DEUXIÈME PARTIE JOUR DE FERMETURE

8. PREMIER REGARD SUR L’OVERLOOK

Maman était inquiète.

Elle avait peur que la Coccinelle, à force de monter et descendre toutes ces montagnes, ne finît par rendre l’âme et que, restés en panne au bord de la route, ils ne se fissent écharper par quelque chauffard. Danny, lui, était plus optimiste ; si Papa croyait que la Coccinelle pouvait faire ce dernier voyage, c’est qu’elle devait en être capable.

— Nous sommes presque arrivés, dit Jack.

Wendy écarta les cheveux de ses tempes.

— Dieu soit loué.

Elle portait sa robe bleue, celle que Danny préférait. Son col marin lui donnait un air très jeune, un air de collégienne. Papa s’amusait à lui mettre la main sur la cuisse et, rieuse, elle l’en chassait, disant :

— Va-t’en, mouche.

Danny n’avait jamais vu de montagnes aussi impressionnantes. Papa les avait pourtant emmenés un jour voir les Flatirons, près de Boulder, mais ces montagnes-ci étaient encore beaucoup plus grandes et les pics les plus élevés étaient saupoudrés de neige. Papa avait dit que souvent la neige restait là toute l’année.

Le cirque les entourait de toutes parts ; ils étaient vraiment emprisonnés dans la montagne. Des parois abruptes s’élançaient vers le ciel, si hautes que l’on distinguait à peine leurs sommets, même si l’on passait la tête par la portière. Quand ils avaient quitté Boulder, il faisait chaud, au moins vingt-cinq degrés. Mais ici, bien qu’il fût midi, le fond de l’air était frisquet, comme au mois de novembre dans le Vermont, et Papa avait mis le chauffage…, si on pouvait appeler ça un chauffage. Ils avaient dépassé plusieurs panneaux annonçant CHUTES DE PIERRES (Maman les lui avait lus), mais Danny n’avait pas encore vu tomber une seule pierre, bien qu’il eût ouvert l’œil.

Une demi-heure auparavant, ils avaient lu sur un autre panneau : COL DE SIDEWINDER. Papa avait dit que ce panneau-là était très important, parce qu’il marquait l’endroit où s’arrêtaient les chasse-neige en hiver. Au-delà, la pente devenait trop raide pour eux et la route était donc bloquée par la neige à partir du petit village de Sidewinder qu’ils venaient de traverser, jusqu’à Buckland, dans l’Utah.

Ils arrivaient à hauteur d’un autre panneau.

— Que dit celui-là, Maman ?

— Il dit VÉHICULES LENTS, SERREZ À DROITE. Celui-là est bien pour nous.

— La Coccinelle tiendra bon, affirma Danny.

Tout à coup, sur leur droite, la paroi rocheuse plongea à pic, découvrant une vallée découpée en dents de scie, aux flancs tapissés de pins et de sapins et dont le fond semblait s’enfoncer sans fin dans le roc. Les pins descendaient jusqu’à des falaises grises qui tombaient à la verticale sur plusieurs centaines de mètres avant de rejoindre des pentes plus douces. Du haut de l’une de ces falaises dévalait une cascade dans laquelle la lumière de ce début d’après-midi étincelait comme un banc de poissons rouges pris dans les mailles d’un filet bleu. Wendy trouvait ces montagnes belles mais implacables. Un sombre pressentiment lui serrait la gorge. Plus à l’ouest, dans la sierra Nevada, une équipe d’alpinistes, les Donner, s’était trouvée prise dans la neige et avait dû recourir au cannibalisme pour survivre. Oui, c’était des montagnes redoutables qui devaient punir sans pitié la moindre défaillance.

Embrayant brusquement, Jack passa la première pour entamer la montée. La Coccinelle attaqua courageusement la côte. Le moteur se mit à cogner, mais ne cala pas.

— Tu es sûr qu’ils ont stocké assez de provisions ? demanda Wendy, l’esprit préoccupé par le sort des Donner.

— C’est ce qu’Ullman m’a affirmé. Il veut que tu voies ça avec Hallorann, le cuisinier.

— Oh ! dit-elle d’une voix blanche.

La vitesse, au compteur, avait encore baissé, de vingt à quinze kilomètres à l’heure.

— Voilà le col, dit Jack, désignant de la main une brèche qui s’ouvrait dans la montagne à cinq cents mètres devant eux. On va s’arrêter au belvédère pour laisser refroidir le moteur. De là on pourra voir l’hôtel.

L’aiguille du compteur de vitesse tomba encore à dix kilomètres à l’heure, et le moteur commençait à avoir des ratés juste au moment où Jack quitta la route pour se garer.

— Allons-y, dit-il, descendant de voiture.

Ils se dirigèrent ensemble vers le garde-fou.

— C’est là-bas, dit Jack, indiquant le sud de son doigt.

Devant ce paysage, Wendy découvrit la vérité du cliché littéraire : elle eut le souffle littéralement coupé par tant de splendeur. Ils se trouvaient près du sommet d’une des montagnes. En face — qui pourrait dire à quelle distance ? — un pic encore plus haut s’élançait dans le ciel, sa cime déchiquetée auréolée par le soleil à son déclin. En bas s’étalait le fond de la vallée. La dégringolade des pentes que la Coccinelle avait eu tant de peine à gravir était tellement vertigineuse que Wendy s’interdit d’y plonger trop longtemps le regard, de peur d’être prise d’étourdissement ou de nausée. C’était comme si l’imagination, ses forces décuplées au contact de l’air pur, avait secoué le joug de la raison. Il lui suffisait de jeter un coup d’œil dans l’abîme pour s’y voir déjà précipitée la tête la première, tournoyant lentement comme dans un kaléidoscope, cheveux flottants, jupe gonflée en parachute, un cri sans fin montant de sa gorge vers les nuages comme un ballon paresseux.

Faisant un effort sur elle-même, elle réussit à détacher ses yeux du précipice et regarda dans la direction que Jack désignait du doigt. Elle pouvait apercevoir la route qui, cramponnée aux flancs de cette flèche de cathédrale, poursuivait, mais par des pentes moins raides, sa montée en lacets vers le nord-ouest. Plus haut encore, serti dans la montagne comme un joyau, l’Overlook, au milieu de son carré de gazon émeraude, se détachait sur un fond de sapins. En l’apercevant, elle retrouva son souffle et sa voix.

— Oh ! Jack, comme c’est magnifique !

— Oui, c’est vrai, dit-il. Ullman prétend que c’est le plus beau site de l’Amérique. Même si je n’ai pas beaucoup de sympathie pour lui, je dois reconnaître que pour une fois… Danny ! Danny, qu’est-ce qu’il y a ?

La peur arracha aussitôt Wendy à sa contemplation et elle chercha Danny du regard. L’apercevant cramponné au garde-fou, elle se précipita vers lui et s’agenouilla à son côté. Blanc comme un linge, il fixait l’hôtel du regard vide de quelqu’un qui est sur le point de s’évanouir.

Elle le prit par les épaules.

— Danny, qu’est-ce que tu as ?

Jack était accouru lui aussi.

— Ça ne va pas, prof ?

Il le secoua vigoureusement et le regard de Danny s’éclaircit.

— Ça va, Papa, je n’ai rien.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demanda Wendy. Tu as eu le vertige, mon lapin ?

— Non, je réfléchissais, c’est tout. Je vous demande pardon. Je ne voulais pas vous faire peur. (Il regardait ses parents agenouillés devant lui et leur souriait d’un air perplexe.) C’était peut-être le soleil. Je l’avais en plein dans les yeux.

— Nous allons t’emmener à l’hôtel et te donner un verre d’eau, dit Papa.

— O.K.

La Coccinelle, plus confiante maintenant que la pente se faisait moins raide, reprit sa montée et, pendant qu’elle grimpait, Danny, assis entre ses parents, n’arrêta pas de regarder par la fenêtre. De temps à autre, la route se dégageait, leur laissant apercevoir l’Overlook dont les fenêtres de la façade étincelaient au soleil. C’était bien le bâtiment qu’il avait aperçu dans le blizzard de son rêve. C’était dans ses longs couloirs sonores tapissés d’une moquette à lianes qu’il avait fui le monstre à l’allure familière. C’était l’endroit contre lequel Tony l’avait mis en garde. Il n’existait donc pas qu’en rêve, c’était vers lui qu’ils se dirigeaient maintenant et TROMAL l’y attendait.

9. PREMIER CONTACT

Ullman les attendait derrière la grande porte d’entrée de style 1900. Il serra la main de Jack mais se contenta de saluer Wendy de la tête. Il n’avait pas dû apprécier l’effet qu’elle avait produit en pénétrant dans le hall, car, avec son opulente chevelure dorée que la simplicité de la petite robe bleu marine mettait si bien en valeur, elle ne passait pas inaperçue. La robe s’arrêtait pudiquement à quatre centimètres au-dessus du genou, mais on n’avait pas besoin d’en voir davantage pour savoir qu’elle avait de belles jambes.

Ullman ne semblait éprouver de véritable sympathie que pour Danny. Ce n’était pas la première fois, avait remarqué Wendy, que Danny attendrissait ceux qui, d’ordinaire, éprouvaient pour les enfants les mêmes sentiments que W.C. Fields. Ullman s’inclina légèrement et tendit sa main à Danny, qui la prit d’un air sérieux, sans sourire.

— Mon fils, Danny, dit Jack. Et mon épouse, Winnifred.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, dit Ullman. Quel âge as-tu, Danny ?

— Cinq ans, monsieur.

— Tu as cinq ans et tu dis déjà monsieur ! (Ullman sourit et jeta un coup d’œil à Jack.) Il est bien élevé.

— Très bien élevé, renchérit Jack.

— Mrs Torrance.

