’effritait et risquait, comme la laisse d’un chien excité, de craquer sous l’effet de l’usure. Craignant de les battre, il était parti. Il avait fini par s’arrêter devant un bar, mais il n’y était pas entré, sachant qu’il n’en fallait pas plus pour décider Wendy à le quitter, en emmenant Danny avec elle. Et, à partir de ce jour-là, il serait un homme fini, il le savait.

Au lieu d’entrer dans le bar où de vagues ombres s’agitaient, goûtant aux eaux du Léthé, il était allé chez Al Shockley. Le vote du conseil avait été de six contre un et c’était Al qui avait voté contre son renvoi.

Il demanda l’inter et on l’informa qu’il pouvait parler avec Al, à deux mille miles de là, à l’autre bout de l’Amérique, pendant trois minutes, pour un dollar quatre-vingt-cinq cents.

Al était le fils d’Arthur Longley Shockley, le baron de l’acier. Légataire universel, il avait hérité d’une immense fortune ainsi que de la présidence de plusieurs firmes industrielles et d’un fauteuil dans bon nombre de conseils d’administration, dont celui de Stovington Preparatory Academy, le collège où le père et le fils avaient fait leurs études secondaires et que le vieux Shockley avait comblé de donations.

Jack et Al étaient devenus amis grâce à une particularité qui faisait d’eux des alliés naturels : dans toutes les réunions de professeurs, dans toutes les soirées mondaines, ils étaient, de tous les invités, les plus saouls. Shockley était séparé de sa femme et le mariage de Jack glissait vers la rupture, bien qu’il aimât encore Wendy et lui eût promis — chaque fois avec la meilleure foi du monde — de s’amender pour elle et pour le bébé Danny.

Quand les cocktails chez les collègues avaient pris fin, Al et Jack s’en allaient faire la tournée des bars, jusqu’à leur fermeture, et achevaient la soirée dans la voiture au bout de quelque chemin perdu, où ils liquidaient tranquillement un carton de bière déniché dans une petite épicerie. Au petit matin, quand l’aube se glissait dans le ciel, Jack regagnait leur maison et trouvait Wendy et le bébé endormis sur le canapé du salon, Danny tourné toujours vers sa mère, un poing recroquevillé sous son menton. Il se sentait gagné par un tel dégoût de lui-même, une telle amertume lui emplissait la bouche, plus âcre encore que l’arrière-goût des cigarettes et des martinis — Al les appelait les martiens — qu’il se mettait à peser le plus sérieusement du monde les mérites relatifs du fusil, de la corde et de la lame de rasoir.

Si c’était un jour de semaine, il dormait trois heures, se levait, s’habillait, croquait quatre cachets d’aspirine vitaminée et, encore saoul, s’en allait faire son cours de neuf heures sur les poètes américains. Salut, les gars. Revoici l’étonnant Mr Torrance, qui, malgré son état d’ébriété flagrant, s’apprête à vous régaler avec l’histoire rocambolesque de l’épouse de Longfellow et de sa mort dans le célèbre incendie de Boston.

Il n’avait pas voulu admettre qu’il était alcoolique, se disait-il tout en écoutant sonner le téléphone d’Al. Combien de cours avait-il séchés, combien d’autres avait-il faits sans s’être rasé, puant encore le martien ? Mais il avait cru pouvoir s’arrêter quand il le voudrait. Combien de nuits Wendy et lui avaient-ils fait chambre à part ? « Ça va très bien, tu sais. Le pare-chocs embouti ? Mais bien sûr que je peux conduire. » Et Wendy qui s’enfermait toujours dans la salle de bains pour pleurer. Quand, dans une soirée, on servait de l’alcool, ou même du vin, ses collègues avaient commencé à l’observer à la dérobée. Petit à petit il s’était rendu compte qu’on parlait de lui. Et il ne sortait plus de sa machine à écrire que des feuilles de papier blanches qu’il froissait en boule et envoyait au panier. Au début, Stovington pouvait se féliciter d’avoir su attirer le jeune Jack Torrance, un garçon qui allait peut-être devenir un écrivain important et qui en tout cas était éminemment qualifié pour initier les adolescents à ce grand mystère, l’art d’écrire. Il avait déjà publié vingt-quatre nouvelles, il travaillait sur une pièce de théâtre et il y avait peut-être un roman qui mijotait dans l’arrière-boutique. Mais maintenant il n’écrivait plus et son enseignement était devenu inégal.

Et finalement ce qui devait arriver était arrivé. Ça s’était passé un soir, quelques semaines après que Jack eut cassé le bras de son fils. C’était ce soir-là, lui semblait-il, que son mariage avait pris fin. Il ne lui restait plus qu’à attendre que Wendy fît preuve d’un peu de volonté… Si sa mère n’avait pas été une telle garce, il savait que Wendy aurait pris le premier bus pour le New Hampshire dès que Danny eût été en état de voyager. C’était fini entre eux.

