TROISIÈME PARTIE LE NID DE GUÊPES

14. SUR LE TOIT

— Sale guêpe ! s’exclama Jack Torrance en poussant un cri de surprise et de douleur.

Il se donna une claque sur sa chemise de toile bleue pour en déloger la grosse guêpe léthargique qui venait de le piquer. Puis il escalada le toit à toute vitesse tout en regardant derrière lui pour s’assurer que les sœurs et les cousines de la guêpe n’avaient pas surgi du nid qu’il venait de découvrir pour se lancer à sa poursuite. Si d’autres guêpes s’avisaient de prendre la relève, ça pourrait tourner mal ; le nid se trouvait entre lui et l’échelle, et, comble de malchance, la trappe qui communiquait avec le grenier était verrouillée de l’intérieur. Il y avait une bonne vingtaine de mètres du toit jusqu’au patio en ciment qui séparait l’hôtel de la pelouse.

Mais rien ne vint troubler le silence et la pureté de l’air autour du nid.

Assis à califourchon sur le faîte du toit, il examina son index droit et poussa entre ses dents un sifflement de colère. Le doigt avait déjà commencé à enfler et, avant de pouvoir faire des applications de glace sur la piqûre, il lui faudrait se débrouiller pour redescendre. Il espérait pouvoir rejoindre l’échelle en passant à côté du nid sans que les guêpes s’en aperçoivent.

C’était le 20 octobre. Wendy et Danny étaient descendus à Sidewinder dans la camionnette de l’hôtel (une vieille Dodge déglinguée qui paraissait toutefois plus digne de confiance que la Coccinelle dont les hoquets annonçaient une fin imminente), pour acheter douze litres de lait et faire quelques courses pour Noël. C’était un peu tôt pour penser à Noël, mais on ne savait jamais quand la neige se mettrait à tomber pour de bon. Il y avait déjà eu quelques bourrasques et, à certains endroits, la route entre l’Overlook et Sidewinder était verglacée.

Jusqu’à présent l’automne avait été d’une beauté incomparable. Depuis trois semaines qu’ils étaient là, chaque journée avait paru plus radieuse que la précédente. Les matinées étaient fraîches, avec des températures entre cinq et dix degrés, mais, l’après-midi, le thermomètre montait jusqu’à quinze ou vingt degrés : un temps idéal pour grimper sur le toit et remplacer les bardeaux du versant ouest. Jack aurait pu en finir quatre jours plus tôt, mais il avait préféré — et il l’avait dit à Wendy — faire durer le plaisir. Ce n’était pas seulement la vue qu’il avait de là-haut qu’il appréciait, bien qu’aucune autre, même celle de la suite présidentielle, ne pût soutenir la comparaison ; ce qui comptait surtout, c’était l’effet lénifiant du travail lui-même. Là-haut, il se sentait guérir des blessures des trois dernières années. Sur le toit, il avait l’âme en paix. Ces trois années de cauchemar s’éloignaient et il se sentait prêt à tourner la page.

Les bardeaux étaient bien pourris et certains avaient été emportés par les blizzards de l’hiver dernier. Il les avait tous arrachés, les lançant à la volée par-dessus bord et criant à chaque fois « Gare à la bombe ! » pour prévenir Danny, s’il s’était aventuré de ce côté. Il était en train de retirer les mauvaises lattes quand la guêpe l’avait piqué.

Ce n’était vraiment pas de chance. Sachant qu’il risquait de tomber sur un nid de guêpes, il avait toujours été sur ses gardes. Il avait même acheté une bombe d’insecticide pour parer à ce danger. Mais, ce matin-là, le silence et la tranquillité étaient si profonds là-haut qu’il avait oublié de se méfier. Il avait l’esprit ailleurs, plongé dans l’univers de sa pièce de théâtre à laquelle il s’était remis. Il ébauchait dans sa tête la scène sur laquelle il allait travailler le soir. La pièce prenait tournure et bien que Wendy ne lui eût rien dit, il savait qu’elle était contente. Pendant les six derniers mois qu’ils avaient passés à Stovington, il avait été complètement bloqué et la scène capitale, celle où s’affrontent Denker, le directeur sadique, et Gary Benson, le jeune héros, n’avait pas avancé d’un pouce. Pendant cette période difficile, la tentation de boire était devenue si forte qu’il était tout juste capable de préparer ses cours, sans qu’il fût question pour lui de poursuivre ses activités littéraires.

Mais depuis une douzaine de jours, dès qu’il s’installait le soir devant la vieille Underwood qu’il avait empruntée à la réception, le blocage se dissipait miraculeusement sous ses doigts comme la barbe à papa fond au contact des lèvres. Il avait réussi presque sans effort à clarifier tout ce qui était resté obscur dans le caractère de Denker et en même temps à réécrire la plus grande partie du deuxième acte en le construisant autour de la nouvelle scène. Et toute la progression du troisième acte qu’il était en train de ruminer au moment où la guêpe l’avait interrompu se précisait. Il pensait que dans deux semaines il aurait fini d’en ébaucher les grandes lignes et qu’avant le nouvel an sa nouvelle version serait entièrement terminée.

Cette pièce symbolisait à ses yeux toutes ces mauvaises années à Stovington Prep : son mariage qu’il avait failli envoyer à la casse, comme un gosse écervelé qui fait le fou au volant d’un vieux tacot, l’agression monstrueuse qu’il avait commise sur son fils et l’incident avec George Hatfield dans le parking, incident qu’il n’arrivait plus à considérer comme une simple explosion de colère. Il estimait à présent que son besoin de boire provenait, en partie du moins, d’un désir inconscient de se libérer des contraintes que lui imposait Stovington et de la sécurité qui étouffait, pensait-il, tous ses instincts créateurs. Il s’était arrêté de boire, mais le besoin de se libérer n’avait pas diminué pour autant, d’où l’incident avec George Hatfield. Maintenant il ne restait plus de ces mauvais jours que cette pièce de théâtre sur le bureau de leur chambre et, une fois qu’elle serait terminée, il pourrait se consacrer à autre chose. Pas à un roman. Il ne se sentait pas encore de taille à entreprendre un ouvrage de longue haleine auquel il lui faudrait consacrer trois ans de son existence, mais il écrirait certainement d’autres nouvelles, peut-être tout un recueil.

Il redescendit à quatre pattes la pente du toit et dépassa la ligne de démarcation entre les bardeaux neufs tout verts et la partie qu’il venait de nettoyer. Arrivé au bord du toit, il s’approcha non sans appréhension du nid de guêpes, prêt à rebrousser chemin ou à dévaler l’échelle à la moindre alerte.

Il se pencha sur le trou qu’il avait ouvert en retirant les lattes pourries et jeta un coup d’œil à l’intérieur.

Le nid était là, logé entre les vieilles lattes et la charpente. D’une taille impressionnante, il ressemblait à une boule de papier mâché gris dont le diamètre devait faire plus de cinquante centimètres. Sa forme n’était pas parfaitement sphérique parce que les guêpes n’avaient disposé que d’un espace étroit, entre les bois, mais Jack dut reconnaître que les petites salopes avaient fait du beau travail. La surface du nid grouillait de guêpes engourdies qui se déplaçaient avec lenteur. Ce n’étaient pas de ces petites guêpes jaunes, relativement inoffensives, mais de grosses et méchantes guêpes de murs. Le froid de l’automne avait ralenti leur activité, mais Jack, qui connaissait les guêpes depuis son enfance, s’estimait heureux de n’avoir été piqué qu’une fois. Et il songea que si Ullman avait fait faire ce travail en plein été, l’ouvrier qui aurait arraché ces lattes-là aurait eu une drôle de surprise. Oui, une drôle de surprise. Sous l’assaut d’une douzaine de ces bestioles, s’acharnant sur son visage, ses mains, ses bras et même sur ses jambes à travers le pantalon, il aurait très bien pu oublier qu’il se trouvait à vingt mètres du sol et, pour leur échapper, plonger par-dessus le bord du toit. Et tout ça à cause de ses petits insectes pas plus gros qu’un mégot.

Contemplant ce nid grouillant, il lui semblait y voir l’image de son destin. Car, à bien y réfléchir, les malheurs qui l’avaient frappé (lui et les otages que le sort lui avait confiés) lui étaient tombés dessus comme un essaim de guêpes. Quel meilleur symbole pour exprimer tout ce qui lui était arrivé ? Il estimait que l’histoire de Jack Torrance n’avait de sens qu’à condition d’être racontée à la voix passive. Elle était faite non pas d’actes dont il s’était voulu l’auteur, mais de malheurs qui l’avaient frappé, sans qu’il y fût pour rien. Il avait connu à Stovington des tas d’autres professeurs qui buvaient, et notamment deux collègues du département d’anglais. Zack Tunney avait l’habitude de s’acheter une pleine caisse de bière le samedi après-midi, de la planter dans une congère de neige pour la tenir au frais pendant la nuit et de la siffler presque entièrement le dimanche, en regardant les matches de rugby et les vieux films à la télé. Pourtant, pendant la semaine, Zack restait aussi sobre qu’un juge, et un petit cocktail avant le déjeuner était un événement.

Al Shockley et lui avaient été de véritables alcooliques. Leur amitié avait été celle de deux naufragés qui gardent juste assez d’instinct grégaire pour préférer se noyer ensemble plutôt que seuls ; et, pour le faire, ils avaient choisi une mer d’esprit de grain plutôt que de l’eau salée. Perdu dans la contemplation des lentes évolutions des guêpes qui vaquaient aux tâches que nécessitait la préservation de l’espèce, en attendant que l’hiver ne vînt les exterminer — à l’exception de leur reine en hibernation — Jack décida d’aller jusqu’au bout de son analyse. Alcoolique, il l’était encore et il le serait toujours. Peut-être même l’avait-il toujours été, dès son premier verre, bu au bal de la classe de seconde. Ça n’avait rien à voir avec la volonté, l’immoralité de l’alcool ou la faiblesse de son caractère. Il y avait seulement quelque part, dans son circuit intérieur, un interrupteur défectueux, un disjoncteur qui ne fonctionnait pas et il s’était progressivement enfoncé dans le gouffre, lentement d’abord, puis plus rapidement, sous la pression des événements. À Stovington, ç’avait été la dégringolade. Avec la bicyclette écrasée et un fils au bras cassé, il avait touché le fond de l’abîme. Il avait tout subi passivement. Quant à ses accès de colère, c’était la même chose. Depuis toujours, il avait essayé de les contrôler, mais en vain. Il se souvenait qu’à l’âge de sept ans, après avoir été fessé par une voisine qui l’avait attrapé en train de jouer avec des allumettes, il était sorti et avait jeté une pierre à une voiture qui passait. Son père, qui l’avait vu faire, avait foncé sur lui en rugissant et lui avait donné une raclée, lui mettant un œil au beurre noir. Grommelant toujours, son père était enfin rentré à la maison voir ce qu’il y avait à la télé et Jack s’était aussitôt précipité sur un chien égaré qu’il avait chassé du trottoir à coups de pied. Il avait eu une vingtaine de bagarres à l’école primaire, et davantage encore au lycée, ce qui lui avait valu, malgré ses bonnes notes, deux exclusions provisoires et un nombre incalculable de retenues. Le rugby avait été dans une certaine mesure une soupape de sécurité, bien qu’il se rappelât parfaitement avoir vécu les matches dans un état d’énervement extrême, prenant comme un affront personnel chaque offensive de l’équipe adverse. Excellent joueur, il avait été sélectionné pour l’équipe All-Conference les deux dernières années du lycée. Mais il savait que c’était à son sale caractère qu’il devait ses succès de rugbyman et il n’avait pas vraiment aimé ce sport. Pour lui, chaque match était une revanche.

Et pourtant, à travers toutes ces expériences, il n’avait pas eu le sentiment d’être un salaud. Au contraire, il se croyait un très brave type. Évidemment, ses accès de colère risquaient de lui attirer un jour de véritables ennuis, et il aurait intérêt à les maîtriser, ainsi que son faible pour l’alcool… Mais, avant d’être alcoolique, il avait été caractériel. Les deux infirmités devaient d’ailleurs se confondre quelque part dans les profondeurs de son être, là où il valait mieux ne pas mettre le nez. Mais il se fichait pas mal de savoir s’il existait un rapport entre ces problèmes, ou si leurs causes étaient sociales, psychiques ou physiques. Les conséquences, elles, restaient toujours les mêmes : fessées, taloches, exclusions. Et c’était lui qui devait y faire face, qui devait expliquer les vêtements déchirés dans les bagarres à la récré et plus tard les gueules de bois, la dissolution progressive de son mariage, la roue de bicyclette avec ses rayons tordus, le bras cassé de Danny et bien sûr, pour finir, l’histoire de George Hatfield.

Il avait fourré sa main dans le Grand Guêpier de la Vie, sans s’en rendre compte. L’image était d’un goût douteux, mais, comme métaphore, le Grand Guêpier de la Vie n’était pas sans mérite. C’était comme s’il avait passé la main derrière des lattes pourries et que son bras tout entier avait été dévoré par des flammes sacrées. Elles avaient obscurci sa raison, lui faisant oublier tout comportement civilisé. Pouvait-on s’attendre à une conduite rationnelle de la part de quelqu’un dont la main était transpercée par une multitude d’aiguillons brûlants ? Quand des nuées de guêpes vengeresses, dissimulées derrière l’apparence innocente des choses, surgissaient soudain et s’acharnaient contre lui, pouvait-on le tenir responsable de ses actes alors qu’il courait comme un fou sur un toit en pente, au bord d’un précipice de vingt mètres, sans savoir où il allait, sans se rendre compte que si dans son affolement il venait à trébucher il serait projeté par-dessus la gouttière et irait s’écraser sur les dalles de béton. Non, pensait Jack, un tel homme ne pouvait être tenu pour responsable. Quand il avait fourré sa main dans ce guêpier, ce n’était pas qu’il eût conclu un pacte avec le diable, renonçant à toutes les valeurs civilisées, l’amour, le respect, l’honneur. Non, ça lui était arrivé, un point c’est tout. Passivement, sans qu’il eût son mot à dire, il avait cessé d’être un homme de raison et il était devenu le jouet de ses nerfs. En quelques secondes, le licencié ès lettres avait été transformé en bête furieuse.

Il se rappela George Hatfield.

George faisait ses études à Stovington en amateur. Champion de rugby et de base-ball, il avait un programme d’études allégé et il se contentait d’obtenir des C avec, de temps en temps, un B en histoire ou en botanique. Battant féroce sur le terrain de sport, il devenait en classe un étudiant nonchalant. Jack avait appris à connaître les athlètes, non pas tellement à Stovington, mais en les côtoyant au lycée et à l’université. Et George Hatfield était le prototype de l’athlète. En classe, il pouvait se montrer calme, même effacé, mais, si on lui appliquait les stimuli requis (un peu comme la créature de Frankenstein se transformait en monstre quand on lui appliquait les électrodes aux tempes, pensa Jack, sarcastique), il devenait un rouleau compresseur.

Au mois de janvier, quand on avait formé l’équipe de Stovington pour les joutes d’éloquence interscolaires, George avait été l’un des candidats. Il avait été parfaitement franc avec Jack. Son père était avocat d’une grande compagnie et voulait que son fils prît le même chemin. George, qui ne se sentait aucune vocation particulière, n’y voyait pas d’inconvénient. Ses notes n’étaient pas fameuses, mais il n’était encore qu’au collège et il serait toujours temps de faire ses preuves. D’ailleurs, si jamais il n’arrivait pas à entrer à l’école de droit par ses propres moyens, son père ferait jouer ses relations. Et ses talents d’athlète lui ouvriraient d’autres portes. Mais Mr Hatfield était persuadé que son fils avait tout intérêt à faire partie de l’équipe de débatteurs. C’était un excellent entraînement, fort apprécié des commissions d’admission des écoles de droit. George fut donc pris dans l’équipe, mais vers la fin du mois de mars Jack l’avait éliminé.

Les débats organisés à la fin de l’hiver et qui opposaient entre eux les différents membres de l’équipe avaient allumé tous les instincts compétitifs de George Hatfield. Il était devenu un débatteur acharné, décidé à vaincre. Il préparait avec le même acharnement le dossier pour et le dossier contre. Peu importait que le sujet fût la légalisation de la marijuana, la restauration de la peine de mort ou les allocations gouvernementales accordées aux compagnies pétrolières pour la non-exploitation de leurs gisements. George étudia à fond tous ses dossiers et son manque de convictions véritables lui permettait de défendre avec une énergie égale des thèses opposées. Jack savait que même chez les meilleurs débatteurs cette aptitude à ne pas prendre parti était une qualité aussi rare que précieuse. Le véritable débatteur est un opportuniste dont le seul but est de convaincre. Jusque-là, tout allait bien.

Mais malheureusement George Hatfield bégayait.

On n’avait jamais remarqué cette infirmité en classe, où George faisait preuve d’un flegme imperturbable, même quand il n’avait pas fait ses devoirs, et encore moins sur le terrain de sport où savoir parler ne vous menait à rien et pouvait même vous faire disqualifier, si vous discutiez trop.

Mais, quand le débat s’échauffait, George se mettait à bégayer et plus il se passionnait, plus il bégayait. Dès qu’il tenait son adversaire, un blocage se produisait au niveau des centres moteurs de la parole et il restait là sans pouvoir prononcer un seul mot, jusqu’à ce que la sonnerie mît fin au débat. C’était pénible à voir.

« J-j-je-p-p-pense qu’il f-f-faut dire que les f-f-faits cités par Mr D-d-dorsky sont r-r-rendus caducs p-p-par la récente d-d-décision de la cour… »

La sonnerie tintait et George se tournait vers Jack, assis près du chronomètre, et le fixait d’un regard haineux. Dans ces moments-là, son visage devenait cramoisi et dans son agitation sa main se crispait, froissant les notes qu’elle tenait.

Jack avait gardé George dans l’équipe bien après s’être débarrassé de tous les autres poids morts. Contre toute raison, il avait espéré que ça finirait par s’arranger. Il se souvint de l’altercation qui avait eu lieu à peu près une semaine avant que George ne fût éliminé de l’équipe. George était resté après le départ des autres et avait pris Jack à partie.

— Vous avez d-d-déclenché le chronomètre en a-a-avance.

Jack leva les yeux des papiers qu’il rangeait dans sa sacoche.

— Que voulez-vous dire, George ?

— Je n’ai p-p-pas eu mes cinq m-m-minutes. Vous l’avez d-d-déclenché en avance. J’ai r-r-regardé la p-p-pendule.

— Le chronomètre et la pendule ne sont peut-être pas parfaitement synchronisés, mais je n’ai pas touché au chronomètre, parole d’honneur.

— S-s-si, vous l’avez f-f-fait !

L’agressivité de George, son air d’innocence offensée avaient fini par exaspérer Jack. Ça faisait deux mois qu’il n’avait pas touché à l’alcool, deux mois de trop, et il avait les nerfs à vif. Il fit un dernier effort pour se maîtriser.

— Je vous assure que je n’ai pas touché au chronomètre, George. Le problème, c’est que vous bégayez. Avez-vous une idée de ce qui peut causer cette infirmité ? Vous ne bégayez pas en classe.

— J-j-je ne b-b-bégaie pas !

— Ne criez pas.

— Vous voulez ma p-p-eau ! V-v-vous ne me v-v-voulez pas dans v-v-votre équipe !

— Je vous répète de ne pas crier. On peut discuter de ça calmement.

— Je me fous de vos boniments !

— George, si vous pouvez maîtriser votre bégaiement, je serai enchanté de vous garder. Vous préparez bien vos dossiers, vous êtes rarement pris au dépourvu. Mais tout cela ne sert pas à grand-chose si vous n’arrivez pas à parler…

— J-j-je n’ai jamais b-b-bégayé de ma v-v-vie ! s’écria-t-il. C-c-c’est vous ! Si q-q-quelqu’un d’autre était ch-chargé de l’équipe, je p-p-pourrais…

Jack sentait la moutarde lui monter au nez.

— George, vous ne pourrez jamais devenir avocat tant que vous bégaierez comme ça. Le droit, ce n’est pas le rugby. Il ne suffit pas de vous entraîner deux heures par jour pour vous débarrasser de ce handicap. Que ferez-vous quand il vous faudra prendre la parole devant le conseil d’administration ? Allez-vous leur dire : « M-m-maintenant, messieurs, examinons cette p-p-plainte » ?

Il rougit tout à coup, non de colère, mais de honte devant sa propre cruauté. Ce n’était pas un homme qu’il avait devant lui mais un gosse de dix-sept ans qui affrontait le premier échec de sa vie et qui, en le provoquant, cherchait peut-être, d’une façon détournée, à obtenir son aide.

George lui lança un dernier regard furieux, la bouche tordue par des paroles qu’il retenait à grand-peine et qui finirent par éclater :

— V-v-vous l’avez déclenché en avance ! V-v-vous me d-d-détestez parce que v-v-vous savez que je s-s-sais…

Il poussa un cri inarticulé et quitta brusquement la salle de classe, claquant derrière lui la porte dont les vitres tremblèrent. Malgré la honte qu’il éprouvait à s’être moqué du bégaiement de George, Jack ne pouvait s’empêcher de jubiler à la pensée que pour la première fois de sa vie George Hatfield n’avait pas pu obtenir ce qu’il désirait. Pour la première fois de sa vie, il avait rencontré un obstacle que tout l’argent de Papa ne lui permettrait pas de franchir. Mais sa jubilation, rapidement submergée par la honte, fut de courte durée. Et il se retrouva dans le même état d’esprit que lorsqu’il avait cassé le bras de Danny.

Oh ! mon Dieu, faites que je ne sois pas un salaud, je vous en supplie.

Cette joie malsaine qu’il avait ressentie devant la débandade de George était certainement plus caractéristique du personnage de Denker, dans la pièce, que de Jack Torrance, dramaturge.

Vous me détestez parce que vous savez que je sais…

Parce qu’il savait quoi ?

Que pouvait-il savoir de George Hatfield qui pût le lui faire détester ? Qu’il avait la vie entière devant lui ? Qu’il ressemblait un peu à Robert Redford et que les filles s’arrêtaient de parler quand, du plongeoir de la piscine, il exécutait un double saut de carpe ? Qu’il jouait au rugby et au base-ball avec une grâce innée ?

C’était ridicule, totalement absurde. Il ne lui enviait rien. En fait, il était encore plus navré du bégaiement de George que George lui-même, parce que George aurait réellement fait un excellent débatteur. Et si Jack avait déclenché son chronomètre en avance — ce qu’il n’avait pas fait, évidemment — ç’aurait plutôt été pour couper court au spectacle de son humiliation — aussi insupportable que celle de l’orateur qui, à la distribution des prix, a un trou de mémoire — et au sentiment de gêne qu’elle provoquait. Oui, s’il avait déclenché le chronomètre en avance, c’était uniquement pour épargner à George d’inutiles souffrances.

Mais il ne l’avait pas fait ; il en était quasiment certain.

Une semaine plus tard, quand Jack avait éliminé George de l’équipe, il avait su rester maître de lui-même. Les cris, les menaces étaient venus de George. Quelques jours après, pendant que l’équipe s’entraînait, Jack était allé au parking chercher des recueils de textes qu’il avait laissés dans le coffre de la Volkswagen, et il avait trouvé George, un genou à terre, ses longs cheveux blonds flottant devant son visage, un couteau de chasse à la main. Il était en train de taillader le pneu avant droit de la Volkswagen. Les pneus arrière étaient déjà lacérés et la Coccinelle était assise sur son arrière-train comme un petit chien fatigué.

Jack avait vu rouge, mais il ne se souvenait pas très bien de l’empoignade qui avait suivi. Il avait dit dans un grognement rauque :

— Très bien, George. Si c’est ça que vous cherchez, vous allez être servi.

Il se rappelait l’expression de surprise sur le visage de George et son regard plein d’appréhension. Il avait commencé : « Mr Torrance… », comme s’il voulait prouver que tout cela n’était qu’une erreur, que les pneus étaient déjà à plat quand il était arrivé, et qu’avec ce couteau qui s’était trouvé par hasard dans sa poche il ne faisait que nettoyer la terre qui s’était prise dans les rainures…

Jack avait foncé, les poings levés devant lui et un sourire aux lèvres, c’est du moins ce qu’il lui semblait.

Son dernier souvenir c’était George brandissant son canif et le menaçant :

— Ne vous approchez pas davantage, sinon gare à vous…

Ensuite il ne se souvenait de rien jusqu’au moment où Miss Strong, le professeur de français, lui avait saisi les bras. Elle pleurait, criant :

— Arrêtez, Jack, arrêtez ! Vous allez le tuer !

Il avait regardé autour de lui d’un air hébété. Le canif gisait innocemment sur le macadam du parking à une dizaine de mètres. La Volkswagen, pauvre vieux tacot qui avait survécu à tant de beuveries nocturnes, à tant de courses folles, était toujours assise sur ses trois pattes cassées. Il y avait un nouveau coup au pare-chocs et, au milieu, une tache rouge — de peinture ou de sang. Pendant un moment tout s’était embrouillé dans sa tête.

(Nom de Dieu, Al, nous l’avons touché.)

Puis il avait aperçu George, étendu sur le macadam. Il avait l’air sonné et clignait des yeux. Tous les membres de l’équipe de débatteurs étaient sortis. Blottis près de la porte, ils gardaient les yeux rivés sur George. Une blessure au cuir chevelu, probablement sans gravité, lui avait ensanglanté le visage, mais le filet qui s’écoulait d’une oreille indiquait sans doute un traumatisme crânien. Quand George essaya de se relever, Jack se libéra de l’emprise de Miss Strong et se dirigea vers lui. George eut un mouvement de recul.

Jack posa ses mains sur la poitrine de George et le poussa en arrière.

— Restez couché, dit-il. N’essayez pas de bouger.

Il se tourna vers Miss Strong qui les regardait tous deux d’un air horrifié.

— Miss Strong, allez chercher le médecin du collège, s’il vous plaît, lui dit-il.

Elle fit demi-tour et partit en courant vers le secrétariat. Il regarda les membres de l’équipe de débatteurs droit dans les yeux. Il avait repris la barre, il était redevenu lui-même et, quand il était lui-même, il n’y avait pas de plus chic type dans tout le Vermont. Ses élèves le savaient bien, il en était sûr.

— Vous pouvez rentrer chez vous, leur avait-il dit posément. Nous nous réunirons de nouveau demain.

Mais, avant la fin de la semaine, ses deux meilleurs débatteurs et quatre autres membres de l’équipe avaient donné leur démission. À ce moment-là, ça n’avait d’ailleurs plus beaucoup d’importance puisqu’on l’avait informé qu’il allait être obligé de démissionner lui aussi.

Pourtant, dans cette épreuve, il avait résisté à la tentation de boire, ce qui représentait, après tout, une sorte de victoire.

Il n’avait pas éprouvé de haine à l’égard de George Hatfield, il en était sûr. Ce qu’il avait fait, il l’avait fait malgré lui.

Deux guêpes léthargiques se traînaient sur le toit, à côté du trou béant entre les lattes.

Il les regardait déployer leurs ailes, ces ailes qui étaient la négation même de tous les principes de l’aérodynamique et qui pourtant fonctionnaient si bien. Elles s’envolèrent lourdement dans la lumière du soleil d’octobre, peut-être pour aller piquer quelqu’un d’autre. Le bon Dieu avait cru bon de leur donner des dards et Jack supposait qu’il leur fallait s’en servir.

Combien de temps était-il resté là, assis, à contempler ce trou qui lui avait réservé une si mauvaise surprise et à ressasser de vieilles histoires ? Il regarda sa montre : ça faisait presque une demi-heure.

Il se laissa glisser sur la pente jusqu’au bord du toit, passa une jambe par-dessus la gouttière et chercha du pied le premier barreau de l’échelle, juste en dessous du surplomb. Il allait descendre à la remise où il avait rangé la bombe insecticide sur un rayon assez haut pour que Danny ne pût l’atteindre.

Il la prendrait, remonterait et ferait aux guêpes une bonne surprise. On pouvait se faire piquer, mais on pouvait aussi rendre la pareille. Chacun son tour. Ça, il le croyait vraiment. Dans deux heures, le nid ne serait plus qu’une boule de papier mâché vide que Danny pourrait conserver dans sa chambre s’il le désirait… Jack en avait gardé un chez lui quand il était gosse, un nid qui avait toujours vaguement senti la fumée de bois et l’essence. Danny pourrait le mettre à la tête de son lit. Il n’y aurait plus aucun risque.

— Je me sens mieux.

Il n’avait pas eu l’intention de parler tout haut, mais le son de sa propre voix, si confiante dans le silence de l’après-midi, le rassura. Effectivement, il allait mieux. Il se sentait capable désormais de mener sa barque, de neutraliser la force qui avait failli le rendre fou et de la considérer avec détachement, comme un phénomène curieux, sans plus.

Et s’il y avait un endroit au monde où sa guérison fût possible, c’était bien ici.

Il descendit l’échelle pour aller chercher la bombe. Elles paieraient cher, ces sales guêpes, pour l’avoir piqué !

15. DANS LA COUR

Jack avait déniché, au fond de la remise, un énorme fauteuil en osier peint en blanc et contre les objections de Wendy, qui disait n’avoir jamais rien vu d’aussi laid, il l’avait mis sur le porche. Il y était à présent confortablement installé et savourait la lecture de Vivre d’amour et d’eau fraîche d’E.L. Doctorow quand la camionnette brinquebalante, conduite par sa femme avec Danny à ses côtés, s’engagea dans l’allée de l’hôtel.

Wendy se gara au parking, donna un coup d’accélérateur puis coupa le contact. L’unique feu arrière s’éteignit, mais le moteur continua de hoqueter quelques instants encore avant de se taire. Jack se leva de son fauteuil et se dirigea vers eux d’un pas nonchalant.

— Salut, ’pa ! cria Danny en s’élançant vers son père. Il tenait une boîte à la main. Regarde ce que Maman m’a acheté !

Jack souleva son fils, lui fit faire deux tours en l’air et lui donna une grosse bise sur la bouche.

— Jack Torrance, je présume, l’Eugene O’Neill de sa génération, le Shakespeare américain ! s’écria Wendy, tout sourire. Quelle chance de vous rencontrer ici, dans ces montagnes perdues.

