Le tricot lui donnait sommeil. Aujourd’hui, même Bartok lui aurait donné sommeil, mais ce n’était pas du Bartok qui passait sur le petit électrophone, c’était du Bach. Ses mains ralentissaient de plus en plus et, au moment où son fils faisait la connaissance de l’hôte permanente de la chambre 217, Wendy s’était endormie, son tricot sur les genoux. La pelote de laine et les aiguilles montaient et descendaient au rythme régulier de sa respiration. Son sommeil était profond, sans rêve.
Jack Torrance dormait lui aussi, mais d’un sommeil léger et agité, peuplé de rêves qui paraissaient presque trop vrais pour n’être que des rêves.
Ses paupières avaient commencé à s’alourdir alors qu’il feuilletait des liasses de factures de lait. À raison de cent factures par liasse, ça devait faire au total des dizaines de milliers de factures, mais il jetait un coup d’œil à chaque facture, craignant de laisser passer par négligence la pièce à conviction qu’il cherchait et qui, il en était persuadé, devait se trouver quelque part ici. Il était comme quelqu’un qui cherche à tâtons le commutateur dans une pièce obscure ; s’il le trouvait, tout s’éclairerait.
Il avait bien réfléchi au coup de téléphone d’Al Shockley et à la promesse qu’il lui avait faite. Son expérience étrange du terrain de jeux l’avait aidé à prendre une décision. Ses hallucinations ressemblaient à de véritables manifestations psychotiques. Il était persuadé qu’il fallait voir en elles la révolte de son cerveau contre son renoncement au livre sur l’Overlook, renoncement qu’Al lui avait réclamé sur un ton si impérieux. Elles étaient peut-être le signal d’alarme le prévenant qu’à force de se laisser piétiner il finirait par perdre tout respect de lui-même. Il fallait qu’il écrive ce livre, même s’il fallait renoncer, pour cela, à l’amitié d’Al. Il raconterait l’histoire de l’hôtel aussi franchement, aussi simplement que possible. L’introduction serait le récit de ses hallucinations dans le parc aux buis. Le titre, sans être génial, serait fonctionnel : L’Overlook ou les mystères d’une station de montagne. Il dirait la vérité, non pas pour se venger d’Al, de Stuart Ullman, de George Hatfield ou de son père (bien que ce fût un misérable ivrogne et un tyran domestique), ni d’ailleurs de qui que ce soit d’autre. Il l’écrirait parce que l’Overlook l’avait ensorcelé — pouvait-on imaginer une explication plus simple ou plus vraie ? — et pour la même raison que l’on écrivait toute grande œuvre littéraire, que ce soit de la fiction ou non : pour dire la vérité, laquelle finit toujours par éclater. Il l’écrirait parce qu’il avait besoin de l’écrire.
Les paupières lourdes, il s’affaissa un peu plus sur sa chaise, tenant encore une poignée de reçus que ses yeux ne lisaient déjà plus. L’Overlook n’occupait plus son esprit ; il pensait à son père qui avait été infirmier à l’hôpital communal de Berlin. C’était un colosse d’un mètre quatre-vingt-dix, trois centimètres de plus que Jack lui-même. Jack était le benjamin et le vieux aimait le lui rappeler : « C’est le Tom-Pouce de la famille », disait-il en riant et en donnant à Jack une petite tape amicale. Ses deux frères étaient encore plus grands que le père et Jack avait même mis longtemps à rattraper et à dépasser sa sœur Becky qui ne mesurait aujourd’hui que sept centimètres de moins que lui.
L’évolution de ses rapports avec son père avait ressemblé à l’éclosion d’un bourgeon qui promet une fleur magnifique mais qui, piqué à l’intérieur, ne s’épanouit pas. Jusqu’à l’âge de sept ans, il avait aimé son père très fort, sans jamais le juger, malgré les fessées, les bleus et parfois même les yeux pochés.
Il se souvenait de ces délicieux soirs d’été où la maison respirait le calme et la tranquillité. Brett, le frère aîné, était sorti avec sa petite amie, le second était dans sa chambre à étudier, sa sœur Becky et sa mère regardaient au salon le vieux poste de télévision tandis que lui, assis dans l’entrée avec rien d’autre sur la peau que sa chemise de corps, faisait semblant de jouer avec ses camions mais attendait en fait le moment où son père, rompant le silence, rentrerait à la maison. Il arrivait en faisant claquer la porte derrière lui, lançait un bonsoir tonitruant à l’enfant qui l’avait attendu et Jacky piaillait de joie en voyant s’avancer vers lui ce grand bonhomme dont la calvitie rose luisait sous le plafonnier. Sous cette lumière, dans son uniforme blanc, avec sa chemise flottante, parfois tachée de sang, et son pantalon dont les revers s’avachissaient sur des chaussures noires, il ressemblait à quelque fantôme géant.
Son père le prenait alors dans ses bras et le jetait en l’air avec une telle force que la pression de l’air lui comprimait soudain le crâne comme une calotte de plomb. Il montait comme une flèche, de plus en plus haut, tout en criant, avec son père : « Ascenseur ! ascenseur ! » Certains soirs, quand son père, le visage nimbé d’un brouillard de bière, était trop saoul pour pouvoir contrôler l’élan de ses bras vigoureux, Jacky, propulsé comme un projectile humain, partait en vol plané par-dessus le crâne plat de son père et allait s’écraser derrière lui sur le parquet de l’entrée. Mais il y avait d’autres soirs où son père, à force de l’envoyer en l’air, de le rattraper et de le secouer comme un vieux chiffon, le jetait dans de telles transes de fou rire qu’il en attrapait le hoquet.
Les doigts de Jack se détendirent, lâchant les reçus qui glissèrent à terre en se balançant paresseusement.
Ses paupières, qui gardaient l’image du père que la lanterne magique du souvenir avait projetée sur elles, s’entrouvrirent puis se refermèrent aussitôt. Un spasme parcourut son visage. Flottant comme les reçus qu’il avait lâchés, comme les feuilles de tremble à l’automne, sa conscience sombra doucement.
Telle avait été la première phase de ses rapports avec son père et, vers la fin, il s’était rendu compte que Becky et ses frères, tous plus âgés, haïssaient leur père et que leur mère, une femme incolore et inodore qui n’ouvrait pratiquement jamais la bouche, ne le supportait que parce que son éducation catholique lui en faisait un devoir. À cette époque-là, Jack n’avait pas trouvé étrange que son père réglât tous ses conflits avec ses enfants en leur flanquant des raclées, ni que son propre amour pour lui allât de pair avec la peur : peur du jeu de l’ascenseur qui pouvait, un soir ou l’autre, dégénérer en drame à la suite d’une mauvaise chute ; peur que, les jours de congé, la bonne humeur bourrue de son père ne se transformât subitement en brutales engueulades et en claques de sa « bonne main droite » ; et quelquefois même, il s’en souvenait, il avait eu peur rien qu’à voir l’ombre de son père se poser sur lui alors qu’il jouait. C’est vers la fin de cette phase-là qu’il avait commencé à remarquer que Brett n’amenait jamais ses petites amies à la maison, pas plus que Mike et Becky leurs copains.
Son amour avait commencé à tourner à l’aigre à l’âge de neuf ans, quand son père avait battu sa mère avec sa canne. Le vieux Torrance s’était mis à se servir d’une canne un an plus tôt quand, à la suite d’un accident de voiture, il était devenu boiteux. À partir de ce moment-là, cette longue canne noire à pommeau doré ne l’avait plus quitté et Jack tressaillit dans son sommeil au souvenir de son sifflement cruel quand elle s’abattait contre le mur… ou sur quelqu’un. Cet accès de brutalité était survenu à l’improviste, sans mobile apparent, sans que sa mère eût rien fait pour le provoquer. Ils étaient tous à table, en train de dîner. C’était un dimanche soir, à la fin d’un week-end de trois jours pour son père, trois jours qu’il avait passés, comme d’habitude, à se saouler en grand style. On avait servi du poulet rôti, des petits pois et de la purée de pommes de terre. Papa, au bout de la table, la canne appuyée contre sa chaise, somnolait ou presque devant son assiette pleine tandis que sa mère faisait passer les assiettes. Une veine enflée barrait son front, ce qui était toujours mauvais signe, et ses yeux, enfoncés dans les chairs rebondies de son visage joufflu, étincelaient de méchanceté. Il les avait dévisagés à tour de rôle tandis qu’une de ses grosses mains tachetées de son avait saisi le pommeau doré de la canne et le caressait. Il avait dit quelque chose au sujet du café — Jack restait persuadé, encore aujourd’hui, que c’était bien le mot « café » qu’il avait prononcé — et Maman avait ouvert la bouche pour répondre quand la canne avait fauché l’air, la frappant de plein fouet au visage et faisant jaillir le sang de son nez. Becky s’était mise à hurler et les lunettes de Maman étaient tombées dans la sauce. La canne était remontée pour s’abattre de nouveau, sur le crâne cette fois, fendant le cuir chevelu. Maman était tombée à terre et était restée inerte, sur le tapis. Bajoues tremblotantes, le regard enflammé, Papa, se déplaçant avec l’agilité et la rapidité grotesques des gros, avait alors bondi de sa chaise et foncé sur elle. Brandissant sa canne, il l’avait houspillée exactement comme il avait l’habitude de houspiller ses enfants quand il les battait. « Voilà, voilà pour toi, canaille ! Voilà ta correction ! Voilà la raclée que tu mérites ! » La canne était montée et redescendue encore sept fois avant que Brett et Mike pussent l’arrêter et l’entraîner plus loin pour la lui arracher des mains. Jack (il était redevenu « petit Jacky » pour l’instant, un « petit Jacky » somnolant et marmonnant, assis sur une chaise de camping couverte de toiles d’araignée, tandis que la chaudière recommençait à rugir derrière lui) savait exactement combien de fois la canne s’était abattue parce que chaque coup était resté gravé dans sa mémoire, aussi indélébile que les entailles d’un ciseau dans la pierre : sept coups, pas un de plus ni de moins. Incrédules et sanglotants, Becky et lui avaient regardé les lunettes de leur mère dans la purée, un des verres cassé et barbouillé de jus. Du fond du couloir, Brett criait, disant à Papa que s’il bougeait il le tuerait. Et Papa répétait sans cesse : « Fumier ! Salopard ! Donne-moi ma canne ! Je te dis de me la donner, bon Dieu ! » et Brett, brandissant hystériquement la canne, avait dit : « Oui, oui, je te la donnerai, si tu bouges d’un poil, tu verras, je te la donnerai autant que tu voudras, et plutôt deux fois qu’une. Je vais te régler ton compte ! » Quant à Maman, le visage déjà bouffi comme une vieille chambre à air trop gonflée, saignant à quatre ou cinq endroits, elle avait réussi à se mettre debout et avait prononcé des paroles terribles, les seules sans doute que Jack eût jamais retenues mot pour mot : « Qui est-ce qui a pris le journal ? Ton père voudrait voir les bandes dessinées. Est-ce qu’il s’est mis à pleuvoir ? » Puis, les cheveux tombant sur son visage tuméfié et ensanglanté, elle s’était écroulée à terre. Mike avait téléphoné au docteur et, balbutiant dans le récepteur, avait demandé qu’il vienne immédiatement. Oui, c’était pour leur mère, mais il ne pouvait pas dire de quoi il s’agissait, pas au téléphone, pas sur une ligne à plusieurs postes, il ne le pouvait pas. Mais qu’il vienne vite. Le docteur était venu et avait envoyé Maman à l’hôpital où Papa travaillait. Papa, un peu dégrisé (ou peut-être simplement par ruse, comme une bête traquée), avait dit au docteur qu’elle était tombée dans l’escalier. S’il y avait du sang sur la nappe, c’était parce qu’il avait essayé d’en essuyer le visage de sa pauvre femme chérie. « Et ses lunettes ont traversé en volant tout le salon pour aller atterrir dans la purée et le jus de poulet ? avait demandé le docteur avec un affreux sourire narquois. C’est comme ça que ça c’est passé, Mark ? J’ai entendu parler de gens qui reçoivent des émissions de radio sur leurs plombages en or, j’ai même vu un homme qui avait reçu une balle entre les deux yeux et a vécu pour le raconter, mais c’est bien la première fois que j’entends parler de lunettes volantes. » Papa s’était contenté de secouer la tête et de dire qu’il n’y comprenait rien, lui non plus. Elles avaient dû tomber dans la purée au moment où ils l’avaient transportée dans la salle à manger. Les quatre enfants avaient été interloqués par l’énormité du mensonge. Quatre jours plus tard, Brett avait quitté son travail à la fabrique et s’était engagé dans l’armée. Jack avait toujours pensé que si Brett était parti ce n’était pas seulement parce que son père avait agressé sa mère d’une façon aussi brutale et aussi irrationnelle, mais aussi parce qu’à l’hôpital sa mère, tout en tenant la main du curé de la paroisse, avait corroboré la version des faits donnée par son père. Dégoûté, Brett les avait abandonnés à leur sort. Il avait été tué dans la province de Dong Ho en 1965, l’année où Jack, entré à l’université, commençait à militer en faveur de la paix. Aux manifestations, qui attiraient de plus en plus de monde, il avait brandi la chemise ensanglantée de Brett, mais, quand il prenait la parole, ce n’était pas le visage de son frère qu’il voyait devant ses yeux, mais celui de sa mère qui, hébétée et n’ayant toujours rien compris, demandait : « Qui a pris le journal ? »
Mike s’était sauvé trois ans plus tard, quand Jack avait douze ans ; bénéficiaire d’une bourse confortable, il était entré à l’université de New Hampshire. Un an plus tard, leur père était mort, terrassé par une attaque d’apoplexie pendant qu’il préparait un patient pour une opération. Il s’était écroulé dans son uniforme blanc à la chemise flottante, mort peut-être avant même de toucher le carrelage noir et rouge, et trois jours plus tard l’homme qui avait dominé la vie de Jacky, l’irrationnel dieu-fantôme blanc, était sous terre.
Sur la pierre tombale, on avait gravé Mark Anthony Torrance, père aimant. À cela, Jack aurait volontiers ajouté une ligne : il savait jouer à l’ascenseur.
Le vieux Torrance avait souscrit plusieurs assurances-vie. Certains collectionnent les assurances comme d’autres collectionnent les timbres ou les monnaies et il était de ceux-là. L’argent de l’assurance commençait à rentrer au même moment où cessaient les paiements aux assureurs et les dépenses pour l’alcool. Pendant cinq ans ils avaient été riches, ou presque…
Dans son sommeil tourmenté, un visage surgit devant ses yeux, comme dans un miroir.
(Le visage hébété de sa mère qui, battue et sanglante, sortait de dessous la table et se relevait en disant : « De la part de ton père. Je répète, un message important de la part de ton père. Reste à l’écoute pour entendre notre émission, l’Heure du Bonheur. Je répète… »)
La voix s’éloigna puis se tut. D’autres voix retentissaient faiblement comme un écho désincarné venu du fond d’un long couloir obscur.
(Excusez-moi, Mr Ullman, mais est-ce que ce n’est pas)… la réception, avec ses classeurs, le grand bureau d’Ullman, le registre blanc, déjà en place pour l’an prochain (jamais pris de court, ce sacré Ullman), toutes les clefs soigneusement suspendues à leurs crochets, le poste de radio sur son étagère.
(Il manque une clef, laquelle, le passe-partout ! Passe-partout, passe-partout, qui a pris le passe-partout ?) Si nous faisions un tour à l’étage, nous découvririons peut-être le coupable.
Il alluma le poste. Les émissions des particuliers arrivaient par bribes, en petites explosions crépitantes. Changeant de fréquence et tournant le bouton de sélection, il attrapa au passage des bouffées de musique, les nouvelles, un pasteur haranguant une foule de fidèles qui gémissaient doucement, les prévisions météorologiques, enfin une autre voix sur laquelle il revint pour la capter. C’était la voix de son père.
— Tue-le. Il faut le tuer, Jacky. Et elle aussi. Parce qu’un vrai artiste doit souffrir. Parce que tout homme tue ce qu’il aime. Parce qu’ils n’arrêteront jamais de conspirer contre toi, d’essayer de t’étouffer, de te faire sombrer. À la minute où je te parle, ton fils se trouve là-haut en violation flagrante de tes ordres. C’est une canaille. Punis-le, Jacky, rosse-le, rosse-le à mort. Bois un verre, Jacky, mon petit, et nous jouerons à l’ascenseur. Je t’accompagnerai quand tu iras lui administrer sa correction. Je sais que tu pourras le faire, j’ai confiance en toi. Il faut le tuer. Il faut le tuer, Jacky, et elle aussi. Parce qu’un vrai artiste doit souffrir. Parce que tout homme…
— Non ! s’écria-t-il tout à coup. Tu es mort et enterré, tu ne vis plus, je ne te veux plus !
Parce qu’il avait renié la partie de lui-même qui venait de son père, ce père revenait à la charge maintenant et s’introduisait sournoisement chez lui, dans cet hôtel à trois mille kilomètres de la Nouvelle-Angleterre où il avait vécu et où il était mort. Non, ce n’était pas juste !
Il souleva à bout de bras le poste de radio et le jeta à terre où il se fracassa en mille morceaux, crachant des vieux ressorts et de vieux tubes. C’était comme s’il avait joué à l’ascenseur avec le poste de radio. La voix de son père s’évanouit et dans le bureau de réception froid et impersonnel on n’entendit plus que celle de Jack qui répétait inlassablement :
— … Mort, tu es mort, tu es mort !
Soudain il entendit, au-dessus de sa tête, un bruit de pas précipités et la voix épouvantée de Wendy :
— Jack ? Jack !
Sans réagir, il resta là à regarder le poste de radio fracassé.
Il ne leur restait plus d’autre lien avec le monde extérieur que le scooter des neiges dans la remise.
Il se couvrit les yeux de ses mains et se serra les tempes. Il commençait à avoir mal à la tête.
Pieds nus, Wendy se précipita le long du couloir et dévala l’escalier qui débouchait dans le hall. Elle n’eut pas l’idée de jeter, en passant, un regard à l’escalier qui montait au deuxième étage : elle y aurait vu Danny, planté sur le palier, le pouce à la bouche. Silencieux et immobile, il fixait l’espace d’un regard vide. Le col et les épaules de sa chemise étaient trempés et il avait des hématomes au cou et sous le menton.
Les cris de Jack avaient cessé, mais la peur ne la lâchait pas. La voix qui l’avait arrachée au sommeil avait retrouvé les accents menaçants d’autrefois, accents qu’elle ne connaissait que trop bien. Elle avait l’impression de rêver encore, mais elle savait bien, au fond d’elle-même, qu’elle était éveillée et ce n’en était que plus horrible. Elle se voyait faisant irruption dans le bureau et surprenant Jack, saoul et affolé, penché sur le corps inerte de Danny.
Elle poussa la porte et découvrit Jack qui, blanc comme un linge, se massait les tempes. Le grand poste émetteur fracassé gisait à ses pieds dans une nappe d’éclats de verre.
— Wendy ? demanda-t-il d’un air incertain. Wendy ?
De plus en plus stupéfaite, elle crut entrevoir un instant le vrai visage de Jack, celui qu’il dissimulait d’ordinaire si bien, le visage d’un être désespérément malheureux, impuissant comme un animal pris dans un piège dont la complexité le dépasse et dont il ne peut se dégager. Des contractions incontrôlables tiraillaient ses traits, ses lèvres tremblaient, sa pomme d’Adam montait et descendait.
Horrifiée, elle se rendit compte qu’il allait se mettre à pleurer. Elle l’avait déjà vu pleurer, mais pas depuis qu’il avait cessé de boire…, et, même du temps où il buvait, il fallait qu’il fût particulièrement ivre et bourrelé de remords. Ce n’était pas un homme à laisser paraître ses émotions et de le voir s’y abandonner l’emplissait de terreur.
Il s’avança vers elle, les yeux remplis de larmes, secouant la tête comme s’il essayait en vain de refouler le torrent de ses émotions, et de sa poitrine s’échappa un sanglot convulsif, déchirant. Ses pieds, chaussés de pantoufles tricotées, trébuchèrent sur les débris du poste et il s’affala contre Wendy, qui chancela sous son poids. L’haleine, qu’il lui soufflait au visage, ne sentait pas l’alcool. D’ailleurs comment aurait-il pu en être autrement ? Il n’y avait pas d’alcool ici.
— Qu’est-ce qui est arrivé ? lui demanda-t-elle en le soutenant du mieux qu’elle pouvait. Jack, qu’y a-t-il ?
Mais il ne parvenait pas à maîtriser ses sanglots et s’accrochait désespérément à elle, la serrant à l’étouffer, roulant sa tête sur ses épaules dans un geste de refus impuissant. Sous sa chemise, sous son jean, elle sentait son corps qui tremblait.
— Jack ? Qu’est-ce qu’il y a ? Dis-moi ce qui s’est passé !
Peu à peu des paroles émergèrent du torrent des sanglots, incohérentes d’abord, puis de plus en plus compréhensibles au fur et à mesure que ses larmes s’épuisaient :
— … un rêve, je crois que c’était un rêve, mais un rêve qui était si vrai que je… c’était ma mère, elle disait que mon père allait parler à la radio… il disait… il me disait de… je ne sais pas, il m’a engueulé… et alors j’ai cassé le poste… pour le faire taire. Oui, pour ne plus l’entendre. Il est mort et je ne veux plus le voir, même en rêve. Il est mort. Mon Dieu, Wendy, mon Dieu ! Je n’ai jamais fait un pareil cauchemar. Je ne veux plus jamais en refaire comme ça ! C’était atroce.
« J’étais au sous-sol, assis sur une chaise, en train de fouiller dans de vieux reçus de laiterie mortellement ennuyeux, et j’ai dû m’assoupir. C’est alors que j’ai commencé à rêver. J’ai dû monter ici tout en dormant, comme un somnambule. Blotti contre son cou, il essaya faiblement de rire. Encore une grande première.
— Jack, où est Danny ?
— Je ne sais pas. Il n’est pas avec toi ?
Il regarda Wendy et son visage se durcit quand il découvrit ses yeux accusateurs.
— Tu ne me le laisseras jamais oublier, n’est-ce pas, Wendy ?
— Jack…
— Quand je serai sur mon lit de mort, tu te pencheras encore sur moi pour me dire : « C’est bien fait pour toi après ce que tu as fait à Danny ! »
— Jack !
— Eh quoi, Jack ! demanda-t-il avec humeur, se redressant brusquement. Est-ce que tu vas nier que c’est à ça que tu penses ? Que je l’ai brutalisé autrefois et que je pourrais recommencer ?
— Je voulais savoir où il était, c’est tout !
— C’est ça, crie comme un putois. Ce n’est pourtant pas en gueulant que tu arrangeras quoi que ce soit.
