2

Un jour le petit raja d’une petite principauté vint avec sa suite à Mahartha, ville que l’on appelle Porte-du-Sud et Capitale-de-l’Aube, pour y acheter un nouveau corps. À cette époque, un homme parti de rien pouvait encore connaître un brillant destin, les dieux étaient moins formalistes et solennels, les démons toujours dans les chaînes, et la Cité Céleste s’ouvrait encore parfois aux hommes. Voici comment le prince réussit à se jouer du receveur de prières devant le temple, et comment il s’attira la défaveur du Ciel pour sa présomption.


Rares sont les êtres qui renaissent parmi les hommes ;

plus nombreux sont ceux qui renaissent ailleurs.

Anguttara-nikaya (I, 35)


Le prince, monté sur sa jument blanche, entra dans la capitale de l’aube au milieu de l’après-midi. Il prit la grande avenue de Sûrya, ses cent serviteurs groupés derrière lui, son conseiller Strake à sa gauche, son cimeterre à la ceinture, et une partie de sa fortune dans des sacs sur les chevaux de bât.

La chaleur s’écrasait sur les turbans des hommes, les entourait, remontait de la route.

Un char avançait lentement dans la direction opposée, et son conducteur cligna des yeux pour mieux voir la bannière portée par le plus important des vassaux. Une courtisane se tenait devant la porte de son pavillon, regardant la circulation. Une bande de chiens bâtards suivaient les chevaux en aboyant.

Le prince était grand, avec des moustaches couleur de fumée. Ses mains, sombres comme le café, étaient sillonnées de veines gonflées. Cependant, il se tenait droit, et ses yeux semblaient ceux d’un oiseau antique, clairs, magnétiques.

La foule se rassembla pour voir passer le groupe. Seuls montaient des chevaux ceux qui étaient assez riches pour se le permettre, et ils étaient rares. La monture habituelle était le slézard, créature vicieuse couverte d’écailles, au cou de serpent, avec de nombreuses dents, un lignage douteux, une vie brève. Pour quelque raison inconnue, les chevaux étaient récemment devenus stériles.

Le prince avançait dans la capitale de l’aube, et les passants le regardaient.

Ils tournèrent dans l’avenue du Soleil, prirent une rue plus étroite. Ils passèrent devant les boutiques basses, les grands magasins des gros marchands, les banques, les temples, les auberges, les lupanars. Ils arrivèrent aux limites du quartier des affaires et se trouvèrent devant l’hôtel princier de Hawkana, l’Hôte parfait. Ils s’arrêtèrent à la porte, car Hawkana en personne était devant les murs, vêtu simplement, corpulent comme il se devait, souriant, attendant de conduire personnellement la jument blanche à l’intérieur.

— Soyez le bienvenu, prince Siddharta, entrez, fit-il à voix haute, afin que tout le voisinage pût connaître l’identité de son client. Soyez le bienvenu ici où chantent les rossignols, parmi les jardins parfumés et les salles de marbre de cet humble établissement. Bienvenue aussi à vos cavaliers, qui ont fait avec vous un long voyage et attendent sans aucun doute tout comme vous de subtils rafraîchissements, le confort d’un endroit bien tenu. Tout ici sera à votre goût, je le crois, comme en toutes les occasions du passé, où vous vous êtes trouvés dans ces salles en compagnie d’autres clients princiers, d’autres nobles visiteurs, trop nombreux pour qu’on les énumère, comme…

— Bonjour, Hawkana, cria le prince, car il faisait chaud. Et les discours de l’aubergiste avaient tendance, comme les fleuves, à couler éternellement. Entrons vivement. Dans vos murs, entre autres vertus et plaisirs trop nombreux pour être énumérés, il fait frais.

Hawkana fit rapidement un signe de tête, prit la jument par la bride et lui fit franchir la porte pour entrer dans la grande cour. Là, il tint l’étrier du prince tandis qu’il descendait, puis confia les chevaux aux valets d’écurie et envoya un petit garçon nettoyer la rue là où ils avaient attendu.

Une fois dans l’hôtel, les hommes furent baignés, debout dans une salle de bains de marbre, ou des serviteurs versèrent de l’eau sur leurs épaules. Puis ils se frottèrent d’huiles et de parfums, selon la coutume de la caste des guerriers, mirent des vêtements propres et allèrent dans la salle à manger.

Le repas dura tout l’après-midi, les guerriers ne purent compter le nombre des services. Le prince était assis au haut bout de la longue table basse. À sa droite, trois danseuses dessinaient des figures compliquées en faisant claquer des cymbales, leurs visages prenant les expressions convenant à chaque moment de la danse, et quatre musiciens voilés jouaient la musique traditionnelle de l’heure. La table était couverte d’une somptueuse tapisserie bleu, brun, jaune, rouge et vert, représentant des scènes de chasse et de batailles. Des hommes montant des chevaux et des slézards, armés d’arcs et de flèches, affrontaient la charge de pandas à plumes, d’oiseaux de feu et de plantes mouvantes aux cosses de pierres précieuses. Des singes verts grimaçaient au sommet des arbres. L’oiseau Garuda tenait en ses serres un démon des airs, l’attaquant du bec et des ailes. Des profondeurs de la mer sortaient en rampant une armée de poissons à cornes, serrant des aiguilles de corail rose entre leurs ailerons, face à une rangée d’hommes casqués et portant tuniques, qui, avec des lances et des torches voulaient les empêcher d’atteindre la terre.

Le prince mangea peu, du bout des lèvres, en écoutant la musique. Il riait de temps à autre aux plaisanteries de ses hommes. Il dégusta un sorbet, et ses bagues cliquetèrent contre la coupe de verre. Hawkana apparut près de lui.

— Tout va bien, seigneur ?

— Oui, mon bon Hawkana, tout va bien.

— Vous ne mangez pas autant que vos hommes. La nourriture vous déplaît ?

— Elle est excellente et admirablement préparée, maître Hawkana, mais je n’ai guère d’appétit ces temps-ci.

— Ah ! fit Hawkana d’un air entendu, j’ai ce qu’il vous faut. Seul un homme comme vous peut l’apprécier. Elle a reposé longtemps sur l’étagère spéciale de ma cave. Krishna avait, je ne sais comment, empêché que les années ne la gâtent. Il me l’a donnée il y a longtemps parce que ma maison ne lui avait pas déplu. Je vais la chercher.

Il s’inclina et sortit.

Quand il revint, il portait une bouteille. Le prince en reconnut la forme avant même de voir l’étiquette à son flanc.

— Du bourgogne !

— Mais oui. Amené de Terrath disparue, il y a bien longtemps.

Il en respira le bouquet, sourit, en versa un peu dans un verre en forme de poire qu’il posa devant son hôte.

Le prince leva le verre, respira aussi le bouquet du vieux vin, en but une petite gorgée et ferma les yeux.

Le silence se fit dans la pièce, par respect pour son plaisir.

Il reposa le verre, Hawkana versa encore le jus de la grappe de pinot noir[3] que l’on ne pouvait cultiver dans le sol de ce monde.

Le prince ne toucha pas le verre. Il se tourna vers Hawkana.

— Quel est le plus vieux musicien de la maison ?

— Mankara, fit son hôte en montrant un homme à cheveux blancs qui se reposait dans un coin, près de la desserte.

— Non pas vieux par le corps, mais par les années, dit le prince.

— Oh ! alors c’est Dele, si l’on peut le qualifier de musicien. Il dit qu’il l’a été.

— Dele ?

— Celui qui s’occupe des écuries.

— Ah ! je vois. Envoyez-le chercher.

Hawkana frappa dans ses mains, ordonna au serviteur qui apparut d’aller aux écuries, de rendre présentable le palefrenier et de le faire venir rapidement.

— Inutile de le rendre présentable, amenez-le ici, c’est tout.

Le prince s’adossa à son fauteuil et attendit, les yeux clos.

Quand le palefrenier fut devant lui, il demanda :

— Quelle musique joues-tu, Dele ?

— Celle qui ne plaît plus aux brahmanes, fit le jeune homme.

— Sur quel instrument ?

— Le piano.

— Peux-tu jouer d’un de ces instruments ? fit le prince en montrant ceux posés sur la petite plate-forme près du mur.

— Je pourrais sans doute jouer de la flûte, si nécessaire, fit le jeune homme en les observant.

— Connais-tu quelques valses ?

— Oui.

— Peux-tu jouer le Beau Danube Bleu.

Le jeune homme perdit son air maussade, eut une expression gênée. Il jeta un vif coup d’œil à Hawkana, qui hocha la tête.

— Siddharta est un prince parmi les hommes, il est l’un des Premiers, déclara-t-il.

— Le Danube Bleu sur une flûte ?

— S’il te plaît.

— Je peux essayer, fit le jeune homme en haussant les épaules. Mais il y a si longtemps… soyez indulgent.

Il alla vers la plate-forme, murmura quelque chose au propriétaire de la flûte qu’il choisit. L’homme hocha la tête. Le jeune homme la porta à ses lèvres, souffla quelques notes pour l’essayer, puis se tourna vers le prince. Il commença le frémissant mouvement de la valse. Le prince but son vin tandis qu’il jouait.

Quand il s’arrêta pour reprendre son souffle, le prince lui fit signe de continuer. Il joua tous les airs interdits, et les musiciens professionnels eurent sur leur visage une expression de mépris professionnel. Mais sous la table, bien des pieds battaient la mesure, suivant la lente musique.

Le prince finit son vin. Le soir tombait sur la ville de Mahartha. Il lança au jeune homme une bourse pleine de pièces de monnaie et ne voulut pas voir ses larmes quand il sortit de la pièce. Il se leva, s’étira, étouffa un bâillement de la main.

— Je me retire dans mes appartements, dit-il à ses hommes. En mon absence, ne perdez pas au jeu vos héritages.

Ils rirent, lui souhaitèrent bonne nuit, demandèrent des alcools et des biscuits salés. Il entendit le bruit des dés agités dans leur cornet quand il sortit.

Le prince s’était retiré tôt pour pouvoir se lever avant l’aurore. Il demanda à son serviteur de rester devant sa porte toute la journée du lendemain et d’empêcher quiconque d’entrer, en disant qu’il était souffrant.