Il était minuit. Jack et Al entraient dans Barre par la nationale 31. Al, au volant de sa Jaguar, s’amusait à rétrograder les vitesses en virtuose dans les virages, mordant de temps à autre sur la ligne continue. Ils étaient tous deux complètement ivres ; les martiens avaient atterri en force ce soir-là. Ils arrivaient à cent kilomètres à l’heure sur le dernier virage avant le pont quand brusquement ils aperçurent un vélo d’enfant au milieu de la route à quelques mètres devant eux. Il y eut un coup de frein brutal, le crissement aigu des pneus s’effilochant sur l’asphalte, puis un bruit de ferraille quand, à soixante kilomètres à l’heure, ils emboutirent de plein fouet le vélo. Projeté en l’air, il alla heurter d’abord le capot, fracassant le pare-brise, dont le verre Sécurit se voila de craquelures devant les yeux exorbités de Jack, puis rebondit comme un oiseau désarticulé, pour s’écraser enfin derrière eux avec un terrible fracas. Les roues passèrent sur quelque chose, avec un bruit sourd, et la Jaguar dérapa en travers de la route, sans qu’Al, qui jouait désespérément du volant, pût l’en empêcher.

— Nom de Dieu, s’écria-t-il, d’une voix qui semblait venue d’ailleurs, nous l’avons écrasé. Je l’ai bien senti.

La sonnerie du téléphone d’Al lui tintait toujours à l’oreille. « Allons, Al. Fais-moi le plaisir d’être chez toi. Je voudrais tant me débarrasser de cette corvée. »

Toute fumante, la voiture s’était enfin arrêtée à quelques centimètres d’une des piles du pont. Deux de ses pneus avaient éclaté, traçant de grands arcs de caoutchouc brûlé sur plus de quarante mètres. Jack et Al s’étaient regardés un instant puis ils étaient descendus de voiture. Se dirigeant vers l’arrière, ils s’étaient enfoncés dans la nuit.

Le vélo était complètement démoli. Il avait perdu une roue qu’Al, se retournant, avait repérée au milieu de la route. Ses rayons tordus, dressés en l’air, ressemblaient aux cordes entortillées d’un piano éventré. Al avait hésité un instant puis avait dit :

— C’est sur ça qu’on est passé, Jacky-boy.

— Mais alors, où se trouve le gosse ?

— Quel gosse ?

Jack, fronçant les sourcils, avait essayé de se rappeler. Tout était arrivé si vite. Dès qu’ils avaient amorcé le virage le vélo avait surgi de l’obscurité, pris dans les phares de la Jaguar. Al avait crié quelque chose, il y avait eu le choc, puis le long dérapage. Tout cela n’avait pas pris plus que quelques secondes.

Ils avaient rangé le vélo au bord de la route, puis Al avait allumé les feux de détresse de la Jaguar. À l’aide d’une puissante torche électrique à quatre piles, ils avaient passé les bas-côtés de la route au peigne fin pendant deux heures, sans rien trouver.

À deux heures et quart, dégrisés mais écœurés, ils avaient abandonné leurs recherches et avaient regagné la Jaguar.

— S’il n’y avait personne dessus, qu’est-ce qu’il faisait au milieu de la route ? avait demandé Al. Il n’était pas garé sur le côté, mais bel et bien au milieu !

Ne sachant que répondre, Jack s’était contenté de secouer la tête.

Al était alors parti à pied et avait traversé le pont pour gagner la cabine téléphonique la plus proche. Il avait appelé un de ses amis, un célibataire, et lui avait dit que s’il voulait bien aller chercher les pneus de neige de la Jaguar dans son garage et les lui apporter au pont de la nationale 31, à l’entrée de Barre, ça lui vaudrait cinquante dollars. Vingt minutes plus tard, l’ami était là, en jean et veste de pyjama. Il avait examiné les lieux.

— Il y a eu des morts ? avait-il demandé.

Al commençait à soulever l’arrière de la voiture avec le cric et Jack desserrait les boulons.

— Grâce à Dieu, aucun, avait dit Al.

— Alors je rentre chez moi. Tu me paieras demain matin.

— D’accord, avait dit Al sans lever les yeux.

Ayant réussi à changer les pneus sans anicroche, ils avaient regagné la maison d’Al Shockley. Al avait rangé la Jaguar au garage et avait coupé le contact.

— Je vais m’arrêter de boire, Jacky-boy, avait-il dit dans le noir. C’est fini, la rigolade. J’ai liquidé mon dernier martien.

Transpirant dans l’atmosphère confinée de la cabine téléphonique, Jack songea qu’il n’avait jamais douté qu’Al pût tenir parole.

Rentré chez lui, Jack avait trouvé Wendy endormie sur le canapé. Il avait jeté un coup d’œil dans la chambre de Danny où celui-ci dormait profondément, couché sur le dos dans son lit à rabats, le bras encore pris dans le plâtre. Dans la douce lumière filtrée du lampadaire de la rue, il pouvait distinguer, gribouillés sur la surface blanche, les vœux des docteurs et des infirmières du service de pédiatrie.

C’est un accident. Il est tombé dans l’escalier.

(Menteur)

C’est un accident. J’ai perdu la tête.

(Tu n’es qu’un ivrogne. Quand Dieu s’est curé le nez, c’est toi qu’il en a sorti.)

Mais non, écoute, ce n’est qu’un accident.

Le souvenir de la supplication s’estompa, chassé par les dernières images de cette nuit de novembre. S’attendant à chaque instant à voir arriver la police, ils avaient fouillé les mauvaises herbes desséchées, à la lueur dansante de la torche électrique, cherchant le corps disloqué qui en bonne logique aurait dû se trouver là. Le fait que ç’avait été Al qui conduisait n’y changeait rien. Il y avait eu d’autres nuits où c’était lui qui avait été au volant.

Après avoir remonté les couvertures sur Danny, il avait pénétré dans leur chambre et avait pris au dernier rayon du placard le Llama 38 espagnol qu’il y gardait dans une boîte à chaussures. Il s’était assis sur le lit et était resté là pendant une bonne heure à le contempler, fasciné par son éclat maléfique.