Elle tourna les talons et gagna la porte.
Il la regarda s’éloigner sans bouger, un buvard plein de miettes de verre à la main. Il finit par jeter le buvard dans la corbeille à papier et, se lançant à sa poursuite, la rattrapa près du bureau de la réception. Il mit ses mains sur ses épaules et la retourna vers lui. Elle avait l’air résolu.
— Wendy, je suis désolé. C’était le rêve. Je ne suis pas moi-même. Tu me pardonnes ?
— Évidemment, dit-elle, sans changer d’expression et secouant, d’un geste impatient, son étreinte.
Elle alla jusqu’au milieu du hall et appela :
— Hé ! prof ! Où es-tu ?
N’obtenant aucune réponse, elle se dirigea vers la porte d’entrée, l’ouvrit et sortit sur le chemin que Jack avait déblayé. C’était une tranchée plutôt qu’un chemin, car les monceaux de neige tassée de part et d’autre du passage lui arrivaient à hauteur d’épaule. Elle appela Danny de nouveau, tandis que son haleine se transformait en un duvet blanc. Quand elle rentra, la peur se lisait sur son visage.
Maîtrisant son impatience, Jack lui dit d’un air raisonnable :
— Es-tu sûre qu’il n’est pas dans son lit en train de dormir ?
— Je te dis qu’il est parti jouer pendant que je tricotais. Je l’ai entendu au rez-de-chaussée.
— Tu ne t’es pas endormie ?
— Peut-être. Et après ? Je ne vois pas le rapport. Oui, je me suis endormie. Danny ?
— Quand tu es descendue, il y a un instant, est-ce que tu as regardé dans sa chambre ?
— Je…
Elle s’arrêta.
Il hocha la tête.
— C’est bien ce que je pensais.
Sans l’attendre, il se mit à grimper l’escalier. Elle le suivit, presque en courant, mais il montait plus vite qu’elle, enjambant les marches deux à deux. Il s’arrêta net au palier du premier étage et elle vint buter contre lui. Rivé sur place, il levait des yeux épouvantés vers le deuxième étage.
— Quoi ? demanda-t-elle, puis elle suivit la direction de son regard.
Danny était là-haut, les yeux vides, le pouce à la bouche. À la lumière crue des appliques électriques du couloir, on voyait les marques cruelles sur son cou.
— Danny ! s’écria-t-elle.
Galvanisé par ce cri, Jack s’élança, suivi de Wendy, et tous deux se jetèrent aux genoux de l’enfant. Wendy le prit dans ses bras, et Danny se laissa étreindre sans réagir. Elle eut l’impression de serrer dans ses bras une poupée de chiffons et le goût douceâtre de l’horreur lui emplit la bouche. Impassible, Danny continuait de sucer son pouce et de regarder fixement dans l’espace derrière leurs têtes.
— Danny, qu’est-ce que tu as ? demanda Jack. (Il tendit la main pour toucher les ecchymoses enflées sur le cou de Danny.) Qui est-ce qui t’a…
— Ne le touche pas ! siffla Wendy.
Elle souleva Danny dans ses bras et battit en retraite dans l’escalier avant que Jack, abasourdi, ait eu le temps de se relever.
— Quoi ? Wendy, tu ne crois quand même pas que…
— Ne le touche pas ! Je te tuerai si tu lèves encore une fois la main sur lui !
— Wendy…
— Salaud !
Elle lui tourna le dos et dévala l’escalier jusqu’au premier étage. Danny, le pouce fermement planté dans sa bouche, dodelinait doucement de la tête. Ses yeux étaient comme des vitres givrées. Jack entendit Wendy enfiler le couloir de droite au pied de l’escalier et le suivre jusqu’au bout. Elle claqua la porte de leur chambre, poussa le verrou et tourna la clef. Il y eut ensuite un court silence suivi du doux murmure de ses consolations.
Pendant un temps indéterminé, Jack resta là, paralysé par les événements qui s’étaient précipités en quelques minutes. Son rêve, qui l’habitait toujours, semblait rendre irréel tout ce qui l’entourait. Était-ce donc lui qui avait fait mal à Danny, comme le pensait Wendy ? Avait-il vraiment essayé d’étrangler son fils pour obéir aux injonctions de son père ? Non ; il ne ferait jamais de mal à Danny.
(Il est tombé dans l’escalier, docteur.)
En tout cas, à présent, il ne ferait pas de mal à Danny.
(Comment savoir que la bombe insecticide était défectueuse ?)
Il n’avait jamais fait de mal à personne, sauf quand il était ivre.
(Pourtant tu as failli tuer George Hatfield.)
— Non ! cria-t-il dans le noir, martelant ses cuisses de ses poings, sans pouvoir s’arrêter.
Assise dans un fauteuil près de la fenêtre, Wendy tenait Danny serré contre elle et lui murmurait les consolations qui avaient déjà fait leurs preuves, paroles incantatoires, formules magiques dénuées de sens, oubliées aussitôt après. Il s’était recroquevillé contre elle sans protester, mais sans plaisir non plus, et il semblait s’être transformé en un simulacre de lui-même, en une affreuse poupée de cire insensible à tout. Il ne tourna même pas la tête quand Jack cria « Non ! » quelque part dans le couloir.
La confusion dans l’esprit de Wendy avait cédé la place à une émotion plus pernicieuse : la panique.
Que Jack fût l’auteur de ce nouveau méfait, elle n’en douta pas un seul instant. Ses protestations d’innocence n’entamaient nullement sa conviction et elle trouvait parfaitement plausible que Jack eût essayé d’étrangler Danny dans son sommeil, tout comme il avait fracassé le poste de radio. Il avait les nerfs malades. Mais qu’y faire ? Elle ne pouvait pas rester éternellement enfermée dans cette pièce. Il faudrait bien qu’ils en sortent, ne serait-ce que pour manger.
Une seule question comptait à ses yeux, et elle se la posa avec toute la froideur calculée que lui dictait l’instinct maternel : la sauvegarde de l’enfant devait passer avant toute chose, même avant sa propre sécurité, et, pour l’assurer, rien ni personne ne la ferait reculer, pas même Jack. Mais, avant d’élaborer un plan d’action, il fallait qu’elle sache : Jack était-il dangereux ou pas ?
Il avait nié toute responsabilité dans ce qui était arrivé à Danny. Il avait paru sincèrement horrifié par les bleus sur son cou et par son état semi-comateux. Si c’était lui le coupable, il avait probablement agi sous l’emprise d’un dédoublement de la personnalité. Et, s’il avait commis cet acte en dormant, c’était, paradoxalement, plutôt bon signe. Il serait alors possible de lui faire encore confiance et d’obtenir de lui qu’il les emmène loin de l’Overlook. Mais après ?
Pour elle, il n’y avait pas d’après. Elle ne voyait pas plus loin que leur arrivée dans le bureau du docteur Edmonds, à Sidewinder. Elle n’avait pas besoin de voir plus loin. La crise actuelle suffisait largement à lui occuper l’esprit.
Elle berçait Danny sur sa poitrine en chantonnant. Ses doigts avaient bien senti sur les épaules de l’enfant la moiteur du tee-shirt, mais elle ne s’était pas attardée à ce détail. Si elle y avait prêté attention, elle se serait peut-être souvenue que les mains de Jack étaient sèches quand il l’avait serrée dans ses bras dans le bureau tout à l’heure, ce qui l’aurait peut-être fait réfléchir. Mais elle avait l’esprit ailleurs. Il fallait prendre une décision. Fallait-il, oui ou non, faire confiance à Jack ?
En fait, elle n’avait pas le choix. Toute seule, elle ne pouvait rien faire, même pas descendre à la réception et lancer un appel au secours sur le poste émetteur. Mais Danny avait reçu un choc terrible et il fallait le tirer de là tout de suite, avant que le mal ne fût devenu irrémédiable. Elle se refusait à penser qu’il le fût déjà.
Pourtant elle n’arrivait toujours pas à se décider et dans son angoisse cherchait encore une solution de rechange. Elle ne voulait plus laisser Danny à la merci de Jack. C’était pour Jack, et malgré ses propres pressentiments (et ceux de Danny), qu’elle avait accepté qu’ils restent là, coupés du monde par la neige. Mais à présent elle se rendait compte que ç’avait été une erreur. Elle avait eu tort aussi de repousser l’idée d’un divorce. Et la pensée qu’en faisant de nouveau confiance à Jack elle risquait de commettre une nouvelle erreur, irréparable cette fois-ci, la paralysait.
Il n’y avait pas de fusil dans l’hôtel. Elle avait bien remarqué les couteaux suspendus à la cuisine, mais Jack lui en barrait le chemin.
Tout occupée à trouver une solution à son dilemme, elle ne voyait pas l’ironie de la situation : une heure auparavant, elle dormait, persuadée que tout allait bien, que tout s’arrangeait pour eux, et à présent elle s’apprêtait à s’armer d’un couteau de cuisine pour se défendre contre son mari, s’il ne les laissait pas tranquilles.
Tenant toujours Danny dans ses bras, elle se mit enfin debout sur ses jambes vacillantes. Sa décision était prise. Tant qu’il ne dormait pas, Jack pouvait encore se conduire comme un être de raison ; elle pourrait donc lui demander d’emmener Danny chez le docteur Edmonds, à Sidewinder. Et, si jamais Jack s’avisait de faire autre chose que de l’aider, que Dieu ait pitié de lui !
Elle se dirigea vers la porte, l’ouvrit et, remontant Danny sur son épaule, sortit dans le couloir.
— Jack ? appela-t-elle d’une voix tremblante, mais il n’y eut pas de réponse.
De plus en plus anxieuse, elle s’avança jusqu’à la cage d’escalier, mais Jack n’était pas là. Elle s’interrogeait sur la marche à suivre quand tout à coup elle entendit monter d’en bas le refrain familier :
Roulons-nous, ma belle,
Dans les foins coupés,
Couche-toi là, ma belle,
Ce n’est pas péché.
Les paroles étaient chantées avec une ironie si féroce que Wendy aurait été moins effrayée par le silence. Mais elle avait décidé de parler à Jack et elle se mit à descendre l’escalier vers le hall.
Assis dans l’escalier, Jack avait pu entendre, à travers la porte fermée, le murmure des paroles consolatrices que Wendy susurrait à Danny et son désarroi s’était transformé en colère. Au fond, rien n’avait changé. Rien dans l’attitude de Wendy en tout cas. Même s’il s’abstenait de boire pendant vingt ans, elle le soupçonnerait toujours et, le soir, quand il rentrerait du travail et qu’elle l’accueillerait à la porte avec un baiser, elle humerait encore à pleines narines son haleine afin de détecter la moindre odeur de scotch ou de gin. Elle ne lui faisait grâce de rien ; s’il avait eu un accident de voiture et que Danny eût été blessé, elle l’en aurait tenu responsable, même si l’autre chauffeur avait été ivre mort, aveugle ou paralytique.
Il revit son visage au moment où elle avait pris Danny dans ses bras et il eut tout à coup envie d’effacer à coups de poing l’accusation qu’il y avait lue.
Elle n’avait pas le droit !
Si, au début, elle avait peut-être eu le droit. C’est vrai qu’il était devenu un ivrogne et qu’il était tombé bien bas, assez bas pour casser le bras de Danny. Mais, si un homme s’amende, ne mérite-t-il pas que tôt ou tard on lui fasse de nouveau confiance ? Et, si on ne lui accorde pas cette confiance, n’a-t-il pas le droit de s’offrir les agréments d’un état dont il subit de toute façon l’ignominie ? Est-ce qu’une jeune fille accusée à tort par son père de coucher avec tous les garçons du collège ne finit pas, de guerre lasse, par mériter les reproches dont on l’accable ? Et si secrètement — ou pas si secrètement que ça — une femme continue de croire que son mari boit alors qu’il ne boit plus…
Il se mit debout et descendit l’escalier jusqu’au palier et s’y arrêta un instant. Il tira son mouchoir de sa poche et s’en essuya les lèvres, tout en se demandant s’il n’allait pas regagner leur appartement, cogner sur la porte et exiger de voir son fils. Elle n’avait pas le droit de le traiter avec tant de désinvolture. Mais il n’était pas pressé. À moins qu’elle ne fût décidée à faire la grève de la faim, il lui faudrait bien sortir, tôt ou tard. À cette pensée, un sourire venimeux gagna son visage. À elle de faire le premier pas. Il n’avait qu’à attendre.
Il descendit au rez-de-chaussée, s’arrêta un moment près du bureau de la réception sans trop savoir que faire, puis prit la direction de la salle à manger. À l’intérieur, les tables avec leurs nappes en toile de lin propres et repassées sous leurs housses en plastique scintillaient de blancheur. La salle était déserte, mais
(le dîner sera servi à 20 heures
et, à minuit, on ôtera les masques
et le bal commencera).
En se promenant parmi les tables, Jack oubliait un instant tous ses soucis, sa femme et son fils là-haut, le rêve, le poste de radio fracassé, les ecchymoses de Danny. Tout en laissant traîner ses doigts sur les housses en plastique lisses, il essayait de s’imaginer cette soirée d’été du mois d’août 1945. L’Amérique venait de gagner la guerre et un avenir tout neuf s’ouvrait devant elle, un avenir de rêve où tout paraissait possible. Des cordons de lanternes chinoises aux couleurs vives éclairaient l’allée circulaire devant l’hôtel et les fenêtres de la salle à manger, aujourd’hui bouchées par les congères de neige, déversaient des flots de lumière dorée sur la pelouse. Partout scintillaient les déguisements aux couleurs chatoyantes, ici une princesse en satin, là un marquis en bottes mousquetaires. Les bijoux rivalisaient d’éclat avec les mots d’esprit ; l’alcool coulait à flots — le vin d’abord, puis les cocktails, et pour finir les mélanges tord-boyaux — et la rumeur des conversations qui s’enflait, de plus en plus assourdissante, jusqu’au cri joyeux lancé par Derwent depuis le podium du chef d’orchestre :
Ôtez vos masques ! Ôtez vos masques !
(Et la Mort Rouge les tenait en son pouvoir…)
Jack avait traversé la salle à manger et se retrouva devant le Colorado Bar. Poussant la porte à double battant, il se dirigea vers le comptoir plongé dans l’ombre au fond de la pièce. C’est alors qu’un phénomène étrange se produisit. Il était déjà venu ici une fois pour vérifier la liste d’inventaire qu’Ullman lui avait remise et il savait que toutes les étagères étaient vides, que l’on n’y avait absolument rien laissé. Et pourtant aujourd’hui, dans la pâle lueur qui filtrait par les fenêtres enneigées, il crut distinguer, tapissant le mur du bar, des rangées entières de bouteilles qui scintillaient à côté de siphons d’eau de Seltz. Aux trois robinets étincelants de la bière à la pression, des gouttes s’étaient formées. Il pouvait même détecter l’odeur de la bière, cette odeur humide de levure fermentée qui flottait autour du visage de son père quand il rentrait le soir du travail.
Ouvrant de grands yeux, il chercha à tâtons l’interrupteur et alluma les lustres faits de grandes roues de calèche, garnies de petites ampoules de vingt watts qui projetaient sur le bar une douce lumière tamisée.
Il s’était trompé : il n’y avait rien sur les étagères, même pas une couche de poussière. Les robinets étaient secs, ainsi que les grilles en métal chromé de l’évier en dessous.
Il s’assit sur l’un des tabourets et s’accouda sur le comptoir bordé de cuir. Le bol à cacahuètes à sa gauche était vide, naturellement. C’était bien sa veine que le premier bar dans lequel il pénétrait après dix-neuf mois d’abstinence fût complètement à sec. Une puissante vague de nostalgie douce-amère l’envahit, et il se sentit gagné par le besoin physique de l’alcool qui lui brûlait les entrailles d’une soif que seules pouvaient étancher de longues gorgées glacées.
— Salut, Lloyd, dit-il. C’est plutôt calme ce soir.
Lloyd répondit que c’était exact et lui demanda ce qu’il voulait.
— Je suis vraiment ravi que vous me posiez cette question, dit Jack, vraiment ravi. Parce que j’ai dans mon portefeuille deux billets de vingt dollars et deux billets de dix, et je craignais qu’ils n’y moisissent jusqu’au mois d’avril. Il n’y a pas un seul bistrot dans le coin. C’est incroyable. Et moi qui croyais qu’il y avait des bistrots partout, même sur la lune !
Lloyd compatit à son malheur.
— Voici ce qu’on va faire, dit Jack. Vous allez me préparer une vingtaine de martinis. Vingt martinis tout rond, d’un seul coup. Un pour chaque mois d’abstinence, plus un que je boirai à votre santé. Vous aurez le temps de me les préparer, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas trop occupé ?
Lloyd répondit qu’il n’était pas trop occupé.
— Vous êtes un brave type, Lloyd. Vous allez m’aligner tous ces martiens le long du comptoir et je vais vous les descendre l’un après l’autre. Lloyd, mon pote, il faut porter dignement le fardeau de l’homme blanc.
Lloyd lui tourna le dos et se mit au travail. Jack enfonça sa main dans sa poche à la recherche de son portefeuille mais n’y trouva que la petite bouteille d’Excedrin. Il avait dû le laisser sur le bureau de la chambre dans laquelle sa vieille guenon d’épouse s’était enfermée à clef. Félicitations, Wendy. Tu es vraiment la reine des salopes.
— Il semble que je sois un peu à court d’argent, dit Jack. Est-ce que la maison me fera crédit ?
Lloyd répondit qu’on lui ferait crédit.
— C’est super. Vous êtes vraiment sympa, Lloyd. Vous êtes vraiment la crème des barmen. De Barre à Boulder — ou à Los Angeles tant qu’on y est — il n’y en a pas de meilleur.
Lloyd le remercia du compliment.
Jack décapsula la bouteille d’Excedrin, en fit tomber deux comprimés et les envoya dans sa bouche, qui fut aussitôt inondée de ce goût acide reconnaissable entre tous.
Il eut tout à coup l’impression d’être observé et que derrière lui de vieux beaux et de belles jeunes femmes, installés dans les boxes, suivaient avec une curiosité un peu dédaigneuse le déroulement du drame qui se préparait.
Mais, quand Jack fit tournoyer son tabouret, il put constater que tous les boxes le long des murs étaient vides. Personne n’occupait les fauteuils de cuir capitonnés et sur les tables luisantes en formica noir il n’y avait que des cendriers contenant chacun une pochette d’allumettes portant en lettres dorées la légende Colorado Bar avec, en dessous, une représentation stylisée de la porte à double battant.
Jack se retourna vers le bar et avala avec une grimace ce qui restait du comprimé d’Excedrin à moitié fondu.
— Lloyd, vous êtes fantastique, dit-il. Déjà prêts. Votre rapidité n’a d’égale que la beauté de vos grands yeux napolitains. Salud.
Jack contemplait les vingt cocktails imaginaires, vingt verres embués de gouttelettes, chacun avec sa grosse olive charnue, piquée au bout d’un cure-dent. Il lui semblait presque sentir l’odeur du gin.
— L’abstinence, dit-il. Lloyd, avez-vous déjà rencontré un homme qui avait renoncé à boire ? (Lloyd reconnut qu’il en avait connu quelques-uns.) Mais est-ce que vous en avez rencontré qui se sont remis à boire ?
Lloyd reconnut qu’il ne pouvait pas l’affirmer avec certitude.
— C’est bien ça, vous n’en avez jamais vu un seul, dit Jack.
Il referma sa main sur le premier verre, la porta, tout arrondie, à sa bouche ouverte, puis, la renversant vers le bas, il avala et envoya le verre imaginaire par-dessus son épaule. Le bal costumé avait pris fin et les convives étaient revenus à leurs places. Ils l’observaient de nouveau, étouffant leurs rires moqueurs derrière leurs mains. Il pouvait les sentir derrière son dos et si le fond du bar avait été recouvert d’une glace, au lieu de ces ridicules étagères vides, il aurait même pu les voir. Ils pouvaient bien le regarder tant qu’ils voulaient. Il les emmerdait tous.
— Non, Lloyd, vous n’en avez jamais vu un seul, reprit-il, car rares sont ceux qui survivent à l’épreuve de l’abstinence et quand ils reviennent, ils vous font un récit effroyable de leurs tourments. Quand l’ivrogne renonce à boire pour suivre le Droit Chemin, ce chemin lui paraît une voie royale qui domine de haut le ruisseau où se vautrent les poivrots au milieu de leurs vomissures et de leurs bouteilles de Thunderbird et de Granddad. Il se dit que tous ces braves gens qui le sommaient de s’amender ou de déguerpir garderont désormais leurs flèches empoisonnées pour d’autres. Vu du ruisseau, Lloyd, mon ami, le Droit Chemin est le plus beau chemin du monde, un chemin tout pavoisé, avec une fanfare qui ouvre la marche et des majorettes qui font tournoyer leurs bâtons et vous montrent le bout de leurs culottes en levant la jambe. L’ivrogne est persuadé qu’il faut prendre ce Droit Chemin et dire adieu à ces poivrots du ruisseau qui se saoulent de n’importe quoi, même de leur propre vomi, et qui ramassent tous les mégots, même quand il n’en reste que le filtre.
Il vida encore deux verres imaginaires et les jeta par-dessus son épaule. Il aurait presque pu les entendre se fracasser par terre. Du diable s’il ne commençait pas à se sentir un peu parti. Ça devait être l’Excedrin.
— Alors, il se tire du ruisseau et il se met sur le Droit Chemin, tout fier de lui, vous pouvez me croire. Les spectateurs de part et d’autre du chemin l’applaudissent, l’acclament comme s’il était sur le plus beau char de tout le défilé. Il n’y a que les saoulards ivres morts dans le ruisseau qui n’applaudissent pas. C’étaient ses amis, mais, tout ça, c’est fini maintenant.
Il porta son poing vide à sa bouche et avala son quatrième martini — plus que seize à descendre. Ça avançait bon train. Il oscilla légèrement sur le tabouret. Qu’ils le reluquent donc, puisque ça les émoustillait. Ils n’avaient qu’à le prendre en photo, comme ça ils pourraient emporter son portrait avec eux.
— Mais bientôt il commence à découvrir la vérité, Lloydie, mon pote, la vérité qu’il ne pouvait pas voir du ruisseau. Il découvre que le goudron frais de ce beau chemin lui colle aux pieds, qu’il n’y a pas de bancs pour s’asseoir, que toutes les femmes qu’on y croise sont de vieilles harpies plates comme des limandes, habillées de robes longues avec un peu de dentelle autour du cou et qui, pour faire leurs chignons, ont si fort tiré sur leurs cheveux qu’on croit encore les entendre hurler. Elles ont toutes le même visage plat, pâle et luisant et elles chantent à l’unisson Vers la Jérusalem céleste. On lui passe un missel et on lui dit de chanter lui aussi. S’il veut rester sur le Droit Chemin, il faut chanter, matin, midi et soir, surtout le soir. C’est alors qu’il se rend compte de la vérité, Lloyd. La vérité, c’est que le Droit Chemin ne mène pas au paradis, mais en prison.