— Chère madame, la médiocrité des hommes a fini par me faire fuir, dit-il en la prenant dans ses bras et en l’embrassant. Vous avez fait bon voyage ?

— Très bon. Danny se plaint d’avoir été secoué, mais la camionnette n’a pas calé une seule fois et… Oh ! Jack, tu as fini !

Suivant le regard de sa mère, Danny vit qu’elle regardait le toit. Quand il aperçut la large bande vert clair de bardeaux neufs sur l’aile ouest du toit, son visage s’assombrit un instant, mais s’éclaircit de nouveau, dès qu’il se rappela la boîte qu’il tenait dans sa main.

— Regarde, Papa, regarde !

Jack prit la boîte que son fils lui tendait. C’était une voiture miniature « Big Daddy Roth ». Danny avait toujours raffolé de ces maquettes fantaisistes — celle-ci s’appelait La Folle Volkswagen Violette et l’image sur la boîte montrait une énorme Volkswagen violette avec feux arrière en queue de poisson genre Cadillac, lancée à fond de train sur une piste en terre. Elle était pilotée par un monstre portant une énorme casquette de course, visière à l’arrière. Il serrait le volant dans ses mains griffues et sa tête, couverte de verrues, aux yeux exorbités, injectés de sang, à la bouche fendue d’un rire dément, sortait par le toit ouvrant.

Wendy lança à Jack un sourire entendu et Jack lui fit un clin d’œil.

— Ce que j’apprécie chez toi, prof, dit Jack en rendant la boîte à Danny, c’est ton attirance pour tout ce qui est intellectuel. Tu es le vrai fils de ton père.

— Maman a dit que tu m’aideras à la monter dès que j’aurai fini mon premier livre de lecture.

— Ça veut dire à la fin de la semaine, répondit Jack. Et que cachez-vous encore dans cette belle camionnette, chère madame ?

— Pas question, mon vieux. (Elle lui saisit le bras et le fit reculer.) Tu ne regarderas pas. Il y a quelques affaires pour toi là-dedans, mais, Danny et moi, nous nous chargeons de tout rentrer. Toi, tu peux prendre le lait. Il est par terre dans la cabine.

— Voilà tout ce que je suis pour vous ! s’écria Jack, se prenant le front entre les mains. Un cheval de charge, une bête de somme. Rien de plus. Porte-moi ci, porte-moi ça, voilà tout ce que j’entends !

— Vous pouvez commencer par me monter ce lait jusqu’à la cuisine, cher monsieur.

— C’en est trop ! s’écria-t-il en se jetant par terre tandis que Danny le regardait faire en se tordant de rire.

— Lève-toi, vieille bête, dit Wendy en lui chatouillant les côtes du bout de son pied.

— Tu vois ? dit-il à Danny. Elle m’a appelé vieille bête ! Je te prends à témoin.

— Je suis témoin, je suis témoin ! s’écria Danny, qui, ivre de joie, sauta par-dessus son père étendu par terre.

Jack s’assit.

— Ça me rappelle, fiston, que moi aussi j’ai quelque chose pour toi. C’est sur le porche, à côté du fauteuil.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je ne me souviens pas. Va voir.

Jack s’était remis debout et Wendy et lui, côte à côte, regardèrent Danny traverser la pelouse en courant puis grimper deux à deux les marches du porche. Jack passa un bras autour de la taille de sa femme.

— Alors, princesse, tu es heureuse ?

Elle se tourna vers lui et le regarda droit dans les yeux. Il vit qu’elle ne plaisantait plus.

— Je n’ai jamais été aussi heureuse depuis que nous sommes mariés.

— C’est vrai ?

— C’est vrai.

Il la serra dans ses bras.

— Je t’aime.

Émue, elle lui rendit son étreinte. Jack Torrance n’avait jamais été prodigue de ces mots-là et elle aurait pu compter sur ses dix doigts le nombre de fois qu’il les avait prononcés, avant et après leur mariage.

— Moi aussi, je t’aime.

— Maman ! Maman ! criait Danny d’une voix perçante du haut du porche. (Il était au comble de l’excitation.) Viens voir ! Ah ! ce que c’est chouette !

— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda Wendy tandis qu’ils quittaient le parking, la main dans la main.

— Zut ! J’ai complètement oublié, dit Jack.

— À d’autres, dit-elle en lui donnant un coup de coude dans les côtes. Je ne me laisserai pas prendre.

— C’est ce que nous verrons ce soir, répliqua-t-il, et elle rit.

Quelques instants après, il lui demanda :

— Crois-tu que Danny est heureux ?

— Tu devrais le savoir mieux que moi. C’est toi qui passes des heures à bavarder avec lui tous les soirs avant qu’il n’aille au lit.

— D’habitude nous parlons de ce qu’il fera quand il sera grand ou de l’existence du Père Noël. Il ne m’a presque rien dit sur l’Overlook.

— À moi non plus, dit-elle. (Ils montaient les marches de l’escalier.) Il ne parle pas beaucoup. Et je crois qu’il a maigri, oui, j’en suis presque certaine, Jack.

— Mais non, il grandit, tout simplement.

Danny leur tournait le dos et Wendy ne pouvait pas voir ce qu’il examinait sur la table à côté du fauteuil de Jack.

— Il commence à chipoter avec sa nourriture. Tu te souviens du coup de fourchette qu’il avait ?

— À partir d’un certain âge, ils mangent moins, dit-il d’un air absent. Je pense avoir lu ça dans Spock. À sept ans ce sera de nouveau un gouffre.

Ils s’étaient arrêtés sur la dernière marche.

— Il a terriblement envie d’apprendre à lire, dit-elle. Je sais qu’il veut nous faire plaisir… ou plutôt il veut te faire plaisir à toi, ajouta-t-elle à contrecœur.

— Il veut surtout se faire plaisir à lui-même, dit Jack. Je ne le pousse pas. En fait, je préférerais qu’il ne force pas tant.

— Me trouverais-tu ridicule si je prenais rendez-vous pour qu’on lui fasse un check-up ? Il y a un généraliste à Sidewinder, un jeune, d’après ce que m’a dit la caissière du supermarché…

— Tu es inquiète en voyant s’approcher l’hiver ?

Elle haussa les épaules.

— Oui, sans doute. Si tu trouves que c’est idiot…

— Pas du tout. Tu n’as qu’à prendre rendez-vous pour nous tous. Comme ça nous aurons nos certificats de bonne santé et nous pourrons dormir sur nos deux oreilles.

— Je prendrai rendez-vous dès cet après-midi, dit-elle.

— ’man ! Regarde, ’man !

Danny arriva en courant, tenant dans ses mains un gros objet gris que Wendy, par une méprise tragi-comique, prit d’abord pour un cerveau humain. Quand elle comprit ce que c’était, elle eut un mouvement de recul.

Jack lui passa un bras autour des épaules.

— N’aie pas peur. Toutes celles qui ne se sont pas envolées ont été tuées par une bombe insecticide.

Elle regarda le gros nid de guêpes que tenait son fils mais refusa de le toucher.

— Tu es sûr qu’il n’y a aucun danger ?

— Absolument sûr. J’en avais un dans ma chambre quand j’étais gosse. C’est mon père qui me l’avait donné. Veux-tu le mettre dans ta chambre, Danny ?

— Ouais, tout de suite !

Il fit demi-tour et se précipita vers la porte d’entrée à double battant. Ils purent entendre le bruit étouffé de ses pas dans l’escalier.

— C’est vrai qu’il y avait des guêpes là-haut ? demanda-t-elle. Tu ne t’es pas fait piquer ?

— Si, justement. Regarde comme j’ai bien mérité de la patrie, dit-il en lui montrant son doigt qui avait commencé à désenfler déjà.

Elle le cajola avec des roucoulements tendres et posa sur le doigt blessé un petit baiser.

— Est-ce que tu as retiré le dard ?

— Les guêpes ne laissent pas de dard. À la différence des abeilles, qui ont le dard fourchu, les guêpes ont le dard lisse, ce qui explique pourquoi elles sont si dangereuses ; elles peuvent piquer plusieurs fois de suite.

— Jack, es-tu sûr que ce nid ne présente aucun risque pour Danny ?

— J’ai suivi toutes les instructions inscrites sur la bombe. On garantit que ce produit tue tout insecte dans un délai de deux heures et qu’ensuite il se dissipe sans laisser de résidu.

— Je les déteste, dit-elle.

— Quoi… les guêpes ?

— Toutes ces bêtes qui piquent, dit-elle.

Elle croisa les bras sur sa poitrine et se prit les coudes dans ses mains.

— Moi aussi, dit-il en la serrant dans ses bras.

16. DANNY

De sa chambre au fond du couloir, Wendy pouvait entendre la machine à écrire de Jack crépiter trente secondes, se taire deux ou trois minutes, puis reprendre son crépitement. C’était comme si, tapie au fond d’une tranchée, elle écoutait des rafales de mitraillette. Mais, pour elle, c’était une véritable musique ; depuis la deuxième année de leur mariage, celle où Jack avait écrit la nouvelle achetée par Esquire, il n’avait plus travaillé avec cette régularité-là. Il lui avait dit qu’il pensait terminer la pièce pour la fin de l’année et qu’il comptait ensuite entreprendre autre chose. Mais le simple fait qu’il se soit remis à écrire avait suffi à faire renaître l’espoir. Non pas qu’elle s’imaginât que cette pièce allait leur apporter gloire ou fortune, mais il lui semblait qu’en l’écrivant son mari refermait peu à peu la porte sur un passé plein de monstres. Depuis longtemps il pesait de toutes ses forces contre cette porte et elle paraissait enfin céder.

Chaque touche frappée la refermait encore un peu plus.

— Regarde, Dick, regarde.

Danny se penchait sur le premier des cinq livres de lecture pour débutant que Jack, à force de fouiner à Boulder chez les marchands de livres d’occasion, avait réussi à dénicher. Ces livres mettraient Danny au niveau du cours élémentaire de première année. C’était, selon Wendy, un programme beaucoup trop ambitieux, et elle l’avait dit à Jack. Leur fils était intelligent, ils le savaient, mais ce n’était pas une raison pour le pousser trop vite. Jack était d’accord là-dessus, mais, si Danny avançait vite, il ne voulait pas se trouver pris au dépourvu. Et elle se demandait si Jack n’avait pas eu raison, une fois de plus.

Danny, mûri par quatre ans de Sesame Street et trois d’Electric Company à la télé, apprenait à une vitesse vertigineuse, voire inquiétante, de l’avis de Wendy. Le planeur en balsa et le poste à galène, posés sur le rayonnage au-dessus de sa tête, montaient la garde tandis qu’il se penchait sur ces petits livres aux récits anodins. On aurait dit qu’apprendre à lire était pour lui une question de vie ou de mort. À la lumière chaude et intime de la lampe tulipe qu’ils avaient installée dans sa chambre, son visage lui parut pâle et ses traits tirés.

Regarde Jip courir, lut Danny lentement. Cours, Jip, cours. Cours, cours, cours. (Il s’arrêta, abaissant son doigt à la ligne suivante.) Regarde la… (Il se pencha encore plus près de la page, qu’il touchait presque de son nez à présent.) Regarde la…

— Pas si près, prof, dit Wendy doucement. Tu vas te faire mal aux yeux. C’est…

— Ne me le dis pas ! s’écria-t-il en se redressant brusquement. (Sa voix était chargée d’émotion.) Ne me le dis pas. Maman, j’y arriverai !

— D’accord, chéri, dit-elle. Mais ne te mets pas dans des états pareils ; ça ne vaut vraiment pas la peine.

Sans prêter la moindre attention à ce que lui disait sa mère, Danny se penchait toujours sur son livre. Il n’aurait pas été plus tendu s’il avait été en train de passer un concours d’agrégation. Et Wendy trouvait cela de plus en plus inquiétant.

Regarde la… beu. Ah. Elle. Regarde la beu-ah-elle ? Regarde la beuahelle. Balle ! (Son exaltation triomphante avait quelque chose d’effrayant.) Regarde la balle !

— C’est juste, dit Wendy. Chéri, je crois que ça suffit pour ce soir.

— Une ou deux pages encore, Maman ? Je t’en supplie !

— Non, prof. (Elle referma le petit livre à couverture rouge d’un air décidé.) C’est l’heure d’aller te coucher.

— S’il te plaît.

— N’insiste pas, Danny. Maman est fatiguée.

— O.K.

Mais il n’arriva pas à détacher ses yeux du livre.

— Va embrasser ton père et ensuite tu iras te laver. N’oublie pas de te brosser les dents.

— Ouais.

Il s’en alla, emmitouflé des pieds jusqu’au cou dans son pyjama-combinaison de flanelle dont le devant s’agrémentait d’une image de ballon de rugby et qui arborait, à l’envers, l’inscription NEW ENGLAND PATRIOTS.

La machine à écrire marqua un temps d’arrêt, et elle entendit le baiser de Danny.

— ’nuit, Papa.

— Bonne nuit, prof. Tu as bien travaillé ?

— Oui, pas trop mal, mais Maman m’a arrêté.

— Maman a eu raison. Il est plus de huit heures et demie. Tu vas te laver ?

— Ouais.

— Bonne idée. Il y a de la pomme de terre qui commence à te pousser dans les oreilles. Et de l’oignon, des carottes, de la ciboulette et…

Le rire de Danny s’éloigna puis s’interrompit brusquement, coupé par le déclic du verrou de la porte de la salle de bains. Danny avait toujours considéré que ce qu’il faisait à la salle de bains ne concernait que lui, alors qu’avec Jack et Wendy ça se passait à la bonne franquette. C’était encore un de ces nombreux signes qui montraient que Danny n’était ni une copie conforme de l’un de ses parents, ni un mélange des deux, mais un être humain entièrement neuf. Wendy s’en attristait quelquefois. Son enfant deviendrait un jour un étranger pour elle comme elle en serait une pour lui…

De nouvelle rafales de machine à écrire retentirent.

L’eau coulait toujours dans la salle de bains et elle se leva pour aller voir si tout allait bien. Perdu dans le monde qu’il inventait, Jack ne leva pas les yeux. Cigarette au bec, il fixait sa machine d’un regard absent.

Elle frappa doucement à la porte fermée de la salle de bains.

— Ça va, prof ? Tu ne t’es pas endormi ?

Pas de réponse.

— Danny ?

Pas de réponse. Elle essaya d’ouvrir la porte, mais elle était verrouillée.

— Danny ?

Elle était inquiète à présent. L’absence de tout bruit hormis celui de l’eau qui coulait lui paraissait suspecte.

— Danny ? Ouvre la porte, mon lapin.

Toujours pas de réponse.

— Danny !

— Nom de Dieu, Wendy, comment veux-tu que je réfléchisse si tu continues de cogner sur cette porte ?

— Danny s’est enfermé dans la salle de bains et il ne répond pas !

Jack quitta son bureau, l’air mécontent. Il frappa violemment à la porte.

— Ouvre, Danny, ce n’est pas drôle.

Pas de réponse.

Jack frappa encore plus fort.

— Fini la rigolade. Quand c’est l’heure de se coucher, il faut se coucher. Si tu n’ouvres pas, c’est la fessée.

« Il va s’emporter », pensa-t-elle, de plus en plus effrayée. Depuis le fameux soir d’il y a deux ans, Jack n’avait plus touché à Danny, mais à présent il paraissait suffisamment en colère pour le faire.

— Danny, chéri…, reprit-elle.

Pas de réponse. Rien que l’eau qui continuait de couler.

— Danny, si tu m’obliges à casser cette serrure, je te promets que tu passeras la nuit couché sur le ventre, menaça Jack.

Toujours rien.

— Enfonce-la, dit-elle. (Elle avait soudain du mal à parler.) Vite, ajouta-t-elle.

Il leva son pied et l’abattit contre la porte de toutes ses forces, à droite de la poignée. La serrure, de mauvaise qualité, céda au premier coup. La porte s’ouvrit et, vibrant sous le choc, rebondit contre le carrelage du mur de la salle de bains.

— Danny ! cria-t-elle.

L’eau coulait à toute force dans le lavabo. Le tube de dentifrice Crest, décapuchonné, était posé sur le rebord. À l’autre bout de la pièce, assis sur le rebord de la baignoire, Danny, la bouche cernée d’une épaisse mousse dentifrice, tenait mollement sa brosse à dents dans sa main gauche et fixait d’un regard vide le miroir de l’armoire de toilette. L’expression d’horreur qui se lisait sur son visage était si violente que Wendy crut tout d’abord qu’il avait eu une attaque d’épilepsie et qu’il avait avalé sa langue.

— Danny !

Danny ne répondit pas. Il ne montait de sa gorge que des grognements gutturaux.

Jack écarta Wendy si brutalement qu’elle heurta le porte-serviettes. Il s’agenouilla devant son fils.

— Danny, dit-il. Danny, Danny !

Il claqua ses doigts devant les yeux vides de Danny.

— Ah ! oui, dit Danny. C’est un match de tournoi. Un coup et vlan !

— Danny…

— Roque ! (La voix de Danny était devenue grave, c’était presque celle d’un homme.) Roque ! Le coup tombe ! On peut se servir des deux bouts d’un maillet de roque. Raaaa…

— Oh ! Jack, qu’est-ce qu’il a ?

Jack saisit l’enfant par les coudes et le secoua très fort. La tête de Danny roula mollement vers l’arrière puis rebondit brusquement vers l’avant, comme un ballon attaché à une baguette.

— Roque ! Vlan ! Tromal !

Jack le secoua de nouveau et soudain le regard de Danny s’éclaircit. La brosse à dents glissa de sa main et tomba sur le carrelage avec un bruit sec.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il, regardant autour de lui. (Il vit son père agenouillé devant lui et Wendy debout contre le mur.) Qu’est-ce qui se passe ? demanda Danny de nouveau, dans un affolement croissant. Qu’est-ce que-que…

— Arrête de bégayer ! lui cria Jack au visage.

Terrifié, Danny se mit à hurler. Son corps se raidit et, se débattant pour se libérer de l’étreinte de son père, il finit par éclater en sanglots. Bouleversé, Jack l’attira vers lui.

— Oh ! mon petit, je suis désolé. Je suis désolé, prof. S’il te plaît, ne pleure pas. Je te demande pardon. Calme-toi.

L’eau n’arrêtait pas de couler dans le lavabo et Wendy eut tout à coup le sentiment qu’elle revivait l’affreux cauchemar d’il y a deux ans, lorsque son mari ivre avait cassé le bras de son fils, puis pleurniché sur lui de la même façon, avec les mêmes mots.

(Oh ! mon petit, je suis désolé. Vraiment je suis désolé, prof. Arrête, je t’en prie. Je te demande pardon.)

Elle se précipita vers eux et arracha Danny des bras de Jack, sans prêter attention au regard furieux qu’il lui décocha et auquel elle aurait toujours le temps de penser, plus tard. Danny lui passa les bras autour du cou et, suivi par Jack, elle l’emporta dans sa petite chambre.

Assise sur son lit, elle le berça longuement, tâchant de le calmer avec un babil incohérent qu’elle répétait inlassablement. Elle leva les yeux sur Jack, mais ne put lire dans son regard autre chose que de l’inquiétude. Il haussa les sourcils en guise d’interrogation, et pour toute réponse elle secoua faiblement la tête.

— Danny, dit-elle, Danny, Danny, Danny. Ça va, prof. Tout va bien.

Elle réussit enfin à l’apaiser : il ne tremblait presque plus dans ses bras. Ce fut pourtant à Jack, qui s’était assis à côté d’eux sur le lit, qu’il parla le premier, et la vieille blessure se rouvrit.

C’est lui le premier ; il a toujours été le premier.

Jack l’avait rudoyé, elle l’avait consolé, mais c’était pourtant à son père que Danny dit :

— Je te demande pardon si j’ai fait quelque chose de mal.

— Il n’y a rien à te pardonner, prof. Jack lui ébouriffa les cheveux. Mais qu’est-ce que tu foutais là-dedans ?

Danny secoua lentement la tête, d’un air hébété.

— Je… je ne sais pas. Pourquoi est-ce que tu m’as dit de ne pas bégayer, Papa ? Je ne bégaie pas.

— Bien sûr que non, répondit Jack avec une hâte qui glaça le cœur de Wendy.

Jack semblait avoir peur, comme s’il venait d’apercevoir un fantôme.

— C’est à cause du chronomètre, murmura Danny.

Quoi ?

Jack se pencha en avant et Danny tressaillit dans les bras de sa mère.

— Jack, tu lui fais peur ! dit-elle d’une voix altérée, perçante et accusatrice.

Elle se rendit compte tout à coup qu’ils avaient tous peur. Mais peur de quoi ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas, disait Danny à son père. Mais… qu’est-ce que j’ai dit, Papa ?

— Rien, marmonna Jack.

Il tira son mouchoir de sa poche arrière et s’en essuya la bouche. Le temps d’un éclair, Wendy eut de nouveau l’impression de revivre le passé. Elle se souvenait bien de ce geste-là ; c’était sa manie du temps où il buvait.

— Danny, pourquoi est-ce que tu as fermé la porte à clef ? demanda-t-elle doucement. Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?

— C’est Tony, dit-il. C’est Tony qui m’a dit de le faire.

Ils échangèrent un regard d’intelligence au-dessus de sa tête.

— Est-ce que Tony t’a dit pourquoi, mon petit ? demanda Jack doucement.

— Je me brossais les dents et je pensais à ma leçon de lecture, dit Danny. Je réfléchissais très fort. Et… et alors j’ai vu Tony au fond du miroir. Il m’a dit qu’il voulait me montrer quelque chose.

— Tu veux dire qu’il se trouvait derrière toi ? demanda Wendy.

— Non, il était dans le miroir. (Danny insista sur ce point.) Au fond du miroir. Ensuite, j’ai traversé le miroir. Après, je ne me souviens de rien, jusqu’au moment où Papa m’a secoué et que j’ai cru avoir encore fait quelque chose de mal.

Jack sursauta comme si on l’avait giflé.

— Mais non, prof, dit-il d’une voix éteinte.

— Tony t’a dit de fermer la porte à clef ? demanda Wendy, en lui caressant les cheveux.

— Oui.

— Et que voulait-il te montrer ?

Danny se raidit brusquement dans ses bras, les muscles tendus comme les cordes d’un piano.

— Je ne m’en souviens pas, dit-il, pris de panique. Je ne me souviens pas. Ne me le demande pas. Je… je ne me souviens de rien !

— Chut, dit Wendy, anxieuse. (Elle se mit à le bercer de nouveau.) Ça ne fait rien si tu ne t’en souviens pas, mon lapin. Ne t’en fais pas.

Danny finit par se détendre un peu.

— Veux-tu que je reste un moment avec toi ? Que je te lise une histoire ?

— Non. Mais laisse la lampe de nuit allumée. (Il regarda timidement son père.) Papa, tu veux bien rester un peu ? Juste une minute ?

— Bien sûr, prof.

Wendy soupira.

— Je serai au salon, Jack.

— Entendu.

Elle se leva et regarda Danny se glisser sous les couvertures. Il paraissait très petit.

— Tu es sûr que ça va, Danny ?

— Ça va. N’oublie pas d’allumer mon Snoopy, ’man.

— D’accord.

Elle alluma la lampe de chevet sur laquelle on voyait Snoopy dormant sur le toit de sa niche. Danny n’avait jamais éprouvé le besoin d’avoir une lampe de chevet avant de venir à l’Overlook, mais, dès leur installation ici, il leur en avait demandé une. Elle hésita un instant puis les quitta sans faire de bruit.

— Tu as sommeil ? lui demanda Jack tout en écartant les cheveux de son front.

— Ouais.

— Tu veux boire ?

— Non…

Pendant cinq minutes ce fut le silence. Jack avait toujours la main posée sur la tête de Danny. Pensant que Danny avait fini par s’endormir, il était sur le point de se lever quand l’enfant, luttant contre le sommeil, se mit à parler :

— Roque.

Jack se retourna, épouvanté.

— Danny… ?

— Tu ne ferais pas de mal à Maman, n’est-ce pas, Papa ?

— Non.

— Ni à moi ?

— Bien sûr que non.

De nouveau le silence les enveloppa.

— Papa ?

— Quoi ?

— Tony est venu pour me parler du jeu de roque.

— Ah ! oui ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Je ne me souviens plus très bien. Sauf qu’il disait que la partie se divise en tours de batte, comme le base-ball. C’est drôle, n’est-ce pas ?

— Oui.

Le cœur de Jack battait la chamade. Comment diable un petit garçon de l’âge de Danny avait-il pu apprendre une chose pareille ? Le roque se jouait effectivement en tours de batte, non pas tout à fait comme le base-ball, mais plus exactement comme le cricket.

— Papa… ?

Il était presque endormi à présent.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Qu’est-ce que c’est que TROMAL ?

— Trop mal ? Si tu te fais piquer par une guêpe, par exemple, tu auras peut-être trop mal.

Le silence revint.

— Hé ! prof ?

Mais Danny s’était endormi ; sa respiration était devenue profonde et régulière. Jack resta là un moment à le regarder et une vague d’amour le souleva comme une lame de fond.

— Je t’aime, Danny, chuchota-t-il. Dieu sait combien je t’aime.

Il quitta la chambre. Il s’était laissé emporter de nouveau, pas beaucoup, mais assez pour se dégoûter lui-même et pour avoir peur. S’il buvait un verre, le sentiment de sa propre indignité disparaîtrait. Rien qu’un petit verre et il ne sentirait plus rien.

(C’est à cause du chronomètre.)

Il ne souffrirait plus du tout. Il n’y avait pas d’erreur possible. C’étaient bien ces mots-là que Danny avait prononcés. Ils retentissaient encore dans ses oreilles. Jack s’arrêta un instant dans le couloir, jeta un regard en arrière et, avec son mouchoir, s’essuya machinalement les lèvres.


Leurs formes n’étaient plus que des silhouettes sombres à peine visibles dans la lueur de la veilleuse. Wendy, ne portant que sa culotte, s’approcha du lit de Danny et le reborda, car il avait rejeté les couvertures. Jack, debout dans l’embrasure de la porte, la regardait toucher le front de l’enfant de l’intérieur de son poignet.

— A-t-il de la fièvre ?

— Non.

Elle lui embrassa la joue.

— Heureusement que tu as pris rendez-vous avec le médecin, dit-il lorsqu’elle le rejoignit à la porte. Est-ce que tu crois que ce type connaît son métier ?

— La caissière m’a dit qu’il était très bien. C’est tout ce que je sais.

— Si Danny a quelque chose, vous irez tous les deux chez ta mère, Wendy.

— Non, pas question.

— Je sais, dit-il, l’enlaçant de son bras, je sais ce que tu ressens.

— Tu ne peux pas savoir ce que je ressens à son égard.

— Wendy, c’est le seul endroit où je puisse vous envoyer. Tu le sais très bien.

— Si tu venais avec nous…

— Sans ce poste, nous sommes foutus, dit-il simplement. Tu le sais.

Sa silhouette fit oui de la tête. Elle le savait, en effet.

— Quand je suis allé voir Ullman, j’ai cru qu’il me racontait des histoires pour m’impressionner. Mais je commence à avoir des doutes. Peut-être que j’ai eu tort de vous amener ici avec moi, à cinquante kilomètres de tout lieu habité.

— Je t’aime, dit-elle. Et Danny t’aime encore davantage, si c’est possible. Et il aura le cœur brisé si tu nous renvoies.

— Ne le prends pas comme ça.

— Si le docteur dit qu’il y a quelque chose d’anormal, je chercherai du travail à Sidewinder, dit-elle. Si je ne trouve rien à Sidewinder, Danny et moi, nous irons à Boulder. Je ne peux pas retourner chez ma mère, Jack. Pas dans ces conditions-là. Ne me le demande pas. Je… je ne le peux pas, c’est tout.

— Je m’en doutais bien. Allons, ne te laisse pas abattre. Ce n’est peut-être rien.

— Peut-être.

— Le rendez-vous est pour deux heures ?

— Oui.

— Laissons la porte de la chambre ouverte, Wendy.

— Oui, ça vaut mieux. Mais je crois qu’il ne se réveillera plus.

Il se réveilla pourtant.


Boum… boum… boum… boum… BOUM… BOUM…

Poursuivi par ce martèlement sourd, Danny s’enfuyait dans le dédale tortueux des couloirs, ses pieds nus faisant murmurer la jungle bleu de nuit de la moquette. Chaque fois qu’il entendait le maillet de roque s’abattre contre le mur derrière lui, il avait envie de hurler. Mais il savait qu’il devait se retenir, car un hurlement le trahirait et alors…

(alors TROMAL)

(Tu vas recevoir ta raclée, sale garnement.)

Celui qui criait ces menaces le cherchait ; il se rapprochait inexorablement. Danny pouvait l’entendre longer le couloir d’à côté comme un tigre dans une jungle bleu de nuit, un tigre mangeur d’hommes.

(Montre-toi, petit merdeux !)

S’il parvenait à regagner l’escalier ou l’ascenseur et à fuir ce troisième étage, il serait peut-être sauvé. Mais il lui fallait d’abord se rappeler ce qu’il avait oublié. Il faisait noir et dans sa terreur il avait perdu tout sens de l’orientation. Complètement affolé, il avait tourné à droite ou à gauche au hasard, tant il redoutait à chaque tournant de se retrouver nez à nez avec le tigre humain qui rôdait dans ce labyrinthe. Le martèlement des coups s’était encore rapproché, les affreux cris rauques le talonnaient de près à présent.

Il s’engagea dans un petit couloir qui, il le comprit trop tard, se terminait en cul-de-sac. De tous côtés, les portes verrouillées lui interdisaient la fuite. Il se trouvait alors au fond de l’aile ouest et dehors l’orage grondait, sa voix étranglée par les bourrasques de neige.

Alors il se mit à pleurer à chaudes larmes et, le cœur palpitant comme un lapin pris dans un collet, il recula contre le mur. Quand ses épaules touchèrent la tapisserie murale de soie brochée bleu ciel, ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’écroula sur la moquette. Là, les mains posées à plat sur les lianes et les guirlandes tissées, la respiration sifflante, il attendit.

