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On conte que le Seigneur de Lumière descendit dans le Puits des Démons pour y conclure un marché avec le chef des Rakashas. Lequel fut de bonne foi, mais les Rakashas sont les Rakashas : des créatures maléfiques dotées de grands pouvoirs, d’une très longue vie et pouvant presque prendre toutes les formes. Les Rakashas sont quasi indestructibles. Ce qui leur manque avant tout, c’est un vrai corps. Leur plus grande vertu est leur honneur en matière de dettes de jeu. Que le Seigneur de Lumière soit allé dans le Puits d’Enfer montre bien qu’il était quelque peu bouleversé par l’état de ce monde…


Quand les dieux et les démons, tous enfants de Prajâpati, se battirent entre eux, les dieux se saisirent du principe de vie de l’Udgitha, pensant qu’avec cela ils vaincraient les démons.

Ils méditèrent sur l’Udgitha qui fonctionne par le nez, mais les démons y firent pénétrer le mal. On respire donc ce qui est plaisant et ce qui est nauséabond. Ainsi la respiration est-elle touchée par le mal.

Ils méditèrent sur l’Udgitha en tant que mots, mais les démons y firent pénétrer le mal. Quand on parle, donc, on dit la vérité et l’on ment. Ainsi les mots sont-ils touchés par le mal.

Ils méditèrent sur l’Udgitha qui fonctionne par l’œil, mais les démons y firent pénétrer le mal. On voit donc ce qui est plaisant et ce qui est laid. Ainsi l’œil est-il touché par le mal.

Ils méditèrent sur l’Udgitha en tant qu’audition, mais les démons y firent pénétrer le mal. On entend donc le bon et le mauvais. Ainsi l’oreille est-elle touchée par le mal.

Puis ils méditèrent sur l’Udgitha en tant qu’esprit, mais les démons y firent pénétrer le mal. On pense donc ce qui est décent, vrai et bien, et ce qui est indécent, faux et dépravé. Ainsi l’esprit est-il touché par le mal.

Chhandogya Upanishad (I, ii, I-6)


Le Puits d’Enfer se trouve tout en haut du monde et conduit à ses racines.

Il est probablement aussi vieux que le monde même ; ou, s’il ne l’est pas, il devrait l’être, car il le paraît.

Il y a d’abord un portail. Une énorme porte de métal poli, lourde comme le péché, érigée par les Premiers. Elle est trois fois haute comme un homme, et sa largeur est la moitié de sa hauteur. Elle est épaisse d’une coudée, et porte un anneau de cuivre gros comme une tête, une serrure compliquée et une inscription : « Partez. Ce n’est point un endroit où rester. Si vous essayez d’entrer vous échouerez et serez maudits. Si par hasard vous réussissiez, ne vous plaignez pas de ne pas avoir été prévenus, et ne nous ennuyez pas de vos prières sur votre lit de mort. » C’est signé : « Les dieux. »

La porte se trouve près du sommet d’une très haute montagne, le mont Channa, au milieu d’une région de très hautes montagnes, la chaîne des Ratnagaris. Les neiges y sont éternelles et des arcs-en-ciel éclatent sur les chandelles de glace qui pointent des calottes gelées des falaises. L’air perce comme une épée. Le ciel est pur, aussi brillant qu’un œil de chat.

Peu d’hommes ont foulé la piste qui mène au Puits d’Enfer. De ceux qui sont venus jusque-là, la plupart voulaient seulement voir si la grande porte existait. Et quand ils rentraient chez eux et racontaient qu’ils l’avaient vue, on se moquait généralement d’eux. Des éraflures révélatrices sur la plaque de la serrure témoignent que certains ont essayé d’entrer. Mais il est impossible de transporter ou de mettre en place un matériel suffisant pour enfoncer la grande porte. La piste qui mène au Puits d’Enfer a moins de trente centimètres de large dans les derniers trois cents mètres avant le sommet. Et six hommes, peut-être, pourraient se tenir serrés sur ce qui reste d’une corniche autrefois très large, devant la porte.

On dit que Pannalal le Sage, ayant affiné son esprit par la méditation et l’ascétisme, devina comment fonctionnait la serrure et entra dans le Puits d’Enfer. Il passa un jour et une nuit sous la montagne. Il fut dès lors connu sous le nom de Pannalal le Fou.

Il faut un voyage de cinq jours pour atteindre le pic de Channa où se trouve la grande porte, à partir d’un petit village sis dans le royaume septentrional de Maloua. Ce village de montagne, le plus proche du mont Channa, n’a pas de nom, car il est habité par des hommes farouches et indépendants qui n’ont aucun désir que leur bourg soit marqué sur les cartes des percepteurs du raja. De ce raja, qu’il suffise de dire que c’est un homme de taille moyenne et d’âge mur, malin, assez gros, qui n’est point pieux, et dont la notoriété et la fabuleuse richesse n’ont rien d’exceptionnel. Il est riche parce qu’il extorque de lourds impôts à ses sujets. Quand ses sujets commencent à se plaindre, et que des bruits de révolte s’entendent par le royaume, il déclare la guerre à un royaume voisin et double les impôts. Si la guerre tourne mal, il fait exécuter plusieurs généraux et oblige son ministre de la Paix à négocier un traité. Si par hasard elle tourne bien, il extorque un tribut pour venger l’insulte à l’origine de toute l’affaire. D’habitude, cependant, cela se termine par une trêve, ce qui dégoûte des combats ses sujets et les réconcilie avec les impôts élevés. Il se nomme Videgha, et il a beaucoup d’enfants. Il aime les graks, ces oiseaux à qui l’on peut apprendre à chanter des chansons paillardes, et les serpents qu’il nourrit de temps à autre avec les graks qui ne peuvent retenir un air. Il aime également lancer les dés. Il n’aime pas particulièrement les enfants.

Le Puits d’Enfer commence à la grande porte au sommet de la montagne tout au nord du royaume de Videgha, au-delà duquel il n’existe plus d’autres royaumes humains. Le Puits d’Enfer descend, tourne en vrille, jusqu’au cœur du mont Channa, traversant de vastes cavernes inexplorées ; il s’étend au loin sous la chaîne des Ratnagaris, et de longs couloirs descendent jusqu’aux racines du monde.

Le voyageur arriva devant cette porte.

Il était vêtu simplement et voyageait seul. Il semblait savoir exactement où il allait et ce qu’il faisait.

Il grimpa sur le sentier du mont Channa, montant avec précaution le long de sa face redoutable et désolée.

Il lui fallut presque toute la matinée pour atteindre sa destination, la porte.

Quand il fut enfin devant elle, il se reposa un moment, but quelques gorgées d’eau à sa gourde, s’essuya la bouche du revers de la main et sourit.

Puis il s’assit, adossé à la porte et mangea son déjeuner. Quand il eut fini, il jeta les feuilles qui l’avaient enveloppé par dessus le rebord de la corniche et les regarda tomber, portées çà et là par les courants, jusqu’à ce qu’elles eussent disparu. Alors il alluma sa pipe et fuma paisiblement.

Une fois reposé, il se leva, fit face à la porte.

Il posa la main sur la plaque de la serrure, fit lentement une série de gestes. On entendit à l’intérieur un son musical. Il leva la main, saisit l’anneau et tira de toutes ses forces. La porte bougea lentement d’abord, puis plus vite. Il fit un pas de côté. Elle s’ouvrit complètement, le battant dépassant le rebord de la corniche.

Il y avait un autre anneau semblable au premier sur le panneau intérieur de la porte. Il le saisit, s’arc-bouta, pour empêcher la porte de se replier contre la falaise, hors d’atteinte.

Une bouffée d’air chaud sortit de l’ouverture derrière lui.

Il referma la porte, s’arrêta le temps nécessaire pour allumer une des nombreuses torches qu’il avait emportées. Puis il entra dans un couloir qui s’élargit au fur et à mesure qu’il avançait.

Le sol se mit brusquement à descendre en pente raide et au bout de cent pas, le plafond était si haut qu’il en devenait invisible.

Au bout de deux cents pas, il était au bord du puits. Il se tenait au milieu d’une immense obscurité traversée par la lumière de sa torche. Les parois avaient disparu, sauf celles derrière lui et à sa droite. Le sol disparaissait à quelques pas devant lui.

Au-delà, c’était un puits apparemment sans fond. Il ne pouvait en voir l’autre bord, mais savait qu’il était circulaire, et que sa circonférence s’élargissait au fur et à mesure qu’on descendait.

Il commença à descendre en suivant le sentier qui tournait le long de la paroi, et il sentit l’air chaud qui montait des profondeurs. Ce sentier avait été fait de main d’homme. On le sentait, bien qu’il fût abrupt. Il était peu sûr, il était étroit, il y avait quelques petites crevasses à sa surface, ou des éboulis. Mais sa pente régulière épousant la paroi montrait qu’il avait été construit dans un but précis.

Il descendit avec précaution. À sa gauche, la paroi, à sa droite, le vide.

Au bout d’une éternité, il aperçut loin au-dessous de lui un minuscule point lumineux au milieu de l’obscurité.

En suivant la courbe de la paroi, il arriva bientôt à un endroit où la lumière fut moins lointaine ; il la vit au-dessous de lui, à sa droite.

Un autre détour du sentier, et elle était juste en face de lui.

Quand il passa devant la niche creusée dans la paroi où se cachait la flamme, il entendit en son esprit une voix qui criait :

— Libère-moi, maître, et je mettrai le monde à tes pieds !

Mais il pressa le pas, sans même jeter un coup d’œil à ce qui était presque un visage, dans l’ouverture.

D’autres lumières apparurent alors, flottant dans l’océan de ténèbres au-dessous de lui.

Le puits s’élargit encore. Il était plein à présent de lueurs, qui devinrent de plus en plus brillantes, semblables à des flammes ; mais ce n’étaient point des flammes. Il était plein de formes, de visages, d’images à demi oubliées. Et de chacune un cri s’éleva quand le voyageur passa : « Libère-moi, libère-moi ! »

Mais il ne s’arrêta point.

Il atteignit le fond du puits, le traversa dans toute sa largeur, marchant au milieu de pierres brisées, sautant au-dessus des fissures du sol rocheux. Il se trouva enfin devant la paroi opposée, dans laquelle dansait un grand feu orange.

Il devint rouge cerise quand il approcha, et quand il s’arrêta, il était bleu comme le cœur d’un saphir.

Il s’élevait, deux fois haut comme le voyageur, palpitait, se tordait. De lui des petites flammes se dirigeaient vers le voyageur, mais se rétractaient rapidement, comme si elles avaient touché une invisible barrière.

En descendant, il était passé devant tant de flammes qu’il n’avait pu les compter. Il savait aussi que d’autres encore étaient cachées dans les cavernes qui s’ouvraient sur le fond du puits.

Et comme il passait devant les flammes en descendant, chacune s’était adressée à lui, utilisant sa forme particulière de communication, si bien que les mots avaient résonné comme sur un tambour dans sa tête ; menaces, prières, promesses. Mais aucun message ne lui parvint du grand brasier bleu, plus grand que tous les autres. Aucune forme ne se tournait, ne se tordait, tentante, dans son centre éclatant. C’était une flamme, et elle resta flamme.

Il alluma une nouvelle torche et l’enfonça entre deux rochers.

— Alors, tu es revenu, toi que l’on hait !