Il s’inclina de nouveau et Wendy lui tendit sa main d’un air indécis, se demandant s’il n’allait pas la lui baiser. Mais il se contenta de la serrer rapidement entre les siennes, qui étaient si sèches et lisses qu’elle pensa qu’il devait se les poudrer.

Le hall de l’hôtel était devenu le théâtre d’une activité fiévreuse. Pas un des fauteuils vieillots à dossier montant qui ne fût occupé. Les chasseurs allaient et venaient, chargés de valises, et on faisait la queue devant le bureau de la réception où trônait une énorme caisse en cuivre que des autocollants de cartes de crédit Bank Americard et Master Charge rendaient encore plus anachronique.

— C’est le dernier jour de la saison, déclara Ullman. Ah ! ces jours de fermeture ! Toujours frénétiques. Je ne vous attendais qu’à trois heures, Mr Torrance.

— Je voulais laisser à notre Volkswagen le temps de faire sa crise de nerfs, si l’envie lui en prenait. Mais elle a choisi d’être raisonnable.

— Quelle chance, dit Ullman. Je vous ferai faire le tour de l’hôtel tout à l’heure, et Dick Hallorann montrera la cuisine à Mrs Torrance. Mais, pour l’instant, je crains que…

Un des caissiers de l’hôtel s’était approché d’eux et essayait d’attirer l’attention d’Ullman.

— Excusez-moi, Mr Ullman.

— Eh bien ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est Mrs Brant, dit le caissier, très gêné. Elle refuse de payer sa note autrement que sur l’American Express. Je lui ai bien dit que ça fait un an que nous n’acceptons plus les cartes American Express, mais elle ne veut rien savoir…

Il regarda la famille Torrance, puis Ullman et haussa les épaules.

— Je vais m’en occuper.

— Merci, Mr Ullmann.

Le caissier regagna son bureau où une énorme virago fagotée dans un long manteau de fourrure et un boa de plumes noires clamait son indignation.

— Je vous prie de m’excuser, dit Ullman.

Ils le regardèrent traverser le hall et aborder respecteusement Mrs Brant qui dirigea aussitôt ses foudres sur lui. Il l’écouta d’un air compréhensif, en hochant la tête, puis lui dit quelque chose à son tour, et Mrs Brant, d’un air triomphant, se tourna vers le malheureux caissier à qui elle lança d’une voix perçante :

— Grâce à Dieu, tous les employés de cet hôtel ne sont pas des incapables !

Ullmann, qui arrivait à peine à hauteur de l’épaule de Mrs Brant, lui offrit le bras et ils s’en allèrent ensemble, sans doute vers son bureau personnel.

— Bigre ! dit Wendy en souriant. Voilà un type qui connaît son métier.

— Regardez le paysage, dit Jack.

— Oh ! c’est magnifique ! Regarde, Danny !

Mais Danny ne trouvait rien de très excitant à ce paysage. Il n’aimait pas les hauteurs ; elles lui donnaient le vertige. Au-delà du grand porche qui courait le long de la façade, une pelouse magnifiquement entretenue, avec, à droite, un petit terrain d’entraînement pour les golfeurs, descendait vers une piscine rectangulaire au bout de laquelle se dressait un panneau sur trépied où il était écrit FERMÉ. C’était, avec STOP, SORTIE, PIZZA et quelques autres, l’un des rares panneaux que Danny savait lire tout seul.

Au-delà de la piscine, un chemin de gravier serpentait parmi des plantations de jeunes pins, de sapins et de trembles. Danny aperçut un autre panneau, plus petit, qui ne figurait pas dans son répertoire ; il comportait une flèche et le mot ROQUE.

— Papa, qu’est-ce que c’est que R-O-Q-U-E ?

— C’est un jeu, répondit Jack, semblable au jeu de croquet, mais le court est fermé sur les quatre côtés comme une immense table de billard et il est recouvert non pas de gazon mais de gravier. C’est un jeu très ancien, Danny. Il y a quelquefois des tournois ici.

— On le joue avec un maillet de croquet ?

— Le maillet ressemble à celui du croquet, mais le manche est un peu plus court, et les deux côtés de la tête sont différents ; l’un est en caoutchouc très dur et l’autre en bois.

Sors de là, petit merdeux.

— Ça se prononce roke, dit Papa. Je t’apprendrai à y jouer si tu veux.

— Je verrai, répondit Danny d’une petite voix atone qui laissa ses parents perplexes. Je ne suis pas sûr que ça me plairait.

— Eh bien, si ça ne te plaît pas, prof, tu n’es pas obligé de jouer. D’accord ?

— D’accord.

— Est-ce que les animaux te plaisent, au moins ? demanda Wendy. Ils sont taillés dans des buis.

Au-delà du chemin qui menait au court de roque, on avait aménagé une buissaie dont les arbustes étaient taillés en forme d’animaux. Danny, qui avait de bons yeux, reconnut un lapin, un chien, un cheval, une vache, ainsi qu’un trio de bêtes plus imposantes qui ressemblaient à des lions gambadant.

— Tu vois, Danny, au fur et à mesure que le buis pousse, les formes se perdent et il faudra que je les tonde une ou deux fois par semaine jusqu’à ce que le froid arrête leur croissance.

— Il y a aussi un terrain de jeux, dit Wendy. Tu as vraiment de la chance, mon lapin.

Le terrain de jeux, qui se trouvait derrière la buissaie, comportait deux toboggans, une demi-douzaine de balançoires de diverses hauteurs, un jeu d’échelles, un tunnel en anneaux de béton, un bac à sable et une petite maison qui était la réplique exacte de l’Overlook.

— Ça te plaît, Danny ? demanda Wendy.

— Et comment ! dit-il, simulant l’enthousiasme qu’il aurait voulu éprouver. C’est très chouette.

Danny ne connaissait pas encore le mot « isolement », mais c’était bien celui qu’il cherchait pour exprimer le sentiment que lui faisait éprouver cet endroit. En bas, très loin, étendue au soleil comme un long serpent noir en train de faire un somme, la route, qui allait être fermée pendant tout l’hiver, s’en allait vers Boulder par le col de Sidewinder. Rien que d’y penser, Danny en eut la gorge serrée et il sursauta lorsque son père posa sa main sur son épaule.

— J’irai te chercher un verre d’eau dès que je le pourrai, prof. Pour l’instant ils sont débordés.

— Bien sûr, Papa.

Danny se glissa entre ses parents qui s’étaient assis sur un petit canapé et regarda les clients quitter l’hôtel. Il était content de voir que Papa et Maman étaient heureux et qu’ils s’aimaient, mais il ne pouvait pas s’empêcher d’être un peu inquiet. C’était plus fort que lui.

10. HALLORANN

Le cuisinier ne correspondait pas du tout à l’image que se faisait Wendy du chef d’un grand hôtel. D’abord le terme « cuisinier » n’était pas celui qui convenait ; il était trop terre à terre. La cuisine, c’est ce qu’elle faisait quand elle jetait tous les restes dans un plat en pyrex graissé et y ajoutait des nouilles. Le chef d’un établissement comme l’Overlook, qui faisait de la réclame dans les pages touristiques du New York Sunday Times, devait être un petit bonhomme rond au teint blafard et aux yeux noirs. Il devait avoir de petites moustaches retournées en croc, comme une vedette de comédie musicale des années quarante, un accent français et un sale caractère.

Du stéréotype, Hallorann n’avait que les yeux. C’était un grand Noir dont les cheveux coupés en afro commençaient à blanchir. Son parler avait les douces inflexions traînantes du Sud et il riait pour un rien, découvrant des dents trop blanches et trop régulières pour être autre chose qu’un râtelier Sears and Roebuck style 1950.

À la vue de ce géant en serge bleue, Danny avait ouvert de grands yeux, mais quand Hallorann, sans plus de cérémonie, l’avait pris dans ses bras et l’avait installé confortablement dans le creux de son bras, il avait souri.

— Tu ne vas quand même pas passer l’hiver ici, lui dit Hallorann.

— Mais si, répondit Danny avec un sourire timide.

— Non, tu vas venir avec moi à St. Pete’s. Je t’apprendrai à faire la cuisine et tous les soirs tu iras chercher des crabes sur la plage. D’accord ?

Tout en se tortillant de rire malgré sa timidité, Danny fit non de la tête. Hallorann le posa par terre.

— Si tu veux changer d’idée, dit Hallorann en se penchant gravement sur Danny, tu as intérêt à te dépêcher. Dans trente minutes, je me mets au volant de ma voiture. Dans deux heures et demie, je suis à la porte 32, hall B, de l’aéroport de Stapleton, à Denver, dans le Colorado, à 5 280 pieds d’altitude. Trois heures plus tard, je me trouve à Miami ; je loue une voiture et je prends la route de St. Pete’s. Là j’enfile mon maillot, je m’allonge au soleil et je ris dans ma barbe en pensant aux pauvres diables qui sont restés coincés là-haut dans la neige. C’est pas beau, mon petit ?

— Oh ! oui, monsieur, dit Danny, souriant toujours.

Hallorann se tourna vers Jack et Wendy.

— Il est très chouette, votre fils.

— Pas mal, dit Jack. (Il lui tendit la main et Hallorann la saisit.) Je suis Jack Torrance. Voici ma femme, Winnifred, et Danny, que vous connaissez déjà.

— Et je m’en félicite. Madame, comment vous appelle-t-on, Winnie ou Freddie ?

— On m’appelle Wendy, dit-elle, souriant.

— Oui, c’est mieux. Je préfère ça. Voulez-vous venir par ici ? Mr Ullmann veut que je vous fasse les honneurs de la cuisine et c’est ce que je vais faire.

Et, secouant la tête, il ajouta tout bas :

— Quel soulagement de ne plus le voir, celui-là !