À l’aube, il l’avait remis dans sa boîte qu’il avait rangée dans le placard.

Ce matin-là, il avait téléphoné à Bruckner, le chef du département, pour lui dire qu’il était grippé et ne pouvait pas faire son cours. Il lui demandait de prévenir ses élèves. Bruckner avait accepté, mais de moins bonne grâce que d’habitude. Décidément Jack Torrance avait souvent été grippé cette année.

Wendy lui avait préparé du café et des œufs brouillés qu’ils avaient mangés en silence. Le seul bruit venait de la cour où Danny piaillait de joie en faisant monter et descendre ses camions sur le tas de sable.

Wendy s’était mise à faire la vaisselle et, le dos tourné, elle lui avait dit :

— Jack, j’ai quelque chose à te dire.

— Ah ! oui ?

Il avait tremblé en allumant sa cigarette. Curieusement, il n’avait pas la gueule de bois, ce matin. Mais il avait la tremblote.

— J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps et j’ai enfin pris une décision. Il fallait le faire, dans mon intérêt et dans celui de Danny. Dans le tien aussi peut-être — je ne sais pas. J’aurais sans doute dû t’en parler plus tôt.

— Veux-tu m’accorder une faveur ? avait-il demandé, regardant gigoter le bout de sa cigarette.

— Laquelle ? avait-elle demandé d’une voix terne.

Il avait les yeux fixés sur son dos.

— Nous parlerons de cela dans une semaine, si tu y tiens toujours.

Alors, les mains couvertes d’une dentelle de mousse, elle avait tourné son joli visage pâle et désenchanté vers lui.

— Jack, je ne veux plus de tes promesses. Je sais ce que…

Mais, soudain incertaine, elle s’était tue, fascinée par ce qu’elle voyait dans ses yeux.

— Dans une semaine, avait-il répété. (Sa voix avait perdu toute sa force et n’était plus qu’un souffle.) Je t’en prie. Je ne promets rien. Si tu veux encore en parler dans une semaine, nous en parlerons. Autant que tu voudras.

Dans la cuisine ensoleillée, ils s’étaient longuement regardés et quand elle avait repris sa vaisselle, sans rien dire, il s’était mis à trembler. Mon Dieu, comme il avait besoin de boire un verre ! Rien qu’un petit remontant pour remettre les choses en perspective…

— Danny a rêvé cette nuit que tu as eu un accident de voiture, reprit-elle tout à coup. Il fait quelquefois de drôles de rêves. Il m’en a parlé ce matin, pendant que je l’habillais. C’est vrai, Jack ? Tu as eu un accident ?

— Mais non.

À midi, l’envie de boire était devenue si forte qu’il avait de la température. Il s’était rendu chez Al.

— Tu n’as rien bu ? lui avait demandé Al avant de le faire entrer.

Al avait une mine effroyable.

— Rien. Tu ressembles à Lon Chaney dans Le Fantôme de l’Opéra.

— Entre donc.

Ils avaient joué au whist à deux tout l’après-midi, sans rien boire.

Une semaine s’était écoulée. Wendy et lui ne se parlaient pas beaucoup. Mais il savait qu’elle l’observait, incrédule. Il buvait du café très fort et un nombre incalculable de coca-colas. Un soir il avait liquidé tout un carton de coke et avait dû courir à la salle de bains pour le vomir. Le niveau d’alcool dans les bouteilles du placard ne baissait pas. Après ses cours, il s’en allait chez Al Shockley — elle haïssait Al Shockley comme elle n’avait jamais haï personne — et, quand il rentrait à la maison, elle aurait juré que son haleine sentait le scotch ou le gin, mais après le dîner il lui parlait lucidement, buvait un café, jouait avec Danny, partageait un coke avec lui, lui lisait une histoire, et enfin allait corriger ses dissertations, tout en buvant du café, tasse sur tasse. Elle avait dû reconnaître qu’elle s’était trompée.

Les semaines avaient passé et les paroles redoutables que Wendy avait été sur le point de prononcer ne furent pas dites. Mais Jack sentait bien qu’elles avaient été refoulées, pas vaincues. Ce qui n’empêchait pas que la vie de tous les jours devenait plus facile. Jusqu’à l’incident de George Hatfield. Il avait de nouveau perdu la tête. Et, cette fois-ci, il n’était même pas ivre.

— Monsieur, votre correspondant ne répond toujours pas…

— Allô ?

C’était la voix d’Al, tout essoufflé.

— Vous pouvez parler, dit la standardiste d’un air agacé.

— Al, c’est Jack Torrance.

— Jacky-boy ! (Al était vraiment ravi.) Comment vas-tu ?

— Bien. Je te téléphone pour te remercier. J’ai eu le poste et c’est parfait. Si je n’arrive pas à terminer cette pièce cet hiver quand je serai bloqué là-haut, c’est que je ne la terminerai jamais.

— Tu la termineras.

— Et toi, comment ça va ? demanda Jack, un peu hésitant.

— Pas une goutte. Et toi ?

— Une sécheresse record.

— Ça te manque ?

— Tous les jours.

Al rit.

— Je connais ça. Mais je ne sais vraiment pas comment tu as tenu le coup après cette histoire avec Hatfield, Jack. Tu as été héroïque.

— Je me demande pourquoi j’ai fait une connerie pareille, dit Jack sur un ton neutre.