Jack s’arrêta. Lloyd était parti. Pis encore, il n’avait jamais été là et les martinis non plus. Il n’y avait que les fêtards dans leurs boxes et il pouvait presque entendre leurs rires narquois, les voir qui le montraient du doigt, leurs yeux étincelant de cruauté.
Faisant une pirouette sur son tabouret, il leur cria :
— Laissez-moi !
(seul ?)
Tous les boxes étaient vides. Les rires s’étaient subitement tus, comme un bruissement de feuilles d’automne quand le vent tombe. Pendant un long moment, Jack promena son regard autour de la pièce vide. Sur son front, la pulsation du sang faisait saillir une veine. Au plus profond de son être, une certitude terrifiante prenait forme, la certitude d’être en train de perdre la raison. Il lui prit une envie folle de saisir le siège à côté de lui et de s’en servir pour tout saccager comme quelque furie vengeresse. Il pivota sur son tabouret et, face au bar, se mit à beugler :
Roulons-nous, ma belle,
Dans les foins coupés,
Couche-toi là, ma belle,
Ce n’est pas péché.
Le visage de Danny surgit devant ses yeux, non pas son visage habituel, vif et animé, avec son regard pétillant, mais le visage cataleptique d’un mort-vivant, les yeux ternes et opaques, la bouche, comme celle d’un bébé, suçant le pouce. Mais qu’est-ce qu’il foutait là, bon Dieu ? Comment pouvait-il rester là à faire le con alors que son fils était en train de perdre la boule, comme Vic Stenger, avant que les hommes en blouses blanches ne soient venus le chercher ?
Mais je ne l’ai même pas touché ! Ce n’est pas moi, nom de Dieu !
— Jack ?
La voix était timide et hésitante.
Il fut tellement surpris qu’en se retournant sur le tabouret il faillit tomber. Wendy était là, juste devant la porte à double battant, berçant dans ses bras Danny qui ressemblait à un affreux petit mannequin de cire dans un film d’horreur. Jack ne put s’empêcher de penser que le tableau qu’ils formaient à eux trois semblait tiré d’une de ces vieilles pièces de patronage sur les méfaits de l’alcoolisme, à une différence près : celle-ci avait été si mal mise en scène que le régisseur avait oublié de garnir les étagères de ce lieu de perdition.
— Je ne l’ai jamais touché, dit Jack d’une voix brouillée. Je ne l’ai jamais touché depuis la nuit où je lui ai cassé le bras. Même pas pour lui donner la fessée.
— Jack, c’est sans importance à présent, ce qui compte, c’est…
— Si, c’est important ! hurla-t-il, cognant sur le comptoir et faisant tressauter les bols à cacahuètes vides. C’est important, nom de Dieu, c’est important !
— Jack, il faut l’emmener loin d’ici. Il est…
Danny commença à remuer dans les bras de Wendy. Comme l’eau au printemps se libère de sa croûte de glace, ses traits perdirent peu à peu leur fixité inexpressive. Sa bouche se tordit comme s’il avait goûté à quelque chose d’amer et ses yeux se dilatèrent. Il leva les mains comme s’il voulait s’en couvrir le visage, puis les laissa retomber.
Brusquement il se raidit dans les bras de Wendy avec une force qui la fit chanceler. S’arc-boutant, il se mit à pousser des cris si perçants qu’ils faisaient résonner toutes les pièces vides du rez-de-chaussée. C’était comme si des centaines de Danny s’étaient mis à hurler en même temps.
— Jack, s’écria-t-elle, terrifiée. Oh ! Jack, qu’est-ce qu’il a ?
Jack descendit du tabouret, les jambes complètement insensibilisées. Jamais de sa vie il n’avait éprouvé une pareille angoisse. Dans quel guêpier son fils s’était-il fourré ?
— Danny, cria-t-il. Danny !
Quand Danny vit son père, il s’arracha aux bras de sa mère avec une telle violence que, prise au dépourvu, elle ne put le retenir. Projetée en arrière, elle alla heurter la cloison d’un des boxes et faillit tomber.
— Papa ! hurla-t-il en courant vers Jack, les yeux exorbités de frayeur. Papa, oh ! Papa, c’était elle ! Elle ! Oh ! Paaapaaa !
Il se lança de toutes ses forces dans les bras de Jack, qui faillit perdre l’équilibre, et se mit à le rouer de coups, comme un boxeur, puis, empoignant sa ceinture, il éclata en sanglots contre sa chemise. Jack pouvait sentir le petit visage chaud qui se frottait contre son ventre.
Papa, c’était elle.
Jack leva lentement son regard vers Wendy. Ses yeux brillaient comme deux petites pièces d’argent.
— Wendy ? (Sa voix était douce, presque câline.) Wendy, qu’est-ce que tu lui as fait ?
Le visage blême, Wendy soutint son regard d’un air incrédule. Elle secoua la tête.
— Oh ! Jack, tu ne vas pas croire que…
Dehors, la neige s’était remise à tomber.
Jack emporta Danny à la cuisine. L’enfant sanglotait toujours violemment et, blotti contre la poitrine de son père, refusait de lever les yeux. À la cuisine, Jack rendit Danny à Wendy qui semblait complètement abasourdie et incrédule.
— Jack, je ne sais pas de quoi il parle. Je t’assure, il faut me croire.
— Je te crois, dit-il, bien que dans son for intérieur il ne fût pas mécontent de voir les rôles inversés de façon si soudaine et inattendue.
Mais sa colère contre Wendy n’avait été que passagère. Au fond de lui, il savait qu’elle aimerait mieux s’inonder d’essence et se brûler vive plutôt que de faire du mal à Danny.
La grande bouilloire chauffait doucement sur le brûleur arrière. Il laissa tomber un sachet de thé dans la tasse de céramique et la remplit à moitié d’eau chaude.
— Tu as du vin de Xérès pour la cuisine, j’espère, dit-il à Wendy.
— Comment ?… ah ! oui, bien sûr. Deux ou trois bouteilles.
— Où sont-elles ?
Elle désigna le placard du doigt et Jack y prit une des bouteilles. Il versa une bonne rasade dans la tasse, rangea la bouteille et finit de remplir la tasse avec du lait. Puis il ajouta trois cuillerées à soupe de sucre et remua. Il porta la tasse à Danny, dont les sanglots s’étaient calmés : ce n’était plus que des reniflements et des hoquets, mais il tremblait de tout son corps et il avait toujours le regard fixe.
— Je veux que tu boives ceci, prof, dit Jack. Tu n’aimeras pas le goût, mais ça te fera du bien. Tu veux bien boire pour ton papa ?
Danny fit un signe de tête affirmatif et prit la tasse. Il en but une gorgée, fit la grimace et interrogea Jack du regard. Jack hocha la tête et il but encore. Wendy ressentit l’habituel pincement de jalousie. Elle savait que Danny n’aurait pas bu pour elle.
Cette idée en amena une autre, bien plus déroutante, bien plus inquiétante : n’aurait-elle pas voulu croire à la culpabilité de Jack ? N’était-elle pas jalouse au point de souhaiter les brouiller ? Sa mère, elle, aurait été capable d’une telle réaction, mais l’idée qu’elle pût lui ressembler, si peu que ce soit, lui était insupportable. Elle se rappela un dimanche quand son père l’avait emmenée au parc. Elle était tombée du second barreau du « jungle gym[3] » et s’était écorché les deux genoux. Quand ils étaient rentrés à la maison, son père s’était fait attraper par sa mère : « Mais qu’est-ce que tu as dans la tête, malheureux ? Tu ne sais donc pas qu’un père doit surveiller sa fille ? Père indigne ! »
(Les engueulades de sa femme l’avaient usé : quand le divorce fut enfin prononcé, c’était trop tard.)
Dans le doute, on s’abstient de juger ; mais elle ne s’était jamais abstenue de juger Jack. Elle l’avait toujours cru coupable. Et pourtant, malgré sa honte, elle sentait bien que si ç’avait été à refaire elle n’aurait rien pu changer, ni à sa conduite ni à ses pensées. Elle portait en elle, pour le meilleur et pour le pire, la marque de sa mère et elle la porterait toujours.
— Jack, commença-t-elle, se demandant si elle devait s’excuser ou se justifier.
Dans les deux cas, elle savait que ce serait peine perdue.
— Pas maintenant, lui dit-il.
Il fallut à Danny un bon quart d’heure pour boire la moitié de son grog. Il était maintenant à peu près calme. Ses tremblements avaient pratiquement cessé.
Avec gravité, Jack posa ses mains sur les épaules de son fils.
— Danny, crois-tu pouvoir nous dire exactement ce qui t’est arrivé ? C’est très important.
Danny interrogea son père du regard, puis sa mère. Pendant cet instant de silence, ils entendirent hurler le vent du nord-ouest qui s’était levé : le vieil hôtel, grinçant et gémissant, se préparait à subir les assauts d’un nouveau blizzard. Wendy venait de prendre conscience du fossé qui les séparait à présent et elle se sentait prise de vertige.
— Je vais… Je vais tout vous raconter, dit Danny. J’aurais dû le faire avant.
Il reprit la tasse et la tint entre ses mains, comme si sa chaleur le réconfortait.
— Pourquoi est-ce que tu ne l’as pas fait avant, mon petit ? demanda Jack, écartant doucement du front de Danny ses cheveux en désordre collés par la sueur.
— Parce que tu avais tellement envie de ce poste que l’oncle Al t’a trouvé. Je ne pouvais pas comprendre comment ce poste pouvait te faire tant de bien alors que l’hôtel te faisait du mal. C’était…
Il les regarda, les appelant à sa rescousse. Il cherchait le mot.
— C’était un dilemme ? demanda doucement Wendy. Quand aucune solution n’est bonne ?
— Oui, c’est ça.
Soulagé, il hocha la tête.
— Le jour où tu as taillé les buis, dit Wendy, Danny et moi, nous avons eu une conversation dans la camionnette. Le jour où il a vraiment neigé pour la première fois. Tu t’en souviens ?
Jack fit un signe affirmatif de la tête. Ses souvenirs du jour où il avait taillé les buis étaient extrêmement nets.
Wendy soupira.
— Il faut croire que nous ne nous sommes pas tout dit, n’est-ce pas, prof ?
D’un air désespéré, Danny hocha la tête.
— De quoi avez-vous parlé au juste ? demanda Jack. Je ne suis pas sûr d’approuver le fait que ma femme et mon fils…
— … parlent de leur amour pour toi ?
— Je n’y comprends rien. J’ai l’impression d’être arrivé en plein milieu d’un film.
— Nous parlions de toi, dit Wendy calmement. Nous ne nous sommes peut-être pas tout dit, mais nous savions la vérité, nous la sentions, moi parce que je suis ta femme, et Danny parce que — parce qu’il comprend les sentiments des autres.
Jack resta silencieux.
— Danny l’a très bien dit. L’Overlook semblait te faire du bien. Tu avais échappé à toutes les contraintes qui t’avaient rendu si malheureux à Stovington. Tu étais ton propre patron, le jour tu faisais un travail manuel qui te permettait de garder tes facultés intellectuelles intactes pour le travail littéraire du soir. Or, à partir d’un certain moment…, je ne saurais dire quand…, l’hôtel a commencé à exercer sur toi une influence néfaste. Tu passais des heures à la cave à trier tous ces papiers, à ressasser ces vieilles histoires. Puis tu t’es mis à parler dans ton sommeil…
— Dans mon sommeil ? interrogea Jack, surpris.
Immédiatement sur ses gardes, il demanda :
— Je parle dans mon sommeil ?
— Le plus souvent, c’est embrouillé. Une fois que je me suis réveillée pour aller faire pipi, tu disais : « Qu’on apporte les machines à sous et qu’on n’en parle plus. Personne n’en saura rien, personne ne le saura jamais. » Une autre fois, tu m’as réveillée en sursaut, en criant : « Ôtez les masques, ôtez les masques ! »
— Oh Seigneur, dit-il en se passant la main sur le front.
Il avait l’air malade.
— Et tous les symptômes de ton alcoolisme sont revenus. Tu croques des comprimés d’Excedrin. Tu t’essuies sans cesse la bouche. Tu es de mauvaise humeur le matin. Et tu n’es pas encore arrivé à terminer la pièce, n’est-ce pas ?
— Non, pas encore, mais ce n’est qu’une question de temps. J’ai l’esprit ailleurs… Un nouveau projet…
— Cet hôtel. C’est le projet qu’Al a voulu te faire abandonner.
— Comment le sais-tu ? aboya Jack. Tu m’espionnes à présent ?
— Non, dit-elle. Même si je l’avais voulu, je n’aurais pas pu écouter. Tu le saurais si tu n’avais pas l’esprit dérangé. J’étais en bas avec Danny ce soir-là. Comme le standard est coupé, le téléphone de notre appartement était le seul de tout l’hôtel à fonctionner puisqu’il est relié directement à la ligne extérieure. Tu me l’as dit toi-même.
— Alors comment sais-tu ce qu’Al m’a dit ?
— C’est Danny qui me l’a dit. Il le savait, comme il sait parfois où se trouvent les objets égarés ou quand les gens pensent au divorce.
— Le docteur a dit…
Elle secoua la tête avec impatience.
— Le docteur nous a raconté un tas d’histoires et nous en étions conscients tous les deux. Nous savons la vérité depuis toujours. Souviens-toi quand Danny nous a dit qu’il voulait voir les camions des pompiers. Il ne s’agissait pas d’un pressentiment. C’était un bébé à l’époque. Il sait en fait ce qui se passe. Et maintenant j’ai peur…
Elle scruta les bleus sur le cou de Danny.
— Est-ce que tu savais vraiment que l’oncle Al m’avait téléphoné, Danny ?
Danny hocha la tête.
— Il était très en colère, Papa. Parce que tu avais téléphoné à Mr Ullman, et Mr Ullman lui avait téléphoné à lui. L’oncle Al ne voulait pas que tu écrives un livre sur l’hôtel.
— Nom de Dieu ! s’exclama Jack. Ces bleus, Danny. Qui est-ce qui a essayé de t’étrangler ?
Le visage de Danny s’assombrit.
— C’était elle, dit-il. La femme de la chambre 217. La morte.
Ses lèvres se mirent à trembler de nouveau. Il saisit la tasse à thé et but une gorgée.
Jack et Wendy échangèrent un regard effrayé par-dessus sa tête penchée.
— Est-ce que tu es au courant de cette histoire ? lui demanda-t-il.
Elle secoua la tête.
— Non, c’est la première fois que j’en entends parler.
— Danny ? (Il releva le visage terrifié de l’enfant.) Essaie, mon petit. Nous sommes là.
— Je savais que cet hôtel était mauvais, dit Danny à voix basse. Je le savais dès notre arrivée à Boulder parce que Tony m’a envoyé des rêves pour me prévenir.
— Quels rêves ?
— Je ne me souviens pas du tout. Il m’a montré l’Overlook la nuit, avec une tête de mort sur la façade. Et il y avait un bruit de coups. Quelque chose… — je ne me rappelle pas quoi… — me poursuivait. C’était un monstre. Et Tony m’a mis en garde contre TROMAL.
— Qu’est-ce que c’est que ça, prof ? demanda Wendy.
Il secoua la tête.
— Je ne sais pas.
— Trop mal, comme quand on va chez le dentiste ? demanda Jack.
Danny secoua de nouveau la tête.
— Je ne sais pas. Et, quand nous sommes arrivés ici, Mr Hallorann m’a fait monter dans sa voiture et il m’a parlé du Don. Lui aussi il a le Don.
— Le Don ?
— C’est… (Danny fit un geste large de la main, comme s’il voulait suggérer l’ampleur du phénomène.) C’est quand on comprend certaines choses, ou quand on sait des choses que les autres ne savent pas ou qu’on voit des choses que les autres ne voient pas. Comme quand j’ai su que l’oncle Al avait téléphoné. Et quand Mr Hallorann savait que vous m’appeliez prof. Une fois, quand Mr Hallorann était à l’armée et qu’il pelait des pommes de terre, il a compris que son frère venait d’être tué dans un accident de train. Et, quand il a téléphoné chez lui, on lui a dit que c’était vrai.
— Nom de Dieu, chuchota Jack. Tu n’es pas en train d’inventer tout ça au moins, n’est-ce pas, Dan ?
Danny secoua énergiquement la tête.
— Non, je le jure.
Et avec une pointe de fierté, il ajouta :
— Mr Hallorann a dit que j’avais le Don moi aussi et même qu’il n’avait jamais rencontré personne avec un don pareil. Nous avons parlé ensemble presque sans ouvrir la bouche.
Ses parents échangèrent un regard ahuri.
— Mr Hallorann m’a pris à part parce qu’il était inquiet, poursuivit Danny. Il m’a dit que l’Overlook était mauvais pour des gens comme nous. Il m’a dit avoir vu des choses. Moi aussi, j’ai vu quelque chose tout de suite après lui avoir parlé. Pendant que Mr Ullman nous montrait l’hôtel.
— Qu’as-tu vu ? demanda Jack.
— C’était dans la suite présidentielle, sur le mur à côté de la porte de la chambre. Une grosse tache de sang et quelque chose de gélatineux, comme de la cervelle.
— Oh ! mon Dieu ! gémit Jack.
Wendy avait blêmi, ses lèvres étaient devenues presque grises.
— Cet hôtel, dit Jack, a été la propriété pendant un certain temps des gens de la Mafia de Las Vegas.
— Des gangsters ? demanda Danny.
— Oui, des gangsters. (Il regarda Wendy.) En 1966, un des caïds du milieu, un certain Vito Gienelli, a été assassiné ici avec ses deux gardes du corps. Un journal a publié une photo de la scène qui correspond tout à fait à la description de Danny.
— Mr Hallorann m’a dit qu’une fois il avait vu des choses bizarres dans le parc aux buis. Une autre fois, c’était dans la chambre 217. C’est une des femmes de ménage qui s’en est aperçue la première et elle a été renvoyée parce qu’elle en avait parlé. Mr Hallorann est monté dans cette chambre et il a vu quelque chose, lui aussi, mais il n’en pas parlé parce qu’il ne voulait pas perdre sa place. Mais il m’en a parlé à moi et il m’a dit de ne jamais y aller. Mais je l’ai fait quand même. Il m’avait dit qu’il n’y avait rien à craindre ici, que les visions que j’avais n’étaient pas plus dangereuses que les images dans un livre, et je l’ai cru.
Danny avait prononcé cette dernière phrase d’une voix à peine audible, en se tâtant les boursouflures sur son cou.
— Il avait vu quelque chose dans le parc aux buis ? demanda Jack d’une voix faussement naturelle.
— Je ne sais pas. Il a mentionné les animaux en buis taillé, c’est tout.
Jack sursauta, et Wendy l’interrogea du regard.
— Tu y a vu quelque chose, toi aussi, Jack ?
— Non, répondit-il. Rien.
Danny le regarda à son tour.
— Rien, répéta-t-il, plus calmement.
Et c’était parfaitement vrai. Il avait été victime d’une hallucination, un point c’est tout.
— Danny, il faut nous parler de la femme, dit Wendy doucement.
Alors un torrent de paroles se mit à jaillir pêle-mêle de la bouche de Danny. Dans sa hâte à en finir, il devenait presque incohérent. Au fur et à mesure que le récit avançait, il se serrait de plus en plus contre la poitrine de sa mère.
— Je suis entré dans la chambre, commença-t-il. J’avais pris le passe-partout et je suis entré. C’était plus fort que moi. Il fallait que je sache. Et elle…, la femme…, elle était dans la baignoire. Morte et tout enflée. Elle était n… n… elle ne portait rien. (Il regarda sa mère d’un air malheureux.) Alors elle s’est dressée et elle a voulu me prendre. Je sentais bien que c’est ça qu’elle voulait. Elle ne pensait pas vraiment, pas comme Papa et toi vous pensez. Elle avait des pensées noires, des pensées qui voulaient faire mal comme les guêpes dans ma chambre !
Il avala sa salive et il y eut un court silence pendant qu’ils se remettaient du choc provoqué par la comparaison avec les guêpes.
— Alors je me suis sauvé, dit Danny, j’ai couru à la porte, mais elle était fermée. Je l’avais pourtant laissée ouverte. Je n’ai pas pensé à la rouvrir, j’avais trop peur. Alors je me suis appuyé contre la porte, j’ai fermé les yeux et j’ai pensé à ce qu’avait dit Mr Hallorann, que ces visions ne pouvaient pas me faire de mal, qu’elles étaient comme des images dans un livre. Je me suis dit que si je répétais sans cesse « Vous n’êtes pas là, vous n’êtes pas là… », elle finirait par s’en aller. Mais ça n’a pas marché.
Sa voix se fit aiguë, hystérique :
— Elle m’a attrapé, elle m’a forcé à la regarder… Je pouvais voir ses yeux…, ils étaient tout petits…, puis elle a commencé à m’étrangler… Je pouvais la sentir… Elle sentait la mort…
— Chut, ça suffit maintenant, dit Wendy, effrayée. Arrête, Danny. Ça suffit comme ça. C’est…
Elle s’apprêtait à le câliner de nouveau. Les câlineries de Wendy Torrance, pensa Jack, remède miracle dont elle garde jalousement l’exclusivité.
— Laisse-le finir, dit Jack sèchement.
— Il n’y a plus rien à raconter, dit Danny. Je me suis évanoui, peut-être parce qu’elle m’étranglait, peut-être parce que j’avais peur. Quand j’ai repris connaissance, je rêvais que vous vous disputiez tous les deux à cause de moi et que Papa voulait recommencer à Faire le Vilain. Puis tout à coup j’ai compris que ce n’était pas un rêve et que j’étais éveillé… et j’ai fait pipi dans ma culotte. Comme un bébé, j’ai fait pipi dans ma culotte.
Il renversa sa tête en arrière contre le pull de Wendy, puis, complètement épuisé, il s’abandonna aux larmes.
Jack se leva.
— Occupe-toi de lui.
— Où vas-tu ?
Son regard était terrorisé.
— Je vais monter dans cette chambre. Que croyais-tu que j’allais faire ? Boire une tasse de café ?
— Non ! Je t’en prie, Jack, n’y va pas !
— Wendy, s’il y a quelqu’un d’autre dans cet hôtel, il faut le savoir.
— Je t’interdis de nous laisser seuls ! hurla-t-elle avec une telle force qu’elle en postillonna.
— Wendy, c’est une imitation remarquable de ta mère que tu fais là, répliqua Jack.