Les mots le cinglèrent comme un coup de fouet. Il retrouva son équilibre, fit face à la flamme bleue.

— Tu t’appelles Taraka ?

— Celui qui m’a enchaîné ici devrait connaître mon nom. Ne pense pas, Siddharta, que je ne puisse te reconnaître parce que tu portes un autre corps. Je regarde les courants d’énergie qui sont ton être véritable et non la chair qui les dissimule.

— Je comprends.

— Es-tu venu te moquer de moi dans ma prison ?

— Me suis-je moqué de toi au temps où l’on vous a liés ?

— En vérité, non.

— J’ai fait ce qui devait être fait. Pour sauver ma propre espèce. Les hommes étaient faibles et peu nombreux. Ton espèce s’est abattue sur eux et les auraient anéantis.

— Vous avez volé notre monde, Siddharta. Vous nous avez enchaînés ici. Quel nouvel affront veux-tu nous infliger ?

— Il y a peut-être un moyen de réparer ces torts.

— Que veux-tu ?

— Des alliés.

— Tu veux que nous prenions part à un combat ?

— Oui.

— Et quand il prendra fin, chercheras-tu de nouveau à nous lier ?

— Pas si nous pouvons arriver auparavant à un accord.

— Quelles sont tes conditions ?

— Autrefois, ton peuple marchait, visible et invisible, dans les rues de la Cité Céleste.

— C’est vrai.

— Elle est mieux fortifiée, à présent.

— Comment ?

— Vichnou le Conservateur et Yama-Dharma, dieu de la Mort, ont couvert tout le Ciel, et non pas la ville seule comme aux temps anciens, d’un dôme qu’on dit impénétrable.

— Il n’y a pas de dômes impénétrables.

— Je ne répète que ce que j’ai entendu dire.

— Il y a bien des manières d’entrer dans une ville, Siddharta.

— Tu les découvriras pour moi ?

— C’est le prix de ma liberté ?

— Oui.

— Et les autres, ceux de mon espèce ?

— Pour être libérés, il leur faut tous accepter de m’aider à faire le siège de cette Cité.

— Libère-nous, et le Ciel tombera !

— Tu parles au nom des autres ?

— Je suis Taraka. Je parle au nom de tous.

— Comment puis-je être sûr, Taraka, que les termes du marché seront respectés ?

— Veux-tu ma parole ? Je jurerai avec plaisir sur tout ce que tu voudras.

— Quand on conclut un marché, il n’est pas tellement rassurant de voir le partenaire faire si facilement des serments. Et dans tout marché, ta force est aussi ta faiblesse. Tu es si fort que tu ne peux accorder à un autre le pouvoir de te maîtriser. Tu n’as pas de dieux aux noms desquels jurer. La seule chose que tu respecteras et paieras, c’est une dette de jeu. Mais dans cette affaire, il n’y a point matière à jeu.

Tu as le pouvoir de nous maîtriser.

— Individuellement, peut-être, mais pas collectivement.

— Le problème est difficile, reconnut Taraka. Je donnerais tout ce que je possède pour être libre, mais je ne possède que de l’énergie, de l’énergie pure, en son essence impossible à transmettre, ou à confier à d’autres. Une force plus grande qu’elle pourrait la soumettre, mais ce n’est pas la réponse. Je ne sais vraiment pas comment t’assurer de façon satisfaisante que nous tiendrons notre promesse. Si j’étais toi, je n’aurais pas confiance en moi, c’est certain.

— Oui, c’est un dilemme. Alors, pour commencer, je vais te libérer. Toi seul. Pour que tu ailles au Pôle en reconnaissance et que tu étudies les défenses du Ciel. En ton absence, je vais réfléchir un peu plus longtemps au problème. Fais de même, et à ton retour nous pourrons peut-être arriver à un accord équitable.

— J’accepte. Libère-moi, arrache-moi à cet horrible destin.

— Connais donc mon pouvoir, Taraka. Je lie, mais je puis aussi délier. Comme cela !

La flamme bondit hors du mur.

Elle se transforma en une boule de feu, et tournoya dans le puits comme une comète ; elle brûla comme un petit soleil, éclairant les ténèbres. Elle changea de couleur tout en bougeant, si bien que les rochers illuminés étaient à la fois horribles et beaux.

Puis elle vint flotter au-dessus de la tête de l’homme qu’on appelait Siddharta, Celui qui accomplit, et lui lança des mots vibrants.

— Tu ne peux savoir le plaisir que j’ai à sentir de nouveau mes forces libérées. J’ai envie de mettre une fois encore ton pouvoir à l’épreuve.

L’homme au-dessous de lui haussa les épaules.

La boule de flamme se condensa. En se contractant, elle devint plus brillante, et se posa lentement sur le sol.

Elle resta là, tremblotante, comme un pétale tombé de quelque fleur titanesque. Puis elle glissa lentement sur le sol du Puits d’Enfer, et rentra de nouveau dans sa niche.

— Es-tu satisfait ? demanda Siddharta.

— Oui, fut la réponse au bout d’un moment. Ton pouvoir est intact. Libère-moi.

— Ce petit jeu commence à me fatiguer, Taraka. Je ferais peut-être mieux de te laisser tel que tu es, et d’aller chercher de l’aide ailleurs.

— Non ! Je t’ai fait une promesse ! Que veux-tu de plus ?

— Qu’il n’y ait pas de lutte entre nous. Ou tu me sers à présent en cette affaire, ou te refuses. C’est tout. Choisis et reste fidèle à ton choix. Et à ta parole.

— Très bien. Libère-moi et j’irai voir le Ciel sur sa montagne de glace. Et je viendrai te dire quels en sont les points faibles.

— Alors, va !

Cette fois-ci, la flamme sortit plus lentement. Elle ondula devant Siddharta, prit plus ou moins forme humaine.

— Quel est ton pouvoir, Siddharta ? Comment arrives-tu à faire ce que tu fais ?

— Appelle cela électrodirection ; l’esprit maîtrise l’énergie. Le mot en vaut bien un autre. Mais quelque nom que tu lui donnes, ne cherche plus jamais à lutter contre lui. Je peux te tuer, grâce à ce pouvoir, bien qu’aucune arme faite de matière ne puisse te frapper. Va, à présent !

Taraka disparut, comme un tison plongé dans une rivière. Et Siddharta resta au milieu des rochers, sa torche illuminant toujours les ténèbres autour de lui.

Il se reposa et mille voix emplirent son esprit, prometteuses, tentatrices, suppliantes. Des visions de richesses et de splendeurs coulèrent devant ses yeux. De merveilleux harems paradèrent devant lui, on disposa des baquets à ses pieds. Des essences de musc et de champac, les volutes bleuâtres de l’encens brûlé pour lui, emplirent l’air, calmant son âme. Il marcha parmi les fleurs, suivi de femmes aux yeux brillants qui lui offraient des coupes de vin en souriant. Une voix argentine chanta pour lui, et des créatures non humaines dansèrent à la surface d’un grand lac.

— Libère-nous, libère-nous, chantaient-elles.

Mais il sourit, regarda, ne fit rien.

Peu à peu, les prières, les supplications et les promesses se transformèrent en un chœur de malédictions et de menaces. Des squelettes revêtus d’armures avancèrent vers lui, des petits enfants empalés sur leurs épées éblouissantes. Tout autour de lui se creusèrent des fosses, d’où bondissaient des flammes à odeur de soufre. Un serpent resta suspendu à une branche devant son visage, crachant son venin. Une pluie d’araignées et de crapauds s’abattit sur lui.

— Libère-nous, ou tes angoisses, tes souffrances et ton agonie seront éternelles ! crièrent les voix.

— Si vous continuez, déclara-t-il, Siddharta va se mettre en colère, et vous perdrez votre seule chance d’être libres.

Tout redevint calme autour de lui. L’esprit vide, il s’assoupit.

Il eut le temps de prendre deux repas dans la caverne. Puis il dormit de nouveau.

Taraka revint, sous la forme d’un grand oiseau aux serres redoutables. Et lui décrivit ce qu’il avait vu.

— Ceux de mon espèce peuvent entrer par les puits d’aération, mais pas les hommes. Il y a aussi beaucoup d’ascenseurs dans la montagne. Les plus grands peuvent contenir beaucoup d’hommes. Bien entendu, ils sont gardés. Mais si l’on tuait les gardes et si l’on débranchait le système d’alarme, on pourrait passer. De temps en temps, on ouvre aussi le dôme en divers endroits pour permettre aux machines volantes d’entrer et de sortir.

— Parfait, dit Siddharta. Mon royaume est à quelques semaines de voyage d’ici. Un régent me remplace depuis de nombreuses années, mais si je retourne là-bas, je peux lever une armée. Une nouvelle religion se répand à travers le pays. Les hommes n’ont peut-être plus le même respect des dieux qu’autrefois.

— Tu veux piller le Ciel ?

— Oui. Je veux que ses trésors soient accessibles au monde entier.

— Cela me plaît. La bataille ne sera pas facile à gagner, mais avec une armée d’hommes et une armée de ceux de mon espèce, nous devrions pouvoir vaincre. Libère mon peuple à présent, que nous puissions commencer.

— Je crois qu’il me faudra tout simplement te faire confiance, dit Siddharta. Alors, commençons.

Il traversa le fond du Puits d’Enfer, se dirigea vers le premier tunnel qui s’enfonçait profondément dans le sol.

Ce jour-là, ils libérèrent soixante-cinq Rakashas, qui remplirent les cavernes de leurs couleurs, de leurs mouvements, de leur lumière. L’air retentissait de cris de joie et des bruits de leur passage, tandis qu’ils glissaient dans le Puits d’Enfer, changeant constamment de forme, exaltants, libres.

Sans le moindre avertissement, l’un d’eux prit la forme d’un serpent volant et fonça vers Siddharta, serres déployées, prêtes à griffer.

Un instant, Siddharta concentra sur lui son attention.

L’être eut un cri étouffé, se désagrégea, retomba sur le sol en une pluie d’étincelles d’un bleu-blanc.

Elles pâlirent, et tout disparut.

Il y eut un grand silence dans la caverne, les lumières palpitèrent, baissèrent brusquement, tout autour du Puits.

Siddharta regarda alors le plus gros des points lumineux, Taraka.

— Est-ce que celui-là m’a attaqué pour mettre ma force à l’épreuve ? Pour voir si je peux aussi tuer de la manière dont je t’ai dit ?

Taraka s’approcha, vint flotter au-dessus de lui.

— Ce n’est pas sur mon ordre qu’il t’a attaqué. Je pense qu’il était à moitié fou, après son long emprisonnement.

— Bon, fit Siddharta, haussant les épaules. Pour le moment, amusez-vous comme vous voulez. J’ai besoin de me reposer.

Il sortit de la petite caverne. Revint dans le fond du puits, où il s’étendit sur une couverture, et s’endormit.

Il eut un rêve.

Il courait.

Son ombre s’étendait devant lui, grandissait au fur et à mesure qu’il marchait sur elle.

Elle grandit au point de ne plus être son ombre, mais une forme grotesque.

Il comprit alors que son ombre avait été rattrapée par celle de son poursuivant. Rattrapée, enveloppée, submergée, maîtrisée.

Il eut un moment d’affolement, sur la grande plaine sans issue à travers laquelle il fuyait.

Il sut que c’était à présent son ombre.

Le sort, la malédiction qui le poursuivaient n’étaient plus derrière lui.