— Ne t’en fais pas. D’ici le printemps j’aurai réussi à leur faire entendre raison. Déjà Effinger commence à dire qu’ils ont peut-être agi précipitamment. Et si la pièce fait parler d’elle…

— Bien sûr. Écoute, mon gosse m’attend dans la voiture, Al, et il commence à s’agiter…

— Je comprends. Je vous souhaite à tous trois de passer un excellent hiver là-haut. J’ai été heureux de te rendre service.

— Merci encore, Al.

Jack raccrocha, retourna à la voiture et donna à Danny le Nuts ramolli.

— Papa ?

— Oui, prof ?

Danny hésita, remarquant l’air préoccupé de son père.

— Pendant que je t’attendais, là-bas sur le trottoir, j’ai fait un mauvais rêve. Tu te souviens, quand je me suis endormi ?

— Hum-m-m.

C’était inutile d’insister. Papa était ailleurs, loin de lui. Il pensait encore à la Vilaine Chose.

« J’ai rêvé que tu me faisais mal, Papa. »

— Et c’était quoi, ton rêve, prof ?

— Oh ! rien, dit Danny.

Pendant qu’ils quittaient le parking, il remit les cartes dans la boîte à gants.

— Bien vrai ?

— Oui.

Jack lança un regard anxieux à son fils, puis se mit à réfléchir à sa pièce.

6. PENSÉES NOCTURNES

Ils avaient fait l’amour et son homme dormait maintenant à ses côtés. Son homme.

Sa semence encore chaude coulait lentement le long de ses cuisses légèrement entrouvertes et, dans le noir, elle eut un sourire doux-amer en pensant aux mille sentiments qu’évoquait l’expression son homme. Aucun de ces sentiments n’avait en lui-même de sens, mais pris ensemble, dans cette obscurité qui la faisait glisser vers le sommeil, ils s’harmonisaient en une musique mélancolique et captivante, comme un air de blues dans une boîte de nuit presque déserte.

Le présent s’éloigna peu à peu puis s’effaça complètement. Elle essayait de se rappeler combien de lits elle avait partagés avec l’homme étendu à ses côtés. Ils s’étaient rencontrés à l’Université et avaient fait l’amour pour la première fois dans son appartement à lui… à peine trois mois après que sa mère l’eut chassée de la maison, en l’accusant d’être la cause de son divorce et en lui interdisant de revenir — elle n’avait qu’à aller chez son père, avait-elle dit. C’était en 1970. Comme le temps passait ! À la fin de l’année scolaire, Jack et elle s’étaient mis ensemble. Ils avaient trouvé du travail pour l’été et décidé de garder l’appartement pour leur dernière année d’études. C’était de ce lit-là qu’elle se souvenait le mieux, un grand lit à deux places qui s’affaissait au milieu. Quand ils faisaient l’amour, les grincements des ressorts rouillés battaient la mesure. À l’automne, elle avait enfin réussi à rompre avec sa mère. Jack l’y avait aidée. « Elle veut continuer à te punir, lui avait-il dit. Plus tu lui téléphones et lui cèdes en la suppliant de te pardonner, plus elle te punira en se servant de ton père. Ça lui fait du bien, Wendy, parce qu’elle peut continuer à faire croire que tout est arrivé par ta faute. Mais ça ne te fait pas de bien à toi. » Dans ce lit, ils en avaient parlé et reparlé, tout au long de l’année.

Assis sur le lit, émergeant d’un tas de couvertures enroulées autour de sa taille, une cigarette allumée entre les doigts, Jack l’avait regardée droit dans les yeux de cet air mi-fâché, mi-amusé qu’il prenait lorsqu’il essayait de la convaincre : « Elle t’a dit de ne jamais revenir ? De ne jamais remettre les pieds chez elle ? Alors pourquoi est-ce qu’elle ne raccroche pas quand elle se rend compte que c’est toi qui es au bout du fil ? Pourquoi est-ce qu’elle ne te laisse entrer chez elle que quand je ne suis pas là ? Parce qu’elle sait que je lui couperais ses effets. Elle veut pouvoir continuer à retourner le couteau dans la plaie en toute tranquillité, ma petite. Et tu es assez idiote pour la laisser faire. Puisqu’elle t’a dit de ne jamais revenir, tu n’as qu’à la prendre au mot. Laisse-la tomber. » Et elle avait fini par trouver qu’il avait raison.

C’est Jack qui avait suggéré une séparation provisoire pour qu’ils puissent prendre du recul et voir clair dans leurs sentiments. Elle avait craint alors qu’il ne s’intéressât à une autre femme, mais elle apprit plus tard qu’il n’en était rien. Au printemps ils avaient repris la vie commune et il lui avait demandé si elle était allée voir son père. Elle avait sursauté comme s’il l’avait frappée.

— Comment le sais-tu ?

— Le Fantôme sait tout.

— Alors tu m’espionnes !

Il avait eu ce rire condescendant qui l’avait toujours démontée. Il avait l’air de dire qu’elle n’avait pas plus de jugeote qu’une gosse de huit ans et qu’il la comprenait mieux qu’elle ne se comprenait elle-même.

— Tu avais besoin de réfléchir.

— Pour quoi faire ?

— Pour choisir entre nous deux, sans doute. Je crois que je suis en train de faire une demande en mariage.

Son père était venu à leur mariage, mais pas sa mère. Elle s’était rendu compte qu’elle pouvait se consoler d’avoir perdu celle-ci puisqu’elle avait Jack. Puis il y avait eu la naissance de Danny, ce fils qu’elle adorait.