Plus fort. Plus près.

Les rugissements du tigre s’approchaient, il allait déboucher d’un moment à l’autre du grand couloir. C’était un tigre qui faisait tournoyer un maillet de roque, un tigre qui marchait à deux pattes ; c’était…


Il se réveilla en sursaut, s’assit droit sur son séant et regarda dans le noir ses mains croisées devant son visage.

C’étaient des guêpes. Trois guêpes.

C’est alors qu’elles le piquèrent, enfonçant dans sa chair leurs dards toutes à la fois. Les images du rêve se déchirèrent, l’inondant de leurs flots noirs, et il se mit à hurler dans la nuit. Les guêpes s’accrochaient à sa main gauche, la piquant et la repiquant sans arrêt.

La lumière s’alluma. Papa était là en caleçon, l’air mécontent, et derrière lui se trouvait Maman, mal réveillée et effrayée.

— Chasse-les ! hurla Danny.

— Nom de Dieu ! s’écria Jack.

Il avait vu.

— Jack, qu’est-ce qu’il y a ? Mais qu’est-ce qu’il y a ?

Il ne lui répondit pas mais courut vers le lit et, attrapant l’oreiller, il se mit à en frapper la main que l’enfant secouait pour en détacher les guêpes. Pendant que Jack s’acharnait sur elles, Wendy remarqua des petites formes bourdonnantes qui s’envolaient lourdement en l’air, et qui ressemblaient à des insectes.

— Prends une revue ! lui cria-t-il par-dessus l’épaule. Écrase-les !

— Des guêpes ? dit-elle, d’un air détaché, comme si cette nouvelle ne la concernait pas. (Puis la connexion entre son cerveau et ses émotions se rétablit et elle comprit.) Des guêpes, mais, Jack, tu avais dit que…

Tais-toi et tue-les ! rugit-il. Veux-tu faire ce que je te dis !

L’une d’entre elles avait atterri sur le bureau de Danny. Elle prit un livre de coloriages sur sa table de travail et l’abattit sur la guêpe, qui laissa sur la couverture une tache brune et visqueuse.

— Il y en a une autre sur le rideau, cria-t-il, s’enfuyant avec Danny dans les bras.

Il emporta l’enfant dans leur chambre et le coucha sur leur grand lit improvisé, du côté où dormait Wendy.

— Reste ici, Danny, et ne reviens pas avant qu’on ne te le dise. Tu as compris ?

Le visage gonflé et strié de larmes, Danny hocha la tête.

— Tu es un garçon très courageux.

Jack sortit dans le couloir et courut vers l’escalier. Il entendit derrière lui s’écraser le livre de coloriages encore deux fois, puis sa femme pousser un cri de douleur. Sans ralentir, il dévala les marches deux à deux et se précipita dans le hall obscur. Traversant le bureau de la réception, il pénétra dans la cuisine sans même sentir qu’il s’était cogné la cuisse contre l’angle du bureau en chêne d’Ullman. La vaisselle du dîner était entassée dans l’égouttoir où Wendy l’avait laissée à sécher. Il saisit le grand bol en pyrex qui couronnait le tout et, retraversant le bureau d’Ullman, remonta l’escalier.

Essoufflée et blanche comme un linge, Wendy l’attendait dans l’embrasure de la porte de la chambre de Danny. Elle avait les yeux brillants mais le regard éteint et ses cheveux mouillés lui collaient au cou.

— Je les ai toutes eues, dit-elle d’une voix atone, mais il y en une qui m’a piquée. Jack, tu avais dit qu’elles étaient toutes mortes.

Elle éclata en sanglots.

Il passa à côté d’elle sans lui répondre et, le bol en pyrex à la main, se dirigea vers le nid posé près du lit de Danny. Rien ne bougeait. Il n’y avait plus de guêpes, du moins pas à l’extérieur. Il renversa le bol sur le nid.

— Voilà, dit-il. Vous pouvez revenir maintenant.

Ils revinrent dans la chambre.

Assis au pied du lit, Danny se tenait la main gauche et les regardait. Les yeux creusés par toutes ces émotions, il adressa à son père un regard chargé de reproches.

— Papa, tu avais dit que tu les avais toutes tuées. Ma main… elle me fait drôlement mal.

— Fais voir, prof… Non, je n’y toucherai pas, je ne te ferai pas mal. Tu me la montres, c’est tout.

Il tendit sa main et Wendy poussa un gémissement.

— Oh ! Danny, oh ! la pauvre petite main !

Le docteur devait par la suite compter onze piqûres. Ce qu’ils voyaient à présent, c’était un semis de petits trous, comme si l’on avait saupoudré la paume et les doigts de sa main de minuscules confettis rouges. La main était déjà très enflée et commençait à ressembler à celle de Tom dans les bandes dessinées, après que Jerry l’eut écrasée avec un marteau.

— Wendy, va chercher la bombe aérosol qui est dans la salle de bains, dit-il.

Tandis qu’elle allait la chercher, Jack, s’asseyant à côté de Danny, glissa son bras autour des épaules de son fils.

— Une fois que nous t’aurons vaporisé la main, je vais en prendre quelques photos Polaroid, prof. Ensuite, tu viendras te coucher avec nous. D’accord ?

— Oui, dit Danny. Mais pourquoi est-ce que tu veux prendre des photos ?

— Pour pouvoir attaquer ces salauds-là en justice.

Wendy revint avec la bombe aérosol.

— Ça ne te fera pas mal, mon poulet, dit-elle en enlevant le capuchon.

Danny tendit la main et elle en vaporisa les deux côtés jusqu’à ce qu’elle fût toute luisante. Il poussa un soupir profond.

— Ça pique ? demanda-t-elle.

— Non. Ça va mieux.

— Maintenant prends ça. Il faut les croquer.

Elle lui tendit cinq aspirines pour enfant parfumées à l’orange. Danny les prit et les envoya une à une dans sa bouche.

— Est-ce que ça ne fait pas beaucoup d’aspirine ? demanda Jack.

— Ça fait beaucoup de piqûres, lui lança-t-elle sur un ton accusateur. Tu vas nous débarrasser de ce nid immédiatement, John Torrance.

— Attends une minute.

Il se dirigea vers la commode et sortit son appareil de photo Polaroid du premier tiroir. Il fouilla dans le fond et trouva les flashes.

— Jack, qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle d’une voix légèrement hystérique.

— Il va prendre des photos de ma main, dit Danny avec sérieux, et nous allons attaquer ces salauds-là en justice ; pas vrai, Papa ?

— C’est vrai, dit Jack d’un air sombre. (Il avait trouvé la rallonge du flash et l’avait enfoncée dans la prise de l’appareil.) Tends la main, petit. Je parie que ces piqûres valent cinq mille dollars chacune.

— Mais de quoi parlez-vous ? s’écria Wendy, hors d’elle.

— Je vais te l’expliquer, dit-il. J’ai suivi toutes les indications imprimées sur cette saloperie de bombe d’insecticide. Elle devait être défectueuse, sinon comment expliquer ce qui s’est passé ? Alors nous allons leur intenter un procès.

— Oh ! dit-elle d’une petite voix.

Il prit quatre photos, chronométrant le tirage de chaque épreuve à la petite montre-médaillon que Wendy portait autour du cou. Danny, fasciné par l’idée que sa main piquée pouvait valoir des milliers de dollars, commençait à surmonter sa peur et à s’intéresser activement à ce qui se passait. La douleur lancinante à sa main s’était un peu calmée, mais il avait mal à la tête.

Quand Jack eut rangé l’appareil de photo et qu’il eut étalé les épreuves sur le dessus de la commode pour les faire sécher, Wendy s’inquiéta :

— Est-ce qu’il faut l’emmener chez le médecin cette nuit même ?

— Non ; il n’a pas tellement mal, dit Jack. S’il était allergique au venin de guêpe, ça se serait déclaré dans les trente premières secondes.

— Comment, qu’est-ce qui se serait déclaré ? Que veux-tu dire ?

— Le coma ou des convulsions.

— Oh ! Oh ! mon Dieu.

L’air abattu et épuisé, elle se serra les coudes dans ses mains.

— Comment te sens-tu, petit ? Tu penses que tu vas dormir ?

Danny cligna des yeux. Le cauchemar, relégué à présent au fond de son esprit, avait perdu sa netteté, mais il était toujours effrayé.

— Oui, si je dors avec vous.

— Bien sûr, dit Wendy. Oh ! mon chéri, ça me fait tellement de peine !

— C’est rien, Maman.

Elle se remit à pleurer et Jack posa ses mains sur ses épaules.

— Wendy, je te jure que j’ai suivi toutes les indications à la lettre.

— Est-ce que tu me promets de jeter ce nid dès le matin ? S’il te plaît ?

— Naturellement.

Ils se mirent au lit tous les trois ensemble. Jack était sur le point d’éteindre la lumière quand il s’arrêta et rejeta les couvertures.

— Je veux une photo du nid aussi.

— Dépêche-toi.

— Oui.

Il alla à la commode, prit l’appareil ainsi que le dernier flash et de l’autre main fit à Danny le V de la victoire. Danny lui sourit et de sa main valide lui renvoya le signe.

C’est un gosse extraordinaire, pensa-t-il en se dirigeant vers la chambre de Danny. C’est le moins qu’on puisse dire. Le plafonnier était toujours allumé. Jack traversa la chambre et s’approcha des lits superposés. Ce qu’il vit alors sur la table de nuit lui donna la chair de poule ; même les cheveux fins au bas de sa nuque se hérissèrent. L’intérieur du bol en pyrex grouillait tellement de guêpes qu’on pouvait à peine entrevoir le nid. Il était difficile de dire combien elles étaient ; cinquante au moins, peut-être cent.

Le cœur cognant lentement dans sa poitrine, il prit ses photos, posa l’appareil et attendit que le tirage des épreuves se fît, tout en s’essuyant les lèvres de la paume de la main.

Il alla à la table de travail de Danny, fourragea dans les tiroirs et finit par trouver le plateau en contre-plaqué d’un grand jeu de puzzle. Il revint à la table de nuit et avec précaution fit glisser dessus le bol avec le nid. Les guêpes bourdonnaient rageusement dans leur prison. Puis, posant fermement la main sur le fond du bol pour l’empêcher de bouger, il sortit dans le couloir.

Comment était-ce arrivé ? Comment une chose pareille avait-elle pu se produire ?

La bombe avait pourtant bien fonctionné. Quand il avait tiré sur l’anneau, il avait vu sortir d’épaisses bouffées de fumée blanche. Et lorsqu’il était remonté sur le toit, deux heures plus tard, il avait fait tomber du trou une avalanche de petits cadavres.

Alors comment était-ce possible ? La génération spontanée ?

C’était ridicule. La génération spontanée, c’était une fumisterie du dix-septième siècle. Les insectes ne se reproduisaient pas comme ça. Et, même si des œufs de guêpe pouvaient produire des insectes adultes en l’espace de douze heures, ce n’était pas la saison de la ponte, qui avait lieu au mois d’avril ou de mai. L’automne était au contraire la saison où elles mouraient.

Vivantes énigmes, les guêpes bourdonnaient furieusement à l’intérieur du bol.

Portant le nid, il descendit l’escalier et traversa la cuisine. Il ouvrit la porte du fond qui donnait sur une petite plate-forme, celle où le laitier déposait sa livraison pendant l’été. Un petit vent glacé transperça son corps pratiquement nu et le froid intense du béton de la plate-forme lui engourdit instantanément les pieds. Avec précaution il posa à terre le plateau avec le bol renversé. Se redressant, il regarda le thermomètre à côté de la porte : RETROUVEZ LA FORME AVEC SEVEN-UP, disait-il, et le mercure marquait moins deux. Le froid les tuerait avant le matin. Il rentra à l’intérieur et ferma énergiquement la porte.

Soudain l’hôtel parut s’animer d’une multitude de bruits furtifs : grincements, gémissements et le reniflement sournois du vent autour du toit où d’autres nids de guêpes avaient peut-être poussé, comme des fruits vénéneux.

Elles étaient revenues.

Et tout d’un coup il lui sembla que l’Overlook ne lui plaisait plus tellement, non pas tant à cause des guêpes qui avaient piqué son fils et survécu à l’assaut de la bombe insecticide qu’à cause de l’hôtel lui-même.

Avant de remonter l’escalier pour retrouver sa femme et son fils, il prit une résolution inébranlable :

Désormais, tu ne te laisseras pas emporter, quoi qu’il arrive.

S’engageant dans le couloir qui conduisait à leur appartement, il s’essuya les lèvres du revers de sa main.

17. LE CABINET DU MÉDECIN

Danny Torrance, étendu en slip sur la table d’auscultation, paraissait tout petit. Il regardait le docteur Edmonds (« appelle-moi Bill ») qui poussait une grande machine noire vers lui. Danny tourna un peu la tête pour mieux la voir.

— Ne te laisse pas impressionner, mon vieux, dit Bill Edmonds. C’est un électro-encéphalographe, il ne te fera aucun mal.

— Électro…

— Nous l’appelons un EEG. Je vais attacher ces fils à ta tête — non, n’aie pas peur, je ne les fais pas pénétrer, je les fixe simplement au crâne avec du sparadrap. À l’intérieur il y a des stylos qui vont enregistrer les ondes électriques de ton cerveau.

— Comme dans le feuilleton L’Homme qui valait six milliards ?

— C’est ça. Est-ce que tu aimerais être Steve Austin quand tu seras grand ?

— Pour rien au monde, répliqua Danny. L’infirmière commençait à lui attacher les fils à certains points de son cuir chevelu qu’elle avait préalablement rasés. Mon papa dit qu’un de ces jours il va y avoir un court-circuit et que Steve Austin va se retrouver dans la mer…, dans la mélasse jusqu’au cou.

— Dans la mer Mélasse ? Je connais bien cette mer-là. J’y ai fait un tour ou deux moi-même, et sans bouée de sauvetage, dit le docteur Edmonds sur un ton amical. Un EEG peut nous apprendre des tas de choses, Danny.

— Lesquelles ?

— Il peut nous dire si tu souffres d’épilepsie, par exemple. Si le résultat est positif, ça veut dire qu’il y a un petit problème au niveau du…

— Ouais, je sais ce que c’est que l’épilepsie.

— Ah ! vraiment ?

— Oui. Dans le Vermont, à la maternelle — quand j’étais tout petit, j’allais à la maternelle — il y avait un gosse qui était épileptique. Il ne devait pas se servir du tableau-flash.

— Qu’est-ce que c’est qu’un tableau-flash, Dan ?

Il avait branché la machine qui s’était mise à tracer des zigzags sur le papier quadrillé.

— C’est un tableau couvert de lumières de toutes les couleurs. Quand on le met en marche, certaines couleurs s’allument, mais pas toutes. Il faut compter les couleurs et, si on enfonce le bon bouton, la machine s’arrête. Brent n’avait pas le droit de s’en servir.

— C’est parce que les lumières qui clignotent peuvent parfois déclencher une attaque d’épilepsie.

— Alors ce tableau aurait pu lui faire piquer sa crise ?

Edmonds et l’infirmière échangèrent un regard amusé.

— Ce n’est peut-être pas la façon la plus élégante de le dire, mais c’est bien ça, Danny.

La machine continua de bourdonner et de gratter le papier pendant cinq minutes, après quoi le docteur Edmonds l’arrêta.

— C’est terminé, mon vieux, dit Edmonds d’un air pressé. Laisse Sally t’enlever ces électrodes et tu viendras me rejoindre à côté. Je voudrais te parler. D’accord ?

— Entendu.

— Sally, vous lui ferez une cuti avant de me l’envoyer.

— D’accord.

Edmonds arracha le long rouleau de papier que la machine avait dégorgé et, tout en l’examinant, passa dans la pièce voisine.

Dès que Danny eut remonté son pantalon, l’infirmière lui dit :

— Il faut nous assurer que tu n’as pas la tuberculose.

— On me l’a déjà fait l’an dernier, à la maternelle, dit Danny, essayant, sans grand espoir, de passer au travers.

— Mais l’an dernier c’est loin déjà. Maintenant tu es un grand garçon, n’est-ce pas.

— Je suppose que oui, dit Danny en soupirant, et il offrit son bras en sacrifice.

Il remit sa chemise et ses chaussures et, passant par la porte coulissante, pénétra dans le bureau du médecin. Edmonds, assis au bord de son bureau, balançait ses jambes d’un air pensif.

— Salut, Danny.

— Salut.

— Comment va ta main à présent ? demanda-t-il, désignant la main gauche qu’on venait de panser.

— Pas mal.

— Bon. J’ai regardé ton EEG, qui me paraît tout à fait normal. Mais je vais l’envoyer, par acquit de conscience, à un confrère de Denver dont c’est le métier de lire les EEG.

— Oui, monsieur.

— Parle-moi de Tony, Dan.

Les pieds de Danny se mirent à gigoter.

— Ce n’est qu’un ami imaginaire, dit-il. Je l’ai inventé pour me tenir compagnie.

Edmonds rit et posa les mains sur les épaules de Danny.

— Ça, c’est ce que disent tes parents. Mais tu peux parler franchement à ton médecin. Ça restera entre nous. Dis-moi la vérité et je promets de ne rien dire, à moins que tu ne m’en donnes la permission.

Toujours méfiant, Danny dit :

— Je ne sais pas qui est Tony.

— Est-ce qu’il a ton âge ?

— Non. Il a au moins onze ans. Il est peut-être plus âgé, mais je l’ai jamais vu de près. Il pourrait même être assez grand pour conduire une voiture.

— Tu ne le vois que de loin ?

— Oui, monsieur.

— Et il vient toujours juste avant que tu ne t’évanouisses ?

— En fait, je ne m’évanouis pas. Je m’en vais avec lui et il me montre des choses.

— Quel genre de choses ?

— Eh bien…

Danny hésita un moment puis raconta l’histoire de la malle qui contenait les papiers de Papa et que l’on avait crue perdue, mais qui se trouvait en fait sous l’escalier.

— Et ton papa l’a trouvée à l’endroit que Tony avait indiqué ?

— Oui, monsieur. Seulement Tony ne m’a rien dit. Il m’a montré l’endroit.

— Je comprends. Et hier au soir, quand tu t’es enfermé dans la salle de bains, que t’a-t-il montré ?

— Je ne me souviens pas, répondit aussitôt Danny.

— Tu en es sûr ?

— Oui, monsieur.

— Il y a un instant, j’ai dit que c’était toi qui avais fermé à clef la porte de la salle de bains, mais, en fait, c’était Tony, n’est-ce pas ?

— Non, monsieur. Tony n’aurait pas pu fermer la porte à clef puisqu’il n’existe pas. Il voulait que je le fasse et je l’ai fait. C’est moi qui l’ai fermée à clef.

— Est-ce que Tony te montre toujours où se trouvent les objets perdus ?

— Non, monsieur. Quelquefois il me montre ce qui va se passer dans l’avenir.

— Vraiment ?

— Oui. Une fois il m’a montré le parc d’attractions et le zoo de Great Barrington et il m’a dit que mon papa m’y emmènerait pour mon anniversaire. Et c’est ce qu’il a fait.

— Qu’est-ce qu’il t’a encore montré ?

Danny fit un effort pour se souvenir.

— Des panneaux. Il me montre tout le temps des panneaux que je n’arrive presque jamais à lire.

— Pourquoi crois-tu que Tony fait ça, Danny ?

— Je ne sais pas. (Son visage s’éclaira.) Mais Papa et Maman m’apprennent à lire, et je fais de gros efforts pour y arriver.

— Pour pouvoir lire les panneaux de Tony ?

— En fait, je voudrais réellement apprendre à lire. Mais c’est pour les panneaux aussi.

— Est-ce que tu aimes Tony, Danny ?

Danny regarda le sol carrelé sans répondre.

— Danny ?

— C’est difficile à dire, dit Danny. Autrefois je l’aimais. Tous les jours j’espérais qu’il viendrait parce qu’il me montrait toujours des choses agréables, surtout depuis que Papa et Maman ne pensent plus au DIVORCE. (Le regard d’Edmonds se fit plus aigu, mais Danny n’y prêta pas attention. Il fixait le plancher et se concentrait afin de bien s’exprimer.) Mais maintenant quand il vient il me montre des choses désagréables. Des choses terribles, comme hier au soir dans la salle de bains. Ce qu’il m’a montré m’a fait aussi mal que les piqûres de guêpes, seulement c’est ici qu’il m’a fait mal.

Il braqua son index contre sa tempe, mimant sans le savoir le geste du suicide.

— Qu’est-ce qu’il t’a montré, Danny ?

— Je n’arrive pas à m’en souvenir ! s’écria Danny, au supplice. Je vous le dirais si je le pouvais ! C’est comme si je ne voulais pas m’en souvenir. La seule chose que j’ai retenue en me réveillant, c’est le mot TROMAL.

— Trop mal, en deux mots ?

— Non, TROMAL en un seul mot.

— Qu’est-ce que c’est, Danny ?

— Je ne sais pas.

— Danny ?

— Oui, monsieur ?

— Est-ce que tu peux faire venir Tony maintenant ?

— Je ne sais pas. Il ne vient pas toujours. Je ne sais même plus si j’ai encore envie de le voir.

— Essaie, Danny. Je serai là, à côté de toi.

Danny scruta Edmonds d’un air inquiet, puis fit un signe affirmatif de la tête.

— Mais je ne sais pas si ça marchera. Je ne l’ai jamais fait quand quelqu’un me regardait. Et de toute façon, Tony ne vient pas chaque fois.

— S’il ne vient pas, tant pis, dit Edmonds. Tout ce que je te demande, c’est d’essayer.

— O.K.

Danny baissa les yeux, et, tout en fixant les mocassins d’Edmonds qui oscillaient doucement, il se mit à penser à son papa et à sa maman. Ils étaient ici quelque part…, oui, juste derrière la cloison où était accroché ce tableau. Assis côte à côte, ils feuilletaient des revues en silence. Ils se faisaient beaucoup de souci à son sujet.

Un nouvel effort de concentration lui plissa le front. Il essayait de sonder les pensées de sa maman, mais c’était difficile parce qu’elle n’était pas dans la même pièce que lui. Enfin il y parvint. Maman pensait à sa sœur, celle qui était morte. Sa maman pensait que c’était pour ça que sa mère était devenue une

(garce ?)

chipie. Parce que sa fille était morte. Toute petite, elle avait été

(renversée par une voiture oh mon Dieu je ne pourrai jamais rien supporter de pareil pas comme Aileen mais que faire s’il est vraiment malade le cancer une méningite la leucémie une tumeur cérébrale comme le fils de John Gunther la dystrophie musculaire oh Seigneur les enfants de son âge deviennent souvent leucémiques les rayons X la chimiothérapie comment payer tout ça mais après tout ils ne peuvent pas vous laisser crever dans la rue d’ailleurs il n’a rien il n’a rien tu as tort de te mettre dans des états pareils)

(Danny…)

(au sujet d’Aileen et)

(Danni… i… y)

(cette voiture)

(Danni… i… y)

Tony ne vint pas, mais sa voix était là, une voix lointaine que Danny se mit à suivre. Il s’enfonça progressivement dans le noir, puis tout à coup tomba dans un gouffre mystérieux qui s’était ouvert entre les mocassins ballants de Mr Bill. Dans sa chute il entendit des coups retentissants, un tintement de cloche d’église, il aperçut au passage une baignoire où flottait dans la pénombre quelque chose d’horrible, une pendule sous un dôme en verre. Au fond du gouffre, un faisceau de lumière, festonné de toiles d’araignée, perçait faiblement les ténèbres, révélant un dallage de pierre froid et humide. Un bruit tout proche lui parvenait, régulier, rassurant, comme le ronflement engourdissant d’une machine. Voilà ce que Papa va oublier, pensa Danny dans une demi-torpeur.

Dès que ses yeux se furent accoutumés à la pénombre, il distingua devant la silhouette de Tony qui regardait quelque chose qu’il s’efforça de voir lui aussi.

(Ton papa. Est-ce que tu vois ton papa ?)


Bien sûr qu’il le voyait. Comment ne pas le voir, même dans la faible lueur de ce sous-sol ? Agenouillé à terre, Papa promenait le faisceau lumineux de sa torche sur de vieilles boîtes de carton et de vieilles caisses en bois, pleines de journaux, de livres, de bouts de papier griffonnés qui ressemblaient à des factures. Après avoir examiné tous ces papiers avec le plus vif intérêt, Papa se leva et braqua sa torche vers l’autre côté de la pièce. Là, il découvrit un grand livre dont les pages, reliées par un fil d’or, étaient prises dans une couverture de cuir blanc. Danny eut soudain envie de mettre son père en garde, de lui crier qu’il ne devait pas toucher à ce livre, qu’il y avait des livres qu’il valait mieux ne jamais ouvrir. Mais son papa, enjambant les caisses, se dirigeait déjà vers lui.

Danny avait fini par comprendre que la machine dont il entendait le ronflement était la chaudière de l’Overlook, celle-là même que son père allait vérifier trois ou quatre fois par jour. D’inquiétants hoquets avaient commencé à ponctuer son ronronnement régulier. S’amplifiant, ils se transformèrent en un bruit de coups. L’odeur de moisi et de papier pourrissant devint peu à peu celle du genièvre qui flottait autour de son papa quand il Faisait le Vilain. Et son père venait de tendre sa main vers le livre qu’il avait saisi.

La voix de Tony jaillit des ténèbres.

(Ce lieu maudit enfante des monstres.)

Il répétait sans cesse cette phrase incompréhensible.

(Enfante des monstres.)

Danny tombait de nouveau dans le gouffre. Les hoquets de la chaudière étaient devenus des coups de maillet. En s’abattant contre les murs tapissés de soie, ils faisaient s’envoler des nuages de poussière de plâtre.

Se sentant perdu, Danny s’accroupit sur une moquette à fond bleu et aux motifs noirs.

(Sors de là !)

(Ce lieu maudit)

(Viens recevoir ta raclée !)

Un cri d’horreur résonna dans sa tête et il se hissa hors du gouffre. Sentant des mains qui l’agrippaient, il craignit un instant que ce ne fût le prédateur de l’Overlook et il commençait à se débattre quand la voix du docteur Edmonds le réveilla :

— Ce n’est rien, Danny. Calme-toi. Tout va bien.

Danny reconnut le médecin, puis le bureau dans lequel il était entré avec lui. Il fut alors pris d’une violente crise de tremblements que le docteur Edmonds s’efforça de calmer en tenant Danny contre lui. Quand il eut cessé de trembler, Edmonds lui demanda :

— Tu as dit quelque chose à propos de monstres, Danny. Qu’est-ce que c’était ?

— Ce lieu maudit, répéta Danny d’une voix rauque. Tony m’a dit… ce lieu maudit… enfante… enfante… (Il secoua la tête.) Je n’arrive pas à me rappeler la suite.

— Essaie !

— Je ne peux pas !

— Est-ce que Tony est venu ?

— Oui.

— Qu’est-ce qu’il t’a montré ?

— Il faisait noir, j’ai entendu un bruit de coups. Je ne me souviens pas.

— Où vous trouviez-vous ?

Laissez-moi tranquille ! Je ne me souviens pas ! Laissez-moi tranquille !

À bout de forces, Danny éclata en sanglots.

Edmonds alla au distributeur d’eau et remplit un gobelet en papier. Danny le vida d’un trait et Edmonds alla le remplir de nouveau.

— Ça va mieux ?

— Oui.

— Danny, je ne veux pas te tourmenter…, je veux dire t’embêter. Mais est-ce que tu te souviens de ce qui s’est passé avant que Tony ne vienne ?

— Maman… (Danny réfléchit.) Maman se faisait du souci pour moi.

— Toutes les mères sont comme ça, mon vieux.

— Elle pensait à sa sœur qui est morte quand elle était encore petite, sa sœur Aileen. C’est en se rappelant qu’Aileen avait été tuée par une voiture que Maman s’est mise à se faire du souci pour moi. Voilà tout ce dont je me souviens.

Edmonds l’observait attentivement.

— C’est à cette sœur qu’elle pensait tout à l’heure ? Dans la salle d’attente, à côté ?

— Oui, monsieur.

— Danny, comment le sais-tu ?

— Je ne sais pas, dit Danny, épuisé. Je suppose que c’est le Don.

— Le quoi ?

Danny secoua la tête lentement.

— Je n’en peux plus. Je voudrais aller trouver mon papa et ma maman. Je ne veux plus répondre à vos questions. Je suis fatigué et j’ai mal au cœur.

— Tu as envie de vomir ?

— Non, monsieur. Je veux seulement voir mon papa et ma maman.

— O.K., Dan. (Edmonds se mit debout.) Tu vas les voir une minute et puis tu me les envoies. J’ai à leur parler. D’accord ?

— Oui, monsieur.

— Tu pourras feuilleter des livres là-bas. Tu aimes les livres, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, dit Danny docilement.

— Tu es un brave garçon, Danny.

Danny lui sourit du bout des lèvres.


— Je ne lui trouve rien d’anormal, dit le docteur Edmonds aux Torrance. Du moins pas physiquement. Du point de vue intellectuel, il est intelligent et un peu trop imaginatif. Ça arrive. L’imagination est un vêtement trop grand que les enfants mettent longtemps à remplir. Celle de Danny est encore beaucoup trop grande pour lui. Est-ce que vous lui avez fait subir un test d’intelligence ?

— Je ne crois pas à ces tests, dit Jack. Tout ce qu’ils font, c’est imposer aux parents et aux professeurs un tas d’idées préconçues sur les capacités de l’enfant.

Le docteur Edmonds hocha la tête en signe d’approbation.

— C’est possible. N’empêche que, si vous lui faisiez subir un test d’intelligence, je suis persuadé qu’il crèverait le plafond de son âge. Son aptitude verbale est tout à fait remarquable pour un enfant de cinq ans et demi.

— Nous ne lui parlons jamais comme on parle à un enfant, dit Jack avec une pointe de fierté.

— Je pense que vous n’avez jamais eu besoin de le faire. Tripotant son stylo, Edmonds hésita. À ma demande, il est entré en transe ici, devant moi. Ça ressemblait tout à fait à votre description de ce qui s’est passé dans la salle de bains hier au soir. Tous ses muscles se sont décontractés, son corps s’est affaissé et ses yeux sont devenus exorbités. C’était un cas clinique d’autohypnose. J’en étais stupéfait. Je le suis encore.