Il sut qu’il avait lui-même forgé son destin malheureux.

Et sachant que tout ce qu’il avait été, tout ce qu’il avait fait, retombait sur lui, il se mit à rire, alors qu’il eut voulut hurler.

Quand il se réveilla, il marchait.

Il suivait le sentier tortueux le long des parois du Puits d’Enfer.

Il passait devant les flammes emprisonnées. Et chacune à son tour lui criait :

— Libérez-nous, maîtres !

Lentement, son esprit s’éclaircit.

Maîtres.

Au pluriel.

Maîtres, avaient-elles dit.

Il comprit alors qu’il ne marchait pas seul.

Aucune forme dansante, vacillante, ne bougeait dans l’obscurité autour de lui, ni au-dessous de lui.

Les flammes emprisonnées l’étaient toujours. Celles qu’il avait libérées étaient parties.

Il continua à monter le long des parois du Puits d’Enfer. Il n’avait pas de torche pour éclairer son chemin, et pourtant il voyait.

Il distinguait chaque détail de la piste rocailleuse, comme si un clair de lune l’eût illuminée.

Or ses yeux n’eussent pu voir en de telles circonstances.

On s’était adressé à lui au pluriel.

Et son corps bougeait, sans que sa volonté y fût pour rien.

Il s’efforça de s’arrêter, de rester immobile.

Il continua à avancer sur le sentier, et ce fut alors que ses lèvres bougèrent, formant ces mots :

— Tu es réveillé, je vois, bonjour.

Une question se forma en son esprit, à laquelle des mots sortant de sa propre bouche répondirent :

— Eh oui ! Qu’éprouve-t-on quand on est enchaîné soi-même, et dans son propre corps ?

Siddharta eut une autre pensée.

— Je ne croyais pas qu’un être de ton espèce fût capable de me maîtriser contre ma volonté – même dans mon sommeil.

— Pour te répondre honnêtement, je ne le croyais pas non plus. Mais il faut dire que j’avais à ma disposition la puissance de tous les autres êtres de mon espèce, de tous ceux qui étaient autour de moi et pouvaient ajouter leur force à la mienne. Il m’a paru qu’il valait la peine de tenter l’expérience.

— Et les autres, où sont-ils ?

— Partis. Ils sont allés errer à travers le monde jusqu’à ce que je les appelle.

— Et tous ceux qui sont encore liés ? Si tu avais attendu, j’aurais pu les libérer eux aussi.

— Pourquoi me soucierais-je des autres ? Je suis libre de nouveau, et dans un corps ! Rien d’autre n’importe.

— Ta promesse de m’aider ne signifiait donc rien ?

— Tu te trompes, répliqua le démon. Nous nous occuperons de cela dans une petite lune. L’idée me plaît. Je pense qu’une guerre avec les dieux serait une excellente chose-Mais je veux d’abord jouir un certain temps des plaisirs de la chair. Pourquoi me refuserais-tu quelques distractions après des siècles d’ennui et d’emprisonnement infligés par toi ?

— J’avoue ne pas apprécier que tu utilises ainsi ma personne.

— Quoi qu’il en soit, il te faut le supporter pour un temps. Tu pourras d’ailleurs jouir de tous mes plaisirs, alors pourquoi ne pas faire contre mauvaise fortune bon cœur ?

— Tu as vraiment l’intention de faire la guerre aux dieux ?

— Oui. Je regrette bien de ne pas y avoir pensé moi-même autrefois. Nous n’aurions peut-être jamais été enchaînés. Il n’y aurait peut-être plus d’hommes ni de dieux sur notre monde. Mais nous n’avons jamais été très portés vers l’action concertée. L’indépendance d’esprit accompagne naturellement notre indépendance physique. Chacun a livré son propre combat dans le grand conflit général avec l’humanité. Je suis un chef, il est vrai, parce que je suis plus vieux, plus fort et plus sage que les autres. Ils viennent à moi pour que je les conseille, ils me servent si je leur donne des ordres. Mais je ne leur ai jamais demandé de s’unir dans la bataille. Je le ferai, plus tard. La nouveauté de la chose fera beaucoup pour dissiper la monotonie de notre vie.

— Je te conseille de ne pas attendre, car il sera bientôt trop tard, Taraka.

— Pourquoi ?

— Quand je suis venu dans le Puits d’Enfer, la colère des dieux me poursuivait déjà. À présent, soixante-six démons sont lâchés à travers le monde. On sentira bientôt votre présence. Les dieux sauront qui en est responsable et prendront des mesures contre nous. Il n’y aura plus l’élément de surprise.

— Nous avons combattu les dieux autrefois.

— Mais les temps ont changé, Taraka. Les dieux sont plus forts à présent, beaucoup plus forts. Tu es resté longtemps enchaîné et leur puissance s’est accrue au cours des siècles. Si même tu lèves et commandes la première armée de Rakashas de toute votre histoire, et si pour les soutenir dans la bataille, je lève une puissante armée d’humains, l’issue des combats sera encore incertaine. Si nous tardons, nous perdrons tout.

— J’aimerais bien que tu ne me parles pas ainsi, Siddharta, car tu me troubles.

— C’est bien ce que je veux. Malgré toute ta puissance, si tu rencontres Celui qui est vêtu de rouge, il te tuera de son regard mortel. Il viendra dans les Ratnagaris, car il me suit. La libération des démons lui montrera que je suis ici. Il ne viendra peut-être pas seul. Et tu découvriras peut-être qu’ils sont plus forts que vous tous.

Le démon ne répondit pas. Ils arrivèrent en haut du puits. Taraka fit les deux cents pas vers la grande porte, à présent ouverte. Il avança au bord de la corniche rocheuse, regarda dans la vallée.

— Tu doutes des pouvoirs des Rakashas, Enchanteur ? Eh bien, regarde.

Il avança dans le vide.

Ils ne tombèrent point.

Ils flottèrent, comme les feuilles qu’il avait lancées dans le vide, il y avait combien de temps déjà ?

Ils se retrouvèrent sur le sentier, à mi-chemin du sommet du mont Channa.

— Je dirige ton système nerveux, fit Taraka, mais j’imprègne aussi tout ton corps, il est tout enveloppé des énergies de mon être. Alors, envoie-moi donc ton dieu vêtu de rouge, celui qui me tuerait par son regard mortel. J’aimerais bien le rencontrer.

— Tu peux peut-être marcher dans les airs, mais tu parles à la légère.

— Le prince Videgha a sa cour non loin d’ici, à Palamaidsu, dit Taraka. J’y suis allé à mon retour du Ciel. J’ai cru comprendre qu’il avait la passion du jeu. C’est donc là que nous irons.

— Et si le dieu de la Mort vient faire une partie ?

— Qu’il vienne ! Tu ne m’amuses plus, Enchanteur. Bonne nuit. Recommence donc à dormir.

L’obscurité se fit, et le silence.

Les jours qui suivirent ne furent faits que de brefs instants de conscience, de brillantes images.

Il parvenait à Siddharta des bribes de conversation, ou de chansons, des perspectives de galeries, de chambres, de jardins aux couleurs éclatantes. Une fois, il vit un cachot où des hommes souffraient sur des chevalets, et il s’entendit rire.

Entre ces instants lui venaient des rêves. Illuminés de grands feux, pleins de sang et de larmes. Dans une cathédrale sans limites, sombre, il jouait aux dés, et les dés étaient des soleils et des planètes. Des météores s’enflammaient au-dessus de sa tête, des comètes inscrivaient des arcs flamboyants sur une voûte de verre noir. Il lui venait des instants de joie traversés de peur. Il savait que presque tout cela, un autre l’éprouvait, mais cela lui appartenait aussi. La peur, en tout cas, était la sienne.

Quand Taraka buvait trop de vin, et restait affalé, haletant, sur un divan bas, dans le harem, alors il perdait un peu de son emprise sur le corps qu’il avait volé. Mais Siddharta était encore trop faible, son esprit tout endolori, son corps ivre ou las. Et il savait que le temps n’était pas encore venu de lutter contre la domination du seigneur-démon.

Il y eut des moments où il vit, non par les yeux du corps qui avait été le sien, mais comme voit un démon, dans toutes les directions à la fois. Il vit ceux parmi lesquels il se trouvait dépouillés de leur chair, de leurs os, il contempla les flammes de leur être, colorées des teintes et des ombres de leurs passions, vacillant sous le souffle de l’avarice, de la luxure, de l’envie, s’élançant poussées par la cupidité et la faim, brûlant de haine, pâlissant de peur et de douleur. Son enfer était un lieu aux multiples couleurs, quelque peu tempéré par la flamme froide et bleue de l’intelligence d’un savant, la lumière blanche d’un moine mourant, le halo rose d’une noble dame qui fuyait à sa vue, et les simples couleurs dansantes des enfants qui jouaient.

Il parcourut les vastes salles et les larges galeries du palais royal de Palamaidsu, qu’il avait gagné au jeu. Le prince Videgha était dans les fers, au fond de son proche cachot. Dans son royaume, ses sujets ne savaient pas qu’un démon était à présent assis sur le trône. Tout paraissait être comme cela avait toujours été. Siddharta se vit passant dans les rues de la ville juché sur le dos d’un éléphant. On avait ordonné à toutes les femmes de la ville de se tenir devant la porte de leur maison. Il choisissait parmi elles celles qui lui plaisaient et les faisait transporter dans son harem. Siddharta se rendit compte, bouleversé, qu’il aidait au choix, qu’il discutait avec Taraka des vertus et des charmes d’une femme, d’une jeune fille, d’une grande dame. Les désirs, la luxure du seigneur-démon l’avaient contaminé, devenaient les siens. Quand il eut compris cela, il devint de plus en plus vigilant, dormit de moins en moins. Et ce ne fut pas toujours la main du démon qui porta à ses lèvres la corne de vin, ou mania le fouet dans les cachots. Bientôt, il fut conscient de plus en plus longtemps, et comprit, avec une certaine horreur, qu’en lui comme en tout homme, se cache un démon capable de s’éveiller en face de ses pareils.

Puis, un jour, il lutta contre le pouvoir qui régnait sur son corps et dominait son esprit. Il avait retrouvé une grande partie de ses forces, coexistait avec Taraka, participait à tout ce qu’il faisait, en observateur silencieux, ou en partenaire actif.

Ils se tenaient un jour sur le balcon au-dessus du jardin, dans la belle lumière du jour. Taraka, d’un seul geste, avait flétri toutes les fleurs, à présent noires, brûlées. Des créatures semblables à des lézards étaient venues habiter les arbres et les pièces d’eau, coassant et glissant parmi les ombres. L’encens, les parfums emplissaient l’air d’odeurs lourdes et écœurantes. Des fumées noires se tordaient au sol comme des serpents.

On avait tenté trois fois de le tuer. Le capitaine des gardes du palais avait été le dernier à essayer. Mais son épée s’était transformée en reptile entre ses mains et l’avait frappé au visage, lui avait arraché les yeux, avait rempli ses veines de venin, et il était devenu noir, avait gonflé, était mort en suppliant qu’on lui donnât de l’eau.

Siddharta étudia longuement les habitudes du démon et ses façons de faire, puis il frappa.

Son pouvoir lui était revenu lentement depuis le jour où il l’avait exercé pour la dernière fois dans le Puits d’Enfer. Étrangement indépendant du cerveau de son corps, comme le lui avait un jour expliqué Yama, ce pouvoir tournait comme un lent soleil au centre de l’espace qui était lui, Siddharta.