Elle éclata en sanglots. Elle aurait voulu se cacher le visage dans les mains, mais la présence de Danny sur ses genoux l’en empêcha.
— Je suis désolé, dit Jack. Mais je dois le faire. Après tout, je suis le gardien. Je ne fais que mon travail.
Ses pleurs redoublèrent et il la laissa. S’essuyant la bouche de son mouchoir, il referma derrière lui la porte de la cuisine.
— Ne t’inquiète pas, Maman, dit Danny. Il ne risque rien. Il n’a pas le Don, lui. Rien ici ne peut l’atteindre.
— C’est faux, murmura-t-elle à travers ses larmes. Je ne te crois pas.
Jack prit l’ascenseur pour monter au deuxième. C’était la première fois depuis leur arrivée qu’il s’en servait et il se sentit vaguement mal à l’aise. Il abaissa la manette en cuivre et l’ascenseur se mit à grimper en soufflant et en secouant furieusement la grille. Quand il vit apparaître sur le mur de la cage le numéro 2, il rabattit la manette dans sa position initiale et la cabine tomba à l’arrêt dans un grincement strident. Il tira de sa poche la boîte d’Excedrin, en fit tomber trois comprimés, puis ouvrit la porte de la cabine. Non, l’Overlook ne lui faisait pas peur. Au contraire, l’hôtel lui était sympathique et il avait l’impression que la réciproque était vraie aussi.
Une fois dans le couloir principal, il jeta les comprimés d’Excedrin dans sa bouche et les mâchonna l’un après l’autre. Enfilant le petit couloir transversal, il aperçut la porte entrebâillée de la chambre 217, avec le passe-partout dans la serrure.
L’air mécontent, il fronça les sourcils. Son irritation s’était changée en colère. Cet incident était bien regrettable, c’était entendu, mais il n’aurait pas eu lieu si au départ, Danny n’avait pas désobéi. On lui avait bien dit que certaines parties de l’hôtel lui étaient interdites : la remise, le sous-sol et toutes les chambres. Dès que Danny serait remis de sa frayeur, il le lui redirait, en se montrant sévère, mais raisonnable. Il y avait des tas de pères qui ne se seraient pas contentés de remontrances et qui lui auraient administré une bonne fessée ; d’ailleurs, c’était peut-être de cela que Danny avait besoin. Si l’enfant avait eu tellement peur, à qui la faute ? Au fond, c’était bien fait pour lui.
Il se dirigea vers la porte, retira le passe-partout qu’il mit dans sa poche et pénétra à l’intérieur. Le plafonnier était allumé. Il jeta un coup d’œil vers le lit, constata qu’il n’était pas défait, puis alla directement à la porte de la salle de bains. Il avait eu une idée curieuse, et plus il y pensait, plus elle lui semblait vraisemblable. Bien que Watson n’eût mentionné aucun nom ni aucun numéro de chambre, Jack était persuadé que c’était celle-ci que l’épouse de l’avocat avait partagée avec le jeune gigolo et que c’était dans cette baignoire qu’on l’avait trouvée morte, bourrée de barbituriques et d’alcool.
Il poussa la porte avec son miroir en pied et pénétra dans la salle de bains. Elle était sombre. Il pressa sur l’interrupteur et examina la pièce. Toute en longueur, elle avait un faux air de wagon Pullman avec son décor 1900, revu et corrigé dans les années vingt, typique de toutes les salles de bains de l’Overlook, à part celles du troisième étage qui étaient d’un luxe véritablement byzantin, digne des princes, politiciens, vedettes et chefs de gang qui étaient les clients les plus fidèles de l’hôtel.
Le rideau de douche rose bonbon était tiré, comme pour protéger des regards indiscrets la baignoire aux pieds griffus.
(Les buis avaient pourtant bougé.)
Il sentait bien que la tranquille assurance, proche de l’arrogance, qu’il ressentait depuis que Danny avait couru vers lui en criant « C’était elle, c’était elle » commençait à l’abandonner. C’était comme si une main glacée s’était posée sur son épaule, faisant tomber sa température de plusieurs degrés.
Sa colère contre Danny s’était évanouie. Il n’éprouvait rien d’autre pour son fils que de la compassion et, pour lui-même, de l’appréhension. La gorge sèche, il fit un pas en avant et repoussa le rideau de douche.
La baignoire était vide et sèche.
Soulagé et exaspéré à la fois, il laissa échapper un petit soupir. La baignoire avait été récurée à la fin de la saison ; à part les traînées de rouille sous les robinets, elle étincelait de propreté. Une légère odeur de désinfectant flottait encore dans l’air, une odeur humble et honnête qui continuerait sans doute à imprégner les lieux pendant des semaines et des mois.
Il se pencha et passa les doigts sur le fond de la baignoire. Pas une goutte d’eau. Ou bien Danny avait eu une hallucination, ou bien il avait carrément menti. La colère commençait à le gagner de nouveau quand il remarqua le tapis de bain par terre. Il l’examina d’un air sévère, se demandant ce que diable il venait faire là. Pourquoi n’était-il pas rangé dans l’armoire à linge avec tous les draps, les serviettes et les taies d’oreiller ? Normalement, on rentrait le linge pour l’hiver. Même les lits n’étaient pas faits ; les matelas, protégés par des housses de plastique, n’étaient recouverts que de couvre-lits. Il tâta le tapis de bain : il était parfaitement sec.
Il rebroussa chemin et s’arrêta un instant dans l’embrasure de la porte. Tout était normal. L’enfant avait tout rêvé. Il n’y avait rien ici qui sortît de l’ordinaire. La présence du tapis de bain était un peu surprenante, il en convint, mais il n’était pas déraisonnable de penser qu’une des femmes de ménage, débordée, l’avait oublié là, au dernier moment. À part ça, tout était…
Ses narines se dilatèrent légèrement. Il identifia de nouveau l’odeur âcre, moralisatrice du désinfectant. Mais une autre odeur aussi…
De savon ?
Impossible. Pourtant, il n’y avait pas moyen de s’y tromper : c’était bien une odeur de savon, pas de ces savonnettes d’hôtel, grandes comme des timbres-poste, mais un savon légèrement parfumé, un savon de femme. Si ce parfum avait pu s’exprimer par une couleur, ç’aurait été le rose. C’était sans doute du Camay ou du Lowila, la marque que Wendy avait toujours utilisée à Stovington.
(Ce n’est rien. C’est ton imagination.)
(Oui, comme les buis. Ils ont pourtant bougé.)
(Non, ils n’ont pas bougé !)
Un début de mal de tête lui donnait des élancements aux tempes. Il traversa précipitamment la chambre et se dirigea vers la porte du couloir. Il s’était passé trop de choses aujourd’hui, beaucoup trop de choses. Il ne donnerait pas de fessée à son fils, il ne le brutaliserait pas, il le raisonnerait, mais il n’allait tout de même pas ajouter la chambre 217 à la liste de ses problèmes. Surtout tant qu’il n’aurait rien trouvé de plus suspect qu’un tapis de bain sec et une vague odeur de savon Lowila.
Au moment même où sa main se refermait sur la poignée de la porte, il entendit derrière lui un raclement métallique et il sursauta comme s’il avait reçu, en touchant l’acier de la poignée, une décharge électrique. Ses yeux s’exorbitèrent et ses traits se crispèrent en une grimace convulsive.
Il se reprit, lâcha la poignée et se retourna avec précaution. Ses articulations craquaient, il avait des jambes de plomb. Lentement, il revint sur ses pas jusqu’à la porte de la salle de bains.
Le rideau de douche, qu’il avait repoussé pour examiner la baignoire, était de nouveau tiré. C’étaient les anneaux qui en glissant sur la tringle d’acier avaient provoqué ce bruit métallique qui avait résonné à ses oreilles comme des ossements se tassant dans un caveau. Il regarda le rideau, bouche bée.
Quelque chose se dissimulait derrière, dans la baignoire.
C’était une forme indistincte, aux contours flous, qu’il devinait à travers le plastique. Ça pouvait être n’importe quoi. Peut-être n’était-ce qu’une illusion d’optique, provoquée par un jeu de lumière, ou l’ombre de la pomme de douche. Ou même une femme morte depuis longtemps, étendue dans son bain, une savonnette Lowila dans une de ses mains raidies, attendant la visite de son prochain amant.
Jack savait qu’il aurait dû avancer d’un pas ferme vers le rideau et l’écarter pour voir ce qu’il cachait, mais au lieu de cela, avec les mouvements brusques et saccadés d’un automate, il regagna la chambre à coucher.
La porte du couloir était fermée à présent.
Il resta un long moment à la regarder, savourant sa terreur.
Puis avec la même raideur mécanique, il se dirigea vers elle et referma ses doigts autour de la poignée.
Elle ne s’ouvrira pas.
La porte s’ouvrit.
Il chercha à tâtons l’interrupteur, éteignit la lumière et, sans se retourner, sortit dans le couloir, refermant la porte derrière lui. Il crut alors entendre, venant de l’intérieur, un bruit bizarre suivi d’un clapotis d’eau comme si tout à coup la baigneuse sortait de sa baignoire pour accueillir un nouveau visiteur ou que, déçue que celui-ci se retirât sans aller jusqu’au bout de sa galanterie, elle s’était lancée à sa poursuite et allait, toute violacée, un affreux rictus aux lèvres, le rattraper et le ramener, peut-être pour toujours, à l’intérieur.
Était-ce un bruit de pas s’approchant de la porte qu’il entendait, ou simplement les pulsations de son sang résonnant à ses tympans ?
Sa main s’acharnait maladroitement sur le passe-partout. Rétive, la clef semblait ne pas vouloir tourner dans la serrure. Le pêne finit par glisser dans la gâche. Avec un soupir de soulagement, il recula et s’adossa contre le mur du couloir, les yeux fermés. Une foule d’expressions toutes faites — des dizaines sans doute — se bousculaient dans son esprit.
(Tu perds la tête, tu déménages, tu travailles du chapeau, tu as les méninges en accordéon, tu as une araignée au plafond, tu as le timbre fêlé, tu ondules de la toiture, tu es bon pour le cabanon.)
Ou, tout simplement : tu deviens fou.
— Non, gémit-il. Oh ! non, mon Dieu, pitié, mon Dieu, oh ! non, répétait-il, sans se rendre compte qu’il pleurnichait et suppliait comme un enfant.
Par-delà le tohu-bohu de ses idées et le martèlement assourdissant de son cœur, il perçut un petit bruit doux et agaçant, comme celui d’une poignée que l’on tourne en vain. Quelqu’un devait se trouver enfermé dans cette chambre, quelqu’un qui voulait désespérément sortir et faire sa connaissance ainsi que celle de sa famille, tandis qu’au-dehors la tempête hurlait et qu’une nuit de poix succédait à la lumière livide du jour. S’il avait ouvert les yeux et vu la poignée bouger, il serait devenu fou. Aussi les garda-t-il fermés jusqu’à ce que le silence fût revenu.
Quand il se força enfin à les rouvrir, il craignait encore de découvrir la baigneuse debout devant lui. Mais le couloir était vide. S’arrachant à sa stupeur, il tourna le dos à la porte et gagna le couloir principal où ses pas firent bruire la jungle bleu et noir de la moquette. Au passage il s’arrêta devant l’extincteur qui semblait avoir changé de position depuis tout à l’heure. Les enroulements du tuyau de toile paraissaient être disposés autrement ; quand il était venu, le jet était dirigé vers l’ascenseur, il en était quasiment certain, alors que maintenant il pointait dans la direction opposée.
— Je n’ai rien vu, dit Jack Torrance d’une voix claire.
Il avait le visage livide et hagard et ses lèvres esquissaient sans cesse un sourire irrépressible.
Pour redescendre, Jack ne reprit pas l’ascenseur qui lui faisait trop l’effet d’une gueule grande ouverte. Il préféra emprunter l’escalier.
Jouant avec le passe-partout dont il faisait tinter la chaînette à laquelle était suspendue la plaquette d’identification en métal blanc, Jack pénétra dans la cuisine et les dévisagea l’un et l’autre. Danny était pâle et paraissait épuisé. Wendy avait les yeux rouges soulignés de larges cernes. Il comprit qu’elle avait pleuré et en fut heureux. Au moins n’était-il pas seul à souffrir. Eux le regardèrent sans rien dire.
— Il n’y a rien là-haut, dit-il, surpris lui-même du ton jovial de sa voix. Absolument rien.
Sans cesser de faire sauter le passe-partout, il leur fit un sourire rassurant et observa leurs visages gagnés par le soulagement. Il se dit que jamais de sa vie il n’avait eu autant envie de boire un verre que maintenant.
À la fin de l’après-midi, Jack alla prendre un lit de camp dans la réserve du rez-de-chaussée et l’installa dans un coin de leur chambre. Wendy avait pensé que Danny n’arriverait pas à s’endormir, mais il s’était assoupi au beau milieu de l’émission The Waltons et, un quart d’heure après qu’ils l’eurent bordé, il dormait profondément, sans bouger, une main sous sa joue. Un doigt glissé dans un livre de poche intitulé Cashelmara pour en garder la page, Wendy, assise près de son lit, surveillait son sommeil. Jack était à son bureau et essayait de travailler à sa pièce.
— Oh ! merde ! s’exclama-t-il.
Wendy détourna un instant les yeux de son fils.
— Comment ?
— Rien.
Jack regardait son manuscrit avec une rage sourde. Comment avait-il pu croire que sa pièce était bonne ? Elle était puérile. Ce thème avait déjà été traité des milliers de fois. Et, pour comble de malheur, il ne voyait pas du tout quel dénouement lui donner. Ça lui avait pourtant paru simple il n’y avait pas si longtemps que ça. Dans un accès de colère, Denker saisissait le tisonnier près de la cheminée, en assommait le pur et innocent Gary, puis le rouait de coups jusqu’à ce qu’il fût mort. Alors, le tisonnier sanglant à la main, il se redressait et, debout devant le cadavre étendu à ses pieds, il jetait à la salle : « C’est ici quelque part, et je finirai bien par le trouver ! » Et, pendant que les lumières s’éteignaient et que le rideau tombait lentement, les spectateurs pouvaient voir au premier plan le cadavre de Gary tandis que Denker se précipitait vers la bibliothèque au fond de la scène, se mettait à en retirer fiévreusement les livres puis les jetait à terre après les avoir rapidement examinés. La forme traditionnelle de la pièce — une tragédie en cinq actes — faisait son originalité et devait, espérait Jack, assurer son succès à Broadway.
Sa nouvelle passion pour l’histoire de l’Overlook l’avait, il est vrai, détourné de sa pièce, mais ses véritables difficultés provenaient surtout du changement de son attitude vis-à-vis de ses personnages. C’était la première fois que ça lui arrivait. D’habitude il les aimait tous sans discrimination, les bons comme les mauvais, et il se félicitait de cette impartialité qui lui permettrait de mieux cerner leurs qualités et leurs défauts et de mieux comprendre leurs motivations. Sa nouvelle préférée, vendue à une petite revue du sud de l’État du Maine, appelée Contraband, avait pour titre Paul Delong, le Sagouin. C’était le récit des derniers mois d’un sadique, tortionnaire d’enfants, juste avant son suicide. Son nom était Paul Delong, mais ses amis l’appelaient le Sagouin. Jack avait beaucoup aimé le Sagouin. Les envies bizarres du Sagouin éveillaient sa sympathie ; il savait que le Sagouin n’était pas seul responsable des trois crimes crapuleux qu’il avait commis. Il avait eu de mauvais parents, un père brutal, comme l’avait été son père à lui, une chiffe molle de mère, à l’image de la sienne. À l’école primaire, il avait eu une expérience homosexuelle, suivie d’une humiliation publique. Au lycée et à l’université, ça n’avait fait qu’empirer. Arrêté pour exhibitionnisme devant deux petites filles qui descendaient du car scolaire, il avait été envoyé en maison de correction. Le pire de tout, c’était qu’il avait été relâché et livré à lui-même par le directeur même de l’établissement, un certain Grimmer. Grimmer savait que le Sagouin était un malade, mais il avait quand même fait un rapport positif et optimiste sur lui et l’avait laissé partir. Jack avait aimé Grimmer aussi. Il comprenait parfaitement les raisons qui l’avaient poussé à libérer le Sagouin. Grimmer était censé faire marcher sa boîte sans argent et sans personnel. Le gouvernement de l’État, préoccupé avant tout de se faire réélire, ne lui accordait les crédits qu’au compte-gouttes. Grimmer pensait que le Sagouin était capable de se réintégrer dans la société : il ne chiait pas dans sa culotte, il n’essayait pas de poignarder ses codétenus avec des ciseaux et ne se prenait pas pour Napoléon. Le psychiatre chargé du cas Delong estimait que son patient avait plus d’une chance sur deux de s’en sortir une fois libéré, et ils savaient tous les deux que plus on garde un homme dans un établissement de ce genre, plus il s’habitue à ce milieu en vase clos, comme le toxicomane s’habitue à sa dose. Et, pendant qu’ils délibéraient, les vrais fous cognaient aux portes, paranoïaques, schizophrènes, cycliques, cataleptiques, ceux qui déclarent être allés au paradis sur des soucoupes volantes, celles qui se sont brûlé les organes génitaux avec des briquets Bic, les alcooliques, les pyromanes, les kleptomanes, les mélancoliques, les suicidaires. La vie, mon vieux, c’est pas de la tarte. Si vous n’avez pas le cœur solidement accroché, on vous réduira en bouillie avant que vous n’ayez trente ans. Jack compatissait aux soucis de Grimmer, au malheur des parents des victimes et au malheur des victimes elles-mêmes, évidemment. Mais il compatissait aussi au malheur du Sagouin. Au lecteur de juger. Lui refusait de jouer le rôle du moraliste.
Le Petit Collège avait été, au départ, de la même veine optimiste. Mais, ces derniers temps, il avait commencé à prendre parti et, ce qui était pire encore, à prendre en grippe son héros, Gary Benson. Au départ, Gary était un jeune homme qui voyait dans sa fortune une malédiction et ne souhaitait rien tant que de devoir son admission dans une bonne université à ses mérites personnels plutôt qu’aux relations de son père. Mais, tout dernièrement, il était devenu, aux yeux de Jack, une insupportable sainte nitouche qui préférait se donner des airs de jeune homme cultivé plutôt que de s’instruire réellement, qui cachait son cynisme sous les apparences de la vertu et qui n’était pas vraiment brillant, comme Jack l’avait imaginé au début, mais simplement malin et rusé. D’un bout à l’autre de la pièce, il s’était toujours adressé à Denker en lui disant « Monsieur ». De même, Jack avait appris à Danny à dire « Monsieur » aux personnes plus âgées ou qui occupaient, dans la hiérarchie sociale, une position importante, et il lui semblait que dans la bouche de Danny le mot était sincère. Mais, depuis qu’il avait commencé le cinquième acte, il avait de plus en plus l’impression qu’en disant « Monsieur » Gary Benson se payait la tête de Denker, qu’il employait le mot avec une intention moqueuse. Denker, lui, n’avait jamais été un privilégié. Il avait trimé dur toute sa vie pour arriver à la tête de ce petit collège. Et maintenant il se voyait menacé de ruine à cause de ce beau jeune homme riche qui faisait l’innocent, mais qui, en fait, avait triché à ses examens tout en se débrouillant pour ne pas se faire prendre. Au début, Denker lui avait paru être le type du tyran, pareil à ces petits dictateurs de l’Amérique latine qui se prélassent à l’ombre des palmiers dans leurs royaumes pourris et s’amusent à aligner les dissidents contre le mur le plus proche pour les faire descendre à la mitraillette. Denker avait, lui aussi, son petit royaume dont il était le tyran et lui aussi était capable de transformer un caprice en croisade. À travers le microcosme de ce petit collège, Jack avait voulu dire quelque chose sur les excès du pouvoir. Mais maintenant il voyait en Denker un nouveau Mr Chips et pour lui la véritable tragédie dans sa pièce, ce n’était plus le martyre intellectuel de Gary Benson, mais la destruction d’un vieux professeur dévoué, incapable de percer à jour les fourberies de ce monstre qui se faisait passer pour un parangon de vertu.
Il n’avait pas pu terminer sa pièce.
Penché sur elle, il se demandait d’un air furieux s’il y avait moyen de sauver la situation. Il ne voyait pas de solution. Il avait eu l’intention d’écrire une certaine pièce et en cours de route elle s’était complètement transformée. Au fond, il s’en foutait. Dans les deux cas, sa pièce n’avait rien d’original. Dans les deux cas, c’était de la merde. Et d’ailleurs il n’en tirerait certainement rien ce soir. Après la journée qu’il avait eue, il n’était pas étonnant qu’il n’arrivât pas à aligner deux phrases.
— … l’emmener loin d’ici ?
Il cligna des yeux, essayant de revenir à la réalité.
— Quoi ?
— J’ai dit : comment allons-nous l’emmener loin d’ici ? Il le faut, Jack.
Il avait l’esprit tellement confus qu’il ne comprit pas immédiatement de quoi il s’agissait. Quand il en prit conscience, il eut un rire sec et bref.
— Tu en parles comme si cela allait de soi.
— Je ne voulais pas dire…
— Ça ne fait aucun problème, Wendy. Je vais aller me changer dans la cabine téléphonique du hall et je m’envolerai vers Denver avec Danny sur le dos. Ce n’est pas pour rien que dans ma jeunesse on m’appelait Superman Jack Torrance.
Le visage de Wendy s’assombrit.
— Je vois bien toutes les difficultés, Jack. Le poste de radio qui ne marche plus…, la neige…, mais tu dois prendre conscience du danger qui menace Danny. Jack ! Il a eu une crise de catalepsie ! Qu’aurions-nous fait s’il ne s’en était pas tiré tout seul ?
— Il s’en est tiré, c’est l’essentiel, répondit Jack, un peu trop rapidement, car il avait eu peur, lui aussi, en voyant le visage de Danny, ses yeux vides, ses muscles flasques.
C’était bien naturel qu’il ait eu peur. Mais plus il y pensait, plus il se demandait si ça n’avait pas été un stratagème de Danny pour échapper à sa punition. Après tout, il avait désobéi.
— Tout de même, dit-elle, tu as bien vu les bleus sur son cou ! (Elle se rapprocha de Jack et vint s’asseoir à l’extrémité du lit, près de son bureau.) Quelqu’un a essayé de l’étrangler ! Nous ne pouvons plus le laisser ici !
— Ne crie pas comme ça, répliqua-t-il. J’ai mal à la tête, Wendy. Je suis aussi inquiet que toi. Seulement, je t’en prie, ne crie pas.