Wendy n’avait jamais vu de cuisine aussi grande que celle dans laquelle Hallorann les fit pénétrer. Elle s’y promena à ses côtés, tandis que Jack, qui se sentait hors de son élément, restait en arrière avec Danny. Des casseroles en inox de toutes sortes recouvraient tout un mur, de haut en bas. La planche à pain était aussi grande que la table de cuisine de leur appartement de Boulder. L’évier avait quatre bacs. Une étonnante collection de couteaux, suspendue au porte-couteaux à côté de l’évier, rassemblait tout ce qui sert à couper, du simple épluchoir jusqu’au hachoir à deux manches.

— J’ai l’impression qu’il faudra que je marque mon chemin avec des miettes de pain chaque fois que je viendrai ici, dit Wendy.

— Ne vous laissez pas trop impressionner, répliqua Hallorann. Elle est grande, mais ce n’est qu’une cuisine. Vous n’aurez jamais à toucher à la plupart des affaires. Tout ce que je vous demande, c’est de la tenir propre. Voici la cuisinière dont je me servirais si j’étais vous. Il y en a trois, mais celle-ci est la plus petite.

« La plus petite ! » se disait Wendy, découragée rien qu’à la voir. Elle comportait douze brûleurs, deux fours ordinaires, un four à pain, un bain-marie pour faire mijoter les cassoulets et tenir les sauces au chaud, un gril et un chauffe-plat, sans parler des nombreux boutons, thermostats et cadrans lumineux.

— Je vous ai dressé un inventaire des provisions. Vous l’avez vu là-bas, à côté de l’évier ?

— Le v’là, Maman !

Danny lui apporta deux feuilles de papier, couvertes recto et verso d’une écriture serrée.

— Bravo, mon petit, dit Hallorann qui lui ébouriffa les cheveux et lui prit les feuilles. Tu es sûr que tu ne veux pas m’accompagner en Floride ? Tu ne veux pas apprendre le secret des crevettes à la créole ?

Plaquant ses mains contre sa bouche pour étouffer son rire, Danny s’enfuit vers son père.

— Il doit y avoir de quoi vous nourrir tous les trois pendant un an, dit Hallorann. Le garde-manger, la chambre froide, le cellier à provisions et les deux frigidaires sont pleins à craquer. Venez que je vous montre.

Il fallut une bonne dizaine de minutes à Hallorann pour ouvrir toutes les portes et soulever tous les couvercles, découvrant des quantités de nourriture comme Wendy n’en avait jamais vu. Cette abondance l’étonnait, mais ne la rassurait qu’à moitié : non pas qu’elle eût encore peur du cannibalisme à la Donner (avec tant de victuailles, il faudrait un bon moment avant qu’ils n’en soient réduits à se manger les uns les autres), mais elle eut une conscience plus aiguë de leur isolement. Une fois que la neige se serait mise à tomber, ce ne serait pas une mince affaire de les sortir d’ici. Il ne serait plus question de prendre la voiture pour se retrouver à Sidewinder une heure plus tard. Comme des personnages de conte de fées, ils allaient rester prisonniers de la neige pendant tout un hiver, condamnés à habiter ce grand hôtel désert, à se nourrir des provisions qu’on leur avait laissées et à écouter le vent hurler autour des toits. Dans le Vermont, quand Danny s’était cassé le bras

(quand Jack lui avait cassé le bras)

elle avait appelé l’équipe Medix qui s’occupait des urgences. Il avait suffi de composer le numéro écrit sur la petite carte à côté du téléphone pour que, dix minutes plus tard, ils soient là. Une voiture de police aurait mis cinq minutes pour venir et aux pompiers, qui avaient leur caserne dans une rue voisine, il n’en aurait fallu que deux. D’autres numéros de téléphone utiles figuraient sur la petite carte : ceux de l’électricien, du plombier et, évidemment, celui du réparateur du poste de télé. Mais ici que feraient-ils si Danny s’évanouissait et avalait sa langue ?

Oh ! mon Dieu, quelle idée !

Ou si l’hôtel prenait feu ? Ou si Jack tombait dans la cage de l’ascenseur et se fracturait le crâne ? Ou si… ?

Ou si nous passions un excellent hiver — veux-tu te taire, Winnifred !

Dans la chambre froide où Hallorann les conduisit ensuite, ils avaient l’impression que l’hiver était déjà arrivé. Leur souffle faisait des bulles comme dans les bandes dessinées.

Il leur montra douze sacs en plastique qui contenaient chacun cinq kilos de viande hachée, ainsi qu’une dizaine de boîtes de jambon entassées comme des jetons de poker. Aux crochets plantés dans les murs lambrissés on avait suspendu quarante poulets et, en dessous, dix rôtis de bœuf, dix rôtis de porc et un quartier de mouton.

— Tu aimes le gigot, prof ? lui demanda Hallorann, un sourire aux lèvres.

— Je l’adore, répondit Danny sans hésitation.

Il n’en avait jamais mangé.

— Je savais que tu l’aimais. Par une nuit d’hiver, rien ne vaut deux bonnes tranches de gigot avec un peu de gelée à la menthe — et nous avons aussi de la gelée à la menthe ! Le gigot est ce que j’appellerai une viande pacifique ; il vous calme les intestins.

— Comment savez-vous que nous l’appelons prof ? demanda Jack tout à coup, intrigué.

Hallorann se retourna.

— Pardon ?

— Quelquefois nous l’appelons prof nous aussi, comme le personnage des bandes dessinées de Bugs Bunny.

— Il a bien l’air d’un prof, je trouve.

Il imita la grimace du grand Bugs et reprit sa formule rituelle :

— Eh bien, quoi de neuf, prof ?

Danny éclata de rire et Hallorann lui répéta sa question, mais autrement :

Tu es sûr de ne pas vouloir venir en Floride avec moi ?

Danny avait parfaitement entendu chaque parole. Très étonné et même un peu effrayé, il interrogea Hallorann du regard, récoltant pour toute réponse un clin d’œil complice.

— Ici, dans cette huche, vous avez trente pains blancs et trente pains noirs. À l’Overlook, pas de discrimination contre les pains de couleur, voyez-vous. Je sais qu’avec soixante pains vous n’en aurez pas assez, mais vous avez tout ce qu’il faut pour en faire. D’ailleurs rien ne vaut le pain frais.

« Ici, c’est du poisson. La nourriture du cerveau. Pas vrai, prof ?

— C’est vrai, Maman ?

— Si Mr Hallorann le dit, c’est que c’est vrai, mon lapin.

Elle sourit.

Danny fit la grimace.

— Je n’aime pas le poisson.

— Tu as tort, dit Hallorann. C’est que tu n’en as jamais rencontré qui t’aimait, toi. Ce poisson-ci va t’aimer, j’en suis sûr. Il y a cinq livres de truite, cinq kilos de turbot, quinze boîtes de thon…

— J’aime bien le thon.

— Et cinq livres de la sole la plus succulente qui ait jamais frétillé dans la mer. Mon vieux, quand tu t’en iras, au printemps, tu remercieras ton ami… (Il fit claquer ses doigts comme s’il avait oublié quelque chose.) Comment je m’appelle, déjà ? J’ai un trou de mémoire !

— Mr Hallorann, dit Danny avec un grand sourire. Dick pour les amis.

— C’est ça ! Et puisque tu es un ami, tu n’as qu’à m’appeler Dick.

Tout en suivant Hallorann au fond de la cuisine, Jack et Wendy échangèrent un regard perplexe, essayant de se rappeler si Hallorann leur avait dit son prénom.

— Et voici quelque chose que j’ai pris spécialement pour vous, dit Hallorann. J’espère que ça vous plaira.

— Oh ! vous n’auriez pas dû, protesta Wendy, émue.

C’était une dinde de dix kilos, entourée d’un large ruban écarlate noué sur la poitrine.

— Il vous faut une dinde pour le Thanksgiving, affirma-t-il avec le plus grand sérieux. Et pour la Noël je vous ai pris un chapon qui se trouve là-bas quelque part. Vous finirez bien par le dénicher. Sortons d’ici avant d’attraper la crève. D’accord, prof ?

— D’accord !

— C’est incroyable ! s’exclama Wendy en sortant.

L’abondance et la fraîcheur de ces provisions l’avaient abasourdie. Elle était habituée à les nourrir avec trente dollars par semaine.

Hallorann se tourna vers Jack.

— Ullman vous a parlé des rats ?

Jack sourit.

— Il m’a dit qu’il y en avait peut-être au grenier. Watson, lui, semble croire qu’il y en a à la cave. Pourtant, s’il y avait des rats, ils se seraient servis des tonnes de papiers qui s’y entassent pour faire leurs nids. Or tout paraît être intact.

— Ce Watson, dit Hallorann, secouant la tête d’un air de consternation feinte. Avec son langage de charretier, c’est un vrai numéro. Vous avez déjà rencontré quelqu’un d’aussi mal embouché ?

— Pas souvent, reconnut Jack.

En fait, l’homme le plus mal embouché qu’il eût jamais connu, c’était son père.

— C’est triste, dit Hallorann, les conduisant vers la grande porte à double battant qui donnait accès au restaurant. Cette famille avait de l’argent autrefois. C’était le grand-père ou l’arrière-grand-père — je ne me souviens plus — qui a fait construire l’hôtel.

— C’est ce qu’on m’a dit, dit Jack.

— Qu’est-ce qui est arrivé ? demanda Wendy.

— Eh bien, ils ont fait de mauvaises affaires, dit Hallorann. Watson vous racontera toute l’histoire — et plutôt deux fois qu’une si vous le laissez faire. Dès qu’il s’agissait de son hôtel, le vieux ne voulait plus entendre raison. Sa femme y est morte de la grippe, le laissant seul avec son petit-fils. Ils ont fini comme gardiens de l’hôtel que le vieux avait fait construire.

— Oui, c’est triste, dit Wendy.