Ç’avait été l’année de leurs plus beaux jours et c’était dans ce lit-là qu’ils avaient été le plus heureux. Après l’arrivée de Danny, Jack lui avait trouvé du travail. Il s’agissait de taper à la machine les interrogations, les examens, les programmes, les notes et les bibliographies d’une demi-douzaine de professeurs de la faculté des lettres. Ils avaient acheté leur première voiture, une Buick d’occasion, vieille de cinq ans, avec un fauteuil pour bébé incorporé au milieu du siège avant. Ils formaient un jeune couple plein d’allant et de promesse. La naissance de Danny avait entraîné une réconciliation avec sa mère. Leurs rapports étaient restés tendus et difficiles, mais du moins se parlaient-elles. Wendy allait chez sa mère sans Jack et elle s’abstenait de lui raconter comment celle-ci réarrangeait les couches, observait d’un œil critique la préparation du biberon et guettait toujours l’apparition de rougeurs sur les petites fesses. Sa mère n’avait pas eu besoin d’accusations directes pour se faire comprendre. Le prix dont Wendy devait payer leur réconciliation — et qu’elle continuerait peut-être toujours à payer — était le sentiment d’être une mauvaise mère. En entretenant ce sentiment chez sa fille, la mère continuait de la punir.

Dans leur quatre-pièces, Wendy passait ses journées à faire le ménage, à donner le biberon à Danny dans la cuisine ensoleillée et à écouter des disques sur la vieille chaîne stéréo qu’elle avait achetée quand elle était encore au lycée. Jack rentrait à trois heures de l’après-midi (ou à deux heures s’il trouvait un prétexte pour sécher la dernière heure) et, pendant que Danny dormait, il l’emmenait dans leur chambre et lui faisait oublier son sentiment d’infériorité.

Le soir, elle tapait pendant qu’il préparait ses cours et écrivait ses nouvelles. Parfois, quittant la chambre qui lui servait de bureau, elle découvrait sur le canapé du salon le père et le fils endormis ensemble, Jack en slip avec Danny étendu confortablement sur sa poitrine, le pouce dans la bouche. Alors elle couchait Danny dans son berceau, lisait ce que Jack avait écrit ce soir-là, puis le réveillait pour qu’il se mît au lit.

Oui, ç’avait été leur meilleure année.

Un jour, le soleil brillera dans la cour de ma maison.

À cette époque-là, l’alcool n’était pas encore un problème. Le samedi soir, une bande de copains de la fac venaient à la maison et passaient la soirée à discuter, tout en vidant un carton de bière. Comme elle était étudiante en sociologie et n’avait pas fait d’études littéraires, elle ne participait guère aux discussions. D’ailleurs elle n’éprouvait pas le besoin de s’y mêler ; installée dans son fauteuil à bascule, elle se contentait d’écouter Jack, assis par terre à la turque à côté d’elle, une bouteille dans une main, l’autre refermée autour de son mollet ou de sa cheville.

La compétition à l’université de New Hampshire était sévère. Il fallait travailler dur et Jack avait trouvé le moyen, en plus, d’écrire des nouvelles. Il y consacrait au moins une heure tous les soirs. C’était devenu une habitude. Les réunions du samedi soir avaient une fonction thérapeutique. Elles servaient de soupape de sécurité à des pressions qui, sans cette détente, se seraient accumulées et auraient fini par exploser.

Ses études terminées, il avait décroché un poste à Stovington, grâce surtout à ses nouvelles dont quatre avaient déjà été publiées. La revue Esquire en avait acheté une et, bien que ce souvenir fût vieux de trois ans, Wendy se rappelait encore très bien le jour où ils l’avaient appris. Elle avait failli jeter l’enveloppe, croyant que c’était une offre d’abonnement. L’ayant ouverte par acquit de conscience, elle y avait trouvé une lettre d’Esquire disant que la revue souhaitait publier la nouvelle Les Trous noirs au début de l’année suivante. On en offrait neuf cents dollars payables dès réception de son accord, sans attendre la publication. C’était plus qu’elle ne gagnait en six mois de travail et, abandonnant Danny sur sa chaise haute, elle avait couru au téléphone. Bouche bée, les yeux ronds et le visage barbouillé de hachis et de purée de petits pois, il l’avait regardée avec un air de stupéfaction comique.

En apprenant ça, Jack avait quitté immédiatement l’université et quarante-cinq minutes plus tard il était arrivé dans la vieille Buick qui raclait le sol, affaissée sous le poids de sept passagers et d’une caisse de bière. Après avoir porté un toast rituel auquel Wendy avait participé, bien que d’ordinaire elle ne touchât pas à la bière, Jack avait signé le contrat et l’avait glissé dans l’enveloppe de retour qu’il était allé poster lui-même dans la boîte aux lettres au bout de la rue. Au moment de rentrer dans l’appartement, il s’était arrêté un instant dans l’entrée et avait déclaré sur un ton sentencieux : « Veni, vidi, vici. » On l’avait acclamé, applaudi. À onze heures du soir, la bière épuisée, Jack et les deux autres qui tenaient encore debout étaient partis faire la tournée des bars.

Elle avait voulu l’arrêter dans le hall du rez-de-chaussée. Les deux autres, déjà installés dans la voiture, s’étaient mis à chanter, de leurs voix avinées, des chansons d’étudiants. Jack, accroupi, un genou à terre, essayait en vain de renouer ses lacets.