Il sortit de l’hôtel, avant même que les premières fleurs ne se fussent ouvertes aux premiers insectes du matin. Seul un vieux perroquet vert le vit s’en aller. Non point vêtu de soie semée de perles, mais en haillons, comme il en avait coutume en ces occasions. Non point précédé par les conques et les tambours, mais marchant en silence dans les rues obscures de la cité. Rues encore désertes, à part un médecin, une prostituée, rentrant d’un rendez-vous tardif. Un chien errant le suivit à travers le quartier commerçant, quand il se dirigea vers le port.

Il s’assit sur une caisse au pied d’un appontement. L’aurore vint balayer l’obscurité du monde. Il regarda les navires bouger avec la marée, voiles carguées, couverts d’un lacis de câbles, la proue sculptée en forme de monstre ou de damoiselle. Chacune de ses visites à Mahartha le ramenait un moment sur le port.

Le parasol rose du matin s’ouvrit au-dessus de la chevelure emmêlée des nuages, une brise fraîche se leva sur les docks. Des charognards lancèrent des cris rauques en volant près des tours aux fenêtres rondes, puis descendirent vers les eaux de la baie.

Il regarda un navire partir vers le large, les voiles comme de hautes tentes s’élevant sur les mâts et se gonflant dans l’air salin. Sur d’autres bateaux à l’ancre, on commençait à voir du mouvement. L’équipage s’apprêtait à charger ou à décharger des cargaisons d’encens, de corail, d’huile, de tissus, de métaux, de bétail, de bois et d’épices. Il sentit les odeurs et les parfums de ces commerces, écouta les jurons des marins, qu’il admirait également, les premiers parce qu’ils annonçaient la richesse, les autres parce qu’ils tiraient leur source de ses deux autres sujets d’intérêt, la théologie et l’anatomie.

Au bout d’un certain temps, il parla avec un capitaine au long cours qui avait surveillé le déchargement de sacs de grain, et se reposait à présent à l’ombre des caisses.

— Bonjour. Que l’orage et les naufrages vous soient épargnés au cours de vos voyages. Que les dieux vous accordent d’entrer sain et sauf au port et d’y bien vendre votre cargaison.

L’autre hocha la tête, s’assit sur une caisse et emplit une petite pipe d’argile.

— Merci, l’ancien. Je prie les dieux des temples de mon choix, mais j’accepte les bénédictions de tous. Elles sont toujours utiles, surtout pour un marin.

— Votre voyage fut difficile ?

— Moins qu’il n’eût pu l’être, dit le capitaine. Le Canon de Nirriti, cette montagne marine où le feu couve, lance à nouveau ses boulets vers le ciel.

— Ah ! vous venez du Sud-ouest !

— Oui. D’Ispar-sur-mer, au Chatisthan. Les vents sont favorables en cette saison, mais ils transportent les cendres du Canon bien plus loin qu’on ne le croirait. Cette neige noire est tombée sur nous pendant six jours, et les odeurs du monde souterrain nous ont poursuivis, souillant la nourriture et l’eau, brûlant la gorge et nous faisant pleurer. Nous avons offert des actions de grâces quand nous les avons laissées derrière nous. Voyez comme la coque est sale. Et vous auriez dû voir les voiles – noires comme la chevelure de Ratri !

Le prince se pencha en avant pour mieux examiner le navire.

— Mais les eaux n’étaient pas particulièrement agitées ?

— Nous avons rencontré un yacht de croisière près de l’île du Sel, et il nous a appris que nous avions manqué de six jours la pire éruption du Canon. Il avait brûlé les nuages, et provoqué d’immenses vagues. Deux navires avaient sombré, et peut-être un troisième. Aussi, comme je le disais, fit le marin en s’adossant aux caisses tout en bourrant sa pipe, en mer, on a toujours besoin de bénédictions.

— Je cherche un marin, fit le prince, un capitaine. Il s’appelle Jan Olvegg, ou peut-être le connaît-on aujourd’hui sous le nom d’Olvagga. L’auriez-vous rencontré ?

— Je l’ai connu, mais il y a longtemps qu’il n’a pas navigué.

— Oh ! Qu’est-il devenu ?

Le marin tourna la tête pour mieux observer le prince.

— Qui êtes-vous, pour poser ces questions ? dit-il enfin.

— Je m’appelle Sam. Jan est un très vieil ami.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Il y a bien des années, en un autre lieu, je l’ai connu quand il commandait un navire qui ne voguait point sur ces océans.

Le capitaine se pencha brusquement, ramassa un morceau de bois et le lança au chien qui avait fait le tour d’un pilotis de l’autre côté de la jetée. Il aboya et courut s’abriter dans un entrepôt. C’était le chien qui avait suivi le prince depuis l’hôtel d’Hawkana.

— Prenez garde aux chiens de l’enfer, dit le capitaine. Il y a trois sortes de chiens ; en ce port, chassez-les tous loin de vous. Puis après avoir encore examiné le prince, il ajouta en agitant sa pipe : « Vos mains portaient des bagues il y a peu de temps, on en voit encore la trace. »

— Rien n’échappe à vos yeux, marin, fit Sam, regardant ses mains en souriant. Autant avouer l’évidence, je portais des bagues il y a peu.

— Ainsi, comme les chiens, vous n’êtes point ce que vous paraissez être, et vous demandez des nouvelles d’Olvagga, en utilisant son nom le plus ancien. Vous vous appelez Sam, dites-vous ? Seriez-vous un des Premiers, par hasard ?

Sam ne répondit pas immédiatement, il observa l’autre comme s’il attendait qu’il en dît plus long. Le capitaine le comprit peut-être et reprit :

— Je sais qu’Olvagga était des Premiers, bien qu’il n’en parlât jamais. Si vous êtes vous-mêmes un des Premiers, ou l’un des Maîtres, vous ne l’ignorez pas. Je ne le trahis donc point en parlant. Mais j’aimerais cependant savoir si je parle à un ami ou à un ennemi.

— Jan n’était pas homme à se faire des ennemis, fit Sam, soucieux. Vous parlez comme s’il en avait à présent parmi ceux que vous appelez les Maîtres.

— Vous n’êtes pas un Maître, fit le marin après l’avoir encore dévisagé, et vous venez de loin.

— C’est exact. Mais comment devinez-vous tout cela ?

— D’abord, vous êtes vieux. Un Maître pourrait lui aussi avoir un vieux corps, mais jamais n’en garde un, pas plus qu’il ne reste très longtemps un chien. Sa peur de mourir subitement de la vraie mort, comme les vieux, serait trop grande. Il ne resterait donc pas vieux assez longtemps pour que des traces de bagues s’impriment profondément dans la chair de ses doigts. Les riches ne sont jamais dépouillés de leur corps. Si renaître leur est refusé, ils vivent toute leur longue vie. Les Maîtres craindraient que leurs partisans ne se rebellent, s’ils mouraient autrement que de mort naturelle. On ne peut donc obtenir de cette manière un corps comme le vôtre. Un corps venant des réservoirs n’aurait pas non plus des doigts marqués d’empreintes de bagues. Donc, conclut le capitaine, je vois en vous un homme important, mais pas un Maître. Si vous avez connu Olvagga autrefois, vous êtes comme lui, un des Premiers. À en juger par les renseignements que vous demandez, vous venez de loin. Si vous étiez de Mahartha, vous sauriez ce que sont les Maîtres, et pourquoi Olvagga ne peut plus naviguer.

— Vous semblez connaître Mahartha mieux que moi, et pourtant vous venez d’arriver, marin.

— Je viens d’un pays lointain, comme vous, reconnut le capitaine avec un sourire, mais en douze mois j’ai visité vingt-quatre ports. J’ai appris bien des nouvelles, des bavardages et des contes de tous les pays. J’ai entendu parler d’intrigues de palais, et des affaires du temple. J’ai appris les secrets murmurés la nuit aux filles à la peau dorée sous l’arc de canne à sucre de Kama. J’ai appris les campagnes des Kshatriyas, les transactions des grands marchands de grain, d’épices, de bijoux et de soie. Je bois avec les bardes, les astrologues, les comédiens et les serviteurs, les cochers et les tailleurs. Il m’arrive parfois d’entrer dans un port qui sert de havre aux flibustiers et j’apprends le sort de ceux qu’ils détiennent pour les rançonner. Ne trouvez donc pas étrange que venant de loin, j’en sache davantage sur Mahartha que vous qui habitez peut-être à une semaine d’ici. De temps à autre, j’apprends même ce que font les dieux.

— Pouvez-vous alors me parler des Maîtres et me dire pourquoi on les considère comme des ennemis ?

— Je peux vous en dire quelque chose, car vous ne devriez point vous aventurer dans la ville sans savoir ce qui se passe. Les marchands de corps sont à présent les Maîtres du Karma. Leurs noms sont tenus secrets, comme ceux des dieux, pour qu’ils semblent aussi impersonnels que la Grande Roue, qu’ils prétendent représenter. Ils ne sont plus de simples marchands de corps, ils sont alliés aux temples. Lesquels ont aussi changé. Car vos parents, les Premiers, qui sont à présent des dieux, communiquent avec eux depuis le Ciel. Si vous appartenez en vérité aux Premiers, Sam, votre chemin vous mènera à la déification ou à la mort, quand vous affronterez ces nouveaux Maîtres du Karma.

— Comment ?

— Il vous faudra trouver ces détails ailleurs. Je ne sais comment ces choses se font. Demandez Jannaveg, le voilier de la rue des Tisserands.

— C’est sous ce nom qu’on connaît Jan à présent ?

— Oui. Et méfiez-vous des chiens, et de tout ce qui vit et peut cacher en soi une intelligence.

— Comment vous appelez-vous, capitaine ?

— En ce port, je n’ai pas de nom, sinon un faux. Et je ne vois pas de raison de vous mentir. Bien le bonjour, Sam.

— Au revoir, capitaine et merci.

Sam se leva, laissa le port derrière lui et se dirigea vers le quartier commerçant et les rues des métiers.

Le soleil, disque rouge dans le ciel, montait vers le Pont des Dieux. Le prince marchait dans la ville réveillée, se frayant un chemin entre les échoppes et les éventaires où les artisans exposaient les produits de leurs mains habiles. Des colporteurs passaient à côté de lui, avec leurs onguents, leurs poudres, leurs parfums et leurs huiles. Des fleuristes tendaient des bouquets et des guirlandes aux passants ; et les marchands de vin restaient sans parler à côté de leurs outres, attendant que les clients vinssent à eux comme toujours. La matinée sentait les mets épicés, le musc, la chair, les excréments, les huiles et l’encens mêlés, odeurs qui se répandaient comme un invisible nuage.