Les Torrance se dressèrent sur leurs sièges.

— Que s’est-il passé ? demanda anxieusement Wendy.

Edmonds leur fit le récit de la crise de Danny, sa transe, les quelques mots qu’il avait marmonnés — « monstre », « noir », « coups » et qu’Edmonds avait pu saisir au vol, et enfin sa réaction de larmes, d’hystérie et de nausée.

— C’est encore Tony, dit Jack.

— Pourquoi ces crises ? questionna Wendy. Est-ce que vous avez une idée ?

— J’en ai plusieurs, mais je ne suis pas sûr qu’elles vous plairont.

— Allez-y quand même, dit Jack.

— D’après ce que j’ai compris, son « camarade imaginaire » a été un véritable ami tant que vous êtes restés en Nouvelle-Angleterre. Mais, depuis que vous êtes venus ici, Tony est devenu un personnage inquiétant. Les charmantes idylles d’autrefois se sont transformées en cauchemars tellement effrayants que votre fils n’arrive pas à s’en souvenir. C’est un phénomène courant ; nous nous rappelons plus volontiers les bons rêves que les mauvais.

— Vous croyez que notre départ de la Nouvelle-Angleterre l’a tellement bouleversé ? demanda Wendy.

— C’est possible, surtout si ce changement a eu lieu dans des circonstances traumatisantes, dit Edmonds. Est-ce que c’est le cas ?

Wendy et Jack se regardèrent.

— J’étais professeur dans un collège privé, dit Jack lentement, et j’ai été renvoyé.

— Je vois, dit Edmonds. Il remit sur son support le stylo qu’il tripotait. Mais ce n’est pas tout, malheureusement, et ce que j’ai à vous dire risque de vous blesser. Votre fils semble croire que vous avez sérieusement songé au divorce tous les deux. Il en a parlé avec un certain détachement ; il est persuadé que vous n’y pensez plus.

Jack resta bouche bée et Wendy eut un mouvement de recul comme si on l’avait giflée.

— Nous n’en avons jamais parlé ! dit-elle, tremblante d’émotion. Ni devant lui ni même entre nous ! Nous…

— Je pense qu’il vaut mieux vous dire la vérité, docteur, interrompit Jack. Peu après la naissance de Danny, je suis devenu alcoolique. Déjà, à l’université, j’avais un penchant pour la boisson, qui s’est atténué lorsque j’ai rencontré Wendy. Mais, après la naissance de Danny, le problème s’est aggravé, compromettant même mon travail littéraire que je considère comme ma véritable vocation. Un jour, Danny, qui avait trois ans et demi à l’époque, a renversé de la bière sur le manuscrit d’une pièce de théâtre que j’étais en train de reprendre, et… bref j’ai…, eh bien…, oh merde ! (Sa voix se brisa, mais ses yeux restèrent secs et impassibles.) Quand on le raconte, ça paraît si brutal. Bref, en le retournant pour lui administrer une fessée, je lui ai cassé le bras. Trois mois plus tard, j’ai renoncé à l’alcool et je n’y ai plus touché depuis.

— Je vois, dit Edmonds sur un ton neutre. Je savais, naturellement, qu’il avait eu un bras cassé. La réduction a d’ailleurs été bien faite. (Il se poussa un peu en arrière et croisa les jambes.) Si vous permettez que je vous parle franchement, je n’ai constaté, à l’examen, aucun autre signe de mauvais traitement. À part les piqûres, il ne présente que les bleus et les cicatrices communs à tous les gosses.

— Évidemment, dit Wendy, indignée. Jack ne voulait pas dire que…

Jack interrompit :

— Non, Wendy. Ça ne pouvait pas être un accident. Je devais savoir, inconsciemment, ce que je faisais… Je souhaitais peut-être quelque chose d’encore pire. (Il regarda Edmonds de nouveau.) Je voudrais que vous sachiez, docteur, que c’est la première fois que nous prononçons le mot divorce entre nous. Et nous n’avons jamais évoqué ni mon alcoolisme ni ma brutalité vis-à-vis de Danny.

Ça fait donc trois premières en cinq minutes.

— Justement, c’est peut-être là que le bât blesse, dit Edmonds. Je ne suis pas psychiatre et, si vous désirez en consulter un pour Danny, je peux recommander celui du centre médical de Mission Ridge, à Boulder. Mais je suis à peu près sûr de mon diagnostic. Danny est un garçon intelligent, imaginatif et perspicace. Je ne pense pas qu’il aurait été aussi bouleversé par vos problèmes conjugaux que vous semblez le croire. Les enfants savent se montrer très philosophes. Ils ne comprennent ni la honte ni le besoin de dissimuler.

Jack observait ses mains et Wendy en prit une pour la serrer.

— Mais il sentait très bien ce qui clochait. Et, de son point de vue à lui, le principal n’était pas le bras cassé, mais le lien cassé — ou en train de se casser — entre vous deux. Il m’a parlé du divorce, mais non du bras cassé. Quand mon infirmière a fait allusion à cet accident, il s’est contenté de hausser les épaules. Ce n’était pas un point sensible. Il a dit quelque chose comme : « C’est arrivé il y a longtemps. »

— Quel gosse ! marmonna Jack, les mâchoires serrées, le visage tendu. Nous ne méritons pas de l’avoir.

— N’empêche que vous l’avez, dit Edmonds sèchement. Et c’est un enfant qui aime à se retirer dans un monde de rêves. Ça n’a rien d’extraordinaire en soi ; c’est le cas de beaucoup d’enfants. Si j’ai bon souvenir, à l’âge de Danny, j’avais, moi aussi, un ami imaginaire. C’était un coq qui parlait et que j’appelais Coco. Évidemment, j’étais seul à pouvoir le voir. J’avais deux frères plus âgés qui n’appréciaient pas toujours ma compagnie. À ces moments-là, Coco m’était drôlement utile. Je pense que vous avez compris pourquoi l’ami imaginaire de Danny s’appelle Tony au lieu de s’appeler Mike, Hal ou Dutch.

— Bien sûr, dit Wendy.

— Est-ce que vous le lui avez fait remarquer ?

— Non, dit Jack. Faut-il le faire ?

— À quoi bon ? Laissez-le découvrir cela par lui-même quand il le voudra. Voyez-vous, l’imagination créatrice de Danny a fait de Tony un ami invisible exceptionnellement intéressant. Ce que Tony apprend à Danny est souvent utile ou agréable, parfois même étonnant. Naturellement Danny en est venu à attendre ses visites avec la plus grande impatience. Tantôt Tony lui montre où se trouve la malle perdue de Papa… sous l’escalier ; tantôt il lui apprend que Papa et Maman vont l’emmener au parc d’attractions pour son anniversaire…

— À Great Barrington ! s’exclama Wendy. Mais comment a-t-il pu le savoir ? Quelquefois ce qu’il raconte me fait peur. C’est comme si…

— Comme s’il avait le don de seconde vue ? interrogea Edmonds, souriant.

— Vous savez qu’il avait une coiffe à la naissance, dit Wendy d’une voix presque inaudible.

Le sourire d’Edmonds se transforma en un gros rire franc. Jack et Wendy échangèrent un regard et sourirent eux aussi, étonnés de découvrir qu’ils pouvaient se parler à cœur ouvert des pressentiments de Danny. C’était encore un de ces sujets qu’ils n’avaient pas souvent abordés ensemble.

— Bientôt vous allez me soutenir qu’il se soulève par lévitation, dit Edmonds, toujours souriant. Non, soyons sérieux. Ce n’est pas la perception extra-sensorielle qui est à l’origine de ces phénomènes. C’est tout simplement notre bonne vieille perception humaine, que Danny possède au plus haut point. Mr Torrance, Danny savait que votre malle se trouvait sous l’escalier de la cave parce que vous aviez sans doute regardé partout ailleurs. Il est arrivé à cette conclusion par voie d’élimination, tout bêtement.

« Quant au parc d’attractions de Great Barrington, qui a eu le premier l’idée d’y aller ? Vous ou lui ?

— Lui, naturellement, dit Wendy. Il y avait des spots publicitaires tous les matins dans les émissions enfantines. Il avait une envie folle d’y aller. Malheureusement nous n’avions pas les moyens de l’y emmener, et nous le lui avions dit.

— Puis une revue masculine à qui j’avais vendu une nouvelle en 1971 m’a envoyé un chèque de cinquante dollars, dit Jack. Ils allaient réimprimer la nouvelle dans un recueil annuel. Nous avons décidé de dépenser cet argent pour Danny.

Edmonds haussa les épaules.

— Il a pris ses désirs pour des réalités et la chance a fait le reste.

— Nom d’une pipe, je parie que c’est exactement comme ça que ça s’est passé ! dit Jack.

Edmonds eut un petit sourire satisfait.

— Danny reconnaît lui-même que toutes les prévisions de Tony ne se réalisent pas. Celles qui n’ont pas de suite étaient fondées sur une perception erronée des choses, c’est tout. Danny fait inconsciemment ce que tous les soi-disant mystiques et voyants font consciemment ou cyniquement. Je l’admire pour ça. Si la vie ne le force pas à rentrer ses antennes, il deviendra un homme remarquable.

Wendy approuva de la tête — elle était d’accord évidemment pour penser que Danny allait devenir un homme remarquable — mais l’explication du docteur lui parut trop facile. Ce n’était qu’un ersatz d’analyse, de la margarine essayant de passer pour du beurre. Edmonds n’avait pas vécu avec eux. Il n’était pas là quand Danny avait retrouvé des boutons égarés, ni quand il avait déniché le guide de la télé sous le canapé ; il n’avait pas vu Danny, par une belle matinée ensoleillée, insistant pour chausser ses caoutchoucs avant de partir à la maternelle et rentrant l’après-midi sous une pluie battante, abrité sous le parapluie de Wendy.

À haute voix, elle demanda :

— Alors pourquoi ces cauchemars maintenant ? Pourquoi Tony lui a-t-il dit de fermer à clef la porte de la salle de bains ?

— Je crois que c’est précisément parce que Tony n’a plus de raison d’être, dit Edmonds. Il est né — je parle de Tony — à un moment où votre mariage se trouvait menacé. Votre mari buvait ; il y avait eu l’incident du bras cassé et un mutisme inquiétant s’était installé entre vous.

Un mutisme inquiétant, oui, c’était bien l’expression qui convenait. Les repas sinistres où les « Tu me passes le beurre, s’il te plaît », les « Danny, finis tes carottes » ou encore les « Est-ce que je peux me lever de table, s’il vous plaît ? » tenaient lieu de conversation. Les soirées où Jack sortait et qu’elle se couchait, les yeux secs, sur le canapé tandis que Danny regardait la télé. Les matins où Jack et elle rôdaient l’un autour de l’autre comme deux matous furieux se disputant une petite souris terrifiée et toute tremblante. Tout cela n’était que trop vrai.

Edmonds reprit :

— Mais les choses ont bien changé. Comme vous le savez, les enfants ont assez fréquemment un comportement schizophrène. C’est une chose admise et les adultes semblent trouver tout normal que les enfants se conduisent comme des fous. Ils ont des amis imaginaires. Quand ils sont déprimés, ils vont s’asseoir dans un placard — ils se retirent du monde. Ils s’amourachent d’une couverture ou d’un ours en peluche. Ils se sucent le pouce. Qu’un adulte s’avise de voir ce que personne d’autre ne voit, il se retrouve à l’asile. Par contre, l’enfant qui prétend avoir vu un ogre dans son placard ou un vampire à sa fenêtre suscite notre condescendance souriante. Il y a un vieux dicton qui essaie de rassurer les adultes…

— Ça lui passera avec l’âge, compléta Jack.

Edmonds sourcilla.

— J’allais le dire, dit-il. Oui. J’ai l’impression que Danny était bien parti pour faire une véritable psychose. Tous les ingrédients y étaient : milieu familial compromis, imagination débordante, ami imaginaire si réel pour lui qu’il finit par le devenir pour vous. Au lieu de « passer avec l’âge », sa schizophrénie enfantine aurait pu croître et embellir.

« Mais, à présent, les conditions sont radicalement différentes. Mr Torrance ne boit plus. Vous vous trouvez dans une nouvelle situation qui vous force à resserrer les liens familiaux — ils sont certainement plus étroits que les miens actuellement, puisque ma femme et mes enfants ne me voient que deux ou trois heures par jour. À mon avis, Danny se trouve dans des circonstances idéales pour guérir. Et je pense que le fait qu’il distingue si bien le monde de Tony du monde réel en dit long sur sa santé mentale. Il m’a dit que vous ne songiez plus au divorce et je crois qu’il a raison, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Wendy, à qui Jack pressa la main si fort qu’il faillit l’écraser.

Wendy pressa la sienne à son tour.

Edmonds approuva avec un hochement de tête.

— Il n’a plus besoin de Tony et il est en train de l’éliminer de son organisme. Tony ne lui apporte plus de visions agréables, mais des cauchemars tellement affreux qu’il ne veut même pas s’en souvenir. Pendant une période difficile de sa vie, il s’est laissé totalement envahir par Tony et Tony ne va pas se laisser évincer facilement. Mais il n’en a plus pour longtemps. Votre fils est comme un petit drogué qui se désintoxique.

Il se leva et les Torrance en firent autant.

— Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas psychiatre. S’il fait encore des cauchemars, Mr Torrance, je vous conseille fortement de l’emmener chez mon confrère à Boulder, au printemps, quand votre contrat à l’Overlook prendra fin.

— Entendu.

— Allons lui dire maintenant qu’il peut rentrer chez lui, dit Edmonds.

— Je tiens à vous remercier, lui dit Jack d’un air malheureux. Je me sens plus rassuré que je ne l’ai été depuis longtemps.

— Moi aussi, dit Wendy.

À la porte, Edmonds hésita, puis se tourna vers Wendy :

— Avez-vous une sœur, Mrs Torrance ? Une sœur qui s’appelait Aileen ?

Wendy le regarda, surprise.

— Oui, bien sûr. Elle est morte à l’âge de six ans, tuée par un camion de livraison, devant notre maison à Somersworth, dans le New Hampshire. J’avais dix ans à l’époque.

— Est-ce que Danny est au courant ?

— Je l’ignore, mais je ne le crois pas.

— Il prétend que vous y pensiez tout à l’heure, dans la salle d’attente.

— C’est vrai, dit Wendy lentement. Pour la première fois depuis…, oh ! depuis une éternité.

— Est-ce que le mot « tromal » vous dit quelque chose ?

Wendy secoua la tête, mais Jack dit :

— Il en a parlé hier au soir juste avant de s’endormir. Trop mal.

— Non, tromal, corrigea Edmonds. Il a bien précisé que c’était en un seul mot. Ça ressemble à « trauma ».

— Oh ! dit Jack. Comme tout s’explique, n’est-ce pas, docteur ?

Il tira son mouchoir de sa poche arrière et s’en essuya les lèvres.

— Et savez-vous ce qu’il entend par « le Don » ?

Cette fois-ci, ils secouèrent la tête tous les deux.

— C’est probablement sans importance, dit Edmonds en ouvrant la porte de la salle d’attente. Y a-t-il un certain Danny Torrance qui veut rentrer chez lui ?

— Salut, Papa ! Salut, Maman !

Danny se leva de derrière la petite table où il tournait lentement les pages des Secrets de la nature en ânonnant tous les mots qu’il connaissait.

Il courut à Jack, qui le prit dans ses bras. Wendy lui ébouriffa les cheveux.

Edmonds lui lança un regard perçant :

— Si tu n’aimes pas ton papa et ta maman, tu peux rester avec ton bon vieux Bill.

— Non, monsieur ! s’écria Danny avec conviction.

Ivre de joie, il mit un bras autour du cou de Jack et l’autre autour du cou de Wendy.

— D’accord, dit Edmonds, souriant. (Il regarda Wendy.) Appelez-moi s’il y a quoi que ce soit.

— Bien sûr.

— Mais je crois que ce ne sera pas nécessaire.

18. L’ALBUM

C’était le 1er novembre. Malgré l’époque tardive, le beau temps persistait et ils étaient tous les trois bronzés par le soleil. Wendy et Danny, partis se promener, avaient pris la vieille route défoncée derrière le court de roque qui montait jusqu’à la scierie abandonnée trois kilomètres plus haut. C’est pendant leur absence que Jack découvrit l’album.

Descendu au sous-sol pour réduire la pression de la chaudière, il avait subitement eu envie d’aller jeter un coup d’œil sur les vieux papiers. Ce serait en même temps l’occasion de repérer les meilleurs endroits pour poser ses pièges à rat, même s’il n’avait pas l’intention de le faire avant un mois — « Je veux d’abord être sûr qu’ils sont tous rentrés de vacances », avait-il dit à Wendy.

Il alla prendre la torche électrique sur l’étagère à côté du schéma de la plomberie et, dépassant la cage de l’ascenseur, s’enfonça dans l’obscurité.

Tout en sifflant entre ses dents un air monocorde, il promenait autour de lui le faisceau lumineux. Des montagnes de papiers, véritable chaîne des Andes en miniature, surgissaient de l’ombre, des dizaines de boîtes et de cartons bourrés de papiers ramollis par l’humidité, jaunis par le temps. Certaines boîtes avaient crevé, répandant sur le dallage leurs feuilles fanées. Dans d’autres on apercevait ce qui ressemblait à des registres et des liasses de factures maintenues par des élastiques.

La torche à la main, Jack passait entre les piles de carton, cherchant les traces de rats. Mais il ne trouva que quelques crottes desséchées et des nids, faits de lambeaux de papier soigneusement déchirés et visiblement abandonnés depuis longtemps.

Jack tira un journal d’une des liasses et jeta un coup d’œil sur la manchette :

JOHNSON PROMET UNE TRANSITION HARMONIEUSE
Et affirme que l’œuvre de J.F.K.
sera poursuivie pendant l’année à venir

Le journal s’intitulait le Rocky Mountain News et il datait du 19 décembre 1963. Jack le remit sur la pile. Il se disait que n’importe qui aurait éprouvé la même fascination que lui pour ces vieux journaux dont les nouvelles s’étaient déjà transformées en histoire. Il y avait des lacunes dans ces archives : de 1937 à 1945, puis de 1957 à 1960 et encore de 1962 à 1963. Ç’avait dû être les années où l’hôtel était resté fermé, pensa-t-il.

La version qu’Ullman lui avait donnée des difficultés de l’Overlook lui avait toujours paru suspecte. Rien que son emplacement extraordinaire aurait dû, à son avis, lui assurer une réussite continue. Le beau monde avait toujours eu ses lieux de prédilection, et l’Overlook aurait pu, de toute évidence, occuper une place de choix dans ses migrations saisonnières. Même le nom, Overlook, avait la consonance voulue. L’itinéraire idéal devait comprendre le Waldorf en mai, le Bar Harbor House en juin-juillet, l’Overlook en août et début septembre et, à l’automne, les Bermudes, La Havane ou Rio. Les vieux registres de réception qu’il avait découverts confirmaient ses théories. Nelson Rockefeller, en 1950 ; Henry Ford et famille, en 1927 ; Jean Harlow, Clark Gable et Carole Lombard, en 1930. En 1956, « Darryl F. Zanuck et sa suite » avaient loué tout le troisième étage pour une semaine. Oui, pour que l’Overlook fasse de mauvaises affaires, il fallait vraiment le gérer en dépit du bon sens.

L’histoire était là, sans aucun doute, et pas seulement dans les gros titres des journaux. Elle se cachait entre les lignes de ces registres, de ces livres de comptes, de ces factures.

Stimulé par ses découvertes, il se promenait lentement parmi les monceaux de papiers. Avec une agilité d’esprit prodigieuse, il dégageait les lignes maîtresses de cette histoire dont aucun détail ne semblait échapper à son pouvoir d’analyse. Il y avait des années qu’il n’avait pas connu une exaltation pareille et il se sentit tout à coup capable d’écrire ce livre auquel il avait songé sans trop y croire. Et c’était ici, enterré sous ces amas de papiers, qu’il en trouverait le sujet.

Sous la lumière tamisée par les toiles d’araignée il se redressa, tira son mouchoir de sa poche arrière et s’en essuya les lèvres d’un geste machinal. Ce fut alors qu’il aperçut l’album.

Il était là, à sa gauche, perché en équilibre instable au sommet d’une tour de Pise de vieux cartons qui menaçaient ruine depuis des années. Ses pages étaient serrées entre deux feuilles de carton, revêtues de cuir blanc et reliées par un cordonnet d’or dont les nœuds chatoyants brillaient dans la pénombre.

Piqué par la curiosité, il alla le prendre. Une épaisse couche de poussière s’était déposée sur la couverture et, le soulevant à hauteur de ses lèvres, il souffla dessus pour la faire envoler. Quand il ouvrit l’album, une carte s’en échappa qu’il rattrapa au vol. Elle portait, gravée sur du beau bristol, une vue de l’hôtel, toutes fenêtres illuminées. Il avait l’impression d’être invité à pénétrer dans l’Overlook d’il y a trente ans.

M.H. Derwent a l’honneur
de vous inviter à assister
au bal masqué donné pour
célébrer l’ouverture de
l’OVERLOOK.
Le dîner sera servi à 20 heures.
À minuit on ôtera les masques
et le bal commencera.
Le 29 août RSVP

Le dîner sera servi à 20 heures ! À minuit on ôtera les masques et le bal commencera !

Il imaginait les hommes les plus riches d’Amérique avec leurs femmes, tous réunis dans la salle à manger, il voyait leurs smokings et leurs chemises amidonnées, éclatantes de blancheur, les escarpins étincelants à talon-aiguille, il entendait la musique de l’orchestre, le tintement des verres, les détonations joyeuses des bouchons de champagne. La guerre était finie — ou presque — et un avenir glorieux et paisible s’étendait devant eux. L’Amérique était devenue la plus grande puissance du monde, elle en avait pris conscience et accepté ce rôle.

Plus tard dans la soirée, c’est Derwent lui-même qui avait crié : « Enlevez vos masques ! Enlevez vos masques ! » Et les masques étaient tombés.

(Et la Mort Rouge les tenait en son pouvoir !)

Soudain déconcerté, il se demandait d’où sortait cette citation. Ah ! oui, elle était de Poe, ce prince des écrivassiers. Mais pourquoi avait-elle surgi dans son esprit au moment où il regardait cette carte d’invitation avec sa gravure d’un Overlook si fastueux ? Quel rapport pouvait-il y avoir entre cet élégant palace et le monde ténébreux d’Edgar Allan Poe ?

Il remit l’invitation à sa place et tourna la page. Il trouva là une coupure d’un journal de Denver avec, griffonnée au-dessous, la date du 15 mai 1947.

UNE STATION DE MONTAGNE HUPPÉE FÊTE SA RÉOUVERTURE DES INVITÉS DE MARQUE
Derwent proclame l’Overlook le « nec plus ultra des palaces »
(Par David Felton, notre envoyé spécial.)

L’hôtel Overlook a plusieurs fois fêté sa réouverture depuis les trente-huit années de son existence, mais rarement avec autant de panache que cette fois-ci, sous les auspices d’Horace Derwent, le mystérieux milliardaire californien qui en est le nouveau propriétaire.

Derwent, qui ne cache pas avoir investi plus d’un million de dollars dans cette opération — et certains prétendent que le chiffre exact approcherait plutôt les trois millions —, dit que « le nouvel Overlook sera le nec plus ultra des palaces, le genre d’hôtel dont on se rappellera, trente ans après, la nuit qu’on y a passée ».

Interrogé sur la possibilité que l’achat et la remise à neuf de l’Overlook signalent le début d’une campagne en faveur de la légalisation du jeu dans l’État du Colorado, Derwent, gros bonnet des industries aéronautique et maritime, armateur, producteur de cinéma et, d’après la rumeur publique, propriétaire de nombreux casinos à Las Vegas, a opposé un démenti, déclarant que l’introduction du jeu à l’Overlook ne ferait qu’en rabaisser le standing.

Un sourire rêveur aux lèvres, Jack continua de feuilleter et tomba sur une pleine page de publicité parue dans la section touristique de l’édition dominicale du New York Times. À la page suivante, il y avait un reportage sur Derwent lui-même, avec une vieille photo de lui, fanée par l’âge, mais où ses yeux de rapace brillaient toujours avec un même éclat féroce. À moitié chauve, portant des verres sans monture, sa fine moustache en trait de crayon n’arrivait pas à le faire ressembler à Errol Flynn. Il avait le faciès d’un comptable et sa seule singularité était son regard.

Jack parcourut l’article à toute allure. Un reportage paru dans Newsweek un an auparavant l’avait déjà familiarisé avec les grandes lignes de la vie de Derwent. Né sans le sou à St. Paul, il n’avait jamais terminé ses études secondaires et s’était engagé dans la marine où il avait obtenu rapidement de l’avancement. C’est de cette époque-là que datait sa première invention, un nouveau type d’hélice. Mais un conflit éclata entre lui et ses employeurs à propos du brevet d’invention et il donna sa démission. Dans l’épreuve de force qui suivit, opposant à la marine un jeune inconnu du nom de Horace Derwent, l’Oncle Sam, comme il fallait s’y attendre, sortit vainqueur. Mais, par la suite, les nouveaux brevets de Derwent lui filèrent tous sous le nez.

À la fin des années vingt et au début des années trente, Derwent s’orienta vers l’aéronautique. Il racheta une petite compagnie en faillite qui s’était spécialisée dans l’épandage des insecticides, la reconvertit en service postal aérien et la fit prospérer. D’autres brevets suivirent : un nouveau modèle d’ailes pour les avions monoplans, un porte-bombes qui, incorporé par la suite aux forteresses volantes, allait servir à faire pleuvoir le feu sur Hambourg, Dresde et Berlin, une mitrailleuse à système de refroidissement à alcool et un siège éjectable, prototype de ceux qu’on utilisa plus tard sur les avions à réaction.

Et toujours, le comptable qui doublait l’inventeur faisait fructifier les bénéfices. Il racheta quelques usines de munitions dans les États de New York et du New Jersey, cinq fabriques de textiles en Nouvelle-Angleterre et des usines de produits chimiques dans le Sud encore ruiné. Ces compagnies, qu’il avait acquises pour une bouchée de pain et qui étaient invendables, sinon à perte, constituaient, à la fin de la dépression, toute sa fortune et Derwent aimait dire à l’époque que même s’il vendait tout ce qu’il possédait, il arriverait tout juste à se payer une Chevrolet d’occasion.

Le bruit avait couru, Jack s’en souvint, que Derwent n’était pas toujours très regardant quant aux moyens utilisés pour se maintenir à flot. Il aurait été mêlé au commerce clandestin de l’alcool et à la prostitution dans certains États du Centre, à la contrebande le long de la côte sud et à l’établissement des maisons de jeu dans l’Ouest.

Sa plus célèbre opération financière restait sans doute l’achat des Top Mark Studios, une compagnie de cinéma alors en pleine déroute. Il avait mis à sa tête un certain Henry Finkel, homme d’affaires futé et obsédé sexuel de surcroît, qui, pendant les deux années qui précédèrent l’attaque de Pearl Harbor, jeta sur le marché une soixantaine de films dont cinquante-cinq en prenaient à leur aise avec les règles pudibondes de la censure. Si les cinq autres n’en faisaient pas autant, c’est qu’il s’agissait de films éducatifs, commandés par le gouvernement. Les films commerciaux avaient connu un grand succès. Dans le plus célèbre d’entre eux, l’héroïne, grâce à un nouveau modèle de soutien-gorge sans bretelles, avait pu, dans la grande scène du bal, révéler tous ses charmes à la seule exception d’un grain de beauté sous le pli de sa fesse droite. On passa sous silence le nom du petit costumier qui était responsable de cette belle invention et toute la gloire — ou plutôt la notoriété — revint à Derwent.

C’est pendant la guerre qu’il était devenu riche et il l’était resté. Il habitait Chicago où on le voyait rarement, sinon au conseil d’administration de Derwent Enterprises, qu’il menait de main de maître. On n’hésitait pas à le dire propriétaire non seulement d’United Airlines et de Las Vegas (où il détenait, de notoriété publique, la majorité des actions dans quatre hôtels-casinos et avait des intérêts dans au moins six autres), mais même de Los Angeles, voire des U.S.A. tout entiers. Réputé l’homme le plus riche du monde, il fréquentait indifféremment les princes, les présidents et les rois de la pègre.

N’empêche qu’il avait été incapable de faire prospérer l’Overlook, songea Jack, qui posa un instant l’album pour tirer de la poche de sa chemise le petit carnet et le porte-mine qu’il y gardait et noter Enquête sur H. Derwent, bibliothèque de Side. L’air préoccupé et lointain, il remit le carnet dans sa poche et reprit l’album. Tout en tournant les pages, il n’arrêtait pas de s’essuyer la bouche.

Une coupure du 1er février 1952 le fit sursauter :

DERWENT LIQUIDE SES INVESTISSEMENTS DANS LE COLORADO
Le célèbre milliardaire révèle la vente de l’Overlook à une société californienne
(Par Rodney Conklin, notre chroniqueur financier.)

Dans un bref communiqué, le siège central des Derwent Enterprises à Chicago a révélé que le milliardaire Horace Derwent vient de se défaire de tous ses investissements dans le Colorado. Cette importante transaction financière sera signée le 1er octobre 1954. En plus de ses actions dans le gaz naturel, le charbon et l’énergie hydro-électrique, Derwent avait à son nom une société immobilière qui a acheté ou pris une option sur un million d’hectares de terrains dans le Colorado.

De tout cet empire financier, il n’y a guère que l’hôtel Overlook qui soit connu du grand public. Dans une de ses rares interviews, Derwent a annoncé hier que l’Overlook vient d’être vendu à une société anonyme dirigée par Charles Grondin, ancien directeur d’une association pour la mise en valeur des terres de la Californie. Bien que Derwent ait refusé de divulguer les termes du contrat, nous avons appris, de source sûre…

Il avait donc vendu l’hôtel et tout le bataclan. Certes, l’Overlook n’était pas seul concerné, mais, tout de même, c’était bizarre…

Le consortium californien n’avait tenu que deux saisons, après quoi l’hôtel avait été vendu à une association de promoteurs qui s’intitulait Société pour le développement du Colorado. Celle-ci avait fait faillite en 1957 au milieu d’accusations de corruption, de pots-de-vin et de détournements de fonds. Le président de l’association s’était tiré une balle dans la tête à la veille de sa comparution devant le juge d’instruction.