Ils traversèrent le restaurant avec son panorama fabuleux de cimes saupoudrées de neige. À présent il était vide et silencieux. Les nappes de toile blanche étaient protégées par des housses en plastique transparent. La moquette, roulée et rangée debout dans un coin de la pièce, semblait monter la garde.

En face, au-dessus de la porte à double battant, un panneau rustique annonçait, en lettres vieil or : Colorado Bar.

Suivant des yeux le regard de Jack, Hallorann lui dit :

— Si vous aimez boire, vous serez obligé de renouveler le stock. Nous avons tout liquidé hier au soir, à la fête des employés. Aujourd’hui, tout le monde a la gueule de bois, des femmes de chambre aux chasseurs, y compris votre serviteur.

— Je ne bois pas, dit Jack sèchement.

Ils regagnèrent le hall. Wendy, jetant un coup d’œil au parking, remarqua qu’il n’y restait plus qu’une douzaine de voitures.

Tout à coup, l’envie de partir lui serra le cœur. Si seulement ils pouvaient remonter dans la Volkswagen et se mettre en route pour Boulder ou… n’importe où !

Jack regardait autour de lui, cherchant Ullman. Il ne le trouva pas.

Hallorann se tourna vers les Torrance.

— Je dois me dépêcher si je ne veux pas rater mon avion. Je vous souhaite bonne chance. Je suis sûr que tout se passera très bien.

— Merci, répondit Jack. Vous avez été extrêmement aimable.

— Soyez sans crainte pour votre cuisine ; j’en prendrai bien soin, lui promit Wendy de nouveau. Amusez-vous bien en Floride.

— C’est ce que j’ai toujours fait, dit Hallorann.

Se penchant vers Danny, il posa ses mains sur ses genoux.

— C’est ta dernière chance, mon vieux. Tu ne veux vraiment pas venir avec moi en Floride ?

— Je ne crois pas, dit Danny en souriant.

— Bon. Tu veux bien me donner un coup de main avec ces valises jusqu’à la voiture ?

— Si Maman le permet.

— Vas-y, dit Wendy. Mais il faut boutonner ta veste.

Elle se pencha pour le faire, mais Hallorann l’avait devancée, ses gros doigts marron s’agitant avec dextérité et précision.

— Je vous le renverrai tout de suite, dit Hallorann.

— Entendu, dit Wendy, les accompagnant jusqu’à la porte.

Jack cherchait toujours Ullman. Le dernier des clients réglait sa note.

11. LE DON

Les bagages s’entassaient juste devant la porte : trois énormes valises cabossées en faux croco noir et une gigantesque housse à fermeture éclair en toile écossaise passée.

— Je pense que tu arriveras à porter ça, lui dit Hallorann.

Il saisit deux des grosses valises en croco à la main et coinça la troisième sous l’autre bras.

— Bien sûr, dit Danny, empoignant la housse à deux mains.

Il descendit l’escalier derrière le cuisinier, faisant attention à ne pas trahir son effort par le moindre soupir.

Hallorann posa ses bagages à côté du coffre d’une Plymouth Fury beige.

— Elle ne vaut pas tripette, avoua-t-il à Danny. Ce n’est qu’une voiture de location. Mais là-bas je retrouverai ma Bessie. Ça, c’est de la voiture. Une Cadillac 1950. Si elle roule ? Une pure merveille. Mais je la laisse en Floride parce qu’elle est trop vieille pour faire toutes ces montagnes. Tu as besoin d’un coup de main ?

— Non merci, Mr Hallorann, répondit Danny.

Il s’efforça de faire les dix derniers pas sans geindre et posa enfin la housse à terre avec un immense soupir de soulagement.

— Bravo, petit, approuva Hallorann.

Il tira un grand porte-clefs de la poche de sa veste en serge bleue et ouvrit la malle. Tout en rangeant les valises, il dit :

— Toi, mon petit, tu as le Don. Un pouvoir exceptionnel. Je n’en ai jamais vu de pareil dans ma vie et j’ai bientôt soixante ans.

— Hein ?

— Je te dis que tu as le Don. Une sorte de sixième sens, dit Hallorann, se tournant vers Danny. Ma grand-mère l’avait, elle aussi ; c’est elle qui me l’a transmis. Elle disait que nous avions le Don. Quand j’étais gosse, pas plus grand que toi, je passais des heures à bavarder avec elle dans sa cuisine, sans que nous ouvrions la bouche, ni elle ni moi.

— C’est vrai ?

Hallorann ne put s’empêcher de sourire en voyant l’expression de stupéfaction et de curiosité qui se peignait sur le visage de Danny.

— Viens t’asseoir quelques minutes à côté de moi. Je voudrais te parler, dit Hallorann, claquant la porte du coffre.

Dans la voiture, Hallorann poursuivit :

— Tu croyais être unique au monde ? Ça devait être lourd à porter.

Danny s’était souvent senti seul, en effet ; parfois même ce pouvoir lui avait fait peur. Il acquiesça d’un signe de tête et demanda :

— Je suis le premier que tu aies rencontré ?

Hallorann rit et secoua la tête.

— Non, mon petit, pas du tout. Mais tu es de loin le plus doué.

— Alors on est nombreux ?

— Non, fit Hallorann, mais j’en ai rencontré de temps à autre. Le plus souvent, leur pouvoir passe inaperçu. Ils n’en sont pas conscients eux-mêmes. Ils trouvent tout naturel d’arriver avec des fleurs juste le jour où leur femme a le cafard parce qu’elle est indisposée, ou de réussir à des examens qu’ils n’ont même pas préparés, ou de sentir, dès qu’ils pénètrent dans une pièce, si les gens qui s’y trouvent sont de bonne humeur. J’en ai rencontré cinquante ou soixante comme ça. Mais il ne doit pas y en avoir plus d’une douzaine, y compris ma grand-mère, qui savaient qu’ils avaient le Don.

— Mince alors, dit Danny, soudain songeur.

Hallorann l’observait attentivement.

— De quoi es-tu capable, prof ?

— Comment ?

— Montre-moi de quoi tu es capable. Envoie-moi une pensée. Je veux savoir si tu as autant de jus que je crois.

— À quoi veux-tu que je pense ?

— À n’importe quoi, pourvu que tu y penses de toutes tes forces.

— D’accord, dit Danny.

Il réfléchit un instant puis mobilisa tous ses pouvoirs de concentration. N’ayant jamais rien tenté de semblable, il ne savait pas très bien doser son effort. Au moment de projeter sa pensée, il jugea plus prudent de modérer son élan. Il ne voulait pas faire de mal à M. Hallorann. N’empêche que la pensée jaillit de son esprit avec une force formidable, comme une balle de base-ball lancée par le grand Nolan Ryan.

(J’espère que je ne lui ai pas fait mal.)

La pensée était :

(SALUT, DICK !)

Hallorann sursauta puis s’affala brusquement sur son siège. Il claqua des dents, se mordant la lèvre inférieure qui se mit à saigner. Il porta involontairement ses mains à sa gorge, puis les laissa tomber, inertes. Ses paupières se mirent à battre convulsivement. Danny commençait à avoir très peur.

— Mr Hallorann ? Dick ? Ça ne va pas ?

— Je ne sais pas, dit Hallorann, riant faiblement. Je ne sais vraiment pas. Mon Dieu, mon petit, tu m’as foudroyé.

— Je suis désolé, dit Danny, de plus en plus effrayé. Voulez-vous que j’aille chercher mon papa ? Je vais y aller.

— Non, je vais me remettre. Ça va, Danny. Reste là où tu es. Je suis un peu déboussolé, c’est tout.

— Pourtant je ne t’ai pas envoyé la pensée aussi fort que je le pouvais, confessa Danny. Au dernier moment, j’ai eu peur.

— Heureusement pour moi…, sinon, ma pauvre cervelle serait en train de me sortir par les oreilles. (Voyant l’horreur peinte sur le visage de Danny, il sourit.) Il n’y a pas de mal. Et toi, quelle impression ça t’a fait ?

— C’était comme si j’étais Nolan Ryan en train de lancer une balle appuyée, répondit promptement Danny.

— Alors tu t’intéresses au base-ball ?

Hallorann se massait doucement les tempes.

— Papa et moi, nous sommes des supporters des Angels. Dans l’Ouest, c’est notre équipe favorite. Parmi les équipes de l’Est, nous préférons les Red Sox. Nous avons assisté à la rencontre entre les Red Sox et Cincinnati en finale de la Coupe du monde. J’étais beaucoup plus petit à cette époque-là. Et Papa était…

Son visage se rembrunit et il se troubla.

— Était quoi, Dan ?

— Je ne me souviens plus, dit Danny.

Il était sur le point de se mettre à sucer son pouce, mais c’était une manie de bébé. Il remit sa main sur ses genoux.

— Est-ce que tu sais lire dans l’esprit de tes parents, Danny ?

Hallorann l’observait de près.

— J’arrive à le faire, mais je n’essaie pas très souvent.

— Pourquoi ?

— Euh… (Il hésitait, ne sachant que répondre.) Ce serait comme si je les épiais dans leur chambre lorsqu’ils essaient de faire un bébé. Tu sais comment on fait un bébé ?

— J’en ai quelques notions, dit Hallorann avec gravité.

— Ils n’aimeraient pas ça. Et ils n’aimeraient pas que j’épie leurs pensées non plus. Ce serait sale.

— Je vois.

— Mais je ne peux pas m’empêcher de ressentir ce qu’ils ressentent, dit Danny. Tout comme je sais ce que tu ressens en ce moment. Je sais que je t’ai fait mal et je te demande pardon.

— J’ai mal à la tête, c’est tout. Il m’est arrivé d’être plus mal en point avec une gueule de bois. Est-ce que tu sais faire autre chose, Danny ? Est-ce que tu sais seulement lire les pensées et les sentiments, ou est-ce que ça va plus loin ?