Vêtu lui-même en mendiant, il put sans attirer l’attention, s’arrêter pour parler au bossu qui tendait son bol à aumône.

— Salut, frère. Je fais des courses loin de chez moi. Peux-tu m’indiquer la rue des Tisserands ?

Le bossu fit un signe de tête et agita sa sébile.

Sam sortit une pièce de monnaie de la bourse cachée sous ses guenilles, la posa dans le bol. Elle disparut promptement.

— Par là, fit l’homme en tournant la tête. La troisième rue à gauche. Deux rues plus loin, vous vous trouverez place de la Fontaine devant le temple de Varuna. La rue des Tisserands donne dans cette place, elle est indiquée par le Signe de l’Alène.

Sam fit un signe de tête, tapota la bosse du mendiant et continua son chemin.

Quand il arriva place de la Fontaine, le prince s’arrêta. Plusieurs douzaines de gens faisaient la queue devant le temple de Varuna, la plus sévère et la plus auguste de toutes les divinités. Ils ne s’apprêtaient point à entrer dans le temple, mais semblaient attendre leur tour de se livrer à quelque occupation mystérieuse. Le prince entendit sonner des pièces de monnaie et s’approcha.

Les gens défilaient devant une étincelante machine de métal.

Un homme inséra une pièce de monnaie dans la gueule d’un tigre d’acier. La machine se mit à ronronner. Il poussa des boutons en forme d’animaux et de démons. Les Nâgas, les deux serpents sacrés qui se tordaient sur l’écran transparent de la machine, s’illuminèrent.

Le prince se rapprocha encore.

L’homme abaissa sur le côté de la machine un levier en forme de queue de poisson.

Une sainte lumière bleue éclaira l’intérieur de la machine ; les serpents lancèrent des lueurs rouges, une douce musique se fit entendre, un moulin à prières apparut et se mit à tourner à une allure folle.

L’homme semblait aux anges. Au bout de quelques minutes, la machine se ferma. Il inséra une autre pièce. Les derniers de la file se mirent à grommeler : c’était sa septième pièce, il faisait chaud, d’autres attendaient pour prier, une offrande aussi importante devait être donnée au prêtre dans le temple. Quelqu’un dit que le petit homme avait évidemment bien des fautes à racheter. On fit quelques conjectures sur la nature de ses péchés, le tout accompagné de grands rires.

Voyant que plusieurs mendiants attendaient leur tour dans la file, le prince alla se placer derrière eux.

Tout en avançant, le prince remarqua que certains poussaient les boutons de la machine, d’autres se contentaient d’insérer une petite plaque ronde en métal dans la gueule d’un tigre. Quand la machine s’arrêtait, la plaque tombait dans une coupe où son propriétaire la reprenait. Il décida de se hasarder à poser une question à l’homme devant lui.

— Pourquoi ont-ils des jetons à eux ?

— Parce qu’ils se sont fait inscrire sur la liste.

— Dans le temple ?

— Oui.

— Et les autres n’ont qu’à pousser les boutons ?

— Oui, en épelant leurs nom, métier, et adresse.

— Et si l’on est un étranger, comme moi ?

— Vous ajoutez le nom de votre ville.

— Et si l’on est illettré comme moi ?

— Il vaudrait mieux prier à la manière ancienne, et donner votre offrande directement au prêtre. Ou alors vous faire inscrire sur la liste pour avoir un jeton.

— Je vois, merci, vous avez raison, il faut que j’y réfléchisse.

Il quitta la file et fit le tour de la fontaine, jusqu’à l’endroit où le Signe de l’Alène était suspendu à un pilier. Il entra dans la rue des Tisserands.

Il demanda trois fois où habitait Janagga le voilier. La troisième, ce fut à une femme trapue, aux gros bras, avec une petite moustache, qui tressait un tapis, assise à la turque dans son échoppe, sous la basse avancée du toit de ce qui avait pu être une écurie, à en juger par l’odeur.

Elle lui donna quelques indications en grommelant, après l’avoir examiné des pieds à la tête avec des yeux de velours brun étrangement beaux. Il monta une ruelle en zigzag, descendit un escalier qui longeait le mur d’un immeuble de cinq étages et se terminait devant une porte ouvrant sur un couloir en sous-sol, humide et sombre. Il frappa à la troisième porte à gauche ; elle s’ouvrit au bout d’un moment.

— Oui ? fit l’homme en le dévisageant.

— Puis-je entrer ? Il s’agit d’une affaire assez urgente.

L’homme hésita un moment, puis hocha la tête brusquement et s’effaça pour le laisser passer.

Le prince entra. Une grande toile à voile était étalée sur le sol, devant le tabouret sur lequel s’assit l’homme. D’un geste il montra au prince le seul autre siège de la pièce.

Il était de petite taille, avec de larges épaules ; ses cheveux étaient blancs, les pupilles de ses yeux avaient déjà ce voile terne indiquant le début de la cataracte. Ses mains étaient brunes et calleuses, ses jointures noueuses.

— Oui ? répéta-t-il.

— Jan Olvegg, dit l’autre.

Le vieil homme ouvrit grand les yeux, puis les ferma à demi. Ses mains jouèrent avec une paire de ciseaux.

It’s a long way to Tipperary[4], dit le prince.

L’homme le regarda fixement, puis sourit.

If your heart’s not there, dit-il, replaçant les ciseaux sur l’établi. Il y a combien de temps de tout cela, Sam ?

— J’ai perdu la notion du temps.

— Moi aussi. Mais il doit bien y avoir quarante à quarante-cinq ans que je ne t’ai vu. Pas mal de changements, depuis, j’imagine. Je ne sais par quoi commencer…

— Dis-moi d’abord pourquoi on t’appelle « Janagga » ?

— Et pourquoi pas ? Ça fait sérieux, c’est un nom d’ouvrier. Et toi ? Toujours occupé à jouer les princes ?

— Je suis toujours le même, et on m’appelle toujours Siddharta quand on vient me voir.

— L’Enchanteur. Celui qui lia les démons, fit l’autre en riant. Parfait. Comme tes vêtements ne sont point dignes de ta fortune, j’imagine que tu es venu reconnaître les lieux, comme à l’habitude.

— Et j’ai vu bien des choses que je ne comprends pas.

— Ah ! fit Jan avec un soupir. Oui, par où commencer ? Je vais te parler de moi… j’ai accumulé trop de mauvais karma pour qu’on permette un transfert.

— Quoi ?

— Mauvais karma, c’est bien ce que j’ai dit. La vieille religion est non seulement la seule, c’est devenu la religion révélée, soutenue par la loi, et on le démontre de la manière la plus effrayante. Mais il vaut mieux n’y pas trop penser. Il y a environ une douzaine d’années, le Conseil a autorisé l’utilisation des psycho-sondes sur ceux qui se présentaient pour changer de corps. C’était juste après la rupture entre les accélérationistes et les déicrates. Quand la Sainte Coalition s’est débarrassée des techniciens. La solution la plus simple fut de survivre aux difficultés. Les gens du temple se sont alors entendus avec les marchands de corps, les clients ont été sondés, et on a refusé la renaissance aux accélérationistes. Ou alors, il leur fallait changer d’opinion. C’était aussi simple que ça. Pas de corps neufs pour les opposants. Il ne reste plus beaucoup d’accélérationistes à présent. Mais ce ne fut qu’un commencement. Le parti des dieux a rapidement compris que là se trouvait le chemin du pouvoir. Le sondage du cerveau est devenu automatique avant tout transfert. Les marchands de corps sont devenus les Maîtres du Karma, partie de la structure du temple. Ils lisent votre vie passée, évaluent le karma, et déterminent votre vie à venir. C’est le parfait moyen de maintenir le système des castes et d’assurer le pouvoir des déicrates. À ce propos, la plupart de nos vieilles connaissances sont là-dedans jusqu’à leurs auréoles.

— Seigneur !

— Mets ça au pluriel, rectifia Jan. Ils ont toujours été considérés comme des dieux, avec leurs Aspects et leurs Attributs mais à présent ils ont rendu ça diablement officiel. Et quiconque se trouve être des Premiers fait mieux de décider s’il préfère une rapide déification, ou le bûcher quand il pénètre dans la salle du Karma, de nos jours. Quand as-tu rendez-vous ?

— Demain après-midi. Pourquoi es-tu toujours là, si tu n’as ni auréole ni poignée d’éclairs à la main ?

— Parce que j’ai un ou deux amis. Lesquels m’ont conseillé de continuer à vivre discrètement, plutôt que d’affronter le sondage. J’ai suivi ces sages conseils, et je suis donc toujours là à réparer les voiles et à faire du tapage dans les bistrots du coin de temps en temps. Sinon, fit-il levant une main calleuse et faisant claquer ses doigts, sinon, c’est la vraie mort, ou un corps cancéreux, ou l’intéressante existence d’un buffle châtré, ou…

— D’un chien ?

— Exactement.

Jan troubla le silence qui suivit en versant de l’alcool dans deux verres.

— Merci.

— À ta santé. C’est du fort.

— Dans un estomac vide… enfin ! C’est toi qui le fais ?

— Oui. J’ai un alambic dans la pièce à côté.

— Félicitations. Si j’avais quelque mauvais karma, le voilà dissous.

— La définition d’un mauvais karma est tout ce qui déplaît à nos amis les dieux.

— Qu’est-ce qui te fait penser que tu es mal vu ?

— Je voulais commencer à distribuer des machines à nos descendants par ici. Le Conseil m’a passé un savon. J’ai abjuré, espérant qu’ils oublieraient. Mais l’accélérationisme est tellement démodé qu’il ne reparaîtra pas de mon vivant.

Quel dommage ! J’aimerais bien voguer de nouveau vers d’autres horizons.

— La sonde est assez sensible pour détecter quelque chose d’aussi intangible qu’un penchant pour l’accélérationisme ?

— La sonde est assez sensible pour dire ce que tu as mangé au petit déjeuner il y a onze ans, où tu t’es coupé en te rasant ce matin, tout en fredonnant l’hymne national d’Andorre.

— On en était encore aux essais quand nous avons quitté notre… planète. Les deux que nous avons emportées avec nous n’étaient que d’élémentaires traductrices des ondes cérébrales. Quand les a-t-on vraiment perfectionnées ?