Ensuite, l’hôtel était resté fermé pendant cinq ans. Pour cette période-là, il n’y avait qu’un seul article à son sujet, un reportage dans une édition dominicale intitulé L’ANCIEN PALACE TOMBE EN RUINE. Jack eut le cœur serré en regardant les photos qui illustraient l’article : la peinture écaillée du porche, le gazon brûlé qui retournait à l’état sauvage, les vitres cassées par les orages ou par les pierres. S’il arrivait un jour à écrire ce livre, il consacrerait un chapitre à cette période : « Le phénix qui renaît de ses cendres. » Il se jura d’entretenir l’hôtel de son mieux. Il avait l’impression de comprendre pour la première fois la gravité de sa responsabilité vis-à-vis de l’Overlook. C’était un peu comme s’il remplissait une mission historique. Se frottant les lèvres, il tourna la page suivante.

Arrivé au dernier tiers de l’album, il se demanda tout à coup à qui il pouvait bien appartenir et pourquoi on l’avait laissé là, juché au sommet d’une pile de cartons qui pourrissaient au sous-sol.

Une nouvelle manchette, celle du 10 avril 1963 :

UN CONSORTIUM DE LAS VEGAS ACHÈTE UN CÉLÈBRE HÔTEL DU COLORADO
L’Overlook, station de montagne de luxe, devient un club privé

Robert T. Leffing, porte-parole d’un groupe de promoteurs connu sous le nom de « Mutuelle des Stations de Montagne », vient de conclure un accord concernant le célèbre palace Overlook, perché dans les Rocheuses. Tout en refusant de donner les noms des sociétaires, Leffing a affirmé que l’hôtel allait devenir un club privé très sélect. Il a déclaré que la société qu’il représente espère intéresser à ce club les P.D.G. des grands trusts américains et étrangers.

L’article suivant, daté de quatre mois plus tard, n’était qu’un entrefilet. Les nouveaux gérants de l’Overlook avaient ouvert l’hôtel. Apparemment le journal n’avait pas pu ou n’avait pas voulu apprendre les noms des principaux sociétaires, car le seul qui figurât dans la notice était celui de la Mutuelle des Stations de Montagne. Avec un nom pareil, se dit Jack, c’était certainement la société la plus anonyme qu’il ait jamais connue, à part une chaîne de magasins de bicyclettes et d’électro-ménager en Nouvelle-Angleterre qui s’appelait Business, Inc.

Il ouvrit de grands yeux en lisant la coupure de la page suivante.

RETOUR DE DERWENT DANS LE COLORADO PAR LA PORTE DE SERVICE ?
Le P.D.G. de la Mutuelle des Stations de Montagne n’est autre que Charles Grondin
(Par Rodney Conklin, notre chroniqueur financier.)

L’Overlook, hôtel de renommée internationale situé dans les montagnes du Colorado et anciennement propriété du milliardaire Horace Derwent, est au cœur d’une affaire de gros sous fort embrouillée qui commence à peine à faire surface.

Le 10 avril de l’an dernier, une firme de Las Vegas avait racheté l’hôtel dans le but d’en faire un club privé à l’intention des P.D.G. des grands trusts américains et étrangers. Des sources dignes de foi prétendent que le directeur de cette association, qui s’appelle la Mutuelle des Stations de Montagne, est Charles Grondin, 53 ans, directeur de la société californienne « Terrains à Bâtir » jusqu’en 1959, date à laquelle il donna sa démission pour devenir vice-président du bureau central des Entreprises Derwent, à Chicago.

Cette nouvelle a fait courir le bruit que la Mutuelle des Stations de Montagne n’est qu’un paravent et qu’à travers Grondin c’est Derwent lui-même qui est devenu propriétaire de l’Overlook pour la deuxième fois, et dans des circonstances fort curieuses.

Il nous a été impossible de joindre Grondin qui, en 1960, avait été traduit en justice pour fraude fiscale puis acquitté. Derwent, qui garde jalousement le secret sur ses affaires financières, a refusé tout commentaire, hier, quand nous l’avons contacté au téléphone. Un représentant de la législature de l’État, Dick Bows, a réclamé que l’on fasse toute la lumière sur cette affaire.

Cette coupure-là portait la date du 27 juillet 1964. La suivante était un article paru dans une édition dominicale de septembre de la même année, et signé « Josh Brannigar », un journaliste redresseur de torts et grand ennemi de la corruption, émule de Jack Anderson.

ZONE FRANCHE POUR LA MAFIA DANS LE COLORADO ?
(Par Josh Brannigar.)

Le nouveau rendez-vous des rois de la pègre semble être l’Overlook, un grand hôtel perdu au cœur des Rocheuses. Ce palace, qui a dû changer de mains une douzaine de fois depuis son ouverture en 1910, a toujours été un cadeau empoisonné pour les malheureux individus et sociétés qui ont essayé d’en tirer quelque profit. Aujourd’hui, on y a organisé, à l’abri des regards indiscrets, un club privé destiné ostensiblement à permettre aux hommes d’affaires de se détendre et de se divertir. On nous dit que les nouveaux sociétaires de l’hôtel sont dans les affaires, mais lesquelles ? Voilà ce que nous cherchons à tirer au clair.

Nous avons pu nous en faire une petite idée grâce à une liste des membres qui ont séjourné à l’hôtel pendant la semaine du 16 au 23 août. Cette liste, que nous publions ci-dessous, nous a été transmise par un ancien employé de la Mutuelle des Stations de Montagne, société qu’on avait d’abord prise pour un paravent des Entreprises Derwent, mais qui semble en fait appartenir à certains gros bonnets de Las Vegas dont les relations avec la Mafia ne sont plus à prouver.

Il y en avait bien davantage, mais Jack se contenta de parcourir rapidement l’article, sans cesser de s’essuyer les lèvres de sa main.

Mon Dieu ! Quelle histoire ! Et ils avaient tous habité là, dans ces chambres vides, directement au-dessus de lui. Il y avait de quoi écrire tout un roman, et quel roman ! Fiévreusement il tira de nouveau le carnet de sa poche et griffonna dessus une note pour se rappeler de faire une enquête à la bibliothèque de Denver sur les principaux intéressés des transactions. Si chaque hôtel avait son fantôme, l’Overlook en avait, lui, toute une armée ! D’abord le suicide, ensuite la Mafia, et quoi encore ?

La coupure de la page suivante était si volumineuse qu’on avait dû la plier. Jack la déplia et retint son souffle. Il eut l’impression que la photographie lui sautait au visage ; bien que le papier peint eût été changé depuis, il reconnaissait parfaitement cette fenêtre-là avec sa vue : c’était la baie occidentale de la suite présidentielle. Après le suicide et la Mafia il y avait donc eu l’assassinat. Le mur du salon, près de la porte de la chambre, était taché de sang et d’une matière gélatineuse qui devait être des débris de cervelle. Un flic au visage impassible montait la garde près d’un cadavre caché sous une couverture.

Sous la coupure, quelqu’un avait griffonné d’une écriture épaisse à la pointe bic : Et ils ont emporté ses couilles avec eux. Jack resta longtemps les yeux rivés sur ce graffiti qui lui faisait froid dans le dos. Mais à qui donc appartenait cet album ?

Il finit par avaler la boule qui lui bloquait la gorge et tourna la page. Il y avait un autre article de Josh Brannigar, daté du début de 1967. Jack n’en lut que la manchette :

UN HÔTEL DE TRISTE RENOMMÉE VENDU À LA SUITE DE L’ASSASSINAT D’UN GANGSTER

Les pages suivantes étaient vierges.

Ils ont emporté ses couilles avec eux.

Puis il feuilleta les pages à rebours jusqu’au début, cherchant un nom, une adresse, un numéro de chambre même — car il était pratiquement certain que cet album avait été tenu par un client de l’hôtel. Mais il ne trouva rien.

Il s’apprêtait à revoir toutes les coupures, de plus près cette fois, quand une voix l’appela dans l’escalier :

— Jack ? Chéri ?

Wendy.

Il tressaillit d’un air presque coupable, comme s’il avait bu en cachette et qu’elle allait pouvoir détecter l’odeur de l’alcool sur lui. C’était ridicule. Il se frotta les lèvres de sa main et lui cria :

— Ouais, princesse. Je cherche les rats.

Elle allait venir : il l’entendit descendre l’escalier et traverser la chaufferie. Prestement, sans réfléchir à ce qu’il faisait, il fourra l’album sous une liasse de factures et de reçus. À peine s’était-il redressé qu’elle franchissait le passage voûté.

— Qu’est-ce que tu fabriques ici ? Il est presque trois heures.

Il sourit.

— C’est si tard que ça ? Je me suis mis à fureter dans tous ces vieux papiers. J’espérais découvrir la cachette où ils enterraient leurs cadavres.

Il trouva que ces mots sonnaient faux.

Elle s’approcha davantage, les yeux braqués sur lui, et il fit involontairement un pas en arrière. Il savait ce qu’elle faisait ; elle essayait de flairer sur lui l’odeur de l’alcool. Elle ne se rendait probablement pas compte qu’elle le soupçonnait, mais lui le sentait bien. Et ça le mettait hors de lui.

— Ta bouche saigne, dit-elle sur un ton curieusement indifférent.

— Hein ?

Il porta sa main à ses lèvres et, y sentant la brûlure d’une petite plaie, la retira aussitôt. La vue de la tache de sang sur son index ne fit qu’accroître son sentiment de culpabilité.

— Tu as recommencé à te frotter la bouche, dit-elle.

Il baissa les yeux et haussa les épaules.

— Ouais, on dirait.

— Ça a dû être un enfer pour toi, n’est-ce pas ?

— Non, pas vraiment.

— Est-ce que tu souffres moins à présent ?

Il leva les yeux sur elle et se força à faire un premier pas dans sa direction. Ses pieds se mirent à avancer : le plus dur était fait. Arrivé à côté de Wendy, il glissa son bras autour de sa taille. Repoussant une mèche de ses cheveux blonds, il lui embrassa le cou.

— Oui, dit-il. Où est Danny ?

— Oh ! il traîne quelque part dans les parages. Le temps est en train de se couvrir. Tu as faim ?

Avec une lubricité feinte, il glissa sa main le long de ses fesses moulées dans le jean étroit.

— Faim de ça, oui.

— Attention, mon vieux. Ne te lance pas dans une affaire que tu ne pourras pas terminer.

— En affaires je suis plutôt prudent, princesse. Mais celle-là, c’est du solide, dit-il, continuant de lui masser les fesses. J’ai bien envie de placer mon capital là-dedans.

Au moment de s’engager dans le passage voûté, il jeta un dernier coup d’œil au carton dans lequel il avait caché l’album.

(Mais à qui appartenait-il ?)

Sans lumière, le carton n’était plus qu’une ombre. Il se sentit pourtant soulagé d’avoir éloigné Wendy. Son désir se fit plus vrai, moins joué, tandis qu’ils s’avançaient vers l’escalier.

— On verra, dit-elle. Après qu’on t’aura fait un sandwich… aïe ! (Elle se dégagea de son étreinte, riant aux éclats.) Tu me chatouilles !

— Ce n’est rien, princesse, à côté des papouilles que Jack Torrance va te faire.

— Bas les pattes, satyre. Que dirais-tu d’un sandwich au jambon et au fromage… pour commencer ?

Ils montèrent l’escalier ensemble, et Jack ne regarda plus en arrière. Mais il se rappela les paroles de Watson :

« Tout grand hôtel a son fantôme. Pourquoi ? Que voulez-vous, les gens vont et viennent… »

Puis Wendy referma derrière eux la porte du sous-sol qui retourna à ses ténèbres.

19. DEVANT LA PORTE DE LA CHAMBRE 217

Danny se rappelait les paroles d’un autre employé de l’hôtel :

« Elle prétendait avoir vu quelque chose dans une des chambres…, il s’y était passé quelque chose de… moche. C’était la chambre 217 et je veux que tu me promettes de ne jamais y mettre le nez… Tu fais comme si elle n’existait pas… »

C’était une porte tout à fait ordinaire, identique aux autres portes des deux premiers étages. Elle se trouvait au milieu du petit couloir qui partait à angle droit du couloir principal du deuxième étage. Les chiffres sur la porte ressemblaient à ceux de leur appartement à Boulder. Il y avait un 2, un 1 et un 7. La belle affaire. En dessous du numéro, la porte était percée d’un minuscule trou vitré. Danny savait par expérience que c’était un judas. De l’intérieur on avait une vue très évasée du couloir, mais de l’extérieur, on avait beau cligner des yeux, on ne voyait rien. C’était de la triche.

(Mais que diable fais-tu là ?)

Après leur promenade derrière l’hôtel, sa mère et lui étaient rentrés déjeuner. Elle lui avait préparé son repas préféré, un sandwich au fromage et au saucisson et une soupe aux haricots Campbell’s. Ils avaient déjeuné dans la cuisine de Dick, tout en bavardant et en écoutant à la radio une musique grêle et grésillante qui leur parvenait de l’émetteur d’Estes Park. De l’avis de Danny, la cuisine était l’endroit le plus agréable de l’hôtel. Ses parents devaient sans doute partager cette opinion puisqu’ils avaient fini par opter pour elle après avoir essayé, au début, de prendre leurs repas dans la salle à manger.

Maman avait laissé la moitié de son sandwich et n’avait pas touché à sa soupe. Elle avait dit que Papa ne devait pas être bien loin puisque la Volkswagen et la camionnette se trouvaient toutes deux dans le parking. Elle avait ajouté qu’elle se sentait fatiguée et que, s’il croyait pouvoir s’amuser tout seul sans faire de bêtises, elle irait volontiers s’étendre pendant une heure ou deux. La bouche pleine de fromage et de saucisson, Danny avait répondu qu’il pensait pouvoir trouver à s’occuper.

— Pourquoi est-ce que tu ne vas pas t’amuser au terrain de jeux ? lui demanda-t-elle. Je pensais que tu t’y plairais beaucoup, que tu y passerais des heures à jouer avec tes camions dans le bac à sable.

Il avala, mais la nourriture, devenue une boule dure et sèche, passa difficilement.

— Ça viendra peut-être, répondit-il en se tournant vers la radio dont il se mit à tripoter les boutons.

— Et tous ces beaux animaux de buis taillé, dit-elle en enlevant son assiette vide, il va falloir que ton père les tonde bientôt.

— Ouais, dit-il.

(J’ai vu de vilaines choses… une fois c’était ces maudits buis taillés…)

— Si tu vois ton père, dis-lui que je suis montée m’étendre.

— D’accord, ’man.

Elle rangea la vaisselle sale dans l’évier puis revint vers lui.

— Est-ce que tu es heureux ici, Danny ?

Une moustache de lait sur sa lèvre, il leva sur elle son regard candide.

— Oui.

— Plus de mauvais rêves ?

— Non.

Tony était revenu une fois la nuit et l’avait appelé de sa voix lointaine, mais Danny avait fermé les yeux très fort pour ne pas le voir et il était parti.

— Tu en es sûr ?

— Oui, ’man.

Elle parut satisfaite.

— Comment va ta main ? Il la remua pour elle.

— Elle va bien.

Elle hocha la tête. Jack avait retiré le nid du bol en pyrex plein de guêpes gelées et l’avait brûlé derrière la remise, dans l’incinérateur à ordures. Il avait écrit à un avocat de Boulder et avait joint à sa lettre les photos de la main piquée. L’avocat, qui avait téléphoné deux jours auparavant, avait eu avec Jack une conversation dont l’unique résultat avait été de le mettre de mauvaise humeur pour le restant de l’après-midi. Étant donné qu’il n’y avait que son propre témoignage pour prouver qu’il avait bien suivi les instructions accompagnant la bombe, l’avocat doutait que Jack pût avoir gain de cause devant un tribunal. Jack lui avait demandé si en testant d’autres bombes de la même marque on n’arriverait pas à établir un défaut de fabrication. L’avocat avait répondu que, même si toutes les bombes étaient défectueuses, le jugement ne leur serait pas favorable pour autant. Et il avait raconté à Jack l’histoire d’un homme qui s’était brisé le dos en tombant d’une échelle et qui avait intenté un procès contre le fabricant sans en obtenir un sou.

Wendy avait compati à sa déception, mais en son for intérieur elle était soulagée de voir que Danny s’en était tiré à si bon compte. Il valait mieux laisser les procès à ceux qui s’y connaissaient, c’est-à-dire à d’autres que les Torrance. Et depuis, ils n’avaient plus vu de guêpes.

— Va jouer, prof. Amuse-toi bien.

Mais il ne s’était pas amusé. Il avait fait le tour de l’hôtel, se promenant à pas feutrés sur la moquette bleue aux festons noirs. Errant sans but, il avait mis le nez partout, furetant en vain dans les placards des femmes de ménage et dans l’appartement du concierge à la recherche de quelque chose d’intéressant. Il avait essayé d’ouvrir quelques portes, mais elles étaient toutes fermées à clef. Il savait où son père suspendait le passe-partout dans le bureau de la réception, mais Papa lui avait défendu d’y toucher. D’ailleurs il n’avait pas envie d’y toucher. Pas du tout.

(Mais que diable fais-tu là ?)

En fait, s’il se trouvait là, ce n’était pas par hasard. Il avait été attiré vers la chambre 217 par une sorte de curiosité morbide. Il s’était rappelé une histoire que son père lui avait lue un soir. Il y avait longtemps de cela, mais l’impression que cette histoire lui avait laissée restait aussi vive qu’au premier jour. C’était un soir où Papa était ivre et Maman l’avait grondé en lui disant qu’on n’avait pas idée de lire une histoire aussi effrayante à un enfant de trois ans. L’histoire s’intitulait Barbe-Bleue, mais il s’agissait surtout de la femme de celui-ci, une jolie dame qui avait des cheveux couleur de maïs comme Maman. Après leur mariage, Barbe-Bleue et sa femme étaient allés habiter un grand château ténébreux qui ressemblait un peu à l’Overlook. Et tous les jours, avant de partir à son travail, Barbe-Bleue recommandait à sa jolie petite femme de ne pas aller regarder dans la chambre qu’il fermait à clef, bien que la clef fût à sa portée, suspendue à un crochet, exactement comme le passe-partout l’était au mur de la réception. Mais cette chambre fermée à clef avait éveillé la curiosité de la femme de Barbe-Bleue. Elle avait essayé de jeter un coup d’œil à l’intérieur en regardant par le trou de la serrure comme Danny avait fait par la serrure de la chambre 217, mais sans davantage de succès. Il y avait même une image qui la montrait à quatre pattes, essayant de regarder par-dessous la porte, mais la fente n’était pas assez large pour qu’elle puisse voir. Enfin, n’y tenant plus, elle l’avait ouverte et…

L’artiste qui avait illustré le vieux livre de contes de fées avait noté tous les détails de la scène avec une délectation morbide. Les têtes des sept femmes précédentes de Barbe-Bleue étaient posées sur des piédestaux. Leurs yeux révulsés ne laissaient voir que le blanc et leurs bouches grandes ouvertes semblaient pousser des hurlements silencieux. Le sang ruisselait de leurs cous sauvagement déchiquetés sur le fût des piédestaux.

Terrifiée, la femme de Barbe-Bleue s’apprêtait à fuir quand, se retournant, elle se trouva nez à nez avec son mari. La foudroyant du regard, il lui barra le chemin. « Je t’avais interdit d’entrer dans cette pièce, s’écria-t-il. Malheureuse ! Tu as cédé à la même curiosité qui a perdu mes sept autres femmes et, bien que tu sois ma préférée, tu vas connaître le même sort qu’elles. Prépare-toi à mourir ! »

Danny se souvint vaguement qu’à la fin tout s’était arrangé, mais cette fin heureuse ne pesait pas lourd en face des deux images terribles qui restaient gravées dans sa mémoire : celle de la porte fermée à clef sur son affreux secret et celle du secret lui-même, les sept têtes coupées.

Il avança la main et caressa la poignée de la porte, presque furtivement. Depuis combien de temps regardait-il, hypnotisé, cette banale porte grise ? Il n’en avait pas la moindre idée.

Il plongea la main gauche dans sa poche et en tira le passe-partout qui, comme par hasard, s’y trouvait.

Il l’avait pris par sa plaquette d’identification carrée sur laquelle on avait écrit BUREAU au stylo-feutre. Il se mit à faire tournoyer la clef au bout de sa chaîne et la regarda voltiger. Au bout de quelques minutes, lassé de ce jeu, il glissa dans la serrure le passe-partout qui s’y introduisit d’un seul coup, comme s’il n’avait attendu que ça.

(J’ai cru voir des choses, de vilaines choses… promets-moi de ne jamais y mettre les pieds.)

(Je te le promets.)

Une promesse, évidemment, ne se faisait pas à la légère. Mais il n’arrivait pas à contenir sa curiosité ; elle le tourmentait, le démangeait comme une urticaire mal placée qu’on n’arrive pas à gratter. C’était une curiosité morbide, celle qui nous pousse à regarder entre nos doigts pendant les scènes d’horreur au cinéma. Seulement ce qui se trouvait derrière cette porte n’était pas du cinéma.

(Je ne crois pas que tes visions puissent te faire de mal… elles sont comme des images dans un livre…)

Tout à coup, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, il retira le passe-partout de la serrure et le remit dans sa poche. Il resta encore un moment ses yeux gris-bleu fixés sur la porte, puis tourna les talons et s’en alla vers le couloir principal.

Soudain il s’arrêta, sans trop savoir pourquoi. Il se souvint alors que sur le chemin du retour, accroché au mur du couloir principal, il y avait un de ces vieux extincteurs à tuyau, enroulé sur lui-même comme un serpent endormi.

Ce n’était pas un extincteur chimique, avait dit Papa, bien qu’à la cuisine il y en eût de ce type-là. Celui-ci était le prototype des extincteurs modernes à aspersion. Le long tuyau de toile se branchait directement sur les conduites d’eau et il suffisait d’ouvrir une vanne pour disposer d’une arme qui valait bien toute une brigade de sapeurs-pompiers. Papa avait dit pourtant que les extincteurs chimiques, qui projetaient de la mousse ou du gaz carbonique, étaient plus efficaces. Les produits chimiques étouffaient les flammes qu’ils privaient de l’oxygène dont elles avaient besoin pour brûler, alors qu’un jet pressurisé pouvait même les activer.

Danny jeta un coup d’œil dans le couloir principal.

L’extincteur était bien là, relié par un long tuyau plat, replié une douzaine de fois sur lui-même, à un réservoir cylindrique rouge accroché au mur. Au-dessus de l’extincteur il y avait une hache, enfermée comme une pièce de musée dans une vitrine portant en lettres blanches sur fond rouge l’inscription : EN CAS DE FORCE MAJEURE CASSER LA VITRE. Danny savait lire les mots EN CAS DE FORCE MAJEURE parce que c’était le titre d’une de ses émissions de télévision préférées, mais il n’était pas sûr des autres mots. Il n’aimait pas qu’on parlât de CAS DE FORCE MAJEURE à propos de ce long tuyau plat. Les CAS DE FORCE MAJEURE, c’étaient les incendies, les explosions, les accidents de voiture, les blessés, les morts parfois. Il n’aimait pas non plus l’air narquois de ce tuyau accroché au mur. Quand il était seul, il suffisait qu’il tombât sur un de ces extincteurs pour détaler à toutes jambes sans raison, et rien qu’à courir il se sentait plus en sécurité.

Le cœur battant, il déboucha dans le couloir principal et jeta un coup d’œil en direction de l’escalier. Il n’avait qu’à avancer tout droit, sans faire attention à l’extincteur, et descendre l’escalier. Il s’engagea dans le grand couloir, rasant de si près le mur opposé à l’appareil que son bras gauche frôla la précieuse tapisserie de soie. Plus que vingt pas à faire pour dépasser l’extincteur, plus que quinze, douze.

Quand il ne fut plus qu’à dix pas, la lance en cuivre glissa soudain de son support et tomba sur la moquette avec un bruit sourd. Elle visait maintenant Danny de son bout percé. Tremblant de peur, Danny resta cloué sur place. Le sang bourdonnait dans ses oreilles, battait à ses tempes. Il avait la bouche sèche et il serrait les poings de toutes ses forces.

Oui, elle était tombée. Et après ? Ce n’était qu’un extincteur, rien de plus. Il fallait être fou pour s’imaginer qu’elle pouvait être une de ces vipères qu’il avait vues dans Le Monde des animaux et qu’il aurait dérangée dans son sommeil…, même si la toile surpiquée ressemblait à des écailles. Il n’avait qu’à l’enjamber et à suivre le couloir jusqu’à l’escalier, en pressant peut-être un peu le pas pour éviter qu’elle n’essaie de le mordre ou de s’enrouler autour de son pied.

Imitant inconsciemment son père, il s’essuya les lèvres de sa main gauche et fit un pas en avant. Le tuyau ne bougea pas. Encore un pas. Toujours rien. Tu vois comme tu es bête ? À force de penser à cette chambre maudite et à cette histoire idiote de Barbe-Bleue, tu t’es laissé monter la tête. Ça fait probablement cinq ans que cette lance est sur le point de tomber de son support, voilà tout.

Les yeux rivés sur la lance qui gisait à terre, Danny se rappela les guêpes.

Étincelant paisiblement sur la moquette, la lance semblait dire : « Ne t’inquiète pas. Je ne suis qu’un tuyau, rien de plus. Et, même si j’étais une vipère, je ne te ferais pas beaucoup plus mal qu’une abeille. Ou une guêpe. Car que veux-tu que je fasse à un mignon petit garçon comme toi, sinon le mordre et le remordre ! »

Le sang se glaça dans ses veines. Presque hypnotisé, il fixait le trou noir au milieu du bout de la lance. Elle était peut-être pleine de guêpes, de guêpes secrètes, leurs petits corps marron gonflés de venin, d’un venin automnal qui coulait de leurs dards en grosses gouttes.

Soudain il comprit qu’il était quasiment paralysé de terreur ; que s’il ne se forçait pas tout de suite à avancer, ses pieds finiraient par rester collés à la moquette. Il était fasciné par ce trou noir comme un oiseau par un serpent. Allait-il rester là jusqu’à ce que son père vînt le trouver ? Et que se passerait-il alors ?

Il poussa un gémissement aigu et se mit à courir. Quand il arriva à hauteur du tuyau, celui-ci, sous l’effet de quelque jeu de lumière, parut se mettre à bouger, à se dresser pour l’attaque et Danny fit un bond pour l’esquiver. Dans son affolement il avait cru sentir l’épi de cheveux drus au sommet de sa tête frôler le plafond. En y réfléchissant plus tard, il avait reconnu qu’il n’avait pas pu sauter si haut et qu’il avait dû être victime d’une illusion.

Dès qu’il eut atterri de l’autre côté du tuyau, la lance se jeta à sa poursuite avec un bruissement sec et étouffé. Cette tête en cuivre fonçait sur la moquette comme un éclair… ou plutôt comme un serpent à sonnettes se faufilant dans un champ d’herbe desséchée.

Arrivé enfin à l’escalier, Danny dut battre désespérément des bras pour rattraper son équilibre. Pendant un instant il se crut perdu et se vit précipité dans le vide, la tête la première.

Il jeta un coup d’œil en arrière.

Le tuyau n’avait pas bougé, il était toujours dans la même position, une de ses boucles déroulée, la lance tournée, d’un air indifférent, dans la direction opposée. Tu vois, gros bêta ? se reprocha-t-il. Tu as tout inventé. Tu n’es qu’une poule mouillée.

Ses jambes tremblaient encore sous le choc et il dut s’accrocher à la balustrade.

Le tuyau, étendu sur la moquette, semblait presque l’inviter à revenir pour un deuxième essai.

Pantelant, Danny dévala l’escalier quatre à quatre.

20. CONVERSATION AVEC MR. ULLMAN

La bibliothèque municipale de Sidewinder était un petit immeuble modeste, à quelques pas du centre-ville. La collection de vieux journaux se trouvait au sous-sol. Elle comprenait le Sidewinder Gazette, qui avait fait faillite en 1963, le quotidien d’Estes Park et le Camera de Boulder.

Avec un soupir, Jack opta pour le Camera.

À partir de 1965, les journaux avaient été remplacés par des microfilms. (« C’est grâce à une subvention du gouvernement fédéral, lui avait dit la bibliothécaire avec une pointe de fierté. Nous comptons microfilmer les années 1958 à 1964 dès que nous recevrons la deuxième tranche de crédits, mais vous savez combien ils sont lents. ») Il commença par les journaux. Pour les microfilms, il n’y avait qu’une seule visionneuse, dont la lentille était faussée ; au bout de quarante-cinq minutes, quand Wendy posa sa main sur son épaule, il avait un mal de crâne carabiné.

— Danny est au parc, dit-elle, mais je ne veux pas qu’il reste dehors trop longtemps. Il te faut combien de temps encore ?

— Dix minutes, dit-il.

En fait, il avait réussi à reconstituer entièrement toute la fascinante histoire de l’Overlook, depuis l’assassinat du gangster jusqu’à l’arrivée de Stuart Ullman et compagnie. Mais avec Wendy il restait toujours aussi réticent à ce sujet.

— Mais qu’est-ce que tu fais là ? lui demanda-t-elle en lui ébouriffant les cheveux.

À sa voix, il sentait bien qu’elle ne plaisantait qu’à moitié.

— Je me documente sur le passé de l’Overlook, dit-il.

— Sans but particulier ?

— Sans but particulier.

Et d’ailleurs, qu’est-ce que ça peut te foutre ?

— Je suis curieux, c’est tout.

— Tu as trouvé des choses intéressantes ?

— Pas grand-chose, dit-il, s’efforçant de rester aimable.