Prudent, Danny s’enquit :

— Et pour toi, est-ce que ça va plus loin ?

— Quelquefois, rétorqua Hallorann. Pas souvent, mais ça m’arrive… Je fais parfois des rêves. Et toi, Danny, est-ce que tu rêves ?

— De temps en temps, répondit Danny, je rêve tout éveillé. C’est alors que Tony vient.

Il eut envie de nouveau de se mettre le pouce à la bouche. Il n’avait jamais parlé de Tony à personne, sauf à ses parents. Mais il réussit, à force de volonté, à garder sa main sur son genou.

— Qui est Tony ?

Soudain Danny eut une de ces intuitions fulgurantes qui l’effrayaient plus que tout le reste. Le temps d’un éclair, il avait entrevu une vague menace qu’il se sentit encore trop petit pour comprendre.

— Mais qu’est-ce qu’il y a ? s’écria-t-il. Tu me poses toutes ces questions parce que tu as peur de quelque chose, j’en suis sûr ! Pourquoi est-ce que tu t’inquiètes tant pour moi ? Pourquoi est-ce que tu t’inquiètes pour nous ?

Hallorann posa ses larges mains noires sur les épaules de l’enfant.

— Calme-toi, dit-il. J’ai sans doute tort de m’inquiéter. D’ailleurs, s’il vous arrivait quelque chose…, eh bien, toi, Danny, tu as un grand pouvoir. Seulement il te faudra encore bien des années avant de savoir dominer ce don. Et, en attendant, tu auras besoin de beaucoup de courage.

— Le pire, c’est que je n’arrive pas à comprendre ce que je vois, ce que je ressens. Je lis les pensées des autres, mais sans comprendre ce qu’elles veulent dire ! (Danny baissa les yeux d’un air désespéré.) Si seulement je savais lire ! Tony me montre parfois des panneaux, mais je n’arrive jamais à les lire.

— Qui est Tony ? demanda Hallorann pour la deuxième fois.

— Maman et Papa l’appellent mon « camarade invisible », dit Danny, articulant les mots avec application. En fait, il n’est pas invisible, du moins pas pour moi. Quelquefois, quand je fais de gros efforts pour comprendre quelque chose, il vient me dire : « Danny, je veux te montrer quelque chose. » Avant qu’il ne vienne, je m’évanouis, il fait tout noir. Et après je fais des rêves…

Il aspira profondément, puis, fixant toujours Hallorann, poursuivit :

— Autrefois, c’étaient de beaux rêves. Mais depuis quelque temps… Comment appelle-t-on déjà les rêves qui font peur, qui font pleurer ?

— Les cauchemars ? demanda Hallorann.

— Oui, c’est ça. Des cauchemars.

— Et ça se passe ici, à l’Overlook ?

Danny jeta un coup d’œil furtif vers son pouce.

— Oui, chuchota-t-il.

Puis, regardant Hallorann droit dans les yeux, il s’écria, d’une voix perçante :

— Mais je ne dois pas en parler à Papa, et toi non plus ! Il a besoin de ce poste ; c’est le seul que l’oncle Al ait pu lui trouver. Il faut qu’il termine sa pièce de théâtre, sinon il pourrait se remettre à Faire le Vilain. Je sais ce que c’est que Faire le Vilain, c’est se saouler. Autrefois, Papa se saoulait tout le temps et c’était très vilain !

Il s’arrêta, au bord des larmes.

— Allons, allons, dit Hallorann. (Il attira Danny vers lui et le serra contre la serge rêche de sa veste qui sentait vaguement la naphtaline.) Calme-toi, petit. Et si ce pouce veut se faire sucer, tu n’as qu’à le laisser faire.

Mais Hallorann avait l’air inquiet.

— J’ai lu un tas de livres sur ce don ; j’ai bien pioché le sujet. Dans la Bible, cela s’appelle le pouvoir des prophètes ; aujourd’hui, on parle de voyance. Appelle-le comme tu veux, ça revient au même : il s’agit toujours de prévoir l’avenir. Tu sais ce que ça veut dire ?

Danny, blotti contre la veste de Hallorann, fit un signe d’assentiment de la tête.

— Il m’est arrivé, il y a longtemps, une drôle d’histoire. C’était en 1955, en Allemagne de l’Ouest, où je faisais mon service militaire. Nous préparions le dîner à la cuisine. Je me trouvais devant l’évier et j’engueulais un des cuistots — en épluchant ses patates, il enlevait la moitié de la pomme de terre avec la peau. « Donne, lui disais-je, que je te montre comment faire. » Au moment où il me tendait la pomme de terre et l’épluchoir, j’ai eu une sorte d’éblouissement. La cuisine tout entière a disparu, tout d’un coup, vlan, comme ça. Tu dis qu’avant de faire tes rêves tu vois ce Tony ?

Danny acquiesca d’un signe de tête.

Hallorann passa son bras autour de l’épaule de Danny.

— C’est une odeur d’oranges qui m’annonce les miens. Or, cet après-midi-là, j’avais bien remarqué une odeur d’oranges, mais je n’y avais guère prêté attention. Il y avait des oranges au menu du soir et nous en avions trente caisses dans la réserve. Toute la cuisine empestait l’orange et n’importe qui aurait senti leur odeur.

« D’abord, ce fut le noir, comme si je m’étais évanoui. Puis j’ai entendu une explosion et vu jaillir des flammes. Une sirène donna l’alerte et les gens se mirent à hurler. Remarquant un sifflement de vapeur, je me dirigeai dans sa direction et découvris un train qui avait déraillé. J’ai pu déchiffrer, sur le flanc d’un des wagons renversés, le nom de la compagnie : Georgia and South Caroline Railroad. J’ai compris instantanément qu’un des passagers était mon frère, Carl, et qu’il était mort. C’était clair comme de l’eau de roche. Puis la vision s’est brouillée et je me suis retrouvé devant cet imbécile de cuistot qui me tendait toujours sa patate en me demandant, l’air affolé, si je ne me sentais pas bien. Je lui ai répondu que mon frère venait de mourir dans un accident de train, en Georgie. Quand j’ai réussi à joindre ma mère au téléphone, elle m’a confirmé la nouvelle.

« Mais vois-tu, petit, elle ne m’a rien appris que je ne savais déjà.

Il secoua lentement la tête, de l’air de quelqu’un qui chasse un mauvais souvenir, puis regarda de nouveau Danny qui écarquillait les yeux d’étonnement.

— Mais il faut se rappeler, mon petit, que les pressentiments ne sont pas toujours confirmés par les faits. Tiens, par exemple, celui que j’ai eu il y a quatre ans, dans un aéroport. J’avais obtenu un poste de cuisinier dans une colonie de vacances à Long Lake, dans le Maine. J’étais assis à côté d’une des portes d’embarquement de l’aéroport Logan, à Boston, et j’attendais de monter dans l’avion. Tout à coup, j’ai senti une odeur d’oranges, pour la première fois depuis cinq ans peut-être. Je me suis demandé quelle mauvaise blague se manigançait encore et je suis descendu au W.C. pour être seul. Je ne me suis pas évanoui, mais j’ai été envahi par le pressentiment que mon avion allait s’écraser. Après un moment, ce sentiment s’est atténué, l’odeur d’oranges aussi et j’ai pu reprendre mes esprits. Je me suis précipité au bureau de Delta Airlines pour changer mon billet, et je ne suis parti que trois heures plus tard, sur un autre vol. Et tu sais ce qui est arrivé ?

— Non, chuchota Danny.

Rien ! s’exclama Hallorann en éclatant de rire. (Il remarqua avec un certain soulagement que Danny aussi souriait un peu.) Rien du tout ! L’avion qui devait s’écraser a atterri à l’heure, sans une égratignure. Alors, tu vois…, quelquefois ces pressentiments ne veulent rien dire. Personne ne prévoit tout, sauf peut-être le bon Dieu là-haut dans son paradis.

— Oui, Mr Hallorann, dit Danny, se souvenant d’un incident qui s’était passé un an auparavant, à Stovington.

Tony lui avait montré un bébé couché dans un berceau. Très ému, Danny avait attendu patiemment, sachant qu’il fallait du temps avant que le bébé ne soit prêt, mais aucun bébé n’était venu.

— Maintenant, je veux que tu m’écoutes, dit Hallorann, prenant les mains de Danny dans les siennes. J’ai fait de mauvais rêves ici ; j’ai eu parfois de sales pressentiments. Je n’ai fait que deux saisons et pourtant j’ai dû avoir au moins une douzaine de cauchemars. Plusieurs fois, j’ai eu des visions, mais je ne te dirai pas ce que j’ai vu. Ce n’est pas pour les enfants — c’est trop dégoûtant. La première fois, ça s’est passé dans la buissaie, là où poussent ces maudits buissons taillés en forme d’animaux. La deuxième fois, c’est arrivé à cause d’une des femmes de chambre, une certaine Dolores Vickery. Elle devait avoir le Don, elle aussi, mais sans s’en rendre compte. Mr Ullman l’a renvoyée… Tu sais ce que ça veut dire, prof ?

— Oui, Mr Hallorann, dit Danny avec candeur. Mon papa était professeur et il s’est fait renvoyer. C’est pour ça, je crois, que nous sommes ici.

— Eh bien, Ullman l’a renvoyée parce qu’elle prétendait avoir vu quelque chose dans une des chambres, la chambre 217. Il s’y est passé quelque chose de moche. Je veux que tu me promettes de ne jamais y mettre les pieds. Pas une seule fois, de tout l’hiver. Tu fais comme si elle n’existait pas.

— D’accord, dit Danny.

