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On l’appelle parfois d’un autre nom, Maitreya, Seigneur de Lumière. Après son retour du Nuage d’Or, il alla jusqu’au palais de Kama à Khaipour, où il fit des plans et reprit des forces en attendant le Jour du Yuga. Un sage dit une fois que l’on ne voit jamais le Jour du Yuga, qu’on ne le connaît que lorsqu’il est passé. Car il naît comme n’importe quel autre jour et s’écoule de même, reproduisant l’histoire du monde.

On l’appelle parfois Maitreya, Seigneur de Lumière…


Le monde est un feu sacrificiel, le soleil est son aliment, les rayons de soleil sa fumée, le jour sa flamme, les quatre points cardinaux ses cendres et ses étincelles. En ce feu les dieux offrent la loi comme libation. De cette offrande naît le roi Lune.

La pluie, ô Gautama, est le feu, l’année est son aliment les nuages sa fumée, les éclairs sa flamme, ses cendres et ses étincelles. En ce feu les dieux offrent le roi Lune comme libation. De cette offrande naît la pluie.

Le monde, ô Gautama, est le feu, la terre est son aliment, le feu sa fumée, la nuit sa flamme, la lune ses cendres, les étoiles ses étincelles. En ce feu les dieux offrent la pluie comme libation. De cette offrande provient la nourriture.

L’homme, ô Gautama, est le feu, sa bouche ouverte en est l’aliment, son souffle la fumée, sa parole la flamme, ses yeux les cendres, ses oreilles les étincelles. En ce feu les dieux offrent la nourriture comme libation. Et de cette offrande naît le pouvoir d’engendrer.

La femme, ô Gautama, est le feu, sa forme en est l’aliment, ses cheveux la fumée, ses organes la flamme, ses plaisirs les cendres et les étincelles. En cette flamme, les dieux offrent le pouvoir d’engendrer comme libation. De cette offrande naît un homme. Il vit le temps qu’il doit vivre.

Quand un homme meurt, on l’emporte pour l’offrir au feu. Ce feu devient son feu, il est alimenté de ce qui l’alimente, la fumée devient la sienne, la flamme devient sa flamme, les cendres ses cendres, les étincelles ses étincelles. En ce feu, les dieux offrent l’homme en libation. Et de cette offrande émerge l’homme dans sa splendeur radieuse.

Brihadaranyaka Upanishad (VI, ii, 9-14)


Dans un haut palais bleu aux flèches élancées, aux portes filigranées, là où la salure de l’écume marine et le cri des oiseaux de mer traversent l’air étincelant pour exciter les sens, donner vie et délices, Nirriti le Noir parlait avec l’homme qu’on lui avait amené.

— Capitaine, quel est votre nom ?

— Olvagga, Seigneur. Pourquoi avez-vous tué mon équipage ? Et pourquoi m’avoir laissé la vie sauve ?

— Parce que je voulais vous poser des questions, capitaine Olvagga.

— À quel sujet ?

— Sur bien des choses. De celles qu’un vieux capitaine au long cours peut apprendre pendant ses voyages. Ai-je toujours la maîtrise des mers du Sud ?

— Oui, plus que je ne croyais, sinon, vous ne me verriez pas ici.

— Nombreux sont ceux qui ont peur de s’y aventurer, n’est-ce pas ?

— Oui.

Nirriti alla vers une fenêtre donnant sur la mer il tournait le dos à son captif. Au bout d’un moment, il reprit la parole.

— J’ai appris que dans le Nord, le progrès scientifique est grand depuis, oh ! depuis la bataille de Keenset.

— Je l’ai entendu dire aussi. Et je sais que c’est vrai. J’ai vu une machine à vapeur. La presse à imprimer est chose courante. On fait se contracter les membres des slézards morts avec des piles galvaniques. On forge un acier de meilleure qualité. On a redécouvert le microscope et le télescope.

Nirriti se tourna vers Olvagga. Ils s’observèrent en silence.

Nirriti était un petit homme à l’œil pétillant, au sourire facile, aux cheveux noirs retenus par un cercle d’argent, au nez retroussé, et aux yeux de la même couleur que son palais. Il était toujours vêtu de noir, et son teint aurait eu besoin d’un peu de soleil.

— Pourquoi les dieux de la Cité ne peuvent-ils arrêter le progrès ?

— Je crois, si c’est cela que vous voulez entendre, Seigneur, qu’ils sont plus faibles qu’ils n’étaient. Depuis le désastre sur les bords du Védra, ils ont plus ou moins peur d’empêcher par la violence le développement du machinisme. On dit aussi qu’il y a des luttes intestines dans la Cité, entre les demi-dieux et leurs aînés. Il y a aussi cette question de la nouvelle religion. Les hommes ne craignent plus autant le Ciel qu’autrefois. Ils se défendent plus volontiers, et comme ils sont à présent mieux équipés, les dieux répugnent à les affronter.

— Alors, Sam est en train de gagner. Après tant d’années, il va les battre.

— Oui, Renfrew, je crois que c’est vrai.

Nirriti jeta un coup d’œil aux deux gardes qui flanquaient Olvagga.

— Partez, leur dit-il. Et quand ils furent sortis, il demanda : Vous me connaissez ?

— Oui, monsieur l’aumônier, car je suis Jan Olvegg, commandant de l’Étoile de l’Inde.

— Olvegg. Cela paraît presque impossible.

— C’est pourtant vrai. J’ai reçu ce corps, à présent vieux, le jour où Sam battit les Maîtres du Karma à Mahartha. J’étais là.

— Tu es un des Premiers, alors. Et… chrétien !

— De temps à autre, quand j’ai épuisé mes jurons hindis.

— Alors, fit Nirriti en posant une main sur l’épaule du capitaine, tout ton être doit se révolter devant leurs blasphèmes – leur « religion » !

— Je ne les aime guère et ils me le rendent bien.

— Je m’en doute. Mais Sam – il a fait la même chose – il s’est accommodé de ces hérésies, y a ajouté la sienne, a enterré plus profond encore la Parole de Dieu.

— Ce n’était qu’une arme, Renfrew, dit Olvegg. Rien de plus. Je suis sûr qu’il n’avait pas plus envie que toi ou moi d’être un dieu.

— C’est possible. Mais j’aurais préféré qu’il choisît une autre arme. S’il gagne, leurs âmes sont toujours perdues.

— Je ne suis pas théologien comme toi, fit le capitaine en haussant les épaules.

— Mais m’aideras-tu ? À travers les âges, je me suis construit une puissante armée. J’ai des hommes et des machines. Tu dis que nos ennemis sont affaiblis. Mes êtres sans âme – qui ne sont nés ni de l’homme ni de la femme – sont aussi sans peur. J’ai beaucoup de gondoles aériennes. Je peux atteindre leur Cité au Pôle. Je peux détruire leurs temples. Je crois que le temps approche de nettoyer le monde de cette abomination. De le purifier. La vraie foi doit renaître ! Et bientôt ! Il faut que ce soit bientôt.

— Comme je l’ai dit, je ne suis pas un théologien. Mais j’aimerais tout autant que toi voir tomber la Cité. Je t’aiderai autant que je le pourrai.

— Alors, prenons quelques-unes de leurs villes, et profanons leurs temples, pour voir quelles seront leurs réactions.

Olvegg acquiesça d’un hochement de tête.

— Tu me conseilleras, tu seras pour moi un soutien moral, dit Nirriti en inclinant la tête. Prie avec moi !

Le vieillard resta longtemps devant le palais de Kama, dans Khaipour, regardant ses colonnes de marbre. Enfin, une jeune fille eut pitié de lui et lui apporta du pain et du lait. Il mangea le pain.

— Buvez aussi le lait, grand-père, c’est nourrissant, cela mettra un peu de chair sur vos os.

— Au diable ce fichu lait ! dit le vieillard. Au diable ma chair, et mon esprit aussi, d’ailleurs !

— En voilà une manière de reconnaître la charité, fit la jeune fille en reculant.

— Ce n’est pas à votre charité que j’en veux, ma belle. C’est à votre goût en fait de boissons. Vous ne pourriez pas me trouver une goutte de vin, même le plus mauvais de la cuisine ? Celui dont les invités n’ont pas voulu, que le cuisinier n’oserait même pas jeter sur le plus bas morceau de viande. Ce que je veux, c’est le jus de la treille, pas celui de la vache.

— Je pourrais peut-être vous apporter un menu ? Décampez avant que je n’appelle un serviteur !

— Ne soyez pas offensée par ce que je dis, je vous en prie, demoiselle, fit le vieil homme en la regardant droit dans les yeux. Il m’est dur de mendier.

Elle observa ses yeux d’un noir de jais dans ce visage ravagé, ridé, tanné, à la barbe striée de noir. Elle vit une ombre de sourire sur ses lèvres.

— Bon, alors suivez-moi, faisons le tour du palais, je vais vous emmener aux cuisines et voir ce qu’on peut trouver. Je ne sais pas trop pourquoi je fais ça.

Il crispa les doigts quand elle lui tourna le dos et son sourire s’épanouit en la suivant, en observant sa démarche.

— Parce que je le veux, dit-il doucement.