Quand il recommença à tourner plus vite, il le lança contre la force de l’autre.

Un cri échappa à Taraka ; une onde de pure énergie frappa Siddharta comme d’un coup de lance.

Il réussit à la faire dévier, à en absorber en partie de la force. Mais tout en lui ne fut que désordre et douleur tandis que son être soutenait la violence de l’attaque.

Il ne se laissa pas arrêter par la douleur, frappa de nouveau, comme un homme armé d’une lance frappe dans le terrier sombre d’une bête terrifiante.

Il entendit encore un cri s’échapper de ses lèvres.

Puis le démon éleva des murs noirs contre son pouvoir. Mais un à un, ils tombèrent sous ses assauts. Et tandis qu’ils combattaient, Taraka parla.

— Ô homme aux multiples corps, pourquoi me refuses-tu quelques jours à passer dans celui-là ? Ce n’est pas le corps dans lequel tu es né, et toi-même ne l’empruntes que pour un temps. Pourquoi donc penses-tu que je le souille en le touchant ? Tu porteras peut-être un jour un autre corps que je n’aurai pas touché. Alors, pourquoi considères-tu ma présence comme pollution, maladie ? Est-ce parce qu’il y a en toi quelque chose qui me ressemble ? Est-ce parce que tu connais les mêmes délices que les Rakashas ? Et goûtes le plaisir d’infliger la douleur ? De faire ce que tu veux de tous et toute chose ? Est-ce à cause de cela ? Parce que toi aussi tu connais et désires ces choses, mais portes cette malédiction des hommes qu’est le sentiment de culpabilité ? S’il en est ainsi, je me moque de ta faiblesse, Enchanteur, et je l’emporterai sur toi.

— J’agis ainsi parce que je suis ce que je suis, démon, dit Siddharta, lançant contre lui son énergie. Parce que je suis un homme qui aspire parfois à d’autres choses que le ventre et le phallus. Je ne suis pas le saint que me croient les bouddhistes, et je ne suis pas un héros de légende. Je suis un homme qui connaît la peur, et quelquefois la culpabilité. Mais je suis surtout un homme qui a décidé de faire une certaine chose, et tu te mets en travers de mon chemin. Tu hériteras donc de ma malédiction. Que je perde ou que je gagne à présent, Taraka, ta destinée a déjà changé. Voilà la malédiction de Bouddha : tu ne seras plus jamais ce que tu as été.

Toute cette journée-là ils restèrent sur le balcon, leurs vêtements trempés de sueur. Ils restèrent comme une immobile statue jusqu’à ce que le soleil ait disparu à l’horizon et que le grand pont d’or traverse la sombre voûte des cieux.

Une lune bondit par-dessus le mur du jardin. Une autre la rejoignit bientôt.

— Quelle est cette malédiction du Bouddha ? demanda maintes fois Taraka, mais Siddharta ne lui répondit point.

Il avait abattu le dernier mur et ils luttaient à présent par des échanges d’énergie pure, telle une pluie de flèches flamboyantes.

D’un temple au loin leur parvint le rythme monotone d’un roulement de tambour. De temps à autre une créature croassait dans le jardin, un oiseau chantait, un essaim d’insectes s’abattait sur eux, les piquait, s’envolait en tourbillons.

Puis, comme une pluie d’étoiles, ils arrivèrent, portés par le vent nocturne… ceux qui avaient été libérés du Puits d’Enfer. Les autres démons lâchés sur le monde.

Ils arrivaient pour répondre à l’appel de Taraka, pour ajouter leur puissance à la sienne.

Il devint une trombe, un raz de marée, un orage parsemé d’éclairs.

Siddharta se sentit balayé par une avalanche titanesque écrasé, étouffé, enterré.

La dernière chose qu’il entendit fut le rire dans sa gorge.

Il ne su dire au bout de combien de temps il reprit conscience. Cela avait été lent. Et il se réveilla dans un palais où les démons étaient ses serviteurs.

Quand les derniers effets anesthésiques de la fatigue mentale cessèrent de se faire sentir, tout était étrange autour de Siddharta.

Les grotesques réjouissances continuaient. Il y avait des fêtes dans les cachots, où les démons ranimaient des cadavres pour poursuivre encore leurs victimes et les embrasser. De sombres miracles eurent lieu, un bosquet d’arbres tordus jaillit du sol de marbre de la salle du trône, un bosquet où les hommes dormaient sans jamais s’éveiller, hurlant tandis que d’anciens cauchemars cédaient la place à des nouveaux. Mais il y avait quelque chose d’étrange dans le palais.

Taraka ne s’amusait plus.

— Quelle est la malédiction de Bouddha ? demanda-t-il encore, quand il sentit la présence de Siddharta l’oppresser à nouveau.

Siddharta ne répondit pas.

— Je sens, dit le démon, que je vais bientôt te rendre ton corps. Je suis fatigué de ces jeux, du palais. Je suis las, et je pense que le jour approche où nous devrons lutter avec le Ciel. Qu’en dis-tu, toi qui lies les démons ? Je t’avais juré de tenir ma promesse.

Siddharta restait muet.

— Mes plaisirs diminuent jour après jour. En connais-tu la raison, Siddharta ? Peux-tu me dire d’où viennent ces sentiments qui m’envahissent, gâchent mes meilleurs moments, m’affaiblissent et me dépriment quand je devrais être plein de joie ? Est-ce cela la malédiction de Bouddha ?

— Oui, fit Siddharta.

— Alors, délivre-moi de cette malédiction, et je partirai avec toi immédiatement. Je te redonnerai ton manteau de chair, de tout mon cœur je désire retrouver les vents purs et froids des hauteurs. Vas-tu me libérer ?

— Il est trop tard, chef des Rakashas. C’est toi-même qui as attiré sur toi cette malédiction.

— Mais comment m’as-tu lié cette fois-ci ?

— Te rappelles-tu le jour où nous avons lutté sur le balcon, et où tu t’es moqué de moi et de mon pouvoir ? Tu m’as dit que je prenais autant de plaisir que toi aux souffrances que tu provoquais. Tu avais raison. Car tous les hommes ont en eux les ténèbres et la lumière. Un homme est fait de mille parts, et n’est pas une flamme pure et claire comme tu le fus. Son intelligence est en guerre contre ses émotions, et sa volonté contre ses désirs. Ses idéaux sont en désaccord avec son milieu, et s’il leur est fidèle, il ressent profondément la perte de l’ancien monde ; mais s’il leur est infidèle et ne travaille pas pour eux, il ressent la douleur d’avoir renoncé à un rêve neuf et noble. Quoi qu’il fasse, il gagne et il perd en même temps, c’est une arrivée et c’est un départ. Il pleure toujours ce qui a disparu, et craint une partie de ce qui est neuf. La raison s’oppose à la tradition, les émotions s’opposent aux barrières que leur imposent les autres hommes. Et de tous ces désaccords il s’ensuit toujours ce que tu as appelé la malédiction de l’homme ce dont tu t’es moqué : le sentiment de culpabilité.

« Sache donc que pendant que nous existions ensemble dans le même corps, pendant que je vivais à ta manière, et pas toujours contre mon gré, nous avons suivi une route où la circulation n’était pas toujours dans une seule direction. Alors que tu forçais ma volonté à faire ce que tu voulais ta volonté était à son tour contrariée par ma répugnance devant certains de tes actes. Tu as appris ce qu’est le sentiment de culpabilité et désormais ce sera toujours une ombre sur tes actes. C’est pour cela que ton plaisir a fui. Et que tu cherches toi-même à fuir. Mais cela ne te servira à rien. Et ce sentiment te suivra à travers le monde, il s’élèvera avec toi dans le royaume des vents purs et froids, il te poursuivra où que tu ailles. C’est cela, la malédiction du Bouddha. »

Taraka se couvrit le visage de ses mains.

— C’est donc cela que l’on appelle pleurer, dit-il au bout d’un moment. Sois maudit, Siddharta, tu m’as de nouveau enchaîné, dans une prison plus terrible encore que le Puits d’Enfer.

— Tu t’es enchaîné toi-même. C’est toi qui as rompu notre pacte, et pas moi.

— Les hommes souffrent quand ils rompent leur pacte avec les démons, mais jamais aucun Rakasha n’en a souffert avant moi.

Siddharta ne répondit pas.

Le lendemain matin, comme il s’asseyait pour déjeuner, on frappa à la porte de ses appartements.

— Qui ose venir ? cria-t-il.

La porte s’ouvrit, ses gonds arrachés au mur, et la barre qui la maintenait se cassa comme une branche sèche.

Avec la tête d’un tigre cornu, sur les épaules d’un singe, d’énormes sabots pour talons, des serres pour mains, le Rakasha tomba dans la pièce. De la fumée s’échappa de sa bouche, il devint transparent un instant, redevint pleinement visible, s’évanouit encore, réapparut. De ses serres coulait un liquide qui n’était pas du sang, une brûlure se voyait sur son torse. L’air se remplit de l’odeur de poils roussis, de chair carbonisée.

— Maître ! cria-t-il. Un étranger est arrivé, et demande audience.

— Tu tu n’as pas réussi à le convaincre que l’on ne pouvait me voir ?

— Seigneur, vingt gardes se sont précipités sur lui. Il a fait un seul geste. Il a agité la main, et il y a eu un éclair si aveuglant que les Rakashas même n’ont pu le regarder. Il n’a duré qu’un instant, et les gardes ont tous disparus comme s’ils n’avaient jamais existé. Il y avait aussi un grand trou dans le mur, derrière l’endroit où ils s’étaient tenus. Il n’y avait pas de débris, rien qu’un trou aux parois lisses.

— Alors tu l’as attaqué ?

— Beaucoup de Rakashas se sont précipités sur lui, mais il y a autour de lui quelque chose qui nous repousse. Il a fait encore un geste, et trois autres de notre espèce se sont évanouis dans la lumière qu’il lance. Comme j’étais assez loin encore, je n’ai pas subi toute la décharge, il m’a juste effleuré de son pouvoir. Il m’envoie donc te porter ce message… mais je ne peux garder ma forme plus longtemps.

Il s’effaça alors, et un globe de feu resta suspendu en l’air là où avait été la créature. Ses paroles parvinrent à l’esprit, elles ne furent plus parlées et transmises par l’air.

— Il te demande d’aller le voir sans délai. Sinon, il détruira ce palais.

— Les trois qu’il a brûlés ont-ils repris leur propre forme ?

— Non, dit le Rakasha, ils ne sont plus.

— Décris-moi cet étranger, ordonna Siddharta, se forçant à parler malgré ses craintes.

— Il est très grand, dit le démon. Il porte des culottes et des bottes noires. Au-dessus de la taille, il a un étrange vêtement. Cela ressemble à un gant blanc sans couture, sur sa main droite seulement, cela s’étend sur tout le bras, et sur les épaules, cela entoure le cou et recouvre toute sa tête d’un tissu collant, uni. Seul est visible le bas de son visage, car il porte sur les yeux de grosses lentilles noires qui s’étendent en avant de son visage. Il a à sa ceinture un court fourreau de la même étoffe blanche que son vêtement, qui ne contient pas une épée mais une baguette magique. Sous son vêtement, là où il s’étend sur ses épaules et couvre son cou, il y a une bosse, comme s’il portait une besace.