— Eh bien, cher cousin de la campagne, te rappelles-tu un petit morveux de naissance douteuse, un type de la troisième génération, nommé Yama ? Ce gamin qui gonflait toujours les générateurs jusqu’au jour où l’un d’eux a explosé, le brûlant si grièvement qu’il a obtenu son deuxième corps – un corps de plus de cinquante ans – quand il n’avait que seize ans ? Le gosse qui avait une passion pour les armes ? Le type qui anesthésiait un spécimen de tout ce qui bougeait pour le disséquer, et prenait tant de plaisir à ces études qu’on l’avait surnommé dieu de Mort ?

— Oui, je me le rappelle. Il vit toujours ?

— Si tu peux appeler ça vivre. Il est vraiment le dieu de la Mort. Ce n’est plus un surnom. Il en a le titre. C’est lui qui a perfectionné la sonde il y a environ quarante ans. Mais les déicrates ont gardé la chose secrète jusqu’à tout récemment. J’ai entendu dire qu’il a imaginé quelques autres petits bijoux du même genre pour servir la volonté des dieux… comme un cobra mécanique qui peut enregistrer des encéphalogrammes à deux kilomètres, quand il se dresse sur sa queue, et déploie son capuchon. Il peut retrouver un homme au milieu de la foule, quel que soit le corps qu’il porte. On ne connaît point d’antidote contre son venin. Il suffit de quatre secondes… il y a aussi la baguette magique d’où jaillit le feu : elle a labouré la surface des trois lunes quand Agni, debout sur la grève, l’a agitée. Et si j’ai bien compris, il est en train de construire une espèce de char de Juggernaut à réaction, si tu vois ce que je veux dire, pour Çiva. Enfin, des choses de ce genre.

— Eh bien !

— Vas-tu te faire sonder ?

— Je crains bien que non. Dis-moi, j’ai vu ce matin une machine à prières automatique. Il y en a beaucoup ?

— Oui. Elles ont fait leur apparition il y a environ deux ans. Notre jeune Léonard les a inventées après un petit verre de soma, une nuit. Comme cette idée du karma a bien pris à présent, ces machines, ça vaut mieux que des percepteurs. Quand le brave citoyen se présente à la clinique du dieu de l’église qu’il a choisie, à la veille de son soixantième anniversaire, on compare, dit-on, son compte de prières et son compte de péchés, pour décider de la caste où il se retrouvera, aussi bien que de l’âge, du sexe, et de la santé du corps qu’il recevra.

— Je ne serai pas accepté si on me sonde, même si je m’achète un fameux compte de prières. Ils m’auront pour mes péchés.

— Quel genre de péchés ?

— Des péchés que je n’ai pas encore commis, mais qui sont gravés en mon esprit, puisque j’ai envie de les commettre.

— Tu veux combattre les dieux ?

— Oui.

— Comment ?

— Je ne le sais pas encore. Je vais cependant commencer par entrer en contact avec eux. Qui est leur chef ?

— Je ne pourrais te donner un nom. C’est la Trimûrti qui règne, autrement dit Brahma, Vichnou et Çiva. Je ne sais lequel est le plus important à un moment donné. On dit que c’est Brahma.

— Qui sont-ils en réalité ?

— Je ne sais pas. Ils ont tous des corps différents de ceux qu’ils avaient il y a une génération. Ils utilisent tous des noms de dieux.

— Je reviendrai te voir, dit Sam, ou je t’enverrai chercher.

— Je l’espère bien. Encore un verre ?

— Non, merci. Je pars pour être de nouveau Siddharta, je vais aller déjeuner à l’hôtel de Hawkana et annoncer mon intention de visiter le temple. Si nos amis sont à présent des dieux, ils doivent communiquer avec leurs prêtres. Siddharta va aller prier.

— Alors ne parle pas de moi. Je ne sais si je survivrais à une visitation divine.

— Ils ne sont pas omnipotents, fit Sam avec un sourire.

— Je l’espère de tout mon cœur, mais je crains qu’ils ne le soient bientôt.

— À de nouveaux voyages, et bonne route, Jan.

Skaal !

Le prince Siddharta s’arrêta dans la rue des Forgerons en allant au temple de Brahma. Une demi-heure plus tard, il sortit d’une boutique, accompagné de Strake et de trois hommes de sa suite. Souriant comme s’il avait eu une vision de l’avenir, il passa par le centre de Mahartha, arriva enfin devant le haut et vaste temple du Créateur.

Sans prêter attention aux regards de ceux qui se tenaient devant les machines à prier, il monta le large escalier aux marches basses et rencontra à l’entrée du temple le grand prêtre auquel il avait un peu plus tôt annoncé sa visite.

Siddharta et ses hommes entrèrent dans le temple, se débarrassèrent de leurs armes, s’inclinèrent en direction de la salle centrale avant de s’adresser au prêtre.

Strake et les autres se tinrent à une distance respectueuse quand le prince posa une lourde bourse dans les mains du prêtre et lui dit à voix basse :

— Je voudrais parler à Dieu.

Le prêtre le dévisagea tout en répondant :

— Le temple est ouvert à tous, Seigneur, pour qu’on puisse communier avec le Ciel aussi longtemps qu’on le désire.

— Ce n’est pas exactement ce que je voulais dire. Je pensais à quelque chose d’un peu plus personnel qu’un sacrifice ou une longue litanie.

— Je ne vous comprends pas.

— Mais vous comprenez bien le poids de cette bourse ? Elle est pleine de monnaie d’argent. J’en porte une autre pleine d’or – payable à la livraison. Je veux utiliser votre téléphone.

— Télé… ?

— Votre système de communication. Si vous étiez un des Premiers, comme moi, vous auriez compris.

— Mais je ne sais pas si…

— Je vous assure que cela ne nuira en rien à vos fonctions de gardien du temple. On ne vous en voudra pas. Je connais toutes ces affaires-là et ma discrétion a toujours été proverbiale parmi les Premiers. Appelez la Base principale et renseignez-vous, si cela peut vous rassurer. J’attendrai ici, dans la première salle. Dites-leur que Sam voudrait parler à la Trimûrti. Ils accepteront la communication.

— Mais je ne sais…

Sam sortit la deuxième bourse, la soupesa dans sa paume. Le prêtre la vit, se lécha les lèvres.

— Attendez ici, ordonna-t-il, et tournant les talons, sortit de la pièce.

Ili, la cinquième note de la harpe, tinta dans le jardin du Lotus Pourpre.

Brahma flânait au bord de la piscine chauffée, où il se baignait avec son harem. Ses yeux semblaient clos, tandis qu’appuyé sur les coudes, il laissait tremper ses pieds dans l’eau.

Mais sous ses longs cils, il observait la douzaine de filles qui s’ébattaient dans l’onde, espérant en voir une ou deux jeter un coup d’œil admiratif sur son long corps sombre et musclé. Noir sur brun, ses moustaches luisaient, ébouriffées par l’humidité. Ses cheveux formaient une aile sombre sur son dos. Il eut un sourire éclatant dans la lumière filtrée du soleil.

Mais aucune d’elles ne parut y prêter attention, il cessa de sourire. Elles étaient tout à leur partie de water-polo.

Ili, la sonnette de communication, tinta une fois encore, tandis qu’une brise artificielle apportait à ses narines un parfum de jasmin. Il soupira. Il désirait tant leur adoration. Pour son physique puissant, ses traits bien modelés. Il voulait qu’elles l’adorassent comme un homme et non comme un dieu.

Mais bien que son corps, un corps tout spécial et amélioré, lui permît des exploits qu’aucun mortel ne pouvait égaler, il se sentait toujours mal à l’aise en face d’un vétéran comme Çiva. Lequel, bien qu’il préférât un corps normal, séduisait infiniment plus les femmes. Tout se passait presque comme si le sexe transcendait la biologie ; et, autant qu’il essayât de faire disparaître ses souvenirs et de détruire cette part de son esprit, Brahma était né femme et, en quelque manière, était encore femme. Comme il haïssait ce sexe, il avait maintes fois choisi de s’incarner en un homme éminemment viril, et continuait cependant à sentir son imperfection, comme si la marque de son sexe véritable restait imprimée sur son front. Cela lui donnait envie de taper du pied et de faire des grimaces.

Il se leva et se dirigea d’un pas majestueux vers son pavillon, passant à côté d’arbres rabougris dont les branches tordues avaient une certaine beauté grotesque, de treillis où s’entrelaçaient des volubilis, d’étangs couverts de nénuphars bleus, de rangs de perles se balançant à des anneaux d’or blanc, de lampes en forme de jeunes filles, de trépieds où brûlait un encens à l’odeur âcre et de la statue à huit bras d’une déesse bleue qui jouait de sa veena quand on prononçait les paroles voulues.

Brahma entra dans le pavillon. Se dirigea vers un écran de cristal autour duquel se tordait un Nâga, la queue entre les dents. Il déclencha le mécanisme pour répondre à l’appel. Quelques perturbations, une chute de neige sur l’écran, puis il se trouva face à face avec le grand prêtre de son temple de Mahartha. Le prêtre s’agenouilla et toucha trois fois le sol de son front orné du signe de sa caste.

— Des quatre ordres de dieux et des dix-huit phalanges du paradis, Brahma est le plus puissant. Créateur de tout, Seigneur du Ciel et de tout ce qui est au-dessous. Un lotus s’élance de votre nombril, vos mains barattent les océans, en trois enjambées vous faites le tour de l’univers. Le tonnerre de votre gloire frappe de terreur le cœur de vos ennemis. Dans votre main droite est la roue de la loi. Vous entravez les catastrophes avec un serpent pour corde. Salut ! Daignez accepter les prières de votre prêtre. Bénissez-moi et écoutez-moi, Brahma !

— Relève-toi… prêtre, fit Brahma, qui avait oublié son nom. Quelle affaire importante t’a poussé à m’appeler ?

Le prêtre se releva, jeta un rapide coup d’œil à Brahma, dont le corps ruisselait d’eau et détourna les yeux.

— Seigneur, je ne voulais pas vous appeler pendant que vous étiez au bain, mais il y a ici un de vos adorateurs qui voudrait vous parler pour une affaire que je juge de la plus haute importance.

— Un de mes adorateurs ! Dis-lui que Brahma entend tout, et envoie-le me prier à la manière ordinaire, dans le temple.