Taraka le Rakasha était troublé. Volant légèrement au-dessus des nuages qui se déplaçaient dans les cieux à midi, il pensait aux voies du Pouvoir. Autrefois, il avait été le plus puissant de tous. Aux jours avant l’enchantement personne n’eût pu lui résister. Puis Siddharta l’Enchanteur était venu. Il avait entendu parler de lui auparavant, sous le nom de Kalkin, et savait qu’il était fort. Tôt ou tard, s’était-il dit, il leur faudrait se rencontrer, pour qu’il pût faire l’épreuve du pouvoir de cet Attribut que Kalkin, disait-on, avait activé en lui. Quand ils s’étaient rencontrés, en ce jour étonnant du passé, quand les sommets des montagnes s’étaient illuminés dans la violence de leur combat, ce jour-là l’Enchanteur avait vaincu. À leur deuxième rencontre, une éternité plus tard, il l’avait encore battu, plus complètement si possible. Mais il avait été le seul à le pouvoir, et il avait disparu de ce monde. De toutes les créatures, seul l’Enchanteur l’avait emporté sur le seigneur du Puits d’Enfer. Puis les dieux étaient venus contester sa puissance. Ils avaient été chétifs au début, luttant pour discipliner leurs pouvoirs de mutants avec des drogues, l’hypnotisme, la méditation, la neurochirurgie – les forgeant, les transformant en Attributs. Et leurs pouvoirs avaient crû à travers les âges. Quatre d’entre eux étaient entrés dans le Puits d’Enfer, quatre seulement, et ses légions n’avaient pu les repousser. Çiva était fort, mais l’Enchanteur avait fini par le tuer. C’était bien. Car Taraka reconnaissait en l’Enchanteur un égal. La femme, il l’écarta. Elle n’était qu’une femme, et avait eu besoin de l’aide de Yama. Mais Agni, dont l’âme avait été une flamme aveuglante, celui-là, il l’avait presque craint. Il se rappela le jour où Agni était entré dans le palais de Palamaidsu, seul, et l’avait défié. Il n’avait pu l’arrêter, bien qu’il l’eût tenté, et il avait vu le palais même détruit par le pouvoir de ses feux. Et rien dans le Puits d’Enfer n’avait pu non plus l’arrêter. Il s’était alors promis, lui, Taraka, de faire l’épreuve de son pouvoir, comme avec Siddharta, de le vaincre, ou d’être lié par lui. Mais il ne l’avait jamais fait. Le dieu du Feu était tombé lui-même, vaincu par Celui qui était vêtu de rouge – le quatrième des dieux descendus dans le Puits d’Enfer. Il avait réussi à retourner contre Agni ses feux, ce jour-là, sur les bords du Védra, dans la bataille pour Keenset. Cela voulait donc dire qu’il était le plus grand. Car l’Enchanteur lui-même ne l’avait-il pas averti de se méfier de Yama-Dharma, dieu de Mort ? Oui, celui dont les yeux buvaient votre vie était le plus puissant de tous ceux qui restaient encore sur ce monde. Lui, Taraka, avait failli succomber devant sa force dans le char foudroyant. Il l’avait défié un bref instant par la suite, mais s’était radouci parce qu’ils étaient des alliés dans ce combat. On disait que Yama était mort dans la Cité. Puis on dit plus tard qu’il marchait encore à travers le monde. Dieu de la Mort, il ne pouvait mourir lui-même, disait-on, à moins de le vouloir. Taraka prenait cela comme un fait avéré sachant fort bien ce que cela entraînait. Il repartirait donc vers le sud, dans l’île où s’élève le palais bleu, où le dieu du Mal, Nirriti le Noir, attendait sa réponse. Il donnerait son assentiment. Partant de Mahartha, s’éloignant de la mer vers le nord, les Rakashas ajouteraient leur pouvoir à sa sombre puissance, détruiraient les temples des six plus grandes villes du sud-ouest, l’un après l’autre, rempliraient les rues de ces villes du sang de leurs citoyens et des légions sans flamme du Noir, jusqu’à ce que les dieux viennent à leur secours, et trouvent la mort. Si les dieux ne venaient pas, on connaîtrait alors leur faiblesse. Les Rakashas prendraient d’assaut le Ciel et Nirriti raserait la Cité Céleste ; la Haute Flèche s’écroulerait, le dôme serait brisé, les grands félins blancs de Kaniburrha ne verraient plus que des ruines, et les pavillons des dieux et des demi-dieux seraient recouverts par les neiges du Pôle. Et tout cela, en réalité, pour une seule raison. Pour dissiper l’ennui, pour hâter l’arrivée de la fin des dieux et des hommes sur le monde des Rakashas, sans doute. Mais surtout parce que toutes les fois où se livrent de grands combats, quand il y a des exploits, du sang versé, l’embrasement des batailles, il vient, Celui qui est vêtu de rouge. Taraka le sait, il vient toujours, où qu’il soit, car son Aspect l’attire vers le royaume qui lui appartient, le domaine de la Mort. Taraka savait qu’il continuerait sa quête, attendrait, ferait n’importe quoi au monde, aussi longtemps qu’il le faudrait, pourvu qu’arrive le jour où il plongerait son regard dans le feu sombre qui brûle derrière les yeux de la Mort…

Brahma regarda la carte, puis l’écran de cristal autour duquel se tordait un Nâga de bronze, la queue entre les dents.

— La ville brûle, ô prêtre ?

— Elle brûle, Brahma… tout le quartier des entrepôts.

— Ordonne aux habitants d’éteindre les incendies.

— Ils le font déjà, ô Puissant !

— Alors, pourquoi me déranger ?

— Il y a cette peur, ô Grand !

— La peur de quoi ?

— La peur du Noir, du Mauvais dont je ne peux prononcer le nom en votre présence, et qui devient de plus en plus fort dans le Sud ; il a la maîtrise des mers, et empêche tout commerce sur les voies maritimes.

— Pourquoi as-tu peur de prononcer le nom de Nirriti devant moi ? Je sais qui est le Mauvais. Penses-tu qu’il ait mis le feu à la ville ?

— Oui, ô Grand ! Ou plutôt, c’est quelque maudit payé par lui. On dit partout qu’il cherche à nous couper du reste du monde, à épuiser nos richesses, détruire nos provisions, et nous décourager, car il a l’intention de…

— Vous envahir, bien entendu ?

— C’est exact, ô Puissant !

— C’est possible, prêtre. Et dis-moi, crois-tu que tes dieux ne viendront pas vous défendre si le Mauvais vous attaque ?

— Nous n’en avons jamais douté, Très Puissant. Nous voulions seulement vous rappeler qu’il est possible que nous ayons besoin de vous, et renouveler nos supplications perpétuelles : accordez-nous pitié et divine protection.

— Je t’ai fort bien compris, prêtre. Ne crains plus rien.

Brahma coupa la communication.

— Il va attaquer.

— Bien entendu.

— Est-il vraiment fort, je me le demande ? Personne ne sait les forces dont il dispose, Ganêça, n’est-ce pas ?

— C’est à moi que tu poses cette question, Seigneur ? À moi, ton humble conseiller politique ?

— Il n’y a personne d’autre ici, humble faiseur de dieux. Connais-tu quelqu’un qui pourrait avoir des renseignements ?

— Non, Seigneur. Tous fuient l’abominable comme s’il était la vraie mort. Ce qu’il est, en général. Comme tu le sais les trois demi-dieux que j’ai envoyés dans le Sud ne sont pas revenus.

— Ils étaient forts, pourtant, quels qu’aient été leurs noms. Il y a longtemps de cela ?

— Le dernier, il y a un an ; quand nous avons envoyé le nouvel Agni.

— Oui. Celui-là n’était pas très bon. Il en était encore aux grenades incendiaires. Mais il était fort.

— Moralement, peut-être. Quand les dieux se font rares, il faut se contenter de demi-dieux.

— Autrefois, j’aurais pris le char de la foudre…

— Autrefois, il n’y avait pas de char. Yama…

— Silence. Nous en avons un à présent. Je pense que le grand homme de fumée qui porte un chapeau à large bord ira se pencher sur le palais de Nirriti.

— Brahma, je crois que Nirriti peut arrêter le char de la foudre.

— Comment ?

— D’après certains récits de première main, je crois qu’il a utilisé des missiles téléguidés contre les vaisseaux de guerre envoyés à la poursuite de ses brigands.

— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?

— Ces nouvelles sont récentes. C’est la première fois que j’ai l’occasion de t’en toucher un mot.

— Alors tu penses que nous ne devrions pas attaquer ?

— Oui. Attendons. Qu’il agisse le premier, et nous pourrons juger de sa force.

— Cela peut nous entraîner à sacrifier Mahartha, n’est-ce pas ?

— Et alors ? N’as-tu jamais vu tomber une ville ? À quoi peut lui servir Mahartha, seule, et pour un temps limité ? Si nous ne pouvons la reconquérir, alors seulement que l’homme de fumée incline son grand chapeau blanc – au-dessus de Mahartha.

— Tu as raison. Cela en vaudra la peine, si nous pouvons ainsi évaluer avec précision son pouvoir et diminuer ses forces. En attendant, il faut nous préparer.

— Oui. Quels sont tes ordres ?

— Préviens tous les puissants de la Cité. Fais revenir immédiatement Indra du continent oriental.

— Que ta volonté soit faite.

— Et préviens les cinq autres villes sur les bords du fleuve, Lananda, Khaipour, Kilbar…

— Sur-le-champ.

— Va, alors !

— Je suis déjà parti.

Le temps comme un océan, l’espace son eau, Sam au milieu, debout, décidé.

— Dieu de la Mort, dit-il, énumère nos forces.

Yama s’étira, bâilla, se leva du divan écarlate sur lequel il sommeillait, presque invisible. Il traversa la pièce vint regarder Sam droit dans les yeux.

— Sans revêtir mon Aspect, voilà mon Attribut.

Sam soutint son regard.

— C’est ainsi que tu réponds à ma question ?

— En partie, répliqua Yama. Mais je voulais surtout mesurer ton propre pouvoir. Il semble revenir. Tu as supporté mon regard de mort plus longtemps que ne le pourrait tout autre mortel.

— Je sais que mon pouvoir me revient. Je le sens. Bien des choses me reviennent à présent. Depuis des semaines, depuis que nous habitons le palais de Ratri, je médite sur mes vies passées. Toutes ne furent point des échecs, dieu de Mort. J’ai découvert cela aujourd’hui. Bien que le Ciel m’ait battu maintes fois, chaque victoire lui a coûté cher.

— Oui, on dirait bien que tu es l’Homme du Destin. Ils sont réellement plus faibles que le jour où tu les as défiés à Mahartha. Mais ils sont aussi plus faibles parce que les hommes sont plus forts. Les dieux ont vaincu Keenset, mais ils n’ont pas arrêté l’accélérationisme. Ils ont ensuite essayé d’enterrer le bouddhisme à l’intérieur de leur propre doctrine, mais ils n’y ont pas réussi. Je ne peux vraiment dire si la religion a facilité l’intrigue de ce roman que tu écris, en encourageant l’accélérationisme, mais aucun des dieux ne saurait le dire non plus. Cela a été un bon camouflage, cependant, cela a détourné leur attention, et les a empêchés de nous porter quelques mauvais coups. Et comme il se trouve que ta doctrine a « pris », leurs efforts pour l’anéantir ont servi à éveiller quelques sentiments anti-déicrates. On te prendrait pour un inspiré si tu n’étais pas si malin.

— Merci. Veux-tu que je te donne ma bénédiction ?

— Non. Veux-tu la mienne ?

— Peut-être, Mort, plus tard. Mais tu n’as pas répondu à ma question. Dis-moi, je te prie, quelles sont nos forces ?