— C’est entendu, dit-elle, baissant la voix, je ne crierai pas. Mais je ne te comprends pas, Jack. Quelqu’un se cache ici. Quelqu’un de dangereux. Il faut descendre à Sidewinder, et pas seulement pour Danny, mais pour nous tous. Il faut faire vite. Et toi… tu trouves que c’est le moment de reprendre ta pièce !
— Il faut s’en aller, il faut s’en aller, tu n’as que ces mots-là à la bouche. Tu me prends vraiment pour un surhomme.
— Je te prends tout simplement pour mon mari, dit-elle doucement, baissant les yeux sur ses mains.
Tout à coup sa colère éclata. Il souleva le manuscrit et le jeta rageusement sur le bureau, défaisant la pile et froissant les feuillets du bas.
— Il est grand temps, Wendy, de t’enfoncer dans le crâne quelques vérités premières que tu n’as pas l’air d’avoir intériorisées, comme disent les sociologues. On dirait qu’elles roulent dans ta tête comme des boules de billard. Il faut y mettre de l’ordre. Tu ne sembles pas comprendre que nous sommes bloqués par la neige.
Danny commençait à s’agiter dans son lit. « Chaque fois que nous nous disputons, c’est la même chose, pensa Wendy tristement. Et nous y voilà de nouveau. »
— Ne le réveille pas, Jack. Je t’en prie.
Il jeta un coup d’œil vers Danny et le feu de ses joues s’atténua.
— D’accord. Je te demande pardon. Si je me suis emporté, ce n’est vraiment pas contre toi. C’est moi qui ai cassé le poste. S’il y a quelqu’un qui est responsable de nos malheurs, c’est moi. Ce poste était notre seul lien avec le monde extérieur. Allô, Ranger, ici Bravo. Voulez-vous nous ramener à la maison s’il vous plaît, monsieur ? Il est tard et Maman va nous gronder.
— Ne plaisante pas, Jack, dit-elle en posant une main sur son épaule. Il appuya sa tête contre elle et de l’autre, elle lui caressa les cheveux. Je sais que tu en as le droit, après tout ce dont je t’ai accusé. Je sais que je suis parfois une garce, que je ressemble à ma mère. Mais tu dois comprendre qu’il y a des choses dont on se remet difficilement.
— Tu veux dire son bras ? dit-il, les lèvres serrées.
— Oui, répondit Wendy, se hâtant de poursuivre : mais il n’y a pas que toi qui m’inquiètes, je suis inquiète chaque fois qu’il sort jouer. Je suis inquiète à l’idée qu’il voudra une bicyclette l’an prochain, même si c’est une bicyclette avec des stabilisateurs. Je me fais du souci pour ses dents, pour sa vue et pour ce don qu’il a. Je me fais du souci parce qu’il est petit, qu’il me paraît très fragile et parce que… j’ai l’impression qu’il y a dans cet hôtel une présence malveillante qui veut s’emparer de lui, et que cette présence se servira de nous, s’il le faut, pour arriver à ses fins. C’est pour ça qu’il faut que nous partions d’ici, Jack. Je le sais ! Je le sens ! Il faut partir d’ici.
Dans son agitation, sa main s’était crispée sur son épaule, mais, bien qu’elle lui fît mal, il n’essaya pas de se dégager. Une de ses mains trouva la chair ferme et rebondie de son sein gauche et il se mit à le caresser à travers le chemisier.
— Wendy, dit-il, puis il s’arrêta.
Elle attendit qu’il mît de l’ordre dans ce qu’il voulait lui dire. Elle aimait bien sentir sa main forte sur son sein, c’était une sensation apaisante.
— J’arriverais peut-être à le descendre sur les raquettes. Il pourrait faire un bout du chemin à pied, mais, pendant la plus grande partie du trajet, il faudrait que je le porte. Nous serions obligés de camper dehors une, deux, peut-être même trois nuits, et de construire un traîneau pour porter l’équipement et le couchage. Nous avons toujours le poste récepteur et nous pourrions choisir un jour où la météo prévoit du beau temps pour trois jours. Mais, si la météo se trompait, nous pourrions y rester.
Elle blêmit et son visage prit une pâleur de spectre. Il continua de lui caresser le sein en frottant la pointe avec le bout de son pouce.
Elle gémit doucement — peut-être à cause de ce qu’il venait de dire, peut-être à cause de cette douce caresse sur son sein, elle ne savait pas. La main de Jack remonta vers le premier bouton de son chemisier et le défit. Wendy déplaça un peu ses jambes. Tout à coup, elle eut l’impression que son jean la serrait trop. C’était agaçant, mais pas désagréable.
— Il faudrait te laisser ici parce que tu ne sais pas marcher avec les raquettes. Et tu resterais peut-être trois jours sans aucune nouvelle. Est-ce ça que tu souhaites ?
Sa main descendit vers le deuxième bouton, le défit, exposant le creux de ses seins.
— Non, dit-elle d’une voix un peu brouillée.
Elle jeta un coup d’œil vers Danny. Il ne se tortillait plus et son pouce avait retrouvé sa bouche. Il semblait aller mieux. Non, Jack peignait le tableau trop en noir. Il avait oublié quelque chose, mais quoi ?
— Si nous restons ici, dit Jack, déboutonnant les troisième et quatrième boutons avec la même lenteur délibérée, un forestier du parc national ou un garde-chasse passera bien un jour ou l’autre pour voir si tout va bien. Alors nous n’aurons qu’à lui dire que nous désirons descendre et il fera le nécessaire.
Il fit glisser ses seins nus par l’échancrure du chemisier à demi ouvert et prit entre ses lèvres la pointe de l’un d’eux, droite et dure, sur laquelle il fit aller et venir sa langue, comme elle l’aimait. La caresse lui arracha un gémissement et elle se cambra.
(Nous avons oublié quelque chose.)
— Chéri, demanda-t-elle, écrasant la tête de Jack contre sa poitrine, si bien que sa réponse lui parvint étouffée. Comment le forestier nous fera-t-il descendre ?
Il leva légèrement la tête pour répondre, puis colla sa bouche autour de l’autre pointe.
— Si l’hélicoptère est pris, j’imagine qu’ils viendront nous chercher avec un scooter des neiges.
( !!!)
— Mais nous en avons un ! Ullman l’a dit !
Sa bouche se figea contre son sein, puis il s’assit. Elle avait le teint légèrement congestionné et ses yeux brillaient d’un éclat inhabituel. Jack, lui, paraissait très calme, comme s’il sortait d’une lecture ennuyeuse, et non pas de jeux amoureux avec sa femme.
— Puisqu’il y a un scooter des neiges, il n’y a plus de problème, fit-elle, tout excitée. Nous pourrons redescendre tous les trois ensemble !
— Wendy, je n’ai jamais conduit un scooter des neiges.
— Ça ne doit pas être tellement difficile. Chez nous, dans le Vermont, on voit des gamins de dix ans les conduire dans les champs… sans le consentement de leurs parents. Et autrefois, quand nous nous sommes rencontrés, tu conduisais bien une moto.
C’était vrai ; il avait eu une Honda 350 qu’il avait échangée contre une Saab peu après s’être mis en ménage avec Wendy.
— Oui, je dois y arriver, dit-il lentement. Mais je me demande si ce scooter est en état de marche. Ullman et Watson ne sont là que de mai à octobre et leurs esprits fonctionnent en termes d’été. Ils n’auront sûrement pas songé à y faire mettre de l’essence et il se pourrait qu’il n’ait ni bougies ni batterie. Il ne faut pas trop compter sur ce scooter, Wendy.
S’abandonnant maintenant tout entière au désir, elle se penchait sur lui, les seins roulant hors de son chemisier. Il eut soudain envie d’en saisir un et de le tordre jusqu’à la faire hurler. Ça lui apprendrait peut-être à se taire.
— Il n’y aura pas de problème pour l’essence, dit-elle. Les réservoirs de la Volkswagen et de la camionnette sont tous les deux pleins, de même que celui du générateur de secours au sous-sol. Nous pourrons même emporter une petite réserve dans le jerrycan qui se trouve dans la remise.
— Oui, dit-il. C’est vrai.
En fait, il y avait trois jerrycans dans la remise, un de dix litres et deux de quinze litres.
— Je te parie que les bougies et la batterie s’y trouvent aussi. On les a certainement rangées au même endroit que le scooter, tu ne crois pas ?
— C’est probable, en effet.
Il se mit debout et s’approcha du lit où dormait Danny. Une mèche de cheveux avait glissé sur le front de l’enfant et Jack l’en écarta doucement. Danny ne bougea pas.
— Si tu arrives à le faire marcher, tu nous descendras ? lui demanda-t-elle derrière lui. Le premier jour de beau temps ?
Agité de sentiments contradictoires, il resta un moment sans répondre, à regarder son fils. Danny était, comme l’avait dit Wendy, fragile, vulnérable et les bleus sur son cou étaient tellement visibles. Une vague de tendresse pour son fils l’envahit, le décidant à agir.
— Oui, répondit-il. Je vais le mettre en état de marche et nous partirons d’ici dès que nous le pourrons.
— Dieu soit loué !
Il se retourna. Elle avait enlevé son chemisier et s’était renversée sur le lit, offrant son ventre plat et ses seins dardés. Elle les caressait nonchalamment, effleurant leur pointe de ses doigts.
— Allons, messieurs, dit-elle doucement, dépêchez-vous.
Après, dans la pénombre de la chambre, éclairée seulement par la lampe de chevet que Danny avait apportée avec lui, elle se sentit délicieusement apaisée. Elle eut du mal à croire qu’ils partageaient l’Overlook avec un dangereux criminel.
— Jack ?
— Hummm ?
— Qu’est-ce qui est arrivé à Danny ?
Il ne répondit pas directement à sa question.
— C’est vrai qu’il possède un don qui ne doit pas être accordé à beaucoup de monde — que moi je n’ai pas, en tout cas. Il se peut aussi que l’Overlook ne soit pas un hôtel comme les autres.
— Tu veux dire que c’est un hôtel hanté ?
— Je ne sais pas. En tout cas, s’il y a des fantômes, ce ne sont pas ceux d’Algernon Blackwood. L’Overlook serait plutôt hanté par le résidu psychique laissé par ceux qui ont séjourné ici et par leurs actes, bons ou mauvais. On peut dire, j’imagine, que tous les hôtels sont « hantés » en ce sens-là, et tout particulièrement les vieux hôtels.
— Mais le cadavre d’une femme dans une baignoire… Jack, il ne devient pas fou, au moins ?
Il la serra dans ses bras.
— Nous savons que de temps en temps il a ce que j’appellerais, faute d’un autre mot, des transes. Quand il est en transe, il voit… des choses qu’il ne comprend pas. Peut-être que Danny a vraiment vu du sang sur les murs de la suite présidentielle. Pour un gosse de son âge, le sang et la mort sont des choses quasiment interchangeables. Chez les enfants, de toute façon, les facultés visuelles sont plus développées que les facultés conceptuelles. William Carlos Williams le savait bien, lui qui était pédiatre. Ce n’est que quand nous devenons adultes que nous apprenons à nous servir des concepts, laissant les images aux poètes… Mais je divague.
— J’aime bien t’entendre divaguer.
— Oyez, oyez, bonnes gens. Incroyable mais vrai ! Elle aime mes divagations !
— Mais les marques sur son cou, Jack. Elles existent vraiment, elles.
— Oui.
Pendant longtemps ils restèrent sans parler. Croyant qu’il s’était endormi, elle s’apprêtait à se laisser aller, elle aussi, au sommeil, quand il reprit :
— Lesquelles ?
Elle se mit sur son coude.
— D’abord, ce sont peut-être des stigmates, dit-il.
— Des stigmates ? Tu veux dire comme ces gens qui se mettent à saigner le vendredi saint ?
— Oui. Il y a des chrétiens très croyants dont les mains et les pieds se mettent à saigner pendant la semaine sainte. L’apparition de stigmates s’apparente à certaines pratiques des yogis. Tout cela est bien connu de nos jours. Les savants qui comprennent les rapports entre le corps et l’esprit — je veux dire qui les étudient, car personne ne les comprend vraiment — pensent aujourd’hui que l’on peut contrôler certaines fonctions physiologiques. On peut, par exemple, par un simple effort de concentration, ralentir le battement du cœur, activer le métabolisme, augmenter la transpiration et même provoquer des saignements.
— Tu penses vraiment que ces marques sont apparues sur le cou de Danny simplement par ce qu’il l’a voulu ?
— Je pense que c’est possible, mais j’avoue que je n’y crois guère, moi non plus. Ce qui me paraît plus probable, c’est qu’il se les soit faites lui-même.
— Lui-même ?
— Ce n’est pas la première fois qu’il lui arrive de se faire mal quand il est en transe. Souviens-toi de ce qui s’est passé un soir à table. C’était il y a deux ans environ. Toi et moi, nous nous parlions à peine, nous étions fâchés à mort. Tout à coup ses yeux se sont révulsés, il a piqué le nez dans son assiette, puis s’est écroulé par terre. Tu t’en souviens ?
— Oui, dit-elle. Si je m’en souviens ! J’ai cru qu’il était pris de convulsions.
— Une autre fois, c’est arrivé un samedi après-midi, dans le parc où je l’avais emmené jouer. Il se balançait lentement sur la balançoire et soudain il s’est écroulé à terre comme si on l’avait abattu à bout portant. Je me suis précipité vers lui et je l’ai pris dans mes bras. Dès qu’il est revenu à lui, il a cligné des yeux et m’a dit : « Je me suis fait mal au ventre. Dis à Maman de fermer la fenêtre de la chambre s’il pleut. » Et ce soir-là il est tombé des cordes.
— Oui, mais…
— Combien de fois l’avons-nous vu rentrer à la maison avec des coupures ou les coudes écorchés ? Ses chevilles ressemblent à un véritable champ de bataille. Et, quand on l’interroge sur ses blessures, il se contente de répondre : « Oh ! c’est arrivé en jouant », et refuse d’en dire plus. Mais c’est peut-être en s’évanouissant qu’il se blesse. Le docteur Edmonds a dit qu’à sa demande Danny s’était mis en transe devant lui, dans son bureau. Tu te rends compte !
— D’accord, mais ce n’est pas tout de même en tombant qu’il s’est fait ces marques au cou. Je veux bien être pendue si ce ne sont pas des doigts qui les ont faites.
— Imagine qu’il soit entré en transe, dit Jack, et qu’il ait eu la vision de quelque scène violente qui se serait passée dans cette chambre, une dispute ou un suicide, bref, une scène où les émotions sont au paroxysme. Comme il se trouve dans un état d’hyper-réceptivité, il est profondément troublé par ce qu’il voit. Son inconscient, pour visualiser la scène avec plus de vérité, ressuscite cette morte, ce cadavre, cette charogne…
— Tu me donnes la chair de poule, dit-elle d’une voix étranglée.
— Je me la donne à moi-même. Je ne suis pas psychiatre, mais cette explication me paraît très bien coller. Cette morte-vivante incarne des sentiments morts, des vies disparues qui résistent à la dissolution…, mais en même temps, comme elle vient de son inconscient, elle fait aussi partie de lui, elle est Danny. Dans l’état de transe, son moi conscient est submergé, et c’est son inconscient qui tire les ficelles. Alors, quand la morte cherche à l’étrangler, ce sont les mains de Danny qui lui serrent le cou.
— Arrête, supplia-t-elle. Je saisis, Jack. C’est encore plus effrayant que l’idée d’avoir un inconnu qui rôde dans les couloirs. Tu peux fuir un étranger ; mais tu ne peux pas te fuir toi-même. Ce que tu décris là, ce n’est rien d’autre que la schizophrénie.
— Oui, mais une schizophrénie au premier degré, dit-il, légèrement à l’aise. Une schizophrénie très particulière ; sa faculté de lire les pensées d’autrui et de percer par moments le voile qui nous cache l’avenir n’est pas, à proprement parler, un symptôme de maladie mentale. D’ailleurs, le potentiel schizophrène nous habite tous. Je pense que Danny finira par maîtriser le sien. Il lui faut du temps, c’est tout.
— Si c’est ça l’explication, il est plus urgent que jamais de l’emmener à Sidewinder. Quel que soit son problème, l’hôtel ne fait que l’aggraver.
— Je ne serais pas aussi catégorique, objecta-t-il. S’il nous avait obéi, il ne serait jamais monté dans cette chambre et il ne lui serait rien arrivé.
— Mon Dieu, Jack ! Est-ce que tu veux insinuer qu’il méritait de se faire étrangler parce qu’il a désobéi ?
— Non…, non. Bien sûr que non. Mais…
— Il n’y a pas de mais, dit-elle, secouant violemment la tête. La vérité, c’est que nous ne comprenons rien à ce qui s’est passé. Qu’est-ce qui nous prouve qu’il ne tombera pas de nouveau dans un de ces trous d’air psychiques et qu’il n’y rencontrera pas d’autres monstres ? La seule chose dont je sois certaine, c’est qu’il faut l’éloigner d’ici. (Dans l’obscurité, elle essaya de rire.) Encore un peu et c’est nous qui nous mettrons à voir des monstres.
— Ne dis pas de bêtises, dit-il, mais dans le noir il revit les lions de buis, ces lions affamés de novembre qui lui avaient bloqué le chemin — et son front se couvrit d’une sueur froide.
— C’est bien vrai que tu n’as rien vu là-haut dans la chambre ? demanda-t-elle. Tu n’as rien remarqué ?
Une autre vision surgit devant ses yeux, chassant celle des lions : un rideau de douche rose derrière lequel gisait une forme floue. Il revit la porte fermée, entendit de nouveau le bruit étouffé dans la baignoire, les pas précipités, comme si quelqu’un le poursuivait, les battements affolés de son cœur, tandis qu’il essayait en vain de faire tourner le passe-partout dans la serrure.
— Non, rien, dit-il — et au fond c’était vrai.
Il avait été si bouleversé qu’il n’était pas sûr de ce qui s’était passé. Il n’avait pas eu le temps de chercher, à tête reposée, une explication raisonnable à ces marques sur le cou de son fils. Lui-même n’avait-il pas été victime d’un phénomène d’autosuggestion ? Il arrive que les hallucinations soient contagieuses.
— Tu n’as pas changé d’avis ? Au sujet du scooter ?
Il crispa les poings.
« Arrête de me harceler ! »
— J’ai dit que je le ferais, et je le ferai. Maintenant, dors. Nous avons eu une longue et dure journée.
— C’est le moins qu’on puisse dire, dit-elle.
Dans un bruit de draps froissés, elle se retourna vers lui en disant :
— Je t’aime, Jack.
— Je t’aime, moi aussi, répondit-il machinalement, sans penser à ce qu’il disait.
Il n’arrivait pas à desserrer les poings qui pesaient comme du plomb au bout de ses bras et le sang lui battait aux tempes. Wendy n’avait pas dit un seul mot sur ce qu’ils feraient après leur arrivée à Sidewinder, une fois la fête terminée. Pas un seul mot. Ce n’était que « Danny par-ci, Danny par-là » et « Oh ! Jack, j’ai si peur ». C’est fou ce qu’elle pouvait avoir peur de tous ces fantômes, de toutes ces ombres ! Mais les difficultés matérielles existaient, elles aussi. Une fois arrivés à Sidewinder, ils n’auraient, en tout et pour tout, que soixante dollars et les vêtements qu’ils avaient sur le dos. Même pas de voiture. S’il y avait eu à Sidewinder — ce qui n’était pas le cas — un mont-de-piété, ils n’auraient eu à mettre en gage que la bague de fiançailles de Wendy qui valait quatre-vingt-dix dollars, et le poste de radio Sony AM/FM. Un prêteur leur en aurait donné vingt dollars, et encore, seulement s’il avait bon cœur. Il ne trouverait pas de travail, même pas à mi-temps, sauf quand il neigerait. Il pourrait alors déblayer les chemins des garages pour trois dollars. À la bonne heure ! L’image de John Torrance, ce jeune homme plein de promesses, à qui Esquire avait acheté une nouvelle, et qui avait caressé le rêve — fort raisonnable à son avis — de devenir l’un des écrivains américains les plus en vue, l’image de cet homme en train de sonner aux portes, pelle à l’épaule, effaça subitement celle des lions de buis. Il serra encore plus fort ses poings et, à force d’enfoncer ses ongles dans la chair de ses paumes, il y imprima des croissants de sang. Il voyait encore John Torrance faisant la queue afin d’échanger ses soixante dollars contre des tickets alimentaires, ou recevant des uns des secours charitables et des autres des regards chargés de mépris. Il se voyait expliquant à Al comment ils avaient été obligés de s’en aller, d’arrêter la chaudière, d’abandonner l’Overlook et tout ce qui s’y trouvait, de le laisser aux voleurs et aux vandales. Il dirait qu’ils y avaient été contraints parce que : « Vois-tu, Al il y a des fantômes là-haut et ils en voulaient à mon fils. Au revoir, Al. » La suite s’appelait « Le printemps arrive pour John Torrance ». Que feraient-ils alors ? Peut-être parviendraient-ils à gagner la côte ouest en Volkswagen. Avec une nouvelle pompe, elle tiendrait le coup. D’ailleurs, à soixante-quinze kilomètres vers l’ouest ça commençait à descendre et il n’avait qu’à se laisser rouler sur la pente au point mort pour atteindre l’Utah. Ensuite ils fileraient vers la Californie, le pays des oranges et des self-made men. On donnerait certainement carte blanche à un homme comme lui qui, après une si brillante carrière dans l’alcoolisme, s’était distingué en tabassant ses étudiants au collège et en poursuivant des fantômes dans les vieux hôtels. Toutes les portes lui seraient ouvertes. L’industrie du tourisme ? Il n’aurait qu’à se présenter chez Greyhound comme ingénieur d’entretien pour qu’on le mette à nettoyer les autocars. L’industrie automobile le tentait ? On lui donnerait une combinaison en caoutchouc et on le ferait laver les voitures. La gastronomie ? Il n’aurait qu’à se faire embaucher comme pompiste. Rendre la monnaie, rédiger les factures, voilà des activités qui n’étaient pas à la portée de n’importe qui. Vingt-cinq heures par semaine, au salaire de base. Avec ça ils iraient loin, surtout depuis qu’un pain Wonder coûtait soixante cents.
Le sang commençait à couler sur ses paumes. De vrais stigmates, quoi ! Il s’enfonça un peu plus les ongles dans sa chair, s’enivrant de douleur. Sa femme dormait à ses côtés, et quoi de plus normal ? Elle n’avait plus de soucis à se faire. Il avait promis de les emmener, Danny et elle, de les sauver du croquemitaine. Alors tu comprends, Al, j’ai pensé que la meilleure chose à faire c’était de
(de la tuer)
L’impensable avait brusquement fait irruption dans son esprit, surgi on ne sait d’où avec une force irrésistible. Il avait tout à coup envie d’empoigner Wendy, de la jeter brutalement au bas de son lit, toute nue, hébétée, à moitié endormie. Il lui sauterait dessus, lui saisirait le cou comme on saisit la branche verte d’un jeune tremble et l’étranglerait, les pouces sur son gosier, les autres doigts enfoncés dans sa nuque. Il lui secouerait la tête, la cognerait sans s’arrêter contre le plancher, pour l’écraser, la réduire en bouillie. Danse, ma belle, je veux te voir te trémousser, te rouler par terre. Il lui apprendrait à lui manquer de respect. Ça lui servirait de leçon !