— C’est Agni, dit Siddharta. Tu viens de décrire le dieu du Feu !

— Oui, ce doit être lui, dit le Rakasha, car j’ai regardé au-delà de sa chair, pour voir les couleurs de son être véritable. Et j’ai vu quelque chose qui flamboyait comme le centre du soleil. S’il y a un dieu du Feu, c’est bien lui.

— Il nous faut fuir, dit Siddharta. Car il va y avoir un grand incendie. Nous ne pouvons lutter contre celui-là, partons immédiatement.

— Je ne crains pas les dieux, dit Taraka, et j’aimerais bien me mesurer avec lui.

— Tu ne peux l’emporter sur le dieu de la Flamme, dit Siddharta, son foudre est invincible, il lui a été donné par le dieu de Mort.

— Alors, je vais le lui arracher et le retourner contre lui.

— Personne ne peut l’utiliser sans être aveuglé et perdre une main. C’est pour cela qu’il porte cet étrange vêtement. Ne perdons plus de temps.

— Je veux me rendre compte de la chose par moi-même, insista Taraka.

— Ne laisse pas ton nouveau sentiment de culpabilité te pousser à rechercher la mort.

— La culpabilité ? fit Taraka. Ce pauvre petit sentiment qui vous ronge, selon toi ? Non, cela n’a rien à voir avec la culpabilité. Ce qui me pousse, c’est que de nouvelles puissances sont nées en ce monde où j’ai régné, jusqu’à ce que tu viennes. Les dieux n’étaient pas aussi forts autrefois et si leur pouvoir est plus grand, il me faut en faire l’expérience moi-même ! Il est dans ma nature – qui est puissance – de lutter contre tout nouveau pouvoir, de triompher, ou d’être enchaîné par lui. Je veux savoir quelle est la force d’Agni, pour le vaincre.

— Mais nous sommes deux en ce corps.

— C’est vrai, mais si ce corps est détruit, je te promets de t’emporter avec moi. J’ai déjà condensé tes flammes, comme nous le faisons pour notre propre espèce. Si ce corps meurt, tu continueras à vivre comme un Rakasha. Nous avons porté des corps nous aussi autrefois, et je n’ai pas oublié l’art de concentrer les flammes pour qu’elles puissent brûler indépendamment du corps. Je l’ai fait pour toi, tu n’as rien à craindre.

— Merci.

— À présent, allons affronter le feu d’Agni, pour l’éteindre !

Ils quittèrent les appartements royaux et descendirent l’escalier. Au-dessous d’eux, prisonnier dans son propre cachot, le prince Videgha gémissait dans son sommeil.

Ils sortirent par la porte dissimulée sous les tapisseries couvrant le mur derrière le trône. Quand ils les écartèrent, ils ne virent dans la grande salle que ceux qui dormaient dans le sombre bosquet et celui qui se tenait au centre, un bras vêtu de blanc croisé sur un bras nu, une baguette d’argent dans sa main droite recouverte d’un gant.

— Vois-tu comme il se tient droit, dit Siddharta, il a confiance en son pouvoir, avec juste raison. C’est Agni, un des Lokapalas. Il peut voir jusqu’aux plus lointains horizons. Et son pouvoir s’étend aussi loin que sa vue. On dit qu’une nuit il a atteint les lunes mêmes de sa baguette. S’il en touche seulement la base, presse un bouton dans son gant, le Feu Universel en jaillit avec un éclat aveuglant, anéantit la matière et disperse les énergies sur son chemin. Il n’est pas trop tard pour fuir.

— Agni ! s’entendit-il crier, tu as demandé audience à celui qui règne ici ?

Les lentilles noires se tournèrent vers lui. Les lèvres d’Agni se retroussèrent en un sourire méprisant.

— Je pensais bien te trouver ici, fit-il d’une voix nasillarde, aiguë. Toute cette sainteté, c’est devenu trop pour toi, il t’a fallu filer, hein ? Dois-je t’appeler Siddharta, Tathagata, Mahasamatman, ou Sam, tout simplement ?

— Pauvre idiot, celui que tu appelais l’Enchanteur, et qui porta tous ces noms que tu dis, est à présent lui-même enchanté. Tu as le privilège de t’adresser à Taraka, du peuple des Rakashas, seigneur du Puits d’Enfer.

Il y eut un déclic et les lunettes devinrent rouges.

— Oui. Je vois que tu dis vrai, fit Agni. Je peux contempler un cas de possession démoniaque. Très intéressant. On doit se sentir à l’étroit là-dedans, ajouta-t-il en haussant les épaules. Mais je peux en détruire deux tout aussi bien qu’un.

— Crois-tu ? demanda Taraka, et il leva les bras.

Au même instant, on entendit un grondement, et le bois sombre recouvrit en un instant tout le sol de la salle, engloutit celui qui se tenait là debout, et ses branches noires se tordirent comme serpents autour de lui. Le grondement continua, le sol s’enfonça de plusieurs centimètres sous leurs pieds. D’au-dessus leur parvinrent des grincements, des bruits de pierre qui éclate. Poussière et gravillons tombèrent sur eux.

Puis il y eut un aveuglant éclair, et les arbres disparurent, il ne resta plus que quelques souches noircies et des taches de suie sur le parquet.

Avec un bruit sourd, le plafond céda, s’effondra brusquement.

Comme ils sortaient par la porte derrière le trône ils virent le dieu toujours debout au milieu de la salle. Agni leva sa baguette au-dessus de sa tête, lui fit décrire un petit cercle.

Un cône de lumière en sortit, détruisant tout sur son passage.

Agni souriait toujours tandis que pleuvaient les grosses pierres dont aucune ne tombait sur lui.

Le grondement continua, des crevasses s’ouvrirent dans le sol, les murs tremblèrent.

Sam claqua la porte, eut brusquement le vertige, en voyant la fenêtre, un instant auparavant au bout du couloir, passer à toute vitesse à côté de lui. Il se rendit compte qu’il était emporté par Taraka.

Ils sortirent, s’élevèrent vers les cieux, et une sensation vivifiante, une sorte de joie s’empara de son corps parcouru de picotements, comme s’il était un liquide à travers lequel eût passé un courant électrique.

Regardant au-dessous de lui, avec la vision du démon qui voyait en toutes directions, il put contempler Palamaidsu, déjà si lointaine qu’on eût dit un tableau dans son cadre sur un mur. Sur la haute colline au centre de la ville, le palais de Videgha s’effondrait, et d’immenses rais de lumière aveuglants, comme des éclairs partant de la terre, s’élançaient des ruines vers les cieux.

— Voilà ta réponse, Taraka. Veux-tu que nous redescendions l’affronter encore ?

— Il me fallait savoir.

— Laisse-moi te donner un autre conseil. Je ne plaisantais pas en te disant qu’il pouvait voir jusqu’aux plus lointains horizons. Dès qu’il pourra se libérer et tourner son regard dans notre direction, il nous trouvera. Tu ne voles pas plus vite que la lumière, alors je te conseille de voler plus bas, et d’utiliser les accidents de terrain pour te cacher.

— Mais je t’ai rendu invisible, Sam.

— Les yeux d’Agni voient l’infrarouge et l’ultra-violet.

Ils perdirent de l’altitude rapidement. Mais devant Palamaidsu, Sam vit qu’il ne restait du palais de Videgha qu’un nuage de poussière sur une colline grise.

À la vitesse d’un tourbillon, ils allèrent vers le nord, jusqu’au moment où enfin la chaîne des Ratnagaris s’étendit sous eux. Quand ils arrivèrent au mont Channa, ils glissèrent près de son sommet, et vinrent se poser sur la corniche devant l’entrée du Puits d’Enfer.

Ils pénétrèrent dans la caverne, refermèrent la porte.

— Il nous poursuivra, fit Sam, et le Puits d’Enfer même ne lui résistera pas.

— Ils sont si sûrs de leur pouvoir qu’ils n’en envoient qu’un ! dit Taraka.

— Crois-tu qu’ils se trompent ?

— Non. Mais que fait Celui qui est vêtu de rouge et qui boit votre vie de ses yeux ? Ne crois-tu pas qu’ils auraient dû envoyer Yama plutôt qu’Agni ?

— Si, fit Sam, tandis qu’ils descendaient dans le puits. Je l’attendais. Il viendra. La dernière fois où je l’ai vu, je lui ai causé quelque peine et quelque souffrance. Je sens qu’il me poursuivra partout. Qui sait, il nous attend peut-être, pour nous bondir dessus, au fond du Puits d’Enfer.

Arrivés au bord du gouffre, ils prirent le sentier creusé dans les parois du puits.

— Il n’est pas ici, fit Taraka, ceux qui attendent enchaînés m’auraient prévenu si tout autre être qu’un Rakasha était passé par là.

— Il viendra, affirma Sam. Et quand le Rouge viendra dans le Puits d’Enfer, nul n’arrêtera sa course.

— Beaucoup le tenteront, dit Taraka. Tiens, voilà le premier.

Ils aperçurent la première flamme dans sa niche, près du sentier.

En passant, Sam la libéra, et elle bondit en l’air comme un oiseau éclatant, puis descendit en spirale vers le fond du puits.

Pas à pas, ils descendirent aussi, et de chaque niche le feu jaillit, s’élança dans l’air. Sur l’ordre de Taraka, certains s’élevèrent et disparurent en haut du puits, sortirent par la porte imposante sur laquelle étaient gravées les paroles des dieux.

Ils atteignirent le fond du puits.

— Libérons aussi ceux qui sont liés dans les cavernes, dit Taraka.

Ils allèrent donc par les couloirs jusqu’aux cavernes les plus profondes, libérant au fur et à mesure tous les démons enchaînés.

Au bout d’un temps qu’il ne put mesurer, Sam les avait tous déliés.

Le Rakasha les rassembla dans la plus grande des cavernes. Ils se tinrent là, formidables phalanges de flammes, et leurs cris se fondirent en un seul retentissant, qui roula sous la voûte, résonna en la tête de Sam, jusqu’à ce qu’il comprît, stupéfait, qu’ils chantaient.

— Oui, ils chantent, dit Taraka, et c’est la première fois depuis une éternité.

Sam écouta les vibrations en son crâne, saisissant quelque peu le sens derrière les sifflements et le flamboiement, les sentiments qui les accompagnaient se transformant en mots, en accents familiers à son propre esprit :


Nous sommes les légions du Puits d’Enfer, les damnés,

Les bannis, la flamme déchue.

Nous sommes la race vaincue par l’homme.

Aussi maudissons-nous l’homme. Oubliez son nom !


Ce monde était nôtre avant les dieux,

Aux jours avant la race humaine.

Et quand hommes et dieux auront disparu,

Ce monde sera de nouveau nôtre.


Les montagnes s’écroulent, les mers s’assèchent,

Les lunes disparaîtront du ciel.

Le Pont des Dieux s’effondrera un jour,

Et tout ce qui respire doit un jour mourir.


Mais les êtres du Puits d’Enfer l’emporteront.

Quand échoueront les dieux, quand échoueront les hommes.

Les légions des damnés ne meurent pas.

Nous attendons notre heure.