— Bon. Kubera arrive bientôt.

— Kubera ? Où est-il ?

— Il a vécu caché pendant des années. Tout en répandant clandestinement des connaissances scientifiques à travers le monde.

— Son corps doit être bien vieux. Comment a-t-il pu se débrouiller ?

— As-tu oublié Narada ?

— Mon vieux médecin de Kapil ?

— Mais oui. Quand tu as renvoyé tes lanciers après les combats à Mahartha, il s’est retiré dans l’arrière-pays avec toute une suite de serviteurs. Il avait emporté avec lui tout le matériel que tu avais pris dans la Salle du Karma. Je l’ai retrouvé il y a bien des années de cela. Après Keenset, quand je me suis échappé du Ciel par la voie de la Roue Noire, j’ai fait sortir Kubera de son souterrain dans la ville vaincue. Il s’est ensuite associé à Narada, qui dirige une petite usine de corps de contrebande dans les montagnes. Ils travaillent fort bien ensemble. Nous en avons établi plusieurs autres en divers endroits.

— Et Kubera vient ici ? Parfait.

— Et Siddharta est toujours prince de Kapil. Si tu voulais lever une armée dans cette principauté, ton appel serait entendu. Nous avons fait des travaux d’approche.

— Il n’y en aurait guère qu’une poignée à répondre, je le crains, mais c’est bon à savoir.

— Il y a aussi Krishna.

— Krishna ? Mais que fait-il à nos côtés ? Et où est-il ?

— Il était ici. Je l’ai découvert le jour de notre arrivée. Il s’était mis en ménage avec une des filles. C’est assez pathétique.

— Pourquoi ?

— Oh ! il est si vieux, si faible qu’il fait pitié, mais il n’a pas changé : ivrogne et débauché. Son Aspect le sert encore cependant, et lui permet de retrouver périodiquement un peu de son ancienne charisma, de sa colossale vitalité. Il a été expulsé du Ciel après Keenset, parce qu’il n’a pas voulu se battre contre Kubera et moi-même, comme l’a fait Agni. Il a erré à travers le monde pendant plus d’un demi-siècle, buvant, faisant l’amour, jouant de la flûte, et il est devenu vieux. Kubera et moi nous avons plusieurs fois essayé de le retrouver, mais il voyageait sans cesse. Ce qui est en général une nécessité pour les dieux renégats de la fertilité.

— À quoi pourra-t-il nous servir ?

— Je l’ai envoyé à Narada pour qu’on lui donne un corps neuf le jour où je l’ai découvert. Il reviendra ici avec Kubera. Ses pouvoirs renaissent toujours très rapidement après le transfert.

— Oui, mais à quoi pourra-t-il nous servir ?

— N’oublie pas qu’il a vaincu Bana, le démon noir, qu’Indra lui-même avait peur d’affronter. Quand il n’est pas ivre, c’est un des plus redoutables combattants qui soit. Yama, Kubera, Krishna, et Kalkin, si tu le veux. Nous serons les nouveaux Lokapalas et nous nous serrerons les coudes.

— D’accord.

— Bien. Qu’ils envoient donc une compagnie de leurs poulains, les petits demi-dieux, contre nous ! J’ai inventé de nouvelles armes. Dommage cependant qu’on soit obligés d’en avoir de si variées et de si bizarres. Cela épuise mon génie. Faire de chacune une œuvre d’art, alors qu’il serait si facile de produire en série une seule arme offensive ! Mais la pluralité du paranormal m’y oblige. Il y a toujours quelqu’un pour posséder un Attribut qui résiste à n’importe quelle arme – si l’on n’en emploie qu’une. Mais qu’ils affrontent donc le Pistolet Infernal pour être déchiquetés, ou qu’ils croisent le fer avec l’Électroépée, qu’ils essaient de se tenir devant le Bouclier-Fontaine, qui pulvérise du cyanure, et ils sauront ce que sont les Lokapalas.

— Je vois à présent pourquoi tous les dieux – même Brahma – peuvent mourir et trouver un successeur, à part toi, Mort.

— Merci. As-tu établi un plan ?

— Pas encore. Il me faut davantage de renseignements sur les forces de la Cité. Le Ciel a-t-il fait quelque démonstration de son pouvoir ces dernières années ?

— Non.

— S’il y avait un moyen de les éprouver sans découvrir nos batteries… Les Rakashas, peut-être…

— Non, Sam, je n’ai pas confiance en eux.

— Ni moi. Mais on s’occupera d’eux plus tard. On pourra les liquider.

— Comme tu l’as fait au Puits d’Enfer et à Palamaidsu ?

— Bien répondu. Tu as peut-être raison. J’y réfléchirai. Et Nirriti ? Comment va le Mauvais ?

— Il a peu à peu acquis la maîtrise des mers. On dit que ses légions sont de plus en plus nombreuses. Et qu’il construit des machines de guerre. Je t’ai déjà parlé de mes craintes à ce sujet. Ne nous servons de lui que le moins possible. Nous n’avons qu’une chose en commun, le désir de renverser le Ciel. Il n’est ni déicrate ni accélérationiste, et s’il remportait la victoire, il établirait un âge des ténèbres pire que celui dont nous commençons à sortir. Je crois que le mieux serait peut-être de faire se battre Nirriti et les dieux de la Cité, de rester tranquilles dans notre coin, et d’anéantir les vainqueurs.

— Tu as peut-être raison. Yama. Mais comment s’y prendre ?

— Nous n’aurions peut-être pas à nous en mêler. Cela peut se déclencher tout seul, et bientôt. Mahartha retient son souffle, et tremble devant l’océan qui lui fait face. Tu es le stratège, Sam, je ne suis qu’un tacticien. Nous t’avons fait revenir pour que tu nous dises ce qu’il faut faire. Je t’en prie, réfléchis à tout cela sérieusement, à présent que tu es redevenu toi-même.

— Tu insistes toujours là-dessus.

— Oui, prêcheur. Car tu n’as pas encore subi l’épreuve du feu depuis ton retour de la béatitude… Dis-moi, pourrais-tu entraîner les bouddhistes à se battre ?

— Probablement, mais il me faudrait rejouer un personnage que je trouve à présent déplaisant.

— Bon, ce ne sera peut-être pas nécessaire. Mais penses-y, au cas où nous aurions des difficultés. Par prudence, pourtant, entraîne-toi tous les soirs devant une glace, et répète ce sermon sur l’esthétique que tu nous as débité dans le monastère de Ratri.

— J’aime mieux pas.

— Je sais, mais fais-le quand même.

— Vaudrait mieux que je m’entraîne à manier l’épée. Va m’en chercher une et je te donnerai une leçon.

— Oh ! parfait. Si la leçon est bonne, je me convertis.

— Allons donc dans la cour, et je vais commencer à t’éclairer.

Quand, dans le palais bleu, Nirriti leva les bras, les fusées s’élevèrent en hurlant vers les cieux depuis le pont de ses navires de lancement et allèrent décrire des arcs au-dessus de la ville de Mahartha.

Quand on boucla sa cuirasse noire, les fusées descendirent sur la ville et les incendies éclatèrent.

Quand il mit ses bottes, sa flotte entra dans le port.

Quand sa cape noire fut agrafée autour de sa gorge et son heaume d’acier noir posé sur sa tête, ses sergents commencèrent à jouer doucement du tambour sous les ponts des navires.

Quand on mit autour de sa taille son ceinturon, les sans-âme s’agitèrent dans les cales des vaisseaux.

Quand il mit ses gantelets de cuir et d’acier, sa flotte, poussée par les vents qu’avaient fait se lever les Rakashas, approcha de la ville.

Quand il fit signe à son jeune intendant, Olvegga, de le suivre dans la cour, les guerriers qui ne parlaient jamais montèrent sur les ponts des navires et firent face au port en flammes.

Quand les moteurs de la noire gondole aérienne grondèrent et que la porte leur fut ouverte, le premier de ses navires jeta l’ancre.

Quand ils entrèrent dans la gondole, l’avant-garde de ses soldats pénétra dans Mahartha.

Quand ils atteignirent Mahartha, la ville était tombée.

Des oiseaux chantaient sur les collines verdoyantes du jardin. Des poissons gisaient immobiles au fond de la piscine bleue, comme de vieilles pièces de monnaie. Les fleurs épanouies étaient presque toutes rouges, avec de larges pétales ; mais il y avait aussi quelques narlipes jaunes autour de son banc de jade. Le banc avait un dossier de fer forgé peint en blanc. Sa main gauche y reposait tandis qu’elle regardait les dalles de pierre que raclaient les bottes de celui qui venait vers elle.

— Monsieur, ce n’est pas un jardin public, déclara-t-elle.

Il s’arrêta devant le banc et baissa les yeux sur elle. Il était musclé, avec le visage basané, des yeux et une barbe sombres. Il resta impassible jusqu’au moment où il sourit. Il était vêtu de tissu bleu et de cuir.

— Les clients ne viennent pas ici, ajouta-t-elle. Ils utilisent les jardins qui entourent l’autre aile du bâtiment. Passez sous cette voûte là-bas.

— Tu étais toujours la bienvenue dans mon jardin, Ratri.

— Mais qui…

— Kubera.

— Kubera, mais tu n’es pas…

— Gras. Je sais. Un nouveau corps, et il a travaillé dur. À fabriquer et transporter les armes de Yama.

— Quand es-tu arrivé ?

— À l’instant. J’ai ramené Krishna et tout un chargement de grenades et de mines anti-personnel.

— Mon Dieu ! Il y a si longtemps !

— Oui. Mais je te dois encore des excuses, et c’est pour cela que je suis venu. Cela m’a troublé tout au long de ces années et je suis désolé, Ratri, de t’avoir entraînée dans cette aventure, ce soir-là. J’avais besoin de ton Attribut, aussi t’ai-je enrôlée dans nos rangs. Mais je n’aime pas me servir ainsi des gens et les tromper.

— J’aurais quitté la Cité, de toute façon, Kubera. Aussi, ne te sens pas trop coupable. Je préférerais une forme plus avenante que celle que je porte à présent, cependant. Mais ce n’est pas si important.

— Je te trouverai un nouveau corps.

— Rien ne presse, Kubera. Assieds-toi, je t’en prie. Ici. As-tu faim ? As-tu soif ?

— Oui.

— Voilà des fruits, du soma. Ou peut-être préférerais-tu du thé ?