— Jack, lui avait-elle dit, tu n’arrives même pas à attacher tes lacets et tu voudrais conduire ?

Il s’était mis debout et avait posé calmement ses mains sur ses épaules.

— Je crois que je pourrais m’envoler vers la lune si j’en avais envie.

— Non, avait-elle répliqué. Pas pour tous les Esquire du monde.

— Je ne rentrerai pas tard.

Mais il n’était rentré qu’à quatre heures du matin et, à force de trébucher et de grommeler dans l’escalier, il avait réveillé le bébé. Pour le calmer, il avait pris Danny dans ses bras puis il l’avait laissé tomber par terre. Wendy, arrivée en catastrophe, avait ramassé le bébé et, s’installant dans le fauteuil à bascule, s’était mise à le bercer pour le consoler. En voyant le bleu sur le front du bébé, sa première pensée — que Dieu lui pardonne ! que Dieu leur pardonne ! — avait été de se demander quelle serait la réaction de sa mère. Pendant les cinq heures que Jack avait été absent, elle n’avait pas cessé de penser à sa mère et à sa prédiction que Jack n’arriverait jamais à rien. « Bardé de diplômes, la tête pleine d’idées ? Mais, ma fille, c’est de cette farine-là qu’on fait les chômeurs ! » Est-ce que la publication d’une de ses nouvelles dans Esquire donnait tort ou raison à sa mère ? « Winnifred, tu ne tiens pas cet enfant comme il faut. Donne-le-moi. » Est-ce qu’elle tenait son mari comme il fallait ? Si oui, pourquoi avait-il éprouvé le besoin de quitter la maison pour fêter son triomphe ? À cette pensée elle s’était sentie gagnée par la panique. L’idée que son départ n’avait rien à voir avec elle ne l’avait même pas effleurée.

— Félicitations, lui avait-elle lancé sur un ton acerbe, tout en berçant Danny qui s’était presque rendormi. Il a peut-être un traumatisme crânien.

— Mais non, c’est une simple contusion, lui avait-il répliqué d’un air boudeur, comme un enfant qui veut se repentir mais n’y arrive pas.

Pendant un instant, elle l’avait haï.

— Peut-être que oui, avait-elle répondu sur un ton agressif, peut-être que non.

Elle était effrayée de voir à quel point sa voix avait pris les accents de celle de sa mère quand elle se querellait avec son père. C’était hallucinant.

— Telle mère, telle fille, avait marmonné Jack.

— Va te coucher ! s’était-elle écriée, s’efforçant de paraître furieuse alors qu’elle n’était qu’affolée. Va te coucher, tu es ivre !

— Tu n’as pas à me donner des ordres.

— Jack, je t’en prie, il ne faut pas, c’est…

Elle avait cherché les mots, mais il n’y en avait pas.

— Je n’ai pas d’ordres à recevoir de toi, avait-il répété avec hargne, et il était parti se coucher.

Au bout de cinq minutes ses ronflements s’étaient mis à ponctuer le silence. Restée seule avec Danny qui s’était rendormi, elle n’avait quitté son fauteuil à bascule que pour aller s’étendre sur le canapé. Ç’avait été la première nuit qu’elle avait passée au salon.

À présent, assoupie mais non endormie, elle s’agitait sur son lit. Ses pensées, libérées des contraintes de la raison par l’approche du sommeil, se mirent à vagabonder. Sans s’attarder sur leur première année à Stovington et sur toute cette période pendant laquelle ses rapports avec Jack s’étaient progressivement dégradés, jusqu’au jour où « l’accident » du bras cassé de Danny avait consacré leur mésentente, son souvenir se fixa sur une scène qui s’était passée un matin au petit déjeuner.

Même après « l’accident » de Danny, elle n’avait pas voulu admettre que son mariage était un échec. Elle avait attendu en silence que le miracle se produisît, que Jack comprît le mal qu’il faisait, non seulement à lui-même, mais à elle aussi. Mais le rythme infernal ne s’était pas ralenti. Une rasade avant de partir au collège le matin ; deux ou trois bières avec le déjeuner à la cantine ; trois ou quatre martinis avant le dîner, cinq ou six autres pendant la correction des devoirs. Le week-end, il augmentait encore la dose et, quand il passait la soirée avec Al Shockley, il n’y avait plus de limite. Elle n’arrivait pas à comprendre qu’on pût tant souffrir sans être malade. Elle souffrait sans arrêt. Ce qui la tourmentait le plus, c’était la pensée qu’elle était peut-être, elle aussi, partiellement responsable.

Pendant la nuit qui avait précédé la scène du petit déjeuner, elle était restée éveillée très tard, tournant et retournant le problème dans sa tête. Il fallait prendre une décision.

Elle était arrivée à la conclusion que le divorce s’imposait. Il était nécessaire non seulement pour son fils, mais pour elle-même, si elle voulait encore tirer parti de ce qui lui restait de sa jeunesse. Elle devait s’incliner devant les faits. Son mari était un ivrogne, sujet à des accès de colère qu’il n’arrivait plus à contrôler depuis qu’il s’adonnait à la boisson, et il ne parvenait plus à écrire. Accident ou pas, il avait cassé le bras de Danny. Tôt ou tard, il serait mis à la porte du collège. Elle avait déjà surpris les regards apitoyés des épouses de ses collègues. Elle avait supporté l’enfer de ce mariage aussi longtemps qu’elle le pouvait. Maintenant il fallait y mettre un terme. Jack aurait le droit de voir Danny autant que le prévoyait la loi et elle ne demanderait de pension alimentaire que tant qu’elle n’aurait pas trouvé de travail. Il faudrait faire vite, d’ailleurs, car Jack ne serait peut-être bientôt plus en mesure de la lui payer. Elle tâcherait de faire cela proprement, sans rancune. Mais il fallait le faire.