Elle l’espionnait, elle l’avait toujours espionné. Depuis leur arrivée à Stovington, alors que Danny était encore au berceau, il avait été en résidence surveillée. « Où vas-tu, Jack ? Quand reviens-tu ? Combien d’argent as-tu pris ? Sors-tu en voiture ? Al sort avec toi ? Est-ce que l’un de vous deux restera assez sobre pour conduire ? » C’était sans cesse l’inquisition. Elle l’avait poussé à bout, ce qui revenait à dire qu’elle l’avait poussé à boire. Ce n’était peut-être pas entièrement sa faute, mais, bon Dieu, pourquoi ne pas dire la vérité pour une fois ? Oui, c’était aussi sa faute à elle. Elle l’avait asticoté, importuné et harcelé au point qu’il avait eu envie de lui flanquer une tarte, rien que pour avoir la paix.

(Où ? Quand ? Comment ? Aujourd’hui ? Demain ?)

Un flot de questions intarissable, à vous donner mal au crâne, mal au cœur.

(Mal au crâne ? Mal au cœur ?)

Mais non, c’était la faute de la visionneuse, cette foutue visionneuse avec sa lentille faussée. C’est pour ça qu’il avait un tel mal de crâne.

— Jack, est-ce que ça va ? Tu es tout pâle…

Il secoua impatiemment la tête pour repousser la caresse de sa main.

Je vais très bien !

Elle se sentit défaillir sous son regard brûlant. Elle esquissa un sourire qui mourut sur ses lèvres.

— Eh bien, … si ça va…, je vais aller t’attendre dans le parc avec Danny…

L’air perplexe et abattu, elle commençait à s’éloigner.

Il la rappela :

— Wendy ?

— Qu’est-ce qu’il y a, Jack ?

Il se leva et alla vers elle.

— Je suis désolé, princesse. En fait, ça ne va pas. La lentille de la visionneuse est faussée et j’ai atrocement mal à la tête. Tu n’as pas de l’aspirine ?

— Bien sûr. (Elle fouilla dans son sac et découvrit un tube d’Anacin.) Tiens, prends-les toutes.

Il prit le tube.

— Pas d’Excedrin ?

Il vit son visage se contracter imperceptiblement et comprit aussitôt. Au début, du temps où ils pouvaient encore en plaisanter, il avait prétendu que l’Excedrin était le seul médicament vendu sans ordonnance qui pouvait mettre fin illico à la gueule de bois. Et, quand il avait la gueule de bois, il disait qu’il avait le mal de crâne Excedrin Vat 69.

— Pas d’Excedrin, dit-elle. Désolée.

— Ça ne fait rien, répondit-il, celles-ci feront très bien l’affaire.

Mais elles ne feraient rien du tout, et Wendy aurait dû le savoir. Par moments, c’était une vraie connasse…

— Tu veux de l’eau ? demanda-t-elle d’un air empressé.

Non, je ne veux qu’une chose : que tu me foutes la paix !

— Je prendrai de l’eau au distributeur quand je monterai. Merci.

— O.K.

D’un air absent, il glissa le tube d’Anacin dans sa poche, retourna à la visionneuse et l’éteignit. Quand il fut certain qu’elle était partie, il monta l’escalier à son tour. Dieu, quel mal de crâne ! Et dire qu’il ne pouvait même pas s’offrir un verre ou deux pour se requinquer !

De plus en plus contrarié, il s’efforça de chasser cette pensée. Il se dirigea vers le bureau principal tout en tripotant une pochette d’allumettes avec un numéro de téléphone écrit dessus.

— Pardon, madame, est-ce que vous avez un téléphone public ?

— Non, monsieur, mais vous pouvez vous servir de celui-ci pour les communications locales.

— Non, c’est une communication à grande distance.

— Alors je pense que vous aurez plus de chance au drugstore. Ils ont une cabine.

— Merci.

Les mains fourrées dans les poches, la tête prête à éclater, il sortit et descendit le trottoir en direction du centre-ville. Le ciel était de plomb ; on était le 7 novembre et depuis le début du mois le temps s’était fait menaçant. Dès le mois d’octobre il y avait eu des bourrasques, mais la neige avait fondu. Les chutes plus récentes avaient tenu, laissant une fine couche givrée qui étincelait au soleil comme du cristal. Mais il n’y avait pas de soleil aujourd’hui et au moment où il arrivait au drugstore le ciel se remit à cracher de gros flocons.

Faisant sonner la mitraille dans ses poches, il se dirigea vers le fond du drugstore où se trouvait la cabine téléphonique. En passant devant le rayon pharmacie, il remarqua les petites boîtes blanches familières avec leurs inscriptions en lettres vertes. Il en prit une, l’apporta à la caissière, paya, puis s’en revint vers la cabine téléphonique. Il ferma la porte, posa sa monnaie avec sa pochette d’allumettes sur la planchette et composa le zéro.

— Quel numéro désirez-vous, s’il vous plaît ?

— Fort Lauderdale, en Floride, mademoiselle.

Il donna à la standardiste le numéro de Fort Lauderdale ainsi que celui de la cabine. Elle lui dit que ça ferait un dollar quatre-vingt-dix cents pour les trois premières minutes. Il introduisit alors huit quarters dans la fente, sursautant à chacun des huit tintements.

Puis, perdu dans les limbes des cliquetis lointains et des gazouillis de la connexion téléphonique, il tira la bouteille verte de sa boîte et en ôta le capuchon, laissant tomber le tampon d’ouate sur le sol. Coinçant le récepteur entre son oreille et son épaule, il secoua la bouteille et en fit tomber trois comprimés qu’il aligna sur le comptoir à côté de la monnaie restante. Puis il renfonça le capuchon sur la bouteille et remit celle-ci dans sa poche.

À l’autre bout de la ligne, on décrocha le téléphone dès le premier coup de la sonnerie.

— Surf-Sand Resort, à votre service, dit la petite voix vive de la réceptionniste.

— Je voudrais parler au manager, s’il vous plaît.

— Vous voulez dire Mr Trent ou…

— Non, Mr Ullman.

— Je crois que Mr Ullman est occupé, mais si vous voulez que je vérifie.

— Je veux bien. Dites-lui que c’est de la part de Jack Torrance, dans le Colorado.

— Un instant, s’il vous plaît.

Elle le brancha sur l’attente musicale.

Jack se sentit envahi de nouveau par son animosité pour ce petit con prétentieux. Il prit un des comprimés d’Excedrin sur la planchette, le contempla un instant, le mit dans sa bouche et commença à le croquer lentement, avec délices. Il avait le goût du souvenir, un mélange juteux de plaisir et de tristesse, un goût sec et amer mais irrésistible. Il avala avec une grimace. Du temps où il buvait, il avait pris l’habitude de croquer de l’aspirine, mais il avait arrêté depuis. Quand le mal de tête était particulièrement violent, après qu’il avait bu, ou comme aujourd’hui, il lui semblait que le fait de croquer les comprimés activait leur effet. Il avait lu quelque part qu’on pouvait se droguer à l’aspirine. Il essayait de se rappeler d’où il tenait ce renseignement, quand Ullman prit la communication.

— Torrance, qu’est-ce qui ne va pas ?

— Tout va bien, dit-il. La chaudière marche et je n’ai pas assassiné ma femme, du moins pas encore. Je garde ça en réserve pour les mortelles soirées d’hiver, après les fêtes.

— Très drôle. Mais pourquoi me téléphonez-vous ? Je suis un homme très…

— Très occupé, oui, je le sais. Je vous téléphone à propos de certains détails que vous n’avez pas jugé dignes de figurer dans l’historique que vous m’avez fait du passé prestigieux de l’Overlook. Par exemple qu’Horace Derwent l’avait vendu à une bande d’escrocs de Las Vegas qui l’ont ensuite repassé à tant d’organisations fictives que même le fisc ne s’y retrouvait plus ; que par la suite c’est devenu un refuge pour les gros bonnets de la Mafia et que, si en 1966 on l’a fermé, c’est parce qu’un gangster s’y est fait assassiner avec ses gardes du corps, dans la suite présidentielle. Très distinguée, cette suite présidentielle. Wilson, Harding, Roosevelt, Nixon et Vito le Tueur. C’est ça, n’est-ce pas ?

Il y eut un instant de silence pendant qu’Ullman se reprenait, puis il dit calmement :

— Je ne vois pas quel rapport il peut y avoir entre votre travail et toutes ces histoires, Mr Torrance. Il…

— Mais le plus beau, n’est-ce pas, c’est ce qui se passe après l’assassinat de Gienelli. Encore deux rapides tours de passe-passe, on brouille bien les cartes, et à la nouvelle donne on découvre que par une extraordinaire coïncidence la nouvelle propriétaire, une certaine Sylvia Hunter, n’est autre que l’ex-Mrs Derwent.

— Vos trois minutes sont terminées, interrompit la standardiste. Appelez-moi quand vous aurez fini.

— Mon cher Torrance, toute la lumière a déjà été faite sur cette affaire ; c’est de l’histoire ancienne.

— Pas pour moi en tout cas. Et je doute qu’il y ait beaucoup de gens qui soient au courant — je veux dire réellement au courant. Ils se souviennent de l’assassinat de Gienelli peut-être, mais je ne pense pas que l’on ait jamais rassemblé les morceaux du puzzle. Depuis 1945, l’Overlook a été l’objet d’une suite de combines et de machinations sans précédent. Et chaque fois il semble que ce soit Derwent ou l’un de ses associés qui finisse par décrocher le cocotier. Que faisait Sylvia Hunter au juste là-haut, entre 67 et 68, Mr Ullman ? Elle dirigeait un bordel, n’est-ce pas ?

— Torrance !

Sa voix crépitait à travers les deux mille miles de câble téléphonique sans rien perdre de son indignation.

Souriant, Jack glissa une autre Excedrin dans sa bouche et la croqua.

— Quand un sénateur connu y est mort d’une attaque cardiaque, elle a dû vendre, évidemment. Le bruit courait qu’on l’avait trouvé en bas de nylon noirs, porte-jarretelles et escarpins à talon-aiguille. Des escarpins vernis, pour être exact.

— C’est un mensonge éhonté ! s’écria Ullman.

— Ah oui ? demanda Jack.

Il commençait à se sentir mieux. Le mal de tête se résorbait peu à peu. Il prit la dernière Excedrin et la croqua, savourant son goût amer et râpeux pendant qu’il la pulvérisait dans sa bouche.

— Ce fut un incident tout à fait regrettable, dit Ullman. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir, Torrance. Si vous avez l’intention d’écrire un article pour nous traîner dans la boue… ou de nous faire un chantage aussi incroyablement stupide…

— Ce n’est pas du tout mon intention, dit Jack. J’ai téléphoné parce que je considère que vous n’avez pas joué franc jeu avec moi. Et parce que…

— Je n’ai pas joué franc jeu ? s’écria Ullman. Mais, grands dieux, vous vous imaginez vraiment que j’allais laver le linge sale de l’hôtel devant le gardien ? Mais dites donc, pour qui vous prenez-vous ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que ça peut vous faire, ces vieilles histoires ? Croyez-vous que des fantômes enveloppés de draps et criant « Malheur ! » hantent les couloirs de l’aile ouest ?

— Non, je ne crois pas aux fantômes. Mais vous avez bien fourré votre nez dans mon passé à moi, avant de m’attribuer ce poste. Vous m’avez mis sur la sellette, vous m’avez soumis à un véritable interrogatoire afin de vous assurer que j’étais capable de m’occuper de votre hôtel. Vous m’avez traité comme un petit garçon qu’on traîne devant la maîtresse parce qu’il a pissé dans le vestiaire. Vous m’avez humilié.

— Je suis suffoqué par votre insolence, Mr Torrance. Vous avez un culot monstre. (À l’entendre, on aurait dit qu’Ullman s’étranglait.) J’aimerais vous vider et je le ferai peut-être.

— Je pense qu’Al Shockley s’y opposerait. Et vigoureusement.

— Et moi je pense que vous surestimez votre pouvoir sur Mr Shockley.

Le mal de tête revint, lancinant et, envahi par la douleur, Jack ferma les yeux. Comme si sa voix lui parvenait de loin, il s’entendit demander :

— Qui est le propriétaire actuel de l’Overlook ? Est-ce encore Derwent Enterprises ? Ou est-ce que vous êtes trop menu fretin pour le savoir ?

— Je pense que ça suffit comme ça, Mr Torrance. Vous n’êtes qu’un employé de l’hôtel, au même titre qu’un chasseur ou qu’un plongeur. Je n’ai nullement l’intention…

— C’est bon, je vais écrire à Al, dit Jack. Il le saura, lui. Après tout, il siège au conseil d’administration. Et il se pourrait que j’ajoute un petit post-scriptum pour dire que…

— Derwent n’est plus propriétaire.

— Quoi ? Je ne vous entends pas.

— J’ai dit que Derwent n’est plus propriétaire. Les actionnaires de l’hôtel sont tous des gens de l’Est. Et l’actionnaire principal, celui qui détient la plus grosse part, à savoir plus de trente-cinq pour cent des actions, c’est votre ami Mr Shockley. Quant à savoir si Shockley est lié à Derwent, vous êtes mieux placé que moi pour le lui demander.

— Qui sont les autres actionnaires ?

— Je n’ai nullement l’intention de divulguer leurs noms, Mr Torrance, et je vais soumettre toute cette affaire à…

— J’ai l’intention d’écrire un livre sur l’Overlook.

— Je pense qu’il serait extrêmement imprudent d’écrire un livre sur l’Overlook, dit Ullman. Surtout de l’écrire dans votre optique à vous.

— Je me doutais bien que ce projet ne vous emballerait pas.

Son mal de tête avait disparu. Il avait maintenant l’esprit clair, les idées nettes, comme autrefois quand son travail marchait très bien ou qu’il en était à son troisième verre. Il avait oublié que l’Excedrin le mettait dans cet état-là. Il ignorait quel effet ce médicament produisait chez d’autres, mais chez lui c’était radical : il lui suffisait d’en croquer trois pour être tout à fait parti.

Il poursuivit :

— Ce que vous aimeriez, vous, c’est une sorte de guide, écrit sur mesure, que vous pourriez distribuer gratis aux clients dès leur arrivée. Une brochure pleine de belles photos glacées des montagnes au lever et au coucher du soleil, et un texte à l’eau de rose. Un chapitre serait consacré aux personnalités qui y ont séjourné, sans mentionner, bien entendu, les plus pittoresques, du genre de Gienelli et de ses complices.

— Si j’étais certain de pouvoir vous renvoyer sans que ça se retourne contre moi, dit Ullman d’une voix étranglée, je n’hésiterais pas à vous mettre à la porte sur-le-champ, au téléphone. Mais, par acquit de conscience, je vais d’abord consulter Mr Shockley, et dès que vous aurez raccroché…, ce qui ne saurait tarder, si vous voulez bien me faire ce plaisir.

— Il n’y aura rien dans le livre qui ne soit vrai, vous savez. Je n’aurai pas besoin de broder, rétorqua Jack.

(Pourquoi le provoques-tu ? Tu cherches à te faire renvoyer ?)

— Je me fous pas mal que votre chapitre cinq raconte les coucheries du pape et de la Sainte Vierge, explosa Ullman. Je ne veux plus de vous dans mon hôtel !

Ce n’est pas votre hôtel ! cria Jack, et il raccrocha violemment.

Respirant avec difficulté, Jack resta cloué sur son tabouret, incapable de se lever. Il était un peu effrayé (un peu ? non, très effrayé) de ce qu’il avait fait et se demandait pourquoi diable il avait téléphoné à Ullman.

(Tu as encore perdu la tête, Jack.)

Oui. Oui, c’était vrai. Ce n’était pas la peine de le nier. Et le plus emmerdant c’était qu’il ne savait pas du tout si Al n’allait pas se laisser influencer par ce petit con prétentieux, ni s’il le soutiendrait toujours en souvenir du bon vieux temps. Si Ullman tenait parole et posait à Al un ultimatum du genre « c’est lui ou moi », est-ce qu’Al ne serait pas obligé de céder ? Il ferma les yeux, essayant d’imaginer comment il présenterait la nouvelle à Wendy. « Devine, princesse. J’ai encore perdu mon job. Cette fois-ci il m’a fallu envoyer mon coup de poing à travers deux mille miles de lignes téléphoniques, mais j’y suis arrivé. »

Il ouvrit les yeux et s’essuya la bouche avec son mouchoir. Il avait envie de boire un coup, bon Dieu, il avait besoin de boire un coup. Il y avait un bar à quelque cent mètres de là ; il avait sûrement le temps d’avaler une bière avant de rejoindre le parc, rien qu’une seule, pour se remettre d’aplomb…

Ses mains se crispèrent dans un geste d’impuissance.

La question revenait toujours : pourquoi avait-il téléphoné à Ullman ? Du temps où il buvait, Wendy l’avait accusé une fois de souhaiter sa propre destruction. Mais, disait-elle, comme il n’avait pas assez de caractère pour y aller carrément, il se débrouillait pour que d’autres le fassent mourir, lui et sa famille, à petit feu. Était-ce possible ? Avait-il peur que l’Overlook ne soit en effet la planche de salut qu’il lui fallait pour terminer sa pièce et pour se reprendre en main ? Est-ce qu’il se mettait lui-même au rancart ? « Oh ! mon Dieu, faites que ce ne soit pas vrai ! Je vous en supplie ! »

Mais alors pourquoi avait-il téléphoné à Ullman ?

Parce que ce petit con l’avait humilié ? Mais il avait déjà eu affaire plus d’une fois à d’autres experts en humiliation, et en particulier au plus grand de tous, lui-même. Lui avait-il téléphoné pour avoir le plaisir de le narguer, de mettre à nu son hypocrisie ? Non, Jack ne pensait pas être si mesquin. Il essayait de bâtir une théorie selon laquelle c’était la découverte de l’album qui l’avait incité à téléphoner à Ullman, mais plus il y pensait, plus cette explication lui paraissait invraisemblable. Les chances qu’Ullman connût le nom de l’actuel propriétaire étaient minimes. Lors de leur interview, Ullman avait parlé du sous-sol comme d’un autre monde, un monde sous-développé de surcroît. Si Jack n’avait eu d’autre but que de se renseigner, il aurait plutôt téléphoné à Watson dont le numéro se trouvait, lui aussi, dans le petit calepin du bureau. Watson n’aurait peut-être pas pu répondre à toutes ses questions, mais il en savait certainement plus long qu’Ullman.

Et pourquoi diable lui parler du livre ? Ç’avait été le bouquet. Comment avait-il pu être bête à ce point ? Non seulement il risquait d’être mis à la porte, mais il s’était fait interdire par ce coup magistral tout accès à de précieuses sources d’information, car Ullman ne manquerait pas de prévenir les gens contre lui. Il aurait pu mener son enquête sans bruit, peut-être même organiser dès maintenant quelques rendez-vous pour le printemps… et au moment de la parution du livre, alors qu’il serait déjà loin, rire dans sa barbe en voyant la rage folle d’Ullman… Le Zorro de la littérature frappe encore… Au lieu de quoi il avait donné ce coup de téléphone absurde, il s’était laissé emporter, avait provoqué Ullman et réveillé en lui tous ses instincts fachos. Et pourquoi ? Comment ne pas y voir une tentative désespérée pour se faire vider du seul poste qu’Al avait pu lui trouver ?

C’était le genre de bêtise qu’il aurait pu inventer s’il avait été ivre. Mais il n’avait pas bu ; pas une seule goutte.

En quittant le drugstore, il croqua une autre Excedrin, savourant, avec une grimace, son goût amer.

Dehors sur le trottoir, il rencontra Wendy et Danny.

— Salut, on venait te chercher, dit Wendy. Il commence à neiger.

Jack regarda le ciel en clignant les yeux.

— Ah oui.

La neige tombait dru. La rue principale de Sidewinder en était toute saupoudrée et la ligne blanche du milieu n’était plus visible. Danny avait rejeté sa tête en arrière et tirait la langue pour attraper les flocons.

— Tu penses que c’est pour de bon cette fois-ci ? demanda Wendy.

Jack haussa les épaules.

— Je n’en sais rien. J’espérais que nous aurions encore une ou deux semaines de répit. Nous les aurons peut-être quand même.

Je suis désolé, Al. Pitié. Accorde-moi une dernière chance.

Combien de fois avait-il dû supplier qu’on lui accordât encore une chance ? Pourtant il n’était plus un gosse. Il se trouvait tout à coup si minable, si répugnant qu’il eut envie de hurler.

— Comment va ton mal de tête ? demanda-t-elle, le scrutant attentivement.

Il lui passa le bras autour de la taille et la serra très fort.

— Ça va mieux. Allons-y, les gars, rentrons pendant qu’il est encore temps.

En se glissant derrière le volant de la camionnette, Jack se dit que, malgré la fascination que l’Overlook exerçait sur lui, il ne l’aimait pas beaucoup. Il n’était pas sûr que cet endroit leur fît du bien, à aucun d’eux. C’était peut-être pour ça qu’il avait téléphoné à Ullman.

Pour qu’on le renvoie avant qu’il ne soit trop tard.

Il fit une marche arrière, traversa la ville et prit la direction des montagnes.

21. INSOMNIES

Il était dix heures. Dans leur chambre régnait un sommeil simulé.

Couché sur le côté, Jack écoutait la respiration lente et régulière de Wendy. L’aspirine en fondant avait insensibilisé sa langue, l’avait rendue râpeuse. À six heures moins le quart, huit heures moins le quart dans l’Est, Al Shockley avait téléphoné. Wendy se trouvait alors en bas dans le hall avec Danny, lisant devant la cheminée.

— C’est une communication avec préavis, dit l’opératrice, pour Mr Jack Torrance.

— C’est lui-même.

Il prit le récepteur de sa main droite et plongea sa main gauche dans la poche arrière de son pantalon, en retira son mouchoir et s’en essuya ses lèvres gercées. Puis il alluma une cigarette.

La voix d’Al retentit très fort dans son oreille :

— Jacky-boy, pour l’amour du ciel, qu’est-ce que tu es en train de manigancer ?

— Salut, Al.

Il éteignit la cigarette et chercha à tâtons la bouteille d’Excedrin.

— Qu’est-ce qui se passe, Jack ? J’ai reçu un coup de téléphone délirant de Stuart Ullman cet après-midi. Et, quand Stuart Ullman se fend d’une communication à longue distance, tu peux être sûr que ce n’est pas pour des prunes.

— Ullman n’a aucune raison de s’inquiéter, Al. Et toi non plus.

— Oui, mais qu’est-ce que c’est exactement qui ne doit pas nous inquiéter ? À écouter Stu, il s’agirait d’une affaire de chantage avec publication d’un article diffamatoire à la clef. Allons, parle, mon vieux.

— Je voulais l’asticoter un peu, dit Jack. Quand je suis venu ici me faire interviewer, il n’a pas pu s’empêcher de me sortir tout mon linge sale. Le fait que je buvais, que j’avais perdu mon poste pour avoir tabassé un élève et que je n’étais peut-être pas l’homme qu’il fallait, tout y est passé. Ce qui m’a énervé, c’est qu’il remuait toutes ces vieilles histoires par amour de ce maudit hôtel. Le magnifique, le sacro-saint Overlook. L’Overlook, gardien des traditions. Eh bien, j’ai trouvé au sous-sol un album qui présentait une version un peu moins reluisante de l’histoire de l’Overlook et j’ai compris que dans la cathédrale d’Ullman on célébrait en catimini des messes noires.

— J’espère que dans ton esprit ce n’est qu’une métaphore, Jack.

La voix d’Al était d’une froideur glaciale.

— Évidemment. Mais j’ai découvert…

— Je connais l’histoire de l’hôtel.

Jack se passa la main dans les cheveux.

— Alors je lui ai téléphoné pour lui envoyer tout ça à la figure. J’avoue que ce n’était pas très malin, et, si c’était à refaire, je ne le ferais pas. Voilà toute l’histoire.

— Stu prétend que tu as l’intention de laver un peu de linge sale en public.

— Stu est un trou-du-cul ! aboya Jack au téléphone. Je lui ai seulement dit que je songeais à écrire un livre sur l’Overlook et c’est vrai. Je pense que cet hôtel est un prisme où se reflète toute l’Amérique de l’après-guerre. Je sais que, dit comme ça, ça paraît un peu ridicule, mais, Al, c’est toute une époque que je voudrais faire revivre à travers l’histoire de cet hôtel. Ça pourrait faire un livre sensationnel. Mais c’est pour bien plus tard de toute façon ; j’ai déjà assez de pain sur la planche et…

— Jack, ça ne me suffit pas.

Il resta bouche bée devant le récepteur, incapable de croire à ce qu’il était pourtant sûr d’avoir entendu.

— Quoi, Al ? Tu dis… ?

— J’ai dit ce que j’ai dit. Qu’est-ce que ça veut dire : « C’est pour bien plus tard » ? Pour toi, ça peut vouloir dire deux ans, peut-être cinq. Pour moi, il faudrait que ce soit seulement dans trente ou quarante ans, parce que j’ai l’intention de prolonger longtemps mon association avec l’Overlook. L’idée que sous prétexte d’écrire une grande œuvre littéraire tu pourrais traîner mon hôtel dans la boue, ça me rend malade.

Jack restait muet de stupéfaction.

— J’ai voulu t’aider, Jacky-boy. Nous avons fait les quatre cents coups ensemble et je pensais que c’était mon devoir de te tirer de ce mauvais pas. Tu te souviens de nos virées ?

— Je m’en souviens, marmonna Jack, mais le ressentiment s’était mis à brûler dans son cœur.

D’abord ç’avait été Ullman, puis Wendy et maintenant Al. Décidément, ils semblaient tous s’être donné le mot pour lui tomber dessus le même jour. Les lèvres serrées, il tendit la main vers le paquet de cigarettes mais les fit tomber à terre. Était-ce possible qu’il eût jamais aimé ce salaud qui lui parlait du fond de sa bibliothèque à boiseries d’acajou ? Était-ce possible ?

— Avant que tu n’aies rossé le gosse Hatfield, disait Al, j’avais réussi à convaincre les membres du conseil non seulement de te garder, mais même de t’attribuer un poste permanent. Mais tu as gâché tes chances. Puis je t’ai trouvé cette place dans un hôtel bien tranquille où tu pouvais te remettre d’aplomb, achever ta pièce de théâtre et attendre qu’Harry Effinger et moi nous arrivions à convaincre le conseil de te reprendre malgré tout. Et voilà que tu te mets à mordre la main qui te nourrit et à mijoter des projets encore plus insensés. C’est comme ça que tu remercies tes amis, Jack ?

— Non, chuchota-t-il.

Il n’osa pas en dire davantage. Des paroles enflammées se bousculaient dans sa tête, brûlant de se faire entendre. Il essaya désespérément de penser à Danny et à Wendy qui comptaient sur lui, Danny et Wendy assis paisiblement en bas devant le feu, penchés sur le premier livre de lecture, persuadés que tout allait pour le mieux. S’il perdait son poste, que se passerait-il ? Partiraient-ils en Californie dans leur vieille Volkswagen déglinguée avec sa pompe démolie, comme une famille de va-nu-pieds pendant la dépression ? Il se dit qu’avant d’en arriver là il se mettrait plutôt à genoux pour supplier Al de le garder, mais les paroles incendiaires lui brûlaient toujours les lèvres et il avait peur de ne pas pouvoir les contenir.

— Quoi ? dit Al d’une voix pointue.

— Non, dit-il. Ce n’est pas comme ça que je traite mes amis. Et tu le sais.

— Comment est-ce que je le saurais ? Dans le pire des cas, tu as l’intention de salir mon hôtel en déterrant des cadavres honnêtement enterrés il y a des années. Dans le meilleur, tu téléphones à mon manager qui est extrêmement compétent mais très soupe-au-lait et tu t’amuses à le provoquer… afin d’exercer quelque vengeance puérile.

— Ce n’est pas si puéril que ça, Al. C’est plus facile pour toi. Tu n’es pas obligé d’accepter la charité d’un riche ami. Tu n’as pas besoin qu’on plaide ta cause devant le tribunal : tu es le tribunal. Le fait que tu as été toi-même à deux doigts de devenir un ivrogne passe pratiquement inaperçu, n’est-ce pas ?

— Je suppose que oui, dit Al. (Sa voix avait baissé d’un cran ; toute cette affaire commençait à l’ennuyer profondément.) Mais, Jack, Jack…, ce n’est pas ma faute. Que veux-tu que j’y fasse ?

— Rien, je le sais, répondit Jack d’une voix atone. Est-ce que je suis renvoyé ? Autant me le dire tout de suite.

— Non, mais à deux conditions.

— D’accord.

— Ne vaudrait-il pas mieux écouter les conditions d’abord et donner ton assentiment ensuite ?

— Non. Quelle que soit ta proposition, je l’accepte. Je dois tenir compte de Wendy et Danny. Alors, si tu veux mes couilles, je te les enverrai par avion.

— Crois-tu vraiment pouvoir t’offrir le luxe de t’apitoyer sur toi-même, Jack ?

Fermant les yeux, il avait glissé une Excedrin entre ses lèvres desséchées.

— Au point où j’en suis, je crois que c’est le seul luxe que je puisse encore me payer. Alors vas-y, pose-moi tes conditions.

Al se tut un instant, puis reprit :

— D’abord, plus de coups de fil à Ullman. Même si l’hôtel brûle. S’il arrive un pépin, téléphone à ce type qui parle comme un charretier, tu sais, l’homme à tout faire…

— Watson.

— Oui.

— D’accord. Entendu.

— Ensuite, je veux ta parole d’honneur qu’il n’y aura pas de livre sur le passé louche d’un hôtel célèbre perché dans les montagnes du Colorado.

Suffoqué, Jack resta un instant sans pouvoir parler. Le sang bourdonnait à ses oreilles. Al se prenait vraiment pour un prince Médicis du vingtième siècle, parlant à un de ses protégés : « Si tu peins nos verrues, on te jettera aux chiens. Ce n’est pas pour voir des horreurs qu’on t’a engagé. Naturellement, nous resterons amis…, nous sommes entre gens de bonne compagnie, n’est-ce pas ? Nous avons partagé le pain, le sel et la bouteille. Nous nous abstiendrons de faire allusion au collier de chien que je t’ai passé au cou, et je prendrai bien soin de toi. Tout ce que je te demande en échange, c’est ton âme. Peu de chose, tu en conviendras. Nous pouvons même feindre d’ignorer que tu me l’as donnée, comme nous feignons d’ignorer le collier de chien. Souviens-toi, mon ami, les rues de Rome sont pleines de mendiants qui auraient pu devenir des Michel-Ange… »

— Jack, est-ce que tu m’entends ?