— Avec le don que tu possèdes, tu dois pouvoir voir dans le passé aussi bien que dans l’avenir. Mais il ne faut pas avoir peur de tes visions. Elles ne peuvent pas te faire de mal, pas plus que les images dans un livre. Dis-moi, Danny, j’espère que tu n’as pas peur en regardant les images dans un livre !

— Si, quelquefois, répondit-il, pensant à l’image dans le livre de Barbe-Bleue où sa femme ouvre la porte et découvre les têtes coupées des épouses précédentes.

— Mais tu savais que ce n’était qu’une image dans un livre, n’est-ce pas ? Et qu’elle ne pouvait pas te faire de mal ?

— Euh…, oui, avoua Danny, incertain.

— Eh bien, ici, dans cet hôtel, c’est pareil. Je ne sais comment te l’expliquer, mais on dirait que le mal hante cet endroit. On en relève encore les traces, pareilles à des rognures d’ongles ou des croûtes de morve que quelque dégoûtant aurait essuyée sous le siège d’une chaise. Je sais qu’il se passe de vilaines choses dans tous les hôtels du monde, et Dieu sait que j’en ai vu dans ma vie. Pourtant il n’y a qu’ici que j’ai eu cette impression-là. Mais tu ne dois pas te tourmenter, Danny. Ne te laisse pas impressionner par tes visions. Elles ne peuvent pas te faire de mal. (À chaque syllabe qu’il prononçait, il secouait légèrement les épaules de l’enfant.) Alors, si tu vois quelque chose de bizarre dans un corridor, ou dans une chambre, ou dehors, dans la buissaie…, tu n’as qu’à détourner les yeux, et quand tu regarderas de nouveau, la vision aura disparu. Tu comprends ?

— Oui, fit Danny.

Il se sentit beaucoup mieux, rassuré. Il se mit sur les genoux, serra Hallorann dans ses bras et l’embrassa sur la joue. Hallorann le serra, lui aussi.

— Je n’ai pas l’impression que tes parents aient le Don, dit Hallorann, desserrant son étreinte.

— Non, je ne crois pas.

— Je les ai un peu tâtés, comme j’ai fait avec toi, dit Hallorann. Ta maman a sursauté un tout petit peu. Je crois que toutes les mamans ont une sorte de sixième sens, tant que leurs enfants ne peuvent pas encore se débrouiller tout seuls. Quant à ton père…

Hallorann hésita. Il avait sondé Jack et ne savait qu’en penser. Ses essais avaient donné des résultats… étranges, comme si Jack Torrance cachait quelque chose, comme s’il gardait ses pensées si profondément enfouies dans son esprit qu’il était impossible de les atteindre.

— Je ne crois pas qu’il ait le Don, dit-il enfin. Ne t’en fais pas pour eux. Tu auras de quoi t’occuper rien qu’avec toi-même. Je crois qu’il n’y a rien à craindre ici. Alors ne te bile pas. D’accord ?

— D’ac’.

— Danny ? Hé, prof !

Danny se retourna.

— C’est ’man. Elle m’appelle. Il faut que je rentre.

— Je sais, dit Hallorann. J’espère que tu finiras par te plaire ici. Enfin autant que possible.

— Je tâcherai. Merci, Mr Hallorann. Je me sens beaucoup mieux.

La petite phrase amicale lui revint à l’esprit :

Dick pour les amis.

D’accord, Dick.

Leurs yeux se rencontrèrent et Hallorann lui fit un clin d’œil.

Danny rampa jusqu’à la portière droite et fut sur le point de l’ouvrir quand Hallorann l’arrêta.

— Danny ?

— Oui ?

— Si tu as des ennuis, appelle-moi. Si tu pousses un grand cri comme celui de tout à l’heure, il se peut que je l’entende jusqu’en Floride. Et, si je t’entends, je viendrai au grand galop.

— O.K., dit Danny, et il sourit.

— Sois prudent, mon petit.

— Je le serai.

Danny claqua la portière et courut à travers le parking jusqu’au porche où Wendy l’attendait, les bras frileusement serrés dans les mains. Les regardant, Hallorann sentit son sourire s’effacer peu à peu.

Je crois qu’il n’y a rien à craindre ici.

Je crois…

Mais s’il se trompait ? Ce qu’il avait vu dans la salle de bains de la chambre 217 avait été si horrible qu’il avait décidé de ne pas revenir l’an prochain. Ç’avait été pire que la pire des images dans le plus terrifiant des livres. Et, vu d’ici, l’enfant qui courait vers sa mère paraissait si petit…

Je crois…

Promenant son regard autour de l’hôtel une dernière fois, il remarqua de nouveau les animaux en buis taillé.

Brusquement il mit le moteur en marche, enclencha la vitesse et démarra, essayant de ne pas se retourner. Mais il ne put résister à la tentation de jeter un dernier coup d’œil vers le porche. Il était déjà désert ; ils étaient rentrés à l’intérieur. C’était comme si l’Overlook les avait engloutis.

12. LE GRAND TOUR

— De quoi parliez-vous, chéri ? lui demanda Wendy tandis qu’ils rentraient à l’intérieur.

— Oh ! de pas grand-chose.

— C’était bien long, ce pas grand-chose.

Danny eut un haussement d’épaules — exactement semblable à celui de Jack. Tel père, tel fils. Elle savait que c’était inutile d’insister : Danny ne lui dirait plus rien. Elle éprouvait beaucoup de peine à se sentir délibérément exclue, mais en même temps elle aimait son fils et en était d’autant plus consciente qu’il lui échappait. Avec eux, elle se sentait parfois une intruse, une figurante égarée sur la scène au beau milieu du grand dialogue. Heureusement que cet hiver ils allaient vivre trop les uns sur les autres pour que ses deux hommes puissent continuer de la tenir à l’écart. Tout d’un coup elle comprit qu’elle était tout simplement jalouse de la complicité entre eux et elle en eut honte. La jalousie était un sentiment qui lui faisait horreur, un sentiment digne de sa mère…

Le hall était presque désert. Ullman et le réceptionniste faisaient tous deux leurs comptes à la caisse enregistreuse. Deux ou trois femmes de ménage, vêtues de pulls et de pantalons chauds, attendaient à la porte d’entrée au milieu d’une mer de bagages et Watson, l’homme à tout faire, était adossé contre un mur. Il surprit Wendy en train de le regarder et lui lança un clin d’œil polisson. Elle détourna précipitamment la tête.

Ses comptes terminés, Ullman referma le tiroir de la caisse d’un geste péremptoire. Il inscrivit ses initiales sur le bordereau et le glissa dans un porte-documents à fermeture éclair. Wendy remarqua l’expression de soulagement qui se peignit sur le visage du réceptionniste et compatit en silence. Ullman devait être le genre de patron à boucher les trous de la comptabilité en retenant la somme manquante sur le salaire de l’employé… et il devait savoir tondre sa victime sans lui arracher le moindre cri. Avec ses airs d’homme affairé et important, il n’éveillait guère sa sympathie. Comme tous les patrons qu’elle avait connus, homme ou femme, il devait être tout sucre tout miel avec les clients et, en coulisses, un véritable tyran avec le personnel.

— Mr Torrance, appela Ullman sur un ton sec. Voulez-vous venir ici, s’il vous plaît ?

Jack se dirigea vers lui, faisant signe à Wendy et Danny de le suivre.

Le réceptionniste, qui avait disparu dans les bureaux du fond, réapparut, vêtu de son pardessus.

— Je vous souhaite de passer un bon hiver, Mr Ullman.

— Ça m’étonnerait, dit Ullman d’un air absent. Le 12 mai, Braddock. Pas un jour de plus ni de moins.

— Oui, monsieur.

Braddock fit le tour du bureau de l’air grave et digne qui convenait à quelqu’un de sa situation. Mais, dès qu’il eut tourné le dos à Ullman, un grand sourire d’écolier espiègle gagna son visage. Il échangea quelques mots avec les deux filles qui attendaient qu’on vienne les chercher, puis s’éloigna, suivi de rires étouffés.

— L’Overlook est un hôtel magnifique, dit Ullman en s’animant. C’est un plaisir pour moi de vous le montrer.

« Ça ne m’étonne pas », pensa Wendy.

— Montons d’abord au troisième. Nous ferons notre tour de haut en bas, dit Ullman.

Il avait l’air réellement enthousiaste.

— Si vous avez autre chose à faire…, dit Jack.

— Pas du tout, répondit Ullman. J’ai fermé boutique. C’est fini[1], au moins pour cette année. Je vais passer la nuit à Boulder — au Boulderado, naturellement. C’est le seul hôtel convenable à l’est de Denver…, exception faite de l’Overlook lui-même, évidemment. Par ici.

L’ascenseur, une pièce de musée décorée de rinceaux en cuivre, s’affaissa nettement quand ils pénétrèrent à l’intérieur. Danny, qui n’était pas très rassuré, s’agita un peu. Ullman lui lança un sourire indulgent que Danny essaya de lui rendre, sans y parvenir.

— Ne crains rien, mon enfant, dit Ullman. On peut le prendre en toute confiance.

— C’est ce qu’on a dit du Titanic, dit Jack, admirant le globe en cristal taillé qui ornait le plafond.

Wendy se mordit les lèvres pour ne pas sourire.

Ullman, qui ne semblait pas goûter la plaisanterie, rabattit bruyamment la porte coulissante de la cabine.

— Le Titanic n’a fait qu’un voyage, Mr Torrance. Cet ascenseur, lui, en a fait des milliers depuis sa mise en service en 1926.

— Voilà qui nous rassure, dit Jack, ébouriffant les cheveux de Danny. L’avion ne va pas s’écraser, prof.

Ullman abaissa la manette de commande. Aussitôt le plancher se mit à frémir et le moteur à geindre, effaçant toute autre sensation. Soudain Wendy les voyait tous les quatre coincés entre deux étages, pris comme des mouches dans une bouteille. On ne les retrouverait qu’au printemps — ou plutôt ce qui resterait d’eux, car il leur manquerait de-ci de-là des petits morceaux… comme pour les Donner…

(Arrête !)