Il eut vaguement conscience d’un bruit sourd qui le tira de ce monde intérieur si intense et fiévreux. C’était Danny qui, à l’autre bout de la chambre, s’agitait de nouveau, se tortillant dans son lit, froissant les couvertures. L’enfant laissa échapper un petit gémissement rauque. Quel cauchemar le tourmentait ? Rêvait-il qu’une morte, toute violacée, le poursuivait à travers le labyrinthe des couloirs de l’hôtel ? Non, pensa Jack, ce n’était pas la morte qu’il fuyait, mais quelque chose de bien plus redoutable encore…
Libéré soudain de la nasse de ses pensées amères, Jack sortit du lit et se dirigea vers l’enfant. C’était à Danny qu’il fallait penser, se dit-il, accablé par le remords. Seulement à Danny ; ni à Wendy ni à lui-même. Quelles qu’en fussent les conséquences, il fallait éloigner Danny de cet endroit. Il remonta les couvertures sur l’enfant et déroula l’édredon plié au pied du lit. Danny s’était calmé. Jack tâta son front de sa main (quels monstres menaient leur sarabande derrière ce rempart osseux ?) et le trouva tiède, mais pas chaud. Il dormait paisiblement de nouveau. C’était bizarre.
Il se remit au lit et essaya de trouver le sommeil, mais sans y parvenir.
Ce qui leur arrivait était tellement injuste ! La malchance s’acharnait vraiment sur eux. Ils avaient cru la semer en venant ici, mais elle ne les avait pas lâchés d’une semelle. Et demain après-midi, une fois arrivé à Sidewinder, il pourrait dire adieu à sa dernière chance. Mais s’ils ne partaient pas, s’ils arrivaient à tenir bon jusqu’au bout, alors c’est un tout autre avenir qui les attendrait. Il terminerait sa pièce. D’une façon ou d’une autre, il arriverait bien à lui trouver une fin. Sa propre ambivalence à l’égard de ses personnages enrichirait le dénouement d’une ambiguïté poignante. Il se pourrait même que cette pièce lui rapportât quelque argent. Ce n’était pas impossible. Même sans cela, Al arriverait peut-être à convaincre le conseil d’administration de Stovington de le reprendre. Évidemment il ne serait repris qu’à l’essai et ne serait pas titularisé avant longtemps, trois ans peut-être, mais, s’il réussissait à rester sobre et s’il continuait d’écrire, il pourrait peut-être, sans trop attendre, trouver un poste ailleurs. Certes, il ne s’était pas beaucoup plu à Stovington. Il avait eu l’impression d’y étouffer, de s’y enterrer vivant, mais, s’il avait réagi ainsi, c’est par manque de maturité. D’ailleurs, quel plaisir pouvait-on éprouver à enseigner dans un état second, à travers le brouillard d’une gueule de bois carabinée ? Cette fois-ci, ce serait différent. Il assumerait mieux ses responsabilités, il en était sûr.
Livré à ses réflexions, il finit par se détendre et sombra peu à peu dans le sommeil. Tandis qu’il s’y abandonnait, une pensée le poursuivait inlassablement, comme un refrain : « Je crois que je pourrais trouver la paix ici, si seulement on voulait bien me laisser tranquille. »
Vers minuit, pendant qu’ils dormaient d’un sommeil agité, la neige s’était arrêtée de tomber. Quinze centimètres de poudreuse recouvraient maintenant la croûte gelée des chutes précédentes. Le vent s’était levé, balayant les nuages. On était au matin et dans la remise, par la fenêtre sale face au levant, un faisceau oblique de lumière dorée, fourmillante de poussière, tombait sur Jack.
La remise avait les dimensions d’un wagon de chemin de fer. Aux odeurs de graisse, d’huile et d’essence se mêlait, à peine perceptible, la senteur, douce et nostalgique, de l’herbe coupée. Quatre tondeuses à moteur, dont deux qui, avec leurs sièges incorporés, ressemblaient à des tracteurs, étaient alignées contre le mur sud comme des soldats à la revue. Sur leur gauche se trouvaient des transplantoirs, des pelles à bout rond pour l’entretien du terrain de golf, une scie et un émondoir électrique, ainsi qu’un long piquet d’acier surmonté d’un drapeau rouge.
Contre le mur est, le mieux éclairé par les rayons obliques du soleil, trois tables de ping-pong étaient empilées de guingois comme un château de cartes. Leurs filets démontés débordaient du rayonnage du dessus. Dans l’angle étaient entassés les palets d’un jeu de galets, les arceaux d’un jeu de roque, noués en piles avec du fil de fer, deux jeux complets de maillets dans leurs étuis et une boîte à alvéoles contenant, rangées comme des œufs, des balles peintes en couleurs vives… (Ce sont de bien curieuses poules que vous avez ici, Watson… — Oui, mais ce n’est rien à côté des lions dans la buissaie !)
Il se dirigea vers les maillets, enjambant au passage une vieille batterie à huit éléments qui avait dû servir autrefois à la camionnette, et un chargeur relié à elle par un serpentin de fils électriques. Il retira l’un des maillets à manche court de son étui et le tint droit devant son visage, comme un chevalier qui salue son roi de son épée.
Le roque avait dû être un jeu formidable. Jack avait trouvé au sous-sol un petit manuel tout moisi qui devait dater du début des années vingt, quand le championnat de roque de l’Amérique du Nord avait eu lieu à l’Overlook, et qui en expliquait les règles. Oui, ça devait être un jeu formidable.
(Schizophrène)
Il fronça les sourcils, puis sourit. Oui, c’était bien ça, un jeu schizophrène. Le maillet, avec sa double tête, l’une dure, l’autre molle, en disait long là-dessus. C’était un jeu où la finesse et la précision comptaient autant que la force brute.
Il fit tournoyer le maillet dans l’air et sourit en entendant le sifflement puissant. Il le remit dans son étui puis obliqua vers la gauche où il venait de découvrir un engin bizarre dont l’allure lourde et disgracieuse lui déplut instantanément.
C’était un scooter des neiges, presque neuf, qui trônait au milieu de la pièce. Le capot portait en lettres noires, penchées vers l’arrière, sans doute pour suggérer la vitesse, l’inscription Bombardier Skidoo. Les skis qui dépassaient de la carrosserie étaient également peints en noir. Deux bandes noires, semblables à celles des voitures de course, décoraient ses flancs. Mais c’était surtout le jaune vif criard de la machine qu’il trouvait de mauvais goût. Dans la lumière matinale, avec son corps jaune strié de noir, ses skis noirs et son cockpit ouvert capitonné de cuir noir, le scooter ressemblait en fait à quelque monstrueuse guêpe mécanique dont le moteur devait avoir, en plus, le bourdonnement. Au moins avait-il le mérite de ne pas cacher ce qu’il était : une méchante guêpe, prête à piquer. Car il allait leur faire mal, très mal, à tous les trois. Quand il en aurait fini avec eux ils auraient si mal qu’en comparaison les piqûres de guêpes sur la main de Danny leur paraîtraient aussi douces que les baisers d’une mère.
S’il n’avait pas eu à tenir compte de Danny, il aurait eu plaisir à ouvrir le capot et à cogner sur le moteur avec un de ces maillets jusqu’à ce que…
Le souffle qu’il avait retenu lui échappa dans un long soupir. Mais Wendy avait raison. Fais ce que dois, advienne que pourra, que ce soit l’enfer, le déluge ou le chômage. Démolir cette machine serait de la folie pure, quelle que soit la satisfaction immédiate qu’il en tirerait. Ce serait comme s’il tuait son propre fils à coups de maillet…
— Pauvre con, tu te prends pour un briseur de machines à présent ? dit-il tout haut.
Il se dirigea vers l’arrière du scooter, dévissa le couvercle du réservoir d’essence, et y plongea une jauge qu’il avait dénichée sur l’un des rayons qui couraient le long des murs à hauteur de poitrine. La jauge ressortit avec le bout mouillé sur un demi-centimètre. Il n’y avait pas beaucoup d’essence, mais assez pour voir si cette machine infernale était en état de marche. Plus tard il siphonnerait la Volkswagen et la camionnette de l’hôtel pour faire le plein.
Il revissa le couvercle du réservoir et ouvrit le capot. Il n’y avait ni bougies ni batterie. Il retourna à l’étagère et se mit à fureter parmi les outils, écartant des tournevis, des clefs anglaises, une pièce de carburateur d’une vieille tondeuse et des boîtes en plastique pleines de vis, de clous et d’écrous de différentes tailles.
Il finit par mettre la main sur une boîte toute tachée d’huile qui portait l’abréviation Skid, écrite au crayon. Il la secoua et quelque chose remua à l’intérieur. C’étaient les bougies. Il en présenta une à la lumière, essayant de juger à l’œil nu l’écartement des électrodes, pour ne pas avoir à se mettre à la recherche d’un jeu de cales. « Après tout, je m’en fous, se dit-il avec humeur en laissant retomber la bougie dans la boîte. Que l’écartement soit bon ou pas, je m’en contrefous. »
Il alla chercher le tabouret derrière la porte et s’assit dessus. Il vissa les quatre bougies, puis les coiffa de leurs petits capuchons en caoutchouc. Ce travail fini, il promena ses doigts rapidement sur la magnéto. Jack Torrance, le Rubinstein de la magnéto.
Il retourna fouiller sur les rayonnages mais sans trouver, cette fois-ci, ce qu’il cherchait, une petite batterie à quatre éléments. Il y avait bien des clefs à douille, un coffre contenant un vilebrequin et des mèches, des sacs d’engrais pour pelouse et du fumier Vigoro pour les plates-bandes de fleurs, mais pas de batterie de scooter. Il n’en ferait pas une maladie. Au contraire, il était plutôt content et soulagé. « J’ai fait de mon mieux, mon capitaine, mais je n’ai pas pu exécuter vos ordres.
— Ça ne fait rien, mon gars. Vous avez bien mérité de la patrie. Je vais demander pour vous l’étoile d’argent et la rosette du scooter. Vous êtes l’orgueil de votre régiment.
— Merci, mon capitaine. Je n’ai fait que mon devoir. »
Il revint vers le scooter et lui administra en passant un bon coup de pied. La question du scooter au moins était réglée. Bon débarras. Il ne lui restait plus qu’à annoncer la nouvelle à Wendy : « Désolé, princesse, mais… »
C’est alors qu’il remarqua, dans l’angle de la pièce, près de la porte, une boîte que le tabouret lui avait cachée. Sur le couvercle était écrite au crayon la mention abrégée Skid.
Il la contempla et le sourire s’évanouit de ses lèvres. « Regardez, mon capitaine, c’est la cavalerie qui arrive. Faut croire qu’ils ont bien reçu nos signaux de fumée. »
Ce n’était vraiment pas juste.
Pas juste, bon Dieu de merde.
Quelque chose — hasard, destin, Providence — avait essayé de le sauver. Et, au dernier moment, la bonne vieille déveine de Jack Torrance l’avait finalement emporté. La série noire n’était pas terminée.
Une vague de ressentiment lui monta à la gorge et il serra les poings.
Ce n’est pas juste, nom de Dieu !
Pourquoi n’avait-il pas porté son regard ailleurs ? N’importe où, mais ailleurs ? Pourquoi n’avait-il pas eu le torticolis, ou un chatouillement au nez ? Pourquoi n’avait-il pas cligné des yeux ? Pourquoi le hasard ne l’avait-il pas empêché de voir cette boîte ?
D’ailleurs, à bien y réfléchir, il n’avait rien vu. Ce n’était qu’une hallucination, pareille à celle qu’il avait eue hier devant la chambre 217 ou celle qui l’avait saisi devant les animaux de buis. Oui, une hallucination, due à une fatigue passagère et rien d’autre. « Tiens, j’avais cru voir une batterie de scooter dans le coin là-bas, mais non, il n’y a rien. C’est la fatigue nerveuse, mon capitaine. Depuis le temps que je suis en première ligne.
— Je suis désolé, fiston, mais ne vous laissez pas abattre. Nous y passons tous un jour ou l’autre. »
Il poussa si violemment la porte qu’il faillit en arracher les gonds. Il sortit prendre ses raquettes et les rapporta à l’intérieur. La neige s’était collée à leur treillis et il les frappa contre le sol, soulevant un nuage de flocons. Il posa son pied gauche sur une raquette, puis hésita.
Danny jouait dehors près de la plate-forme de la cuisine. Autant que Jack pouvait en juger de loin, il essayait de faire un bonhomme de neige mais sans grand succès, car la neige était trop froide pour s’agglomérer. Tout emmitouflé, casquette à l’envers comme Carlton Fiske, il se démenait sans se laisser décourager, petite puce sautillante dans la lumière éblouissante du matin, entre l’éclat de la neige et celui du ciel.
(Mais à quoi penses-tu, bon Dieu ?)
La réponse partit du tac au tac.
(À moi. Je pensais à moi.)
Il se rappela soudain comment, la veille au soir, au moment de s’endormir, il avait songé à tuer sa femme.
Et en un éclair, pendant qu’il s’agenouillait, tout devint limpide. L’influence maléfique de l’Overlook ne s’exerçait pas seulement sur Danny. Leur point faible, ce n’était pas Danny mais lui. C’était lui qui était vulnérable et que l’on pouvait plier et tordre jusqu’à ce quelque chose cassât.
Agenouillé dans le soleil, il regardait son fils jouer dans l’ombre de l’hôtel. Oui, il en était sûr à présent ; l’hôtel en voulait à Danny. Il en voulait peut-être à eux tous, mais surtout à Danny. Les animaux de buis s’étaient réellement déplacés. Il y avait réellement une morte dans la chambre 217. En temps normal elle n’était peut-être pas dangereuse, mais les bizarreries de l’esprit de Danny… et du sien… avaient remonté et remis en marche sa mécanique diabolique.
Les ecchymoses sur le cou de Danny.
Les bouteilles étincelantes, à peine perceptibles, dans le bar désert.
Le poste de radio.
Les rêves.
L’album qu’il avait trouvé au sous-sol.
Il se redressa brusquement et lança les raquettes au-dehors par la porte, puis, tremblant de tout son corps, il la referma brutalement derrière lui. Il essaya de soulever la boîte qui contenait la batterie, mais dans son affolement, il la laissa glisser de ses mains et elle se renversa.
Oh ! Seigneur, pourvu que je ne l’aie pas cassée !
Il ouvrit les rabats du carton et retira prestement la batterie, sans se soucier de l’acide qui pouvait s’en échapper et lui brûler les mains, si elle était fendue. Mais il vit qu’elle n’avait pas souffert et laissa échapper un soupir de soulagement.
La serrant contre sa poitrine, il la porta jusqu’au scooter et la plaça sur son support à l’avant du moteur. Sur une des étagères il trouva une petite clef anglaise et rapidement, sans difficulté, raccorda les fils. La batterie était chargée et il n’aurait pas besoin de brancher le chargeur. Quand il avait raccordé le câble positif à son pôle, il y avait eu en effet une étincelle suivie d’une petite odeur d’ozone. La tâche terminée, il s’écarta du scooter, s’essuyant nerveusement les mains sur sa vieille veste en toile de jean passée. Ouf, ça y était. Ça devait marcher, à moins que l’Overlook, qui les trouvait fort divertissants, et ne tenait pas à les lâcher, ne se débrouille pour qu’il ne démarre pas. Non, à part ça, il n’y avait rien qui pût les empêcher de partir…
(à part le fait que lui ne voulait toujours pas partir.)
Non, il ne voulait pas partir.
Longtemps il resta à contempler le scooter, en soufflant des panaches blancs. Il aurait voulu retrouver ses certitudes de tout à l’heure. Quand il était arrivé dans la remise, il n’avait pas eu de doutes. Il savait que s’en aller serait une erreur. Wendy s’était laissé impressionner par les fantasmes d’un petit garçon hystérique. Mais maintenant il comprenait ses raisons à elle. C’était comme pour la pièce, cette maudite pièce. Il ne savait plus de quel côté il était, ni quelle solution adopter.
Tout avait bien marché jusqu’au moment où il avait vu Danny jouant dans la neige. C’était la faute de Danny. Tout avait été sa faute. C’était lui qui avait le Don, comme il disait. Un don ? Non, plutôt une malédiction. Si Wendy et lui avaient été seuls ici, ils auraient passé l’hiver sans histoires, sans se poser toutes ces questions, sans se mettre dans tous ces états.
(Tu ne veux pas partir ? Dis plutôt que tu ne peux pas partir.)
L’Overlook ne le laisserait pas partir. D’ailleurs il n’en avait aucune envie.
Debout à côté du scooter, il s’efforçait, malgré un début de mal de crâne, d’y voir clair. Au fond, c’était très simple. Fallait-il rester ou partir ?
Si nous partons, combien de temps te faudra-t-il pour trouver le bistro de Sidewinder, un trou sombre avec sa minable télé couleur et ses chômeurs mal rasés qui passent leurs journées à regarder les émissions de jeux ; ses toilettes qui dégagent une odeur de pisse immémoriale et où, dans la cuvette des W.C., nage en permanence un mégot de Camel défait ; avec sa bière à trente cents et son juke-box qui vous serine des rengaines d’il y a trente ans ?
Combien de temps lui faudrait-il ? Oh ! mon Dieu, il craignait que ce ne fût pas long.
— Quoi que je fasse, je suis foutu, dit-il très calmement.
C’était vrai. C’était comme s’il essayait de faire une patience avec un jeu de cartes auquel il manquerait un as.
Brusquement il se pencha au-dessus du moteur du scooter et arracha la magnéto, qui céda avec une facilité déconcertante. Il la regarda un instant, puis gagna la porte arrière de la remise et l’ouvrit.
Le paysage, dans la clarté étincelante du matin, avait une perfection irréelle de carte postale. Un champ de neige ininterrompu s’étendait jusqu’aux premiers pins, à deux kilomètres de là. Il jeta la magnéto aussi loin qu’il put dans la neige. Elle alla atterrir bien plus loin qu’il n’avait cru avoir la force de la lancer et en tombant dans la neige elle souleva un petit nuage de flocons que la brise légère emporta. Allons, dispersez-vous, je vous dis qu’il n’y a rien à voir. C’est fini. Dispersez-vous.
Il se sentit l’âme en paix.
Il resta longtemps dans l’embrasure de la porte à respirer l’air pur de la montagne. Puis il ferma énergiquement le battant et s’en alla par l’autre issue. Avant de rentrer annoncer à Wendy qu’ils seraient obligés de rester, il s’arrêta pour faire avec Danny une bataille de boules de neige.
C’était le 29 novembre, trois jours après le Thanksgiving. La semaine écoulée avait été bonne et le dîner de Thanksgiving le meilleur qu’ils eurent jamais mangé. Wendy avait fait rôtir à point la dinde de Dick Hallorann et ils s’étaient tous gavés sans arriver à entamer sérieusement la magnifique volaille. Jack s’était plaint qu’ils allaient être condamnés à manger de la dinde tout le restant de l’hiver — de la dinde en sauce, des sandwiches à la dinde, de la dinde aux nouilles, la surprise du chef à la dinde.
Pas tout l’hiver, avait répliqué Wendy avec un sourire malicieux. Dinde jusqu’à la Noël, mais après, chapon.
Un concert de gémissements avait accueilli cette déclaration.
Les marques sur le cou de Danny s’étaient estompées et, avec elles, leurs craintes. Wendy avait passé l’après-midi du Thanksgiving à tirer Danny sur son traîneau pendant que Jack travaillait à sa pièce qui était maintenant pratiquement terminée.
— Est-ce que tu as toujours peur, prof ? avait-elle demandé, ne sachant pas comment tourner sa question pour qu’elle ne parût pas trop brutale.
— Oui, dit-il simplement. Mais maintenant j’évite les endroits où je ne me sens pas en sécurité.
— Papa dit que tôt ou tard les forestiers finiront par se demander pourquoi notre poste émetteur ne donne plus signe de vie et qu’ils viendront voir si tout va bien. À ce moment-là, nous pourrons descendre, toi et moi. Papa passera l’hiver ici. Il a de bonnes raisons pour vouloir rester à l’Overlook. Je sais que tu ne peux pas comprendre, mais en fait nous avons le couteau sous la gorge.
— Oui, répondit Danny, sans toutefois paraître absolument convaincu.
C’était un bel après-midi ensoleillé. Ses parents sommeillaient dans leur chambre et Danny savait qu’ils venaient de faire l’amour. Ils étaient heureux, il le sentait, quoique sa mère eût encore un peu peur. C’est dans l’esprit de son père qu’il y avait quelque chose d’étrange. Celui-ci avait le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait, mais en même temps ça lui avait énormément coûté. Danny ne parvenait pas à voir ce que Papa avait fait, car il le cachait soigneusement, non seulement aux autres, mais apparemment à lui-même aussi. Était-ce possible, se demandait Danny, d’être à la fois fier et honteux de ce qu’on avait fait ? Et, s’il n’en avait pas honte, pourquoi Papa chassait-il cette pensée ? La question le tourmentait. Il ne pensait pas qu’il fût possible d’éprouver des sentiments aussi contradictoires, du moins pas pour un esprit normal. Quand il sondait son père de toutes ses forces, tout ce qu’il percevait, c’était l’image floue d’une sorte de pieuvre qui tourbillonnait dans un azur implacable. Et, chaque fois qu’à force de concentration il avait réussi à faire apparaître cette image, Papa l’avait foudroyé du regard, comme s’il savait ce que Danny faisait.
Danny était dans le hall et s’apprêtait à sortir. Il sortait souvent pour faire de la luge ou se promener sur ses raquettes. Il aimait quitter l’hôtel. Quand il se trouvait dehors au soleil, c’était comme si on l’eût délivré d’un grand poids.
Traversant la cuisine, il se dirigea vers la porte du fond, puis hésita ; il en avait assez de jouer derrière l’hôtel. D’ailleurs, à l’heure qu’il était, ce côté-là serait déjà à l’ombre et il n’aimait pas sentir l’ombre de l’hôtel planer sur lui. Il décida de mettre ses raquettes et d’aller au terrain de jeux. Dick Hallorann lui avait recommandé de ne pas s’approcher des buis, mais ceux-ci ne l’inquiétaient pas autrement. D’ailleurs ils étaient si bien enterrés sous la neige que sans la vague bosse qui marquait l’emplacement de la tête du lapin et les queues des lions qui émergeaient çà et là — spectacle plus absurde qu’effrayant — on ne se serait pas aperçu de leur présence.