— Non. Du soma, merci.

— Yama dit que Sam est guéri de sa sainteté.

— Fort bien, il est temps qu’il grandisse. A-t-il un plan ?

— Yama ne m’en a pas parlé. Mais Sam n’a peut-être encore rien dit à Yama.

Les branches d’un arbre tout proche furent violemment agitées, et Tak tomba par terre, à quatre pattes. Il traversa l’allée dallée et vint près du banc.

— Tous vos discours m’ont réveillé, grommela-t-il. Qui est cet homme-là, Ratri ?

— Kubera, Tak.

— Si c’est bien vous, quel changement !

— Je pourrais en dire autant de toi, Tak l’Archiviste. Pourquoi es-tu encore un singe ? Yama pourrait te transmigrer.

— Je suis plus utile en singe, dit Tak. Je fais un excellent espion. Je suis bien meilleur qu’un chien. Je suis plus fort qu’un homme. Et qui peut distinguer un singe d’un autre ? Je garderai cette forme jusqu’au moment où l’on n’aura plus besoin de mes services bien particuliers.

— C’est fort louable. A-t-on d’autres nouvelles sur les déplacements de Nirriti ?

— Ses vaisseaux s’approchent davantage des grands ports que naguère, dit Tak. Ils semblent également être plus nombreux. À part cela, rien. Les dieux doivent le craindre, car ils ne le tuent pas.

— Sans doute, dit Kubera. Parce qu’à présent, il reste une inconnue. J’incline à penser qu’il est une des erreurs de Ganêça. C’est lui qui lui a permis de quitter le Ciel sans être inquiété, et d’emporter tout son matériel. Je crois que Ganêça voulait avoir sous la main un ennemi du Ciel, au cas où le besoin s’en ferait sentir brusquement. Il n’a jamais dû imaginer qu’un non-technicien comme lui saurait si bien utiliser le matériel et se créer une armée aussi forte.

— Ce que tu dis est logique, dit Ratri. Ganêça agit de temps en temps ainsi. Et que va-t-il faire à présent ?

— Laisser à Nirriti la première ville qu’il assiégera, pour étudier sa tactique offensive et évaluer ses forces. Cela, s’il peut retenir Brahma. Ensuite il frappera. S’attaquera à Nirriti. Il faut donc que Mahartha tombe, et nous-mêmes devrions aller là-bas, ne serait-ce que pour tout observer. Cela ne manquera pas d’intérêt.

— Mais vous croyez que nous ferons plus qu’observer ? demanda Tak.

— En effet, Sam doit savoir que nous sommes à sa disposition pour achever ce qui a déjà été mis en pièces, et ramasser les morceaux. Il nous faudra bouger en même temps que les autres. Bientôt, sans doute, Tak.

— Enfin ! dit Tak. J’ai toujours désiré combattre aux côtés de l’Enchanteur.

— Je suis sûr que dans les semaines à venir il y aura autant de désirs exaucés que de vœux contrariés.

— Un peu de soma ? Des fruits ?

— Non, merci, Ratri.

— Et toi, Tak ?

— Une banane, peut-être.

À l’ombre de la forêt, au sommet d’une haute colline, Brahma, assis comme la statue d’un dieu montée sur une gargouille, regardait Mahartha qui s’étendait à ses pieds.

— Ils profanent le temple.

— Oui, répondit Ganêça. Les sentiments du Mauvais n’ont pas changé au cours des années.

— C’est dommage et c’est aussi effrayant. Ses soldats ont des fusils et des armes blanches.

— Oui. Ils sont très forts. Regagnons la gondole.

— Dans un moment.

— Je crains, Seigneur, qu’ils ne soient trop forts, au point où nous en sommes.

— Que me conseilles-tu ?

— Ils ne peuvent remonter le fleuve sur leurs navires. S’ils voulaient attaquer Lananda, il leur faudrait débarquer et traverser une partie du pays.

— C’est vrai. À moins que Nirriti n’ait assez de vaisseaux aériens.

— Et s’ils voulaient attaquer Khaipour, il leur faudrait s’enfoncer encore plus dans les terres.

— En effet ! Et pour attaquer Kilbar aussi. Je te comprends jusque-là, mais où veux-tu en venir ?

— Plus ils s’enfoncent dans les terres, plus grand devient leur problème de logistique ; ils seront aussi de plus en plus vulnérables à la tactique de la guérilla.

— Me conseilles-tu de ne faire que les harceler ? De les laisser traverser le pays, prendre une ville après l’autre ? Mais ils vont se terrer jusqu’à ce que des renforts arrivent pour occuper le territoire conquis, et ils n’avanceront qu’ensuite. Seul un insensé agirait autrement. Si nous attendons…

— Regarde en bas.

— Quoi ?

— Ils se préparent à sortir de la ville.

— Impossible !

— Brahma, tu oublies que Nirriti est un fanatique, un fou. Il ne veut garder ni Mahartha, ni Lananda, ni Khaipour. Il veut détruire nos temples et nous tuer. Et dans ces villes, il ne se soucie que des âmes et non des corps. Il traversera le pays en détruisant tout symbole de notre religion qu’il rencontrera, jusqu’à ce que nous décidions d’aller nous battre. Si nous ne bougeons pas, il enverra probablement des missionnaires en pays conquis.

— Mais il nous faut faire quelque chose.

— Alors, il faut l’affaiblir au fur et à mesure de son avance. Et frapper quand il sera assez faible ! Donne-lui Lananda, et Khaipour si nécessaire et même Kilbar et Hamsa. Et écrase-le quand il sera suffisamment faible. Nous pouvons nous passer de ces villes. Combien en avons-nous détruit nous-mêmes ? Je suis sûr que tu ne saurais le dire !

— Trente-six, fit Brahma. Rentrons au Ciel et je réfléchirai à tout cela. Si je suis ton conseil et s’il se retire avant d’être trop affaibli, nous aurons perdu beaucoup.

— Je veux bien parier qu’il ne le fera pas.

— Ce n’est pas à toi à jeter les dés, Ganêça. C’est moi qui décide. Et regarde, ces maudits Rakashas sont avec lui ! Partons vite avant qu’ils ne nous découvrent.

— Oui, il vaut mieux !

Ils tournèrent leurs slézards vers la forêt.

Krishna posa sa flûte quand on lui amena le messager.

— Alors ?

— Mahartha est tombée.

Krishna se leva.

— Et Nirriti se prépare à marcher sur Lananda.

— Les dieux s’apprêtent-ils à la défendre ?

— Non. Ils n’ont rien fait.

— Viens avec moi. Les Lokapalas vont se réunir.

Krishna laissa sa flûte sur la table.

Ce soir-là, Sam se tint sur le plus haut balcon du palais de Ratri. La pluie tombait autour de lui, comme des clous glacés portés par le vent. À sa main gauche, un anneau de fer brillait avec un éclat d’émeraude.

Des éclairs zébraient sans cesse le ciel.

Il leva la main et le tonnerre gronda sans fin ; on eût dit les cris d’agonie de tous les dragons de l’univers.

La nuit recula quand les esprits élémentaires de feu vinrent devant le palais de Kama.

Sam leva ses deux mains jointes, et ils s’élevèrent dans les airs, unis en un seul, et planèrent dans l’obscurité.

Il fit un geste, et ils volèrent au-dessus de Khaipour, d’un bout de la ville à l’autre.

Puis ils tournoyèrent, se désunirent, et dansèrent avec l’orage.

Il baissa les mains.

Ils revinrent devant lui.

Il attendit, immobile.

Le temps de cent battements de cœur, il vint et lui parla dans la nuit.

— Qui es-tu, pour commander aux esclaves des Rakashas ?

— Va me chercher Taraka.

— Je n’obéis pas aux ordres des mortels.

— Alors regarde les flammes de mon être véritable, avant que je ne te lie au mât de ce drapeau pour aussi longtemps qu’il restera debout.

— Enchanteur ! Tu es vivant !

— Va me chercher Taraka.

— Oui, Siddharta, que ta volonté soit faite.

Sam frappa dans ses mains et les esprits élémentaires bondirent vers le ciel et la nuit de nouveau ne fut plus que ténèbres autour de lui.

Le seigneur du Puits d’Enfer prit une forme d’homme et entra dans la pièce où Sam était assis seul.

— La dernière fois où je t’ai vu, c’était le jour de la Grande Bataille, déclara-t-il. Par la suite, j’ai appris qu’ils avaient trouvé un moyen de te tuer.

— Comme tu vois, il n’en est rien.

— Comment es-tu revenu en ce monde ?

— Yama m’a rappelé. Celui qui est vêtu de rouge.

— Grand est son pouvoir en vérité.

— En tout cas, il s’est révélé suffisant. Comment vont les Rakashas ces temps-ci ?

— Bien. Nous continuons notre combat.

— Vraiment ? Et comment ?

— Nous aidons ton vieil allié, Nirriti le Noir, dans sa campagne contre les dieux.

— Je m’en doutais. C’est pour cela que je t’ai demandé de venir.

— Tu veux combattre à ses côtés ?

— J’y ai soigneusement réfléchi. Et malgré les objections de mes camarades, oui, nous combattrons ensemble s’il signe un pacte avec moi. Je veux que tu lui portes un message.

— Et quel est ce message, Siddharta ?

— Voilà : les Lokapalas – Yama, Krishna, Kubera et moi-même irons combattre avec lui contre les dieux, nous amènerons tous nos partisans, nos pouvoirs, nos machines, s’il accepte de ne pas faire la guerre aux disciples de Bouddha ni aux hindouistes pour essayer de les convertir à sa foi, et si, d’autre part, il accepte de ne pas chercher à étouffer l’accélérationisme, comme l’ont fait les dieux, en cas de victoire. Observe ses flammes pendant qu’il te répondra, et dis-moi s’il ment.

— Crois-tu qu’il accepte, Sam ?

— Oui. Il sait que si les dieux n’étaient plus là pour imposer et soutenir l’hindouisme, des hommes se convertiraient à sa foi. Il le sait, car il a vu ce que j’ai réussi à faire avec le bouddhisme, malgré leur opposition. Il est persuadé que sa voie est la seule bonne et qu’elle est destinée à l’emporter sur toutes les autres, malgré la concurrence. Et je crois que pour cette raison, il acceptera une rivalité loyale. Portes-lui ce message et rapporte-moi sa réponse. Tu as bien compris ?