Secoué de vibrations violentes, l’ascenseur finit par démarrer dans un bruit d’enfer. Le vacarme se calma peu à peu et la montée se fit plus régulière. Au troisième, Ullman réussit à l’arrêter, malgré quelques secousses de protestation. Il fit glisser la portière coulissante et poussa celle du palier. La cabine s’était arrêtée à dix centimètres au-dessous du sol. Sidéré, Danny regardait fixement cette dénivellation qui lui semblait porter atteinte à l’ordre naturel des choses. Se raclant la gorge, Ullman fit monter encore un peu l’ascenseur qui s’arrêta, dans une dernière secousse, à cinq centimètres du troisième étage. Dès qu’ils furent sortis, la cabine allégée bondit, retrouvant du coup le niveau du palier. Horrifiée, Wendy se promit d’emprunter désormais l’escalier ; les boniments d’Ullman n’y changeraient rien. Et en aucun cas elle ne permettrait qu’ils montent tous les trois ensemble dans cette machine infernale.

— Tu inspectes la moquette, prof ? demanda Jack d’un air moqueur. Il y a des taches ?

— Bien sûr que non, dit Ullman, touché au vif. Toutes les moquettes ont été shampouinées il y a deux jours.

Wendy aussi jeta un coup d’œil à la moquette du couloir. C’était joli, mais certainement pas ce qu’elle aurait choisi pour leur maison — si toutefois il leur arrivait un jour d’en avoir une. Moelleuse, d’un bleu profond, elle s’ornait d’une jungle de lianes, de guirlandes et d’oiseaux exotiques, on n’aurait su dire lesquels, puisque seules leurs silhouettes noires étaient indiquées.

— Est-ce que la moquette te plaît ? demanda Wendy à Danny.

— Oui, ’man, répondit-il d’une voix éteinte.

Ullman, flatté, approuva d’un signe de tête.

— Presque toute la décoration du troisième est due à Mr Derwent. Voici la chambre 300. C’est la suite présidentielle.

Il tourna la clef dans la serrure de la double porte en acajou qu’il ouvrit toute grande. Le salon offrait une vue panoramique vers l’ouest qui leur coupa le souffle. Ullman, qui avait sans doute prévu leur réaction, eut un sourire de satisfaction.

— Quelle vue admirable, n’est-ce pas ?

— Sans aucun doute, dit Jack.

La grande baie occupait presque toute la longueur de la pièce. Au loin, le soleil, en équilibre entre deux cimes en dent de scie, versait sa lumière dorée sur les pics vertigineux dont les sommets enneigés paraissaient saupoudrés de sucre glace. Les nuages qui s’amoncelaient derrière le cirque de montagnes se teignaient d’or et un rayon de soleil solitaire, se détachant sur l’ombre profonde qui baignait les sapins de la vallée, achevait de faire de ce paysage une vue de carte postale.

Absorbés par le spectacle, Jack et Wendy n’avaient pas remarqué que Danny regardait ailleurs. Il avait les yeux rivés sur le mur tapissé de soie à rayures blanches et rouges à côté de la porte de la chambre. Lui aussi retenait son souffle, mais ce n’était pas sous l’effet de la beauté.

De grandes éclaboussures de sang séché, tachetées de minuscules caillots d’une substance grisâtre, maculaient la tapisserie. Danny en avait la nausée. Les taches suggéraient la représentation d’un visage humain, convulsé par la terreur et la douleur, bouche béante, la tête à moitié pulvérisée. C’était l’œuvre d’un fou, dessinée dans le sang…

(Alors si tu vois quelque chose de bizarre, détourne la tête, et quand tu regarderas de nouveau, ta vision aura disparu. Tu saisis ?)

Détournant la tête, Danny se força à regarder par la fenêtre. Décidé à ne pas trahir son émotion, il garda une expression neutre et, quand la main de sa mère se referma sur la sienne, il la saisit mais ne la serra pas, de peur d’éveiller ses soupçons.

Ullman recommanda à Jack de bien fermer les volets de la grande baie afin d’éviter qu’une bourrasque violente ne la fît voler en éclats, et Jack hocha la tête en signe d’assentiment. Avec précaution, Danny ramena son regard vers le pan de mur. La grande tache séchée parsemée de petits caillots grisâtres avait disparu.

Ullman les fit sortir. En partant, Maman lui avait demandé s’il trouvait les montagnes jolies et il avait répondu par l’affirmative. Mais, en vérité, elles ne lui faisaient ni chaud ni froid. Juste avant qu’Ullman ne fermât la porte derrière eux, Danny jeta un dernier regard par-dessus son épaule. La tache de sang avait réapparu. Toute fraîche, elle dégoulinait sous les yeux d’Ullman qui, sans y prêter attention, poursuivait imperturbablement son discours, énumérant les hommes célèbres qui avaient séjourné dans ces lieux. Tandis qu’ils s’éloignaient dans le corridor, Danny s’aperçut qu’il s’était mordu la lèvre si fort qu’elle saignait. Il se laissa un peu devancer par les autres et, s’essuyant le sang du revers de sa main, il se mit à réfléchir au

(sang)

(Était-ce du sang que Mr Hallorann avait vu ou quelque chose d’encore pire ?)

(Je ne pense pas que tes visions puissent te faire de mal.)

Un cri lui monta aux lèvres, mais il le retint. Ses parents ne voyaient pas ces visions, pas plus aujourd’hui qu’hier. Il fallait se taire. Papa et Maman s’aimaient. C’était l’essentiel. Le reste, ce n’était que des images dans un livre. Elles pouvaient faire peur, mais elles ne pouvaient pas faire mal. (Elles… ne peuvent pas te faire de mal.)

Mr Ullman les fit passer par un labyrinthe de couloirs et leur montra, au passage, quelques autres chambres. Dans ses commentaires, il était sans cesse question de la « crème », des « huiles », du « gratin ». Mais, Danny avait beau chercher, il ne voyait rien à manger. Mr Ullmann leur montra les chambres qu’avaient louées une dame qui s’appelait Marilyn Monroe et un monsieur du nom d’Arthur Miller. D’après ce que Danny avait pu comprendre, leur séjour à l’Overlook s’était soldé par un DIVORCE.

— C’est dans cette chambre-ci que Truman Capote a passé quelques jours, dit Mr Ullman, poussant une porte. C’était déjà de mon temps. Un homme charmant, d’une politesse exquise, à l’européenne.

Il n’y avait rien de remarquable dans ces chambres (sinon l’absence d’huile, de crème et de gratin, malgré les fréquentes allusions de Mr Ullman), rien qui lui fît peur. Il avait pourtant remarqué, pendant ce tour du troisième étage, un objet qui l’inquiétait, sans qu’il sût pourquoi. C’était un extincteur accroché au mur d’un petit couloir qui débouchait sur le grand couloir de l’ascenseur. Ce dernier, dont les portes étaient restées ouvertes, évoquait la gueule d’un géant, pleine de dents en or, prête à les happer.

L’extincteur, qui était d’un vieux modèle, ne ressemblait pas aux extincteurs que Danny avait déjà vus, celui de la maternelle par exemple, mais ce n’était sûrement pas pour ça qu’il le trouvait inquiétant. Lové comme un serpent endormi, avec sa lance étincelante qui se détachait sur le papier bleu ciel du mur, cet objet le mettait mal à l’aise. Il ne se sentit vraiment rassuré qu’une fois dans le couloir principal, d’où il ne pouvait plus le voir.

— Évidemment, il vaudrait mieux fermer tous les volets, dit Mr Ullman en remontant dans l’ascenseur. (La cabine s’affaissa de nouveau sous son poids.) Mais surtout ceux de la grande baie de la suite présidentielle. Elle nous avait coûté, il y a trente ans, quatre cent vingt dollars. Il nous en faudrait huit fois plus pour la remplacer.

— Je fermerai les volets, dit Jack.

Ils sortirent au deuxième où ils découvrirent un labyrinthe de couloirs encore plus inextricable. Le soleil avait commencé à descendre derrière les montagnes et la lumière qui venait des fenêtres avait faibli sensiblement. Mr Ullman ne leur montra qu’une ou deux chambres. Sans ralentir le pas, il passa devant la chambre 217, celle contre laquelle Dick Hallorann avait mis Danny en garde. La petite plaque numérotée sur la porte, apparemment inoffensive, semblait pourtant exercer sur Danny une certaine fascination.

Ils descendirent au premier étage qu’ils traversèrent sans que Mr Ullman leur fît visiter aucune chambre. À deux pas de l’escalier qu’ils allaient prendre pour descendre au hall, il leur annonça :

— Voici votre appartement. J’espère que vous le trouverez à votre convenance.

Au premier coup d’œil à l’intérieur, Wendy se sentit soulagée. La froide élégance de la suite présidentielle lui en avait imposé. Visiter un monument historique, voir le lit dans lequel un Lincoln, un Roosevelt avait passé la nuit ne lui était pas désagréable. Mais coucher dans un tel lit ne lui disait rien du tout. L’idée de faire l’amour, se débattant sous des kilos de draps en toile de lin, là où les plus grands hommes (les plus puissants, en tout cas, rectifia-t-elle) avaient dormi la mettait mal à l’aise. Leur appartement à eux était simple et chaleureux, presque intime. Elle y passerait l’hiver sans déplaisir.

— C’est très agréable, dit-elle à Ullman, d’une voix vibrante de gratitude.

Ullman hocha la tête.

— C’est simple, mais convenable. Pendant la saison, c’est ici qu’habitent le cuisinier et sa femme ou son apprenti, selon les cas.

— Mr Hallorann a habité ici ? demanda Danny.