Tels avaient été ses sentiments au moment où elle s’était endormie d’un sommeil qui n’avait été ni profond ni réparateur, et au réveil, malgré la beauté de la matinée ensoleillée, ils n’avaient pas changé. C’était le dos tourné, les mains plongées jusqu’aux poignets dans l’eau de vaisselle qu’elle avait abordé le sujet pénible.

— J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps et j’ai enfin pris une décision. Il fallait le faire, dans mon intérêt et dans celui de Danny. Dans le tien aussi peut-être — je ne sais pas. J’aurais sans doute dû t’en parler plus tôt.

Elle avait redouté une explosion de colère, des récriminations, mais, très calme, il avait dit quelque chose d’inattendu :

— Veux-tu m’accorder une faveur ?

Elle avait accepté, et ils n’en avaient plus parlé. Pendant la première semaine Jack avait fréquenté Al Shockley plus que jamais, mais il rentrait de bonne heure, et son haleine ne sentait plus l’alcool. Elle s’imaginait parfois en détecter l’odeur mais savait qu’elle se trompait. Une deuxième semaine s’était passée de la même façon ; puis une troisième, et ainsi de suite.

Le projet de divorce était renvoyé en commission, sans avoir été mis aux voix.

Elle se demandait si Danny avait joué un rôle dans la transformation de son père.

Dans son demi-sommeil, elle se mit à revivre la naissance de Danny. Elle se revoyait sur la table d’accouchement, baignée de sueur, les cheveux collés, les jambes écartées dans les étriers.

L’oxygène qu’on lui faisait respirer par bouffées l’avait un peu grisée. À un moment donné, elle avait murmuré qu’elle devait ressembler à une réclame pour viol collectif, ce qui avait amusé l’infirmière, un vieux cheval de retour qui avait vu naître assez d’enfants pour remplir tout le lycée.

Le docteur s’affairait entre ses jambes et l’infirmière à ses côtés rangeait les instruments en chantonnant. Les douleurs, aiguës et lancinantes, s’étaient accélérées et plusieurs fois elle n’avait pas pu s’empêcher de crier.

Puis le docteur lui avait dit sur un ton sévère qu’il fallait POUSSER, ce qu’elle avait fait, et elle avait alors senti qu’on lui enlevait quelque chose. Elle se souvenait parfaitement de la sensation de la chose enlevée. Quand le docteur avait soulevé le bébé par les pieds, elle avait vu son sexe minuscule et avait su immédiatement que c’était un garçon. Pendant que le docteur cherchait à tâtons le masque à oxygène, elle avait aperçu quelque chose qui, malgré son épuisement, lui avait arraché un dernier cri.

Il n’avait pas de visage !

Elle avait conservé dans un bocal la membrane qui avait recouvert sa tête, dissimulant sa mignonne petite frimousse. Ce n’était pas qu’elle fût superstitieuse, mais elle tenait quand même à cette coiffe et, bien qu’elle ne crût pas aux histoires de bonne femme, il fallait bien admettre que son petit garçon avait été exceptionnel dès le début. Elle ne croyait pas à la double vue et pourtant…

Est-ce que Papa a eu un accident ? J’ai rêvé que Papa avait eu un accident.

Qu’est-ce qui avait bien pu provoquer cette transformation chez Jack ? Elle ne pouvait pas croire que sa propre résolution à demander le divorce suffisait à l’expliquer. Quelque chose était arrivé cette nuit-là, pendant qu’elle sommeillait. Al Shockley avait affirmé qu’il ne s’était rien passé de particulier, mais il avait détourné les yeux en le disant. Et, à en croire la rumeur publique, Al s’était arrêté de boire, lui aussi.

Dans sa décision de rester avec Jack, Danny avait compté plus qu’elle n’aurait voulu l’admettre si elle avait été complètement éveillée ; mais, maintenant qu’elle somnolait, elle pouvait le reconnaître : Danny était bien le fils de son père et l’avait toujours été, tout comme elle-même avait toujours été la fille de son père. Pas une seule fois Danny n’avait recraché le lait de son biberon sur la chemise de Jack. Quand, de guerre lasse, elle renonçait à lui faire terminer son repas, Jack arrivait toujours à le lui faire avaler, même lorsqu’il faisait ses dents et que visiblement le fait de mâcher lui faisait mal. Quand il avait mal au ventre, elle devait le bercer pendant une heure avant qu’il ne se calmât alors que Jack n’avait qu’à le prendre dans ses bras et lui faire faire deux fois le tour de la chambre pour qu’il s’endormît profondément, la tête appuyée contre l’épaule de son père, le pouce à la bouche.

Jack n’avait jamais répugné à changer ses couches, même celles qu’il appelait les paquets recommandés. Il pouvait rester des heures avec Danny, à le faire sauter sur ses genoux, à jouer avec ses doigts, à lui faire des grimaces, tandis que Danny, se tordant de rire, essayait de lui attraper le bout du nez. Il savait préparer les biberons et les donnait à la perfection, jusqu’au dernier rot. Même quand Danny était encore tout petit, Jack l’avait souvent emmené avec lui en voiture lorsqu’il allait acheter le journal, une bouteille de lait ou des clous à la quincaillerie. À six mois, Jack l’avait même emmené avec lui à un match de football entre Stovington et Keene et, pendant toute la rencontre, Danny, enveloppé d’une couverture et serrant dans sa menotte potelée la hampe d’un petit drapeau de l’équipe de Stovington, était resté sans bouger sur les genoux de son père.