Taraka hésitait. Son visage et son bras gauche devinrent fumée.

— Sam…

— Oui ?

— Quelle est la bonne voie, la vraie voie ?

— Tu me demandes cela, à moi ? Comment le saurais-je ?

— Les mortels t’appellent Bouddha.

— C’est uniquement parce qu’ils ont le malheur d’avoir le langage et d’être ignorants.

— Non. J’ai regardé tes flammes et t’ai appelé Seigneur de Lumière. Tu les lies comme tu nous as liés. Tu les délies comme tu nous as déliés. Tu as eu le pouvoir de leur donner une croyance. Tu es ce que tu as prétendu être.

— J’ai menti. Je n’y ai jamais cru moi-même et je n’y crois toujours pas. J’aurais pu tout aussi bien choisir une autre voie. La religion de Nirriti, par exemple – mais la crucifixion, c’est douloureux. J’aurais pu choisir une religion qu’on appelle l’islam, mais je sais trop bien comment elle s’entend avec l’hindouisme. Mon choix a été fondé sur un calcul, non sur l’inspiration, et je ne suis rien.

— Tu es le Seigneur de Lumière.

— Va transmettre mon message. Nous discuterons de religion un autre jour.

— Les Lokapalas, dis-tu, sont Yama, Krishna, Kubera et toi ?

— Oui.

— Alors, il est en vie. Sam, avant que je m’en aille, dis-moi, pourrais-je vaincre Yama au combat ?

— Je ne sais pas. Mais je ne le crois pas. Je ne pense pas que personne puisse jamais le vaincre.

— Il pourrait te battre ?

— En un combat loyal, probablement. Quand nous nous sommes rencontrés en ennemis, dans le passé, j’ai eu parfois de la chance, et parfois j’ai réussi à le duper. J’ai fait de l’escrime avec lui récemment, et il est sans égal. En matière de destruction, ses talents sont trop variés.

— Je comprends, dit Taraka, tandis que son bras droit et son torse devenaient nuées. Alors, bonne nuit, Siddharta. Je vais porter ton message.

— Merci et bonne nuit.

Taraka ne fut plus que fumée et disparut dans l’orage.

Taraka tournoyait au-dessus du monde.

L’orage se déchaînait autour de lui, mais il se souciait peu de sa violence.

Le tonnerre grondait, les éclairs déchiraient le ciel, la pluie tombait, le Pont des Dieux était invisible.

Mais rien de tout cela ne le troublait.

Car il était Taraka des Rakashas, maître du Puits d’Enfer.

Et il avait été la plus puissante créature du monde, mis à part l’Enchanteur.

À présent, l’Enchanteur lui avait dit qu’il en était une plus grande encore… et ils allaient combattre côte à côte, comme avant.

Avec quelle insolence s’était-il dressé dans son vêtement rouge, enveloppé de son Pouvoir, ce jour-là, il y avait plus d’un siècle. Sur les bords du Védra.

Tuer Yama-Dharma, vaincre la Mort… Taraka serait alors le plus grand, le seul.

Prouver qu’il était le plus grand devenait plus important que de vaincre des dieux qui passeraient un jour, car ils n’étaient point de la race des Rakashas.

Donc ce message de l’Enchanteur à Nirriti – auquel ce dernier répondrait favorablement, avait-il dit – ce message il ne le transmettrait qu’à l’orage, et Taraka regarderait ses flammes et saurait qu’il disait la vérité.

Car l’orage ne ment jamais… il dit toujours Non !

Le sergent noir l’amena au camp. Resplendissant dans son armure aux ornements éclatants, il n’avait pas été capturé, il était venu à lui et avait déclaré qu’il avait un message pour Nirriti. Le sergent avait donc décidé de ne pas le tuer sur-le-champ. Il lui prit ses armes et l’emmena dans le camp, au milieu du bois près de Lananda. Et il le laissa sous bonne garde, pendant qu’il allait prendre conseil de son chef.

Nirriti et Olvegga étaient assis sous une tente noire, une carte de Lananda étalée devant eux.

Quand ils eurent permis au sergent de leur amener le prisonnier, Nirriti lui jeta un coup d’œil, et renvoya son garde.

— Qui es-tu ?

— Ganêça, de la Cité. Celui qui t’a aidé à quitter le Ciel.

— Je n’ai pas oublié mon seul ami des jours anciens, dit Nirriti. Pourquoi viens-tu me voir ?

— Parce que les temps sont propices. Tu as enfin entrepris la grande croisade.

— Oui.

— Je voudrais conférer en secret avec toi là-dessus.

— Tu peux parler.

— Devant cet homme ?

— Parler devant Jan Olvegg, c’est parler devant moi. Dis ce que tu as à l’esprit.

— Olvegg ?

— Oui.

— C’est bien. Je suis venu t’apprendre que les dieux de la Cité sont faibles. Trop faibles, je le crains, pour te battre.

— Je le pensais.

— Mais ils ne sont pas si débiles qu’ils ne puissent te faire grand mal s’ils partent en guerre contre toi. S’ils rassemblent toutes leurs forces au bon moment, la victoire peut balancer longtemps.

— J’y ai pensé quand j’ai décidé de me battre.

— Il vaudrait mieux que ta victoire soit moins coûteuse. Tu sais mes sympathies pour le christianisme.

— Qu’as-tu donc à l’esprit ?

— Je me suis porté volontaire pour diriger la guérilla à seule fin de te dire que Lananda est à toi. Ils ne la défendront pas. Si tu continues d’avancer comme tu l’as fait, sans consolider tes positions en pays conquis, si tu marches sur Khaipour, Brahma ne la défendra pas non plus. Mais quand tu arriveras à Kilbar, ton armée sera affaiblie par les batailles livrées pour conquérir trois villes, et par nos raids contre elle en chemin, Brahma frappera alors avec toute la puissance du Ciel, pour que tu sois vaincu sous les murs de Kilbar. Tous les pouvoirs de la Cité Céleste sont prêts. Ils attendent que tu oses forcer les portes de la quatrième ville au bord du fleuve.

— Je vois. Il est bon de le savoir. Ils craignent donc ce que je porte avec moi ?

— Bien entendu. Iras-tu jusqu’à Kilbar ?

— Oui. Et je vaincrai à Kilbar aussi. J’enverrai chercher mes armes les plus puissantes avant d’attaquer cette ville. Les énergies que je voulais utiliser contre la Cité Céleste seront déchaînées sur mes ennemis quand ils viendront défendre Kilbar déjà condamnée.

— Ils auront aussi des armes puissantes.

— Alors, quand nous nous rencontrerons, le sort de la bataille ne sera plus entre leurs mains ni entre les miennes.

— Renfrew, il y a un moyen de faire pencher la balance en ta faveur.

— À quoi penses-tu ?

— Bien des demi-dieux sont mécontents de la situation dans la Cité. Ils voulaient une campagne prolongée contre l’accélérationisme et les disciples de Tathagata. Ils ont été déçus quand on s’est arrêté à Keenset. On a aussi rappelé Indra du continent oriental, où il faisait la guerre aux sorcières. On pourrait l’influencer, lui faire comprendre les sentiments des demi-dieux. Ses partisans arriveront tout échauffés d’un autre champ de bataille. Et il se peut bien qu’ils ne se battent point pour défendre Kilbar.

— Je comprends. Et qu’y gagneras-tu, Ganêça ?

— La satisfaction.

— Rien d’autre ?

— Je voudrais que tu te rappelles un jour ma visite.

— Je ne l’oublierai pas. Plus tard, tu auras ta récompense. Garde !

Un pan de la tente se souleva et celui qui avait amené Ganêça réapparut.

— Accompagne cet homme où il veut aller, et relâche-le sain et sauf, ordonna Nirriti.

— Tu as confiance en lui ? demanda Olvegg quand il eut disparu.

— Oui, mais je lui donnerai ses pièces d’argent après la bataille.

Les Lokapalas tenaient conseil dans la chambre de Sam, au palais de Kâma à Khaipour. Il y avait aussi Tak et Ratri.

— Taraka me dit que Nirriti refuse nos conditions, dit Sam.

— Parfait, dit Yama ; quant à moi, je craignais qu’il ne les accepte.

— Au matin, ils attaquent Lananda. Taraka pense qu’ils prendront la ville. La victoire sera un peu plus difficile qu’à Mahartha, mais il est sûr qu’ils la remporteront. Moi aussi.

— Nous aussi.

— Ensuite, il s’avancera sur cette ville de Khaipour. Puis sur Kilbar, Hamsa, Gayatri. Il sait que quelque part sur sa route, les dieux se dresseront contre lui.

— C’est évident.

— Nous sommes donc entre les deux. Nous n’avons pu nous entendre avec Nirriti ; pensez-vous que nous puissions conclure un marché avec le Ciel ?

— Non ! cria Yama en tapant du poing sur la table. De quel parti es-tu donc, Sam ?

— De celui de l’accélération. Si nous pouvons l’obtenir par des négociations, plutôt qu’en versant le sang inutilement, tant mieux.

— Je préférerais m’entendre avec Nirriti qu’avec le Ciel.

— Alors, votons là-dessus, comme nous avons voté quand il s’est agi de contacter Nirriti.

— Il ne te faut qu’un oui pour l’emporter.

— Ce furent mes conditions quand j’ai accepté de devenir un des Lokapalas. Vous m’avez demandé de me mettre à votre tête, j’ai exigé d’avoir deux voix. Mais avant de voter, laissez-moi vous expliquer mes raisons.

— Parfait. Explique.

— Ces dernières années, le Ciel a montré une attitude plus libérale envers l’accélération, à ce que j’ai cru comprendre. Il n’y a pas eu de changement de position officiel, mais on n’a pris aucune mesure contre l’accélération, probablement à cause de la raclée qu’ils ont reçue à Keenset. Ai-je raison ?

— En gros, oui, fit Kubera.

— Il semble qu’ils aient décidé que des expéditions de ce genre chaque fois que la science relève sa vilaine tête seraient trop coûteuses. Des humains se sont battus contre eux dans ces combats. Contre le Ciel. Et ces gens, à la différence d’êtres comme nous, ont des familles, des liens qui les affaiblissent. Et il leur faut avoir un dossier karmique vierge s’ils veulent une renaissance. Ils ont pourtant combattu. En conséquence, le Ciel a été poussé à montrer plus de clémence ces dernières années. C’est une situation de fait, ils n’ont rien à perdre à le reconnaître. Ils pourraient même la transformer en leur faveur, en faisant de leur acceptation un geste gracieux de la bienveillance divine. Je crois qu’ils seraient prêts à des concessions que refuserait Nirriti.