Danny ouvrit la porte de la cuisine, prit ses raquettes sur la plate-forme de derrière et alla les chausser sur le porche. Papa l’avait félicité d’avoir si bien maîtrisé la technique des raquettes. Il avait attrapé à la perfection la démarche traînante, paresseuse, le petit coup de cheville pour faire tomber la neige prise dans les mailles du treillis ; pour devenir un crack, il ne leur restait qu’à développer les muscles de ses cuisses, de ses chevilles et de ses mollets. Chez lui, c’était les chevilles qui se fatiguaient les premières. Marcher sur raquettes était aussi éprouvant pour les chevilles que faire du patin à glace, parce qu’il fallait sans cesse secouer les pieds pour faire tomber la neige et toutes les cinq minutes il était forcé de s’arrêter pour se reposer, jambes écartées, raquettes à plat.
Le terrain de jeux, couvert de neige, lui parut bien plus attrayant qu’il ne l’avait jamais été pendant l’automne. Il ressemblait maintenant à un décor de conte de fées. Les chaînes des balançoires s’étaient gelées dans des positions bizarres et les sièges frôlaient le tapis de neige. Le jungle gym ressemblait à une caverne de glace dont de longues stalactites défendaient la gueule béante. Quant à l’hôtel miniature, seules ses cheminées émergeaient encore de la neige.
Si seulement c’était le vrai qui était enterré sous la neige ! Mais sans nous, évidemment.
Les anneaux de ciment affleuraient en deux endroits comme des igloos d’Esquimaux. Danny se dirigea vers eux, s’accroupit devant le premier et commença à creuser. Une fois l’ouverture dégagée, il se glissa dans le tunnel glacé. Il était Patrick McGoohan l’agent secret, poursuivi par les agents du K.G.B. dans les montagnes suisses (on avait rediffusé ce feuilleton deux fois sur la chaîne de Burlington, dans le Vermont, et son papa n’en avait pas raté un seul épisode. Les soirs où l’on donnait L’Agent secret ou La Vendetta, il renonçait à toute sortie et Danny avait regardé toutes ces émissions avec lui). Il y avait eu des avalanches dans les environs et Slobbo, le célèbre agent du K.G.B., avait tué sa maîtresse avec une fléchette empoisonnée. Il fallait trouver la diabolique machine soviétique qui neutralisait la loi de la gravitation et qui était cachée quelque part dans ces montagnes, peut-être justement au bout de ce tunnel. Il dégaina son pistolet et, l’œil aux aguets, se mit à ramper dans le tunnel, la bouche empanachée de son haleine givrée.
Le bout du tunnel était bouché par la neige. Il essaya d’y creuser un trou et fut étonné (un peu effrayé même) de constater que cette neige, tassée sous le poids des couches successives, était aussi dure que de la glace.
Le scénario imaginaire s’effondra et il éprouva tout à coup un affreux malaise à se sentir enfermé dans cette prison cylindrique de béton. Sa respiration se fit haletante, caverneuse. Le tunnel n’était éclairé que par un pâle filet de lumière qui filtrait par l’orifice qu’il avait creusé pour s’y glisser. Tout à coup il eut une envie folle de retrouver le soleil. Il venait de se rendre compte que ses parents dormaient, qu’ils ne savaient pas où il était et que, si le tunnel s’effondrait, il serait enterré vivant ; il ne pouvait pas se défaire de l’idée que l’Overlook ne l’aimait pas particulièrement.
Non sans mal, il fit demi-tour et se mit à remonter le tunnel à quatre pattes. Les bois de ses raquettes s’entrechoquaient derrière lui et ses paumes faisaient crisser les feuilles mortes des trembles. Au moment d’atteindre l’entrée du tunnel dont l’orifice laissait passer un filet de lumière froide, un petit éboulis de neige obstrua l’ouverture, lui poudrant le visage et le laissant dans le noir.
Pendant un instant il fut saisi de panique et son cerveau cessa de fonctionner. Tout ce qu’il voyait c’était qu’il était enfermé dans ce tunnel glacé, sans lumière…
Je ne suis pas seul ici.
Sa respiration se transforma en râle. La peur distilla son venin dans ses veines et le paralysa. Non, il n’était pas seul, il sentait une présence malveillante qui avait attendu cette occasion pour se manifester. Peut-être une araignée géante, terrée sous un amas de feuilles mortes, ou un rat…, ou peut-être le cadavre d’un enfant, mort ici, au terrain de jeux. Était-ce possible ? Oui, un enfant avait pu trouver la mort ici. Il songea à la femme dans la baignoire, au sang mêlé de fragments de cervelle sur le mur de la suite présidentielle, puis à un enfant qui s’était ouvert le crâne en tombant du jungle gym et qui à présent rampait derrière lui, le poursuivant dans le noir, cherchant, le sourire aux lèvres, un compagnon de jeux pour l’éternité.
À l’autre bout du tunnel, Danny entendit un bruissement furtif de feuilles mortes — quelqu’un s’approchait en rampant. D’un moment à l’autre, une main froide allait se refermer autour de sa cheville…
Galvanisé par cette pensée, il se mit à gratter furieusement la neige meuble qui bouchait l’entrée du tunnel et qu’il rejetait entre ses jambes en bouffées poudreuses, comme un chien qui déterre un os. Une petite lumière bleuâtre commença à filtrer par une crevasse et il s’élança vers elle comme un plongeur qui remonte à la surface, s’écorchant le dos contre le bord de l’anneau en béton. Ses raquettes s’étaient prises l’une dans l’autre et la neige s’infiltrait sous son passe-montagne et son anorak, mais il continuait de griffer l’amas blanc qui semblait vouloir le retenir, le repousser au fond du tunnel, là où une ombre faisait craquer les feuilles mortes, et l’y garder pour toujours.
Il réussit enfin à passer la tête hors du trou, exposant à la lumière éblouissante du soleil son visage tout saupoudré de neige qui ressemblait à un masque d’horreur, et à s’extraire du tunnel. Il rampa jusqu’au jungle gym, où il s’assit pour rajuster ses raquettes et reprendre son souffle.
Je suis sauvé, je vais rentrer tout de suite.
Il entendit derrière lui un bruit sourd, étouffé.
Il se retourna pour voir ce que c’était, mais il savait d’avance ce qui provoquait ce bruit-là — c’était les paquets de neige qui glissaient du toit de l’hôtel.
Un paquet de neige était tombé en effet, découvrant le chien en buis. Quand il était arrivé, il n’y avait eu, à cet endroit, qu’un vague monceau de neige, mais maintenant la silhouette du chien se détachait nettement, tache verte insolite sur un océan de blancheur éblouissante. Dressé sur ses pattes arrière, l’animal semblait quêter un sucre ou un morceau de viande.
Danny était résolu à ne pas s’affoler cette fois. Il garderait tout son sang-froid. Ici, au moins, il n’était pas enterré au fond d’un trou noir, il était en plein soleil et, d’ailleurs, ce n’était qu’un chien de buis. « Il fait plutôt chaud aujourd’hui, se dit-il, cherchant une explication rassurante, et il est possible que le soleil ait amolli la neige et qu’elle se soit détachée d’un seul coup. Après tout, quoi de plus normal ? »
(Ne t’approche pas des buis…, fuis-les comme la peste.)
Après avoir resserré autant qu’il le put les attaches de ses raquettes, il se mit debout et regarda de nouveau le tunnel de béton presque entièrement submergé par la neige. Tout à coup il se figea, le cœur glacé. Dans l’obscurité de l’orifice qu’il avait creusé pour pouvoir pénétrer à l’intérieur, il crut distinguer, malgré l’éclat éblouissant de la neige, quelque chose qui bougeait, une main qui s’agitait, la main d’un enfant désespéré qui suppliait, qui se noyait…
(Aide-moi, oh viens à mon secours ! Si tu ne peux pas me sauver, tu pourras au moins jouer avec moi… et nous resterons à jamais ensemble. À jamais.)
— Non ! chuchota Danny d’une voix rauque.
Ses lèvres desséchées avaient eu du mal à articuler le mot. Sa volonté commençait à vaciller et, dans son esprit, c’était la débandade, comme quand la femme dans la baignoire avait… Non, il valait mieux ne pas y penser.
Il se raccrocha de toutes ses forces à la réalité. Il fallait réfléchir, trouver une solution, faire comme l’agent secret. Il ne fallait pas perdre son sang-froid. Est-ce que Patrick McGoohan pleurait, est-ce qu’il faisait pipi dans sa culotte comme un bébé ?
Est-ce que son papa s’affolait ?
Il était sûr que non et cette pensée le calma un peu.
Il entendit de nouveau le bruit mou d’un paquet de neige s’écrasant à terre. Il se retourna et s’aperçut que la tête d’un des lions avait émergé de la neige et lui montrait les dents. La bête s’était rapprochée de Danny et touchait presque le portail du terrain de jeux.
Une vague de terreur déferla sur lui, mais il ne se laissa pas submerger par elle. Il était l’agent secret et il allait s’en tirer, coûte que coûte.
Il se mit à marcher vers la sortie du terrain de jeux, faisant le même détour que son père le jour des bourrasques de neige. Il s’appliquait à bien mouvoir ses raquettes, à poser ses pieds lentement et bien à plat. Il lui sembla mettre un temps infini rien que pour atteindre l’angle du terrain de jeux où une accumulation de neige avait presque découvert la barrière et permettait de la franchir aisément. Danny avait presque enjambé celle-ci quand l’une de ses raquettes s’accrocha à l’un des poteaux et il perdit l’équilibre, piquant du front vers l’avant. Il fit désespérément la roue avec ses bras pour se retenir, se souvenant de la difficulté qu’il y avait à se relever une fois que l’on était à terre.
Il y eut encore ce bruit étouffé d’un paquet de neige tombant. Tournant la tête, il vit que les deux autres lions s’étaient débarrassés de leurs enveloppes de neige ; seules leurs pattes antérieures étaient encore prises. Côte à côte, à environ soixante pas de lui, ils le fixaient de leurs yeux verts. Le chien, lui, avait tourné la tête.
Ils ne bougent que quand tu ne les regardes pas.
— Oh !
Ses raquettes s’étaient emmêlées et, battant vainement des bras, il tomba la tête la première, s’enfonçant de tout son long dans la neige qui s’infiltra de nouveau à l’intérieur de son capuchon, le long de son cou, dans l’ouverture de ses bottes. À force de se débattre, il réussit à se dégager et, le cœur battant la chamade, essaya désespérément de se remettre debout sur ses raquettes.
Agent secret. Souviens-toi que tu es un agent secret.
Il retomba à la renverse et pendant un instant il resta immobile sur le dos à contempler le ciel, se disant qu’il serait plus simple de renoncer.
Mais, quand il se rappela la créature qui l’attendait dans le tunnel, il sut qu’il devait lutter. Il se remit sur ses pieds et regarda les buis. Les trois lions n’étaient plus qu’à quarante pas de lui. Le chien, qui s’était déplacé vers leur gauche, semblait vouloir bloquer sa retraite. À part les cercles poudreux autour de leurs cous et de leurs museaux, les animaux de buis s’étaient entièrement libérés de leur gaine de neige et braquaient sur lui leurs yeux feuillus.
Il était maintenant à bout de souffle et l’angoisse, comme un rat en cage, tournait en rond dans son cerveau, mais il affrontait résolument ses deux adversaires, les raquettes et la panique.
(Soudain il entendit la voix de son père : N’essaie pas de te battre contre elles, prof. Marche avec elles comme si elles étaient tes propres pieds.)
(Oui, Papa.)
Et il reprit sa marche, essayant de retrouver le style coulé qu’il avait appris avec son père. Le bon rythme lui revenait peu à peu, mais il prenait en même temps conscience de sa fatigue, de l’épuisement nerveux causé par la peur. Il fit une pause pour regarder derrière lui. Sa respiration s’arrêta net et ne reprit que plus précipitée encore. Le premier des lions n’était plus qu’à vingt pas et il fendait la neige comme un chien qui nage dans une mare. Les deux autres le suivaient de près. À eux trois ils ressemblaient à une patrouille dont le chien, qui les précédait sur la gauche, eût été l’éclaireur. Le lion le plus proche avait la tête baissée, ses épaules bosselées par la contraction de leurs muscles puissants. Sa queue se dressait aussi vivement que si quelques instants auparavant elle avait fouetté l’air. Il ressemblait à un gros matou qui s’amuse avec une souris avant de la tuer.
S’il venait à tomber…
S’il tombait, il était perdu. Ils ne le laisseraient jamais se relever et fonceraient sur lui. Agitant frénétiquement ses bras, il se lança en avant, trébuchant mais rattrapant à chaque pas son équilibre. Il avançait en titubant et jetait par moments de rapides coups d’œil par-dessus son épaule. Son haleine s’échappait de sa gorge en feu avec un sifflement de verre en fusion.
Le lion le plus proche n’était plus qu’à cinq pas de lui. Des grognements s’échappaient de sa gueule béante, les muscles de ses hanches étaient bandés comme des ressorts. Derrière les trois fauves, il aperçut le lapin dont la tête vert vif venait de se dégager de la neige et qui semblait vouloir contempler la mise à mort de ses yeux aveugles.
Danny avait maintenant atteint la pelouse qui s’étendait devant le porche, entre les deux bras de l’allée semi-circulaire. S’abandonnant à la panique, il se mit à courir sur ses raquettes. N’osant plus regarder derrière lui, le corps de plus en plus penché vers l’avant, il tendait les bras comme un aveugle qui cherche à tâtons les obstacles. Son capuchon avait glissé sur ses épaules, laissant voir son visage livide, tavelé de plaques rouges sur les joues et ses yeux exorbités par la terreur. Le porche n’était plus très loin maintenant.
Derrière la croûte de la neige craqua comme sous l’effet d’un bond puissant.
Il s’écroula sur les marches de l’escalier, poussant des hurlements qui n’arrivaient pas à sortir de sa gorge, puis il grimpa l’escalier à quatre pattes, ses raquettes, complètement de travers, cognant contre les planches.
Tout près de lui, il entendit un sifflement, suivi du bruit d’une étoffe qui se déchire. Quelque chose lui avait écorché la jambe — il en avait senti la douleur. L’effroyable rugissement qu’il avait cru entendre ne devait être — ne pouvait être — qu’une illusion. Une odeur de sang et de buis mêlés lui piqua les narines. Il s’étala de tout son long sur le porche, secoué de sanglots rauques, la bouche pleine d’un goût amer. Le battement assourdissant de son cœur lui emplissait les oreilles, et un mince filet de sang coulait de son nez.
Il n’aurait pas su dire combien de temps s’écoula avant que la double porte du hall s’ouvrît et que Jack, qui avait eu tout juste le temps d’enfiler un jean et des pantoufles, se précipitât sur lui, suivi de Wendy.
— Danny ! s’écria-t-elle.
— Prof ! Danny, pour l’amour du ciel ! Qu’y a-t-il ? Que s’est-il passé ?
Son père l’aida à se relever. Au-dessous du genou droit, son pantalon de ski était déchiré. À l’intérieur, sa chaussette de laine était trouée et le mollet écorché… comme s’il s’était égratigné en essayant de se frayer un chemin à travers un buisson de buis…
Danny se retourna pour regarder les buis. Au-delà de la pelouse et du terrain de golf, il distingua de vagues bosses capitonnées de neige. C’étaient les animaux de buis qui avaient repris leurs places dans la buissaie, entre eux et le terrain de jeux, entre eux et la route.
Ses jambes se dérobèrent sous lui, mais Jack le rattrapa et il éclata en sanglots.
Il leur avait tout raconté, sauf ce qu’il avait cru entendre et voir après que l’avalanche de neige eut bloqué la sortie du tunnel. Il n’avait pas pu se résoudre à leur parler de cela. D’ailleurs il ne connaissait pas les mots qu’il fallait pour exprimer la terreur qu’il avait ressentie, et dire comment elle l’avait progressivement paralysé quand il avait entendu le craquement furtif des feuilles mortes au fond de l’obscurité glaciale. Mais il leur avait parlé des paquets de neige qui étaient tombés avec des bruits sourds et du lion qui, après avoir dégagé sa tête et ses épaules de la neige, s’était lancé à sa poursuite. Il leur avait même raconté comment le lapin avait tourné la tête à la fin pour assister au dénouement.
Ils étaient assis dans le hall devant la cheminée où Jack avait fait du feu. Danny, emmitouflé dans une couverture, buvait à petites gorgées une tasse de soupe aux nouilles. Wendy, assise à ses côtés, lui caressait les cheveux. Jack s’était assis par terre et son visage s’assombrissait au fur et à mesure que Danny leur racontait son histoire. À deux reprises il tira son mouchoir de sa poche arrière et s’en essuya ses lèvres gercées.
— À la fin ils m’ont poursuivi, acheva Danny.
Jack se leva et alla à la fenêtre, leur tournant le dos. Danny regarda sa mère.
— Ils m’ont poursuivi jusqu’au porche.
Il s’efforça de garder son calme en se disant que s’il restait maître de lui on le croirait peut-être. Mr Stenger avait perdu son sang-froid. Il s’était mis à pleurer et, comme il n’avait pas su s’arrêter, LES HOMMES EN BLOUSES BLANCHES étaient venus le chercher. Si on n’arrive pas à s’arrêter de pleurer, c’est qu’on a PERDU LA BOULE et ensuite on vous emmène au CABANON. Et quand est-ce qu’on revient ? PERSONNE NE LE SAIT. Son anorak, son pantalon de ski et ses raquettes encore pleines de neige étaient jetés en vrac sur le tapis à côté de la porte d’entrée à double battant.
Je ne pleurerai pas, je ne pleurerai pas.
Il avait su se retenir de pleurer, mais il n’avait pas réussi à contrôler les tremblements qui l’agitaient violemment. Il contemplait le feu, attendant que Papa dise quelque chose. De grandes flammes jaunes dansaient sur la pierre sombre du foyer. Un nœud de sapin explosa avec une petite détonation et les étincelles s’envolèrent par la cheminée.
— Danny, viens ici.
Jack se retourna. Son visage s’était transformé en un masque dur et implacable. Danny n’aimait pas lui voir cet air-là.
— Jack…
— Tout ce que je veux, c’est qu’il vienne ici un instant.
Danny se laissa glisser du canapé et alla rejoindre son père.
— Tu es un brave garçon. Maintenant dis-moi ce que tu vois.
Danny avait su ce qu’il allait voir même avant de regarder par la fenêtre. Au-delà de la zone où ils avaient l’habitude de prendre leur exercice et qui était sillonnée en tous sens par les empreintes de bottes, de raquettes et les marques du traîneau, le champ de neige qui recouvrait la pelouse de l’Overlook descendait doucement vers la buissaie et le terrain de jeux. On pouvait distinguer deux séries d’empreintes, une première qui partait du porche et allait en droite ligne jusqu’au terrain de jeux et une autre qui en revenait par un long détour.
— Je vois mes empreintes, Papa. Mais…
— Et les buis, Danny ?
Les lèvres de Danny se mirent à trembler. Il était au bord des larmes. Et s’il n’arrivait pas à s’arrêter ?
Je ne pleurerai pas, je ne pleurerai pas !
— Ils sont recouverts de neige, dit-il tout bas. Mais, Papa…
— Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ?
— Jack, nous ne sommes pas au tribunal ! Ne vois-tu pas qu’il est bouleversé ? Il est…
— Tais-toi ! Tu disais, Danny ?
— Les buis m’ont égratigné, Papa. Ils m’ont griffé la jambe.
— Tu as dû te couper la jambe sur la croûte de neige.
Le visage pâle, l’air furieux, Wendy s’interposa :
— Qu’est-ce que tu essaies de lui faire dire ? lui demanda-t-elle. On dirait que tu veux lui faire avouer un crime. Mais qu’est-ce que tu as ?
La lueur étrange dans les yeux de Jack s’évanouit.
— J’essaie de l’aider à distinguer entre la réalité et une hallucination, rien de plus. Il s’accroupit à côté de Danny pour pouvoir le regarder en face, puis le serra très fort dans ses bras. Danny, tout ce que tu nous as raconté n’est arrivé que dans ton imagination. Tu comprends ? C’était comme ces transes qui te prennent quelquefois. C’est tout.
— Papa ?
— Oui, Dan ?
— Je ne me suis pas coupé la jambe sur la croûte de neige. Il n’y a pas de croûte, la neige est poudreuse. Elle ne colle même pas assez pour faire des boules de neige. Nous avons essayé de nous battre à coups de boules de neige et nous n’avons pas pu. Tu t’en souviens ?
Il sentit son père se raidir contre lui.
— Alors tu t’es coupé contre la marche du porche.
Danny se dégagea de l’étreinte de son père. Soudain il avait compris. Dans un éclair, tout était devenu limpide. Il dévisagea son père avec de grands yeux.
— Tu sais que je dis la vérité ! chuchota-t-il, indigné.
— Danny !
Le visage de Jack se crispa, ses mâchoires se serrèrent.
— Tu sais parce que toi aussi tu as vu.
La gifle s’abattit sur le visage de Danny avec un petit bruit sec, banal. Sous le choc, la tête de l’enfant roula en arrière et l’empreinte de la main de Jack se dessina en rouge sur la joue comme une brûlure.
Wendy poussa un cri.
Pendant un moment ils restèrent tous les trois sans bouger, puis Jack prit Danny dans ses bras et lui dit :
— Danny, je te demande pardon. Je ne t’ai pas fait trop mal, prof ?
— Tu l’as frappé, espèce de salaud ! cria Wendy. Tu n’es qu’un salaud !
Elle saisit Danny par l’autre bras et essaya de l’arracher à Jack.
— Oh ! arrêtez de me tirer dessus ! hurla-t-il — et sa voix exprimait une telle souffrance qu’ils le lâchèrent tous les deux sur-le-champ.
Puis, s’écroulant entre le canapé et la fenêtre, il éclata en sanglots tandis que ses parents le regardaient, sans savoir que faire, comme des enfants regardent un jouet qu’ils ont cassé en se le disputant. Dans la cheminée un autre nœud de sapin explosa comme une grenade, les faisant tous sursauter.
Wendy lui donna une aspirine pour enfant et Jack le glissa, sans qu’il proteste, entre les draps de son lit. En un rien de temps il s’endormit, le pouce à la bouche.
— Ça ne me plaît pas, dit-elle. C’est une régression.
Jack ne répondit pas.
Elle le regarda doucement, sans colère, mais sans sourire non plus.
— Tu veux que je te demande pardon de t’avoir appelé salaud ? D’accord, je te demande pardon. Je suis désolée. Mais tu n’aurais pas dû le frapper.