Il aimait sa mère, mais il était le fils de son père.

Combien de fois n’avait-elle pas senti l’opposition de Danny à toute idée de divorce ! Quand elle y pensait le soir à la cuisine, tout en pelant les pommes de terre pour le souper, elle sentait parfois son regard se poser sur elle et, si elle se retournait, elle lisait une accusation dans ses yeux. Un jour qu’elle le promenait au parc, il l’avait saisie des deux mains et lui avait demandé sur un ton agressif : « Est-ce que tu m’aimes ? Est-ce que tu aimes Papa ? » Un peu perplexe, elle l’avait rassuré : « Mais bien sûr, mon lapin. » Alors il avait foncé vers la mare aux canards, semant la panique parmi les volatiles tandis qu’elle le suivait des yeux en se demandant quelle mouche l’avait piqué.

Elle avait même eu le sentiment à plusieurs reprises que si elle avait renoncé à parler à Jack de divorce ce n’était pas par faiblesse mais parce que Danny s’y opposait avec tant d’énergie.

Je me refuse à croire des choses pareilles.

Mais dans sa demi-conscience, elle y croyait et, en s’endormant avec la semence de son mari qui séchait sur ses cuisses, elle avait le sentiment que leur union à tous trois était indestructible et que si cette union venait à se défaire, ce ne serait pas par la faute de l’un d’eux, mais à cause d’une intervention extérieure.

Elle croyait avant tout à son amour pour Jack. Elle n’avait jamais cessé de l’aimer, sauf peut-être pendant la période sombre qui avait suivi « l’accident » de Danny. Et elle aimait les voir marcher, s’asseoir ou se promener en voiture ensemble, jouer à la belotte — la grande tête de Jack et la petite tête de Danny penchées sur l’éventail des cartes — ou partager un coke en lisant les bandes dessinées. Elle aimait les avoir tous deux auprès d’elle et espérait de toutes ses forces que ce poste de gardien qu’Al avait trouvé pour Jack marquerait un nouveau départ dans leur vie.

7. DANS LA CHAMBRE D’À CÔTÉ

Danny se réveilla en sursaut. Les cris rauques d’un ivrogne écumant de rage, ponctués d’un bruit sourd de coups de maillet, retentissaient encore dans ses oreilles : Viens ici, petit merdeux, viens recevoir ta raclée ! Je t’apprendrai à m’obéir, tu auras la correction que tu mérites !

Il finit par comprendre que les coups qu’il entendait étaient les battements de son propre cœur et que les cris n’étaient rien d’autre que les hurlements lointains d’une sirène de police.

Immobile, il regardait frémir au plafond les ombres des feuilles agitées par le vent. Elles s’entortillaient sinueusement comme les lianes d’une forêt vierge, comme les guirlandes stylisées d’une somptueuse moquette. Sous le molleton de son pyjama-combinaison, un voile de transpiration avait perlé sur sa peau.

— Tony ? chuchota-t-il. Est-ce que tu es là ?

Il n’y eut pas de réponse.

Il se glissa hors de son lit et gagna, à pas de loup, la fenêtre pour observer Arapahoe Street, à présent déserte et silencieuse. Il était deux heures du matin.

Le vent soupirait dans les arbres et chassait devant lui les feuilles mortes qui frôlaient, au passage, les trottoirs déserts et les enjoliveurs des voitures en stationnement ; à cette heure il devait être le seul à entendre leur petit bruissement triste, à moins que quelque bête affamée ne rodât dans l’ombre, flairant la brise et dressant l’oreille.

Je t’apprendrai à m’obéir. Tu vas recevoir la correction que tu mérites !

— Tony ? murmura-t-il de nouveau, sans beaucoup d’espoir.

Il n’y eut pour toute réponse que le gémissement du vent qui soufflait plus fort à présent, éparpillant les feuilles sur le bord du toit au-dessous de sa fenêtre.

Danny… Danni… i… y.

La voix familière le fit sursauter. Ses petites mains crispées sur le rebord de la fenêtre, il se pencha au-dehors. La voix de Tony avait communiqué une nouvelle vie à la nuit, une vie silencieuse et secrète qui chuchotait même quand, dans les accalmies du vent, les feuilles s’immobilisaient et que les ombres se figeaient. Au-delà du premier pâté de maisons, près de l’arrêt des autobus, il crut distinguer une ombre plus noire, mais ce n’était peut-être qu’une illusion.

N’y va pas, Danny…

De nouvelles rafales de vent lui firent cligner les yeux. Quand il les rouvrit, l’ombre était partie… si elle avait jamais été là. Il resta près de la fenêtre pendant

(une minute ? une heure ?)

un certain temps encore, mais il ne se passa plus rien. Il finit par regagner son lit, s’y glissa et remonta les couvertures sur lui. Mais la lumière du lampadaire ne le rassurait plus et les ombres qu’elle projetait sur les murs se transformèrent en une jungle de plantes carnivores qui semblaient vouloir l’enlacer de leurs tentacules, le serrer jusqu’à l’étouffer et l’entraîner vers un gouffre où clignotait en rouge le mot terrible : TROMAL.

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