— Je veux voir le Ciel tomber, dit Yama.

— Bien entendu. Moi aussi. Mais réfléchissons soigneusement. Avec ce que vous avez donné aux humains dans le dernier demi-siècle, comment le Ciel pourrait-il faire beaucoup plus longtemps de ce monde son fief ? Le Ciel est tombé le jour de la bataille de Keenset. Dans une autre génération ou deux, son pouvoir sur les mortels aura pris fin. Cette bataille contre Nirriti leur portera un autre coup, même s’ils sont vainqueurs. Donnez-leur encore quelques années de gloire décadente. Ils sont chaque saison plus impuissants. Ils ont atteint leur apogée. Le déclin commence.

Yama alluma une cigarette.

— Voudrais-tu que quelqu’un tue Brahma pour toi ? demanda Sam.

Yama, silencieux, tirait bouffée sur bouffée de sa cigarette.

— Peut-être, dit-il enfin. Oui, c’est peut-être cela. Je ne sais pas. Je n’aime pas y penser. Mais c’est probablement vrai.

— Veux-tu que je te garantisse que Brahma mourra ?

— Non ! Si tu essaies de le tuer, je te tue !

— Tu ne sais pas vraiment si tu désires que Brahma vive ou meure. Peut-être est-ce parce que tu aimes et que tu hais en même temps. Tu fus vieux avant d’être jeune, Yama, et c’est le seul être que tu aies jamais aimé. Ai-je raison ?

— Oui.

— Alors je ne puis t’aider à trouver la solution de tes ennuis. Mais tu ne dois pas les mêler à notre problème actuel.

— Bien, Siddharta. Je vote pour arrêter Nirriti ici même à Khaipour, si le Ciel nous soutient.

— Tout le monde est d’accord ?

L’accord fut unanime.

— Alors, allons tous au temple réquisitionner les moyens de communication.

Yama éteignit sa cigarette.

— Mais je ne parlerai pas à Brahma, dit-il.

— Je m’en charge, déclara Sam.

Ili, la cinquième note de la harpe, résonna dans le jardin du Lotus pourpre.

Quand Brahma alluma l’écran de son pavillon, il vit un homme qui portait le turban bleu-vert de Terrath.

— Où est le prêtre ? demanda Brahma.

— Dehors, pieds et poings liés. Je peux le faire traîner ici, si tu veux entendre une ou deux prières.

— Qui es-tu, toi qui porte le turban des Premiers et pénètre armé dans un temple ?

— J’ai l’étrange sentiment de rejouer une scène ancienne, dit l’homme.

— Réponds à mes questions !

— Voulez-vous qu’on arrête Nirriti, Madame ? Ou préférez-vous lui abandonner toutes les villes au bord du fleuve ?

— Tu mets la patience du Ciel à l’épreuve, mortel. Tu ne sortiras pas vivant du temple.

— Tes menaces de mort n’impressionnent pas le chef des Lokapalas, Kâli.

— Les Lokapalas sont morts et ils n’avaient pas de chef.

— C’est pourtant lui que tu regardes, Durgâ.

— Yama ? C’est toi ?

— Non, mais il est ici avec moi, tout comme Krishna et Kubera.

— Agni est mort. Et tous ses remplaçants sont morts, depuis…

— Keenset. Je sais, Candi. Je n’étais pas membre de la première équipe. Rild ne m’a pas tué. Le tigre fantôme, dont il vaut mieux ne pas dire le nom, avait fait du bon travail, mais cela n’a pas suffi. Et à présent, je suis revenu, en traversant le Pont des Dieux. Les Lokapalas m’ont choisi comme chef. Nous défendrons Khaipour, et battrons Nirriti, si le Ciel nous aide.

— Sam ! Ce n’est pas possible ?

— Alors, appelle-moi Kalkin, ou Siddharta ou Tathagata, ou Mahasamatman, ou l’Enchanteur, ou Bouddha, ou Maitreya. Je suis bien Sam, pourtant. Je suis venu t’adorer et conclure un marché.

— Explique-toi.

— Les hommes ont pu vivre et s’accommoder du Ciel, mais il en va autrement avec Nirriti. Yama et Kubera ont apporté des armes dans la ville. Nous pouvons la fortifier, nous saurons la défendre. Si le Ciel ajoute sa puissance à la nôtre, Nirriti tombera devant Khaipour. Nous ferons tout cela si le Ciel autorise l’accélération, accepte la liberté religieuse, et met fin au règne des Maîtres du Karma.

— C’est beaucoup demander, Sam.

— Accepter les deux premières conditions équivaut simplement à reconnaître qu’une chose existe et a le droit de continuer à se développer. La fin des Maîtres arrivera tôt ou tard, que tu le veuilles ou non ; alors je te donne une chance de faire les choses avec élégance.

— Il faut que j’y réfléchisse.

— Je te donne quelques minutes. J’attendrai. Si la réponse est non, nous nous retirerons et laisserons Renfrew prendre la ville et profaner ce temple. Quand il aura pris quelques villes de plus, il te faudra bien te battre contre lui, mais nous ne serons plus là. Nous attendrons que tout soit fini. Si tu es encore en activité alors, tu ne seras plus en état de discuter des conditions que je t’offre aujourd’hui. Si tu as disparu, je crois que nous pourrons fort bien nous emparer du Mauvais, le vaincre, lui et ce qui restera de ses zombis. Dans l’un ou l’autre cas, nous aurons ce que nous voulons. Mais si tu acceptes, tout serait plus facile pour toi.

— Bien. Je vais rassembler mes armées immédiatement. Nous chevaucherons ensemble dans cette dernière bataille, Kalkin. Nirriti mourra à Khaipour ! Laisse quelqu’un dans la salle des transmissions, pour qu’on reste en contact.

— Je vais en faire mon quartier général.

— À présent, délie le prêtre et amène-le ici. Il va recevoir des ordres divins, et bientôt une divine visitation.

— Bien, Brahma.

— Attends, Sam ! Après la bataille, si nous y survivons, j’aimerais te parler… d’adoration mutuelle.

— Tu veux devenir bouddhiste ?

— Non, je veux redevenir femme.

— Il y a temps et lieu pour toutes choses, et ce n’est pas le moment de…

— Quand viendront le temps et le lieu, je serai là.

— Bon, alors je vais te chercher ton prêtre. Ne coupe pas.

Après la chute de Lananda, Nirriti célébra un office religieux au milieu des ruines, et pria pour remporter la victoire devant les autres villes. Ses noirs sergents battirent lentement du tambour et les zombis tombèrent à genoux. Nirriti pria jusqu’à ce que la sueur couvrît son visage comme un masque de verre, coulât dans son armure prothétique, qui lui donnait la force de plusieurs hommes. Puis il leva la face vers les cieux, regarda le Pont des Dieux, et dit : « Amen ».

Il se dirigea ensuite vers Khaipour, son armée derrière lui.

Quand Nirriti arriva devant Khaipour, les dieux l’attendaient.

Les troupes de Kilbar attendaient, tout comme celles de Khaipour.

Les demi-dieux, les héros et les nobles attendaient.

Les brahmanes de haut rang, et de nombreux disciples de Mahasamatman attendaient. Ces derniers étaient venus au nom de la divine Esthétique.

Nirriti regarda la plaine semée de mines par l’adversaire qui s’étendait jusqu’aux murs de la ville. Il vit les quatre cavaliers – les Lokapalas – près des portes. Il vit les bannières du Ciel qui flottaient au vent à côté d’eux.

Il abaissa la visière de son heaume et se tourna vers Olvegga.

— Tu avais raison. Je me demande si Ganêça est dans la ville.

— Nous le saurons bientôt.

Nirriti continua d’avancer.

Ce jour-là le Seigneur de Lumière ne recula pas, le champ de bataille fut à lui. Les partisans et les esclaves de Nirriti ne purent pénétrer dans Khaipour. Ganêça tomba sous les coups d’épée d’Olvegg, tandis qu’il essayait de frapper Brahma dans le dos au moment où ce dernier faisait face à Nirriti sur une petite colline. Olvegg tomba à son tour, les mains sur le ventre, et rampa vers un rocher.

Brahma et le Mauvais se retrouvèrent seuls. La tête de Ganêça roula dans une ravine.

— Celui-là m’avait dit que le combat serait à Kilbar, fit Nirriti.

— Il voulait que ce fût à Kilbar, dit Brahma, il a tout tenté pour cela, et je sais pourquoi à présent.

Ils bondirent l’un sur l’autre et l’armure de Nirriti combattit pour lui avec la force de plusieurs hommes.

Yama éperonna son cheval. Il se dirigea vers la colline, et fut bientôt enveloppé d’un tourbillon de poussière et de sable. Il leva sa cape jusqu’à ses yeux, entendit un rire résonner autour de lui.

Où est ton regard de mort aujourd’hui, Yama ?

— Rakasha ! fit-il avec mépris.

— Oui, c’est moi, Taraka.

Et Yama fut soudain trempé, des torrents d’eau se déversèrent sur lui, son cheval se cabra, tomba en arrière.

Il s’était déjà relevé, l’épée à la main, quand le tourbillon de flammes se condensa en une forme humaine.

— Je t’ai nettoyé de ce-qui-repousse-les-démons, dieu de Mort. À présent, tu vas mourir de ma main.

Yama fonça en avant, l’arme à la main.

Il entailla d’une épaule à l’autre son adversaire gris, mais aucun sang ne coula, aucune trace ne resta de son coup d’épée.

— Tu ne peux me mettre en pièces comme un homme, ô Mort. Mais vois ce que je peux te faire.

Taraka bondit sur lui, lui colla les bras au corps, et le fit tomber. Une fontaine d’étincelles jaillit.

À quelque distance de là, Brahma, le genou sur la colonne vertébrale de Nirriti, lui renversait la tête en arrière pour échapper au pouvoir de l’armure noire. Ce fut alors qu’Indra bondit à bas de son slézard et leva l’épée Foudre sur Brahma. Il entendit se briser le cou de Nirriti.

— C’est ta cape qui te protège ! cria Taraka, luttant à terre sous le poids de Yama. Alors, il regarda au fond des yeux de la Mort.

Yama sentit que Taraka était suffisamment affaibli pour qu’il pût le repousser.