La main de Brahma se tendit vers l’interrupteur, puis recula.

— Comment se fait-il qu’il connaisse la ligne du temple au Ciel ? Et la communication directe entre les saints et les dieux ?

— Il dit qu’il est un des Premiers et que je dois transmettre ce message : Sam voudrait parler à la Trimûrti.

— Sam ? Mais ce ne peut pas être… ce Sam-là !

Il est connu ici sous le nom de Siddharta, celui qui lia les démons.

— Attends mon bon plaisir en chantant les hymnes appropriés des Védas.

— Je vous ai entendu, Seigneur, fit le prêtre, et il se mit à chanter.

Brahma alla dans une autre partie du pavillon et se tint un moment devant sa garde-robe, se demandant quel costume il pourrait bien mettre.

Le prince s’entendit appeler et cessa de contempler l’intérieur du temple. Il se tourna vers le prêtre dont il avait oublié le nom. Celui-ci lui fit signe de le suivre dans un couloir. Le couloir menait dans un entrepôt. Le prêtre tâtonna pour trouver un loquet caché, puis tira à lui une rangée d’étagères qui s’ouvrirent comme une porte.

Le prince franchit cette porte. Il se retrouva dans un sanctuaire somptueusement décoré. Un écran lumineux était suspendu au-dessus de l’autel-console de commande, entouré d’un Nâga de bronze tenant sa queue entre ses dents.

Le prêtre s’inclina trois fois.

— Salut, maître de l’univers, le plus puissant parmi les quatre ordres de dieux et les dix-huit phalanges du paradis.

De votre nombril sort le lotus, votre main baratte les océans, en trois enjambées…

— Je reconnais la vérité de ce que tu dis, répliqua Brahma. Tu es entendu, tu es béni. Tu peux nous laisser à présent.

— Je peux…

— Oui. Sam t’a sans aucun doute payé pour avoir une ligne privée, non ?

— Seigneur…

— Assez. Pars.

Le prêtre s’inclina vivement et sortit, en refermant derrière lui le mur des étagères.

Brahma observa Sam. Lequel portait des culottes de cheval sombres, un khameez bleu ciel, le turban bleu-vert de Terrath ; le fourreau vide de son épée pendait à une ceinture faite d’une chaîne de fer.

Sam observa l’autre à son tour. Brahma se détachait sur un fond sombre. Il portait une cape de plumes sur une légère cotte de mailles. La cape était retenue à la gorge par une agrafe d’opale de feu. Il avait une couronne pourpre, constellée d’améthystes lumineuses, dans sa main droite un sceptre sur lequel étaient montées les neuf pierres précieuses propices. Ses yeux étaient deux taches sombres dans son visage sombre. Autour de lui flottaient les doux sons d’une veena.

— Sam ?

Sam acquiesça d’un hochement de tête.

— J’essaie de deviner ton identité véritable, Brahma, mais j’avoue que je n’y arrive pas.

— C’est heureux, quand on doit être un dieu qui fut, est et sera éternellement.

— Quels beaux vêtements tu portes ! Tout à fait charmant.

— Merci. Il m’est difficile de croire que tu existes encore, En vérifiant, j’ai vu que tu n’as pas demandé de corps neuf depuis un demi-siècle. C’est prendre de grands risques.

— La vie est pleine de risques, d’incertitudes, tout est affaire de chance, fit Sam en haussant les épaules.

— C’est vrai. Je t’en prie, assieds-toi, mets-toi à l’aise.

Sam tira un fauteuil. Une fois assis, il leva de nouveau les yeux. Brahma était à présent sur un haut trône de marbre rouge sculpté ; un parasol de même couleur se déployait au-dessus de lui.

— Ça n’a pas l’air bien confortable.

— Il y a des coussins de caoutchouc mousse, fit le dieu en souriant. Tu peux fumer, si tu veux.

— Merci, fit Sam et il tira sa pipe de l’escarcelle attachée à sa ceinture.

— Qu’es-tu devenu depuis le temps où tu as quitté les hauteurs du Ciel ?

— J’ai cultivé mon jardin.

— Nous aurions pu t’utiliser ici dans nos serres hydroponiques. C’est même peut-être encore possible. Parle-moi un peu de ton séjour parmi les hommes.

— La chasse au tigre, les incidents de frontière avec les royaumes du voisinage, la botanique, entretenir le moral du harem, la vie, quoi. À présent, mes forces diminuent, et je voudrais une nouvelle jeunesse. Mais pour l’obtenir, j’ai cru comprendre que je devais me faire examiner le cerveau. C’est vrai ?

— En un sens, oui.

— Et dans quel but, puis-je le demander ?

— Pour que le mal échoue et que le bien l’emporte.

— Et si je suis mauvais, que va-t-il m’arriver ?

— On te fera expier tes mauvaises actions dans une forme inférieure.

— As-tu sous la main les pourcentages de ceux qui échouent et de ceux qui réussissent à l’examen ?

— Ne crois pas que j’aie perdu mon omniscience, fit Brahma en plaçant son sceptre devant sa bouche pour dissimuler un bâillement, si j’avoue avoir oublié ces chiffres pour le moment.

— Tu as besoin d’un jardinier dans la Cité Céleste ? fit Sam avec un petit rire.

— Oui. Veux-tu poser ta candidature ?

— Je ne sais pas. Peut-être.

— Peut-être bien que oui, peut-être bien que non ?

— En effet. Autrefois il n’y avait pas tous ces tripotages de l’esprit d’un homme. Si l’un des Premiers voulait changer son vieux corps, il payait le prix du nouveau et on le servait.

— Nous ne sommes plus aux jours anciens.

— On penserait presque que vous cherchez à détruire tous les Premiers qui ne se rangent pas derrière vous.

— Il y a de la place pour bien des gens dans un panthéon. Il y a une niche pour toi, si tu la demandes.

— Sinon ?

— Demande un corps à la Salle du Karma.

— Et si je choisis la divinité ?

— On ne sondera pas ton cerveau. On dira aux Maîtres de te servir bien et promptement. Une machine volante te sera envoyée pour t’emmener au Ciel.

— Cela demande réflexion. J’aime beaucoup ce monde, bien qu’il soit plongé dans l’âge des ténèbres. Mais cet amour ne m’aidera pas à jouir des choses que je désire, s’il est décrété que je doive mourir de la vraie mort, ou prendre la forme d’un singe et errer dans la jungle. D’autre part, je n’aime pas tellement la perfection artificielle telle qu’elle existait au Ciel la dernière fois où j’y suis allé. Attends un moment, pendant que je médite.

— Ton indécision est une impertinence, en face d’une telle offre.

— Je sais. Je penserais sans doute de même si j’étais à ta place. Mais si j’étais Dieu, je crois bien que dans ma miséricorde je donnerais un moment de silence à un homme qui doit prendre une décision capitale en ce qui regarde sa vie.

— Sam, tu es impossible avec tes marchandages ! Qui d’autre me ferait attendre quand son immortalité est en jeu ? Tu ne crois tout de même pas pouvoir discuter avec moi ?

— Eh bien, je descends d’une lignée de marchands de slézards, et il est une chose que je désire beaucoup.

— Quoi ?

— Qu’on réponde à quelques questions qui me tourmentent depuis un certain temps.

— Lesquelles ?

— Comme tu le sais, j’ai cessé d’assister aux réunions du vieux Conseil il y a plus d’un siècle, car elles étaient devenues des séances interminables, uniquement faites pour ajourner les décisions, et servir de prétexte à la grande fête des Premiers. Je n’ai rien contre les fêtes. À la vérité, je n’y suis allé pendant un siècle et demi que pour boire de nouveau du bon alcool de la Terre. Mais je pensais que nous devions faire quelque chose pour les passagers, tout autant que pour les nombreux rejetons de nos nombreux corps, plutôt que de les laisser errer dans un monde dangereux et retourner à la sauvagerie. Je pensais que nous, les membres de l’équipage, devions les aider, les faire profiter de la technologie que nous avions sauvegardée, plutôt que de nous bâtir un imprenable paradis et de traiter le monde comme une chasse gardée et une maison de prostitution. Je me suis donc demandé longtemps pourquoi ne le faisait-on pas. Ce serait une manière aussi honnête qu’équitable de diriger le monde.

— J’en déduis que tu es un accélérationiste ?

— Non, je cherche simplement à m’informer. Je suis curieux de connaître les raisons de cet état de choses, c’est tout.

— Eh bien, je vais te répondre, dit Brahma. C’est parce que les hommes ne sont pas prêts pour ce mode de vie. Si nous avions agi immédiatement, la chose eût pu être faite. Mais au début, cela nous fut indifférent. Et quand la question se posa, nous ne nous sommes pas tous trouvés du même avis. Trop de temps s’était écoulé depuis notre arrivée. Ils n’étaient pas prêts et ne le seront pas avant quelques siècles. Si à présent, ils se trouvaient brusquement dotés d’une technologie avancée, les guerres qui s’ensuivraient auraient pour résultat de détruire ce qu’ils ont déjà fait. Car ils ont déjà beaucoup fait. Ils ont commencé à construire une civilisation ressemblant à celle de leurs ancêtres. Mais ce sont encore des enfants, et comme des enfants, ils joueraient avec nos cadeaux et s’y brûleraient les doigts. Ils sont nos enfants, engendrés par nos Premiers corps depuis longtemps morts, et par le deuxième, le troisième et tous les autres que nous avons eus. Nous avons donc envers eux des responsabilités de parents. Nous ne pouvons et ne devons leur permettre d’arriver de manière accélérée à une révolution industrielle et de détruire ainsi la première société stable de cette planète. Nos fonctions parentales consistent à les guider, par l’intermédiaire des temples. Les dieux et les déesses sont fondamentalement des images du père et de la mère. Qu’y a-t-il de plus vrai et de plus juste que d’assumer ces rôles et de les jouer parfaitement ?

— Pourquoi alors détruisez-vous votre propre technologie débutante ? La presse à imprimer a été redécouverte trois fois, à ma connaissance, et chaque fois détruite.

— Ce fut fait pour la même raison. Ils n’étaient pas prêts à s’en servir. Et elle n’a pas été vraiment découverte, ce fut plutôt un souvenir. Une machinerie légendaire que quelqu’un a décidé de reproduire. Si une chose doit être inventée, il faut qu’elle résulte de facteurs déjà présents dans la culture, et non d’un souvenir tiré du passé, comme un lapin du chapeau du prestidigitateur.