Sam frissonna tandis qu’ils chantaient, contant les gloires disparues, les hauts faits du passé évanoui, confiants en leur pouvoir, de durer, de surmonter toutes circonstances, de faire face à toute énergie en une lutte cosmique, voyant ce qu’ils désapprouvaient retourner contre soi ses forces et passer. En cet instant, il crut presque à la vérité de ce qu’ils chantaient, et qu’un jour il ne resterait plus que les Rakashas, voletant au-dessus des paysages désolés, piquetés de cratères, d’un monde mort.

Mais il se força à détourner son esprit de ces pensées, à changer d’humeur. Dans les jours qui suivirent, cependant, et tout au long de sa vie, ce sentiment lui revint, empoisonnant ses efforts, se moquant de ses joies, le forçant à se poser des questions, à connaître la culpabilité, la tristesse, et l’humilité.

Au bout d’un certain temps, un des Rakashas revint et descendit dans le puits. Il resta à flotter en l’air, et raconta ce qu’il avait vu. Tout en parlant, ses flammes s’allongèrent, dessinèrent la forme d’une croix en tau.

— C’est la forme du char, dit-il. De ce char qui est passé comme une traînée de feu à travers le ciel, puis est tombé, pour se poser dans la vallée au-delà du pic du Sud.

— Connais-tu ce vaisseau ? demanda Taraka.

— Je l’ai déjà entendu décrire, dit Sam. C’est le char de la foudre de Çiva.

— Qui étaient ses occupants ? demanda Taraka au démon.

— Il y en avait quatre, seigneur.

— Quatre !

— Oui. Celui que tu as déjà décrit, Agni, le dieu du Feu. Avec lui, il y a aussi celui qui porte des cornes de taureau sur un casque de métal poli. Son armure a l’air d’être faite de bronze ancien, mais ce n’est pas du bronze. Elle est ornée de serpents entrelacés et ne paraît pas le gêner quand il bouge. Il a un trident étincelant, et ne porte pas de bouclier pour protéger son corps.

— C’est Çiva, dit Sam.

— Avec ces deux-là, il y en a un tout vêtu de rouge, le regard sombre. Il ne parle pas, mais de temps à autre il observe une femme qui marche à sa gauche. Elle est blonde avec un teint clair, et son armure est rouge aussi. Ses yeux sont comme la mer, et elle sourit souvent. Ses lèvres, couleur du sang des hommes. Elle porte un collier de crânes autour de sa gorge. Elle a un arc et à la ceinture une courte épée. Elle tient un étrange instrument, une sorte de sceptre noir terminé par un crâne d’argent qui est aussi une roue.

— Ces deux-là sont Yama et Kâli, dit Sam. Maintenant, écoute-moi, Taraka, le plus puissant des Rakashas. Et je vais t’apprendre les forces qui se dressent contre nous. Tu connais à présent le pouvoir d’Agni. Je t’ai déjà parlé de Celui qui est vêtu de rouge. Celle qui marche à la gauche de la Mort a aussi un regard qui peut tuer toute vie. Son sceptre-roue hurle comme les trompettes qui annoncent la fin du Yuga, et tous ceux qui entendent ces hurlements sont abattus et confondus. Elle est tout aussi à craindre que son seigneur, qui est impitoyable et invincible. Mais celui qui porte le trident est le dieu de la Destruction. Il est vrai que Yama est le roi de la Mort, et Agni le seigneur des Flammes, mais le pouvoir de Çiva est le pouvoir du chaos. Il est la force qui sépare l’atome de l’atome, détruit la forme de toute chose. Toutes les énergies libérées du Puits d’Enfer ne peuvent rien contre ces quatre-là. Il nous faut donc partir immédiatement, car ils viendront nous chercher jusqu’ici.

— Ne t’ai-je pas promis de t’aider à lutter contre les dieux ? dit Taraka.

— Oui, mais j’avais pensé à les attaquer par surprise. Ceux-ci ont revêtu leur Aspect, activé leurs Attributs. S’ils l’avaient voulu, sans même toucher terre, ils eussent pu anéantir le mont Channa ; à la place de la montagne il y aurait à présent un immense cratère, au milieu de la chaîne des Ratnagaris. Il nous faut fuir, pour pouvoir les combattre une autre fois.

— Te rappelles-tu la malédiction du Bouddha ? demanda Taraka. Te rappelles-tu comment tu m’as appris la culpabilité, Siddharta ? Moi, je n’ai pas oublié, et je sens que je te dois cette victoire. Je te la dois pour tes souffrances, et pour payer ma dette, je vais te livrer ces dieux.

— Non. Si tu veux me servir, que ce soit une autre fois ! Pour l’instant, emporte-moi loin d’ici. Très loin, et très vite.

— As-tu peur de cette rencontre, Siddharta ?

— Oui. Car lutter à présent serait téméraire. As-tu oublié ton chant, toi ? « Nous attendons notre heure. » Où est la patience des Rakashas ? Vous dites que vous attendrez que les océans s’assèchent, que les montagnes s’écroulent, que les lunes disparaissent des cieux. Et vous ne pourriez attendre que je vous indique l’heure et le champ de bataille ? Je connais ces dieux bien mieux que toi, car j’ai été l’un d’eux autrefois. Ne te précipite pas dans cette aventure. Si tu veux me servir, épargne-moi cette rencontre !

— Très bien. Je t’ai écouté, Siddharta et tes paroles m’ont ému, Sam. Mais je voudrais cependant éprouver leurs forces.

Alors je vais envoyer quelques Rakashas les combattre. Toi et moi, nous allons nous enfoncer très loin, jusqu’aux racines du monde. Nous attendrons là-bas l’annonce de la victoire. Si cependant les Rakashas perdaient la bataille, je t’emporterais loin d’ici et je te rendrais ton corps. Mais je veux le porter quelques heures encore pour savourer vos passions au cours de ce combat.

— Amen, fit Sam en inclinant la tête.

Et avec cette même sensation de légèreté et de joie, il se sentit emporté, soulevé du sol, le long des immenses couloirs et des cavernes inconnues des hommes.

Comme ils glissaient sous les voûtes, dans les tunnels, les gouffres et les puits, à travers des labyrinthes, des grottes et des couloirs de pierre, Sam laissa errer son esprit le long des chemins de la mémoire, revoyant le passé jusqu’au moment présent. Il pensa aux jours de son récent ministère, quand il avait tenté de greffer les enseignements de Gautama sur la religion au nom de laquelle on régnait sur le monde. Il pensa à cet homme étrange, Sugata, dont les mains avaient dispensé la mort et les bénédictions. Au cours des années qui viendraient, leurs noms seraient confondus, et leurs actions. Il avait vécu trop longtemps pour ne pas savoir comment le temps mêlait les légendes. Il y avait eu un Bouddha véritable, il le savait à présent. L’enseignement qu’il avait dispensé, lui, si faux, si apocryphe qu’il eût été, avait attiré ce vrai croyant, cet homme qui était arrivé de manière ou d’autre à l’illumination, avait marqué l’esprit des autres hommes, les avait influencés par sa sainteté, puis était allé se livrer de bon gré aux mains de la Mort. Tathagata et Sugata seraient parties d’une même légende, il le savait, et Tathagata serait éclairé par la lumière de son disciple. Un seul Dhamma survivrait. Puis Sam revit le combat dans le palais du Karma, et les machines cachées dans un endroit secret. Et il pensa aux transferts sans nombre qu’il avait subis avant celui-là, aux batailles qu’il avait livrées, aux femmes qu’il avait aimées à travers les siècles. Il pensa à ce que pourrait être un monde, et à ce qu’était celui-ci, et pourquoi. Sa colère contre les dieux le reprit alors. Il pensa aux jours où une poignée d’entre eux avaient combattu les Rakashas et les Nâgas, les Gandharvas et le Peuple-de-la-Mer, les démons Kataputnas, et les Mères Terribles, les Dakshinis, et les Prêtas, les Skandas et les Pisakas. Ils les avaient tous vaincus, avaient arraché un monde au chaos, avaient bâti la première ville des hommes sur la planète nouvelle. Il avait vu cette ville passer par tous les états par lesquels doit passer une ville, et à présent elle était habitée par ceux qui pouvaient, en y appliquant un moment leur esprit, se transformer en dieux, revêtir un Aspect qui fortifiait leur corps, intensifiait leur volonté, étendait le pouvoir de leurs désirs jusqu’à former des Attributs qui tombaient avec la force de la magie sur ceux contre lesquels ils les dirigeaient. Il pensa à cette ville et à ces dieux, il en revit la beauté, la justice, la laideur et le mal. Il pensa à sa splendeur, à ses couleurs, au contraste qu’elle faisait avec le reste du monde, et il pleura tout en étant dévoré de colère, car il sut qu’il ne pourrait jamais être certain d’avoir tout à fait raison ou tout à fait tort de s’opposer à elle. C’était pour cela qu’il avait attendu si longtemps sans rien faire. À présent, quoi qu’il fît, le résultat final serait à la fois victoire et défaite, succès et échec. Et quel que fût ce résultat de toutes ses actions, la fin ou la persistance du rêve de la ville, le fardeau de la culpabilité serait uniquement sien.

Ils attendirent dans l’obscurité.

Longtemps, ils attendirent en silence. Le temps passa aussi lentement qu’un vieil homme grimpe sur une colline.

Ils se tenaient sur une corniche rocheuse au-dessus d’un étang noir, et attendaient.

— Ne devrions-nous pas avoir des nouvelles déjà ?

— Peut-être, ce n’est pas sûr.

— Qu’allons-nous faire ?

— Que veux-tu dire ?

— S’ils ne reviennent pas, combien de temps attendrons-nous ici ?

— Ils reviendront, en chantant.

— Je l’espère.

Mais aucun chant ne vint, rien ne bougea. Autour d’eux était cette immobilité du temps qui n’a pas d’objet à user.

— Depuis combien d’heures attendons-nous ?

— Je ne sais.

— Je sens que cela ne se passe pas bien.

— Tu as peut-être raison. Veux-tu que nous montions un peu plus haut, pour nous renseigner, ou dois-je t’emporter à présent vers la liberté ?

— Attendons encore un peu.

— Bien.

De nouveau le silence se fit. Ils allaient et venaient au cœur de ce silence.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Quoi ?

— Un bruit.

— Je n’ai rien entendu, et nous utilisons les mêmes oreilles.

— Je n’ai pas entendu avec les oreilles du corps. Voilà, cela recommence.

— Je n’entends rien, Taraka.

— Cela continue. Comme un hurlement qui n’en finit pas.

— C’est loin ?

— Oui, assez. Écoute à ma façon.

— Oui ! J’entends ! C’est le sceptre de Kâli. Alors, la bataille continue.

— Si longtemps ? Les dieux sont plus forts que je ne le supposais.

— Non, les Rakashas sont plus forts que je ne le croyais.

— Victoire ou défaite, Siddharta, les dieux sont toujours occupés. Si nous pouvons passer sans qu’ils s’en aperçoivent, nous irons jusqu’à leur vaisseau qui n’est peut-être pas gardé. Le veux-tu ?

— Voler le char de la foudre ? C’est une idée. C’est une arme puissante en même temps qu’un moyen de transport. Quelles seraient nos chances de réussir ?

— Je suis certain que les Rakashas peuvent les contenir aussi longtemps qu’il faudra. Et la montée est longue jusqu’au Puits d’Enfer. Quant à nous, nous n’avons pas besoin d’utiliser le sentier. Je suis fatigué, mais je peux encore nous transporter à travers les airs.

— Montons un peu, pour essayer de savoir où en est l’affaire.