Il se releva et se précipita vers Brahma, sans même s’arrêter pour ramasser son épée. Sur la colline, Brahma parait les coups de l’épée nommée Foudre. Du sang s’échappait de son bras gauche tranché, des blessures de sa tête et de sa poitrine. Nirriti le tenait à la cheville d’une poigne de fer.

Yama hurla, bondit, tira son poignard.

Indra recula pour échapper à l’arme de Brahma, et se tourna pour lui faire face.

— Un poignard contre Foudre, dieu rouge ? dit-il.

— Oui, répondit Yama, frappant de la main droite puis prenant le poignard de la main gauche pour porter le coup fatal.

La pointe pénétra dans l’avant-bras d’Indra.

Indra lâcha Foudre et frappa Yama à la mâchoire. Yama tomba, mais d’un coup dans les jambes d’Indra le fit tomber avec lui.

Il était alors entièrement possédé par son Aspect et quand il leva ses yeux pleins de défi sur Indra, celui-ci parut dépérir sous son regard. Taraka bondit sur son dos au moment même où Indra mourut. Yama tenta de se libérer, mais sentit comme une montagne peser sur lui.

Brahma, étendu à côté de Nirriti, arracha son harnais imprégné d’anti-démon. De sa main droite il le lança à travers l’espace qui les séparait et il tomba à côté de Yama.

Taraka recula. Yama se retourna pour le regarder. Foudre bondit de l’endroit où elle était tombée et se dirigea vers la poitrine de Yama.

Yama put saisir la lame à deux mains quand la pointe était à peine à quelques centimètres de son cœur. Elle avança lentement et le sang coula de ses paumes, tomba goutte à goutte sur le sol.

Brahma dirigea son regard de mort sur le seigneur du Puits d’Enfer, un regard qui épuisa l’énergie même de la vie en lui.

La pointe toucha Yama.

Yama se jeta de côté, et la lame en passant l’entama de la poitrine à l’épaule.

Puis ses yeux devinrent deux lances et le Rakasha perdit sa forme humaine et devint fumée. La tête de Brahma retomba sur sa poitrine.

Taraka hurla quand Siddharta avança vers lui sur un cheval blanc. L’air crépita et sentit l’ozone.

— Non, Enchanteur ! Retiens ton pouvoir ! Ma mort appartient à Yama !

— Oh ! démon stupide, fit Sam, il n’était pas nécessaire que tu meures !

Mais Taraka n’était plus.

Yama tomba à genoux à côté de Brahma, mit un tourniquet à ce qui restait de son bras gauche.

— Kâli ! dit-il, ne meurs pas ! Kâli, parle-moi !

Brahma haletait. Ses paupières battirent, elle entrouvrit les yeux, les referma.

— Trop tard ! murmura Nirriti. Il tourna la tête et regarda Yama. Tu es Azraël, n’est-ce pas, l’Ange de la Mort ?

Yama le gifla et le sang sur sa main tacha le visage de Nirriti.

— « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux, dit Nirriti. Heureux les affligés, car ils seront consolés. Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage. »

Yama le gifla encore.

— « Heureux les affamés et assoiffés de justice, car ils seront rassasiés. Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu… »

— « Et heureux les artisans de paix, dit Yama, car ils seront appelés fils de Dieu. » Où est ta place dans tout cela, Mauvais ? De qui es-tu le fils, pour avoir fait ce que tu as fait ?

Nirriti sourit.

— « Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux », dit-il.

— Tu es fou, dit Yama, et pour cela je ne t’ôterai pas la vie. Débarrasse-t-en toi-même quand tu seras prêt, ce qui ne saurait tarder.

Il prit alors Brahma dans ses bras et repartit vers la ville.

— « Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute, et si l’on vous calomnie de toutes manières à cause de moi », continua Nirriti.

— De l’eau ? lui demanda Sam en ôtant le bouchon de sa gourde et en soulevant la tête de Nirriti.

Nirriti le regarda, passa sa langue sur ses lèvres sèches, et fit un petit signe de tête. Sam versa lentement un filet d’eau dans sa bouche.

— Qui es-tu ?

— Sam.

— Toi ? Encore une résurrection ?

— Elle ne compte pas, elle n’a pas été pénible.

Les yeux de Nirriti le Noir se remplirent de larmes.

— Mais cela veut dire que tu l’emporteras, fit-il, haletant. Je ne peux comprendre pourquoi il a permis ta victoire…

— Il ne s’agit que de ce monde, Renfrew. Qui sait ce qui se passe ailleurs ? Et ce n’est pas vraiment le combat que je voulais ni la victoire que je désirais remporter. Tu le sais. Je suis désolé pour toi, je regrette tout ce qui s’est passé. J’approuve tout ce que tu as dit à Yama, comme le font les disciples de celui qu’ils appellent le Bouddha. Je ne me rappelle même plus si j’ai vraiment été celui-là ou si c’était un autre. Mais je me suis éloigné de lui à présent. Je vais redevenir un homme, et je laisserai les autres hommes garder le Bouddha qui est en leur cœur. Quelle qu’en fût la source, le message était pur, crois-moi. Et pour cette raison seulement il a pris racine et s’est développé.

Renfrew but encore un peu à la gourde.

— « Ainsi, tout arbre bon donne de bons fruits », dit-il. Une volonté plus haute que la mienne a décidé que je devais mourir dans les bras du Bouddha, qui décida que cette Voie était bonne pour ce monde… Donne-moi ta bénédiction, ô Gautama. Je vais mourir…

Sam inclina la tête.

— « Le vent souffle vers le sud, puis tourne vers le nord. Il tourbillonne continuellement et revient selon ses révolutions. Tous les fleuves se jettent dans la mer, et pourtant la mer n’est pas pleine. Car les fleuves retournent au lieu d’où ils sont venus. Ce qui a été sera, ce qui est fait sera fait. Il n’y a pas de souvenirs des choses du passé, il n’y aura pas de souvenirs des choses à venir pour ceux qui viendront après nous. »

Puis il couvrit Nirriti le Noir de son manteau blanc, car il venait de mourir.

Jan Olvegg fut transporté en ville sur une litière. Sam envoya dire à Kubera et Narada de venir le rejoindre dans la Salle du Karma. Car il était évident qu’Olvegg ne vivrait pas longtemps dans son corps actuel.

Quand ils entrèrent dans la Salle, Kubera trébucha sur un cadavre qui gisait sous la voûte.

— Qui est-ce ?

— Un des Maîtres.

Trois autres porteurs de la roue jaune gisaient dans le couloir qui menait aux chambres de transfert. Tous avaient des armes.

Ils en trouvèrent un autre près des machines. Un coup d’épée l’avait transpercé exactement au centre de son cercle jaune et il semblait une cible utilisée par un tireur d’élite. Sa bouche était encore ouverte pour le hurlement qu’il n’avait pas eu le temps de lancer.

— Les habitants de la ville les ont peut-être massacrés ? dit Narada. Ils étaient devenus de plus en plus impopulaires ces dernières années. Ils ont peut-être profité des combats… du chaos…

— Non, dit Kubera en levant le drap taché de sang qui couvrait le corps allongé sur la table d’opération – il regarda le cadavre, rabaissa le drap. Non, ce n’étaient pas les gens de la ville.

— Qui, alors ?

Kubera jeta un nouveau coup d’œil sur la table.

— C’est Brahma là-dessous.

— Oh !

— Quelqu’un a dû vouloir empêcher Yama d’utiliser les machines pour tenter un transfert.

— Mais où est Yama ?

— Je n’en sais rien. Nous ferions mieux de nous mettre au travail rapidement si l’on veut sauver Olvegg.

— Oui. Allons-y.

Un beau jeune homme de haute taille entra dans le palais de Kâma et demanda Kubera. Il portait sur l’épaule une longue lance luisante. Il ne cessa d’arpenter la pièce tandis qu’il attendait.

Kubera entra, vit la lance, le jeune homme.

— Tak ?

— Oui, c’est moi. Une lance neuve et un Tak tout neuf. Inutile de rester singe plus longtemps. Le moment du départ approche et je suis venu vous dire au revoir à Ratri et à toi.

— Où vas-tu ?

— Je voudrais voir le monde, Kubera, avant que vous n’en fassiez disparaître l’enchantement avec vos machines.

— Ce n’est pas encore pour demain, Tak. Tu ne veux pas rester un peu avec nous ?

— Non, merci, Kubera. Le capitaine Olvegg est impatient de partir. Nous voyagerons ensemble.

— Où irez-vous ?

— À l’est, à l’ouest, qui sait ? Vers tout ce qui nous appelle. Dis-moi, Kubera, à qui appartient le char de la foudre à présent.

— À l’origine, il était à Çiva, bien entendu. Mais il n’y a plus de Çiva. Brahma l’a utilisé longtemps…

— Mais il n’y a plus de Brahma. C’est la première fois que le Ciel vit sans un Brahma – puisque Vichnou le Conservateur règne. Aussi…

— Yama l’a construit. C’est à lui qu’il appartient, s’il appartient encore à quelqu’un.

— Mais il n’en a pas besoin. Je pense donc qu’Olvegg et moi allons l’emprunter pour voyager.

— Yama n’en a pas besoin ? Qu’entends-tu par là ? Personne ne l’a vu depuis la bataille, il y a trois jours.

— Bonjour, Ratri, dit Tak, quand la déesse de la Nuit entra dans la pièce. « Garde nous de la louve et du loup, garde nous du voleur, ô Nuit, sois bonne et laisse-nous passer. »

Il s’inclina et elle toucha son front.

Puis il leva les yeux vers son visage et pendant un instant merveilleux la déesse emplit tout l’espace, dans ses hauteurs et ses profondeurs. Son éclat repoussait les ténèbres…

— Il me faut partir à présent. Merci. Merci de ta bénédiction.

Il se détourna vivement pour sortir de la pièce.

— Attends, dit Kubera. Tu as parlé de Yama. Où est-il ?

— Demandez-le à l’Auberge de l’Oiseau de Feu à Trois Têtes, dit Tak avant de sortir. Si vous avez vraiment besoin de le trouver. Il vaudrait peut-être mieux que vous attendiez qu’il vienne vous voir.

Et Tak partit.

Quand Sam arriva au palais de Kâma, il vit Tak qui descendait à la hâte l’escalier.

— Tak, bonjour ! lança-t-il, mais l’autre ne lui répondit qu’au moment où il arriva près de lui. Il s’arrêta brusquement, s’abrita les yeux, comme d’un soleil trop fort.