— Tu fais des distinctions diablement subtiles, Brahma. Je déduis de tout cela que tes valets se promènent à travers le monde, et détruisent tout signe de progrès qu’ils rencontrent ?

— Ce n’est pas vrai, dit le dieu. Tu parles comme si nous désirions porter perpétuellement le fardeau de la divinité, comme si nous cherchions à maintenir un âge des ténèbres afin de connaître à jamais cette ingrate et fastidieuse condition de divinité forcée !

— En un mot, oui. Et cette machine à prier devant ce temple ? Culturellement, c’est au même niveau qu’un char ?

— C’est différent. En tant que manifestation divine, les citoyens la craignent et la respectent et pour des raisons religieuses, on ne se pose pas de questions à son sujet. Ce n’est tout de même pas la même chose que si on leur donnait la poudre à canon.

— Et si quelque athée de l’endroit en enlève une et la démonte ? Et s’il se trouve être un nouvel Edison ? Qu’est-ce qui arrivera alors ?

— Elles ont des serrures de sûreté. Et si quelqu’un essaie de les ouvrir, à part les prêtres, elles explosent et font sauter le curieux.

— J’ai vu aussi que vous n’avez pu empêcher la redécouverte de l’alambic, malgré vos efforts. Vous avez donc décrété une taxe sur l’alcool, payable aux temples.

— L’humanité a toujours cherché l’évasion dans l’alcool, dit Brahma. Il a presque toujours eu sa place dans ses cérémonies religieuses. On se sent moins coupable de cette façon. Il est vrai que nous avons essayé de l’interdire au début, mais nous avons rapidement vu que c’était impossible. Alors, en échange de la taxe, leur alcool est béni dans les temples. Ça diminue la culpabilité, les récriminations, le mal de crâne – tout cela est psychosomatique, tu sais – et la taxe n’est pas tellement élevée.

— Bizarre, cependant, que tant de gens préfèrent leurs concoctions profanes.

— Tu es venu prier et tu tombes dans le sarcasme, Sam. Je t’ai offert de répondre à tes questions, pas de faire un débat sur la politique des déicrates. As-tu pris une décision quant à mon offre ?

— Oui, Madeleine, et t’a-t-on jamais dit que tu es belle quand tu es en colère ?

Brahma bondit sur son trône.

Comment as-tu pu ! Comment as-tu deviné ! hurla le dieu.

— Je viens de le découvrir à l’instant. Une intuition, basée sur quelques particularités, des gestes, des façons de parler dont je me souvenais. Tu es finalement arrivée à faire ce que tu avais toujours désiré ? Je parie que tu as un joli harem ! Que ressent-on, Madame, quand on est un beau mâle après avoir été femme ? Je parie que bien des dames t’envieraient si elles savaient. Félicitations.

Brahma se redressa de toute sa hauteur et regarda Sam, furieux. Le trône flamboyait derrière lui, la veena continuait sa musique monotone, indifférente. Il leva son sceptre.

— Prépare-toi à être maudit par Brahma…

— Mais pourquoi ? Parce que j’ai deviné ton secret ? Si je dois devenir dieu, quelle importance ? D’autres doivent le savoir. Es-tu fâchée parce que mon seul moyen de connaître ton identité véritable était de te taquiner un peu ? Je pensais être d’autant mieux apprécié de toi que je montrerais ainsi ma valeur en déployant tout mon esprit. Si je t’ai offensée, je m’en excuse.

— Ce n’est point parce que tu as deviné qui j’étais, ni même à cause de la façon dont tu l’as deviné, mais parce que tu t’es moqué de moi, que je te maudis.

— Moi, me moquer de toi ? Je ne comprends pas. Je n’ai point voulu te manquer de respect. J’ai toujours été en bons termes avec toi autrefois. Pense aux jours anciens, tu verras que c’est vrai. Pourquoi compromettre ma situation en me moquant de toi à présent ?

— Parce que tu as dit trop rapidement ce que tu pensais, sans réfléchir.

— Non, Seigneur. Je n’ai fait que plaisanter avec toi, comme deux hommes peuvent le faire en discutant de ces sujets. Je suis désolé que tu l’aies pris en mauvaise part. Je suis sûr que tu as un harem que je pourrais t’envier, et que j’essaierai certainement d’y pénétrer en cachette une de ces nuits. Si tu veux me maudire pour avoir surpris ton secret, vas-y.

Sam tira sur sa pipe, sourit, s’entoura d’un nuage de fumée.

Au bout d’un moment, Brahma sourit aussi.

— J’ai l’humeur vive, c’est vrai, et je suis peut-être trop susceptible quant à mon passé. J’ai souvent plaisanté ainsi avec d’autres hommes. Tu es pardonné. Je retire ma malédiction. Et je suppose que tu as l’intention d’accepter mon offre ?

— Oui.

— Parfait. J’ai toujours eu pour toi une affection fraternelle. Va chercher mon prêtre, à présent, dis-lui de venir pour que je puisse lui donner mes instructions quant à ton incarnation. Je te reverrai bientôt.

— Certainement, Seigneur.

Sam inclina la tête, leva sa pipe en signe d’adieu. Puis il poussa la rangée d’étagères, alla chercher le prêtre. Bien des pensées lui traversèrent l’esprit, mais cette fois, restèrent inexprimées.

Ce soir-là, le prince tint conseil avec les membres de sa suite qui étaient allés rendre visite à leurs parents ou amis de Mahartha, ou qui s’étaient promenés dans la ville, écoutant nouvelles et ragots. Il apprit d’eux qu’il y avait dix Maîtres du Karma à Mahartha et qu’ils logeaient dans un palais sur les pentes des collines au sud-est de la ville. Ils visitaient régulièrement les cliniques, ou salles de lecture des Temples, où les citoyens se présentaient pour être jugés quand ils demandaient un nouveau corps. La Salle du Karma était une lourde bâtisse noire à l’intérieur de leur palais personnel. C’était là que venait le citoyen après le jugement pour le transfert dans un corps neuf. Strake et deux de ses conseillers partirent pendant qu’il faisait encore jour pour faire un relevé des fortifications du palais. Deux des courtisans du prince furent envoyés à l’autre bout de la ville inviter à un dîner suivi de divertissements le khan d’Irabek, vieil homme et voisin de Siddharta avec qui il avait eu trois sanglants incidents de frontière, et avec qui il chassait aussi le tigre à l’occasion. Le khan habitait chez des parents en attendant son rendez-vous avec les Maîtres du Karma. Un autre homme fut envoyé rue des Forgerons où il demanda aux ouvriers de doubler la commande du prince et de la tenir prête pour le lendemain matin à l’aube. Il avait emporté une somme d’argent supplémentaire pour s’assurer leur bonne volonté.

Le khan d’Irabek se présenta à l’hôtel de Hawkana, accompagné de six de ses parents de la caste des marchands, armés comme s’ils eussent été de celle des guerriers. Voyant cependant que l’hôtel était une demeure pacifique et qu’aucun des autres clients ou visiteurs ne portait des armes, ils déposèrent les leurs et s’assirent au haut bout de la table, près du prince.

Le khan était grand, mais voûté. Il portait des robes marron et un turban sombre tombant sur ses sourcils ébouriffés, couleur de lait. Sa barbe formait un buisson blanc, quand il riait il montrait des chicots noirâtres et ses paupières inférieures étaient gonflées et rouges, comme lasses de retenir depuis tant d’années ses yeux injectés de sang qui tentaient manifestement de sortir de leurs orbites. Il riait d’un rire gras, et tapait sur la table en répétant pour la sixième fois : « Les éléphants sont trop chers de nos jours, et ils ne servent à rien dans la boue ! » Cela étant la conclusion d’une conversation sur la saison de l’année la plus propice à la guerre. On avait décidé que seul un jeunot serait assez rustre pour insulter l’ambassadeur d’un voisin pendant la saison des pluies, et qu’on le qualifierait désormais de nouveau roi[5].

Il était déjà tard quand le médecin du prince quitta la table pour aller surveiller la préparation des desserts et mettre un somnifère dans les gâteaux qu’on servirait au khan. La soirée était déjà avancée quand le khan, après avoir mangé son dessert, eut de plus en plus tendance à fermer les yeux et à laisser tomber sa tête sur sa poitrine.

— Quelle bonne soirée, marmonna-t-il, entre deux ronflements, les éléphants ne servent à rien… et il s’endormit d’un profond sommeil.

Ses parents n’eurent point l’idée de le ramener à la maison, pour la bonne raison que le médecin du prince avait ajouté du chloral à leur vin, et qu’ils étaient étendus par terre, en train de ronfler eux aussi. Le chef de la suite du prince s’arrangea avec Hawkana pour qu’on leur trouvât des chambres et le khan lui-même fut emporté dans les appartements de Siddharta où le médecin vint bientôt le rejoindre et lui murmura d’une voix douce et persuasive, après avoir desserré ses vêtements :

— Demain après-midi, vous serez le prince Siddharta et ces hommes formeront votre suite. Vous irez à la Salle du Karma en leur compagnie, pour demander le corps que vous a promis Brahma sans jugement. Vous resterez Siddharta pendant toute la durée du transfert, et vous reviendrez ici en compagnie de votre suite, pour que je vous examine. M’avez-vous compris ?

— Oui, murmura le khan.

— Alors, répétez ce que je vous ai dit.

— Demain après-midi, je serai Siddharta, à la tête de ma suite.

Le matin arriva. Dans son éclatante lumière, on régla ses dettes. La moitié des hommes du prince sortirent de la ville et se dirigèrent vers le nord. Quand ils furent assez loin de Mahartha pour qu’on ne les vît plus, ils se dirigèrent vers le sud-est, à travers les collines, et ne s’arrêtèrent que pour revêtir leur uniforme de combat.

Six hommes furent envoyés rue des Forgerons, d’où ils revinrent avec de lourds sacs de toile, dont le contenu fut réparti entre les sacoches de trois douzaines d’hommes, lesquels partirent vers la ville après le petit déjeuner.

Le prince consulta son médecin, Narada.

— Si j’ai mal jugé la clémence du Ciel, je suis maudit.

— Je ne crois pas que vous vous soyez trompé, fit le médecin en souriant.

Le matin s’avança vers le calme milieu du jour, sous le Pont doré des Dieux.