Il émit un bruit étouffé qui se voulait un oui.

La voix d’Al était ferme et confiante.

— Je n’ai pas l’impression de demander un grand sacrifice, Jack. Il y aura d’autres livres. Mais tu ne peux vraiment pas t’attendre à mon soutien alors que tu…

— Bon, c’est d’accord.

— Ne crois pas que je souhaite contrôler ta vie artistique, Jack. Tu me connais mieux que ça. C’est seulement que…

— Al ?

— Quoi ?

— Est-ce que Derwent est encore mêlé aux affaires de l’Overlook ? De près ou de loin ?

— Jack, je ne vois absolument pas en quoi ça te concerne.

— Non, répondit Jack d’une voix distante. Tu as sans doute raison. Écoute, Al, je crois que Wendy m’appelle. On remet ça à une autre fois.

— Entendu, Jacky-boy. Nous reparlerons de ça et du reste. Comment vas-tu ? Tu t’abstiens toujours de boire ?

« JE ME SUIS LIVRÉ PIEDS ET POINGS LIÉS ! QU’EST-CE QUE TU VEUX DE PLUS ? »

— Pas une goutte.

— Moi non plus. J’arrive même à trouver un certain charme à l’abstinence. Si…

— Je dois te quitter, Al. Wendy…

— Bien sûr. D’accord.

Dès qu’il raccrocha, il fut saisi par des crampes abdominales si violentes qu’elles le cassèrent en deux devant le téléphone comme un pénitent devant la croix. Il se tenait le ventre à deux mains, sa tête cognait à grands coups.

La guêpe s’approche, pique et s’envole…

Ça allait déjà un peu mieux quand Wendy monta l’escalier pour lui demander qui avait téléphoné.

— Al, dit-il. Il a téléphoné pour demander si tout allait bien.

— Jack, tu as une mine effroyable. Es-tu malade ?

— Non, mais mon mal de tête est revenu. Je vais me coucher de bonne heure. Ce n’est pas la peine que j’essaie d’écrire.

— Est-ce que tu veux que je te fasse chauffer un peu de lait ?

Il esquissa un sourire.

— Je veux bien.

Et maintenant il était couché près d’elle, qui dormait, sa cuisse chaude contre la sienne. Quand il se rappelait sa conversation avec Al et la façon dont il s’était aplati, il se sentait tour à tour fiévreux et grelottant. Un jour il aurait sa revanche. Un jour il écrirait ce livre, non pas l’œuvre indulgente, nourrie de réflexions quasiment philosophiques, à laquelle il avait d’abord songé, mais une œuvre dure comme pierre, un réquisitoire d’une exactitude rigoureuse, accompagnée d’une collection de photos qui exposerait toute l’histoire de l’Overlook avec ses sales combines financières et ses tours de passe-passe louches. Il l’étalerait en long et en large comme on dissèque une écrevisse. Et, si Al Shockley avait partie liée avec Derwent, alors tant pis pour lui.

Les nerfs tendus à rompre, il gardait, dans le noir, ses yeux grands ouverts, sachant que bien des heures passeraient encore avant qu’il ne trouvât le sommeil.


Couchée sur le dos, les yeux fermés, Wendy Torrance écoutait la respiration de son mari, l’inspiration profonde, le bref arrêt, l’exhalaison légèrement rauque. Il dormait, rêvait peut-être. Vers quel Eldorado s’envolait-il dans ses rêves ? se demandait-elle. Son jardin de délices, était-ce un parc d’attractions, une sorte de Grand Barrington paradisiaque, où tous les tours étaient gratuits, où il pouvait manger autant de hot dogs qu’il voulait sans qu’une épouse-mère l’arrête ou le force à rentrer avant la nuit ? Non, il préférait sans doute la fréquentation de quelque bar tapi dans l’ombre, dont les clients n’arrêtaient pas de pousser la porte à double battant et où on n’en finissait pas de boire. Autour d’un billard électrique, les vieux habitués se pressaient, un verre à la main, Al Shockley en tête, cravate desserrée et col de chemise défait, mais Danny et elle n’étaient pas de la fête.

Wendy était de nouveau inquiète pour Jack. Elle avait pourtant cru laisser une fois pour toutes ces vieilles angoisses derrière elle dans le Vermont — comme si on arrêtait les inquiétudes à la frontière des États — mais elle ne pouvait pas s’empêcher de penser que l’Overlook exerçait une influence néfaste sur Jack et Danny.

Ce qui l’inquiétait le plus, sans qu’elle eût pu jusqu’à présent se l’avouer clairement, c’était que tous les symptômes de l’alcoolisme de Jack étaient revenus, l’un après l’autre…, tous sauf l’alcool lui-même. La manie de s’essuyer les lèvres avec sa main ou son mouchoir, comme si elles étaient trop humides, les longs silences de la machine à écrire, les boules de papier froissé dans la corbeille à papier. Après le coup de téléphone d’Al, elle avait remarqué sur la tablette du téléphone une bouteille d’Excedrin, mais pas de verre d’eau. Il s’était donc remis à croquer des comprimés. Et il s’irritait de petites choses. Quand le silence commençait à l’énerver, il se mettait à claquer nerveusement des doigts. Son langage était devenu plus grossier. Même son apparente bonne humeur l’inquiétait. Elle aurait été soulagée de le voir exploser ; comme le tour de manette qu’il donnait matin et soir à la chaudière, ça aurait fait tomber la pression. Elle aurait presque été soulagée de l’entendre jurer, claquer une porte, de le voir envoyer promener d’un coup de pied une chaise. Mais il semblait s’interdire toute manifestation de colère. Pourtant elle avait bien l’impression qu’en dépit des apparences il était de plus en plus exaspéré contre Danny et elle. La chaudière avait un manomètre, vieux, craquelé et encrassé, mais qui fonctionnait quand même. Jack, lui, n’en avait pas. Elle n’avait jamais très bien su lire en lui et Danny, qui savait le faire, se refusait à parler.

Puis il y avait eu le coup de téléphone d’Al. Dès le début de la communication Danny avait cessé de s’intéresser à l’histoire qu’ils étaient en train de lire. La laissant seule au coin du feu, il était allé jouer au grand bureau où Jack lui avait construit une route pour ses camions et ses voitures miniatures. Tout en faisant semblant de lire, elle l’avait observé par-dessus son livre. Danny trahissait son anxiété par les mêmes tics que ses parents. Il s’essuyait les lèvres comme son père, se passant nerveusement les deux mains dans les cheveux, comme elle le faisait elle-même autrefois quand elle attendait que Jack rentre de sa tournée des bars. Elle ne pouvait pas croire qu’Al avait téléphoné rien que pour avoir de leurs nouvelles. Si l’on voulait tailler une bavette, on téléphonait à Al. Si Al vous téléphonait, c’était pour parler affaires.

Plus tard, quand elle était redescendue, elle avait trouvé Danny recroquevillé de nouveau devant le feu, en train de lire, avec la plus grande attention, les aventures de Joe et Rachel dans le livre de lecture du cours élémentaire.

— Dis donc, prof, il est l’heure d’aller te coucher, dit-elle.

— Ouais, d’accord.

Il marqua la page et se leva.

— Va te laver et te brosser les dents.

— O.K.

— N’oublie pas de te servir du fil dentaire.

— Je n’oublierai pas.

Côte à côte, ils s’attardèrent devant le foyer à regarder rougeoyer les braises. Plus loin le hall était froid et plein de courants d’air, mais là, devant le feu, il y avait un cercle magique de chaleur auquel ils n’arrivaient pas à s’arracher.

— C’était l’oncle Al au téléphone, dit-elle en prenant un air naturel.

— Ah oui ?

Il ne manifesta aucune surprise.

— Je me demande si l’oncle Al était en colère contre papa, dit-elle sur un ton neutre.

— Pour ça, oui, il était furax, dit Danny, sans cesser de regarder le feu. Il ne voulait pas que Papa écrive le livre.

— Quel livre, Danny ?

— Le livre sur l’hôtel.

Une question lui monta aux lèvres, la même que Jack et elle lui avaient déjà posée tant de fois : « Comment sais-tu cela ? » Mais elle ne la lui posa pas. Elle ne voulait pas l’énerver juste avant qu’il n’aille se coucher, ni lui donner le sentiment qu’elle considérait ce sixième sens dont il était doué comme une faculté naturelle qui allait de soi. Car il savait réellement, elle en était convaincue. Tout ce que le docteur Edmonds lui avait dit sur ses pouvoirs de déduction et sur la logique de l’inconscient n’était que des balivernes. Sa sœur par exemple : comment Danny aurait-il pu savoir qu’elle était en train de penser à Aileen dans la salle d’attente ?

(J’ai rêvé que Papa a eu un accident.)

Elle secoua la tête comme pour s’éclaircir les idées.

— Va te laver, prof.

— O.K.

Il avait grimpé l’escalier à toute allure et couru vers leur appartement. L’air renfrogné, elle s’en était allée à la cuisine pour faire chauffer le lait de Jack.

Et maintenant, étendue sur son lit sans pouvoir dormir, elle écoutait la respiration de son mari et le hurlement du vent au-dehors. La neige qui avait commencé à tomber pendant qu’ils étaient à Sidewinder s’était déjà arrêtée : le gros de l’hiver les épargnait toujours. Wendy se laissa complètement aller à la contemplation de ce fils merveilleux et inquiétant, né le visage voilé par une « coiffe », cette fine membrane que les accoucheurs ne voient qu’une fois sur mille et qui, dans les contes de bonnes femmes, est le signe de la seconde vue.

Elle se dit qu’il était grand temps de parler à Danny de l’Overlook…, grand temps d’essayer de le faire parler. Demain, sans faute. Ils devaient descendre ensemble à la bibliothèque de Sidewinder pour demander l’autorisation d’emprunter, pour la durée de l’hiver, quelques livres de lecture du cours élémentaire. Elle en profiterait pour aborder ce sujet avec lui. Elle lui parlerait franchement. Cette pensée la rasséréna et elle s’abandonna enfin au sommeil.


Couché dans son lit, les yeux ouverts, le bras gauche serrant son vieil ours fatigué (Pooh avait perdu un de ses yeux en boutons et sa bourre s’échappait par une douzaine de coutures éclatées), Danny écoutait dormir ses parents dans leur chambre. Il avait le sentiment que, sans le vouloir, il montait la garde sur eux. C’était la nuit que le vent se mettait à hurler autour de l’aile ouest de l’hôtel. Il détestait tout particulièrement les nuits — elles étaient pires que tout.

Il se retourna dans son lit, cherchant anxieusement du regard la lueur réconfortante de la lampe de nuit. Ici, à l’Overlook, tout se gâtait. Il en était sûr à présent. Au début ça n’avait pas été si mal, mais petit à petit…, sans raison, son papa s’était remis à songer à boire. Quelquefois il se fâchait contre Maman. Il n’arrêtait pas de s’essuyer les lèvres de son mouchoir et son regard était vague et distant. Maman se faisait du souci pour lui et pour Danny aussi. Il n’avait pas eu besoin de se concentrer pour le savoir ; il l’avait compris rien qu’à la façon dont elle l’avait interrogé le jour où il avait cru voir l’extincteur se transformer en serpent. Mr Hallorann avait dit que toutes les mères avaient du flair. La sienne, en tout cas, avait bien senti qu’il s’était passé quelque chose ce jour-là, sans savoir quoi.

Il avait failli lui parler de l’extincteur, mais au dernier moment il avait décidé qu’il valait mieux garder le silence. Il savait que le docteur de Sidewinder pensait que Tony et les visions qu’il montrait à Danny étaient tout à fait — enfin presque — normales. Pourtant, s’il parlait à sa mère de l’extincteur, elle pourrait ne pas le croire, ou, pire encore, y voir la preuve qu’il PERDAIT LA BOULE. Il comprenait un peu ce que signifiait PERDRE LA BOULE, moins bien peut-être que FAIRE UN ENFANT, que sa mère lui avait expliqué en détail l’an dernier, mais pas trop mal quand même.

Un jour, à la maternelle, son ami Scott lui avait montré un garçon appelé Robin Stenger qui se traînait lamentablement autour des balançoires avec une mine si longue qu’on aurait presque pu marcher dessus. Le père de Robin enseignait les maths au même collège que Papa, et le papa de Scott y enseignait l’histoire.

Scotty et lui étaient assis dans le vaisseau spatial quand Scotty lui avait montré Robin du pouce et dit :

— Tu connais ce gosse ?

— Ouais, avait répondu Danny.

Scott s’était penché en avant.

— Son père a PERDU LA BOULE hier au soir. On l’a emmené.

— Ah ! oui ? Parce qu’il a perdu une boule ?

Scotty avait fait une moue de mépris.

— Il est devenu fou, quoi (et il s’était mis à loucher, à tirer la langue et à faire de grands cercles autour de ses oreilles avec ses deux index). On l’a emmené au cabanon.

— Sans blague ! avait dit Danny. Et quand le laissera-t-on sortir ?

— Jamais plus, avait répliqué Scotty d’un air sombre.

Dans le courant de la journée et de celle qui suivit, Danny avait entendu dire que :

a) Mr Stenger avait essayé de tuer tous les membres de sa famille, y compris Robin, avec un pistolet qu’il avait gardé en souvenir de la Deuxième Guerre mondiale ;

b) Mr Stenger, complètement BOURRÉ, avait tout démoli dans la maison ;

c) Mr Stenger, furieux de voir les Red Sox perdre leur match de base-ball, avait essayé d’étrangler sa femme avec un bas.

Enfin, trop bouleversé pour ne pas en parler, Danny avait demandé à son papa ce qui était arrivé à Mr Stenger. Papa l’avait pris sur les genoux et lui avait expliqué que Mr Stenger avait vécu sous pression, qu’il avait eu beaucoup de soucis dans sa famille, d’autres dans son travail et d’autres encore que seuls les médecins pouvaient comprendre. Il avait eu des crises de larmes et trois jours auparavant, en pleine nuit, il s’était mis à pleurer sans pouvoir s’arrêter. Alors, de rage, il avait cassé pas mal de choses dans leur maison. Ça ne s’appelait pas PERDRE LA BOULE, avait dit Papa, mais AVOIR UNE CRISE DE NERFS, et Mr Stenger n’était pas au CABANON, mais dans un ASILE. En dépit des explications consciencieuses de Papa, Danny avait eu peur. Il ne faisait aucune différence entre PERDRE LA BOULE et AVOIR UNE CRISE DE NERFS, et qu’on l’ait envoyé au CABANON ou dans un ASILE, il y aurait toujours des barreaux devant sa fenêtre et il ne pourrait pas sortir quand il le voudrait. En fait, son père avait plutôt confirmé les dires de Scotty, surtout en ce qui concernait une petite phrase anodine qui avait rempli son cœur de terreur. Quand vous PERDEZ LA BOULE, les HOMMES EN BLOUSES BLANCHES viennent vous chercher dans une fourgonnette sans fenêtres, une fourgonnette grise comme une pierre tombale. Elle se range au bord du trottoir devant votre maison, les HOMMES EN BLOUSES BLANCHES en sortent et vous emmènent loin de votre famille et vous font vivre dans une chambre aux murs capitonnés. Quand vous voulez écrire chez vous, vous devez le faire avec des crayons de couleur en cire.

— Quand est-ce qu’on le laissera revenir ? demanda Danny à son père.

— Dès qu’il ira mieux, prof.

— Mais quand est-ce qu’il ira mieux ? avait insisté Danny.

— Dan, avait dit Jack, PERSONNE NE LE SAIT.

C’était ça le pire. Ça revenait à dire « plus jamais ». Un mois plus tard sa mère avait retiré Robin de la maternelle et ils avaient tous deux quitté Stovington sans Mr Stenger.

C’était il y a plus d’un an, après que Papa eut arrêté de Faire le Vilain, mais avant qu’il n’eût perdu son poste. Danny y pensait encore souvent. Parfois, quand, à la suite d’une chute, d’un coup à la tête ou d’un accès de crampes intestinales, il se mettait à pleurer, le souvenir de Mr Stenger revenait le hanter. S’il n’arrivait pas à arrêter ses larmes, son père irait au téléphone, composerait un certain numéro et dirait : « Allô ? Ici, Jack Torrance, 149 Mapleline Way. Mon fils ne peut plus s’arrêter de pleurer. Voulez-vous avoir l’amabilité de nous envoyer les HOMMES EN BLOUSES BLANCHES pour l’emmener à l’ASILE ? Oui, c’est ça, il a PERDU LA BOULE. Merci. » Et la fourgonnette grise viendrait se ranger devant sa porte, ils le feraient monter, pleurant toujours à chaudes larmes, et ils l’emmèneraient. Quand reverrait-il son papa et sa maman ? PERSONNE NE LE SAVAIT.

C’était cette crainte qui l’avait retenu de parler à sa mère de l’extincteur. Il avait maintenant un an de plus et il était quasi certain que son papa et sa maman ne permettraient pas qu’il soit emmené à l’ASILE simplement parce qu’il avait cru voir un tuyau se transformer en serpent. Mais, dès qu’il songeait à le leur dire, il avait beau se raisonner, ce vieux souvenir surgissait du passé, le paralysant et l’obligeant à garder le silence. Tony, c’était différent. Ses parents semblaient accepter Tony comme un phénomène plus ou moins naturel. Danny avait un compagnon invisible parce qu’il était TRÈS INTELLIGENT, ce qui, pour ses parents, allait de soi (tout comme il allait de soi qu’ils étaient TRÈS INTELLIGENTS, eux aussi), mais s’imaginer qu’un tuyau se transforme en serpent, voir une tache de sang et des débris de cervelle là où les autres ne voient rien risquait de leur paraître anormal. Ils avaient déjà consulté un médecin à son propos. N’était-il pas raisonnable de craindre que l’étape suivante ne soit les HOMMES EN BLOUSES BLANCHES ?

Il se serait malgré tout confié à eux s’il n’avait pas eu la certitude que ses révélations les décideraient tôt ou tard à l’emmener loin de l’hôtel. Et, bien qu’il eût terriblement envie de quitter l’Overlook, il savait que l’hôtel était la dernière chance pour son papa. Il savait que son père n’était pas venu ici uniquement pour être gardien, mais aussi pour terminer sa pièce de théâtre, pour se remettre du choc d’avoir perdu son poste et pour aimer Maman/Wendy. Au début, tout avait paru se passer comme prévu. Ce n’était que tout dernièrement que Papa avait commencé à perdre pied. Depuis qu’il avait trouvé ces papiers.

(Ce lieu maudit enfante des monstres.)

Oui, depuis quelque temps, les choses se gâtaient carrément à l’Overlook.

La neige allait venir et, quand elle serait là, il n’aurait plus le moyen de choisir. Une fois la neige tombée, que se passerait-il ? Quand ils seraient enfermés, prisonniers, à la merci d’une puissance maléfique qui déjà jouait au chat et à la souris avec eux ?

(Sors de là ! Viens recevoir ta raclée !)

Et ensuite quoi ? TROMAL.

Tout frissonnant, il se retourna dans son lit. Il savait mieux lire maintenant. Demain, peut-être essaierait-il d’appeler Tony pour l’obliger à lui montrer exactement ce que c’était que TROMAL et lui expliquer le moyen de s’en défendre. Il fallait savoir, même au risque de refaire des cauchemars.

Sentinelle solitaire, Danny resta éveillé encore longtemps, bien après que le sommeil feint de ses parents fut devenu réel. Il se tournait et se retournait dans son lit, se battant avec les draps, aux prises avec un problème qu’il était trop petit pour résoudre. À minuit passé, il finit lui aussi par s’endormir. Il n’y eut plus alors à veiller que le vent déchaîné qui s’acharnait contre l’hôtel et hurlait autour des toits sous le regard éclatant et implacable des étoiles.

22. DANS LA CAMIONNETTE

Je vois se lever une lune de mauvais augure

Je vois un cortège de malheurs.

Je vois tremblements de terre et éclairs.

Funeste est le jour qui se prépare.

Ne sors pas cette nuit.

Car tu y risquerais ta vie.

Une lune de mauvais augure se lève[2].

Sur le très vieux poste de radio installé sous le tableau de bord de la camionnette ils captaient — malgré la statique — la chanson de l’inimitable John Fogerty, interprétée par son groupe, le Creedence Clearwater Revival. Wendy et Danny descendaient la route qui mène à Sidewinder. Il faisait une belle journée ensoleillée. Danny tournait et retournait dans ses mains la carte orange de la bibliothèque et, bien qu’il parût être de bonne humeur, Wendy lui trouva les traits tirés et l’air fatigué, comme s’il n’avait pas assez dormi et vivait sur ses nerfs.

La chanson terminée, le présentateur reprit l’antenne.

— Ouais, c’était bien Creedence. Et, à propos de mauvaise lune, il paraît qu’il va bientôt s’en lever une sur notre région, aussi incroyable que cela puisse paraître, après les belles journées printanières que nous venons d’avoir. Les grands sorciers de la météo prévoient qu’avant une heure de l’après-midi l’anticyclone aura fait place à une dépression généralisée qui s’installera chez nous, dans les régions montagneuses, où l’air est raréfié. Les températures baisseront rapidement et les précipitations commenceront à la tombée de la nuit. Les régions situées à moins de deux mille cinq cents mètres d’altitude, y compris Denver et les environs, peuvent s’attendre à un mélange de neige et de neige fondue, avec du verglas sur certaines routes, mais chez nous, les copains, il n’y aura que de la neige. On en prévoit de cinq à dix centimètres sur les hauteurs à plus de deux mille cinq cents mètres d’altitude, et de vingt à trente centimètres sur le plateau central du Colorado et sur le versant ouest. La Commission de la sécurité routière vous rappelle que si vous avez l’intention de vous balader en montagne cet après-midi, les chaînes sont obligatoires. Et sauf cas de nécessité, abstenez-vous de sortir. Souvenez-vous des Donner, ajouta-t-il d’un air facétieux, c’est comme ça qu’ils se sont perdus. S’ils étaient restés bien sagement au bistrot du coin, il ne leur serait rien arrivé.

Il y eut un spot publicitaire pour Clairol, et Wendy tendit la main pour fermer le poste.

— Ça t’ennuie ?

— Non, ça ne fait rien. (Il jeta un coup d’œil au ciel qui était d’un bleu intense.) Heureusement que Papa a décidé de tailler les buis aujourd’hui.

— Oui, c’est une chance, dit Wendy.

— Ça n’a vraiment pas l’air d’un temps de neige, ajouta Danny, qui ne perdait pas tout espoir.

— Tu regrettes qu’on soit partis ? demanda Wendy.

Elle pensait toujours à la remarque du présentateur au sujet des Donner.

— Non, pas vraiment.

« Eh bien, pensa-t-elle, c’est le moment. Si tu veux parler, fais-le tout de suite. Après, ce sera trop tard. »

— Danny, commença-t-elle en s’efforçant de paraître aussi naturelle que possible. Est-ce que tu serais plus heureux si nous nous en allions ? Si nous ne passions pas l’hiver ici ?

Baissant les yeux, Danny regarda ses mains.

— Je crois que oui, dit-il enfin. Ouais. Mais Papa a son travail ici.

— Parfois, dit-elle prudemment, j’ai l’impression que Papa aussi serait plus heureux loin de l’Overlook.

Ils dépassèrent un panneau qui indiquait SIDEWINDER 25 KM. Elle négocia avec précaution un virage en épingle à cheveux et passa la seconde. Elle ne prenait pas de risques à la descente ; ces raidillons la terrifiaient.

— Tu le crois vraiment ? demanda Danny. Pendant un moment il la scruta attentivement, puis il secoua la tête. Non, je ne le crois pas.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’il se fait du souci pour nous, dit Danny, choisissant ses mots avec discernement.

C’était d’autant plus difficile à expliquer qu’il ne comprenait pas très bien lui-même ce que ressentait son père. Les adultes étaient tellement compliqués ; à chaque décision ils s’embrouillaient dans les doutes, les réflexions sur les conséquences, les considérations relatives à l’amour-propre, aux sentiments d’affection et de responsabilité. Chaque décision comportait des inconvénients dont Danny ne saisissait pas toujours les implications. C’était vraiment très dur à comprendre.

— Il pense…, recommença Danny, glissant un regard furtif à sa mère.

Voyant qu’elle n’avait pas détourné ses yeux de la route pour le regarder, il se sentit la force de continuer.

— Il pense que nous risquons de souffrir de la solitude. Mais, en même temps, il se plaît ici et trouve que nous y sommes bien. Il nous aime et il ne veut pas que nous nous sentions seuls… ou tristes…, mais il pense que, même si nous le sommes, ce ne sera qu’un mauvais-moment-à-passer. Tu connais les mauvais-moments-à-passer ?

Elle hocha la tête.

— Oui, mon chéri, je les connais.

— Il a peur que si nous partions il ne puisse pas trouver du travail ailleurs. Que nous soyons obligés de mendier, ou quelque chose du genre.

— C’est tout ?

— Non, mais le reste est trop embrouillé. Parce qu’il a changé.

— Oui, dit-elle avec un début de soupir.

La pente devint moins raide et elle passa la troisième avec précaution.

— Je n’invente rien, Maman. Je te le jure.

— Je le sais, dit-elle en souriant. C’est Tony qui t’a dit tout ça ?

— Non, répondit-il. Je le sais tout seul. Le docteur n’a pas cru à Tony, n’est-ce pas ?

— Ne t’occupe pas du docteur, dit-elle. Moi, je crois en Tony. Je ne sais pas ce qu’il est ni qui il est, s’il fait partie de toi… ou s’il vient du dehors, mais je crois en lui, Danny. Et si toi… ou lui… vous considérez qu’il faut partir, nous partirons. Nous partirons tous les deux et nous rejoindrons Papa au printemps.

Un fol espoir illumina son regard.

— Où irons-nous ? Dans un motel ?

— Mon chéri, nous ne pourrions pas nous payer une chambre de motel. Il faudrait aller chez ma mère.

La lueur d’espoir qui avait éclairé son visage s’éteignit.

— Je sais…, dit-il, puis il s’arrêta.

— Tu sais quoi ?

— Rien, marmonna-t-il.

La pente s’accentua de nouveau et elle rétrograda en seconde.

— Non, prof, je t’en prie, ne me cache rien. Il y a des semaines que nous aurions dû avoir cette conversation. S’il te plaît, dis-moi ce que tu as sur le cœur. Je ne me fâcherai pas. Je ne pourrai pas me fâcher parce que c’est trop important. Parle-moi franchement.

— Je sais comment tu te sens chez ta mère, dit Danny en soupirant.

— Comment est-ce que je me sens ?

— Mal, dit Danny. Tu te sens mal, tu es triste, et tu lui en veux, dit-il d’une voix chantante qui n’était pas la sienne et qui effraya Wendy. C’est comme si elle n’était pas vraiment ta mère. Comme si elle voulait te manger. (Il la regarda, affolé.) Moi non plus, je ne me plais pas chez elle. Elle s’imagine toujours qu’elle serait une meilleure maman que toi, et elle passe son temps à essayer de m’enlever à toi. Maman, je ne veux pas aller chez elle. Je préfère rester à l’Overlook.

Wendy était bouleversée. Ses rapports avec sa mère s’étaient-ils donc envenimés à ce point ? Dieu, mais quel enfer ç’avait dû être pour l’enfant s’il avait vraiment pu lire dans leurs esprits et voir ce qu’elles pensaient l’une de l’autre ! Elle se sentait nue comme un ver, comme si on l’avait surprise en train de commettre un acte obscène.

— D’accord, dit-elle. J’ai compris, Danny.

— Tu es fâchée contre moi, dit-il d’une petite voix étranglée, proche des larmes.

En voyant le panneau qui indiquait SIDEWINDER 20 KM Wendy se détendit un peu. À partir de là, la route devenait meilleure.

— Je voudrais te poser encore une question, Danny, et que tu y répondes aussi franchement que possible. Tu veux bien le faire ?

— Oui, Maman, dit-il d’une voix à peine audible.

— Est-ce que ton papa s’est remis à boire ?

— Non, répondit-il, étouffant les deux mots qui brûlaient de nuancer la négation catégorique : pas encore.

Wendy se détendit. Elle posa sa main sur la cuisse de Danny et la serra à travers la toile de jean.

— Ton papa a fait un effort de volonté surhumain, dit-elle doucement. Parce qu’il nous aime. Et nous, nous l’aimons aussi, n’est-ce pas ?

Il inclina gravement la tête en signe d’assentiment.

Se parlant presque à elle-même, elle poursuivit :

— Ce n’est pas un homme parfait, mais il essaie… Danny, il essaie ! Quand il… s’est arrêté de boire, sa vie est devenue un enfer. Elle l’est toujours. Je crois que s’il n’avait pas pensé à nous il aurait abandonné la lutte. Je souhaite bien faire, mais je ne sais pas s’il vaut mieux partir ou rester. C’est comme si on était pris entre deux feux.

— Je sais.

— Veux-tu faire quelque chose pour moi, prof ?

— Quoi ?

— Essaie de faire venir Tony. Là, maintenant. Demande-lui si nous sommes en sécurité à l’Overlook.

— J’ai déjà essayé, dit Danny lentement. Ce matin.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Wendy. Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Il n’est pas venu, dit Danny. Tony n’est pas venu.

Et soudain il éclata en sanglots.

— Danny, dit-elle, effrayée. Ne pleure pas, mon chéri, je t’en prie !

La camionnette s’était déportée et, voyant avec horreur qu’elle avait traversé la ligne continue, elle la redressa d’un coup de volant.

— Ne m’emmène pas chez grand-maman, supplia Danny à travers ses larmes. Je t’en prie, Maman, je ne veux pas y aller, je veux rester avec Papa.

— Bien sûr, dit-elle doucement. C’est ce que nous ferons.

Elle tira un kleenex de la poche de sa chemise de cow-boy et le lui tendit.

— Nous resterons ici. Et tout ira très bien, mon lapin. Très, très bien.