Ils quittèrent la corniche près de l’étang sombre et le temps reprit son sens quand ils s’élevèrent.

Comme ils avançaient, un globe de lumière vint à leur rencontre. Il se posa sur le sol de la caverne, et se transforma en un arbre de feu vert.

— Où en est la bataille ? demanda Taraka.

— Nous les empêchons d’avancer, mais nous ne pouvons approcher d’eux.

— Pourquoi ?

— Il y a autour d’eux quelque chose qui nous repousse.

— Alors, comment combattez-vous ?

— Une pluie de pierres s’abat sur eux. Nous lançons du feu, de l’eau et de grands vents tourbillonnants.

— Et que font-ils ?

— Le trident de Çiva lui ouvre un chemin à travers toute chose. Mais il a beau détruire, nous envoyons toujours de nouvelles armes contre lui. Il se tient debout, comme une statue et anéantit les orages que nous créons sans fin. De temps à autre, il s’avance, pour tuer, tandis que le dieu du Feu repousse l’attaque. Le sceptre de la déesse ralentit ceux qui le regardent, alors ils doivent affronter le trident, la main, ou les yeux de la Mort.

— Et vous n’avez pas réussi à les blesser ?

— Non.

— Où se tiennent-ils ?

— Dans le puits. Ils sont encore près de l’ouverture, ils descendent lentement.

— Combien d’êtres avons-nous perdus ?

— Dix-huit.

— Alors ce fut une erreur de mettre fin à notre longue attente pour livrer cette bataille. Les pertes sont trop lourdes, et nous n’y gagnons rien. Sam, veux-tu essayer de t’emparer du char ?

— L’aventure vaut la peine d’être tentée, malgré les risques. Essayons.

— Va, dit-il au Rakasha qui ondulait, se divisait en branches de feu devant lui. Va, et nous te suivrons plus lentement. Nous allons monter sur la paroi opposée à celle sur laquelle ils se tiennent. Quand nous commencerons notre ascension, redoublez d’effort dans l’attaque. Occupez-les jusqu’à ce que nous ayons réussi à passer. Retenez-les pour nous donner le temps de voler leur char dans la vallée. Quand ce sera fait, je reviendrai vers vous sous ma forme véritable et nous mettrons fin au combat.

— J’obéis, répondit l’autre, et il tomba sur le sol pour devenir un serpent de lumière verte, qui glissa devant eux, puis disparut.

Ils se mirent à courir, ralentissant de temps à autre, afin que le démon pût conserver assez de forces pour la dernière poussée nécessaire, avant de s’arracher à la pesanteur.

Ils avaient parcouru une grande distance sous la chaîne des Ratnagaris, et le chemin du retour leur parut interminable.

Ils arrivèrent enfin au fond du puits ; il était suffisamment éclairé pour que Sam pût voir autour de lui avec les yeux de son corps. Le bruit était assourdissant. Si Taraka et lui avaient eu à compter sur la parole, il n’y aurait pas eu de communication entre eux.

Le feu s’épanouit sur la paroi du puits comme une orchidée fantastique sur un buisson couleur d’ébène. Quand Agni agitait sa baguette, il se tordait, changeait de forme. Les Rakashas dansaient en l’air comme de brillants insectes. Le tumulte était fait du tourbillon des vents, de la chute des pierres, et par-dessus tout, des hululements de la roue d’argent de Kâli qu’elle agitait comme un éventail devant son visage. Bruit encore plus terrible quand il s’élevait au point d’être inaudible, sans cesser d’être. Des rochers se lézardaient, s’effondraient, se liquéfiaient, étaient dissous en l’air, et des fragments chauffés à blanc bondissaient comme les étincelles jaillissant d’une forge, rebondissaient, roulaient, lueurs rouges dans les ombres du Puits d’Enfer. Les parois du puits étaient trouées, creusées de sillons, burinées partout où la flamme et le chaos les avaient touchées.

— Partons à présent, dit Taraka.

Ils s’élevèrent dans les airs, suivirent les parois du puits. L’attaque des Rakashas redoubla d’intensité, une contre-attaque furieuse y répondit. Sam se couvrit les oreilles de ses mains, mais cela n’enleva rien à la douleur infligée par ces aiguilles brûlantes derrière ses yeux, qui le blessaient chaque fois que le crâne d’argent tournait dans sa direction. Près de lui, à sa gauche, tout un pan de mur rocheux disparut brusquement.

— Ils ne nous ont pas repérés, fit Taraka.

— Pas encore. Mais ce maudit dieu du Feu peut voir à travers une mer d’encre et y déceler un grain de sable s’il bouge. S’il se tourne dans notre direction, j’espère que tu pourras esquiver.

— Que penses-tu de cela ? fit Taraka, comme ils se trouvaient subitement douze mètres plus haut, à gauche de l’endroit où se déroulait la bataille.

Ils montèrent ensuite très vite et derrière eux une partie de la paroi rocheuse fondit littéralement. Cela cessa un instant quand les démons se mirent tous à chanter plaintivement, et arrachèrent d’énormes morceaux de roc déjà à demi détachés des parois pour les lancer sur les dieux, avec accompagnement d’ouragans et de rideaux de feu.

Ils atteignirent le haut du puits, et se hâtèrent de se mettre hors de portée des armes.

— Il nous faut faire un détour à présent pour retrouver le couloir qui mène à la porte.

Un Rakasha s’éleva du puits et vint rapidement vers eux.

— Ils reculent ! cria-t-il. La déesse est tombée, le Rouge la porte, ils s’enfuient !

— Ils ne reculent pas, dit Taraka, ils veulent venir nous barrer la route. Empêchez-les d’avancer, détruisez le sentier !

Le Rakasha descendit au fond du puits comme un météore.

— Sam, je suis de plus en plus fatigué, je ne sais si je pourrai nous transporter de la corniche jusqu’au sol.

— Peux-tu nous soutenir un moment ?

— Oui.

— Pendant les trois cents premiers mètres, là où le sentier est si étroit ?

— Je crois.

— Bien.

Ils se mirent à courir.

Et tandis qu’ils fuyaient le long du bord du Puits d’Enfer, un autre Rakasha s’éleva et vint glisser à côté d’eux.

— Nous avons détruit deux fois le sentier, cria-t-il. Et chaque fois le seigneur des Flammes en a découpé un nouveau dans le roc avec son feu.

— Alors on ne peut plus rien faire. Reste avec nous. Nous aurons besoin de toi pour autre chose.

Il glissa en avant d’eux, comme une lame rouge, éclairant leur chemin.

Ils firent le tour du puits et coururent vers le tunnel. Quand ils arrivèrent au bout, ils ouvrirent grand la porte et avancèrent sur la corniche. Le Rakasha qui les avait précédés referma la porte.

— Ils nous poursuivent ! dit-il.

Sam s’élança au-dessus de la corniche. Quand il commença à tomber, la porte étincela un instant, puis se mit à fondre au-dessus de lui.

Aidés par un deuxième Rakasha, ils arrivèrent à descendre jusqu’au pied du mont Channa, prirent là un sentier qui contournait la montagne. Laquelle les protégeait à présent des dieux. Mais derrière eux un rocher reçut des jets de flammes.

Le deuxième Rakasha s’éleva brusquement dans les airs, tournoya et disparut.

Ils coururent sur la piste, se dirigeant vers la vallée où se trouvait le char. Quand ils l’atteignirent, le deuxième Rakasha revint.

— Kâli, Yama et Agni descendent, dit-il. Çiva est resté derrière, pour tenir le couloir. Agni vient en tête, le Rouge aide la déesse, qui boite.

Ils virent dans la vallée au-dessous d’eux le char de la foudre. Fuselé, uni, couleur de bronze, bien qu’il ne fût point de bronze, il était posé sur une grande plaine verdoyante. Il ressemblait à une tour de prière écroulée, ou à une clé gigantesque, ou à quelque partie d’un céleste instrument de musique qui eût glissé d’une constellation pour tomber sur le sol. Il semblait incomplet, on ne savait pourquoi, bien qu’on ne pût trouver le moindre défaut dans ses lignes. Il avait cette beauté particulière aux armes les plus parfaites, les plus complexes, et qui demandait qu’il fonctionnât pour être complète.

Sam s’en approcha, trouva le panneau d’entrée, pénétra dans l’appareil.

— Tu sais faire marcher ce char, Sam ? demanda Taraka. Tu peux le faire traverser le ciel, en crachant la destruction sur le pays ?

— Je suis sûr que Yama a un tableau de bord et des commandes aussi simples que possible. Il recherche la simplification et la facilité de manœuvre chaque fois qu’il le peut. J’ai déjà piloté les jets du Ciel, et j’espère que celui-là est construit selon le même principe.

Il baissa la tête, entra dans la carlingue, alla s’asseoir dans le siège du pilote et regarda le tableau de bord.

— Sacré nom de nom ! fit-il alors, en avançant la main, pour la reculer immédiatement.

L’autre Rakasha apparut tout à coup, passant à travers la coque de métal pour planer au-dessus de la console.

— Les dieux sont rapides, dit-il, surtout Agni. Ils arrivent.

Sam manœuvra des manettes, appuya sur des boutons, le panneau de bord s’éclaira, se mit à ronronner.

— Est-il encore loin ? demanda Taraka.

— À mi-chemin du sentier qui descend de la montagne. Il l’a élargi avec ses flammes. Il court à présent comme sur une grand-route. Il brûle tous les obstacles, la voie est dégagée.

Sam tira sur un levier, régla un cadran, lisant au fur et à mesure les indicateurs. L’appareil commença à frémir.

— Es-tu prêt ? demanda Taraka.

— Je ne peux décoller à froid, il faut qu’il se réchauffe. Et ce tableau de bord est plus compliqué que je ne le pensais.

— Ils nous suivent de près.

Le bruit de plusieurs explosions lointaines leur parvint, noyant le grondement de plus en plus fort du char.

— Je vais les empêcher d’avancer, dit le Rakasha, et il disparut comme il était venu.

Sam tira encore sur le levier, quelque part quelque chose crachota, puis se tut. Et l’appareil redevint silencieux.

Il remit le levier à sa position première, puis tourna la manette, poussa le bouton.

Le char frémit de nouveau. On entendit un ronronnement.

Au bout d’un instant il répéta la manœuvre, le ronronnement devint un sourd grondement.

— Disparu, mort, dit Taraka.

— Quoi ? Qui ?

— Celui qui a essayé d’arrêter le seigneur des Flammes. Il a échoué.

On entendit d’autres explosions.

— Ils détruisent le Puits d’Enfer, dit Taraka.

Le front couvert de sueur, Sam attendait, la main sur le levier.

— Il arrive ! Agni !

Sam regarda par le long hublot étroit.

Le maître des Flammes apparut dans la vallée.

— Adieu, Siddharta.

— Pas encore, dit Sam.

Agni regarda le char, leva sa baguette magique.

Rien ne se produisit.

Immobile, il dirigeait toujours sa baguette vers l’appareil ; puis il l’abaissa, la secoua.

Il la leva de nouveau.

Aucune flamme n’en sortit.

Il passa la main gauche derrière son cou, régla quelque chose dans la sorte de sac qu’il avait sur le dos. Au même instant, la lumière jaillit de sa baguette, et brûla un énorme trou dans le sol à côté de lui.

Il dirigea de nouveau sa baguette vers l’appareil.