— Je sais, marmonna-t-il. Je sais. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
— Tu avais promis de ne jamais plus le frapper.
Il lui lança un regard furieux, puis sa colère s’évanouit. Wendy comprit que ce visage résigné qu’elle voyait pour la première fois et qui lui faisait tellement pitié était celui du vieillard que Jack deviendrait un jour. Elle ne lui avait jamais vu cet air-là.
(Quel air ?)
L’air vaincu, se dit-elle. Il a l’air vaincu.
Il dit :
— J’avais toujours pensé que je pouvais tenir mes promesses.
Elle alla vers lui et posa ses mains sur son bras.
— Ça ne fait rien, c’est fini. Quand le forestier viendra nous chercher, nous lui dirons que nous voulons tous partir. D’accord ?
— D’accord, dit Jack, et, à ce moment-là, au moins, il était de bonne foi.
Comme il avait été de bonne foi quand, au lendemain de ses beuveries, il se regardait, pâle et hagard, dans la glace en se jurant : « Je vais m’arrêter, m’arrêter d’un seul coup. » Mais la matinée passait et, l’après-midi venu, il se sentait mieux. Et l’après-midi, selon son habitude, faisait place à la nuit. Comme le disait si bien un de nos grands philosophes contemporains, la nuit finit toujours par tomber.
Il aurait aimé que Wendy lui posât des questions au sujet des buis, qu’elle lui demandât ce que Danny avait voulu dire quand il avait accusé son père : « Tu sais parce que toi aussi tu as vu. » Si elle l’avait fait, il lui aurait tout dit. Tout. Les buis, la femme dans la chambre, même la lance de l’extincteur qui semblait avoir changé de position. Mais où aurait-il arrêté sa confession ? Est-ce qu’il pouvait lui avouer qu’il avait jeté la magnéto et que sans cela, à l’heure qu’il était, ils seraient déjà à Sidewinder ?
Mais elle se contenta de lui demander :
— Veux-tu une tasse de thé ?
— Oui, une tasse de thé me ferait du bien.
Et elle sortit faire du thé, le laissant seul à surveiller leur fils.
Jack se réveilla d’un sommeil léger et agité. Dans son rêve, de vagues ombres l’avaient poursuivi à travers des champs de neige qui s’en allaient à l’infini. Dans l’obscurité de la chambre il entendit une succession de bruits mécaniques — cliquetis, vrombissements, grincements — et il crut rêver encore.
Mais Wendy se réveilla, elle aussi, en sursaut. Il comprit alors qu’il ne rêvait pas.
— Qu’est-ce que c’est ?
La main qui serrait son poignet était de glace. Il réprima son envie de la repousser — comment diable est-ce qu’il saurait ce que c’était ? Le cadran lumineux du réveil marquait minuit moins cinq.
Le vrombissement revint, fort et régulier, avec de légères variations de régime, puis s’arrêta sur un déclic. Il y eut alors un claquement métallique suivi d’un coup sourd. Puis le vrombissement reprit.
C’était l’ascenseur.
Danny s’était assis dans son lit.
— Papa ? Papa ? demanda-t-il d’une voix mal réveillée mais craintive.
— Je suis là, prof, dit Jack. Viens ici et monte dans notre lit. Ta maman est réveillée aussi.
Il grimpa sur le lit et se glissa entre eux, en faisant froufrouter les draps et les couvertures.
— C’est l’ascenseur, chuchota-t-il.
— Tu as raison, dit Jack. Ce n’est que l’ascenseur.
— Comment peux-tu dire « Ce n’est que l’ascenseur » ? demanda Wendy, indignée, sur un ton qui frôlait l’hystérie. C’est le milieu de la nuit. Qui est-ce qui le fait marcher ?
VrooouuumMMM. Clic-clac. L’ascenseur était au-dessus de leurs têtes maintenant. Au ferraillement de la grille de la cabine qui se rabattait en accordéon succéda le double claquement des battants de la porte du palier. Puis ce fut de nouveau le ronronnement du moteur et le grincement des câbles.
Danny se mit à pleurnicher.
Jack dégagea ses pieds des draps et les posa à terre.
— C’est probablement un court-circuit. Je vais aller voir.
— Je t’interdis de sortir de cette chambre !
— Ne sois pas stupide, dit-il, passant sa robe de chambre. C’est mon travail.
En un clin d’œil elle fut debout, tenant Danny par la main.
— Nous irons avec toi.
— Wendy !
— Qu’y a-t-il ? demanda Danny d’un air sombre. Qu’est-ce qui ne va pas, Papa ?
Au lieu de répondre, Jack détourna la tête. Il avait les traits figés en un masque de colère. D’un geste brusque, il noua la ceinture de sa robe de chambre, ouvrit la porte et sortit dans l’obscurité du couloir.
Wendy hésita un moment et ce fut Danny qui fit le premier pas. Elle se hâta de le rattraper et ils sortirent ensemble.
Jack s’était arrêté devant la cage de l’ascenseur, flanquée de banquettes et de cendriers étouffoirs, et se tenait immobile devant la porte fermée. Dans sa robe de chambre en écossais passé et ses pantoufles de cuir marron aux talons éculés, avec ses cheveux ébouriffés par le sommeil, il avait l’air de quelque Hamlet moderne, trop indécis pour modifier le cours du destin tragique dont il regardait, fasciné, la marche inexorable.
La main de Danny serrait douloureusement celle de Wendy ; les traits tirés et l’air anxieux, il levait sur elle un regard interrogateur.
— Allons-y, dit-elle, et ils avancèrent bravement dans le couloir pour rejoindre Jack.
À travers le hublot en losange au milieu de la porte de la cage, elle crut distinguer les câbles qui frémissaient encore. L’ascenseur s’était arrêté, au-dessous, au rez-de-chaussée. Ils entendirent s’ouvrir les portes, puis…
(La fête)
Pourquoi avait-elle pensé à une fête ? Ce mot venait de lui effleurer l’esprit sans raison. À part les bruits bizarres qui montaient par la cage de l’ascenseur, il régnait dans l’Overlook un silence de mort.
(C’était sûrement une fête extraordinaire.)
(QUELLE FÊTE ?)
C’est alors qu’une image surgit de son inconscient, une image si vraie qu’elle semblait être un souvenir… — pas n’importe quel souvenir, mais un de ceux que l’on chérit, que l’on n’évoque qu’aux grandes occasions et dont on parle rarement. Il y avait des centaines, des milliers de lumières ; une profusion de couleurs ; on entendait les petites détonations joyeuses des bouteilles de champagne et un orchestre de quarante musiciens jouait In the mood de Glenn Miller. Mais Glenn Miller avait trouvé la mort dans un bombardier pendant la guerre, avant qu’elle ne soit née. Comment aurait-elle pu se souvenir de Glenn Miller ?
En bas, la porte de l’ascenseur s’était rabattue et dans un bourdonnement grinçant la cabine avait commencé à remonter.
Elle passa sans s’arrêter au premier étage où ils se trouvaient et monta jusqu’au troisième. Wendy observait Danny qui avait les yeux grands ouverts et les lèvres pincées en lame de couteau. La porte coulissant de la cabine s’ouvrit et celle du palier claqua. C’était l’heure, l’heure de dire…
(Bonne nuit… bonne nuit… oui, c’était enchanteur… non, je ne peux vraiment pas rester pour les voir se démasquer… je suis une couche-tôt et une lève-toi… quoi, c’était Sheila ? Le moine ?… Quelle drôle d’idée !… Sheila en moine ! Oui, bonne nuit… Quelle merveilleuse soirée !)
Clic-clac ! Vroum !
L’embrayage s’enclencha, le moteur redémarra et la cabine se mit à descendre en grinçant.
— Jack, chuchota-t-elle. Qu’est-ce qui arrive ? Pourquoi est-ce qu’il s’est mis en marche ?
— Un court-circuit, répondit Jack. (Son visage était de bois.) Je te dis que c’est un court-circuit.
L’ascenseur s’arrêta de nouveau. Le silence était revenu, l’hôtel était désert. On n’entendait plus que les craquements de la bâtisse et le gémissement du vent tourbillonnant autour du toit.
Jack s’avança vers une boîte vitrée accrochée au mur à hauteur de poitrine, sur la droite. D’un coup de poing il cassa le verre, dont les débris dégringolèrent à l’intérieur, tailladant deux de ses doigts. Il passa la main dans l’ouverture et en retira une longue clef à tige lisse.
— Jack, non, ne fais pas ça.
— Je ferais ce que j’ai à faire. Laisse-moi tranquille, Wendy.
Elle essaya de lui retenir le bras, mais il la repoussa. Ses pieds se prirent dans l’ourlet de sa robe de chambre et elle tomba lourdement à terre. Danny poussa un cri aigu et se jeta à genoux à côté d’elle. Jack retourna vers l’ascenseur et enfonça la clef dans la serrure.
Les câbles de l’ascenseur disparurent et il vit apparaître, dans le petit hublot de la porte, le plancher de la cabine. Un instant plus tard, Jack tourna la clef de toutes ses forces. La cabine tomba instantanément à l’arrêt, dans un grincement assourdissant. Au sous-sol, le moteur débrayé continua un moment à tourner, puis le disjoncteur coupa le courant et un silence irréel se fit dans l’Overlook, laissant le champ libre aux hurlements du vent dehors dans la nuit. Jack regardait d’un air hébété la porte de métal gris de la cage de l’ascenseur. Au-dessous du trou de la serrure, ses doigts avaient laissé trois taches de sang.
Il se tourna vers Wendy, assise par terre avec Danny blotti contre elle. Ils l’observaient tous deux attentivement comme s’il était un étranger qu’ils voyaient pour la première fois et dont ils se méfiaient. Sans très bien savoir ce qu’il allait dire, il ouvrit la bouche :
— C’est… Wendy, c’est mon travail.
Elle répondit en articulant avec soin :
— Je me fous de ton travail.
Il se retourna vers l’ascenseur et, glissant ses doigts dans la fente qui courait le long du côté droit de la porte, il réussit à la repousser légèrement, puis, en pesant de tout son poids, il finit par l’ouvrir complètement.
La cabine s’était arrêtée entre deux étages, son plancher arrivait à hauteur de la poitrine de Jack. Dans la chaude lumière qui la baignait, elle se détachait avec netteté sur l’obscurité glauque du puits de la cage.
Pendant un moment qui leur parut interminable, il inspecta l’intérieur.
— Elle est vide, dit-il enfin. C’était un court-circuit, comme je te l’ai dit.
Il avait accroché ses doigts dans la fente derrière la porte et commençait à la refermer quand il sentit la main de Wendy se poser sur son épaule et le tirer en arrière avec une force inattendue.
— Wendy ! lui cria-t-il.
Mais elle avait déjà saisi le bord inférieur de la cabine et s’était soulevée sur ses bras pour pouvoir regarder à l’intérieur. Puis, dans un effort violent des épaules et du ventre, elle entreprit de se hisser dans la cabine. L’issue de sa tentative resta un moment en suspens : ses pieds se balancèrent au-dessus du gouffre noir qui s’ouvrait sous elle et une de ses pantoufles roses glissa, disparaissant dans le vide.
— Maman ! cria Danny.
Elle réussit enfin à monter dans la cabine. Elle avait les joues en feu, son front était d’une pâleur lunaire.
— Qu’est-ce que tu dis de ça, Jack ? Est-ce un court-circuit ?
Elle lui jeta quelque chose et le couloir s’emplit soudain d’une pluie de confettis multicolores.
— Et ça ?
C’était un serpentin vert, décoloré par l’âge.
— Et ça ?
Elle lança en l’air un loup de soie noire pailletée qui alla atterrir sur les guirlandes de la moquette bleu de nuit.
— C’est ça, ton court-circuit, Jack ? lui hurla-t-elle au visage.
Jack battit lentement en retraite, hochant la tête lentement comme une poupée mécanique. Sur la moquette jonchée de confettis le loup fixait le plafond de son regard vide.
On était au 1er décembre.
Dans le dancing de l’aile est, Danny était monté sur un grand fauteuil à joues pour pouvoir examiner de près la pendule sous globe de verre qui, flanquée de deux énormes éléphants en ivoire, trônait sur le manteau de la monumentale cheminée sculptée. Danny s’attendait presque à voir les deux éléphants foncer sur lui et essayer de l’empaler sur leurs défenses, mais ils ne bougèrent pas. Ils étaient inoffensifs. Depuis l’affaire de l’ascenseur, il en était venu à ranger en deux catégories tout ce qui se trouvait dans l’Overlook. L’ascenseur, le sous-sol, le terrain de jeux, la chambre 217 et la suite présidentielle étaient des endroits dangereux. Par contre, leur appartement, le hall et le porche étaient inoffensifs et le dancing appartenait apparemment, lui aussi, à cette deuxième catégorie.
(Les éléphants, en tout cas, ne sont pas dangereux.)
Il évitait, par prudence, les endroits dont il n’était pas sûr.
Il scruta la pendule à l’intérieur de son globe de verre. On l’avait mise sous ce globe pour protéger son mécanisme qui était entièrement à nu. Celui-ci se trouvait placé à l’intérieur d’un cercle de rails chromés et, juste au-dessous du cadran, il y avait un petit axe muni à chaque extrémité d’un engrenage. Les aiguilles de la pendule indiquaient onze heures et quart. Bien que Danny ne sût pas lire les chiffres romains, il avait pu déduire, d’après la position des aiguilles, l’heure à laquelle la pendule s’était arrêtée. Sur le support recouvert de velours, il remarqua une petite clef en argent délicatement ouvragée et que le verre convexe du globe déformait légèrement.
Danny avança les mains, saisit le globe, le souleva et le déposa à côté. Il promena un instant sur le mécanisme son index qui glissait sur les roues lisses et s’accrochait sur les roues dentées. Puis il ramassa la clef d’argent qui, trop petite pour une main d’adulte, était exactement à la mesure de la sienne. Il la glissa dans le trou au milieu du cadran et elle s’enclencha avec un petit déclic qu’il sentit plus qu’il ne l’entendit. Elle se tournait à droite, évidemment : dans le sens des aiguilles d’une montre.
Quand la clef ne voulut plus tourner, il la retira. Le tic-tac se mit en marche et les rouages commencèrent à tourner. Un grand balancier se mit à osciller et les aiguilles à avancer. En regardant attentivement, sans bouger, on pouvait voir la grande aiguille se rapprocher insensiblement de la petite aiguille qu’elle finirait par rejoindre, dans quarante-cinq minutes, sur le XII.
(Et la Mort Rouge les tenait en son pouvoir.)
Curieux de voir ce qui allait se produire, il avança de nouveau son index et poussa la grande aiguille jusqu’à la petite. Ce n’était certainement pas une pendule à coucou, mais ces rails chromés devaient bien servir à quelque chose.
Après quelques hoquets, la pendule se mit à tintinnabuler Le Beau Danube bleu, de Strauss, grâce à un rouleau de tissu perforé qui se dévidait tandis que de petits marteaux en cuivre montaient et descendaient en cadence. Deux petits personnages sortirent de derrière le cadran, en glissant sur les rails. C’étaient des danseurs, à gauche une ballerine en tutu et bas blancs, à droite un danseur en collant noir et chaussons de danse. Ils avancèrent l’un vers l’autre, les bras arqués au-dessus de leurs têtes, et se rencontrèrent au milieu, devant le numéro VI.
Sous leurs aisselles, Danny remarqua des petites rainures dans lesquelles l’axe vint s’insérer avec un nouveau déclic. Aux deux extrémités de l’axe, les roues dentelées se mirent à tourner tandis que Le Beau Danube bleu continuait de s’égrener. Les danseurs abaissèrent alors leurs bras et se saisirent l’un l’autre. Le garçon souleva sa partenaire au-dessus de sa tête et sauta en pirouettant par-dessus l’axe. Puis ils s’étendirent l’un sur l’autre. La tête du danseur disparut sous le tutu de la ballerine, la danseuse colla son visage contre le bas-ventre de son partenaire et ils se tortillèrent avec une frénésie mécanique.
Danny fit une grimace qui lui plissa le nez. Ils s’embrassaient le zizi. Ça lui donnait mal au cœur.
Puis le ballet reprit, mais avec des mouvements inversés. Le danseur redressa sa partenaire et ressauta par-dessus l’axe, puis, les bras arqués au-dessus de leurs têtes, ils s’éloignèrent l’un de l’autre, tout en échangeant des hochements de tête complices. Ils s’en retournèrent là d’où ils étaient venus et disparurent à l’instant où Le Beau Danube bleu prenait fin. La pendule se mit alors à sonner l’heure de son carillon d’argent.
(Minuit ! Minuit sonne !)
(Ôtez les masques !)
Il virevolta et faillit tomber du fauteuil. La salle de bal était vide. Par la grande fenêtre cathédrale il pouvait apercevoir les flocons d’une nouvelle chute de neige. Le grand tapis où l’or se mariait somptueusement au rouge écarlate était toujours à la même place, roulé, bien sûr, pour permettre les évolutions des danseurs et la piste était entourée de tables intimes, chacune avec ses deux chaises renversées, pieds en l’air.
Danny se retourna avec un soupir tremblant et regarda la pendule. Le balancier allait et venait avec un mouvement hypnotique. S’il gardait la tête parfaitement immobile, il pourrait voir si…
À la place du cadran il vit s’ouvrir un gouffre noir qui, grandissant à vue d’œil, engloutit d’abord la pendule puis la salle du dancing tout entière. Pris de vertige, il vacilla puis sombra à son tour dans les ténèbres qui, depuis toujours, se dissimulaient derrière ce cadran.
L’enfant s’écroula tout à coup dans le fauteuil, le corps de travers, la tête renversée en arrière, fixant d’un regard vide le haut plafond du dancing.
Il tombait, tombait dans l’abîme, sans jamais en apercevoir le fond. Tout à coup il se retrouva accroupi dans un des couloirs de l’hôtel. Il avait essayé de regagner l’escalier, mais il s’était trompé de direction et maintenant…
Ce couloir en cul-de-sac était celui qui donnait accès à la suite présidentielle. Le bruit des coups se rapprochait. Le maillet de roque fauchait l’air avec des sifflements aigus. Quand il s’abattait contre les murs, mordant l’enduit, déchirant la tapisserie de soie, il soulevait de petits panaches de poussière de plâtre.
(Viens ici, nom de Dieu ! Je t’apprendrai à me désobéir !)
Juste derrière lui, dans le cul-de-sac, quelqu’un s’appuyait nonchalamment contre le mur — une ombre ? un spectre ?
Non, ce n’était pas un fantôme mais tout simplement quelqu’un vêtu de blanc.
(Viens ici ! Viens ici, petit merdeux !)
L’homme en blanc se redressa un peu, retira la cigarette du coin de sa bouche et essuya un brin de tabac de sa lèvre inférieure charnue. Danny reconnut Hallorann bien qu’il eût son uniforme de chef cuisinier et non le costume bleu qu’il portait le jour de la fermeture.
« S’il arrive un pépin, lui avait dit Hallorann, appelle-moi. Lance-moi un grand cri comme celui qui m’a terrassé tout à l’heure. Il se pourrait que je t’entende de la Floride. Et, si je t’entends, je volerai à ton secours. Je volerai à ton secours… »
(Alors, viens à mon secours ! Viens, viens maintenant ! Oh ! Dick, j’ai besoin de toi — nous avons tous besoin de toi !)
Mais Dick Hallorann remit sa cigarette au coin de la bouche, lui tourna le dos et s’en alla nonchalamment à travers le mur.
Danny se retrouva seul.
Ce fut alors que le monstre gigantesque surgit, perçant l’ombre de ses petits yeux rouges. Il déboucha dans le cul-de-sac et lança :
(Ah ! te voilà ! Maintenant je te tiens, petit merdeux ! Je t’apprendrai à me désobéir !)
D’une démarche titubante, le corps penché en avant, le monstre fonça sur Danny en donnant de furieux coups de maillet. Danny recula en hurlant et se retrouva soudain de l’autre côté du mur. Il avait recommencé à tomber, à tournoyer dans le vide vers le fond de ce terrier de lapin qui menait non pas au pays des merveilles mais au royaume des cauchemars.
Tony, qui l’avait précédé dans sa chute, tombait aussi.
(Je ne pourrai plus venir te voir, Danny… Il ne me laisse plus t’approcher… Aucun d’eux ne me laisse plus t’approcher…)
— Tony ! cria-t-il.
Mais Tony avait disparu et Danny se trouvait à présent dans une chambre obscure. C’était la chambre à coucher de Papa et Maman. Dans la pénombre contre laquelle luttait une lumière tamisée, il put distinguer le bureau de son papa. Mais la chambre était sens dessus dessous — le monstre était déjà passé par là. L’électrophone de Maman gisait renversé sur le sol et ses disques étaient répandus sur le tapis. Le matelas était à moitié hors du lit et les tableaux avaient été arrachés des murs. Son propre lit de camp était couché sur le côté comme un chien mort. La Folle Volkswagen Violette n’était plus qu’un tas d’échardes de plastique.
La porte de la salle de bains était entrebâillée et c’était par là que filtrait la lumière. Juste derrière la porte, il aperçut une main qui pendait mollement, les doigts dégoulinants de sang. Sur le miroir de l’armoire à médicaments, le mot TROMAL s’allumait par intermittence comme une enseigne au néon.
Tout à coup, une énorme pendule sous un globe en verre parut en face du miroir. Son cadran ne portait ni aiguilles ni chiffres, mais une date en rouge : 2 DÉCEMBRE. Alors, les yeux dilatés par l’horreur, Danny put lire, reflétées sur le globe, les lettres inversées du mot TROMAL : LA MORT.
Il poussa un hurlement de terreur. La date inscrite sur le cadran de la pendule avait disparu. Le cadran lui-même avait disparu, faisant place à un gouffre noir qui s’élargissait comme un iris qui se dilate. Englouti par les ténèbres, Danny bascula dans l’abîme, la tête la première.
… Il était tombé du fauteuil.
Respirant avec difficulté, il resta étendu sur le sol du dancing.
(Et la Mort Rouge les tenait en son pouvoir !)
(Ôtez les masques ! Ôtez les masques !)
Et, derrière tous ces masques soyeux et pailletés se cachait un même visage, celui de l’inconnu qui l’avait poursuivi à travers les couloirs obscurs et dont il n’avait perçu que les yeux rougeoyants et sanguinaires.
Oh ! comme il redoutait le moment où il découvrirait l’identité de celui qui se dissimulait derrière ces masques !
(DICK !)
Il hurla ce nom avec une telle violence que sa tête en vibra.
Au-dessus de lui, la pendule qu’il avait remontée avec la petite clef d’argent continuait de marquer les minutes et les heures.