Lorsque le khan et ses hommes se réveillèrent, ils soignèrent leurs maux de tête. On fit une piqûre au khan pour le remettre d’aplomb et on l’envoya avec six des gardes de Siddharta au palais des Maîtres. On dit à ses parents qu’il dormait encore dans les appartements du prince.

— Maintenant, notre plus gros risque est que le khan soit reconnu, dit le médecin. Dieu merci, et cela jouera en notre faveur, il n’est qu’un petit potentat d’un lointain royaume, il n’est ici que depuis peu, il a passé la plus grande partie du temps avec ses parents et il n’a pas eu à se présenter pour être jugé. Les Maîtres ne devraient point encore connaître votre aspect physique.

— À moins que Brahma ou le prêtre ne m’aient décrit, dit le prince. Pour ce que j’en sais, ma communication a peut-être été enregistrée et envoyée aux Maîtres, pour identification.

— Mais pourquoi aurait-on fait cela ? Pourquoi s’attendraient-ils à des ruses et à des précautions de la part de quelqu’un à qui ils font une faveur ? Non, je crois que nous y arriverons. Le khan ne résisterait pas à un sondage, évidemment, mais un examen superficiel ne révélera rien, d’autant plus qu’il est accompagné de votre suite, et que pour le moment, il croit être Siddharta et pourrait être soumis à n’importe quel détecteur de mensonge du modèle courant. Et je crois que c’est le plus sérieux obstacle qu’il puisse rencontrer.

Ils attendirent donc. Les trois douzaines d’hommes revinrent avec des sacoches vides, rassemblèrent leurs effets, montèrent à cheval et partirent un à un vers la ville, comme s’ils allaient chercher quelques distractions, mais en fait, ils se dirigèrent tous lentement vers le sud-est.

— Au revoir, mon bon Hawkana, dit le prince, quand les derniers de ses hommes firent leurs bagages. Comme toujours, je ne saurai dire que du bien de votre hôtel à tous ceux que je rencontrerai. Je regrette que mon séjour ici ait dû se terminer plus rapidement que je ne m’y attendais, mais il me faut rentrer chez moi et écraser une rébellion dans mes provinces, dès que je quitterai la Salle du Karma. Vous savez comme ces choses se déclenchent, dès qu’un prince a le dos tourné. J’aurais bien aimé passer une autre semaine sous votre toit, mais je crains que ce plaisir ne doive être remis à plus tard. Si l’on me demande, dites que je suis dans l’Hadès.

— L’Hadès, Seigneur ?

— La province méridionale de mon royaume, bien connue pour son climat excessivement chaud. Répétez exactement ce que je vous ai dit, surtout aux prêtres de Brahma, qui voudront peut-être savoir où je suis dans les jours à venir.

— Certainement, Seigneur.

— Et prenez soin de ce petit Dele. J’espère l’entendre encore jouer à mon prochain séjour.

Hawkana s’inclina très bas, et parut sur le point de faire un discours, le prince décida alors qu’il était temps de lui lancer une dernière bourse, de louer encore les vins de Terrath, avant de monter vivement à cheval et de crier des ordres à ses hommes, de façon à empêcher toute conversation.

Ils franchirent la grande porte, ne laissant derrière eux que le médecin, et trois guerriers, qu’il devait soigner pendant encore un jour, pour quelque obscure, maladie, entraînée par le changement de climat, avant qu’ils ne partent à leur tour rejoindre leurs compagnons.

Le prince et sa troupe traversèrent la ville, en prenant des petites rues, et arrivèrent à la grand-route montant au palais des Maîtres du Karma. En passant, Siddharta échangea quelques signes secrets avec ceux de ses guerriers qui se tenaient cachés dans les bois tout au long du parcours.

Quand ils furent à mi-chemin du palais, le prince et les huit hommes qui l’accompagnaient serrèrent la bride, comme pour s’arrêter et prendre un instant de repos. Ils attendirent que les autres les eussent dépassés, en marchant avec précaution au milieu des bois.

Ils virent bientôt du mouvement sur la route en face d’eux. Sept cavaliers s’avançaient ; le prince devina que c’étaient là ses six lanciers, accompagnant le khan. Quand ils furent à portée de voix, il alla vers eux.

— Qui êtes-vous ? demanda le cavalier de haute taille monté sur une jument blanche. Qui êtes-vous, pour oser barrer le passage au seigneur Siddharta, le Vainqueur des Démons ?

Le prince l’examina : musclé, bronzé, âgé de vingt-cinq ans environ, les traits fermes, le nez aquilin, le port majestueux. Il pensa brusquement que ses doutes étaient sans fondement, et qu’il s’était trahi lui-même par ses soupçons et sa méfiance. À voir le jeune homme souple assis sur sa propre jument, il semblait que Brahma eût été de bonne foi en cette affaire, et eût permis qu’on lui donnât ce corps solide, superbe, à présent possédé par le vieux khan.

— Prince Siddharta, fit un des hommes qui avait accompagné le seigneur d’Irabek, il semble qu’ils aient agi honnêtement. Je ne lui vois pas de défauts.

— Siddharta ! cria le khan, qui est l’homme que tu oses saluer du nom de ton maître ? C’est moi, Siddharta, le Vainqueur des…

À ce moment-là, il rejeta la tête en arrière, et ses mots s’étranglèrent dans sa gorge.

En pleine crise, il se raidit, perdit l’équilibre et tomba de cheval. Siddharta courut auprès de lui. Les yeux révulsés, il se tordait, de l’écume au coin des lèvres.

— Un épileptique ! dit le prince. Ils ont voulu me donner un cerveau malade !

Les autres se rassemblèrent autour de lui et l’aidèrent à prendre soin du khan jusqu’à la fin de la crise, quand il retrouva ses esprits.

— Que… que s’est-il passé ? demanda-t-il.

— Une perfidie ! Ô khan d’Irabek. Un de mes hommes va vous accompagner, vous irez voir mon médecin personnel pour qu’il vous examine. Reposez-vous, et je vous conseille de porter plainte ensuite à la salle de lecture de Brahma. Mon médecin vous soignera chez Hawkana, et vous retrouverez votre liberté. Je suis désolé de ce qui s’est passé. Cela pourra probablement s’arranger. Sinon, rappelez-vous le dernier siège de Kapil, et considérez que nous sommes quittes. Adieu, prince.

Siddharta s’inclina et ses hommes aidèrent le khan à monter sur le bai d’Hawkana, que Siddharta lui avait emprunté.

Le prince monta sur sa jument, les regarda partir, puis se tourna vers ses hommes et parla d’une voix assez haute pour être entendue de ceux qui attendaient à l’écart de la route.

— Nous allons entrer tous les neuf. Quand le cor sonnera deux fois, les autres nous suivront. S’ils résistent, faites en sorte qu’ils souhaitent avoir été plus prudents : si le cor sonne trois fois, cinquante lanciers descendront des collines. Il s’agit d’un palais où ils vivent dans le luxe, et non pas d’une forteresse. Faites prisonniers les Maîtres. Ne touchez pas à leurs machines et ne permettez à personne de les endommager. S’ils ne résistent pas, c’est parfait. Sinon, nous traverserons leur palais et la Salle du Karma comme un enfant écrase une fourmilière. Bonne chance et que les dieux vous accompagnent !

Il fit tourner son cheval et repartit sur la route, les huit lanciers chantonnant doucement derrière lui.

Le prince franchit la grande porte à double battant, ouverte et sans gardes. Il se demanda immédiatement s’il n’y avait pas quelques défenses secrètes que Strake n’avait pu voir.

À l’intérieur de l’enceinte, il y avait une cour pavée et un jardin. Des serviteurs taillaient, cultivaient, émondaient. Le prince chercha à voir s’il y avait des armes déposées quelque part, ne vit rien. Les domestiques levèrent les yeux à son arrivée, mais n’arrêtèrent pas leur tâche.

Au fond de la cour s’élevait la salle de pierre noire. Il avança dans cette direction, suivi de ses cavaliers, jusqu’à ce qu’on l’interpelle depuis l’escalier du palais des Maîtres à sa droite.

Il serra la bride, tourna la tête, vit un homme en livrée noire, avec un cercle jaune sur la poitrine, armé d’une canne d’ébène. Il était grand, lourd, et enveloppé jusqu’aux yeux dans son vêtement. Il ne répéta pas ses salutations, se contenta d’attendre.

Le prince guida sa monture jusqu’au pied du large escalier.

— Je veux parler aux Maîtres du Karma.

— Avez-vous un rendez-vous ?

— Non, mais il s’agit d’une affaire importante.

— Alors, je regrette, mais vous avez fait un voyage pour rien. Il est indispensable d’avoir un rendez-vous. Vous pouvez faire tous les arrangements nécessaires dans n’importe quel temple de Mahartha.

L’homme frappa alors la marche de sa canne et tourna le dos au prince.

— Arrachez-moi tout dans ce jardin, fit le prince à ses hommes. Coupez les arbres, entassez-les et mettez-y le feu.

L’homme en noir se retourna.

Seul le prince était resté au pied de l’escalier. Ses hommes se trouvaient déjà dans le jardin.

— Vous ne pouvez pas faire cela.

Le prince se contenta de sourire. Ses hommes mirent pied à terre, commencèrent à faucher les buissons, à piétiner les corbeilles de fleurs.

— Dites-leur d’arrêter !

— Pourquoi ? Je suis venu parler aux Maîtres du Karma, vous me dites que c’est impossible. Je vous dis, moi, que j’y arriverai. Voyons lequel de nous deux se trompe.

— Ordonnez-leur d’arrêter et je transmettrai votre message aux Maîtres.

— Halte ! cria le prince. Mais tenez-vous prêts à recommencer.

L’homme en noir monta l’escalier, disparut dans le palais. Le prince tapotait le cor pendu à son cou par une cordelette.

Au bout d’un moment des hommes armés sortirent. Le prince sonna deux fois du cor.

Les hommes portaient des armures et des bonnets de cuir, certains bouclaient encore leur ceinturon à la hâte. Leur bras droit était protégé d’une manche matelassée jusqu’au coude. Ils avaient aussi des petits boucliers de métal ovales, avec pour écu une roue jaune sur fond noir et de longs cimeterres. Ils se postèrent sur l’escalier, attendant les ordres. L’homme en noir réapparut.

— Fort bien, dit-il, si vous avez un message pour les Maîtres, dites-le à présent.

— Êtes-vous un des Maîtres ?