— Bonjour, Monsieur !

— Où vas-tu, Tak ? Es-tu si pressé ? Tu viens d’essayer ton nouveau corps et tu vas déjeuner ?

— Oui, Siddharta, fit Tak avec un petit rire. J’ai rendez-vous avec l’aventure.

— C’est ce qu’on m’a dit. J’ai parlé à Olvegg hier soir… Que tes voyages soient heureux.

— Je voulais vous dire que j’étais sûr de votre victoire. Je savais que vous trouveriez la bonne solution.

— Ce n’a pas été la bonne solution, mais une solution, tout simplement, et elle ne vaut pas grand-chose. Ce ne fut qu’une petite bataille, Tak, et ils auraient tout aussi bien réussi sans moi.

— Je parlais de tout ce qui s’est passé depuis le début. Vous avez joué un rôle dans tout ce qui a préparé cette victoire. Votre présence était nécessaire.

— Sans doute, sans doute. Il y a toujours quelque chose pour m’attirer près de l’arbre qui va être frappé par la foudre.

— Le destin, Monsieur.

— Plutôt d’accidentels sentiments humanitaires et quelques erreurs qui ont bien tourné.

— Qu’allez-vous faire à présent, Seigneur ?

— Je ne sais pas, Tak, je n’ai encore rien décidé.

— Voulez-vous venir avec Olvegg et moi courir le monde ? Et chercher l’Aventure ?

— Non, merci, je suis las. Je vais peut-être demander ton ancien poste et devenir Sam l’Archiviste.

— J’en doute, fit Tak en riant, je vous reverrai un jour, Seigneur. Pour l’instant, au revoir.

— Au revoir… Attends…

— Quoi ?

— Non… rien… un instant quelque chose en toi m’a rappelé quelqu’un que j’ai connu autrefois. Non… ce n’était rien. Bonne chance !

Il lui serra l’épaule et partit.

Tak s’éloigna en courant.

L’aubergiste dit à Kubera qu’ils avaient bien un client correspondant à cette description, au deuxième, la chambre sur la cour. Mais qu’il valait mieux peut-être ne pas le déranger.

Kubera grimpa au deuxième.

Personne ne répondit quand il frappa. Il essaya d’ouvrir la porte. Elle était fermée de l’intérieur. Il frappa à grands coups. Entendit enfin la voix de Yama.

— Qui est là ?

— Kubera.

— Va-t’en.

— Non. J’attendrais jusqu’à ce que tu ouvres.

— Un instant, alors.

Au bout d’un moment il entendit qu’on soulevait une barre. La porte s’entrouvrit.

— Tu ne sens pas l’alcool, alors il s’agit d’une fille.

— Non, dit Yama. Que veux-tu ?

— Voir ce qui ne va pas et t’aider si je le peux.

— Tu ne peux rien.

— Qu’en sais-tu ? Je suis un magicien moi aussi – mais d’une autre sorte que toi.

Yama réfléchit, puis ouvrit grand la porte.

— Entre.

La petite fille était assise par terre, entourée de divers objets. Elle avait à peine dépassé l’enfance et serrait contre elle un petit chien marron et blanc. Elle regarda Kubera avec de grands yeux effrayés, jusqu’à ce qu’il fît un geste. Alors, elle sourit.

— Kubera, dit Yama.

— Ko-bra, dit la petite fille.

— C’est ma fille, dit Yama. Elle s’appelle Murga.

— Je ne savais pas que tu avais une fille.

— Elle est arriérée. Le cerveau…

— Congénital, ou effet d’un transfert ?

— Transfert.

— Je comprends.

— C’est ma fille, Murga.

— Oui.

Yama s’agenouilla à côté d’elle et prit un cube.

— Cube, dit-il.

— Cube, répéta la petite.

— Cuiller, dit-il en lui tendant un autre objet.

— Cuiller, répéta-t-elle.

— Balle.

— Balle.

Il reprit alors le cube et le lui tendit.

— Balle, répéta-t-elle.

Yama laissa tomber l’objet.

— Aide-moi, Kubera.

— Oui, Yama. S’il y a un moyen, nous le trouverons.

Il s’assit à côté de lui et leva les mains.

La cuiller devint comme vivante, essence de ce qu’était une cuiller, le cube fut un cube vivant, la balle une entité vivante et la petite fille rit. Le petit chien lui-même semblait étudier les objets avec intérêt.

— Les Lokapalas ne sont jamais vaincus, dit Kubera. Et la petite fille prit le cube, le regarda longtemps avant de le nommer.

On sait que Varuna revint dans la Cité Céleste après la bataille de Khaipour. Le système des promotions dans les rangs du personnel céleste commença à décliner à peu près à la même époque. Les Maîtres du Karma furent remplacés par les Gardiens du Transfert, et leurs fonctions furent indépendantes des temples. On redécouvrit la bicyclette. On érigea sept sanctuaires bouddhistes. Le palais de Nirriti fut transformé moitié en musée, moitié en pavillon de Kâma. La fête d’Alundil continua d’être célébrée tous les ans, et ses danseurs sont sans rivaux. Le bosquet pourpre est toujours là, entretenu par les fidèles.

Kubera resta avec Ratri à Khaipour. Tak partit avec Olvegg dans le char de la foudre pour une destination inconnue. Vichnou régna sur le Ciel.

Ceux qui adressaient leurs prières aux sept Rishis les remercièrent de la bicyclette et de l’avatar opportun du Bouddha, qu’ils nommaient Maitreya, ou Seigneur de Lumière. Soit parce qu’il pouvait lancer des éclairs, soit parce qu’il se retint de le faire. Certains continuèrent à l’appeler Mahasamatman, et dirent qu’il était un dieu. Quant à lui, il préférait encore supprimer Maha-et atman de son nom et se fit toujours appeler Sam. Il ne prétendit jamais être un dieu. Mais, bien entendu, il n’affirma jamais le contraire. Les circonstances étant ce qu’elles étaient, admettre l’un ou l’autre n’eût été d’aucun profit. D’ailleurs, il ne resta pas assez longtemps avec son peuple pour justifier des jeux théologiques. On raconte plusieurs histoires contradictoires sur le jour et la façon dont il disparut.

La seule chose commune à toutes les légendes est qu’un grand oiseau rouge à la queue trois fois longue comme le corps, vint un jour à lui, au crépuscule, tandis qu’il se promenait à cheval sur le bord du fleuve.

Il quitta Khaipour le lendemain avant le lever du soleil et on ne le revit jamais plus.

Certains affirmèrent que l’arrivée de l’oiseau et son départ ne furent pas liés. Il n’y avait là qu’une coïncidence. Il partit pour chercher une paix anonyme sous la robe safran parce qu’il avait achevé la tâche pour laquelle il était revenu en ce monde et parce que, disent-ils, il était déjà las du bruit et de la renommée de sa victoire. L’oiseau lui rappela peut-être à quel point est éphémère l’éclat de ces choses-là. Ou peut-être ne fut-ce point nécessaire, s’il avait déjà pris sa décision.

D’autres disent qu’il ne reprit pas la robe jaune, mais que l’oiseau était un messager des Puissances de l’Au-delà qui le rappelaient à la paix du Nirvâna, pour connaître à jamais le Grand Repos, la béatitude éternelle, et pour entendre les étoiles chanter sur les rivages de la grande mer. On dit qu’il est au-delà du Pont des Dieux. On dit qu’il ne reviendra pas.

D’autres affirment qu’il a pris une nouvelle identité, et qu’il marche encore parmi les hommes, pour veiller sur eux et les guider dans les jours de lutte, pour empêcher l’exploitation du petit monde par ceux qui sont au pouvoir.

Enfin d’autres disent que l’oiseau n’était pas un messager de l’autre monde, mais de celui-ci, et que le message qu’il portait n’était pas pour lui, mais pour le porteur de l’épée Foudre, Indra, qui avait regardé la Mort dans les yeux. On n’avait jamais vu un oiseau rouge comme celui-là, bien qu’on sache à présent que cette espèce existe dans le continent oriental, où Indra avait lutté contre les sorcières. Si l’oiseau avait quelque intelligence dans sa tête rutilante, il avait peut-être apporté un message, parlant du besoin qu’on avait de Sam en ces terres lointaines. Il ne faut pas oublier que Pârvatî, qui avait été sa femme, sa mère, sa sœur, sa fille, ou tout cela ensemble, avait fui là-bas à l’époque où les félins fantômes avaient pu voir le Ciel, pour y vivre parmi les sorcières, ses parentes. Si l’oiseau apporta un tel message, disent ceux qui content cette histoire, on ne peut douter qu’il soit parti immédiatement pour le continent oriental, délivrer Pârvatî de quelque péril qui la menaçait.

Ce sont là les quatre versions de l’histoire de Sam et de l’Oiseau Rouge qui annonça Son départ, comme les racontent diversement les moralistes, les mystiques, les réformateurs sociaux, et les romantiques. Nous pouvons, je crois bien, choisir celle qui nous plaît le mieux. Toutefois, il ne faut point oublier que ces oiseaux rouges ne se rencontrent jamais sur le continent occidental, alors qu’ils semblent abonder en Orient.

Un an après, Yama-Dharma quitta lui aussi Khaipour. On ne sait rien de précis sur le jour du départ du dieu de Mort ; mais la seule nouvelle de sa disparition suffit amplement à la plupart des gens. Il confia sa fille Murga aux soins de Ratri et de Kubera. Elle devint une femme d’une beauté merveilleuse. Yama est peut-être parti vers l’Orient, il a même peut-être traversé les mers. Car, en un autre lieu, il existe une légende sur l’Être vêtu de rouge qui se dressa contre le pouvoir des sept Seigneurs de Komlat, au pays des sorcières. Nous n’en savons pas plus là-dessus que sur la fin réelle du Seigneur de Lumière.

Mais regardez autour de vous…

La Mort et la Lumière sont partout éternellement, et elles commencent, finissent, luttent, veillent dans le Rêve de l’Être Sans Nom qu’est le monde, mots brûlants en le Samsâra, pour créer peut-être la beauté.

Et ceux qui portent la robe safran méditent toujours sur la Voie de la Lumière, tandis que la jeune fille nommée Murga visite chaque jour le temple pour déposer au pied de l’autel de son dieu sombre la seule offrande de fleurs qu’il reçoive.


FIN
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