— Parfaitement, mon petit bonhomme. Lui et Mr Nevers. (Il se tourna de nouveau vers Jack et Wendy.) Voici le living.

Il y avait plusieurs fauteuils confortables sinon luxueux, une table basse qui avait dû coûter cher, mais qui était sérieusement éraflée d’un côté, deux bibliothèques et un poste de télé banal, comme on en trouve dans tous les motels. Rien à voir avec les élégants postes encastrés qu’ils avaient vus dans les chambres.

— Pas de cuisine, évidemment, dit Ullman, mais celle de l’hôtel est située directement en dessous et il y a un remonte-plats qui communique avec elle.

Faisant glisser un panneau coulissant dans le mur, il découvrit un grand plateau suspendu. Quand il le poussa, le plateau disparut, entraînant sa corde derrière lui.

— C’est un passage secret ! s’écria Danny. (L’idée excitante d’un conduit caché dans le mur lui fit oublier un instant ses frayeurs.) C’est comme dans Abbott et Costello contre les monstres !

Ullman traversa le salon et ouvrit la porte de la chambre. Elle était claire et spacieuse. En voyant les lits jumeaux, Wendy regarda son mari d’un air entendu, sourit et haussa les épaules.

— Ça ne fait pas problème, dit Jack. Nous les rapprocherons.

— Je vous demande pardon ? dit Ullman, perplexe.

— Les lits, dit Jack. Nous les rapprocherons.

— Oh ! parfait ! s’exclama Ullman, toujours déconcerté.

Puis un flux de sang monta le long de son cou et lui empourpra tout le visage.

— Comme il vous plaira.

Il les fit retraverser le salon et les conduisit à la porte d’une autre chambre, plus petite, pourvue de lits-couchettes superposés. Dans l’angle, un radiateur faisait déjà du raffut. Le tapis, orné d’un affreux décor de sauges et de cactus, avait séduit Danny au premier coup d’œil. Des lambris en pin massif couvraient les murs.

— Tu pourras te faire à cette chambre, prof ? demanda Jack.

— Bien sûr. Je vais dormir dans le lit du haut. D’accord ?

— Si tu veux.

— Ce tapis est drôlement chouette aussi. Mr Ullman, vous auriez dû mettre ce genre de tapis partout.

Ullman fit la grimace de quelqu’un qui vient d’enfoncer les dents dans un citron.

— Voilà, je crois que vous avez tout vu, sauf la salle de bains, qui communique avec la chambre de maître. L’appartement n’est pas très grand, mais vous pourrez disposer de tout l’hôtel pour vous étendre. La cheminée du hall tire très bien, c’est du moins ce que Watson m’a affirmé. Vous êtes libres de prendre vos repas à la salle à manger si vous le souhaitez.

Le ton de sa voix disait assez quelle faveur insigne il leur accordait là.

— C’est entendu, dit Jack.

— Vous êtes prêts à partir ? demanda Ullman.

— Tout à fait, répondit Wendy.

Ils reprirent l’ascenseur pour descendre au rez-de-chaussée. Dans le hall désert, il ne restait que Watson qui, un cure-dent entre les lèvres, s’appuyait contre la porte d’entrée.

— Tiens, vous êtes encore là ? Je vous croyais déjà à des kilomètres d’ici, dit Mr Ullman sur un ton glacé.

— Je voulais rappeler à Mr Torrance de bien surveiller la chaudière, dit Watson en se redressant. Gardez l’œil sur elle, mon gars, et elle marchera très bien. Faites baisser la pression une ou deux fois par jour. Elle grimpe.

Elle grimpe, pensa Danny. Les mots se répercutèrent dans son esprit comme dans un long corridor silencieux, tapissé de miroirs qui ne renvoyaient aucun reflet.

— J’y veillerai, dit Jack.

— Alors vous n’aurez pas d’histoire, dit Watson, tendant sa main à Jack qui la serra. (Puis il se tourna vers Wendy et inclina la tête.) Madame, dit-il.

— Très heureuse, dit Wendy, craignant à tort que cette formule raccourcie ne parût ridicule.

Ayant à peine quitté sa Nouvelle-Angleterre natale, elle ignorait encore tout de l’Ouest, mais cette brève rencontre avec Watson lui avait appris l’essentiel, pensait-elle. Avec son auréole vaporeuse de cheveux fous, il avait su exprimer, à travers ses quelques courtes phrases, ce qu’étaient les gens de l’Ouest. Et le clin d’œil lubrique de tout à l’heure n’y changeait rien.

— Jeune homme, dit Watson solennellement, tendant la main à Danny.

Bien que celui-ci pratiquât le serre-main depuis un an déjà, il n’offrit la sienne à Watson qu’avec une certaine appréhension. Elle fut instantanément engloutie.

— Prends bien soin de tes parents, Dan.

— Oui, Mr Watson.

Watson lâcha la main de Danny et se redressa. Il fixa Ullman.

— À la prochaine, lui dit-il en lui tendant la main.

Ullman la prit mollement.

— Le 12 mai, Watson, dit-il. Pas un jour de plus ni de moins.

— Oui, monsieur, dit Watson, ajoutant en son for intérieur l’expression de ses sentiments distingués : Va te faire foutre, espèce d’enculé.

« Je vous souhaite de passer un bon hiver, Mr Ullman.

— Oh ! ça m’étonnerait, répondit Ullman d’un air absent.

Watson, dont un aïeul avait été propriétaire de l’hôtel, se faufila humblement par la porte. Elle se referma derrière lui, faisant barrage contre le vent. Ensemble, ils le regardèrent dévaler bruyamment les larges marches de l’escalier dans ses grandes bottes de cow-boy éraflées. Se dirigeant vers sa camionnette International Harvester, il traversa le parking, soulevant avec ses talons des tourbillons de feuilles de tremble, jaunes et craquantes. Il s’installa derrière le volant et mit le moteur en marche ; un jet de fumée bleue sortit du pot d’échappement rouillé. Ullman et les Torrance regardèrent sa marche arrière et son départ en silence, comme si on leur avait jeté un sort. La camionnette disparut derrière la crête de la colline, puis, rapetissée, réapparut plus loin, sur la grande route, roulant vers l’ouest.

Danny se sentit soudain plus seul qu’il ne l’avait jamais été de sa vie.

13. SUR LE PORCHE

Sur le long porche de l’hôtel, les Torrance avaient l’air de poser pour un portrait de famille. Au milieu, Danny, dans sa veste de demi-saison de l’an dernier qui le serrait maintenant et qui était percée au coude. Derrière lui, Wendy, une main sur son épaule et à sa gauche Jack, une main posée sur la tête de son fils.

Mr Ullman, emmitouflé dans un luxueux pardessus de mohair marron, se tenait sur la première marche. Le soleil avait disparu derrière les montagnes qu’il ourlait de flammes dorées, et les ombres, devenues violettes, s’étaient allongées. Il ne restait plus, dans le parking, que trois véhicules : la camionnette de l’hôtel, la Lincoln d’Ullman et la Volkswagen cabossée des Torrance.

— Vous avez vos clefs, dit Ullman à Jack, et vous avez bien compris pour la chaudière ?

Jack hocha la tête. En cet instant il ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver une certaine sympathie pour Ullman. La saison était terminée et, en attendant le 12 mai, pas un jour de plus ni de moins, tout était prêt pour l’hiver. Mais Ullman ne se contentait pas d’assumer la responsabilité de l’hôtel, il lui vouait visiblement une véritable passion et n’arrivait pas à décrocher.

— Je pense que j’ai la situation bien en main, dit Jack.

— Parfait. Je resterai en contact avec vous.

Mais il s’attardait encore, comme s’il attendait que quelque rafale de vent ne l’expédiât vers sa voiture. Il soupira.

— Très bien. Je vous souhaite de passer un excellent hiver, Mr et Mrs Torrance. Et toi aussi, Danny.

— Merci, monsieur, dit Danny. Et vous de même.

— Ça m’étonnerait, répéta Ullman, d’un air triste. Si je peux me permettre de parler crûment, l’hôtel en Floride n’est qu’un bastringue de bas étage. Ce travail sert à m’occuper pendant la morte-saison, c’est tout. Ma véritable vocation, c’est l’Overlook. Prenez-en bien soin pour moi, Mr Torrance.

— Je pense qu’il sera encore ici pour votre retour au printemps, dit Jack.

Une pensée traversa l’esprit de Danny comme un éclair : « Et nous, serons-nous encore ici ? »

— Bien sûr qu’il sera encore là.

Ullman jeta un dernier coup d’œil vers le parc où les buis taillés grinçaient dans le vent. Il hocha de nouveau la tête d’un air décidé.

— Il faut y aller. Au revoir.

Sans se départir de son allure guindée, il se hâta vers sa voiture, ridiculement grosse pour un homme aussi petit, et s’installa au volant. Le moteur de la Lincoln se mit à ronronner et les feux arrière s’allumèrent tandis qu’elle quittait le parking.

Ils la suivirent des yeux pendant qu’elle s’éloignait vers l’est. Quand elle eut disparu, ils échangèrent un regard angoissé sans rien dire. Ils étaient seuls désormais. Des tourbillons de feuilles de tremble s’envolaient à travers la pelouse qui leur parut tout à coup trop nette, trop soignée. Il n’y avait plus qu’eux pour contempler les ébats silencieux des feuilles mortes sur l’herbe. Jack eut l’étrange sensation d’avoir rapetissé, comme si la flamme de sa vie n’eût plus été qu’une étincelle et que l’hôtel eût pris des proportions gigantesques, faisant peser sur eux une menace indéfinissable.

Wendy rompit enfin le silence :

— Tu devrais te voir, prof. Ton nez coule comme une fontaine. Rentrons.

C’est ce qu’ils firent, refermant la porte derrière eux contre le gémissement incessant du vent.

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