— Oui.

— Alors vous devez appartenir à la plus basse catégorie pour être obligé de faire le portier. Je veux parler au Maître qui commande ici.

— Vous serez puni de votre insolence en cette vie et en d’autres à venir.

À ce moment-là, trois douzaines de lanciers entrèrent par la grande porte et vinrent se placer autour du prince. Les huit hommes qui avaient commencé à saccager le jardin remontèrent à cheval et les rejoignirent, épées nues sur leurs genoux.

— Devrons-nous entrer à cheval dans votre palais, où allez-vous vous décider à faire venir les autres Maîtres avec qui je désire parler ?

Près de quatre-vingts hommes se tenaient sur l’escalier, armes à la main, en face du prince et de ses compagnons. Le Maître parut peser les forces en présence, et décida d’être prudent.

— Ne faites rien de téméraire, déclara-t-il, car mes hommes se défendraient d’une façon particulièrement barbare. Attendez mon retour, je vais chercher les autres.

Le prince bourra sa pipe et l’alluma. Ses hommes se tenaient immobiles comme des statues, lance en main. Les hommes debout sur la première marche de l’escalier avaient le visage couvert de sueur.

Pour passer le temps, le prince parla à ses lanciers.

— N’essayez pas de montrer vos talents comme vous l’avez fait pendant le dernier siège de Kapil. Visez le cœur et non la tête. Pas de mutilations des blessés et des morts, comme c’est la coutume. Nous nous trouvons dans un lieu saint qu’il ne faut point profaner.

« Par ailleurs, je me tiendrai pour personnellement offensé s’il n’y a point dix prisonniers vivants à offrir en sacrifice à Nirriti le Noir, mon saint patron ; hors de ces murs bien entendu, où la célébration de la Fête Noire ne nous sera point autant reprochée. »

Il y eut un bruit de ferraille à leur droite. Un soldat qui avait trop contemplé la longue lance de Strake, s’évanouit et tomba de la dernière marche.

— Arrêtez ! cria l’homme en noir qui se montra avec six autres également vêtus de sombre, en haut de l’escalier. Ne profanez pas le palais du Karma en versant le sang. Déjà le sang de ce guerrier tombé…

— Lui monte aux joues, dit le prince, s’il est conscient, car on ne l’a pas tué.

— Que voulez-vous ? L’homme en noir qui s’adressait au prince était de taille moyenne, mais très gros. Il se dressait comme une énorme barrique sombre, avec à la main un bâton en forme d’éclair noir.

— Je vois sept hommes, fit le prince. J’ai cru comprendre que dix Maîtres résidaient ici. Où sont les trois autres ?

— Ils sont de service dans trois salles de lecture de Mahartha. Que voulez-vous de nous ?

— C’est vous qui commandez ici ?

— Seule commande la Grande Roue de la Loi.

— Êtes-vous le doyen des représentants de la Grande Roue en ces murs ?

— Oui.

— Très bien. Alors je veux vous parler seul à seul, là-bas, fit le prince en montrant la Salle du Karma.

— Impossible.

Le prince vida sa pipe contre son talon, la nettoya avec la pointe de son poignard et la replaça dans son escarcelle. Puis il se redressa sur sa jument blanche et saisit le cor de sa main gauche. Il regarda le Maître droit dans les yeux.

— En êtes-vous bien sûr ?

La petite bouche rouge du Maître s’ouvrit comme pour parler, mais il resta muet un bon moment.

— Comme vous voulez, dit-il enfin. Faites-moi place, ajouta-t-il et traversant les rangs des guerriers, il vint s’arrêter devant la jument blanche.

Le prince guida son cheval des genoux dans la direction de la Salle.

— Gardez les rangs ! fit le Maître.

— Vous aussi, dit le prince à ses hommes.

Ils traversèrent la cour et le prince mit pied à terre devant la sombre Salle.

— Vous me devez un corps, dit-il doucement.

— Mais que voulez-vous dire ?

— Je suis le prince Siddharta de Kapil, Vainqueur des démons.

— Siddharta a déjà été servi.

— C’est ce que vous croyez. On lui a donné un corps d’épileptique sur l’ordre de Brahma. Mais l’homme que vous avez traité tout à l’heure était un imposteur, bien malgré lui. Je suis le vrai Siddharta, ô prêtre sans nom, et je suis venu réclamer mon corps, un corps intact, solide et sans maladie cachée. Et vous me servirez, bon gré mal gré.

— Croyez-vous ?

— J’en suis sûr.

— À l’attaque ! cria le Maître, et il lança son bâton noir vers la tête du prince.

Celui-ci se baissa pour éviter le coup et recula en tirant son épée. Il para deux autres coups, puis fut touché à l’épaule ; le bâton glissa mais suffit à le faire chanceler. Il tourna autour de la jument blanche, poursuivi par le Maître. Évitant les coups, gardant le cheval entre l’autre et lui, il porta le cor à ses lèvres et en sonna trois fois. Ses notes s’élevèrent au-dessus des terribles bruits des combats sur l’escalier du palais. Essoufflé, il se retourna à temps pour parer un coup qui l’eût atteint à la tempe et l’eût sûrement tué.

— Il est écrit, dit le Maître, dans un sanglot, que celui qui donne des ordres sans avoir la force de les faire exécuter, est insensé.

— Il y a dix ans encore, fit le prince, haletant, vous ne m’auriez pas touché.

Il frappa le bâton de son épée, espérant briser le bois, mais l’autre s’arrangeait toujours pour détourner les coups, si bien que malgré les entailles et quelques copeaux envolés, le bâton restait entier.

S’en servant comme d’une canne d’escrime, le Maître donna un coup terrible au prince, lequel sentit qu’il avait une côte brisée. Il tomba.

Son épée échappa à ses mains, coupa les mollets du Maître, qui tomba à genoux en hurlant.

— Nous sommes à égalité, fit le prince, toujours haletant, mon âge contre votre graisse.

Il tira son poignard, mais ne put le tenir droit. Il s’appuya sur son coude. Le Maître, les larmes aux yeux, tenta aussi de se relever, mais retomba à genoux.

On entendit alors un bruit de sabots.

— Je suis loin d’être insensé, fit le prince, et j’ai à présent le pouvoir de faire exécuter mes ordres.

— Que se passe-t-il ?

— Le reste de mes lanciers arrivent. Si j’étais entré avec toute ma troupe, vous vous seriez caché comme un gekk dans un tas de bois et il m’aurait fallu des jours pour détruire le palais et vous dénicher. Ou vous auriez eu le temps de prévenir les autorités. À présent, je vous tiens.

Le Maître leva son bâton.

Le prince montra son poignard.

— Si vous bougez je le lance. Il se peut bien que je vous touche au cœur. Auriez-vous envie de trouver la vraie mort ?

Le Maître abaissa son bâton.

— Vous connaîtrez la vraie mort quand les gardiens du Karma auront mis en pièces vos soldats.

Le prince toussa, regarda, l’air indifférent, sa salive rougie de sang.

— En attendant, parlons un peu de politique, suggéra-t-il.

Quand s’éteignit le bruit de la bataille, ce fut le grand Strake, couvert de poussière, les cheveux presque aussi rouges que le sang séchant sur son épée, qui vint saluer son prince, tandis que la jument frottait contre lui son nez.

— C’est fini, dit-il.

— Avez-vous entendu, Maître du Karma ? Vos gardiens sont taillés en pièces.

Le Maître ne répondit pas.

— Servez-moi à présent, et vous aurez la vie sauve. Refusez, et je vous tue.

— Je vous servirai.

— Strake, ordonna le prince, envoyez deux hommes en ville. L’un ramènera Narada, mon médecin, l’autre ira rue des Forgerons chercher Jannaveg le voilier. Des trois lanciers qui sont encore chez Hawkana, n’en laissez qu’un pour garder le khan d’Irabek jusqu’au coucher du soleil. Alors, qu’il l’attache et le quitte pour nous rejoindre ici.

Strake sourit et salua.

— Maintenant, allez chercher des hommes pour qu’ils me transportent dans la Salle et qu’ils surveillent ce Maître.

Le prince brûla son vieux corps avec tous les autres. Les gardiens du Karma avaient, jusqu’au dernier, péri dans la bataille. Des sept Maîtres sans nom, seul le gros et gras avait survécu. On ne pouvait transporter les banques de spermatozoïdes et d’ovules, non plus que les matrices artificielles et les bacs où l’on conservait les corps, mais les machines et les appareils de transfert furent démontés sous la direction du docteur Narada et les pièces détachées chargées sur les chevaux de ceux qui étaient tombés dans les combats. Le jeune prince monta sur sa jument blanche et regarda les flammes dévorer les cadavres. Huit bûchers flambaient sous le ciel gris où l’aube ne pointait pas encore. Celui qui avait été un voilier tourna les yeux vers le bûcher le plus proche du portail, le dernier qu’on eût allumé, dont les flammes atteignaient juste le sommet. On y avait étendu une forme volumineuse revêtue d’une robe noire, portant un cercle jaune sur la poitrine. Quand les flammes atteignirent la robe, et qu’elle commença à se consumer, le chien tapi dans le jardin dévasté leva la tête et se mit à hurler, et son hurlement ressembla à un sanglot.

— Aujourd’hui, ton compte de péchés est bien approvisionné, fit le voilier.

— Oui, mais pense à mon compte de prières ! répliqua le prince. Je peux me reposer là-dessus pour le moment. Les théologiens de l’avenir devront décider en dernier lieu, cependant, si tous ces jetons dans les machines à prier sont oui ou non agréables aux dieux. Que le Ciel se demande à présent ce qui a bien pu se passer ici aujourd’hui, où je suis, si j’existe, et qui je suis. Il est temps de partir, capitaine. Dans les montagnes pour un moment, puis nous irons chacun de notre côté, pour plus de sécurité. Je ne suis pas encore sûr de la route que je suivrai, sauf qu’elle mènera aux portes du Ciel et qu’il me faut rester armé.

— Tu es bien Celui qui lie les démons, fit l’autre en souriant.

Le chef des lanciers approcha, le prince lui fit un signe de tête, des ordres furent lancés.

La colonne des cavaliers s’ébranla, franchit le portail du palais du Karma, quitta la grand-route pour monter sur la colline au sud-est de la ville de Mahartha, et les fantassins les suivirent, étincelant comme l’aurore.

Загрузка...