Rien.

Alors il se mit à courir vers le char.

— Électrodirection ? demanda Taraka.

— Oui.

Sam tira sur le levier, régla encore le cadran. Le grondement s’enfla autour de lui.

Il appuya sur un autre bouton, et l’on entendit alors un grésillement à l’arrière du vaisseau. Sam tournait une dernière manette quand Agni arriva près du panneau.

Il y eut un éclair, un bruit métallique.

Sam se leva de son siège, sortit de la cabine de pilotage, s’avança dans le couloir.

Agni était entré. Il pointa sur lui sa baguette.

— Ne bouge pas ! Sam ou démon ! cria-t-il. Et on l’entendit malgré les grondements des moteurs. Tandis qu’il parlait, les lentilles de ses lourdes lunettes devinrent rouges. Il sourit. Démon, reprit-il, ne bouge pas, sinon toi et ton hôte, vous brûlerez ensemble.

Sam se jeta sur lui.

Agni tomba sans résistance quand il le frappa, car il n’avait pas cru que l’autre pût l’atteindre.

— Un court-circuit, hein ? fit Sam en le frappant à la gorge Ou les taches du soleil ? dit-il encore en le frappant à la tempe.

Agni se coucha sur le côté et Sam lui porta un dernier coup au-dessus de l’omoplate.

Du pied il envoya la baguette à l’autre bout du couloir, mais quand il arriva près du panneau pour le fermer, il sut qu’il était trop tard.

— Pars, à présent, Taraka, dit-il. Je dois lutter seul. Tu ne peux plus rien.

— Je t’ai promis de t’aider.

— Tu ne peux plus m’aider maintenant. Pars pendant que c’est encore possible.

— Si telle est ta volonté. Mais j’ai une dernière chose à te dire.

— Garde cela pour notre prochaine rencontre.

— Enchanteur, à cause de ce que tu m’as appris, je suis désolé, je voudrais…

Il y eut en son corps une terrible sensation, tout se tordait, s’arrachait de lui : le regard meurtrier de Yama tombait sur lui, frappait au fond de son être.

Kâli le regardait elle aussi, tout en levant son sceptre qui commença son hurlement.

Ce fut comme si une ombre s’éloignait de Sam, le libérant, tandis qu’une autre fondait sur lui.

— Au revoir, Enchanteur, furent les mots en son esprit.

Puis le crâne de Kâli hurla plus fort.

Il se sentit tomber.

Tout palpitait, tout n’était que battements, élancements. Une douleur lancinante dans sa tête, en lui, tout autour de lui.

Il fut éveillé par ces élancements, se sentit meurtri, douloureux, couvert de bandages.

Il y avait des chaînes à ses poignets, à ses chevilles.

Il était demi-assis, demi-étendu sur le sol d’une petite cabine. Le Rouge était assis près de la porte et fumait tranquillement.

Yama fit à Sam un signe de tête, sans parler.

— Pourquoi suis-je encore vivant ?

— Tu vis pour aller à un rendez-vous pris il y a longtemps à Mahartha. Brahma est particulièrement impatient de te revoir.

— Pas moi.

— Nous nous en sommes aperçus au cours de ces dernières années.

— Je vois que tu as réussi à te sortir de la boue.

— Tu es désagréable et méchant, fit Yama avec un sourire.

— Je sais. Je m’y entraîne.

— Si j’ai bien compris, l’affaire qui t’avait fait quitter ton bosquet n’a pas réussi.

— Non, malheureusement.

— Tu peux peut-être te dédommager de tes pertes. Nous sommes à mi-chemin du ciel.

— Tu crois que j’ai une chance ?

— C’est bien possible. Les temps ont changé. Brahma pourrait bien être un dieu clément cette semaine.

— Mon médecin m’a dit de me spécialiser dans les causes perdues. C’est bon pour ma santé.

Yama haussa les épaules.

— Et le démon ? Celui qui était avec moi ?

— Je l’ai touché. Assez fort. Je ne sais si je l’ai achevé ou si je l’ai seulement chassé. Mais ne t’inquiète plus de lui. Je t’ai arrosé d’anti-démon. Si la créature vit encore, il lui faudra longtemps avant de s’en remettre. Si elle s’en guérit jamais. Comment est-ce arrivé ? Je croyais que tu étais le seul homme à l’abri de la possession démoniaque.

— Je le croyais aussi. Qu’est-ce que l’anti-démon ?

— J’ai trouvé un produit chimique, inoffensif pour nous, qu’aucun des êtres d’énergie ne peut supporter.

— Commode. Et utile. Aurions-nous pu l’utiliser à l’époque où je les ai enchaînés ?

— Oui. Nous en avions sur nous dans le Puits d’Enfer.

— Ça a été une fameuse bataille, d’après ce que j’en ai vu.

— Certes. Et, dis-moi, comment se sent-on quand on est possédé du démon ? Qu’est-ce que cela fait que d’avoir en soi une autre volonté plus forte que la sienne ?

— C’est étrange, effrayant, et c’est en même temps un enseignement. On apprend bien des choses.

— Comment ?

— Ce monde était le leur. Nous le leur avons volé. Pourquoi seraient-ils ce que nous croyons qu’ils sont et que nous haïssons ? Pour eux, nous sommes les démons.

— Oui, mais que ressent-on ?

— Quand la volonté d’un autre l’emporte sur la sienne ? Tu devrais le savoir.

Yama cessa de sourire.

— Tu voudrais que je te frappe, Bouddha, n’est-ce pas ? fit-il au bout d’un moment, souriant de nouveau. Ainsi, tu te sentirais supérieur à moi. Malheureusement, je suis un sadique et je ne le ferai pas.

— Touché, Mort, fit Sam en riant.

Ils restèrent silencieux un moment.

— Peux-tu m’offrir une cigarette ?

Yama lui en tendit une allumée.

— Comment est notre Base n°1 ces temps-ci ?

— Tu auras bien du mal à reconnaître l’endroit, dit Yama. Si tous ceux qui y vivent mouraient à l’instant, elle serait encore parfaite dans dix mille ans d’ici. Les fleurs s’épanouiraient toujours, la musique ne cesserait d’être jouée, et les fontaines onduleraient avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Des repas chauds seraient servis dans les pavillons des jardins. La Cité elle-même est immortelle.

— Cela convient parfaitement, j’imagine, à ceux qui se font appeler des dieux.

— Se font appeler ? Tu te trompes, dit Yama. La divinité est beaucoup plus qu’un nom. C’est un état, une condition de l’être. On n’y arrive pas du seul fait qu’on est immortel, car le plus humble des travailleurs des champs peut arriver à une existence continue. Tient-elle au fait qu’on prend un Aspect ? Non, car n’importe quel hypnotiseur compétent peut jouer avec l’image qu’on a de soi et celle qu’on offre aux autres. Tient-elle au fait qu’on peut activer un Attribut ? Évidemment non, car je peux inventer et construire des machines plus puissantes et beaucoup plus précises que n’importe quelle faculté cultivée par l’homme. Être dieu est une qualité : celle de pouvoir être soi-même à un point tel que nos passions correspondent avec les forces de l’univers, si bien que ceux qui nous regardent le comprennent sans même qu’on leur dise notre nom. Un poète antique a dit que l’univers est plein d’échos et de correspondances. Un autre a écrit un long poème sur un enfer, où chaque homme subissait une torture de même nature que les forces qui avaient gouverné son existence. Être dieu signifie reconnaître en soi ce qui est important et le faire concorder avec tout ce qui existe. Alors, au-delà de toute morale, de toute logique, de toute esthétique, on est le vent, le feu, la mer, la montagne, la pluie, le soleil ou les étoiles, le vol d’une flèche, la fin d’un jour, l’enlacement amoureux. On règne par les passions qui gouvernent les hommes. Et ceux qui contemplent les dieux disent alors, sans même savoir leurs noms : « Il est le Feu, Elle est la Danse, Il est la Destruction, Elle est l’Amour. » Donc, pour répondre à ton affirmation, ils ne se font pas appeler des dieux, mais sont divinisés par tous ceux qui les contemplent.

— Vous jouez donc encore ce petit air fasciste ?

— Tu as choisi le mauvais adjectif.

— Tu as épuisé tous les autres.

— Il semble que nous ne nous entendrons jamais.

— Si quelqu’un te demande pourquoi tu opprimes ce monde, et si tu lui réponds par un tas de fichaises poétiques, comment s’entendre ?

— Alors, trouvons un autre sujet de conversation.

— En te regardant, pourtant, je me dis, il est bien la Mort.

Yama ne répondit pas.

— Quelle bizarre passion te gouverne. J’ai entendu dire que tu étais vieux avant d’avoir été jeune.

— Tu sais que c’est vrai.

— Tu étais un véritable prodige quant à la mécanique, un maître en l’art de fabriquer des armes. Tu as perdu ton enfance et ton adolescence dans les flammes, tu es devenu vieux le même jour. Est-ce à ce moment-là que la mort est devenue ta passion dominante ? Ou était-ce plus tôt, ou plus tard ?

— Peu importe.

— Sers-tu les dieux parce que tu crois en ce que tu m’as dit, ou parce que tu hais l’humanité ?

— Je ne t’ai pas menti.

— Alors toi, la Mort, tu es un idéaliste ? C’est amusant.

— Non.

— Serait-il possible, Yama, qu’aucune de ces deux explications ne soit la bonne. Et que ta passion véritable – celle qui te domine, soit…

— Tu as déjà prononcé son nom, dans ce discours où tu la comparais à une maladie. Tu te trompais alors, et tu te trompes encore aujourd’hui. Je n’ai pas envie d’entendre un nouveau sermon, et comme je ne risque pas de périr dans les sables mouvants en ce moment, je ne t’écouterai pas.

— Calme-toi, fit Sam. Mais dis-moi au moins une chose : la passion dominante de chaque dieu change-t-elle jamais ?

— La déesse de la Danse, fit Yama avec un sourire, fut autrefois le dieu de la Guerre. Il semble donc que tout puisse changer.

— Je ne changerai que mort de la vraie mort. Mais jusque-là, je haïrai le Ciel. Si Brahma me fait brûler, je cracherai dans les flammes. S’il me fait étrangler, j’essaierai de mordre la main du bourreau. S’il me fait couper la gorge, que mon sang fasse se rouiller la lame. Est-ce là une passion dominante ?

— Tu ferais un excellent dieu, oui, tu es de l’étoffe dont on fait les divinités.

— Grand dieu !

— Mais avant qu’arrive ce qui doit arriver, on m’a assuré qu’il te serait permis d’assister au mariage.

— Quel mariage ? Le tien ? Avec Kâli ? Bientôt ?

— Quand la plus petite des trois lunes sera pleine. Ainsi, quoi que décide Brahma, je pourrai au moins te payer un verre avant qu’on ne règle ton sort.

— Je t’en remercie, dieu de Mort. Mais j’avais toujours cru comprendre que les mariages ne se font point au Ciel.

— Tradition qui va être violée, répliqua Yama. Aucune tradition n’est sacrée.

— Alors, bonne chance.

Yama hocha la tête, bâilla, alluma une autre cigarette.

— Pendant que j’y pense, fit Sam, quelle est la dernière mode en matière d’exécution céleste ?

— Les exécutions ne se font pas au Ciel, répondit Yama, ouvrant une armoire pour y prendre un jeu d’échecs.

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