23. AU TERRAIN DE JEUX

Remontant sa fermeture éclair jusqu’au menton, Jack sortit sur la véranda où la lumière éblouissante le fit cligner des yeux. Il tenait dans sa main gauche une tondeuse à haies qui marchait sur piles. De sa main droite, il tira un mouchoir propre de la poche arrière de son pantalon, s’en essuya les lèvres et le remit à sa place. La radio avait annoncé de la neige. C’était difficile à croire, bien qu’il pût voir s’amonceler les nuages à l’horizon.

Il fit passer la tondeuse dans l’autre main et s’engagea sur le chemin du parc aux buis. Ce ne serait pas long ; quelques retouches suffiraient. Les nuits froides avaient certainement dû ralentir leur croissance. Un duvet avait poussé aux oreilles du lapin, des ergots verts avaient jailli aux deux pattes avant du chien, mais les lions et le buffle étaient parfaitement nets. Une petite tonte ferait l’affaire et, après, la neige pourrait tomber.

Il quitta l’allée de béton qui s’arrêtait net comme un plongeoir devant la piscine vidée et emprunta le chemin de gravier qui serpentait entre les buis taillés pour aboutir au terrain de jeux. Il se dirigea vers le lapin et poussa le bouton sur la poignée de la tondeuse, qui se mit à ronronner doucement.

— Salut, Jeannot Lapin, lança Jack. Comment allez-vous aujourd’hui ? On vous égalise un peu le dessus et on vous nettoie les petites pousses autour des oreilles ? D’accord. Dites, vous connaissez l’histoire du commis voyageur et de la vieille dame au caniche ?

Ses plaisanteries lui paraissaient bêtes et forcées et il se tut. Il tondit les oreilles du lapin, puis les balaya afin de faire tomber les brindilles coupées. La tondeuse avait le désagréable bourdonnement métallique de tous les appareils qui marchent sur piles. Le soleil éblouissant ne chauffait guère et Jack commençait à croire à cette menace de neige. Il menait son affaire rondement, sachant que le secret d’une jolie tonte c’était d’aller de l’avant, sans hésiter et sans s’arrêter. Il nettoya d’abord le « visage » du lapin, puis passa la tondeuse le long de son ventre.

Le lapin terminé, il arrêta la tondeuse et se dirigea vers le terrain de jeux. À mi-chemin, il se retourna brusquement pour juger de son œuvre. Oui, le lapin était bien net. Bon, maintenant c’était le tour du chien.

Il allait s’attaquer à celui-ci quand, sur un coup de tête, il changea d’avis et poussa jusqu’au terrain de jeux. C’est drôle comme on connaît mal les gosses, pensa-t-il. Wendy et lui auraient juré que Danny raffolerait de ce terrain de jeux qui possédait tout ce dont un enfant pouvait rêver. Mais Danny n’y était allé qu’une demi-douzaine de fois, sans doute parce qu’il n’avait pas de camarade de jeu, se dit Jack.

Le portail grinça légèrement quand il le poussa et le gravier se mit à crisser sous ses pieds. Il se dirigea d’abord vers la petite maison, modèle réduit de l’Overlook lui-même. Elle lui arrivait à mi-cuisse, exactement comme Danny. Jack s’accroupit pour regarder par les fenêtres du troisième étage.

— Le géant est venu vous manger dans vos lits, grogna-t-il d’une voix caverneuse. Vous pouvez dire adieu à vos trois étoiles.

Mais ce n’était pas drôle non plus. La maison s’ouvrait quand on tirait sur la façade qui pivotait sur une charnière cachée. L’intérieur était décevant. Les murs étaient peints, mais il n’y avait aucun mobilier. Les quelques meubles qui avaient pu s’y trouver pendant l’été avaient été enlevés et rangés sans doute dans la remise. D’ailleurs il ne devait y en avoir que le strict minimum, car, sinon, comment est-ce que les enfants pourraient y entrer ? Il referma la maison et entendit le déclic du verrou.

Il se dirigea alors vers le toboggan, posa la tondeuse et, après avoir jeté un coup d’œil dans l’allée de l’hôtel pour s’assurer que Wendy et Danny n’étaient pas revenus, il grimpa au sommet du toboggan et s’assit. Bien que ce fût celui des grands, il s’avéra trop étroit pour ses fesses d’adulte. Jack se souvint que, quand il avait l’âge de Danny, son père l’emmenait souvent au parc de Berlin. Après avoir tout essayé, le toboggan, les balançoires et les tourniquets, le vieux et lui allaient déjeuner d’un hot dog puis s’achetaient des cacahuètes au marchand à la charrette. Dès qu’ils s’asseyaient sur un banc pour les grignoter, ils étaient assaillis par des nuées de pigeons gris qui se rassemblaient autour de leurs pieds.

— Ignobles charognards, disait son père. Ne leur donne rien à manger, Jack.

Mais ils finissaient toujours par leur jeter des cacahuètes et ils attrapaient des fous rires en voyant l’avidité avec laquelle les pigeons se jetaient sur elles. Autant que Jack pouvait s’en souvenir, son père n’avait jamais emmené ses frères au parc. Jack avait été son préféré, ce qui ne l’avait pas empêché de recevoir, lui aussi, sa part de taloches quand le vieux était saoul, ce qui était souvent le cas. Mais Jack l’avait aimé aussi longtemps qu’il l’avait pu, bien après que l’affection des autres enfants se fut changée en haine et en crainte.

Il se lança en se poussant avec les mains et descendit jusqu’en bas, mais il ne fut pas très satisfait de sa glissade. Le toboggan, peu utilisé, n’était pas assez lisse pour que l’on pût glisser vite. Et son cul était tout simplement trop large. Ses grands pieds d’adulte touchèrent le sol dans la petite dépression creusée par les milliers de pieds enfantins qui avaient atterri là avant lui et, s’essuyant le derrière, il se mit debout. Il regarda la tondeuse, mais, au lieu de la ramasser, il alla vers les balançoires, qui, elles aussi, lui réservèrent une déception. Abandonnées depuis la fin de la saison, les chaînes s’étaient rouillées et grinçaient comme si on les mettait à la torture. Jack se promit de les graisser au printemps.

« Tu devrais t’arrêter, se dit-il. Tu n’es plus un gosse. As-tu vraiment besoin d’un terrain de jeux pour te le prouver ? »

Ce fut alors qu’il entendit un bruit derrière lui.

Il se retourna vivement et se demanda, à la fois gêné et mécontent, si quelqu’un ne l’avait pas observé pendant qu’il faisait l’imbécile sur la balançoire. Il jeta un coup d’œil au toboggan, à la planche à bascule, aux balançoires que seul le vent poussait. Plus loin, il vit la barrière avec son portail qui séparait le terrain de jeux de la pelouse et de la buissaie où il pouvait distinguer les lions montant la garde le long de l’allée, le lapin, le dos arqué comme pour brouter l’herbe, le buffle s’apprêtant à charger et le chien accroupi comme pour bondir. Au-delà il aperçut le terrain de golf et, plus haut encore, l’hôtel lui-même avec, le long de l’aile ouest, le court de roque dont il devina la petite bordure surélevée.

Tout était exactement comme avant. Alors pourquoi avait-il soudain des fourmillements au visage et aux mains ? Pourquoi ses cheveux s’étaient-ils dressés sur sa nuque comme si sa peau avait subitement rétréci ?

En revenant vers la tondeuse qu’il avait laissée au pied du grand toboggan, le bruit de ses pas sur le gravier lui parut anormalement fort. Les fourmillements avaient gagné ses testicules et ses fesses lui semblaient dures et lourdes, comme de la pierre.

Nom de Dieu, mais qu’est-ce qui m’arrive ?

Il s’arrêta à côté de la tondeuse, mais ne se baissa pas pour la ramasser. Oui, quelque chose avait changé. C’était les buis. Et c’était tellement simple, tellement gros qu’il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. « Allons, se dit-il, s’énervant contre lui-même, tu viens de tailler ce maudit lapin et pourquoi diable… »

C’est bien ça !

Il en eut le souffle coupé.

À présent, le lapin broutait l’herbe à quatre pattes alors que dix minutes auparavant il faisait le beau sur ses pattes arrière. Il en était sûr, puisqu’il lui avait taillé le ventre.

Il tourna son regard vers le chien. Quand il était arrivé, le chien aussi se dressait sur son arrière-train, comme s’il mendiait un sucre. Maintenant il était allongé et il levait la tête en montrant les dents et en grognant en silence. Et les lions…

Ah non, mon vieux, ce n’est pas possible !

Les lions s’étaient avancés vers l’allée. Ceux de droite s’étaient en outre légèrement rapprochés l’un de l’autre, et la queue de celui de gauche mordait presque maintenant sur l’allée. Pourtant il lui semblait bien que tout à l’heure, quand il l’avait dépassé en allant au terrain de jeux, ce lion-là se trouvait à sa droite et qu’il avait alors la queue enroulée autour de sa croupe.

À présent les lions ne gardaient plus l’allée. Ils la bloquaient.

Jack se mit brusquement une main devant les yeux puis la retira, espérant que les animaux se seraient remis à leur place, mais il n’en était rien. Il laissa échapper un gémissement sourd. Du temps où il buvait, il avait toujours redouté qu’il ne lui arrive une expérience de ce genre. Chez les ivrognes on appelait ça une crise de delirium tremens. Quand ce brave vieux Ray Milland en avait eu une dans Lost Weekend, il avait vu de la vermine sortir des murs.

Mais comment appeler ça quand on n’avait pas touché à une seule goutte d’alcool ?

La question s’était voulue académique, mais son cerveau lui fournit immédiatement la réponse :

Ça s’appelle la folie.

Regardant de plus près les animaux en buis taillé, il observa d’autres changements, survenus pendant qu’il s’était couvert les yeux de la main. Le chien, qui s’était encore rapproché, n’était plus couché, mais semblait courir, les hanches fléchies, une patte antérieure rejetée vers l’arrière, l’autre lancée en avant. Il avait entrouvert sa gueule de buis et de petites branches piquantes hérissaient ses babines de dents pointues et méchantes. Dans l’épaisseur du feuillage Jack crut même remarquer deux trous qui le fixaient comme des yeux.

Pourquoi faut-il les tailler ? se demanda-t-il, proche de l’hystérie ! Ils sont parfaits.

Il y eut un bruit sourd et, malgré lui, il fit un pas en arrière. Il venait de s’apercevoir que l’un des deux lions sur sa droite baissait la tête maintenant et s’était encore rapproché de la barrière, qu’il touchait presque de sa patte avant droite. Grands dieux, comment tout cela allait-il se terminer ?

Le lion va bondir sur toi et t’avaler d’un coup comme dans les contes de fées.

Le lion de gauche s’était avancé lui aussi et son museau touchait les planches de la barrière. Croyant discerner un sourire narquois sur la gueule de la bête, Jack recula un peu plus. Le sang lui battait furieusement aux tempes et sa respiration sèche lui raclait la gorge. Le buffle aussi s’était mis en mouvement, contournant le lapin par-derrière. Il avait lui aussi la tête baissée et semblait viser Jack de ses cornes de feuillage. La difficulté était qu’il ne pouvait pas les surveiller tous à la fois.

Il se cacha les yeux derrière les mains, se frotta le front, et les tempes douloureuses, s’agrippa les cheveux, et s’efforça de garder les yeux fermés aussi longtemps qu’il put, mais la peur finit par l’emporter et, avec un cri, il arracha ses mains de son visage.

Près du terrain de golf, le chien se dressait sur ses pattes arrière comme s’il mendiait un sucre. Le buffle contemplait le court de roque d’un air indifférent, dans la même position que lorsque Jack était arrivé avec sa tondeuse. Le lapin, debout sur ses pattes arrière, le ventre fraîchement tondu à l’air, dressait ses oreilles au moindre bruit. Les lions, immobiles, étaient solidement plantés de part et d’autre de l’allée.

Il resta longtemps sans pouvoir bouger. Quand enfin sa respiration haletante se fut calmée, il prit le paquet de cigarettes qu’il avait dans la poche mais dans son énervement en laissa tomber quatre sur l’allée de gravier. Sans quitter des yeux les buis, de peur qu’ils ne se remissent à bouger, il se baissa pour les ramasser, en fourra trois pêle-mêle dans le paquet et alluma la quatrième. Après avoir tiré deux profondes bouffées, il la jeta et l’écrasa du pied. Après quoi il alla ramasser la tondeuse.

— Je dois être très fatigué, dit-il, trouvant tout naturel de se parler à lui-même. Il n’avait pas du tout l’impression, ce faisant, de se conduire comme un fou. Je suis miné par les soucis. Les guêpes…, la pièce…, le coup de téléphone d’Al. Mais ça va mieux maintenant.

Il repartit en direction de l’hôtel. Il aurait été plus prudent, certes, de faire un détour pour éviter les buis, mais, prenant son courage à deux mains, il remonta directement par l’allée qu’ils flanquaient. Une légère brise les agitait, rien d’autre. Il avait tout inventé. Il avait eu très peur, mais c’était fini à présent.

Il fit une halte dans la cuisine de l’hôtel pour prendre deux Excedrin, puis il descendit au sous-sol où il s’occupa à trier les vieux papiers jusqu’à ce qu’il entendît le bruit lointain de la camionnette qui brinquebalait dans l’allée. Tout à fait remis de ses émotions, il alla à leur rencontre. Il n’éprouvait pas le besoin de leur raconter son hallucination. Il avait eu une crise de peur un peu paranoïaque, mais tout était rentré dans l’ordre.

24. LA NEIGE

Le jour tombait.

Ils étaient sortis tous les trois sur le porche. Jack, au milieu, avait passé son bras gauche autour des épaules de Danny et son bras droit autour de la taille de Wendy. Dans la lumière pâlissante, ils regardaient tomber la neige qui leur enlevait la liberté de partir.

À deux heures et demie, le ciel s’était complètement bouché et une heure plus tard il s’était mis à neiger. Cette fois-ci, on n’avait pas besoin de la météo pour savoir que ce n’était plus une de ces petites bourrasques dont il ne resterait aucune trace dans une heure ou deux. Les flocons tombèrent d’abord à la verticale, recouvrant le paysage d’une couche uniforme. Mais, au bout d’une heure, le vent du nord-ouest s’était levé et la neige avait commencé à s’amonceler contre le porche et les talus bordant l’allée de l’hôtel. Au-delà de la pelouse, la route avait disparu sous un épais linceul blanc et les silhouettes des buis avaient commencé à s’empâter. Dès son retour, Wendy avait complimenté Jack sur le beau travail qu’il avait fait à la buissaie. « Tu trouves ? » avait-il demandé, sans plus. Les animaux de buis étaient maintenant sous des monceaux de neige.

Leurs préoccupations n’étaient pas les mêmes, mais, curieusement, ils éprouvaient le même soulagement ; ils avaient dépassé le point de non-retour.

— Le printemps viendra-t-il un jour ? murmura Wendy.

Jack la serra plus fort.

— Plus tôt que tu ne le crois. Et si nous rentrions prendre notre souper ? Il fait froid ici.

Elle sourit. Tout l’après-midi, Jack lui avait paru distant et…, eh bien, étrange. Mais maintenant il semblait être redevenu lui-même.

— C’est une excellente idée. Qu’en dis-tu, Danny ?

— D’accord.

Alors ils rentrèrent à l’intérieur et le vent, redoublant de violence, prit cette tonalité grave qu’il allait garder toute la nuit. C’était un bruit qu’ils allaient apprendre à bien connaître. Les flocons de neige tourbillonnaient et virevoltaient sur le porche et l’Overlook avec ses fenêtres sombres dentelées de neige tenait tête à la tempête comme il l’avait toujours fait depuis trois quarts de siècle. Il paraissait indifférent à son isolement ; peut-être même éprouvait-il une certaine satisfaction à se voir coupé du monde. Emprisonnés dans sa coquille comme des microbes pris dans les entrailles d’un monstre, ses trois hôtes vaquaient comme tous les soirs à leurs occupations habituelles.

25. DANS LA CHAMBRE 217

Une semaine et demie plus tard, l’Overlook et sa pelouse étaient ensevelis sous cinquante centimètres d’une neige fine et craquante. Les animaux de buis y étaient enfoncés jusqu’aux hanches ; le lapin, dressé sur ses pattes arrière gelées, semblait émerger d’un lac d’albâtre. Certaines congères atteignaient jusqu’à un mètre et demi de hauteur. Le vent les remodelait sans cesse, en dunes sinueuses aux formes changeantes. Par deux fois Jack avait dû chausser ses raquettes pour aller chercher dans la remise la pelle avec laquelle il enlevait la neige du porche. Puis, lassé, il s’était contenté de déblayer devant la porte un chemin qui offrait également à Danny une petite piste pour son traîneau. C’était le long de l’aile ouest que s’étaient formées les congères les plus impressionnantes dont certaines s’élevaient jusqu’à sept mètres de haut. Elles étaient séparées par des plages où le souffle du vent avait dénudé complètement la pelouse. Les fenêtres du premier étage étaient bloquées et, dans la salle à manger, à la place de l’admirable vue qui avait tant frappé Jack le jour de la fermeture, il n’y avait plus qu’un écran de cinéma vide. Depuis huit jours les lignes téléphoniques étaient coupées et le seul moyen de communication avec le monde extérieur était le poste émetteur dans le bureau d’Ullman.

Il neigeait tous les jours à présent. Quelquefois ce n’étaient que des brèves bourrasques qui saupoudraient de neige la croûte brillante. Mais, d’autres fois, c’étaient de véritables blizzards qui hurlaient comme des furies et faisaient trembler et geindre le vieil hôtel dans son cocon de neige. La nuit, la température restait au-dessous de moins quinze et, bien que le thermomètre à côté de la porte de la cuisine grimpât quelquefois jusqu’à moins cinq en début d’après-midi, le vent, coupant comme une lame, rendait indispensable le port du passe-montagne. Ils sortaient quand même, dès qu’il faisait beau, emmitouflés dans deux épaisseurs de vêtements. Pour se protéger les mains, ils enfilaient des mitaines par-dessus leurs gants. Sortir était devenu une sorte d’idée fixe. L’hôtel était entouré du double sillon du traîneau Flexible Flyer de Danny. Les variations sur le thème de la course en traîneau semblaient infinies : Danny monté sur le traîneau tiré par ses parents ; Papa, pouffant de rire, tiré tant bien que mal par Wendy et Danny (c’était tout juste possible sur la croûte verglacée et tout à fait impossible quand celle-ci était saupoudrée de neige fraîche) ; Danny et Maman sur le traîneau ; Wendy, seule sur le traîneau, tirée par Papa et Danny qui, soufflant des bouffées de vapeur blanche, feignaient de peiner comme des bêtes de somme. Ils riaient beaucoup pendant ces courses en traîneau autour de la maison, mais le sauvage hululement du vent écrasait leurs rires et les faisait paraître forcés.

Ils avaient aperçu des empreintes dans la neige et un jour un troupeau de cinq caribous s’était arrêté au-dessous du parapet de l’hôtel. Ils les avaient observés à tour de rôle avec les jumelles Zeiss-Ikon de Jack, et Wendy avait ressenti une impression d’irréalité à les regarder, comprenant soudain que désormais, jusqu’à la fonte des neiges au printemps, cette route appartiendrait davantage aux caribous qu’à eux. Tout ce qui avait été bâti par l’homme ne comptait plus guère à présent. Et les caribous eux-mêmes, plantés dans la neige jusqu’aux genoux, semblaient en être conscients. Abandonnant les jumelles et prétextant le déjeuner à préparer, elle s’était réfugiée à la cuisine pour pleurer et tenter de se soulager de cette tristesse refoulée qui opprimait son cœur. Elle pensait aux caribous, aux guêpes que Jack avait mises dehors sur la plate-forme derrière la cuisine pour les faire mourir de froid sous leur bol en pyrex.

Dans la remise, accrochées à des clous, ils avaient découvert toute une collection de raquettes de neige et Jack avait réussi à trouver pour chacun une paire à sa taille, quoique celle de Danny fût un peu grande. Jack s’en tirait fort honorablement ; bien qu’il n’eût pas chaussé des raquettes depuis son enfance à Berlin, dans le New Hampshire, il réapprit rapidement à s’en servir. Wendy n’était pas très enthousiaste ; après un quart d’heure de marche sur ces grosses raquettes encombrantes, ses jambes et ses chevilles lui faisaient atrocement mal. Mais Danny se piqua au jeu et fit de son mieux pour attraper le coup. Il tombait encore souvent, mais Jack était satisfait de ses progrès. Il disait que d’ici au mois de février Danny serait si fort qu’il leur ferait la pige.


Aujourd’hui il faisait gris et dès avant midi le ciel avait commencé à cracher de la neige. La radio, qui prédisait vingt à trente centimètres de neige de plus, n’arrêtait pas d’encenser la déesse Précipitation, bénédiction des skieurs du Colorado. Assise dans sa chambre, Wendy tricotait une écharpe tout en se disant rageusement qu’elle savait exactement où les skieurs pouvaient se foutre toute cette neige.

Jack était au sous-sol. Il était descendu vérifier la chaudière — ces visites de contrôle étaient devenues rituelles depuis que la neige les avait emmurés — et, après s’être assuré que tout allait bien, il s’était dirigé vers le passage voûté. Il avait vissé une ampoule pour s’éclairer et, assis sur un vieux siège de camping qu’il avait trouvé là, il feuilletait les vieilles archives tout en s’essuyant constamment la bouche de son mouchoir. Il avait trouvé, glissées entre les factures pro forma, les récépissés d’expédition et les reçus, des choses bizarres, inquiétantes. Un lambeau de drap taché de sang, un ours en peluche désarticulé et qui semblait avoir été déchiqueté, une feuille de papier à lettres de femme toute froissée et qui, sous l’odeur musquée du temps, gardait encore un relent de parfum. Le bleu de l’encre était passé et la lettre était restée inachevée : Tommy, mon chéri, je n’arrive pas à réfléchir ici comme je l’avais espéré. Chaque fois que j’essaie de penser — à toi bien sûr, car à qui d’autre penser — je suis sans cesse dérangée. Et je fais des rêves étranges où j’entends frapper des coups dans la nuit… C’est drôle, n’est-ce pas ? C’était tout. La lettre portait la date du 27 juin 1934. Elle le fascinait, sans qu’il sût dire pourquoi. Il avait l’impression que toutes les pièces de ce puzzle devaient s’emboîter les unes dans les autres ; mais il fallait trouver celles qui manquaient pour que tout se mît en place. Alors il persévéra, poursuivant ses recherches, tout en s’essuyant les lèvres et sursautant chaque fois que la chaudière derrière lui se rallumait en rugissant.


Danny était de nouveau devant la porte de la chambre 217, avec le passe-partout dans sa poche. Il fixait sur la porte un regard absent, hypnotisé. Sous sa chemise de flanelle, ses muscles se contractaient involontairement et il chantonnait doucement un air monocorde.

Il n’avait nullement souhaité revenir ici après l’histoire de l’extincteur. Il était effrayé de se retrouver devant cette porte et plus encore d’avoir désobéi à son père en prenant le passe-partout.

Mais il avait fallu qu’il revienne. Il avait cédé une première fois à la curiosité, sans la satisfaire. Il avait mordu à l’hameçon et maintenant il était pris ; sa curiosité inassouvie le hantait à longueur de journée comme un chant de sirène. D’ailleurs, Mr Hallorann lui avait bien dit : Je crois que tu n’as rien à craindre ici.

(Tu as promis.)

(Les promesses sont faites pour être rompues.)

Mr Hallorann avait certainement raison. C’était parce qu’il n’y avait rien à craindre qu’il les avait laissé emprisonner par la neige sans rien dire.

(Tu n’auras qu’à fermer les yeux et la vision disparaîtra.)

Ce qu’il avait vu dans la suite présidentielle avait disparu. Et il s’était rendu compte que le serpent n’était qu’un tuyau d’extincteur tombé sur la moquette. Il n’y avait rien, absolument rien à craindre dans cet hôtel et si pour se le prouver il avait besoin de pénétrer dans cette chambre, ne fallait-il pas le faire ?

En venant il s’était arrêté devant l’extincteur et, le cœur battant follement, il avait remis la lance en cuivre sur son support. Il l’avait tapotée du doigt en murmurant : « Vas-y, mords-moi ! Vas-y, mords, espèce d’imbécile ! Tu n’y arrives pas, hein ? Tu n’es rien d’autre qu’un misérable tuyau d’extincteur. Tout ce que tu sais faire, c’est t’étaler par terre. Vas-y, mais vas-y donc ! » Sa bravade lui avait paru d’une audace insensée.

Danny tira le passe-partout de sa poche et le glissa dans la serrure.

Il palpa la clef, la caressa de ses doigts. Il avait la bouche sèche et ne se sentait pas très bien. Il tourna la clef et le pêne sortit facilement de la gâche.

(Ce n’est pourtant pas le croquet, les maillets sont trop courts, ce jeu s’appelle…)

Danny poussa la porte qui s’entrebâilla sans le moindre grincement. Une grande pièce — à la fois chambre et living — s’ouvrait devant lui. Il y faisait sombre, non pas à cause des congères, qui n’arrivaient pas encore au niveau du deuxième étage, mais parce que deux semaines auparavant son père avait fermé tous les volets de l’aile ouest.

Dans l’entrée il tâtonna, puis trouva l’interrupteur qui alluma deux ampoules dans un plafonnier en cristal taillé. Danny entra et, regardant autour de lui, vit une moelleuse moquette d’un vieux rose reposant, un grand lit avec un couvre-lit et un secrétaire.

S’avançant encore de quelques pas, il put s’assurer qu’il n’y avait rien dans cette chambre, absolument rien d’anormal. Ce n’était qu’une pièce vide et froide — Papa chauffait l’aile est aujourd’hui. Une commode et une table de nuit sur laquelle on avait posé une bible Gédéon complétaient l’ameublement. Au fond, la porte entrebâillée du placard laissait voir une rangée de cintres d’hôtel, indécrochables pour qu’on ne puisse pas les voler. À gauche, la glace en pied de la porte de la salle de bains lui renvoyait le reflet de son visage blême.

Il regarda son sosie et le salua gravement de la tête.

Oui, c’était là que ça se trouvait. S’il y avait quelque chose à trouver, c’était bien là, dans la salle de bains. Son sosie s’avançait toujours, comme s’il voulait sortir du miroir, puis tendit la main et la pressa contre celle de Danny. Quand la porte de la salle de bains s’ouvrit, le sosie s’éloigna de biais et Danny put glisser un regard à l’intérieur.

C’était une salle de bains toute en longueur qui, avec son luxe démodé, faisait penser à un wagon-salon de train Pullman. Le sol était recouvert d’un carrelage de petites dalles hexagonales. Au fond trônait un W.C. à couvercle levé, à droite il y avait un lavabo surmonté d’une armoire de toilette à glace, et à gauche une grande baignoire blanche à pieds griffus, dont le rideau de douche était tiré. Comme un somnambule, Danny se dirigea vers la baignoire. Il avait l’impression de se trouver dans un rêve, un des rêves de Tony. S’il écartait le rideau de douche, il découvrirait peut-être quelque chose d’agréable, quelque chose que Papa avait oublié ou que Maman avait perdu, quelque chose qui leur ferait plaisir…

Il fit glisser le rideau de douche.

La femme qui gisait dans la baignoire était morte depuis longtemps. Elle était toute gonflée et violacée et son ventre, ballonné par les gaz et ourlé de glace, émergeait de l’eau gelée comme une île de chairs livides. Elle fixait sur Danny des yeux vitreux, exorbités comme des billes. Un sourire grimaçant étirait ses lèvres pourpres. Ses seins pendillaient, les poils de son pubis flottaient à la surface et ses mains congelées se recroquevillaient comme des pinces de crabe sur les bords godronnés de la baignoire en porcelaine.

Danny hurla sans qu’aucun son ne sortît de sa gorge ; le cri refoulé plongea au fond de son être comme une pierre qui tombe au fond d’un puits. Il recula de nouveau, faisant tinter le carrelage sous ses pas, et subitement il sentit que dans son affolement il s’était inondé d’urine.

Alors la femme se mit sur son séant.

Toujours grimaçante, elle rivait sur Danny ses énormes yeux exorbités. Ses paumes mortes crissaient sur la porcelaine, ses seins se balançaient comme de vieux punching-balls craquelés. Quand elle se leva, on entendit un bruit à peine perceptible de bris d’échardes de glace, mais elle ne respirait pas : ce n’était qu’un cadavre, mort depuis des années.

Les yeux écarquillés, les cheveux dressés sur la tête comme des piquants de hérisson, Danny fit volte-face et s’enfuit à toutes jambes vers la porte extérieure qu’il trouva refermée. Sans penser qu’elle n’était peut-être pas verrouillée et qu’il suffisait de tourner la poignée pour sortir, il se mit à cogner dessus et à pousser des hurlements déchirants qu’aucune oreille humaine ne put entendre. La morte au ventre ballonné, aux cheveux desséchés, qui gisait, magiquement embaumée, depuis des années dans cette baignoire, s’était levée et, les bras tendus, s’était lancée à sa poursuite. Il l’entendait s’approcher, mais dans son affolement il ne trouvait d’autre défense que de cogner encore plus désespérément sur cette porte qui se refusait à s’ouvrir.

Tout à coup, une voix calme et rassurante se fit entendre, la voix de Dick Hallorann. Et Danny, qui avait retrouvé la sienne, se mit à pleurer doucement, non pas de peur mais de soulagement.

(Je ne crois pas que tes visions puissent te faire de mal…, pas plus que les images dans un livre… Si tu fermes les yeux, elles disparaîtront.)

Il ferma les yeux, serra les poings et se concentra si fort que ses épaules se contractèrent.

(Il n’y a rien, rien du tout, RIEN, RIEN DU TOUT !)

Quelques minutes passèrent. Il commençait tout juste à se détendre, à réaliser que la porte était forcément ouverte et qu’il pouvait s’enfuir, quand deux mains puantes, tuméfiées, suintantes de l’humidité des années, se refermèrent doucement autour de son cou et le forcèrent à se retourner et à regarder dans les yeux le visage violacé de la mort.

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